mardi 12 avril 2011

Houtka - 3

L’enfant jouait avec des petits cailloux en pierre ponce pendant que ses parents veillaient. La saison des pluies était entamée depuis des jours et des jours. Plus rien n’était sec, et pourtant il le fallait. Le feu n’aimait pas l’eau. Pendant que les autres membres de la tribu allaient chasser ou cueillir les baies, leur rôle était de tenir le feu allumé, de l’approvisionner. Pour cela, il fallait du bois sec, ou qui avait séché. D’une saison à l’autre, ils faisaient des provisions de bois qu’ils stockaient à l’abri pour pouvoir l’utiliser pendant cette interminable saison des pluies. L’enfant jouait avec ses pierres ponces. Elle les avait colorées de différentes couleurs en les frottant dans la terre. Incrustée dans les anfractuosités, la couleur était restée. L’enfant les jetait appréciant les motifs obtenus. Se protégeant comme elle pouvait de la pluie, elle chantonnait. Un dernier lancé amena ses pierres au bord de l’auvent, entre sec et pluie. Elle vit une main s’en saisir.
«C’est joli, ces pierres. Elles sont à toi ?
- Oui, dit l’enfant, elles te plaisent ?
- Beaucoup. Tu les as bien décorées. Tu les lances souvent ?
- Oui, j’aime bien les voir rouler.
- Tu sais quand on les voit par terre on dirait des runes.
- C’est quoi des riunes ?
- C’est des mots pour dire ou commander, pour prier ou remercier.
- Et c’est joli ?
- Ça dépend de ce que tu dis.
- Je pourrais en dire des riunes ?
- Oui, tu pourrais dire des runes
- Et je pourrais demander ce que je veux avec des riunes
- Presque, mais il faut apprendre.
- J’veux bien apprendre à dire des riunes.
- D’accord petite fille. Je t’apprendrai quand je reviendrai.
- Tu pars ?
- Oui, petite fille.
- Mais je ne sais pas de riunes !
- Je t’en donne une : Siou.t...ama.gofa.
- Soustagafo ?
- C’est presque ça. Si tu la dis en lançant bien tes pierres, alors tu seras au sec, surtout si tu le crois.
- Alors je pourrais jouer avec mes pierres, si je dis la riune ?
- Oui, petite fille. Tiens tes pierres, ne les perds pas. Elles sont précieuses. »
L’enfant vit la main lancer ses pierres qui maintenant avaient de jolies couleurs pastel. Quand elle leva les yeux, il n’y avait plus personne.
«Soustagafo » dit l’enfant en lançant les pierres. Rien ne se passa.
« Sou tagafo ! » redit l’enfant mais rien.
«SOU T AGAFO ! » cria l’enfant. Son lancer de pierre dépassa ses prévisions et finit sous la pluie. Elle les regarda, émerveillée. Les pierres scintillaient comme ce qu’elle voyait la nuit dans le ciel et la pluie s’écartait. Le sol apparut sec en dessous. Hurlant sa joie, l’enfant se précipita sur ses pierres et recommença. A la fin de la journée, elle avait affiné son lancer et sa diction. A force d’essais pas toujours réussis et avec l’aide de la magie de la rune qu’elle ne soupçonna même pas, l’enfant pouvait se créer un coin sec n’importe où. Elle exultait et partit en courant le dire à ses parents.
La jalousie le rongeait. Il aurait dû avoir la responsabilité. Et pourtant c’est l’autre qui l’avait eue. Il enrageait intérieurement. Il le valait bien. Il était meilleur même. Cela faisait des jours et des jours qu’il cherchait comment reprendre la place qui aurait dû être la sienne. Les autres n’avaient rien compris en lui confiant cette charge. D’ailleurs il leur prouverait et ils seraient bien obligés de lui donner ce qui était à lui. Le chef l’avait envoyé cueillir les baies rougenoir qui poussaient les collines du côté du couchant. Ça l’avait maintenu loin du campement pendant toute la saison du soleil. Maintenant que les pluies étaient arrivées, son rôle était de ramasser des racines et des tubercules. Il restait ainsi plus près du camp. Il observait le gardien du feu et sa femme. Il ne voyait qu’une solution pour les punir et les chasser, éteindre le feu premier sur lequel ils veillaient.
Le meilleur moment était vers la fin de la saison des pluies quand ils relâcheraient leur vigilance. Depuis que sa décision était prise, il préparait le piège. Il avait prévu un réservoir d’eau qui devrait se déverser sur le feu premier mais en donnant l’impression d’un accident. Le plus long avait été de saper un des piliers du toit de feuilles qui protégeait le feu. Il avait été aidé dans son œuvre de justice par la topographie des lieux. Pour faciliter la protection du feu premier, la case avait été adossée à une petite éminence qui formait un creux. Ainsi déjà en partie protégé, le lieu du feu avait été renforcé d’une palissade et d’un toit que des feuilles rendaient étanches. Enfin quand tout allait bien. Plusieurs fois, le vent avait emporté ce fragile rempart, mettant le feu à la merci des pluies importantes. Heureusement pour la tribu, le gardien avait toujours promptement réagi en couvant le feu. Ce jour-là, il sentit que tout était prêt. La pluie n’était pas très violente mais ses réserves étaient pleines. Le poteau ne tenait plus guère mais n’en donnait pas l’impression. Le vent soufflait par rafales courtes et assez violentes, pas assez pour faire peur au gardien. Il profita d’un imprévu. La fille du gardien arrivait en courant et criait des paroles encore incompréhensibles car trop lointaines. Le gardien du feu se leva, s’éloignant ainsi de ses réserves de feuilles à couvrir le foyer. Quand il fut au bord de l’abri, un craquement sinistre se fit entendre et une masse d’eau se précipita sur le feu premier. Le gardien se retourna et son regard exprima toute l’horreur de la situation. La tribu se trouvait sans feu. En cette fin de journée, tous les feux seconds mis en oeuvre la nuit pour éloigner les bêtes sauvages, avaient cessé de brûler. Le gardien poussa un grand cri et s’écroula pendant que sa fille, ignorante de ce qui venait de se passer, entrait. Sa mère qui était revenue en courant en entendant le bruit, l’attrapa et la serra contre sa poitrine.
Cette scène de victoire se grava dans sa mémoire. Il ne doutait pas un instant qu’il serait le prochain gardien du feu.
La femme et son enfant marchaient. Bannie de la tribu, pleurant la mort d’un conjoint, la femme du gardien du feu s’éloignait en hâte du territoire de la tribu. L’accident qui avait éteint le feu premier, avait tué beaucoup plus que le gardien. La nuit suivante, sans feu pour se protéger, la tribu avait été attaquée par les grands mangeurs. Ils avaient tué ou blessé plus d’hommes que ses mains ne comptaient de doigts sans compter les femmes et les enfants. Le chef, blessé mais vivant, l’avait bannie au matin. Elle ne pourrait revenir que si elle ramenait le feu.
Quand le soir arriva, la femme prit peur. La fillette chantonnait. La pluie n’avait pas cessé de la journée. La nuit s’annonçait froide. Seule sur une terre étrangère, à la merci des fauves, la femme ne savait pas quoi faire. Voyant des singes se réfugier sur les branches d’un arbre, elle entreprit de faire de même. L’enfant monta sans se faire prier. Dans la nuit qui tombait, elles grignotèrent quelques racines. Prenant sa fille dans ses bras, elle lui murmura des mots doux dans l’oreille jusqu’à ce qu’elle s’endorme.
La femme se détendit un peu. Sa fille était trop jeune pour bien saisir tout ce qui se passait. Elle passait du rire aux larmes suivant les moments. Maintenant que son enfant dormait, elle pouvait laisser les larmes couler sur ses joues. Elle dormit peu et mal. Trop de peurs, trop de bruits inconnus l’avaient réveillée. Au matin, transie de froid, elle reprit sa marche forcée. Il lui fallait se mettre hors de portée des membres de la tribu. La journée ressembla à la précédente.
Dans la longue succession de pas sans arrêt ou presque, la pluie, le froid, la seule chose qui consolait l’enfant était de sentir ses pierres dans sa poche. Elle n’avait même pas pu les montrer à son père. La vision de la catastrophe repassait parfois devant ses yeux. Elle se demandait ce qu’elle avait fait pour que ça arrive. Quand trop épuisée pour continuer, elle trébuchait et tombait, sa mère s’arrêtait. Elle sentait sa peur. Elle avait peur. Loin des palissades et du feu protecteur, elle ressentait les dangers. Une deuxième nuit s’annonçait. Sa mère cherchait un nouvel abri. Les arbres étaient trop petits pour y grimper. Elle la sentait paniquer.
La femme regardait autour d’elle pour y chercher un abri, avec le soir les grands mangeurs et autres bêtes féroces allaient se mettre en chasse. Elle ramassa une branche solide et continua à chercher. Le soleil avait déjà disparu quand elle trouva une anfractuosité dans un éperon de lave refroidie. L’odeur était forte mais la place était vide, elle y poussa sa fille, qui s’endormit presque instantanément. Avec quelques branches qu’elle put traîner, elle obstrua tant bien que mal l’entrée. Est-ce que ce frêle barrage stopperait un grand mangeur ? Au moins se dit-elle, il ne pleuvait pas dans cet abri.
C’est le cri de sa mère qui réveilla l’enfant. Un grand velu s’attaquait à la haie de branchages qui lui barrait le passage. Il avait senti l’odeur étrangère dans sa tanière. Cela l’avait mis en colère. D’un dernier coup de patte aux griffes énormes, il se fraya un passage. La femme lui donna un coup de bâton. Ce n’est pas la douleur qui l’arrêta mais la provocation de cette bestiole ridicule avec son petit dans son antre. Il se leva sur ses pattes arrière et hurla sa colère. La femme essayait de faire face avec sa branche. Le grand velu faisait deux fois sa hauteur et devait au moins peser dix fois son poids. D’un coup de patte il la projeta sur la paroi. Heureusement pour elle, la branche avait un peu détourné le coup et les griffes ne firent que lui labourer le flan sans la déchirer complètement. Heurtant violemment la roche, elle tomba assommée. La fillette voyant sa mère comme cela jeta ses cailloux sur le monstre en criant aussi fort qu’elle put : « Siou.t...ama.gofa »
La rune de puissance libérée par l’enfant enveloppa le grand velu de son énergie. En quelques secondes, il tomba sec et raide par terre, toute son eau absorbée. Pour la fillette, ce ne fut même pas un miracle. Elle avait voulu qu’il laisse sa maman et il l’avait laissé et puis jamais plus il ne pourrait lui faire de mal. Elle courut vers sa mère et l’appela. Elle n’eut pas de réponse.
C’est alors qu’un bruit de branchage écrasé se fit entendre.
La fillette se retourna tout en pleurs. Un géant noir se tenait devant l’entrée.
« Bonjour, petite fille. C’est toi qui as dit la rune ?
- Mamaman, elle va mourir ?
- C’est pour cela que tu pleures ?
- Voui, parce que je l’aime mamaman !
- Tu veux que je la guérisse ?
- Tu pourrais ?
- Oui, mais réponds-moi, c’est toi qui as dit la rune ?
- Voui, j’ai dit la riune. C’est un grand comme toi qui m’a appris la riune. Même qu’il a joué avec mes pierres et que quand il me les a redonnées, même qu’elles brillaient.
- Un grand comme moi ?
- Voui, mais pas tout foncé comme toi, il était bleu. Et mamaman ? »
L’être de la terre dit une rune. Les plaies commencèrent à se refermer.
« Je pourrais aussi la dire ta riune ?
- Tu as compris ce que j’avais dit ?
- Voui, tu veux que je répète ?
- Non, il ne faut pas dire les runes à tort et à travers. Tu vois, petite fille, la rune que tu as dite m’a fait venir pour voir qui déployait tant de puissance.
- Alors je peux plus dire les riunes.
- Si petite fille, mais juste quand tu en as besoin. Dis-moi tout bas à l’oreille la rune que j’ai dite et je te ferai un cadeau. »
Le grand être se baissa et l’enfant s’approcha de lui. Comme elle n’atteignait pas son oreille, elle escalada son genou et lui murmura la rune.
« Je l’ai bien dite ?
- Oui, petite fille, dit l’être de la terre dans un grand rire, Je t’ai promis un cadeau, le voici ! »
Il donna une pierre brune et noire à l’enfant.
« Elle brille moins que les autres.
- Voui, mais je l’aime bien, on dirait la terre du potier.
- Alors fais en bon usage. Au revoir petite fille, ta mère commence à se réveiller.
- Au revoir géant. »
Elle regarda le grand être s’enfoncer sous la terre. Elle contempla sa nouvelle pierre, un cadeau rien que pour elle. Elle était ravie.
Le soleil se leva.

