jeudi 19 septembre 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...86

Lascetra était venu malgré les risques. Il se devait d’être à la Grande Fête et ne l’avait jamais manqué depuis son enfance. Il avait pris ses précautions et s’était dissimulé du mieux qu’il pouvait. La foule était nombreuse, peut-être plus que d’autres années. Il y avait beaucoup de soldats aussi, mais pas de buveurs de sang. Il en fut heureux. La chasse aux grands savoirs n’avait pas atteint la vallée. Avec la barbe qu’il avait laissé pousser et les vieux vêtements qu’il portait, on le prit pour un paysan quelconque. Toujours prudent, il ne se mêla pas aux grands savoirs locaux et ne se fit pas reconnaître d’eux. S’il logea chez Gabdam l’aubergiste, il évita l’estrade où traditionnellement se réunissaient ceux qui savaient. Il resta dans la masse des gens, sa chope à la main, attendant le lever du soleil. Youlba, cette année, semblait avoir oublié de se signaler. Le temps était calme et la température douce pour la saison. Il attendit, buvant de la mauvaise bière, et écoutant les hommes autour de lui raconter leurs histoires. Quand l’aube pâlit, il se tourna vers l'endroit que bientôt le soleil toucherait. Il vit le haut du rocher du Roi s’illuminer dans les premiers rayons du soleil. il allait lever son verre quand un détail le troubla. Le rocher n’était pas gris soutenu comme il aurait dû être. Des éclats y brillaient. Bientôt, une silhouette blanche se dessina, encadrée de deux formes qu’il reconnut immédiatement.
    - Un roi, murmura-t-il dans le silence qui régnait. Un roi est assis sur le rocher du roi.
Son voisin immédiat se tourna vers lui :
   - Que dis-tu, vieil homme ?
Lascetra répondit au comble de l’exaltation :
   - Le roi ! Le roi est revenu !
Immédiatement l’homme regarda le rocher et se mit à hurler ce qu’il venait d’entendre. De proche en proche la clameur se répandit et enfla jusqu’à devenir un cri général :
   - Le roi ! Le roi est revenu !
Quand le baron Virme entendit le cri de la foule, il blémit. Il regarda lui aussi le rocher et appela son second. Les ordres furent clairs : capturer mort ou vif celui qui se faisait passer pour le roi. Les soldats partirent immédiatement pendant que d’autres allaient se placer en des points stratégiques. Le peuple, tout à sa joie, les laissa faire. De son côté, Vreme, le seigneur dont Virme était le vassal, avait donné les même ordres.
Dans le temple, le cri de la foule passa les hauts murs. La grande prêtresse sortit assez rapidement pour voir de ses yeux ce qu’éclairait le soleil.
   - Par la Dame Blanche, murmura-t-elle.
Elle se retourna et demanda à sa servante de convoquer ses secondes. Elle écouta un moment la clameur du peuple. Quand un nuage vint obscurcir le soleil,  elle rentra.  Elle se dirigea vers la salle de réception.  Mère Keylake accourait.
   - C'est une catastrophe… Qu'est-ce qui va se passer ?
   - Les seigneurs vont massacrer tout le monde, dit mère Algrave.
   - Allons mes sœurs, réfléchissez avant de parler. Qu’avez-vous vu ?
   - Une silhouette blanche sur le rocher du roi Riou avec une couronne…
   - Oui, mais il y avait aussi ces deux formes blanches aussi de part et d’autre, coupa la mère Algrave. Je n’ai pas réussi à les identifier.
Mère Keylake reprit la parole :
   - Je n’ai pas fait attention. C’est surtout les lueurs de la couronne qui m’ont étonnée. La prophétie n’en parlait pas.
   - La prophétie disait que Rma tisserait l’ancien fil de majesté, pour que renaisse le royaume de Landlau marqué de la blanche fourrure du léopard.
   - On est peut-être face à une imposture, déclara Keylake.
   - Peut-être mais le peuple se réjouit et les seigneurs vont réagir. Je suis sûre qu’ils ont déjà envoyé des hommes pour attraper celui qui a osé s'asseoir sur le rocher. Il y a un précédent…
   - Au temps du vice-roi Devon ?
   - Oui, répondit la grande prêtresse. Quand au temps du vice-roi Devon, quand Vrivols s’est assis sur le siège, en se proclamant le vrai descendant du roi Riou.
