jeudi 30 juillet 2020

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...93


   - Qui es-tu ?
L’homme leva la tête mais, malgré ses efforts, ne put se mettre debout sans aide. Les bras ballant, il se tint le plus droit possible :
   - Lieutenant Potay, mon colonel ! Commandant la brigade de la région du Mohron, au nord de Cannfou.
Comme l’homme chancelait, les gayelers qui l’entouraient lui vinrent en aide. Kaja intervint :
   - Emmenez-le voir le soigneur. Je l’interrogerai plus tard.
Puis, se retournant vers la sentinelle, il lui fit signe de venir au rapport. Le gayeler arriva en courant, salua d’un geste impeccable et raconta en peu de mots ce qu’il avait vu. Kaja sursauta en entendant parler des léopards blancs. Cette nouvelle n’annonçait rien de bon. C’était peut-être des fantômes mais le lieutenant Potay était bien réel. La petite unité qu’il commandait avait de bonnes notes. Il repartit vers sa tente. Il devait mettre une tenue pour accueillir le régiment des gayelers qui allait arriver. Leurs éclaireurs étaient déjà là.
Trop occupé par ses obligations, il ne put rejoindre le blessé que dans la soirée. Le soigneur, qui vint l’accueillir, lui expliqua que celui qui avait blessé le lieutenant avait sciemment retenu ses coups pour le rendre handicapé à vie sans le tuer.
   - Jamais plus cet homme ne pourra tenir une arme, ni un outil d’ailleurs. Ses deux épaules sont inutilisables.
Kaja remercia le soigneur et se rendit au chevet du lieutenant. Il le trouva assis sur son lit. Une aide lui donnait à manger. Il avait le torse couvert de bandages, dont certains montraient des traces de sang. L’aide se mit au garde à vous en voyant Kaja qui lui fit signe de disposer.
   - Je vous écoute, Lieutenant. Si la fatigue est trop forte, je repasserai.
   - Le soigneur a bien travaillé, Mon Colonel. Ça devrait aller. Aux Mont Birlak…
Kaja leva la main pour l’interrompre.
   - Non, non, commencez votre rapport avec votre départ du Mohron.
   - Bien, Mon Colonel. Nous avons appris la révolte qui sévissait dans la vallée au-dessus de Cannfou. Au Mohron, la vie est rude. C’est une région de collines escarpées avec plus de pierres que de bonnes terres. Les gens y vivent de quelques bêtes et surtout de la concession de charbon de bois. Le contrôle de cette concession est notre principal travail. Les gens sont aussi rudes que leur terre. Nous ne nous déplaçons jamais seuls pour éviter des “accidents” et nos familles ne sont pas avec nous. La tension est devenue plus forte. Ils ont commencé à faire des remarques à haute voix sur l’après...Quand nous avons appris la défaite de nos compagnons, les hommes sont devenus nerveux. J’ai vu la peur dans leurs yeux. Alors j’ai pris la décision de nous replier avec les autres unités sur les Mont Birlak pour attendre l’arrivée des renforts. Nous avons organisé notre repli et, à mon grand soulagement tout s’est bien passé. Aucune violence ne nous a été faite. J’en ai été étonné. Je pensais que les gens du cru seraient parmi les premiers à se révolter. Ils nous ont regardés partir sans rien dire. Si j’en ai vu sourire, j’en ai vu d’autres nous aider à charger les chariots. Nous sommes restés sur le qui-vive jusqu’aux Monts Birlak. Personne ne nous a attaqués ni n’a tenté quoi que ce soit. À notre arrivée aux Mont Birlak, j’ai fait mon rapport au commandant Bienne. Il nous a intégrés à son dispositif. Il m’a informé que vous y étiez passé il y a peu mais sans y rester. Il avait trouvé vos traces.
Le lieutenant se laissa aller sur ses coussins. Il ferma les yeux quelques instants. Kaja le laissa reprendre son souffle avant de lui demander :
   - Et après, que s’est-il passé ?
   - Nous nous préparions à recevoir les rebelles comme ils le méritaient en renforçant les défenses naturelles. Nous avions confiance. Nous ne manquions pas d’eau, il y avait des vivres et des armes en abondance. Quand ils sont arrivés, nous les avons combattus. Ils ont perdu beaucoup d’hommes et nous aucun. Nous les avons vu commencer à faire un rempart tout autour des Monts Birlak. Le commandant Bienne a été content. Il avait fixé l’armée des rebelles. Il pensait que vous auriez ainsi le temps d’arriver et de les écraser… et puis elle est arrivée.
   - Elle ?
   - Oui, elle, la sorcière blanche et ses léopards. Quand le commandant Bienne l’a su, il a décidé de refaire une sortie pour la fixer sur place elle aussi jusqu’à ce que viennent les renforts. Et ce fut une catastrophe. Un des archers m’a raconté. Quand les cavaliers ont chargé, elle a couru vers eux. Pas un n’est revenu. Ceux qu’elle ne tuait pas elle-même se faisaient égorger par les fauves. Le commandant Bienne nous a tous réunis pour déterminer une nouvelle stratégie. La réunion a duré longtemps. Quand enfin nous sommes arrivés à un accord, l’étoile de Lex allait se lever. Chacun a regagné sa paillasse. J’ai été réveillé en sursaut par le bruit des combats. Quand je suis intervenu, j’ai eu l’impression de lutter avec le vent. Elle n’était jamais où je pensais. J’ai cru l’heure de la mort venue, mais telle n’était pas son intention. Elle avait frappé précisément pour que je ne puisse plus bouger. Quand elle a vu que son but était atteint, elle a parlé à ses fauves blancs comme on parle à des serviteurs. Ils sont venus vers moi. J’ai cru à nouveau que j’allais mourir malgré les paroles de la sorcière blanche. Ils ont bondi et tout a disparu…
Le lieutenant, toujours appuyé sur les coussins, ferma les yeux. Kaja vit les larmes couler. Il attendit que le blessé reprenne son récit. C’est d’une voix faible que le lieutenant reprit la parole :
   - J’ai vu en un instant l'étendue de notre défaite… Partout où mes yeux portaient régnait la mort… Mes hommes… mes compagnons… et jusqu’à nos chevaux… Partout le même massacre… Elle n’a laissé qu’un survivant… moi, dont elle a volé l’honneur et la fierté…
L’homme pleurait sans bruit, la tête rejetée en arrière sur le coussin. Kaja lui mit la main sur l’épaule. Il comprenait le lieutenant. Il s’en alla sans bruit. Le soigneur, voyant Kaja sortir, se mit au garde à vous.
   - Va-t-il s’en sortir ?
   - Oui, mon colonel. Le lieutenant Potay est solide, mais plus jamais il ne pourra lever les bras. Son adversaire savait où frapper et avec quelle force. Je ne pensais pas cela possible pendant un combat. C’est plus l’œuvre d’un boucher sur un animal entravé.
Kaja rejoignit sa tente en méditant ce qu’il venait d’entendre. Se pouvait-il que Potay ait menti ? Il fallait préparer la bataille en considérant qu’il disait vrai et que la sorcière blanche avait des pouvoirs de nuisances bien supérieurs à la normale.
Avec son état-major, ils firent le point : un régiment était arrivé, un autre suivait. Les barons et leurs troupes arrivaient aussi. Ils allaient être bien supérieurs en nombre par rapport aux rebelles, d’après ce qu’il estimait. Au bord du fleuve, une suite de petites collines faisaient un bon point d’appui pour des fortifications. Il donna les ordres et, dès le milieu de la journée, les hommes se mirent à creuser les fossés et faire les remblais.
Quand arriva le deuxième régiment, il fut immédiatement mis à contribution pour défricher et abattre tous les arbres sur trois cent pas devant les palissades qu’ils allaient construire.
Lorsque la nuit tomba, Kaja se sentait confiant. Il avait l’épée de la promesse que lui avait révélée le vieil homme triste des Monts Birlak. Il avait choisi le lieu de la bataille. Les troupes arrivaient en nombre. Quand le soleil se lèverait, arriverait son régiment préféré, celui des débuts. D’une fidélité sans faille, ce régiment allait être le fer de lance du dispositif qu’il prévoyait. À cet endroit, le fleuve faisait une boucle puis recevait les eaux venues de Cannfou et se dirigeait franchement à l’ouest. Là-bas, était la désolation depuis la grande vague qui avait submergé l’ost du roi. Il régnait, dans le royaume de Tisréal, une lutte pour la succession. Il ne fallait pas attendre des renforts. Restait une inconnue, la Sorcière blanche. C’est en ruminant ces pensées qu’il alla se coucher.