La femme ne comprenait rien à ce que lui racontait l’enfant. Elle se souvenait du grand velu, de la douleur et puis … plus rien. De ce géant, de ces runes, elle ne savait rien. Elle voyait la momie du grand velu devant la caverne. Elle voyait aussi que la pluie refusait de tomber dessus. La magie responsable de cela devait être forte car tous les animaux faisaient un détour pour ne pas passer près de la dépouille du fauve. Elle pensa que les hommes de la tribu feraient de même quand il la verrait. Elle tata la cicatrice de son épaule. Hier elle ne l’avait pas. Elle était tellement fatiguée, qu’elle se laissa aller au sommeil, sûre de ne pas être dérangée.
La fillette regarda sa mère dormir. La pluie avait presque cessé. La saison sèche allait pouvoir commencer. Elle joua avec ses pierres, les lançant et les relançant, récitant dans sa tête les runes apprises. Elle s’éloigna petit à petit de l’anfractuosité où dormait sa mère. Un papillon, quelques insectes, la vue de baies mûres l’entraînèrent plus loin que prévue. Quand elle prit conscience qu’elle ne voyait plus la caverne, elle se leva d’un bond regarda autour d’elle et partit en courant… du mauvais côté. Elle courait de toute la force de ses petites jambes, s’éloignant de plus en plus. Autour d’elle, le paysage devenait désert et chaud. Une coulée de lave finissait de refroidir. La nuit tombait, ainsi que le froid. La pierre noire était chaude. Elle s’assit et pleura doucement parce qu’elle était perdue.
L’être de feu était heureux. Il avait fait partir une nouvelle coulée de lave ; il en avait monté la température assez haut pour qu’elle soit bien fluide. Elle avait dévalé tout le flanc du volcan jusque dans la vallée. Il avait vu la végétation flamber, fuir tout ce qui le pouvait et mourir le reste. Cela l’indifférait, seule comptait la distance parcourue. Il descendait voir de combien de pas il avait dépassé la précédente. Depuis son intervention, le volcan avait beaucoup grandi. L’être de feu interférait avec le fonctionnement normal pour provoquer des coulées de lave. Préférant la solitude à ses expériences passées, il chassait tous ceux qui approchaient trop près. La colère bouillait toujours en lui et malheur à ce qui ne fuyait pas assez vite ou qui tentait le combat. Il avait ainsi réduit en cendres bien des monstres et bien des fauves, les autres êtres vivants fuyant le plus vite possible. Il était presque en bas de sa coulée quand il vit un grand mangeur roder. Ces bestioles chassaient en bande. L’être de feu les haïssait, peut- être parce qu’ils n’étaient pas seuls. Le fauve semblait en approche d’une proie. Laissant sa colère éclater encore une fois, il dit une rune. La combustion alla si vite que le grand mangeur n’eut même pas le temps de réagir. Par contre les autres membres de la meute partirent au triple galop pour échapper à cette terreur que représentait le feu. C’est alors qu’il entendit, porté par le vent comme des pleurs. Pourtant il ne voyait rien. C’était comme une détresse immense qui se disait. Scrutant le paysage, il ne vit rien. Oubliant la lave, il se mit à chercher l’origine de ce bruit qui le bouleversait. Il connaissait ces pleurs. S’il n’avait pas été de feu, il aurait eu les mêmes. Se faisant léger, il continua sa descente. Doucement il diminua sa chaleur. C’est alors qu’il repéra l’anomalie. Dans un coin là-bas, il ressentait une chaleur qui n’était pas minérale. C’était trop petit pour être un grand fauve, la lave était trop récente pour que ce soit un animal quelconque. Serait-ce un bipède ? Il en voyait parfois qui venaient chercher du feu. Beaucoup se brûlaient pour y parvenir. Certains même en mouraient. Les pleurs continuaient comme indifférents à ce qui se passait autour. Il approcha encore et découvrit un petit bipède caché au creux d’un repli de la lave. Il écouta plus attentivement.
« Mamaman ! Mamaman ! » sanglotait l’enfant.
Interloqué, l’être de feu s’assit sans bruit. Ces pleurs le rendaient perplexe. Il ne savait quoi faire. Face à la violence, il était armé mais là ! En lui, il ressentait une impression de déjà connue.
« Tu es perdue » demanda-t-il ?
En entendant cela la fillette sursauta. Elle vit l’être du feu et redoubla ses pleurs.
« J’ai perdu mamaman !
« Et alors t’as qu’à la chercher ! dit l’être de feu avec brusquerie, étonné de sa mauvaise humeur.
« J’sais pas où elle est, pleura l’enfant. J’suis perdue, toute seuuuuule ! »
L’être de feu se rappela ב et le manque après son départ. En lui, un nœud se fit, une boule gêna sa parole, il reprit dans un chuchotement.
« Tu es toute seule, toute seule ? Où est ton papa ?
- Il gardait le feu et il est tombé quand l’eau l’a éteint.
- !
- J’peux monter sur tes genoux, j’ai un peu peur ?
- Viens ! » dit l’être de feu singulièrement ému.
La fillette se pelotonna sur les genoux de l’être de feu. Elle s’endormit. Il la regardait surpris de la douceur qu’il sentait en lui.
Doucement de ses yeux de rubis scintillant, tombaient des larmes de flamme. Autour d’eux, le temps semblait suspendu. La nuit était venue. La fillette s’agitait parfois mais ne se réveillait pas. Ils restèrent ainsi, entourés des flammèches de larmes qui les séparaient du reste du monde.
Des animaux passèrent et s’arrêtèrent un instant pour regarder ce curieux spectacle d’un géant rougeoyant entouré de flammèches. C’est à peine si les plus attentifs virent l’enfant.
Mais petit ou grand, on ne va pas se frotter au feu.
Quand la fillette se réveilla, l’être de feu ne pleurait plus.
« J’ai faim ! dit l’enfant.
- Qu’est-ce que tu manges ?
- J’veux des fruits.
- Alors allons en chercher ! »
Quand l’être de feu se déplaçait, tous les autres se cachaient. La chaleur qu’il dégageait habituellement faisait fuir toutes les créatures rencontrées. Mais aujourd’hui, il restait étonnement doux. Aucun des animaux qu’ils virent ne se posa la question car ils avaient fui depuis longtemps. La fillette put goûter les meilleurs fruits, ceux qui sont tout en haut et que jamais, elle n’avait pu atteindre, ceux qui avaient mûri aux quelques rayons de soleil de cette fin de saison des pluies.
Ils parlaient ensemble, elle d’une voix petite comme une flûte, lui comme tout un orchestre.
« Comment tu t’appelles ? demanda la flûte.
- Mon nom est multiple, répondit l’orchestre.
- Et moi, comment je t’appelle ?
- Je ne sais pas si tu peux le dire.
- C’est une riune ?
- C’est quoi une riune ?
- C’est ce que les gens comme toi parlent.
- Tu connais des gens comme moi ?
- Oui et il m’ont appris des riunes et même que je sais les dire.
- Et qui tu connais ?
- Le bleu et le brun et toi t’es le rouge.
- Me voilà encore avec un nom de plus » dit l’être de feu en riant.
La conversation le rendait heureux. Ce petit bout d’être le rendait plus heureux que tout ce qu’il avait rencontré depuis qu’il était advenu.
« Et toi comment tu t’appelles ?
- Je ne sais pas, on doit me le dire plus tard.
- Et ta mamaman, comment elle t’appelle ?
- Elle a plein de petits mots très doux quand elle me cherche, et des piquants quand elle est fâchée.
- Alors je vais t’appeler petit être. En rune cela donne : Cal…ent…blu
- J’aime bien comme tu le chantes, Cal…ent…blu, Cal…ent…blu. Moi je vais t’appeler grand rouge, mais je sais pas le dire en riune.
- Fasssain…Ka. Cela se dit comme cela Cal…ent…blu.
- Fasssssssinka ?
- C’est presque ça, Fasssain…Ka. Essaye encore.
- Fasssssaim…Ka
- Si tu veux, mais ce sont nos noms que pour nous.
- C’est un secret ?
- Oui, c’est ça un secret » dit l’être de feu en souriant.

