samedi 2 novembre 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...87

Le rapport de Ankakla, un fidèle de Sink, à qui il devait sa promotion, parvint à la capitale dix jours après le grand rassemblement. Il y racontait la bataille de Cannfou. Quand il  avait vu le massacre des buveurs de sang par les bagayas noires, il avait donné l'ordre de repli. Il défendait ses hommes mais reconnaissait qu'ils avaient paniqué. Il n'etait pas pour autant resté inactif. Il avait fait brûler toutes les échelles et toutes les passerelles. Des archers étaient en poste pour empêcher tout passage. Ankakla savait que cela ne ferait que retarder la descente de l'armée rebelle. Ainsi, il gagnait du temps. Il avait envoyé des coursiers à toutes les unités. Les ordres étaient clairs. Avant les forces de Clébiande, il n'existait pas de garnison assez forte pour tenir tête à une armée capable de massacrer les buveurs de sang. Si l'armée rebelle prenait pied en bas des chutes, il fallait se replier sur Clébiande ou dans le royaume de Tisréal de l'autre côté du fleuve. Une partie de la population y avait déjà fui, colportant la nouvelle de la défaite.
Kaja jura en lisant le long rapport de son subordonné. Il savait déjà pour la prétendue reine. Un fils de la noblesse indigène avait tiré une flèche sur Reneur, alors qu'on l'amenait au Palais pour un interrogatoire. Il l'avait prise dans le flanc et depuis, agonisait. Le jeune noble avait été capturé après une courte bataille. Il avait rassemblé autour de lui quelques autres fous pour être l'embryon de l'armée de la reine. Tous avaient été exécutés sauf le tireur que Sink voulait interroger personnellement. Il lui avait déclaré plein de morgue, que le royaume de Landlau allait renaître. Que tous les seigneurs qui n'auraient pas eu la sagesse de fuir seraient massacrés et que ce n'était pas un vague policier comme lui qui pourrait arrêter la révolte… Kaja l'avait laissé dire. Il avait fini par récupérer les renseignements dont il avait besoin. La noblesse indigène avait été prévenue par un courrier spécial. Il y avait les "pour", comme le tireur, qui avaient accepté l'idée d'une reine et les "contre"qui refusaient de croire ces contes pour enfants. Cela faisait deux clans de plus dans la capitale.
   - On risque soit des émeutes, soit une révolution…
   - Je ne crois pas, mon colonel, tous les rapports sont formels. Tout est calme.et sous contrôle. Ankakla a bien agi. Il y a plus urgent.
Kaja regarda Selvag, son adjoint qui venait de sortir des documents.
  - Il y a la grande réunion des barons, cet après-midi. Il est nécessaire de les calmer et quoi de mieux qu'une guerre pour les fédérer…
   - Un ennemi commun ? … Ça peut fonctionner si le peuple ne bouge pas. Je reste méfiant. Dans leur histoire, un roi doit rétablir leur royaume et en finir avec nous. Et voilà qu'une reine arrive et qu'elle massacre ceux qu'on disait invincibles. À leur place, je n'aurais qu'une idée… me venger. Celui qui a tué Reneur…
   - Ouilleni ?
   - Oui, cet Ouilleni m'a appris que le messager était passé par le col de Difna, qu'il avait marché jour et nuit pour porter la nouvelle car les bayagas sont avec eux. Donc tout le peuple doit le savoir et rien ne se passe. Ce n'est pas normal. Mets les informateurs au travail et trouve ce qui se trame. Et puis tu me fais venir Khanane, il est de la noblesse locale qui refuse de croire, il pourrait être utile. Le reste, tu me l'expliqueras pendant le trajet. Fais préparer les gayelers, il ne faudrait pas que la réunion des barons tourne à la bataille rangée.
Ils étaient arrivés au vieux palais, ainsi nommait-on l'ancien palais du roi Riou, suivis d'un détachement de policiers en armes prêts à intervenir. Si la tension était palpable dans la grande salle, personne ne s'était battu. Kaja se félicita des mesures prises. Le couvre-feu et l'état d'urgence imposaient une paix précaire. Les barons s'étaient séparés en quatre groupes. Il y avait le clan de Gérère, affaibli par la mort de Jobau,  celui de Reneur dont on attendait la mort et qui déjà se cherchait un leader, celui des indécis, assez important, regroupant ceux qui n'avaient pas encore choisi et ceux qui auraient préféré que tout cela n'arrive pas et qu'on puisse vivre en paix et puis, il y avait le clan de Sink, dont Kaja avait découvert l'ampleur depuis qu'il assurait la charge du pouvoir. Son arrivée fit taire le brouhaha. Tous les barons du royaume n'étaient pas là, mais par le jeu des alliances et des vassalités, tous étaient représentés. Le vieux baron Burchura du clan de Gérère était déjà sur l'estrade. En tant que plus vieux membre du Conseil des Barons, il se devait de prendre la présidence des débats. Il agita une cloche et déclara :
   - Par l'Arbre Sacré j'annonce l'ouverture de notre réunion extraordinaire. Que sa sagesse guide nos décisions. Vous savez tous que nous sommes réunis en raison des événements exceptionnels. Le premier Vice-roi est mort, tué par le second qui ne vaut guère mieux. Le colonel Sink, chef de la police assure l'intérim du pouvoir. Les clans sont bouleversés. Je vais laisser la parole au colonel Sink, puisqu'il représente la plus haute autorité du royaume.