Ce fut en entendant les pleurs qu’il se réveilla. Il se redressa sur son séant. Qui avait pu pénétrer dans sa tente ? Il plissa des yeux pour mieux voir. Son étonnement fut grand en voyant le vieil homme de la grotte des Monts Birlak. Kaja se leva :
   - Que faites-vous ici ? Vous m’aviez dit ne pas pouvoir quitter la grotte.
   - La sorcière qui se fait appeler reine de Landlau est venue.  Ce qui ne pouvait être fait a été fait. De son arme, elle m’a donné la deuxième mort. Ce que tu vois n’est qu’un songe. Je ne peux plus rien pour toi. Ton épée est forte, mais la sorcière est forte de la puissance de Thra. Il te faut aller à Tribeltri. Seule ton épée peut faire ce qui doit être fait.
   - Mais qu’est-ce que je dois faire ?
   - Vous avez appelé, Mon Colonel ?
Kaja se redressa. Un garde venait de pénétrer dans sa tente. Il comprit qu’il avait crié dans son sommeil. Il avait vu le vieil homme en rêve. De quoi avait-il rêvé ? L’Arbre ! L’Arbre Sacré ! Il lui fallait aller à l’Arbre Sacré !
   - Quelle heure est-il ?
   - L’étoile de Lex vient de se coucher, mon Colonel.
   - Réveillez l’état-major ! Réunion au lever du soleil !
   - À vos ordres, Mon Colonel !
Le garde fit un salut impeccable et sortit en courant.
Kaja sortait tout juste de son Conseil quand arriva le régiment des Gayelers. Sans attendre, il les salua. Ils lui firent une ovation. Kaja leur fit une présentation rapide de la situation. Le roi était mort. Tisréal s'interrogeait sur son avenir. Les prétendants au trône avançaient leurs pions. Le but était le contrôle de l’Arbre Sacré. De ce côté de la frontière, l'ennemi se préparait à la bataille mais de l’autre côté sans l’Arbre Sacré pouvait-il y avoir une victoire ?
Quand Kaja annonça qu’ils allaient aller au secours du plus sacré de leur symbole, ils rugirent comme un seul homme. Sans attendre qu’ils se reposent, ils prirent le chemin de Tribeltri. Intérieurement, Kaja sentit une paix l’envahir. Il allait là où l’attendait son destin.
C’est à marches forcées qu’ils firent le chemin qui les séparait de la ville de l’Arbre Sacré. Ils couvrirent la distance en trois jours. Leur arrivée surprit les prêtres. Si leurs gardes avaient fermé les portes de la ville menant vers la capitale, ils n’avaient pas prévu de surveillance contre une troupe venant du pays de Landlau. Kaja, l’arme à la main, se retrouva sur la grande avenue qui menait à la place de l’Arbre Sacré. Son régiment, en formation de combat, s’était déployé, sécurisant le terrain au fur et à mesure de leur progression. Les gardes des prêtres, qui tentèrent d’intervenir, durent se rendre. Trop habitués à parader, ils n’avaient ni l'entraînement ni le désir de se battre.
Kaja pénétra sur la place et se figea. Devant lui, le spectacle était bien différent de ses souvenirs. L’Arbre Sacré semblait s'affaisser. Ses feuilles argentées pendaient tristement au bout de branches amollies.  Les prêtres priaient et sacrifiaient. Kaja rengaina son épée et s’approcha pendant que ses gayelers sécurisaient la zone. Personne ne le remarqua avant qu’il ne soit tout près des estrades. Il toucha une des branches qui s’effrita entre ses doigts, laissant s’échapper une poussière argentée qui alla recouvrir celle qui était déjà au sol. Un des jeunes prêtres poussa un cri d’alarme. Les autres se retournèrent et sursautèrent en voyant un soldat devant eux. Certains eurent un mouvement de recul.
   - N’ayez pas peur, dit Kaja. Je viens en paix.
Il avança de quelques pas. Devant lui, les prêtres reculèrent dans un bruit métallique qui n’était pas sans rappeler le bruit des armures. Kaja de nouveau s’arrêta, et prit conscience que tous les officiants avaient revêtu le grand costume de cérémonie aux mille écailles, d’argent ou d’acier suivant leur rang, qui évoquaient les feuilles de l’Arbre Sacré. Kaja se remit en marche. De nouveau il fendit les rangs des participants. Bientôt, il ne resta que trois prêtres aux habits chatoyants et tintinnabulants qui semblaient faire un rempart.
   - Je suis le Vice-roi Sink.
   - Je sais qui vous êtes, dit la silhouette qui se relevait derrière le rempart humain.
Le grand prêtre se redressa. Ceux qui faisaient obstacle se retirèrent et il passa entre eux. Il était grand et majestueux. Il se planta devant Kaja.
   - Si vous venez le cœur plein du désir de puissance, voyez vous-même. Le roi est mort de mort violente et l’Arbre Sacré se meurt.
   - J’ai vu combien était forte la vague de la déesse. Elle n’a rien laissé. Tous furent engloutis.
   - Youlba nous a condamnés. Nos sacrifices ne l’apaisent pas.
   - Sa fille est la responsable.
   - Bénalki ? Impossible, elle n’est jamais sortie de son lac.
   - Elle a choisi celle que nous combattons, la sorcière aux cheveux blancs. Sans la bénédiction de l’Arbre Sacré nous sommes perdus. C’est elle que je suis venu chercher.
   - Alors, le royaume de Landlau est perdu… L'Arbre se meurt.
   - C’est pour cela que je suis là, dit Kaja en dégainant son épée.
Le grand-prêtre eut un mouvement de recul en voyant la lame nue.
   - Émoque ! L’épée qui avait disparu… Où l’avez-vous trouvée ?
   - Là où elle fut perdue… Dans les monts Birlak !
   - Qui ?... Qui vous l’a donnée ?
   - J’ai creusé pour la trouver. L’ombre d’un vieil homme triste m’a guidé.
   - Vous avez rencontré Tharab !
   - Tharab ?
   - De bouche de prêtre à oreille de prêtre se transmet la légende de Tharab le fidèle. Il fut des temps anciens bien noirs tels que ceux que nous vivons. Si l’on doit la victoire sur le roi Riou à Youlba. Tisréal ne fut pas toujours son protégé. Youlba est une déesse inconstante que la paix n’intéresse pas. Nous étions à l’époque du Seigneur Kraquen. C’était le seigneur d’un petit fief perdu dans les montagnes. Youlba soutenait une horde de guerriers, sans foi ni loi, pillant et tuant. Quand le village du Seigneur Kraquen fut attaqué, ce dernier était à la ville. À son retour, il découvrit le massacre et le pillage. Dans les ruines fumantes d’où s’échappait l’odeur de la mort, il découvrit un enfant survivant. Il le recueillit. Dans la nuit, d’autres villageois revinrent. Ils avaient fui mais ne savaient où aller. Avec leur aide, il enterra les morts. Quand ce fut fait, il décida de poursuivre et de détruire la horde. L’enfant ne voulut jamais le quitter. Il s’accrocha au Seigneur Kraquen comme on s’accroche à une branche quand on se noie. Le seigneur fut touché et l’emmena avec lui. Il lui fallut dix jours pour trouver et rejoindre la horde. Le premier soir, du haut d’une colline voisine, il en découvrit la force. Même indisciplinés, ils étaient bien trop nombreux pour un seul homme. Il attendit la nuit. Il laissa l’enfant endormi et, aussi silencieux qu’un serpent, il se glissa jusqu’au camp ennemi. Il en assomma un et le traîna un peu plus loin. Là, sur un rocher, il l’égorgea comme on égorge un mouton sur l’autel. Il en recueillit le sang pour le mettre dans une outre. Une fois sa besogne finie, aussi silencieusement qu’il était venu, il rejoignit l’enfant. Évitant de le réveiller, il le chargea sur son cheval et, tout en brouillant sa piste, il mit de la distance entre la horde et lui. Il passait un col au petit matin quand l’écho lui amena le cri poussé lors de la macabre découverte.