   - Ce bandit ?
   - Oui, c’était un bandit qui a cru qu’il avait un destin de roi. Il a eu foi dans les prophéties d’un diseur de bonne aventure.
Mère Algrave intervint.
   - Vrivols était de ma province… Nos légendes ont gardé de lui une autre image. Il s’est enfui dans la montagne parce qu’il avait molesté un seigneur qui s’en prenait à une pauvre femme. Il a survécu à l’hiver. Quand le printemps est arrivé, il a découvert que sa tête était toujours mise à prix… Et pire, il a découvert que les gens de son village étaient prêts à le vendre pour toucher la prime.
Mère Algrave marqua une pause. La grande prêtresse lui fit signe de continuer.
   - Il a fui et, dans sa fuite, a rencontré d’autres relégués. Ils se sont mis ensemble pour faire payer aux seigneurs tout le mal qu’ils vivaient. C’est comme cela qu’est née “l’armée”. Leurs premières victoires leur apportèrent le soutien des gens du peuple et de nouvelles recrues. Les barons locaux ont fui avec leurs familles. Quand la prophétesse du temple lui a dit que celui qui pourrait s’asseoir sur le rocher du roi Riou serait roi, Vrivols s’est senti un destin royal.
   - Il aurait mieux fait de ne rien faire, interrompit Keylake.
   - Oui, mais il l’a fait et toutes les forces des seigneurs se sont concentrées sur lui et les siens, reprit la grande prêtresse. Celui qui s’est assis aujourd’hui sur le siège du roi Riou nous fait courir le même risque. Les buveurs de sang n’attendent que cela pour intervenir et massacrer tout le monde. Ces dernières années, nous avions obtenu un peu de liberté et un peu de justice. Tout peut être perdu si la mauvaise personne fait ce qui ne doit pas être fait. Il nous faut trouver celui qui porte le savoir ultime. Il doit être ici. On ne peut pas laisser n’importe qui mettre le royaume en péril.
   - Il n’y a pas de danger…
Les trois femmes se retournèrent pour regarder qui venait de parler. La grande prêtresse fit face au jeune homme qui avançait :
   - Qui êtes-vous ?
   - Koubaye !
Avant que la grande prêtresse puisse ajouter quelque chose, un léopard des neiges fit son entrée, provoquant un mouvement de recul des trois femmes.
   - Vous ne risquez rien, grande prêtresse, ils sont avec moi, dit Riak qui entra, suivie de la femelle qui ronronnait en se frottant à ses jambes.
   - Toi ! Ici ! Mais comment …. ?
Riak ne répondit pas. Mère Keylake ne lui en laissa pas le temps :
   - Ce n’est pas possible ! Une effrontée comme toi avec ce diadème sur la tête ! Comment oses-tu le porter ? D’ailleurs je vais le reprendre.
Elle n’avait pas fait un pas que le double feulement des léopards des neiges réduisit son discours à un silence gargouillant.
   - Evitez de les contrarier, Mère Keylake, dit Koubaye, même la reine Riak ne connaît pas l’étendue de leurs pouvoirs.
   - Alors tu es Koubaye le Sachant, commença la grande prêtresse, et Riak est devenue reine.
   - Rma a repris les vieux fils de la lignée du roi Riou et retisse son royaume.
   - Est-ce possible que la vie revienne quand les fils ont été tranchés ?
La grande prêtresse disait cela tout en pensant à la jeunesse des deux jeunes devant elle.
   - Le plus haut savoir connaît l’histoire et pourra témoigner. Je l’envoie chercher. Sa présence nous sera utile.
Keylake s’offusqua que ce freluquet donnât des ordres dans le temple. Elle se dit que personne n’allait se mettre à son service sans une confirmation de la grande prêtresse. Elle vit Koubaye se tourner vers Riak et les fauves. Il dit :
   - Tchitoua, puis-je te solliciter pour faire venir maître Lascetra ?
Algrave poussa un petit cri quand elle vit bondir vers elle le fauve. Elle se protégea le visage. Avant d’atteindre mère Algrave, Tchitoua, le léopard des neiges, avait disparu, comme aspiré par l’air.