Burchura fit signe à Kaja de d'approcher. Kaja monta sur l'estrade mais resta debout.
   - Le Baron Burchura vous a présenté la situation de manière succincte. Je vais vous donner toutes les informations en ma possession. Je ne doute pas des réactions fortes qu'elles vont provoquer. Je tiens les preuves de ce que je vais dire à la disposition de tous. Elles sont déjà en possession du juge suprême, le Baron Chubut.
Ce dernier se leva dans l'assemblée :
   - Je confirme que tous les documents sont en ma possession. J'avoue que j'ai vécu un grand moment de perplexité quand le Baron Sink m'a exposé ce qui s'est révélé être la vérité quand j'ai analysé les différents éléments de preuves.
Il y eut des murmures dans les clans en entendant le juge suprême mais tout le monde connaissait sa probité.
Kaja reprit la parole :
   - Vous savez tous que la situation actuelle est née à l'époque du pèlerinage. Le roi dans sa sagesse a nommé le baron Reneur comme deuxième vice-roi. Malheureusement, le fils du vice-roi Gérère a cru qu'il allait être dépossédé de l'héritage qui, selon lui, lui revenait de droit. Avec ses compagnons les plus proches, il a commencé à vouloir se débarrasser de celui qu'ils surnommaient le gêneur. De fête en fête, il s'est mis à comploter. C'était très maladroit de sa part. Ceux qui fréquentaient ces orgies n'étaient pas des gens fiables. C'est ainsi que le vice-roi Reneur a eu connaissance de ce que tramait le fils du vice-roi Gérère. Au lieu de venir présenter ses craintes à la police, le vice-roi Reneur a préféré comploter à son tour contre le fils du vice-roi Gérère. Le premier acte du vice-roi Reneur fut de faire assassiner la baronne Welda pour déconsidérer le clan du vice-roi Gérère…
Il y eut de nombreuses réactions dans la grande salle. Des insultes fusaient de toutes parts, certaines contre Kaja, d'autres s'échangeaient entre le clan de Reneur et le clan de Gérère. Le baron Burchura secouait sa cloche de toutes ses forces pour tenter de ramener le calme. Quand il vit sortir la première épée, il se tourna vers Kaja en lui demandant de faire quelque chose. Kaja fit un signe à Selvag qui ouvrit les portes au détachement de gayelers. Le bruit des bottes frappant le parquet au pas cadencé ramena le calme.
   - C'est un coup d'État, hurla un baron du clan de Reneur.
   - Pas du tout, déclara Burchura en posant sa cloche, il y a déjà eu assez de morts comme cela.
Chubut prit la parole :
   - Ma première réaction fut la même que la vôtre. Mais j'ai toutes les preuves que, malheureusement, tout cela est juste.
Ayant dit cela, il se rassit. Kaja, toujours debout, reprit la parole :
   - J'ai personnellement participé à l'enquête. On a conclu qu'il n'existait aucune preuve contre le  fils du vice-roi Gérère, mais qu'il existait un faisceau d'éléments mettant en cause un tueur à gage de la pègre.  Il s'est fait arrêter alors qu'il tentait de rejoindre le royaume de Tisréal. Il a fini par avouer ses liens avec le clan du vice-roi Reneur. Quand j'ai fait mon rapport aux vice-rois, le vice-roi Reneur a nié être à l'origine de l'ordre. Le vice-roi Gérère voulait faire un courrier officiel au roi. Le vice-roi Reneur s'y est opposé en disant que sans preuve directe, ce n'était que des racontars. Il m'a donné l'ordre direct de stopper toutes enquêtes concernant cette mort. Cela a mis le vice-roi Gérère dans une colère noire et ma réunion s'est finie sur une quasi déclaration de guerre même si ce mot n'a jamais été employé. Vous avez tous vécu la peur du guet-apens et lequel d'entre vous est sorti sans escorte ?