Deux jours plus tard, le Seigneur Kraquen revint observer la horde. Il les vit gardant leurs armes à portée de la main. Un guetteur observait les environs. La nuit tombait. Ils allumèrent de grands feux. Cela fit sourire le Seigneur Kraquen. Le guetteur serait trop aveuglé par la lumière du feu pour le voir. De nouveau, il laissa l’enfant dormir sous une couverture de feuilles et de branches. il se glissa près du camp et dans la nuit noire, il attendit. Il eut sa chance après le milieu de la nuit. Deux hommes sortirent pour se soulager. Ils avaient l’arme à la main et un fanal. Ils passèrent près de lui sans le voir. Pendant que le premier vidait sa vessie, le deuxième qui tenait la lumière n’entendit pas venir le Seigneur Kraquen. Il mourut sans bruit. Le Seigneur Kraquen soutint le corps qui s’effondrait et attrapa la lanterne avant qu’elle ne tombe.
   - Déconne pas avec la lumière, dit l’autre, tout en se rhabillant.
N’entendant pas de réponse, il attrapa son arme mais trop tardivement pour éviter la lame de l’épée qui lui tranchait la tête. Le Seigneur Kraquen disposa les corps de part et d’autre de la lanterne, la tête vers le bas de la pente pour qu’ils se vident de leur sang. Il récupéra l’enfant, et de nouveau, alla se mettre à l’abri. Quand il revint deux jours plus tard, la horde avait disparu. De nouveau il la pista. Retrouvant facilement la trace de leur déplacement, il redoubla de précaution. Estimant la direction, il prit de la distance avec le chemin qu’ils suivaient. Avec leurs chariots et leurs animaux, le gros de la troupe devait suivre certains sentiers et en éviter d’autres. Le Seigneur Kraquen se déplaça parallèlement à la trace sans la parcourir. Il descendait parfois vérifier et remontait plus haut sur la pente. Il repéra l’embuscade avant que les membres de la horde ne le repèrent. Il s’arrêta, mit prudemment enfant et cheval à l’abri et revint observer. Il laissa la chaleur du jour et l’ennui opérer leur action. Par petits bonds, il se rapprochait des positions. Il profita même de leurs alarmes au passage d’un cerf ou d’un sanglier pour se déplacer plus vite. Il arriva derrière le premier et vit qu’il somnolait dans la chaleur de l’après-midi. Il l’égorgea sans bruit. Il en restait quatre. Ils subirent tous le même sort. Le Seigneur Kraquen fut de retour près de l’enfant avant la nuit. Celui-ci manifesta sa joie de le voir, mais sans faire de bruit malgré son jeune âge. Il avait compris l’importance du silence. Le Seigneur Kraquen continua sa poursuite et sa vengeance.  Dans la horde, la peur s’était mise à régner. Le ribaudes, qui les accompagnaient, avaient fui ne laissant que les guerriers. Certains avaient essayé de déserter. Les autres avaient retrouvé leurs corps vidés de son sang. La horde, ou ce qu’il en restait, fuyait sans s’arrêter dans les monts inhospitaliers et déserts, nombreux en cette époque reculée. Ils fuirent jusqu’à se retrouver dans une vallée étroite et encaissée finissant en cul-de-sac. Au fond, à leur grand étonnement, ils trouvèrent une forge. Ils comprirent, en voyant le forgeron pourquoi il était aussi loin de tout. Son aspect était bestial et sa peau recouverte d’une épaisse couche de cuir. Le forgeron regarda la dizaine d’hommes qui arrivait. Il posa son ouvrage dans le foyer et, le marteau à la main, s’avança vers eux. Il les dépassait tous de plus d’une tête. Il posa son lourd marteau sur le sol. Ils s’arrêtèrent à bonne distance. Il attendit sans rien dire. Le chef de la horde fit deux pas en avant.
   - Je te salue, Presquedieu. Nous venons en paix…
   - Je connais la paix des hommes comme toi… tu viens pour mon or !
   - Non, non, nous passons seulement.
   - Il n’y a pas d’or, ici ! Il y a la mort pour ceux qui en cherchent !
   - Mais nous ne voulons pas d’or !
   - TU MENS ! TU PUES LE MENSONGE !
La créature avait hurlé, les faisant tous trembler. On ne pouvait se battre contre un Presquedieu. Quasi immortels, ils possédaient des dons propres à leurs créateurs. À voir le lieu où habitait ce Presquedieu, le chef de la horde hésita entre le dieu de la terre Thra qui donnait le métal, et Youlba la déesse de la guerre qui voulait des armes. Il tenta de tergiverser :
   - Tu ne vas pas tuer des servants de ton dieu...
   - Tu mens, jamais un dieu ne voudrait de vous comme servant… tu es là pour l’OR !
Le chef de la horde se jeta en arrière, juste à temps, pour éviter le lourd marteau. Le Presquedieu s’avança vers eux en faisant des moulinets de son arme. Ils reculèrent en désordre, fuyant le danger, sans même réfléchir. Trois flèches en clouèrent trois au sol. Les autres se bloquèrent sur place. Ils regardèrent en arrière pour voir où était le Presquedieu qui les chargeait. Deux autres tombèrent. Les cinq autres sautèrent derrière des rochers pour se protéger. C’est là que le Presquedieu les débusqua en faisant exploser la roche à grands coups de marteau. À chaque fois que l’un d’eux tentait de fuir, une flèche le clouait sur place. Quand le dernier fut au sol, le Presquedieu se tourna vers la vallée et posa son lourd marteau. Appuyé dessus, il attendit. Au sol, les blessés tentaient de s’éloigner de la créature. On entendit le bruit d’un cheval qui avançait au pas. Le Presquedieu ne bougea pas. Quand il vit apparaître le Seigneur Kraquen sur sa monture, il attendit. Il le regarda approcher. Arrivé près du premier blessé, le Seigneur Kraquen mit pied à terre. Il assura l’enfant sur la selle et dégainant sa dague, s’approcha de l’homme qui tentait de fuir. L’homme tenta de se défendre malgré la flèche qui lui traversait le poumon. Le Seigneur Kraquen para sans difficulté l’épée tenue par une main chancelante et égorgea l’homme sans autre forme de procès. Sortant une timbale de sa poche, il recueillit une partie du sang et alla le verser dans une outre accrochée à la selle. Laissant le corps qu’agitaient encore quelques soubresauts, il recommença avec le deuxième blessé. Voyant cela, les autres membres de la horde se traînèrent le plus loin possible. Le chef de la Horde se mit debout sur sa jambe saine et, tenant sa cuisse traversée d’une flèche, il sautilla. Le Presquedieu ne le laissa pas faire. D’un coup de marteau bien ajusté, il lui brisa les deux genoux. L’homme s’effondra en hurlant. Le Presquedieu reprit sa pose et regarda avancer le Seigneur Kraquen qui égorgeait les membres de la horde les uns derrière les autres. Quand il arriva au chef, le Presquedieu se releva :
   - Ta haine est féroce et tenace, dit-il au Seigneur Kraquen. Cela plaira à ma déesse. Laisse celui-ci, il nous servira plus tard.
Il attrapa le chef de la horde par un pied et le jeta sur son épaule comme un vulgaire sac. L’homme hurla avant de sombrer dans l’inconscience. Le Seigneur Kraquen attrapa la bride de son cheval. Il jeta un coup d’œil à l’enfant. Celui-ci ne quittait pas le Presquedieu des yeux, comme hypnotisé par le géant. Ils le suivirent dans l’espace immense de sa grotte. Pendant que le Seigneur Kraquen s’occupait du cheval et de l’enfant, le Presquedieu ravivait son feu. Il avait accroché le chef de la horde comme un vulgaire jambon. Quand la forge prit des teintes rouges orangées, le Presquedieu regarda le Seigneur Kraquen.
   - Tu es venu avec ta haine, c’est bien, mais es-tu celui que j’attends ?
   - Comment le saurais-je ?
   - Viens !
Le Presquedieu entraîna le Seigneur Kraquen et l’enfant vers le fond de la salle.
   - Regarde ! Vois-tu cette pierre ? Elle me fut donnée par la déesse un soir de tempête.
Le Seigneur Kraquen regarda le rocher que lui montrait le Presquedieu. Elle était noire, parcourue de veines bleutées remplies de lumière. Il n’en avait jamais vu de pareil. Il avança la main pour la toucher.