La femme pleurait. Avoir perdu son compagnon et sa fille en aussi peu de temps l’écrasait. Elle marchait, cherchant sans but sa fille. Elle s’était éloignée de la grotte et appelait l’enfant au mépris de sa sécurité. Elle passa ainsi un jour, puis deux. Le troisième la trouva pleurant encore, épuisée. C’est alors qu’ils la virent. Ils approchèrent comme les chasseurs savent le faire. Leur proie ne pourrait pas s’échapper. En la voyant ainsi pleurer, la comprenant inattentive, ils comprirent que cela serait facile. Les prêtres seraient contents, ils reviendraient avec une victime pour le sacrifice. Les chasseurs étaient contents, ils n’auraient pas à donner l’un des leurs.
Effectivement, la femme se laissa capturer sans résistance. Ils lui lièrent les mains dans le dos et la poussèrent vers leur campement. Ils mirent trois jours à y arriver. Ils ne maltraitaient pas la femme, mais ne lui donnaient que le strict minimum. Dans autant de jours qu’il y avait de doigts à leurs mains, ils seraient rentrés au village. Depuis l’arrivée des prêtres du Dieu fou, ou plus exactement depuis que leur armée avait vaincu la tribu des chasseurs-debout, ils devaient donner une victime à chaque nouvelle lune pour satisfaire le Dieu du feu, qu’ils surnommaient entre eux le dieu fou. Leur arrivée soulagerait les autres. Ils ne ramenaient pas une victime à chaque chasse.
Ils levèrent le campement et c’est un groupe fort de quatre mains de chasseurs qui se mit en marche. La femme, toujours désespérée, ne pleurait plus. Elle ne comprenait pas ce que se disaient les chasseurs. Elle était prisonnière. Elle serait esclave. Sans conjoint, sans sa fille, cela l’indifférait. C’est le feu qui la surprit le plus. Ils avaient avec eux, un pot à feu. Si son peuple avait connu cela, jamais le malheur ne l’aurait frappée. Comme chez elle, il y avait un gardien du feu dans le groupe. Il alimentait régulièrement le pot avec des herbes et des mousses. Suprême raffinement aux yeux de la femme, le pot à feu avait un couvercle qui le protégeait de la pluie.
Au début, elle fut reconnaissante à la marche qui lui changeait les idées. Les chasseurs marchaient vite et ne se reposaient quasiment pas. Quand la lumière fut à son maximum, la femme était épuisée et ne marchait que par pur automatisme. A la nuit, elle s’écroula sur le sol et s’endormit immédiatement. Les jours se succédèrent sans changement. Le paysage changeait pour passer de la steppe à un monde de collines.
Quand elle pensa qu’elle ne pourrait plus faire un pas, un des chasseurs cria et tous s’exclamèrent de joie. Elle comprit qu’elle était arrivée. Elle regarda et vit un gros bourg. Sa tribu lui sembla bien petite face à cette cité. De nombreuses fumées montaient des maisons en terre battue, recouvertes de palmes. A l’écart, un campement de tentes noires et un effrayant totem la firent frissonner.
Le groupe se remit en marche avec allégresse. Pour la femme ce fut le temps de l’inquiétude et puis de la peur. Sortant du campement de tentes, un personnage tout de noir vêtu, au visage scarifié, s’approcha. Quand il arriva près du groupe, le silence se fit, un silence de peur.
La femme comprit que tous avaient peur de ces guerriers en noir et encore plus de leur chef. Il s’empara de la longe qui attachait la femme et la conduisit vers son camp. Ce fut la panique qui envahit la femme quand elle fut attachée au totem. Devant elle sur le sol, à moitié calcinés, gisaient des ossements.
« Fasssssaim…Ka, allons chercher mamaman.
- On est bien ici, Cal…ent…blu. Je vais t’apprendre d’autres runes.
- J’veux bien apprendre d’autres riunes mais j’veux mamaman.
- Qu’est-ce que tu feras quand tu auras retrouvé ta mamaman ?
- On s’ra bien tous les trois. »
La fillette marchait en tenant la main du grand être. Celui avançait courbé en deux pour rester à sa hauteur. La proposition de l’enfant ne lui faisait pas plaisir. Depuis qu’il l’avait trouvé sur son champ de lave, il vivait dans le bonheur. Il n’avait pas envie de partager. Il sentait bien que s’il donnait beaucoup, il ne pouvait pas donner ce qui était nécessaire à l’enfant.
Douloureusement, il accepta d’aider la fillette à chercher sa mère. Il trouva la caverne où elles avaient passé la nuit. Il vit les restes momifiés du grand velu. Son opinion sur l’enfant changea. Elle était frêle et fragile mais pas sans force. Elle savait bien dire les runes, pas seulement les parler comme ils faisaient ensemble. Elle avait la parole d’autorité des runes, celle qui en libère la puissance. Il l’interrogea sur les runes qu’elle connaissait comme cela. Il reconnut la rune de l’eau et celle de la terre. Au fond de lui, les paroles de l’être double reprirent vie. L’être de feu connut le feu intérieur. Il entendit son besoin de l’autre et en sentit les dangers. Il devenait ce qu’il était. Comprenant l’appel de l’être double, il apprit la rune du feu à la fillette.
« Viens, Cal…ent…blu, tu as raison, il faut retrouver ta mamaman.
- J’suis sûre qu’elle va t’aimer.
- Tu sais Cal…ent…blu, quoiqu’il arrive, je reste ton ami. Tu as mon nom et ma rune. Si tu m’appelles, je serai là.
- Mais Fasssssaim…Ka, tu vas pas me laisser.
- Non, Cal…ent…blu, je ne te laisse pas. Regarde, je crois avoir trouvé la piste de ta mamaman »
Ils suivirent ses pas. Quand ils arrivèrent sur le lieu de la capture, l’être de feu comprit, pas l’enfant. Quand il essaya de lui expliquer, elle se mit à pleurer.
« - Ne pleure pas, Cal…ent…blu, Je suis là. Nous allons la retrouver et la délivrer. »
Pour mieux la consoler, il la prit dans ses bras et la berça. Quand elle se fut endormie, il examina le sol et à grandes enjambées, suivit la piste des chasseurs. Sur le lieu de leur campement, il ramassa quelques objets tombés. Un retint son attention. Il s’agissait d’un disque de bois noir où étaient gravées des flammes.Il poussa un long cri et partit en courant sur la trace des kidnappeurs.
Les noiraîtres l’attendaient au bout.

L’être de feu courait. Il courait d’autant plus vite qu’il ne le faisait pas pour lui mais pour l’enfant qui dormait dans ses bras, ignorante de ce qui se jouait. La pleine lune était pour ce soir. L’être de feu savait qu’il y aurait un sacrifice et qui serait sacrifiée. Déjà le soleil se couchait. Jamais, il n’y serait à temps. Il fut dans la crainte des pleurs de l’enfant quand elle comprendrait. Lentement la nuit se fit. Loin devant lui, des feux s’allumaient. Le prêtre du dieu du feu se préparait à officier. Loin de sa capitale, il avait choisi une suite de supplices aptes à marquer la tribu qu’il venait de soumettre. Il hésitait d’autant moins dans son choix que la victime n’appartenait pas au groupe. Ce serait une belle cérémonie et le dieu du feu serait content. Il avait prévu d’utiliser le feu pour commencer, la brûler mais pas trop pour qu’elle soit encore consciente quand il l’écorcherait vive. Il se remémora le rituel. Pour la première fois qu’il pouvait faire le grand rituel, il ne fallait pas qu’il se trompe. Dans la première partie, les vaincus participeraient. Ce sont eux qui allaient allumer le feu qui servirait à donner satisfaction au dieu. Il voulait en faire allumer assez pour pouvoir incinérer le corps à la fin. Il se méfiait aussi de la pluie. La saison sèche venait de débuter mais il préférait être prudent.

Et l’être de feu courait portant son fardeau.

Encadré de ses gardes, le prêtre apparut sur la place du totem. La femme y était attachée. Elle tremblait de peur. Il aima cela. Elle hurlerait sûrement très bien le moment venu. Derrière lui, dans un coffre, il y avait le nécessaire à faire le feu. Il dit la première prière. Comme il parlait dans sa langue, les chasseurs ne comprirent rien, mais l’intonation et la sonorité mirent la crainte dans le coeur des plus vaillants. Le prêtre frappa les silex sur la pierre à feu. Celle-ci une fois mouillée dégageait une vapeur qui s’enflammait à la moindre étincelle. Maîtriser l’allumage sans se brûler soi-même demandait du temps. Les nombreuses brûlures sur ses bras pouvaient témoigner de sa persévérance. Aujourd’hui prêtre qualifié, il savait. Bientôt le premier feu s’enflamma. Il dit la deuxième prière et poussés par des soldats, les volontaires s’avancèrent. S’approchant du feu, ils prirent un tison et allèrent vers les autres foyers.

Et l’être de feu courait à perdre haleine, la peur de ne pas y arriver l’emplissait.

La nuit était maintenant tout à fait noire. Seuls les feux éclairaient la place. Le prêtre en avait fait mettre tout autour. A chaque feu, les guerriers veillaient à ce que les chasseurs fassent ce qui devait être fait. Alimentés en bois pas trop sec, les feux prenaient doucement de la puissance. Le prêtre jugea que quand la lune se découvrirait, il serait juste le temps de commencer la torture.

Et l’être de feu qui vit le premier reflet du lever de la lune comprit qu’il arriverait trop tard. Il s’arrêta et pleura. La fillette se réveilla.
« Pourquoi tu pleures Fasssssaim...Ka ?
- Parce que j’ai tout raté, Cal...ent...blu.
- Mais je suis avec toi.
- Oui, Cal...ent...blu, tu es avec moi, mais nous n’arriverons jamais à temps pour ta mamaman.
- Qu’est-ce qu’elle a mamaman ?
- Des méchants lui veulent du mal.
- Comme celui qui a tué papapa.
- Pire, Cal...ent...blu, pire
- Alors faut courir.
- Je ne peux pas aller plus vite et nous sommes trop loin.
- Je vais dire la riune, tu vas voir. »
L’enfant sauta des bras du géant. Elle prit ses pierres et les jeta en disant la rune. La pluie se mit à tomber. L’être de feu sentit le désespoir l’envahir. L’enfant voyant que ce qu’elle avait fait ne servirait pas, jeta encore ses pierres et dit l’autre rune. Des fleurs se mirent à pousser. L’être de feu regarda les inutiles efforts de la fillette. S’il lâchait sa puissance, il savait que le feu atteindrait le village là-bas, loin, trop loin, mais que personne ne survivrait. Il hurla de peine. Comprenant son impuissance, l’enfant jeta ses pierres en bredouillant vaguement ses runes et s’effondra en pleurs.

Le prêtre se leva de son siège. Le moment était venu. La lune apparaissait à l’horizon. Sa lumière blanche lui réjouit le coeur. Tout était parfait pour réussir le sacrifice. Il s’approcha du feu près du totem. La femme le regardait les yeux exorbités. Il dit la prière du début de la torture sûr d’être entendu et approuvé par le dieu du feu. Puis il ramassa une branche incandescente.