Son retour fut aussi impressionnant que son départ. Il apparut d'un bond qui le conduisit près de Riak. Comme la femelle,  il vint se frotter contre ses jambes en émettant un ronronnement sonore. Koubaye regarda la scène avec un sourire et se tournant vers la grande prêtresse, il lui dit :
   - Il serait préférable de donner des ordres pour accueillir le vieil homme qui frappe à votre porte…
Avant que Keylake n’ait proféré un son, la grande prêtresse avait levé la main pour lui imposer le silence. Elle secoua la petite clochette posée près d’elle. Immédiatement une servante apparut et eut un mouvement de recul en voyant le spectacle.
   - Un homme, vieux, vient de frapper à la porte. Qu’on le conduise jusqu’à moi.
Elle congédia la servante qui sortit encore plus vite qu’elle n’était entrée.
   - La rumeur de votre présence va se répandre dans tout le temple, dit-elle à Koubaye.
   - Même amplifiée, ce sera une bonne chose. Le royaume de Landlau doit reconnaître sa reine.
   - Il va y avoir la guerre…
   - Rma va trancher de nombreux fils jusqu’à ce que la trame et la chaîne s’harmonisent…
Les léopards levèrent brusquement la tête et regardèrent vers la porte. Une servante entra, se collant tout de suite près du mur, laissant la place à un vieil homme. Il marchait la tête baissée, à moitié cachée par une capuche. Quand il vit Riak, il mit genou à terre et salua très bas en disant :
   - Majesté ! 
Riak sursauta en entendant le titre. Koubaye eut un sourire :
   - Il va falloir que tu t’habitues… Cela va t’arriver souvent.
La grande prêtresse regarda l’homme et lui dit :
   - Alors, ils disent vrai !
   - Oui, ma Mère, ils disent vrai, dit l’homme en se relevant et en rejetant sa capuche. Elle est reine !
   - Lascetra, vous m’aviez dit que, quand viendrait un Sachant, viendrait un roi… pas une reine !
   - Elle porte la couronne, elle a l’épée et les léopards l’accompagnent. Rma a tissé les fils d’une reine pour le royaume.
Keylake qui avait le visage de quelqu’un qui mâche du citron vert, demanda :
   - Et en quoi cela en fait la reine ?
Koubaye répondit
   - Landlau a vécu avec les léopards des neiges et en avait fait son emblème. Ils avaient disparu depuis la mort du roi Riou. Aujourd’hui, elle va sortir dans la plaine avec eux pour que le peuple la voie.
   - Et ça va être la massacre ! interrompit mère Algrave, les buveurs de sang sont là.
   - Oui, il y aura un massacre, reprit Koubaye, car la reine montrera sa royauté.
Mère Algrave se tourna vers la grande prêtresse pour obtenir son appui. Elle vit que celle-ci avait les yeux rivés sur les yeux de Riak. Les deux femmes se regardaient fixement pendant que les autres parlaient. Le silence se fit, tendu. Puis la grande prêtresse baissa les yeux, mit genou à terre et dit :
   - Bienvenue, Majesté !
Keylake et Algrave se regardèrent un instant et mirent aussi genou à terre. Riak prit la parole :
   - Allons rendre grâce à la Dame Blanche. Ce soir son éclat sera sans pareil !
   - Qu’on rassemble toutes les soeurs, dit la grande prêtresse en se dirigeant vers le temple
La cérémonie ne ressembla à rien de ce que les soeurs avaient connu. Koubaye sentait leur désir de se parler mais elles restaient raides, cherchant à suivre un office qu’elles découvraient en même temps que les mères toutes aussi déstabilisées que les novices. Seules la grande prêtresse et Riak semblaient à l’aise. Elles se découvrirent en connivence profonde. Les initiatives de Riak venaient se couler dans le cadre que tenait la grande prêtresse qui fait rarissime, officiait tête nue.
Quand tout fut dit et chanté, la grande prêtresse vint s’agenouiller devant Riak. Toutes s’agenouillèrent.
   - La Dame Blanche t’a bénie. Qu’elle bénisse le royaume de Landlau.
Riak se leva et sortit dans la nuit naissante. Bientôt se lèverait l’étoile de la Dame Blanche.
Devant elle, marchaient les léopards des neiges.
   - Il me faut être sur la place, dit-elle.
Elle se mit à courir avec ses fauves et, comme eux, disparut à la vue de la grande prêtresse et de tous ceux qui étaient avec elle. 