   - Non, ne la touche pas. Elle prendrait possession de ton cœur…
Le Presquedieu lui donna des gants :
   - Avec cela tu vas tenir le burin pendant que je frapperai.
Il lui fit mettre l’outil à un endroit précis en lui demandant d’appuyer fort. Au premier coup, le Seigneur Kraquen eut l’impression que toute la force du coup le traversait. Ce fut comme si un tremblement de terre le remuait. Il tint bon. Le deuxième coup fit jaillir une étincelle tout en retentissant douloureusement dans ses épaules. Le troisième fut encore plus fort. Au quatrième, il y eut un grand craquement. un morceau de la roche venait de se détacher. L’enfant poussa un cri. Un éclat venait de le frapper. Le Seigneur Kraquen se précipita vers lui. À part une petite plaie au-dessus de son œil droit, tout semblait normal. Le Presquedieu s’approcha.
   - Il vivra mais il sera Tharab.
   - Tharab ?
   - Oui, celui qui sert la pierre. Il sera le serviteur de ce morceau de roche divine.
Le Presquedieu se détourna et ramassant la roche avec une longue pince, il la mit dans la fournaise de la forge. Le feu prit des teintes bleues tout en ronflant. Le Presquedieu se mit à forger. Le bruit du marteau sur le métal se mit à faire résonner la grotte. En même temps l’enfant Tharab se mit à être secoué de spasmes à chaque coup sur la roche en fusion. La nuit était tombée depuis longtemps quand le Presquedieu remit le métal dans le foyer. Dans les bras du Seigneur Kraquen, l’enfant Tharab se calma. Ce fut de nouveau le cauchemar quand le Presquedieu reprit son martelage. Le Seigneur Kraquen ne sut jamais combien de temps cela dura. Cela prit fin quand le Presquedieu s’approcha de lui en tenant dans ses mains une épée aux lignes bleues.
   - Maintenant, tu peux la tenir !
Le Seigneur Kraquen prit l’arme que lui tendait le forgeron. Il sut qu’elle était parfaite pour lui.
   - Elle est fille de la déesse et de ta haine. Ainsi son nom sera Émoque, celle qui tuera avec joie tous ceux que tu hais…
Le grand prêtre s’arrêta dans son récit. Kaja regarda l’épée comme s’il en voyait une pour la première fois.
   - La légende se poursuit et raconte comment le Seigneur Kraquen devint le roi Kraquen et comment Tharab devint le serviteur de Émoque, l’épée du roi. Le fils du fils du roi Kraquen était un faible et il est mort dans la bataille des monts Birlak. Le jour même de la bataille, Tharab disparut. On ne retrouva jamais ni l’épée ni Tharab. La légende dit que seul son serviteur qui pleure le roi Kraquen pourra la donner à celui qui en est digne.
Le silence se fit entre eux. Puis, le grand prêtre, d’un geste large et las, désigna l’Arbre Sacré :
   - Mais c’est trop tard, l’Arbre se meurt.


mercredi 1 juillet 2020

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...92

Kaja s’arrêtait dans tous les villages pour écouter ce que lui disaient les policiers. Partout, il entendait les mêmes rapports. Les gens ne se révoltaient pas. Pourtant les policiers rapportaient combien ils sentaient la colère et l’opposition. La peur tenait encore le peuple mais pour combien de temps. Sink incorporait les policiers de confiance, c’est-à-dire les seigneurs, au fur et à mesure de sa progression, ne laissant dans le village traversé que les adjoints tous issus de la population locale. Arrivé au premier gros bourg, il décida d’une pause. Le fort local ne disposait que d’une vingtaine de policiers de confiance. Avec ceux que Sink avait recrutés sur le trajet, il disposait d’une cinquantaine d’hommes.
   - Et c’est la plus grosse garnison jusqu’à Cannfou ?
   - Oui, mon colonel. Avec la destruction de la ville, seul un fou penserait qu’on peut la défendre contre des adversaires en nombre, descendant de la ville haute. Talpen m’a laissé un message pour vous. Si, comme il pensait, Cannfou était indéfendable, il irait prendre position sur le mont Birlak.
   - Le mont Birlak ?
   - C’est une sorte de château fort naturel tout en pics et en dédales. 
Kaja tiqua. Il ne se voyait pas s’enfermer dans un fort pour attendre. Il aurait préféré une guerre de mouvement. Tout dépendait des forces en présence. Talpen avait avec lui une dizaine d’hommes. Rassemblés, ils seraient assez nombreux pour tenir tête à une armée. Où était Ankakla maintenant ? Il disposait d’une escouade. Son dernier rapport parlait de patrouille pour vérifier des informations. Les rebelles avaient peut-être trouvé un autre chemin pour descendre. Il avait un quart d’escouade assez entraînée et pouvait compter sur le régiment des Gayelers pour les rejoindre au plus vite. Il savait que les autres barons ne se dépêcheraient pas autant. Leurs hommes ne tiendraient pas le rythme des marches forcées.
Sa nuit fut peuplée de cauchemars. La plaine se couvrait de guerriers rebelles, et lui était seul, avec pour seule arme la branche de l’arbre sacré. Il se réveilla quand les ennemis chargèrent. Il écouta la nuit. Tout semblait calme dans ce fort. Son esprit dériva sur l’armée qu’il allait combattre. Ses informateurs laissaient entendre que de nombreux hommes, parmi les autochtones, disparaissaient pour aller grossir les rangs des rebelles. Personne n’avait d’estimation fiable. Il allait vers l’inconnu.
Armés pour la guerre, les cinquante hommes partirent à l’aube. Tous savaient que la journée serait longue et le barda pesant.
Quand la lune se leva, ils marchaient encore. Ils étaient épuisés. Kaja donna l’ordre de repos. Ils étaient dans un bois assez touffu. L’étoile de Lex allait se lever. Ils eurent juste le temps de monter les abris comme le faisait les marins. Chacun sortit ses provisions et mangea en silence. Kaja était seul dans son abri. Comme ses hommes, il avait beaucoup souffert. Il s’allongea et ferma les yeux. Il se réveilla en sursaut. Son frêle abri de roseaux s’était effondré. Il aurait dû être dans un bois et il se retrouvait au milieu de rien. Un peu plus loin il vit une lueur. Il dégagea son épée et s’avança à pas de loup. Il vit une file de personnages flous et luminescents avançant lentement. Il s’interrogea sur ce qu’il voyait. L’un d’eux tourna la tête vers lui. Cette silhouette lui était familière. Il chercha dans sa mémoire sans pouvoir mettre un nom sur cette forme qui s’était arrêtée. Kaja continua à s’approcher de la file qui maintenant ne bougeait plus. La silhouette familière s’exprima d’une voix lasse :
   - Tu es venu ! Tu as tenu ta promesse.
Kaja sursauta. Même la voix, bien que déformée, lui était connue.
   - Tu sais, je n’y croyais pas trop… Enfin, cela n’aurait pas dû arriver. On aurait dû vaincre et non mourir…
Ankakla ! Kaja avait devant lui Ankakla ou ce qu’il en restait. Ankakla le fidèle, celui qui avait partagé son enfance. Des souvenirs lui remontèrent à l’esprit. Encore jeunes, ils avaient vécu de multiples aventures. Fils dernier d’un baron peu fortuné du voisinage, Ankakla avait trouvé auprès de Kaja la reconnaissance qu’il n’avait pas ailleurs. Quand le(s) destin allait les séparer, Ils s’étaient jurés de se retrouver et de s’accompagner jusqu’à la mort. Ankakla avait rejoint la police avant Kaja et végétait dans un fort quand il entendit parler du colonel Sink. Il avait été un des premiers à répondre à l’appel de Selvag. Kaja se souvenait de l’émotion qui l’avait étreint quand ils s’étaient revus. Il avait fait de Ankakla un commandant d’escouade et lui avait confié les missions secrètes et périlleuses. Et voilà qu’aujourd’hui ou plutôt cette nuit, il le voyait sous la forme de cette silhouette évanescente.
   - Mais que… quoi ?
La voix de Kaja s’était étranglée par l’émotion. Ce qui restait d’Ankakla reprit :
   - L’information nous était venue qu’un groupe de rebelles avait trouvé un autre chemin pour descendre de la vallée en évitant le saut de Cannfou. Nous les avons trouvés près d’un village au sortir de la forêt qu’ils appellent la Wessi. C’est une zone de champs qui nous était favorable. J’ai mis les Gayelers en position de combat. Le soleil levant nous était favorable. Leurs quelques archers visaient mal et lentement…
La voix d’Ankakla avait des hauts et des bas. Il était parfois presque inaudible.