Au loin, une enfant pleurait, une brise légère lui caressait la joue, agitant les fleurs fraîchement sorties de terre.
«Tu es bien petite pour dire les runes », dit une voix.
La fillette renifla et regarda autour d’elle
« Qui t’es, toi ?
- Je suis celui que tu as appelé par tes pierres et tes runes.
- Tu sais les riunes aussi
- Bien sûr, enfant. »
L’être de feu regarda autour de lui. Comme une grande ombre les couvrait de son tourbillon.
« Peux-tu, demanda-t-il ?
- Oui, je peux, Fasssain...Ka, dit la voix.
- T’es qui pour de vrai, demanda l’enfant.
- Je suis celui dont nul ne sait d’où il vient, ni où il va. Mais pour toi, parce que tu es Cal...ent...blu, j’irai là où tu ne peux aller. »
Aussitôt dit, la brise s’enfla, devint zéphyr et partit en ourageant.
Le prêtre approchait de la femme avec toute la lenteur nécessaire pour que sa peur soit maximum au moment du premier contact avec le feu. C’était indispensable pour qu’elle crie bien. Ce fut comme si une roche l’avait heurté. Le prêtre fut projeté dans un des feux autour de la place. Un mur de vent s’était mis à tout balayer d’un rire joyeux. Se transformant en trombe, il entreprit de faire le tour de la place. Aspirant tout ce qui se trouvait sur son chemin, il envoyait voler tout et tous. Le premier instant de surprise passé, le guerriers entreprirent de fuir. Le cyclone se centra sur le totem et prit de la force. Devenu ouragan, il réduisit en miettes le camp des noiraîtres mais aussi les cabanes des chasseurs. Projetant à distance tout ce qu’il aspirait, l’être de l’air visait les guerriers, aspirant les plus près et blessant ou tuant les autres par les objets qu’il envoyait de toute la force de sa rage.
La femme regardait sans comprendre. Au centre du vortex, elle voyait le mur intérieur tournant à toute vitesse sans que cela ne la touche. Le bruit était assourdissant mais au dehors, pour elle le monde était paix et calme.

L’être de feu et l’enfant avaient repris leur progression vers le village. Au loin sous la clarté de la lune, ils voyaient l’ouragan qui enflait. Un des bras du tourbillon les toucha, les souleva. Ils se retrouvèrent à flotter dans la masse même de l’air. Un rire joyeux retentissait.
« - Vois, Cal…ent…blu, ils ont disparu ceux qui faisaient le mal. »
La fillette cramponnée au bras de l’être de feu prenait plaisir au vol dans le vent. Elle voyait passer autour d’elle, des guerriers, des chasseurs reconnaissables à leurs costumes, mais aussi tout ce que le vent avait arraché au site. Ça allait du toit de cabane au brandon incandescent, que le vent toujours riant faisait se rencontrer dans un feu d’artifice surréaliste. Comme dirigés par une main invisible, l’être de feu et la fillette se retrouvèrent au centre. D’un bond le géant sauta à terre, protégeant l’enfant dans ses bras.
« Mamaman ! » dit la fillette en voyant la femme attachée au totem.
L’être de feu posa Cal…ent…blu par terre et détacha sa mère. Il avait à peine fini que le lourd totem fut pris par le bout de la trombe de l’être du vent qui partait toujours riant.
« Entends le vent, Cal…ent…blu, et appelle si tu en retrouves le désir. »
Quand il se fut éloigné, le silence se fit, seulement interrompu par les pleurs de joie de la femme serrant l’enfant sur son cœur. Son regard allait de l’enfant au géant à côté.
Autour d’eux, le camp des guerriers était ruiné. Il n’y avait aucune trace d’eux ni du prêtre. Des membres de la tribu des chasseurs s’approchèrent en se prosternant, tout ce qu’ils venaient de voir dépassait leur compréhension. La seule explication possible, la femme, l’enfant et surtout le géant étaient des êtres surnaturels.
Voilà maintenant trois jours que les évènements étaient arrivés. Les survivants avaient fait front comme ils pouvaient. Ils avaient commencé par bâtir un abri pour les fils des esprits comme ils appelaient la femme, son enfant et le géant. Le village était prospère et le vent avait peu détruit sa partie encaissée. La majorité des vivres était sauve. Délivrés du dieu fou, ils se demandaient ce qui allait leur advenir avec ce trio. S’ils estimaient que la femme était comme eux, l’enfant et le géant leur semblaient des êtres à part et surtout dangereux. Comme pour le prêtre du dieu fou, ils préférèraient courber l’échine que d’affronter des créatures capables de déclencher des ouragans. Leur sorcier les conseillait. Personnage rusé, il revendiqua la convocation des fils des esprits pour les délivrer des guerriers du dieu fou. Il observa longuement l’enfant. Il voyait la puissance en elle, mais aussi le jeune âge. Bien conseillée, elle pourrait être une aide efficace pour asseoir un pouvoir. Le chef de la tribu avait péri dans la tourmente, ce qui ne désolait pas le sorcier. Trop compromis avec les envahisseurs, il n’avait plus de légitimité. Le géant intriguait aussi le sorcier. Il ressentait une puissance quasi infinie.
Pourtant, il se conduisait plus comme une nounou que comme un être de puissance. La fillette lui avait-elle jeté un sort ? L’être de feu voyait l’enfant et sa mère vivre du simple bonheur d’être ensemble. Il observait aussi autour de lui. Il avait repéré le sorcier, le chasseur dominant, dont il ne doutait pas qu’il deviendrait le chef. L’être de feu avait eu son moment de gloire et de crainte quand il alluma un feu d’un simple mot. La fillette avait parlé au géant et ils s’étaient éloignés dans la plaine. « Pour quel rite ? », se demanda le sorcier. En revenant, elle semblait excitée comme un enfant avec un nouveau jouet. D’ailleurs dans ses mains, brillait une autre pierre que celles qu’il avait déjà vu. Son pouvoir semblait avoir besoin de ces pierres, mais seules elles ne suffisaient pas. En prenant beaucoup de risques, il avait réussi à les tenir un moment, mais dans sa main, elles étaient inertes, loin de ce qu’il voyait quand la fillette les tenait. Elle jouait très souvent avec. C’était à chaque lancé un festival de couleurs qui se déployait.
Le sorcier s’était même posé des questions sur la réalité de son ressenti. Avait-elle la puissance qu’il imaginait ? La réponse était venue un peu plus tard. Par maladresse, une femme avait mis le feu au toit d’une maison. D’un mot la fillette avait fait tomber des trombes d’eau qui avaient étouffé le feu. Puis elle s’était réfugiée dans les bras du géant ; ils avaient parlé longtemps ce jour-là.
Les relations entre la tribu des chasseurs, la femme et l’enfant se tissaient un peu plus fort chaque jour. Ils prenaient conscience qu’ils avaient failli livrer à la mort une guérisseuse. Le sorcier se livrait même à une cour assidue. Après tout, c’était le meilleur et le plus doux des moyens pour accéder aux bonnes grâces de cette femme et à ses secrets. Il avait commencé cela comme un moyen pour accéder au pouvoir et il s’était pris au jeu, séduit par cette femme étrange et attachante. La fillette, vive et joyeuse avait séduit la tribu, surtout depuis son coup d’éclat au moment du feu. Seul le géant provoquait encore un sentiment de malaise.
La saison sèche tirait à sa fin, quand le géant dit quelques mots à la fillette dans ce langage particulier qu’ils employaient. La fillette leva un regard inquiet vers le grand être. Celui-ci lui donna la main et ils partirent vers les collines. Ce n’est qu’à la nuit tombante que la fillette revint, seule. Elle alla à sa case. Sa mère interrompit ses travaux en la voyant entrer et lui tendit les bras pour qu’elle s’y effondre en larmes.
« Mamaman, il est parti !
- Tu es triste.
- Voui, je l’aimais bien Fasssssaim…Ka.
- Il reviendra.
- Il a dit, mais dans longtemps.
- On n’oublie pas un ami comme lui », dit sa mère en la berçant.
Elles restèrent ainsi, l’une berçant l’autre.