Kaja laissa un temps de silence. Dans l'assemblée, ils ne purent qu'approuver. Kaja reprit :
   - Le paroxysme fut atteint le jour du massacre du fils du vice-roi Gérère et de tous ceux qui étaient dans la même maison que lui. J'ai les aveux du commandant des buveurs de sang. Le fils du vice-roi Gérère allait passer à l'action. Le vice-roi Reneur l'a appris et, en l'absence du général Batogou, il a donné l'ordre d'éliminer cette menace. Dès qu'il a appris la mort de son fils, le vice-roi Gérère a rassemblé ses soutiens pour se venger du vice-roi Reneur et la bataille du palais, comme on la désigne maintenant, a vu la mort du vice-roi Gérère, ainsi que nombreux autres barons de valeur et l'arrestation du vice-roi Reneur pour sa tentative de prise de pouvoir.
Certains barons du clan de Reneur protestèrent. Le juge suprême demanda la parole pour expliquer comment Reneur aurait dû agir et pourquoi sa proclamation était contraire à la loi. Quand il eut fini, il redonna la parole à Kaja.
   - Un courrier est parti le jour même pour avertir le roi. En attendant sa réponse, j'ai enquêté. Il a fallu procéder à un certain nombre d'interpellations et d'interrogatoires pour en arriver à la conclusion que trois complots étaient en cours. Le fils du vice-roi Gérère voulait tuer le vice-roi Reneur. Le vice-roi Reneur voulait garder le pouvoir pour lui seul en déshonorant le clan du vice-roi Gérère qui, de son côté, faisait de même. J'ai tenu le roi informé jour après jour. Ses ordres sont que je maintienne l'ordre jusqu'à la nomination d'un nouveau vice-roi comme le prévoit notre loi. Mais les choses ont changé…
Les dernières paroles de Kaja amenèrent le silence.
   - J'ai informé le roi mais j'ai gardé le silence sur ce que je vais maintenant vous annoncer. Le vice-roi Reneur agonise.
Sa déclaration suscita de nombreux cris, de rage pour certains, d'étonnement pour d'autres et de joie pour les partisans de Gérère. Plusieurs crièrent pour savoir ce qu’il s'était passé. Burchura agita sa cloche pour réclamer le silence. Kaja attendit que le calme revienne pour reprendre.
   - Comme l'a fait remarquer le baron Burchura, il y a eu assez de morts. Le vice-roi Reneur a été victime d'un fanatique de la noblesse indigène. La blessure aurait été sans grandes conséquences si la flèche n'avait pas été empoisonnée. La mort du vice-roi Reneur n'est plus qu'une question de jours.
   - Reneur avait raison… on aurait dû éliminer cette racaille depuis longtemps !
   - Tu oublies que sans eux, la pacification ne se serait pas faite…
Comme de nouveau, tout le monde parlait en même temps, Burchura fit tinter dans cloche. Kaja avait repris la parole en répétant de plus en plus fort :
   - L'important n'est plus là… L'important n'est plus là… L'lMPORTANT N'EST PLUS LÀ…
Quand le silence fut presque revenu, il continua :
   - Avant qu'il ne soit exécuté, il a déclaré que le roi était revenu en précisant que c'était une reine. Le rapport du commandant Ankakla est alarmant. Tout un régiment de buveurs de sang  a été massacré à Cannfou. Il me rapporte avoir vu les bagayas noires au service de cette prétendue reine. Ce rapport confirme les dires du terroriste. Un courrier est déjà parti pour Tisréal. Le commandement Ankakla a mis en oeuvre tous les moyens en sa possession pour bloquer la descente de cette armée d'âmes damnées. Je suis désolé Baron Ferrai mais vos  entrepôts ont été les premiers à partir en fumée. Le feu a détruit les passerelles, mais cela n'aurait pas suffi à arrêter l'ennemi. La ville basse brûle pour empêcher toute descente…
   - Il faut faire revenir Batogou et ses troupes, proposa un baron.
   - Ça suffira pas, il faut convoquer l'armée, dit un autre.
   - Vu ce qu'il en reste, coupa un troisième, on est sûr de la défaite…
Le brouhaha reprit dans la salle, jusqu'à ce qu'un des participants demande à Kaja, ce qu'il proposait.
   - On aura besoin de toutes nos forces pour répondre à cette menace. Il ne s'agit pas d'une simple révolte. Tout le peuple est persuadé qu'il s'agit bien de l'accomplissement de leur prophétie.
Kaja vit la porte du fond s'ouvrir. Il reconnut l'uniforme des courriers. L'homme courut jusqu'à lui et, mettant genou à terre, lui tendit un pli. Le silence se fit dans la salle. Au fur et à mesure qu'il lisait, le visage de Kaja s'assombrit.
   - La situation est encore plus grave que je ne pensais, repris Kaja. Le général Batogou est mort avec toute son armée…
Devant cet impossible qui arrivait, tout le monde se mit à parler en même temps. Kaja, lui-même, fit signe à Selvag d'approcher. Ils parlèrent quelques instants, puis Kaja reprit sa place sur l'estrade et réclama le silence qui se fit petit à petit.
   - Messieurs, il va falloir nous battre si nous voulons sauver notre monde.