   - On a compris qu’ils fuyaient… Au début, on a cru à un piège. On a commencé la poursuite avec prudence. Le premier groupe qu’on a accroché n’était pas de taille. Il nous a juste retardés. Puis on a réglé leur compte aux fuyards qu’on rattrapait. J’ai fait accélérer les hommes quand j’ai estimé qu’ils allaient fuir jusqu’à l’heure de l’étoile de Lex. Il parait que les bayagas sont leurs alliés.
Ce qui restait d’Ankakla émit un bruit de reniflement :
   - C’est là que j’ai eu tort… J’aurais dû sentir que cette sorcière blanche nous tendait un piège… Les gayelers voulaient le combat et en finir. On les a adossés à un escarpement quand le soir tombait. Même à quatre contre un, ils ne faisaient pas le poids.
La voix devint comme une plainte sourde :
   - C’est à ce moment-là qu’elle est arrivée… Elle a surgi comme cela, de nulle part, avec ses léopards aussi blancs que ses cheveux. Serral s’est porté à sa rencontre avec ses hommes. Je n’avais jamais vu cela. C’était beau comme une danse et mortel comme une exécution. J’ai vu tomber les dix hommes avant d’avoir le temps de comprendre. J’ai hurlé pour qu’on se rassemble. Ils ont hurlé leur joie de voir la sorcière. On a fait face. Elle a pénétré dans nos rangs comme le moissonneur dans son champ. Les léopards semblaient s’être mutipliés autour d’elle. Je lui ai fait face tout en ordonnant le repli. J’ai tenu, Kaja, j’ai tenu aussi longtemps que j’ai pu. Mais elle allait trop vite et ses coups étaient trop ajustés. Je suis tombé parmi les derniers… Je suis mort en entendant le cri de leur victoire… de sa victoire, Kaja. Je suis venu te dire que je m’en vais là où je souhaite que tu ne viennes pas et te prévenir.
La silhouette d’Ankakla semblait se dissoudre comme une brume au soleil. Bientôt Kaja fut seul dans la nuit noire. C’est alors qu’il vit immenses la sorcière et ses léopards courant dans sa direction. Plus elle avançait et plus elle grandissait. Kaja dégaina son épée. Elle était plus haute maintenant que l’Arbre Sacré. Elle allait l’écraser. Il leva les bras pour se protéger de la botte noire qui s’abattait sur lui…
Kaja sentit le choc et poussa de toutes ses forces. Il se retrouva assis dans ce qui restait de son abri. Une branche était tombée presque sur sa tête. C’est elle qui l’avait touchée. Il regarda autour de lui. La lune brillait et tout semblait tranquille. Les images du cauchemar lui revinrent à l’esprit. Où était vraiment Ankakla ?

Riak était en colère. Le général n’avait pas respecté ses ordres. Elle avait dû se battre avant d’être au fleuve. Elle leur avait dit de rester tranquille jusqu’à ce qu’elle les rejoigne. Elle était arrivée en pleine bataille. Elle avait senti la mort de loin alors qu’elle était encore près de Cannfou avec les archers et les jeunes recrues. Elle avait entendu les léopards feuler de colère et leur avait donné l’ordre de la conduire là-bas. Ils avaient atterri sur un gros rocher dominant le paysage. Au pied de l’escarpement, elle avait reconnu l’uniforme des policiers et Costané qui se battait comme il pouvait. Ses hommes ne faisaient pas le poids. Ils avaient l’avantage du nombre mais malgré cela ils perdaient pied.
   - Tchitoua, on y va !
Le léopard des neiges avait bondi suivi de Riak et de la femelle. Elle s’était retrouvée sur l’arrière de l’escouade des policiers. Son épée avait tranché la vie des derniers avant qu’ils ne comprennent qu’un nouvel ennemi était là. Les léopards éclaircissaient aussi les rangs policiers. Elle avait admiré la qualité des manœuvres de ceux qu’elle combattait. Ils avaient fait face avec détermination et courage dans un ordre parfait. S’ils se battaient bien, il leur manquait la rapidité. Et puis Riak sentit de nouveau à la limite de son champ de vision cette autre elle-même. Ce fut comme si un ouragan s’était déclenché. Il ne resta bientôt plus que le chef encore debout. Même blessé, il fit face. Riak faillit le gracier. L’ombre noire ne lui en laissa pas le temps. Son épée noire lui transperça le cœur et Riak le vit s’écrouler devant elle.
Costané arriva immédiatement et mit genou à terre pour remercier sa reine. Dans ses yeux, il y avait une admiration absolue. Riak accepta ses salutations du bout des lèvres. En elle, une sorte de colère mêlée de peur venait de naître. Cette ombre, double d’elle-même, la troublait profondément. Pleine de ce sentiment, elle passa ses nerfs sur le général qui accepta tous les reproches avec des “Oui, ma Reine…” qui ne la calmèrent pas.
   - Les autres arriveront demain et puis il faudra attendre l’intendance !
   - Oui, ma Reine.
   - On va installer un camp par ici !
   - Oui, ma Reine.
   - J’ai un cours d’eau non loin. Envoyez des hommes reconnaître le terrain…
   - Oui, ma Reine
   - Je repars voir l’autre armée. Je reviens après…
   - Oui, ma Reine.
Riak appela les léopards et ils disparurent tous les trois sous les vivats des survivants qui admiraient cette combattante qui avait eu raison de ces ennemis qui les taillaient en pièces.
   - Oh ma Reine ! s’exclama Mitaou. Vous vous êtes battue !
La remarque de Mitaou lui mit du baume au coeur.
   - Il faut vous changer …
Bemba arriva sur ces entrefaits.
   - Que s’est-il passé ? Je vous ai vu disparaître d’un coup...
   - Costané a désobéi… et s’est retrouvé engagé dans un combat pour lequel il n’était pas prêt, répondit Riak à Bemba et Jirzérou qui venaient d’arriver. Il nous faudra marcher beaucoup demain pour le rejoindre. Prévenez les hommes !
   - Mais, ma Reine, dit Mitaou qui voyait Riak prête à repartir, vos affaires sont avec l’intendance qui va arriver.
    - Merci, Mitaou. Je verrai cela plus tard. Je vais aller donner mes ordres au général.
Quand Riak revint, elle admira l'efficacité de Mitaou. Elle avait réussi à monter un véritable palace de toile avec un bassin pour les ablutions. Riak découvrait l’étendue des talents de celle qu’on lui avait donnée pour servante. Mitaou commandait une escouade de servantes pour assurer le bien-être de Riak. Ce qui amusait le plus Riak était de voir Mitaou traiter les léopards des neiges comme de gros chats, n’hésitant pas à les caresser derrière les oreilles ou à les houspiller s’ils étaient dans le chemin. Ces simples gestes la plaçaient au-dessus des autres qui n’osaient pas s’approcher des fauves.

Kaja marchait en tête de ses hommes. Il ne pouvait oublier son rêve de l’autre nuit. L’image d’Ankakla semblait le hanter. Sur ses épaules, son barda semblait peser plus lourd que de coutume. Derrière lui, la colonne qui le suivait semblait partager son humeur. La fatigue se faisait sentir. Le silence était de rigueur. Chacun restait enfermé avec ses pensées. Trois jours qu’ils marchaient sans savoir ni où ils allaient ni s’ils allaient se battre.
Kaja, depuis son cauchemar, avait décidé de ne pas chercher Ankakla mais d’aller au mont Birlak. Talpen devait s’y être réfugié. Face à une armée, il n’avait pas assez d’hommes. Il lui faudrait attendre l’arrivée des gayelers, voire de toute la troupe. La journée passa lentement, très lentement. Ils arrivèrent dans la région des monts en fin de journée. Kaja se sentait épuisé. Pourtant il donna les ordres pour que chacun se prépare au combat. Il vit l’inquiétude sur les visages fatigués des hommes. Seuls ses gayelers semblaient capables de faire face. Il regarda la zone dans laquelle ils allaient s’engager. Elle était parfaite pour tendre une embuscade ou pour servir de refuge. Il n’y avait aucune visibilité lointaine et suffisamment de caches pour dissimuler tous les hommes nécessaires. Kaja se dit qu’appeler monts ce tas de cailloux était un peu exagéré. Si leurs formes rappelaient les montagnes, elles n’en avaient ni la hauteur, ni la prestance. Le chemin longeait une falaise avant de s’engager dans un étroit passage. S’il y  avait là le seul passage, alors les mont Birlak étaient autant un château fort qu’un piège.