Houtka - 2

La lave s’écoulait tumultueuse et l’être qui en sortait aura pour nos yeux un aspect d’homme. Il avait entendu l’appel. Il ne se posa pas de questions sur l’avant. Il était nu. Devant lui, ב était là. De sa parole puissante ב avait dit l’appel. Il n’avait fait que répondre. Son existence commença ainsi. A l’appel de ב, il sortit. Il contempla et le questionnement fut en lui. Les paroles de l’être double se déversèrent en lui. Le savoir lui vint et avec le parler. Devant lui un chemin s’ouvrait, il sut qu’il devait le prendre. C’est alors qu’il découvrit qu’il était nu.
L’être de feu se retourna vers ב pour lui demander de le vêtir. Il était seul. Grande fut sa peine. Il leva les yeux. Une voûte lui barrait le chemin vers le haut. Sous ce ciel de pierre son cœur d’être brûlait de la rouge douleur de sa vie. Il se mit en marche d’un pas lourd suivant le fleuve de lave. Long lui parut le chemin. S’arrêtant, seul encore, il tailla dans la lave solidifiée une barque. Il cria les runes de la non-fusion. Ainsi protégée, il la mit sur le brûlant courant qui semblait fuir au loin. L’être de feu se laissa entraîner se bornant d’un geste ou d’un cri à garder son esquif au centre de l’écoulement. Il vit arriver la fin de la caverne et entendit le fracas de la cataracte de lave. Il ne bougea pas, se laissant aller au mouvement incandescent.
Le voyant ainsi surgir du flanc du volcan, les noiraîtres hurlèrent. Cette nef de pierre flottant sur le feu vivant leur parut celle d’un dieu. Ils virent la barque de lave sauter dans le vide et plonger dans le lac de lave avec son occupant. Quand ils le virent ressortir vivant de ce rougeoiement intense et brûlant, ils redoublèrent de cris. L’être de feu prit pied sur la berge de lave. La chute ne l’avait pas tué. Il vécut cette survivance comme un malheur. Regardant autour de lui, il ne vit que lave, fumerolles et désolation. Son œil fut attiré par un mouvement non loin. Quelque chose bougeait. Il dirigea ses pas par là. Quand il approcha le groupe de noiraîtres s’affola et s’égaya dans toutes les directions. L’être de feu connut l’amertume de se voir fuir. Sa colère devant ce nouvel abandon, s’enflamma. Il leva la main, cria une rune. Les noiraîtres qui fuyaient, s’embrasèrent. Leurs corps se recroquevillèrent pendant que leurs cris vrillaient les tympans de ceux qui, plus tétanisés que courageux n’avaient pas bougé.
Le regard de l’être de feu se tourna vers eux. Son ire maintenant refroidie voyait ces petits êtres se prosternant non loin de lui.
« Oh grand dieu du feu, cria un noiraître, laisse-nous vivre pour te servir ! »
L’être de feu écouta leur babil. Il était indifférent. Il fit un geste du bras, pour leur signifier de s’en aller. Les noiraîtres prirent cela pour un encouragement. Le plus près se précipita sur lui pour lui embrasser les pieds. A peine eut-il touché l’être de feu qu’il disparut dans une gerbe d’étincelles.
« Oh grand dieu du feu, épargne-nous, nous sommes petits et faibles, sans intérêt pour un dieu tel que toi ! »
Tout en discourant le noiraître fit un geste à ses compagnons et ils partirent doucement à reculons. L’être de feu ne bougea pas. Son esprit contemplait la rivière de lave rougeoyant dans le crépuscule.
Quand il se retourna, il était seul. A nouveau. La lassitude le prit. Il s’assit sur une pierre. A quoi bon cette existence ? L’être double l’avait appelé, mais pourquoi l’avoir laissé seul ? Son esprit entra en questionnement. Il laissait en lui s’épancher sa colère. De nouveau, il cria la rune de sa colère, faisant fondre la lave solidifiée autour de lui. Il cria encore et encore faisant de cette vieille caldeira un lac de lave en fusion comme aux jours premiers de la naissance de la terre. Épuisé, il avança vers un épaulement de roche. Il ne pouvait dire combien de temps avait duré sa folie.
Devant lui une plaine s’étendant, à sa droite la lave s’étalait en se refroidissant brûlant tout ce qu’elle rencontrait. Il s’avança faisant de même. La où se posait son pied, des flammes naissaient et prenaient vigueur. Il marcha ainsi un moment. Lassé, il s’assit sur un petit tertre. Lassé d’être entouré de flammes, il cria une rune. Elles disparurent laissant place à une poussière de cendre. Le ciel s’embrasa, le soleil éclairant en se couchant les volutes épaisses de la colonne des fumées du volcan proche. Lassé, il s’étendit et s’endormit.
La vie des noiraîtres était difficile. Vivants sur un volcan porteur de mort, il leur fallait lutter chaque jour pour subvenir à leurs besoins. Cherchant de quoi se nourrir, ils descendaient dans la plaine pour y ramasser ce qu’ils trouvaient, racines, carcasses, herbes ou feuilles. Malheureusement pour eux, la plaine était le territoire d’autres créatures. Plus rapides que les noiraîtres, ils étaient redoutables.
Noirsan y pensait en rentrant. Ils avaient perdu deux compagnons dans l’échauffourée d’aujourd’hui pour une maigre carcasse qui ne durerait même pas le temps nécessaire à ce qu’ils pansent leurs plaies. La période était noire. Enfin plus noire que d’habitude. Pour ce peuple rude, survivant dans la précarité, il n’y avait pas eu de période faste. Repoussés par les autres plus rapides, plus forts, ils avaient trouvé refuge sur cette terre inhospitalière qu’étaient les flancs fumant d’un volcan en activité.
Les femelles poussèrent des cris de joie en les voyant rentrer avec de la nourriture. Cela faisait quatre fois que le rond de feu disparaissait sans qu’elles ne puissent se nourrir. Les petits ne seront pas encore forts, cette année. La plus âgée raconta à Noirsan comment ceux qui avaient tenté d’aller vers l’intérieur du volcan avaient disparu pour la plupart en rencontrant le dieu du feu. Il n’avait montré aucune pitié pour les fuyards. Sa puissance était grande. Noirsan lui dit :
« Aînée, sa puissance nous serait utile. Je crains les chasses prochaines. Les autres de la plaine semblent ne plus nous supporter. Je les ai vus se rassembler. Peut-être veulent-ils chasser le grand velu ? Peut-être veulent-ils nous chasser ?
- J’ai vu sa puissance, dit D’Arcna, celui qui était comme moi, a voulu le toucher, il est devenu gerbe de feu. Son sacrifice n’a pas été vain car le dieu du feu a été apaisé et nous avons pu partir sans autre perte.
- Combien sont morts ?
- Deux mains.
- Cela fait beaucoup. Si nous devons nous battre, ils nous manqueront ! »
Noirsan fit les tours des feux. C’était bien le seul avantage de vivre si près du volcan, ils n’avaient pas loin à aller pour chercher le feu. Les autres de la plaine devaient venir ici pour capturer le feu. Quand ils pouvaient en attraper un, cela faisait une belle proie. Lors du dernier voyage des autres de la plaine, ils avaient réussi à tous les capturer sauf un. Ils avaient pu ainsi passer l’hiver sans trop de morts. Maintenant que le temps était plus doux, Noirsan craignait le retour des autres de la plaine. Il essayait d’estimer ses forces. Pour se battre, ils avançaient main par main. C'est-à-dire qu’à un chef, Noirsan ajoutait cinq compagnons. Quand il revint à son feu, Noirsan était de mauvaise humeur. Si les autres de la plaine cherchaient le combat, il n’aurait de deux fois deux mains de main de combattant. Leurs gourdins frappaient forts mais les autres avaient de grandes piques. Ils manquaient de bois et n’avaient que peu de piques, les arbres du volcan étaient tous trop petits.
Quand le rond de feu réapparut dans le ciel, Noirsan alla scruter la plaine. Au loin, il vit le campement des autres de la plaine. Ils étaient nombreux, trop nombreux. Ce n’était pas la saison du passage des grands velus. Noirsan pensa qu’ils n’avaient que peu de nourriture et qu’au prochain passage du rond de feu, il faudrait qu’ils aillent chasser ou piller sous peine de disparaître. Quand il se retourna, il vit les éclairs dans le cratère. Il pensa au récit de D’Arcna. Y aller était trop dangereux. Amadouer un dieu n’était pas facile. D’Arcno y avait donné sa vie pour l’apaiser et permettre aux autres de se sauver. Noirsan pensa à livrer une nouvelle offrande mais qui. Est-ce que cela suffira à ce que ce dieu les aide ?
Le temps passa sans qu’il ne trouve de réponse.
Une nouvelle aube se levait quand D’Arcna réveilla Noirsan.
« Viens voir ! Les autres sont tout près.
- Combien ?
- Nombreux !
- Réveille-les tous ! »
Noirsan allait voir pendant que D’Arcna fit le tour de campement. Dans la plaine, les autres étaient là, nombreux, trop nombreux, trop près. Il entendait leurs cris et sentait leurs odeurs, portés par le vent. Le combat était inévitable. Il n’aurait pas le temps de mettre les femelles et les petits à l’abri. Il fallait pourtant.
« Aînée !
- Oui, Noirsan.
- Tu vois les autres sont là. Il faut sauver les petits et les femelles. Pars !
- Nous n’aurons pas le temps, Noirsan, de nous mettre à l’abri.
- Nous nous battrons l’Aînée, le temps qu’il faudra. Enfin nous essayerons.
- Tu me manqueras Noirsan », dit l’Aînée en partant.
Les cinq compagnons de la main de Noirsan arrivèrent près de lui, lui amenant son gourdin. Il le soupesa en estimant sa solidité. Même si chacun d’eux pouvaient en éliminer une main, il en resterait encore au moins autant.
Vaincre n’était pas possible, mais pour les petits et les femelles, il faudrait tenir au moins jusqu’à la fin du rond de feu. Sa renaissance verrait leurs corps morts, mais alors les petits seraient saufs.
Tous les noiraîtres en position de combat, s’avancèrent. Les autres les virent. Leur clameur s’enfla. Les noiraîtres sentirent leurs jambes trembler. Noirsan hurla :
« Pour les petits et les femelles ! Sus ! A mort ! A mort ! »
Derrière lui, sa main de guerriers reprit le cri, puis toutes les mains hurlèrent la haine de l’autre.
Le premier choc fut violent. Les gourdins ne faisaient pas le poids devant les piques et le nombre. S’ils avaient enfoncé le centre de la formation des autres, les flancs se refermèrent sur eux en un piège mortel. D’un coup le silence se fit. Au centre, les noiraîtres regardaient tout autour d’eux les autres et leurs piques. Chacun reprenait son souffle. Noirsan poussa un hurlement de pure colère en comprenant le piège. L’Aînée au loin l’entendit et comprit. Trop tôt, c’était beaucoup trop tôt. Elle se retourna pour voir une dernière fois les mâles avant l’hallali.
Il y eut un autre cri et le ciel s’embrasa.
Ce furent les cris de haine qui réveillèrent l’être de feu. Son immobilité et son aspect l’avaient caché aux yeux des autres de la plaine. Ils l’avaient pris pour quelque pierre de feu que le volcan crachait régulièrement, tout occupé qu’ils étaient par la nécessité d’en finir une bonne fois avec la menace des noiraîtres. Il se leva sans hâte regardant le combat qui s’engageait. Il comprit la manœuvre de ceux de la plaine avant les noiraîtres. Cela ne le concernait pas. Son regard se porta sur les contreforts du volcan. Il vit les petits et les femelles essayer de s’enfuir mais déjà un groupe de ceux de la plaine était en chasse pour les exterminer. C’est le cri de colère de Noirsan qui le toucha. La colère, il connaissait. Ce cri-là aurait pu être à lui. Il y sentit la colère de s’être fait prendre au piège et la colère pour ne pas avoir réussi à défendre ce qui lui tenait à cœur. A ce cri répondit son cri. Il avait le même sentiment intérieur. Lui aussi hurla sa colère. Mais son hurlement était runes et ses runes étaient feu. Toutes les piques de ceux de la plaine se carbonisèrent. L’être de feu sentit sa puissance. Il aima cette puissance. Il hurla encore et encore d’autres runes. Les noiraîtres virent leurs ennemis devenir torche. Ils avaient entendu l’inhumain hurlement de l’être de feu. Ils voyaient sa puissance. Noirsan le premier lâcha son gourdin et se prosterna. L’être de feu aima sa soumission. Debout sur son tertre, il prit plaisir à sa violence et à leur soumission. La lassitude l’avait quitté.
La vie des noiraîtres était difficile. Avoir pour Dieu l’être de feu était un honneur mais une servitude. Depuis le jour premier, celui de la révélation, le culte s’était organisé autour du tertre. Les noiraîtres avaient élevé un premier autel devant lui pour le remercier de leur avoir donné la victoire. Ils savaient sa puissance immense, ils avaient à la fois de la reconnaissance et de la peur. C’est Noirsan qui le premier avait compris comment le satisfaire en immolant pour lui sur une pierre de lave, un rescapé des autres de la plaine. L’être de feu avait ri et de sa voix puissante avait réduit en cendres le corps sacrifié.
Le temps avait passé. Du peuple faible et moribond des premiers noiraîtres avait surgi un peuple puissant et redouté. Les autres de la plaine ou des autres lieux avaient plié genoux devant la puissance de l’être de feu. Dans le monde de l’époque, il était connu comme le dieu combattant. Son arrivée en un lieu signifiait la mort et la désolation. Toujours les peuples luttaient et toujours ils étaient vaincus. Les noiraîtres s’étaient organisés. Peuple nombreux, ils régnaient en maître sur un vaste territoire. Noirsan s’était proclamé prêtre du Dieu du feu des noiraîtres. Après lui, il y eut un autre prêtre puis d’autres encore. Maintenant, il y avait un grand prêtre chargé de s’entretenir avec le dieu et tout un clergé redouté qui organisait le culte. C’était un culte rouge et noir de feu et de mort. Pour apaiser leur Dieu, les noiraîtres sacrifiaient pour lui, les autres. Chaque jour devait avoir sa victime. Sa souffrance semblait satisfaire le Dieu du feu. Le clergé redoublait d’inventivité pour mettre au point de nouvelles tortures dignes d’être présentées sur l’autel du Dieu afin de la satisfaire. Le grand prêtre savait que les grandes guerres étaient terminées et que l’époque où leur dieu massacrait lui-même les ennemis était révolue. L’armée des noiraîtres était forte, le collège des prêtres aussi puissant et encore plus redouté. Il lui fallait distraire ce maître exigeant s’il ne voulait pas connaître le sort de D’Arcno ou de ses compagnons dont on racontait encore l’histoire aux plus jeunes.Le temple du tertre était beau, et toujours en embellissement. Le grand prêtre y veillait.