Son arrivée provoqua la stupeur, puis s'élevèrent les premiers cris. On criait, on chantait, on se congratulait. Le roi était une reine. Riak se tenait sur une des estrades. À chacune de ses salutations,  une nouvelle clameur s'élevait. C'est elle qui vit la première les soldats arriver. Il y eut une bousculade quand ils tentèrent de traverser la foule.
Le premier geste de violence vint d’un des gardes qui tenta de se frayer un passage à la pointe de l’épée. Après, ce fut la confusion d’une bataille générale. Un cri domina les combats qui s’étendirent à toutes les patrouilles :
   - Pour la Reine et pour Landlau !
Le bruit des combats atteignit bientôt le manoir fortifié de Virme. Comme chaque année, en tant que vassal responsable du village, il y accueillait le baron Vrenne. Ils avaient entendu la clameur. Du haut de la tour forte, ils observèrent la foule.
   - Les hommes se font tailler en pièces… dit Virme.
   - Qu’on envoie un émissaire aux troupes derrière la colline et qu’on prévienne les buveurs de sang. Ils vont avoir ce qu’ils méritent !
Vrenne quitta le chemin de ronde pour aller s’équiper. Virme le suivit avec retard. Il avait déjà trop bu. Il pensa qu’après tout, cela lui ferait un bon exercice...
Les troupes de Vrenne et les buveurs de sang déferlèrent sur la plaine hurlant leur désir de tuer, au moment où se levait la Constellation Blanche. À leurs cris répondirent les cris de la foule. Tout le monde s’était armé en ramassant ce qu’ils avaient pu trouver. Les plus chanceux avaient récupéré les armes des soldats massacrés. Vrenne menait la charge, monté sur son cheval. Il s’arrêta brusquement en découvrant devant lui la silhouette blanche d’une femme, coiffée d’un diadème, accompagnée de deux fauves. Il leva bien haut son épée et cria :
   - À mort ! Tuez-la !
Ses soldats le débordèrent, levant bien haut leurs armes prêts à frapper d’estoc. Alors qu’ils couraient chargés de rage meurtrière, ils virent la silhouette blanche dégainer son épée et la lever. Malgré le bruit, ils l’entendirent distinctement prononcer la phrase rituelle :
   - Elle est revenue !
Riak regardait courir les soldats tant haïs des seigneurs quand elle vit la Constellation Blanche. Elle sut qu’elle devait prononcer la phrase rituelle et elle la clama à la face du monde. Autour d’elle le monde lui apparut presque comme figé, elle sentit la déferlante noire des bayagas passant de chaque côté. Elle se joignit à eux, réclamant la vie du baron pour elle.
Pour le peuple, ce qui se passa après, devint la base de la légende de la reine Riak. Les gens racontèrent avec force détails, même s’ils n’avaient rien vu dans la nuit, comment la reine tout de blanc vêtue, accompagnée de ses léopards, tailla en pièces toute une armée. À la fin, seul sur son cheval, Vrenne resta seul debout. Il avait vu passer autour de lui des ombres noires qui avaient massacré tous ses hommes tout en l’épargnant. Il restait seul face à la silhouette blanche de la femme au diadème qui le regardait :
   - Alors baron, lui dit Riak, te soumets-tu ?
Pour toute réponse, il la chargea. Souplement, Riak évita la lance et abattit le cheval. Vrenne, emporté par l’élan, s’étala plus loin à terre. Riak attendit qu’il se relève. Pendant ce temps la foule approchait réclamant sa mort. Tout à sa rage, Vrenne dégaina sa longue épée et se dirigea vers Riak. Il était plus grand, plus fort. Il allait lui montrer qui était le maître.
Le combat ne se déroula pas comme il l’aurait voulu. Chacune de ses attaques ne rencontrait que le vide, alors qu’il sentait la pointe de l’épée de Riak venir se bloquer sur son armure ou sa cotte de mailles. À chaque estocade, il reculait, douleur supplémentaire lui brûlant le corps. Alors il prit conscience que dès que Riak aurait trouvé le point faible de son armure, il serait mort. Il cessa alors de se battre pour la tuer, il se mit à se battre pour sauver sa peau. Et ce fut pire. Riak lui infligea sa première blessure sur le mollet, juste entre la jambière et la plaque de genou. Vrenne rompit le combat. Il boitait. Il ne chercha pas l’engagement, essayant de récupérer son souffle. Il observa Riak qui ne semblait même pas essoufflée. Elle tournait autour de lui dans l’arène improvisée par la foule qui hurlait à la mort. Les deux léopards des neiges se tenaient impassibles marquant les limites que des gens n’osaient pas dépasser. Quand Riak attaqua, il eut à peine le temps de parer l’attaque et de riposter. Elle s’était déjà éloignée quand sa jambe droite le lâcha. Il mit genou à terre sous les hurlements de joie de la foule. Il tenta de se relever sans y parvenir. Il vit alors Riak s’approcher doucement. Elle s’arrêta à deux pas de lui. Elle leva la main. Le silence se fit dans la foule.