Il était encore à examiner les lieux quand il entendit la voix de Talpen.
   - Mon Colonel ! Mon Colonel !
Regardant au-dessus de lui, il vit son lieutenant et quelques hommes.
   - Vous pouvez passer, nous avons sécurisé tous les monts.
Kaja fit un signe de la main pour saluer Talpen et fit avancer la colonne de ses hommes. Dès qu’ils furent arrivés au milieu des monts Birlak, Talpen vint saluer Kaja et tout de suite lui posa la question de l’arrivée de l’armée. Kaja grimaça un peu en avouant qu’il fallait attendre plusieurs jours avant de la voir arriver. Le sourire de Talpen s’effaça :
   - L’armée des rebelles sera là avant, mon colonel !
   - Ce lieu me semble assez défendu pour attendre le gros des troupes…
   - Oui, mon colonel, mais Ankakla n'est pas revenu. C'est un mauvais augure.
   - Je sais, Talpen, nous sommes trop peu nombreux mais nous sommes entraînés… On ne peut pas en dire autant de leur armée.
Kaja regarda le ciel.
   - Il est trop tard pour faire quelque chose ce soir. Les hommes sont fatigués. Nous ferons le point demain.
Talpen guida les arrivants vers les grottes qu’ils avaient investies. Il montra ensuite à Kaja, un endroit où il pourrait s’installer tranquillement. Kaja désigna une autre entrée :
   - Et pourquoi pas celle-ci ?
   - Parce que ceux qui ont essayé d’y dormir n’ont pu y rester. Ils ont été assaillis par des entités… peut-être des Bayagas… Ils ont eu trop peur et se sont sauvés en pleine nuit…
Kaja examina la grotte. Elle était bien sèche et sans courant d’air. Il décida malgré les avertissements de son lieutenant d’y rester pour la nuit. Il avait envie d’être un peu seul. Les bayagas ne lui faisaient pas peur. Il avait sur lui sa branche de l’Arbre Sacré.
La soirée fut courte. Tous avaient besoin de repos. Kaja se retira dans la grotte qu’il avait choisie. Il s'endormit très vite tout en pensant à son ami.
Ce fut la sensation d’un danger qui le réveilla. Sans bouger, le poignard à la main, il écouta. Comme il n’entendait rien, il ouvrit à moitié les yeux. La grotte était noire hormis le morceau de ciel qu’il voyait du côté de l’entrée. C’est là qu’il découvrit l’ombre d’un homme qui le regardait. Il resta un moment immobile. Rien ne bougeait. Il finit par croire que ses yeux le trompaient. Avec les sentinelles dehors, personne n’aurait pu passer sans donner l’alerte. Kaja remua lentement prêt à frapper. La silhouette ne fit pas un geste. Kaja était maintenant debout. Il voyait maintenant parfaitement cette forme entre lui et l’entrée de la grotte. C’était une ombre sur un ciel d’ombres. Il dut poser le poignard pour battre le briquet et allumer la petite bougie qu’il gardait à côté de sa tête. Il reprit son poignard et éclaira devant lui. Il vit un vieil homme au visage d’une tristesse absolue. Ils restèrent quelques instants à se regarder sans bouger.
   - Qui êtes-vous, demanda Kaja ?
L’homme ne répondit pas. Son visage semblait en proie à d’intolérables souffrances. À le regarder, Kaja était sûr que ce personnage n’avait rien à voir avec les bayagas. Il se rapprocha doucement. Kaja était maintenant tout près de ce vieillard. Il reposa sa question :
   - Qui êtes-vous ?
Des larmes se mirent à couler sur les joues du vieil homme.
   - La branche… tu es le porteur de la branche !
La réponse laissa Kaja sans voix. Il laissa redescendre sa main droite pointant le poignard vers le sol pendant que de sa main gauche, il touchait la branche aux feuilles d’argent qu’il gardait contre lui.
   - Que ? Quoi ?
Kaja balbutiait en voyant la silhouette devant lui qui commençait à luire doucement.
   - Tu ne sais pas, mais je vais t’apprendre, après je te montrerai là où il te faudra creuser. Maintenant écoute l’histoire de ton peuple, porteur de la branche.

Quand Talpen se leva et réveilla ses hommes, le soleil se levait à peine. Il découvrit Kaja debout sur le poste de guet. Il regardait le disque solaire se lever. Talpen vit sa silhouette toute auréolée de lumière et il remarqua à sa main une longue épée brillante. Cela dura un instant et puis Kaja se retourna.
   - Fais préparer les hommes, on s’en va !
   - Mais… Mais…
   - Il n’y a pas de “mais”. Ankakla est mort ainsi que les siens. L’armée des rebelles vient vers nous. La victoire n’est pas pour nous aux Monts Birlak. Nous mangerons en route. Il faut partir.
Les galeyers obéirent sans poser de question. Les autres policiers fatigués par les marches forcées, renâclèrent. Kaja demeura inflexible. Avant que le soleil n’ait atteint le dixième de sa course, la troupe était en marche.

Riak marchait en tête de ses hommes. Il y avait des ennemis aux Monts Birlak. Des paysans étaient venus prévenir avec le secret espoir de voir la reine. Ils n’avaient pas été déçus. Riak s’était chargée de les interroger. Elle leur avait posé de nombreuses questions sur les monts Birlak. Ils lui avaient décrit les lieux, insistant sur le côté défensif de ce massif. Les policiers de leur village disaient qu’avec dix hommes, on pouvait repousser une armée. Cela avait contrarié Riak. Elle aurait voulu faire manœuvre vers le fleuve et elle était obligée d’aller nettoyer un nid d’ennemis. Après ce qu’elle avait vu des manœuvres de Costané et de ses troupes, elle doutait de leur pouvoir d’éradiquer la menace. Elle avait décidé de faire le détour. Elle ne doutait pas d’elle et des léopards. Elle allait régler le problème.
Il leur fallut plusieurs jours pour que les deux armées de Riak ne se rejoignent et arrivent près des monts Birlak. Elle était acclamée à chaque village. Tous les seigneurs policiers avaient déserté leur poste. Personne ne savait où ils avaient fui. Ils devaient avoir rejoint les forces ennemies. Riak pensait comme la majorité qu’elle allait les retrouver en arrivant aux Monts Birlak.
Les éclaireurs vinrent signaler leur découverte. Il y avait des policiers aux Monts Birlak.
   - Ils tiennent les passes. Personne ne peut passer.
   - Il y a combien de passages, demanda Riak qui arrivait ?
   - Cinq, ma Reine, dit le chef des éclaireurs en mettant genou à terre.
   - Eh bien, prenez position. Empêchez-les de sortir. Costané ! Où est Costané ?
   - On le prévient, ma Reine, il arrive.
Riak était nerveuse, les léopards aussi. Ils tournaient autour d’elle en feulant doucement. Quelque chose n’allait pas. Elle mit la main sur la tête de Tchitoua. Le mâle s’arrêta et ronronna. Il reprit pourtant ses
va-et-vient comme s’il invitait Riak à le suivre. Riak mourait d’envie de la suivre mais il y avait ces policiers aux Monts Birlak. Elle faillit partir quand elle vit Costané qui arrivait en courant presque.
   - Oui, Ma Reine !
   - Il y a là-bas, dit Riak en désignant les Monts Birlak, des ennemis. Leur position d’après les éclaireurs est sûre. N’attaquez pas. Faites-en le siège et attendez que je revienne.
Elle avait à peine fini de parler que la femelle, qui était derrière elle, se mit à la pousser. Riak n’attendit pas, et tout en posant la main sur la tête du félin, épousa leurs pas.