L’être de feu regardait ce nouveau sacrifice. Les prêtres s’étaient surpassés. Le solide gaillard avait hurlé pendant six jours sous leurs tortures. Aujourd’hui, il sentit comme un manque. Oui, il avait connu l’exaltation de la victoire, l’ivresse des batailles, la joie du massacre. L’inventivité de ses prêtres l’étonnait toujours. Elle semblait sans bornes. Il avait vu mourir tant et tant d’autres sous les tortures qu’il ne pouvait plus les compter. Il y avait même lui-même participé lors de certaines grandes fêtes. Mais avec la fin des cris du supplicié, la lassitude était revenue. Autour des noiraîtres, il n’y avait plus d’ennemis à combattre. Ils maintenaient la région dans la terreur sacrifiant en son nom tous les jours au quatre coins de leurs pas. La puissance l’avait enivré au début. Puis la répétition venant, il comprit que cela allait continuer comme cela pendant des temps et des temps. Un premier assaut de lassitude avait fondu lors de la grande fête de la Bataille Première. Il avait retrouvé pour un instant, mais pour un instant seulement, la colère du premier jour. La lassitude et bientôt la solitude seraient son lot. Il le savait. Il lui fallait trouver un remède à son mal intérieur. La fureur et la mort, aussi puissantes fussent-elles n’étaient pas la solution. Il décida de partir.
Quand le grand prêtre entra, seul comme toujours, dans la pièce secrète et centrale du temple du tertre pour rencontrer le dieu du feu, il ne trouva personne. Il eut peur. Il resta un moment dans la pièce vide, ne sachant que faire. Lui l’homme le plus puissant du pays qui d’un mot pouvait faire supplicier qui il voulait sur ordre du Dieu du feu, se trouva désemparé. Où était le Dieu ? En sortant son trouble était visible. Ses Subordonnés n’osèrent l’interroger. Le rite continua. Le lendemain, quand le grand prêtre ressortit de son entrevue avec le Dieu, il semblait encore perturbé. Les jours passèrent, le rite continua. Son adjoint l’interrogea :
«Grand Prêtre, vous semblez mal à l’aise.
- Garde pour toi ce que je vais te dire, sinon tu pourrais avoir l’honneur d’être l’offrande du Dieu du feu.
- Oui, Grand Prêtre, mes lèvres seront scellées.
- Le Dieu du feu me met à l’épreuve, nous met à l’épreuve. Nous nous endormons sur nos victoires. Son nom n’est pas connu de tous les peuples.
- Alors nous allons repartir en conquêtes et lui avec nous. Quelle bonne nouvelle !
- Non, Noirdarc ! Le Dieu du feu n’ira pas avec nous. Voilà notre épreuve, nous devons lui prouver notre valeur et notre fidélité en portant sa vérité et sa puissance par-delà les horizons. Il faut que je voie le roi ! »
Tremblant intérieurement, mais pressentant que le Dieu du Feu ne dirait rien même s’il revenait, le grand prêtre s’engagea résolument dans la voie du mensonge qui lui rapporterait puissance et richesse.
L’être de feu marchait seul sur une terre désolée, loin très loin de ce peuple des noiraîtres d’où sortiraient les landayeurs, ne pouvant savoir que ce culte de mort durerait des milliers d’années. De nouveau il se posait la question de son chemin. Il essaya de se rappeler les paroles de l’être double, en vain. Trouvant une entrée sombre vers les entrailles de la terre, il avança. Choisissant le chemin descendant chaque fois que possible. Il trouva des tunnels faits par de sombres créatures. Avançant toujours sans un arrêt, il descendait et descendait encore dans les profondeurs. Il ne savait plus où il était, ni depuis combien de temps il marchait. Il s’arrêta, s’allongea pour se reposer. Voyant cela les petits êtres difformes qui le suivaient depuis des pas et des pas attendirent dans les ténèbres sans bouger. Il avait violé leur Territoire. Pour l’instant, il ne semblait pas dangereux, mais il était le danger. « L’étranger est le danger » aimait à répéter le sorcier. Sa magie était puissante et mortelle. Il l’avait maintes fois prouvé en défendant le Territoire. Maître de nécromancie, il était la terreur de ces mondes souterrains. Les korfs étaient ses esclaves, de froids esclaves puisque leurs fluides internes ne dépassaient pas la température ambiante. Cela les rendait particulièrement discrets dans ce monde de pierre. Si l’être de feu avait regardé autour de lui, il n’aurait rien vu. Dépourvu de squelette interne, ils épousaient les détails de la voûte et des murs. Ce que ne savaient pas les Korfs, c’est que l’être de feu aurait pu les ressentir si tel avait été son désir. Il avait fui dans un repos sommeil lourd, loin de sa lassitude et de sa solitude.
A son réveil, il ne prit aucune précaution. En finir avec cet inutile qu’était sa vie, lui indifférait. La lave l’avait vu naître, pourvu qu’elle puisse l’ensevelir. Il reprit son voyage descendant vers le cœur de la terre. Le voyant repartir les korfs envoyèrent des émissaires vers le sorcier. Puis voyant que ses pas le conduisaient vers le centre de leur Territoire, ils envoyèrent d’autres émissaires.Le sorcier ne comprit pas ce que décrivaient les korfs. Des êtres de toutes sortes existaient dans ces souterrains. Il avait doté ses créatures de suffisamment de magie pour qu’ils perçoivent quasiment tous les plans existentiels. Ils lui parlaient d’un géant mais de pierre chaude. Soit c’était un géant et il n’était pas en pierre, soit il était un élément en marche, un élémental, mais alors il ne pouvait être chaud. Ou bien, oui cela pouvait être cela, sa vieille ennemie lui envoyait sa dernière création. Plus il y pensait et plus il en était certain. Cette vieille sorcière essayait encore de le piéger avec un de ses tours. Qu’avait-elle animé cette fois-ci ? Il décida de piéger la créature, d’en faire son instrument et de la renvoyer à sa créatrice.