   - Te rends-tu ?
   - Jamais, cracha-t-il !
   - Si tel est ton choix, répondit Riak en rengainant son épée.
Elle se tourna vers la foule et dit :
   - Il est à vous !
Ce fut la ruée. Si Vrenne en blessa un ou deux, il fut englouti sous la masse. Quand il ne resta plus qu’un corps désarticulé et sans vie, la foule se tourna vers tout ce qui représentait les seigneurs. Dans la nuit, on vit brûler le manoir de Virme et le massacre de tous les serviteurs trop zélés des seigneurs.
Le matin qui suivit trouva les gens hébétés par cette nuit blanche et l’arrivée de la peur qui commençait à s’infiltrer dans les cœurs. Les moins courageux, à moins que ce ne soient les plus lucides, se demandaient :
   - Qu’avons-nous fait ? Les seigneurs vont être sans pitié comme à l’époque de la grande révolte.
D’autres répondaient :
   - La Reine est là ! Tout va changer. Elle nous mènera à la victoire.
Riak avait dormi quelques heures et recruté une poignée d’hommes qui s’étaient bien battus. Avec cet embryon d’armée, elle commença à descendre la vallée vers Cannfou. Le bruit de son arrivée l’avait précédé. On l’acclamait et on riait de joie sur son passage dans la plupart des villages. Dans les gros bourgs, les soldats présents avaient le choix entre se rendre ou mourir. Les pires serviteurs des seigneurs, ou les seigneurs eux-mêmes, ne survivaient pas à la vindicte populaire. Les autres, une fois désarmés, étaient jetés en prison en attendant. Les armes récupérées servaient à la nouvelle armée de la reine.
Tout alla bien jusqu’à l’approche de Cannfou. Riak vit arriver des paysans tout affolés fuyant sur la route. Elle les arrêta.
   - Que se passe-t-il ?
   - Le régiment des buveurs de sang qui était près du fleuve a investi Cannfou et tout le monde fuit.
Un grand homme approcha :
  - Ils te cherchent, cheveux blancs ! Ta magie a convaincu ceux-ci, dit-il en désignant la petite armée de Riak, mais ils sont deux fois plus nombreux que vous et ils vont vous massacrer !
Il avait à peine fini de parler qu’une flèche lui traversait la poitrine.
   - Tu insultes la reine à la traiter de cheveux blancs, hurla le tireur.
   - Nous affronterons les buveurs de sang et nous vaincrons avec toi, dit un autre.
   - Ou vous serez tous morts, répliqua un paysan. Je préfère fuir…
Riak leva la main pour réclamer le silence.
   - Nous ne sommes pas là pour nous battre les uns contre les autres. Que ceux qui veulent partir, partent.
Puis elle se tourna vers Jirzérou qui l’avait rejoint grâce aux bayagas.
   - Regarde s’il est mort, lui dit-elle en désignant celui qui avait reçu une flèche.
Puis s’adressant aux autres, elle déclara :
   - On va camper ici. Demain, il fera jour !
Dans la nuit qui tombait, elle réunit les chefs de sa petite armée.
   - Demain, nous allons nous battre contre les buveurs de sang. Je m’avancerai avec Jirzérou. N’intervenez pas ! En tant que reine, je dois finir le rite. Si d’autres soldats ou policiers sont présents, vous pourrez vous battre.
   - Je ne comprends pas, Ma Reine, dit celui qui faisait office de général,...
   - Lors de la nuit de la Constellation Blanche, l’interrompit Riak, vous n’avez rencontré aucun des buveurs de sang et pourtant il y en avait tout un détachement. Demain je dois faire ce qui doit être fait face aux derniers buveurs de sang qui sont dans le royaume. Après cela la terre de Landlau sera purifiée.