Riak mit quelques instants à se repérer. Elle était près du château de Virme. Elle passa en trombe devant les quelques paysans déguisés en garde. Ils firent un bond en arrière en voyant Riak et les deux félins courir vers eux. Arrivée dans la cour, Riak s’orienta. Le corps de logis principal était sur la droite. Elle monta le grand escalier sans s’arrêter pour saluer ceux qui se trouvaient là. Elle ne remarqua même pas leur étonnement et leur retard à la saluer. Elle entra dans la grande salle d’apparat. Son arrivée en trombe figea la scène. Pramib, en habit luxueux, avait la main levée prête à frapper une femme qui levait un bras pour se protéger. Séas, assis sur le trône de Virme, regardait la scène tout en piochant des friandises dans un bol sur le guéridon qui jouxtait le siège.
 Pramib baissa la main, plaqua un sourire à ses lèvres et minauda :
   - Ah Riak ! Ma chère enfant !
Riak eut le rictus de ceux qui mâchent du citron. Elle s’approcha lentement laissant le regard de Pramib se remplir d'inquiétude.
    - Que faites-vous là ?
Pramib n’eut pas le temps de répondre. Un homme venait d’entrer en courant. Il mit genou à terre :
   - Ma Reine, je suis Izio, l’intendant de ce domaine. J’ai installé votre famille du mieux que j’ai pu…
Riak tourna le visage vers lui. Izio eut un petit mouvement de recul devant les deux yeux flamboyant de colère qui le toisaient.
   - Qui te l’a demandé ?
   - La princesse Pramib… elle n’est pas de votre famille ?
   - Si, malheureusement si, répondit Riak.
Elle se retourna vers Pramib.
   - Tu crois que les choses vont se passer comme cela ? Rappelle-toi tes dernières paroles !
   - Mais Riak, je ne savais pas que …
   - NON, tu ne savais pas et tu n’as pas cherché à savoir ! Maintenant tu voudrais jouer les grandes dames.
   - Mais je suis ta mère ….
   - Tu as fait ton devoir… Je ferai le mien… mais sache que tu as choisi, même si tu ne le sais pas…
Riak se tourna vers Izio.
   - Écoute bien mes ordres, Izio l’intendant. Et vous tous, soyez témoins...
Riak se tourna vers Pramib  pour continuer :
   - … La … princesse Pramib aura droit à un appartement avec son fils. Elle aura droit aux marques d’égard dus à son rang… mais vous n’avez pas d’ordres à recevoir ni d’elle ni de son fils.
Séas, qui suivait la scène la bouche ouverte, se leva d’un bond, rouge de colère :
   - Non, mais ça va pas !
Il n’alla pas plus loin dans sa diatribe. Tchitoua venait de bondir vers lui. Séas se réfugia au fond du siège en hurlant de peur.
Riak régla le sort de Pramib et de Séas, donnant les limites de leur “pouvoir”. Le visage de Pramib était devenu gris. Séas, recroquevillé sur le trône de Virme, tremblait en regardant le léopard. Puis elle demanda :
   - Où est Tchuba ?
Ce fut Séas qui répondit d’une voix chevrotante :
   - Papa est à la ferme… Il a pas voulu venir… Il a dit qu’il pouvait pas laisser ses bêtes…
Riak eut un sourire. Elle reconnaissait bien là son père, même s’il n’était qu’adoptif. Elle se tourna vers Izio :
   - Des questions ?
   - Non, ma Reine, tout est maintenant très clair.
Sa disparition derrière ses léopards laissa les protagonistes sans voix pendant un moment.
Riak se retrouva à courir dans la vallée. Elle fut étonnée de voir tout ce monde. Une voix cria :
   - LA REINE ! LA REINE EST REVENUE !
Tous les présents mirent genou à terre. Seule une silhouette resta debout. Riak courut vers elle. La grand-mère riait de joie à voir cette jeune femme courir souplement accompagnée de deux fauves blancs. Elle ouvrit les bras pour accueillir Riak qui s’y jeta comme une enfant.
Riak resta dans la vallée pendant deux jours. Elle écouta Sorayib raconter, avec humour, l’apparition de tous ces gens qui voulaient les aider, et se mettre à leur service. Il avait dû trier le bon grain de l’ivraie et repousser ceux qui ne voyaient en eux que des moyens de s’approcher du pouvoir.
Le lendemain, elle vit arriver Lacestra. Il salua Riak, Sorayib et la grand-mère avec la même déférence.
   - J’étais au village quand vous êtes arrivées au château. Je n’ai pas eu le temps de vous saluer là-bas. L’intendant m’a raconté votre arrivée. Elle a fait des heureux, votre mère avait beaucoup d’exigences.
Riak écouta Lacestra raconter les transformations dans la vallée. La mère du Sachant avait eu droit aux honneurs et on lui avait réservé le palais de Vrenne où elle avait vécu comme simple couturière. Sorayib avait refusé de quitter sa vallée. Les gens étaient alors venus lui rendre hommage et l’aider. Pramib, quand elle avait compris ce qu’était devenue Riak, était devenue blanche comme une morte et puis elle avait décidé que tous les sacrifices qu’elle avait faits pour cette fille méritaient bien une compensation. Elle s’était fait reconnaître. Elle avait pu ainsi imposer son bon vouloir. Les gens avaient vite déchanté devant ses exigences et son caractère. Le fils ne faisait pas mieux que la mère. Seul Tchuba avait continué sa vie refusant d’être autre chose que ce qu’il était. Il acceptait quand même les hommages et l’aide de ceux qui venaient le voir. Mais comme il ne promettait rien au nom de sa fille la reine, il avait retrouvé sa vie habituelle.
    - Je suis venu, Ma Reine, parce que je m’inquiète. On me parlait régulièrement du sachant dans les messages mais, depuis quelques temps, personne se semble l’avoir rencontré. Les grands marcheurs ne savent rien. Les dernières nouvelles le situaient sur la route de Sursu. Il demandait à tous de laisser la reine libérer le pays et refusait que l’on prenne les armes en dehors de votre armée. Il a donné l’ordre à ceux qui voulaient se battre de vous rejoindre. Des volontaires arrivent régulièrement. Dans la vallée, nous organisons leur voyage et nous essayons de les encadrer. Bientôt vous aurez plus d’hommes que le vice-roi.
   - Mais combien savent se battre, vraiment ?
Quand Riak se mit en route avec les léopards des neiges, l’inquiétude l’habitait. Elle avait perdu cette sensation de présence qui l’accompagnait depuis si longtemps. Koubaye lui manquait. Elle n’eut pas le temps de s’appesantir dessus quand elle arriva aux monts Birlak. Le général Costané avait commencé à faire le siège de la forteresse naturelle. Il avait fait abattre des arbres et construire des palissades qui avaient pour vocation de s'étendre en un véritable mur d’enceinte. Cela irrita Riak. Combien de temps allait-on perdre ? Elle pensa au vice-roi qui devait se préparer à la bataille. Elle estimait que le temps jouait contre elle. Que lui aurait conseillé Koubaye ? Comme elle n’avait pas la réponse, elle suivit son instinct. Elle félicita Costané de son initiative. Elle découvrit en le suivant que les défenseurs n'étaient pas restés inactifs. Il y avait des flèches fichées dans les palissades et on apercevait des barricades sur les chemins d’accès.
   - Il va nous falloir du temps, Ma Reine. Leur position est inexpugnable par la force. Si on donne l’assaut, nous aurons trop de perte.
   - Je suis bien d’accord, répondit-elle. Mais nous n’avons pas assez de temps.
   - Les messagers qui viennent de la vallée me parlent de renforts et de nombreux hommes qui vont se joindre à vous pour chasser les seigneurs. 
   - Je sais. Nos forces vont plus que doubler. Pourtant elles manqueront d’armes et de savoir-faire. Croyez-vous que le vice-roi et son armée de barons attendent que nous soyons prêts ?