L’être de feu, ne sachant rien que son malheur, avançait sans réfléchir, seule l’habitait la souffrance lancinante de sa solitude. Il laissait son instinct le guider. C’est quand il se retrouva dans une salle sans issue qu’il commença à regarder autour de lui. Il ressentit les korfs. Il ressentit l’enfermement alors que son instinct lui parler d’un chemin. Il ressentit « une » force, non, comme une présence, non c’était la fois fort et léger. Il essaya d’analyser ce qu’il touchait par son ressenti. Cela se rapprochait. C’est alors que devant lui se matérialisa une forme. Une sorte de grande cape couvrait quelque chose ou quelqu’un puisque cela parlait, émettant une faible lueur.
«C’est un honneur pour un pauvre ermite comme moi que de recevoir un noble voyageur. Nos galeries sont ingrates et sans beauté, si bien que rares sont ceux qui nous visitent. Sois remercié de ta présence ici. »
Le sorcier avait mis dans sa voix tout son savoir-faire pour envoûter celui qu’il prenait pour une créature de son ennemi. L’être de feu entendant cela fut charmé. Dans un coin de son esprit, une petite voix protesta mais le silence se fit pour écouter le merveilleux discours que lui faisait écouter le sorcier.
« Sois ici comme chez toi, tu seras mon invité d’honneur. »
La torpeur prenait l’être de feu. En lui quelque chose céda. Maintenant tout lui semblait évident. Le sorcier était maître des choses de la vie. Il était même le Maître Sorcier.
Le sorcier comprit que son enchantement fonctionnait. Il avait senti la puissance de l’être de feu. Incapable de concevoir qui il avait en face de lui, il ne pouvait le nommer mais comprit que jamais sa meilleure ennemie n’aurait pu concevoir un être d’une telle puissance. Il se félicita de sa chance. Avec une telle réserve de puissance brute, il allait pouvoir étendre sa domination sur tous les peuples souterrains. Il perfectionna son sortilège de soumission, usant de toutes les ressources de son savoir afin de ne laisser aucun trou dans les mailles de son filet magique.
L’être de feu était prisonnier mais ne le savait pas. Il servait de son plein gré le Maître Sorcier, tout au moins en était-il persuadé, à qui tant de gens voulaient du mal. Il avait commencé par éliminer une vieille créature aussi encapuchonnée que le Maître Sorcier mais qui était fort mauvaise puisqu’elle gardait en esclavage de pauvres créatures qui, par reconnaissance, firent allégeance au Maître Sorcier. Après il se souvenait vaguement de batailles ou plutôt d’échauffourées dans les galeries voisines avec des créatures toutes plus mauvaises les unes que les autres. Ce dont il se souvenait parfaitement, c’était les bouffées de reconnaissance et de satisfaction du Maître Sorcier à son égard. Pour cela, il était prêt à aller au bout du monde. C’est d’ailleurs ce qu’il s’apprêtait à faire. Avec les korfs, il devait passer la rivière de lave, remonter vers les niveaux supérieurs, délivrer de leur joug les pauvres créatures asservies qui creusaient au-dessus et leur montrer l’immense bonté du Maître Sorcier afin qu’il puisse le servir. C’était un long voyage. Ils partaient armés et lourdement chargés de provision. Le début du périple se passa sans encombre. Comme toujours les korfs semblaient glisser sur les parois malgré leur charge. L’être de feu avançait pesamment mais régulièrement, l’esprit tout accaparé par la pensée des bontés du Maître Sorcier pour lui, se remémorant intérieurement les formules qui lui permettraient d’être ouvert à la puissance des sorts venus du sorcier. Il en avait déjà expérimenté le fonctionnement lors d’autres manœuvres pour éliminer tel ou tel petit potentat avant que celui-ci n’attaque le Maître Sorcier.
Les korfs s’arrêtèrent devant la lave qui s’écoulait rapidement. Ils étaient incapables de passer cet obstacle. Quand l’être de feu vit la lave, il eut comme un début de souvenir. Quelque chose de ténu se réveilla en lui. Une bouffée de nostalgie l’envahit. Pour ne pas se laisser aller à des sentiments interdits, l’être de feu dit les formules apprises et dirigea ses mains vers la paroi. Le sort se précipita à travers lui, prenant forces et puissance, et alla percuter la paroi en face de lui. Un pont de pierre se forma par l’effondrement de la roche avec un fracas d’enfer. Les korfs saluèrent bruyamment la réussite de l’opération. Sans attendre plus, ils entreprirent de traverser pour aller explorer la rive opposée. Ils rencontrèrent un groupe d’une dizaine de créatures qui s’enfuirent à leur approche. L’être de feu était trop loin pour jeter un sort. Le Maître Sorcier qui voyait par ses yeux, éprouva du mécontentement à cette nouvelle. Sa réaction fut plus douloureuse pour l’être de feu que tous les coups qu’il aurait pu recevoir. Il se porta à l’avant-garde, prêt à l’éventualité d’une autre rencontre. Le premier signe d’une occupation un peu structurée de ce côté de la rivière de lave, fut un pic de mineur retrouvé au moins mille pas plus loin. L’être de feu sentit l’excitation des korfs à cette vue. Selon les pisteurs, il y avait eu plusieurs périodes d’occupation de la région pour creuser et extraire des roches. La dernière pouvait remonter à une demi-vie de korf. Suivant les instructions, ils remontèrent des galeries, écoutant et se préparant à la rencontre. Quand vint le moment de la pause, tout semblait calme. Ils avaient trouvé différents objets abandonnés là par des êtres pensants. Si on pouvait estimer leur taille à la taille des galeries, ils étaient nettement plus grands que les korfs mais moins que l’être de feu qui devait marcher penché pour passer. Comme tous les repos, les korfs se formèrent en groupe compact. L’être de feu s’assit et attendit laissant son esprit vagabonder. Des rêves de feu revenaient. Ils étaient agréables. Il repensait à la rivière de lave et de nouveau il sentit la nostalgie envahir son esprit. Il se laissait dériver dans un demi-sommeil, prenant plaisir à jouer dans la lave… mais que pensait-il là, il redevenait fou. Le Maître Sorcier l’avait bien mis en garde, penser à cela pouvait rendre fou, car seuls les fous peuvent penser aller se jeter dans la pierre en fusion. Il se leva, ne voulant pas laisser son esprit vagabonder dans des directions incongrues.
C’est alors qu’il entendit les premiers coups.
Il se figea, envoya un sort d’exploration qui revint porteur de l’image de ceux qui creusaient. Courts sur pattes mais forts râblés, les mineurs maniaient leurs outils avec la puissance et la précision d’une longue habitude. L’être de feu prépara ses troupes. Ils étaient à encore au moins deux mille pas de front de taille. Les pics et les pioches étaient ici plus que des outils, des armes potentielles. Avant de se mettre en route, comme l’avait prévu le Maître Sorcier, l’être de feu envoya un nouveau sort d’exploration et dit les mantras qui permettaient à son maître de voir par lui et même d’agir à sa place. Il devint comme spectateur. Il agissait mais c’est un autre qui le faisait agir. Le sort d’exploration revint, affinant la première scène. Il sentit le Maître Sorcier se réjouir. Les mineurs étaient des esclaves puisque des gardiens les surveillaient et les fouettaient. Avec la force de ces mineurs, c’est tous les mondes souterrains qui lui seraient ouverts. Ses korfs n’aimaient pas creuser et quand il fallait le faire, l’énergie qu’il déployait pour les contraindre le fatiguait beaucoup, même si maintenant il en puisait une partie dans l’être de feu. Il ne le nommait pas comme cela. Pour le Maître Sorcier, l’être de feu était le géant rouge. Malgré toute sa science, il ne pouvait appréhender la nature même de l’être de feu. Il le prenait pour une de ces nombreuses créatures issues de la première vague de la création. Le Maître sorcier avait déjà vécu plus de cent vies de korfs, mais il savait que d’autres êtres venaient de temps plus anciens encore. Rassuré par ses sorts d’exploration, il poussa le géant rouge à avancer. Ses korfs tenaient prêts les sabres courts et noirs qu’ils affectionnaient. Ils venaient d’une ancienne bataille, une des premières livrées sous la direction du sorcier. Leur avancée était silencieuse, seul le géant rouge faisait vibrer le sol.
Encore une ou deux centaines de pas et ils seraient en contact avec l’ennemi. Le sorcier les fit arrêter. Un nouveau sort d’exploration le rassura. Les pics et les pioches continuaient leur danse et les gardiens n’avaient pas changé de place. Il donna l’ordre d’attaquer en visant les gardiens bien sûr pour libérer les mineurs. Les korfs et l’être de feu se jetèrent en avant dans une charge effrayante.Entendant arriver un être massif au pas de course, mais incapables d’entendre les korfs, les mineurs avaient stoppé leur travail et regardaient leurs gardiens. Quand l’être de feu déboucha dans la galerie de taille derrière les korfs, il crut que la bataille serait courte. Quelques gardes à éliminer et puis la joie du Maître Sorcier seraient sa meilleure récompense. Au moment même où un korf levait son sabre sur un garde, la riposte arriva. Des guerriers armés de deux sabres jaillirent. Une onde de chaleur se répandit, signe que quelqu’un savait utiliser un sort. Le Maître Sorcier voyant accourir des guerriers en grand nombre, comprit que cette bataille risquait d’être perdue. Manifestement très entraînés, ils taillaient en pièces ses korfs. Il puisa l’énergie du géant rouge, le plus qu’il pouvait contrôler pour jeter un sort d’immobilisation à ses ennemis. Immédiatement la victoire sembla changer de camp. Aidés de la force du géant rouge, ses korfs taillaient en pièces les guerriers immobiles. C’est alors qu’un cri jaillit.
Se retournant, l’être de feu et le Maître Sorcier virent les guerriers reprendre vie. Un géant venait d’arriver. Son cri avait brisé l’enchantement. Le sorcier fut déstabilisé. Pour la première fois de sa longue vie, un de ses maîtres sorts était brisé. Il ne comprenait pas. On ne peut annihiler un sort qu’en jetant un contre sort de même puissance ou en faisant appel aux forces primitives dans toute leur brutalité. Mais ici pas de déchaînement des forces élémentaires, le cri était énergie presque pure, rééquilibrant ce que le sorcier avait perturbé par sa magie. Un autre géant rouge, cela ne pouvait être que cela, un autre géant rempli de forces. Puisant à nouveau dans l’être de feu qu’il contrôlait, le sorcier prépara un sort de mort. Dans un rayon de deux cents pas, toute créature mourait. Ses korfs se défendaient mais cédaient du terrain. Il fit reculer le géant rouge. Les guerriers et l’autre géant en profitèrent pour avancer. Encore un peu de temps, et le sort serait prêt. L’être de feu sentit ses jambes fléchir sous la ponction de force faite par le sorcier quand il lança son sort. Par sa bouche, l’être de feu dit la formule du sort. Il n’avait pas fini de la dire que l’autre géant hurla. Il n’y eut qu’un cri, un son et la roche autour de lui se mit en mouvement. Devant la surprise il mit mal la flexe sur le dernier mot et le sort échoua. La terre semblait avoir pris fait et cause pour l’ennemi. Le sorcier sentit la panique l’envahir. Une telle puissance à l’œuvre par un seul mot, cela ne pouvait être que des runes. Le géant ennemi connaissait les runes de la terre. Le sorcier eut peur. Face à un être connaissant les runes, il ne pouvait lutter sans en savoir davantage. Son expédition était perdue. Abandonnant l’être de feu pour ne pas être en lien avec lui quand il perdrait la vie, le sorcier se rua à l’endroit de la rivière de lave pour détruire le pont. Brutalement séparé de son maître, l’être de feu s’immobilisa un instant pour retrouver ses esprits. Autour de lui, les galeries explosaient, des roches se précipitaient sur eux, écrasant les korfs et le bousculant. Les guerriers ennemis se rangeaient derrière le géant pour ne pas être pris dans cette tourmente minérale. L’être de feu fut réduit à l’immobilité malgré sa force. Les roches l’ensevelissaient, la pression augmenta encore et encore. Il ne ressentait plus aucun korf en vie. Son maître l’avait abandonné. Malgré toutes ses promesses, il l’avait laissé seul. Autour de lui le monde se minéralisait, la pression devint énorme. Plus que la crainte pour sa vie, ce fut l’immense déception de l’abandon qui le submergea.
Nuit.
L’être de la terre regarda son œuvre. L’invasion avait échoué. Il l’avait sentie longtemps à l’avance. Les corps des korfs morts gisaient sur le sol. Les guerriers ramassaient les sabres courts tombés pendant le combat. Devant eux, à la demande de l’être de la terre, les roches étaient venues à leur secours, broyant tout sur leur passage. Maintenant, elles obstruaient le chemin. Les maîtres de corvées remirent les droms à l’ouvrage pour refaire une galerie allant vers la rivière de lave. Le MAÎTRE s’avança, remerciant l’être de la terre. Celui-ci lui répondit.
« Ce sorcier n’en a pas fini. Son désir de dominer est grand. La surveillance ne doit pas se relâcher. Je le sens encore, tapi après la rivière de lave. Il a perdu une bataille car il ne s’attendait pas à ma présence. Le géant qui les accompagnait était d’une grande puissance. Lui aussi je le sens encore. Normalement, vu la pression des roches, il devrait être mort et pourtant je sens sa vie.
- Que vas-tu faire, Ô notre Guide ?
- Je ne peux le sonder. Sa magie intérieure est forte, très forte. La lave en viendra sûrement à bout. Mais regarde ! »
L’être de la terre leva un bras et dit une rune. Le bloc contenant l’être de feu se détacha des autres. Une autre rune, on entendit les rocs craquer et ils fusionnèrent en un ensemble compact et vaguement sphérique. Il fit signe aux maîtres de corvées d’écarter les droms, puis d’un geste, d’un mot il ouvrit la galerie ne laissant que le bloc devant lui. D’un cri de runes il envoya le bloc rouler. Comme toujours quand sa magie s’exerçait, les maîtres restèrent sans voix. La boule de pierre se mit à rouler, devant elle, le passage s’écartait pour reprendre une dimension normale derrière elle. Elle prit de la vitesse, encore et encore, faisant un roulement épouvantable qui se répercutait tout au long des parois.
Derrière la rivière de lave, le Maître Sorcier et ses korfs se tapirent à l’abri en entendant le bruit. Il prenait de l’ampleur et manifestement se rapprochait à grande vitesse. Le sorcier envoya un sort d’exploration et poussa un cri en voyant ce qui approchait. Les korfs autour le regardèrent interrogatifs, prêts à fuir. Le Maître Sorcier dit un mot et disparut. Chez les korfs ce fut la débandade, mais trop tard. Surgissant de la galerie, volant au-dessus de la rivière de lave, la sphère de pierre vint s’écraser sur l’entrée de la galerie de fuite, écrasant des dizaines de korfs. Rebondissant dans la caverne où coulait la rivière, elle fit encore beaucoup de victimes avant que de plonger dans la lave en fusion et d’y disparaître. C’est ce que racontèrent les éclaireurs guerriers quand ils firent leur rapport au MAÎTRE.