Elle vit le regard l’incompréhension dans les yeux de ses interlocuteurs.
   - Pour vous, ce soir finissent les jours sans bayagas. Mais cette croyance est fausse. Les bayagas sont toujours là. Pendant les jours de la Fête, on ne les voit pas. C’est tout.
   - Pourquoi nous raconter cela, Ma Reine ?
   - Parce que demain, vous verrez les bayagas et il vous faudra ne pas fuir…
Elle fut interrompue par le bruit d’une course.
   - Ils arrivent ! Ils arrivent !
L’homme s'arrêta près de Riak.
   - Les buveurs de sang, ils arrivent ! Les premiers sont dans Cannfou le Haut et j’ai vu tous ceux qui montaient avec leurs torches. Je les ai entendus… Ils vont attaquer avant le jour.
   - As-tu vu d’autres soldats ?
   - Non, que des buveurs de sang.
Riak tira son épée.
   - La terre de Landlau n’attendra pas demain pour être purifiée...
Avant que les autres n’aient pu réagir, elle était partie au petit trot vers Cannfou. Quand elle s’en approcha Jirzérou l’avait rejointe.
   - Ça fait beaucoup de torches, dit-il en voyant la nappe de lumière qui semblait se répandre depuis Cannfou.
Riak ne répondit pas. Les léopards des neiges se mirent à feuler et doucement se mirent en mouvement. Les quatre silhouettes blanches progressèrent dans la nuit.
   - Où sont les bayagas, demanda Jirzérou ?
   - Autour de nous… Ne les sens-tu pas ?
Jirzérou jeta des coups d’œil à droite et à gauche. Il devinait à peine dans la nuit les ombres plus sombres des bayagas. Il lui sembla qu’elles jubilaient. Un cri déchira la nuit :
   - LA CHEVEUX BLANCS !
Ce fut comme si on avait donné un coup de pied dans une fourmilière. On entendit le bruit des armes et celui des cordes qu’on lâche. La femelle léopard fit un bond en avant. Une barrière de glace se dressa brusquement devant Riak et Jirzérou, bloquant les flèches qui arrivaient. Quand la femelle retoucha terre, la glace se brisa dans un grand bruit. Riak poussa un cri et se mit à courir vers les buveurs de sang. Elle allait en finir avec ceux-là. En face d’elle, ce fut une clameur poussée par cent gorges assoiffées de sang. Ils couraient le plus vite possible pour être le premier à tuer la cheveux blancs.
Le buveur de sang n’eut même pas le temps de frapper. Riak le coupa en deux sans s’arrêter. Les deux suivants furent égorgés par les léopards. Les autres se mirent en formation. Le choc fut brutal. Riak recula. Ce fut à ce moment-là que déferla la vague noire des bayagas. L’une après l’autre les torches s'éteignirent.
Quand l’armée de la reine arriva, ils ne trouvèrent que des cadavres. Lentement, l’arme basse, ils pénétrèrent dans Cannfou, marchant entre les corps désarticulés de ceux qui, il y a peu, les faisaient trembler d’effroi. Sur la place, ils virent Riak faisant face à une armée noire. Le général et ses hommes se figèrent. L’aspect des ceux qu’ils découvraient était cauchemardesque. Une voix à glacer le sang dit :
   - Thra avait raison, tu es sa digne fille. Tu as accompli la vengeance promise. Maintenant nous pouvons reposer en paix.
Le grand guerrier noir mit un genou à terre. Même dans cette position, il dépassait Riak de la tête et des épaules. Riak leva son épée qui parut scintiller devant le noir des bayagas. Comme un seul homme, les bayagas mirent genou à terre. Riak leva bien haut son épée et la posa sur le casque du guerrier.
   - Bàr Lokààà !
Ce fut comme si la lumière pénétrait toutes les ombres des bayagas noires. On vit apparaître des silhouettes humaines. Cela ne dura pas. Comme si la lumière les éclairait de l’intérieur, ils disparurent petit à petit. Le dernier à disparaître fut celui qui faisait face à Riak. Il prit l’aspect d’un chevalier en armure avant de devenir un éclair de lumière.
Restée seule dans la nuit noire, Riak se retourna. Attrapant une torche par terre, elle se dirigea vers son armée. Tous s’écartèrent pour la laisser passer.
   - Nous pouvons aller dormir, la nuit sera calme !