Costané ne répondit rien. En deux jours, il avait vu mourir quatre soldats trop imprudents qui étaient passés trop près des falaises des monts Birlak. Il avait estimé à une ou deux centaines les policiers présents dans le dédale de roches dont il tentait de faire le siège. Lui et la reine se tenaient sur une des plateformes de surveillance devant ce qu’on pourrait appeler l’entrée principale des Monts Birlak. Autour d’eux se tenaient quelques soldats armés et d’autres apportant des troncs fraîchement coupés pour continuer les travaux. Brusquement une cavalcade se fit entendre. Les policiers chargeaient. Armés de lances, les cavaliers se dirigèrent droit sur Riak et Costané. Derrière eux, une haie d’archers s’avança jusqu’à une distance de tir. Costané hurla des ordres. Les quelques soldats armés se mirent en position sur la palissade. Riak avait déjà récupéré l’arc d’un archer et pris son carquois. Ses flèches s’envolèrent les unes derrière les autres. La première n’était pas encore à mi-chemin de sa cible que la suivante était partie. Puis elle jeta à terre l’arc et le carquois vide et sauta devant la palissade, courant au devant des chevaux. Derrière elle, les deux léopards lui avaient emboîté le pas. Trop rapide pour ses ennemis, elle désarçonna le premier, trancha les pattes du cheval du deuxième, esquiva sans effort la lance du troisième laissant les léopards, aussi vifs qu’elle, achever ce qu’elle avait commencé. La dizaine de cavaliers fut à terre alors que les policiers décochèrent leurs premières flèches. Elle s’attendait à être prise pour cible. Elle vit les flèches passer haut au-dessus d’elle. Elle comprit que les ordres des policiers étaient de faire autant de dégâts que possible dans les rangs ennemis pas de la prendre pour cible. Elle se remit à courir vers sa palissade, regardant ses troupes réagir avec beaucoup trop de lenteur  à son goût. Elle atteignit le rempart de Costané après la première pluie de flèches. Elle récupéra l’arc d’un archer qui venait d’être blessé. Et sans attendre elle vida un nouveau carquois. Si sa première salve avait touché des cavaliers, la seconde fit des trous dans la haie de policiers. À court de flèches, elle se précipita à la recherche d’un carquois plein. Elle n’eut pas le temps de le trouver. Elle entendit les cris des guetteurs signalant le repli des ennemis.
On fit le compte des blessés et des morts. Riak réconforta la dizaine d’hommes touchés. Elle vit l’admiration dans leurs yeux. Elle avait décimé tous les cavaliers, tous les chevaux et plusieurs archers. Elle avait fait un discours pour remotiver et imposer une discipline de fer, en maniant et les compliments et les menaces pour ceux qui n’obéiraient pas.
    - … Et maintenant que tout le monde le sache. Aujourd’hui, il faut choisir, soit vous restez et vous vous engagez à devenir des soldats de la même trempe que ceux que nous combattons, soit vous rentrez chez vous. Je ne retiens personne. Que celui qui a peur s’en aille ! Que celui qui doit soutenir sa famille s’en aille ! Que celui qui serait plus utile dans son métier qu’ici s’en aille ! Vous resterez mes sujets et je vous protégerai tous. Le Sachant l’a dit. La victoire nécessitera des sacrifices...
À la fin de son discours, elle était partie sans attendre les réactions. Mitaou l’attendait pour lui servir son repas. Riak sentit sa curiosité. Elle en sourit et commença à raconter à Mitaou ce qu’il s’était passé au village et dans la vallée. Elle fut interrompue par Jirzérou qui vint exprimer son incompréhension.
   - Je suis resté pour écouter les réactions… Ils ne comprennent pas. Certains font leurs bagages, d’autres hésitent se demandant si vous êtes bien le roi attendu.
   - Assieds-toi et mangeons tranquillement. Demain il sera bien temps de faire le point. Cette nuit, nous aurons à faire.
Quand l’étoile de Lex se leva, Mitaou réveilla Riak qui se reposait. Elle la regarda s’équiper pour le combat, toujours anxieuse de voir sa maîtresse soumise au danger. Les deux léopards s’étirèrent en ouvrant de grandes gueules. Les petits se mirent aussitôt en mouvement, commençant un de leurs jeux favoris fait de roulé-boulés et de bagarres. Jirzérou entra à ce moment-là. Il avait deux arcs et des carquois débordant de flèches. Il avait repassé son corps à la pierre de lune et était d’une blancheur immaculée.
Elle vérifia sa dague et son épée, accepta le grand arc et mit le carquois en bandoulière. Les deux léopards vinrent l’encadrer et Jirzérou se joignit à eux. D’un bond, ils disparurent et Mitaou soupira… Dans quel état allait-elle encore lui revenir ?

Leur apparition au milieu des Monts Birlak ne fut pas remarquée immédiatement. La nuit était sans lune et tous ceux qui n’étaient pas de garde dormaient. En quatre flèches, elle avait réduit au silence les quatre gardes qui étaient en faction. Elle fit un signe aux léopards. Jirzérou eut le sentiment qu’ils se dédoublaient et se dédoublaient encore. Chacune des silhouettes blanches se précipitant vers une entrée de grotte. Riak elle-même courut vers une des cavités. Elle y pénétra en trombe, l’épée à la main. Quelques hommes y dormaient. Elle repéra les uniformes. C’étaient des officiers. Elle lacéra leurs habits, ce qui leur laissa le temps d’attraper leurs armes et d’affronter la rage de la reine blanche. Aucun n’avait la rapidité nécessaire pour lui faire face. Les combats ne durèrent pas. Le dernier à être debout était un jeune lieutenant. Il avait déjà plusieurs blessures quand entrèrent les deux léopards. Il se colla contre la paroi pour faire face. Riak s’approcha de lui. Il se mit tant bien que mal en garde. Son bras gauche ne répondait plus et plusieurs plaies saignaient sur son corps. Riak crut entendre des pleurs, cela la troubla. L’homme semblait plutôt en rage. Comme les deux léopards s’allongeaient près de l’entrée en baillant, il tenta une attaque. Son arme ne rencontra que le vide. Une douleur violente lui traversa la poitrine. L’épée de Riak venait de l’embrocher juste sous la clavicule. Son bras droit retomba et sa main lâcha l’arme qu’elle tenait.
   - Je devrais te tuer, lui dit Riak, pour tout ce que tu représentes et pour toute l’oppression que mon peuple a vécue. Mais je vais te laisser la vie sauve. Tu vas aller porter la nouvelle à ton chef. Partout où vous serez, je vous chasserai.
Le lieutenant se redressa :
   - Je préfère mourir !
Riak eut un rire mauvais.
   - Non, non, tu ne vas pas mourir, tu vas vivre et être le témoin de la défaite… Tchitoua emmène-le !
Les léopards bondirent vers lui. D’un geste réflexe, il tenta de se protéger. Riak le vit disparaître ainsi que ses fauves. Elle eut un rire sans joie. Des pleurs lui répondirent. Des yeux, elle fouilla la pénombre. Elle affermit sa prise et leva son épée. Elle découvrit une silhouette d’ombre. Elle n’avait jamais vu un tel visage. Il transpirait le désespoir et la vieillesse. 
   - Qui êtes-vous ?
   - Voilà que le mal vient me visiter, moi qui ai découvert le bien il y a peu. Le porteur de l’avenir de l’Arbre sacré ne sera pas vaincu.
   - Je ne comprends rien à ton discours, vieil homme. Mais si vous parlez des seigneurs,  je vaincrai !
   - Nul ne peut vaincre, celui dont le destin est de relever le vieux royaume. Il porte la branche de l’Arbre sacré. Il est l’élu. Mes pleurs cesseront quand il vaincra !
Riak observa ce curieux vieillard. Il ressemblait à un fantôme ou aux bayagas. Son épée ne pouvait rien contre lui. Il continuait à pérorer sur la victoire et sur l’élu qui aurait à affronter mille dangers avant de sortir vainqueur et d’étendre son règne à tous les royaumes. Riak sursauta en apercevant une autre ombre. Elle ! De nouveau elle voyait cette espèce de double d’elle aussi noire qu’elle était blanche. Un sentiment envahit Riak. Son double noir vivait la rage. Ce vieillard qui parlait de victoire d’un autre la mettait en rage. Son épée bougea sans que Riak ne le souhaite. L’autre semblait commander à ses muscles. Elle résista mais vit le geste de son double qui transperça le vieillard en hurlant une seule pensée : CRÈVE ! Le visage du vieillard perdit son air désespéré pour le masque de l’étonnement. Comme une fumée qui s’évanouit dans le vent, il disparut.
Riak resta interloquée. Devant elle se dressait son double empli d’une rage qu’elle ne pouvait contenir. Elles se firent face, l’arme prête.
Tchitoua apparut à ce même moment avec sa femelle et les petits. Ils se mirent au milieu et Tchitoua poussa Riak dehors en grognant doucement pendant que la femelle semblait s’occuper de la forme noire.
Raik se retrouva au milieu de ce qui était la place d’armes des Monts Birlak. La lumière de l’aube annonçait le lever du soleil.