C’était la nuit intérieure. Rien n’existait que cette pression douloureuse de la trahison, que cette douleur de l’abandon. Pourquoi ? Cette question résonnait dans son esprit encore et encore. Il avait écouté l’appel de l’être double et s’était retrouvé seul. Tel n’était pas son désir. Il avait continué mais vivre sans vis-à-vis lui était intolérable. Il pouvait distraire son esprit de la blessure de la solitude mais le combat était vain, toujours et toujours elle revenait. Il avait cru à la rencontre attendue quand avaient retenti les paroles du Maître Sorcier. Lui aussi l’avait abandonné, lâchement abandonné.
L’être double avait ses raisons, il ne pouvait lui en vouloir mais il souffrait. C’est le Maître Sorcier qui focalisait son ressentiment. Enfermé dans une masse de pierre, il ne pensait pas à s’en sortir. A quoi bon ? La vengeance ? Pourquoi pas ? La sphère de pierre tournait dans la lave en fondant lentement. Les pensées tournaient dans l’esprit de l’être de feu en se concrétisant lentement.
Le temps passa. La chaleur de la lave atteignit l’être de feu. Il prit sa décision. Il dit une rune. La pierre qui l’entourait encore fondit brutalement. La lave le purifia des dernières scories des sorts du sorcier. Il reprit pied sur un promontoire. Interrogeant le feu de la lave, il comprit que sa prison de pierre n’avait pas fait beaucoup de chemin. Entre lui et le sorcier, il n’y avait que quelques milliers de pas. Le bloc de pierre avait été bloqué par un barrage naturel et était resté à tourner sur lui-même.
L’être de feu laissa la colère et la vengeance monter en lui. Il cria une rune, en hurla une autre. La lave entra en ébullition et se vaporisa. D’un geste, d’un long cri il l’expédia vers l’amont. Une nuée ardente se précipita vers les lieux d’où il venait.
L’être de la terre sentit la puissance déployée, il ressentit les runes. Il en dit une et une seule, fit un geste de la main et tous les passages conduisant à la rivière de lave s’obstruèrent hermétiquement.
Le Maître Sorcier sentit l’ébranlement de la puissance mis en œuvre. Le temps qu’il s’interroge, la nuée envahissait toutes ses galeries. Sa chaleur détruisait tout ce qui pouvait brûler, bêtes, bestioles et tout ce qui vit dans ces lieux. Il ne put que balbutier un sort qui ne le protégea qu’incomplètement. Gravement brûlé, il sombra dans l’inconscience. Sur un promontoire, un être rouge feu éclata d’un rire de fou et plongea dans la lave, comme on plonge dans la mer, pour s’y noyer.

lundi 11 avril 2011

Houtka - 1


La soirée s'avançait. Le conteur avait enchanté l'auditoire d'un de ses contes merveilleux sur les exploits du grand TaatBangüelBuorn et de sa fameuse épée. L'enfant habillée de sa grande tenue de fête pour la circonstance, s'était approchée de lui et avec toute l'innocence et la spontanéité de ses jeunes années avait demandé :
- Houtka, c'est l'épée des anges ?
Les adultes s'étaient renfrognés. On ne posait pas de questions à un conteur. Cela ne se faisait pas. La mère était intervenue d'un " Voyons, on ne fait pas ça!" avait pris la main de l'enfant pour la faire reculer et avait enchaîné pour le conteur :
- Excusez-moi, je vais l'envoyer dans sa chambre. Le conteur avait souri et chose inhabituelle avait pris l'enfant par la main. Les spectateurs étonnés avaient laissé faire, la mère libérant son enfant, s'était mise en arrière, un sourire aux lèvres.
-Pour Houtka, je suis désolé, Petite, mais elle n'est pas celle des anges. Pour comprendre HoutKa et sa genèse, il faut accepter de plonger dans le passé, là où le monde est incertain, les dangers multiples et les forces puissantes. Je ne sais si la soirée s’y prête. Il faudrait une longue soirée d’hiver, si possible près d’une cheminée, ou mieux, assis autour d’un antique foyer. Le vent devrait hurler sa symphonie dans les arbres d’alentours, et les lourds nuages s’être amassés dans le ciel. Il est difficile de comprendre son histoire première sans entrer en contact avec les forces primitives. Je n’ai jamais entendu sa légende racontée au grand jour. Il faut la transe ou un état proche pour pouvoir l’entendre. Certaines musiques sauvages et grandioses peuvent un peu traduire l’ambiance du monde à sa naissance. Il faut remonter avant Anguelbhorn qui organisa le royaume, avant les hommes des runes qui créèrent ces royaumes, encore avant, des êtres existaient. Notre esprit ne peut concevoir de telles choses sans les habiller des images rassurantes de ce que nous connaissons. La terre existait, mais ne s’appelait pas ainsi. Elle était elle-même autre que maintenant. Des choses, des êtres en jaillissaient, disparaissaient pour certains, se battaient pour d’autres, ou couraient, grandissaient, rapetissaient, mouraient, renaissaient. Les frontières du possible étaient floues.
Pourtant l’être double était. De lui venait la parole qui agît et que nul n’a créée.
Malheureusement, je ne suis pas médium et mon récit n’aura pas la force de celui qui a v(éc)u. Je me sens bien présomptueux dans la douceur de cette demeure, pour tenter de raconter les temps premiers. Il faut que tu sois prête à m'accompagner car seul je n’ai pas la force de te faire vivre cela. Je ne sais si nous y arriverons. Je ne peux garantir aucun rythme, ni même d’atteindre le but du voyage. Si tu es prête à l’aventure, alors nous allons plonger dans le passé et revisiter ce qui fut.
- Oh oui ! dit l'enfant en battant des mains, raconte, conteur!
- Ne pouvant cantiler correctement le nom de l’être double, telle que le dit sa rune royale, j’utiliserais dans le récit qui suit la forme abrégée : ב, Signe déjà initiatique au fort pouvoir mais acceptable par nos larynx humains, on peut le lire « BETH ». Maintenant, pour toi enfant, car tel est ton désir, entends le récit.

L’eau s’écoulait tumultueuse et l’être qui en sortait aura pour nos yeux un aspect d’homme. Il avait entendu l’appel. Il ne se posa pas de questions sur l’avant. Il était nu et il avait froid. Devant lui, ב était là. De sa parole puissante ב avait dit l’appel. Il n’avait fait que répondre. Son existence commença ainsi. A l’appel de ב, il sortit. Il contempla et le bonheur fut en lui. Les paroles de l’être double se déversèrent en lui. Le savoir lui vint et avec, le parler. Devant lui un chemin s’ouvrait, il sut qu’il devait le prendre. C’est alors que le soleil parut.

L’être de l’eau contempla cette boule jaune de feu à travers la brume omniprésente qui estompait le paysage. La visibilité était faible. L’être de l’eau avançait découvrant au fur et à mesure de ses pas le monde nouveau né. Les lois de la nature n’étaient pas ce qu’elles sont devenues. La réalité pouvait parfois être aléatoire. L’être de l’eau le savait, comme il savait le nom des choses, telle était la puissance de ב. Pour l’être de l’eau, personne ne pouvait être plus puissant que ב. Il suivait le torrent dont il venait. Petit à petit celui-ci devint rivière bondissante. C’est ainsi que l’être de l’eau arriva au bout du monde. Avec fracas l’eau devenait cascade. Il contempla. La brume cachait tout, estompait tout. Il était sur la rive d’un cours d’eau, ne voyant pas l’autre rive, derrière lui le chemin parcouru avait fondu dans le brouillard, de l’autre côté la falaise s’élevait brutalement. Nul chemin devant ses pas, mais le vide dans lequel plongeait l’eau. Il examina les possibles et les impossibles. Son destin était plus loin. Il fit un pas et ce fut la chute.
L’être de l’eau tombait suivant la cascade. Il n’avait pas peur. La vitesse le grisait un peu. Le temps parut s’arrêter. Tombant à la même vitesse que l’eau, noyé dans la brume omniprésente, tout semblait immobile. Seuls ses cheveux parlaient du vent qui les traversait en hurlant. Il écouta ses cheveux et se redressa. Puis il dit la parole malhabile et le hurlement devint murmure. Il écouta encore et apprit. La parole qui sortit de sa bouche fut ajustée et ses cheveux se turent. Il regarda l’eau à côté de lui qui avait repris son mouvement. Il contempla. Il ajusta encore sa parole. Il cantila les runes. Devant lui apparurent les ajoncs et le bord de la vasque de la cascade. Satisfait, il foula le sol, cantilant selon son souhait et ses désirs le monde qui l’entourait. Il bénit ב pour la parole donnée. Émerveillé mais épuisé, l’être de l’eau désira se reposer. La boule de feu du ciel, cachée derrière la brume, prit des teintes pourpres et disparut. Le noir se fit. Il s’allongea sur un tapis de mousse sous un grand arbre. Ses yeux se fermèrent. Le monde disparut.
Nuit-jour.
Il ouvrit les yeux, le monde exista. Il vit que la brume n’était pas revenue sur ses pas, mais restait compacte autour de lui. Il contempla. Derrière cet incertain brumeux, que pouvait-il exister ? L’être de l’eau eut le désir de parcourir plus de ce monde, il se mit debout et marcha. Devant lui la brume reculait, derrière lui, elle ne revenait pas. Il fit beaucoup de pas. Le soleil était au zénith, quand il comprit qu’il lui faudrait trop de pas pour couvrir toute la surface du monde de ses pas. L’être de l’eau s’assit. Des larmes coulèrent de ses yeux car il était seul sur un chemin de brume et dans l’infini du temps. ב apparut.
L’être double dit :
« Être de l’eau, pourquoi pleures-tu ?
- Tu m’as appelé pour accomplir la suite de ton désir, mais la tâche est trop grande et je suis seul.
- Être de l’eau, pourquoi pleures-tu ?
- En moi est la conscience, en moi est la parole, mais nulle oreille ne peut l’entendre.
- Être de l’eau, pourquoi pleures-tu ?
- En moi le désir coule, mais seul, il est inaccompli.
- Être de l’eau, emmène tes pas vers le lieu où se lève le soleil. Là sera la suite de ton chemin. »
Quand l’être de l’eau releva la tête, il était seul. Devant lui, un fruit. Il en laissa couler le jus dans sa gorge et ainsi rasséréné, il reprit sa marche. Il tourna le dos au soleil et avança. Il se mit à courir quand il sentit la couleur de la brume rougeoyer. Il ne s’arrêta qu’à la nuit. Il s’assit, écouta le bruit du vent dans la nuit. Il entendit la parole indicible de la nature. Il la manduca jusqu’à ce qu’elle devienne à lui. Alors il dit la rune entendue. Le vent se joignit à lui, s’enfla et prit puissance. Quand la lumière reviendrait, il verrait.
Nuit-jour

L’être de l’eau s’éveilla. Le monde se révéla. La brume avait reculé sous un fort vent d’est. Il contempla.
« Que le monde est beau ! Loué soit ב qui m’a donné à ce monde ! »
Devant ses yeux s’étendait, une plaine, couverte de forêt, au loin à sa gauche, la falaise et sa cascade, devant lui, le moutonnement des collines semblait infinie. À sa droite, le paysage s’éclaircissait. Il se retourna, pour découvrir d’autres collines.
« Que le monde est vaste ! Loué soit ב qui m’a donné à ce monde ! »
L'être de l'eau se remit en marche. Il s'était arrêté sur une colline dominant les environs. Il avait vu que la forêt s'éclaircissait plus loin. Il alla par là. Il avançait sans hâte maintenant. Il écoutait tout en marchant. Il s’imprégnait de tout ce qu'il rencontrait, les arbres, les fleurs, les herbes. Il s'emplissait des paroles de la vie autour de lui. À chaque pas, un nouveau son, un nouveau mot, une nouvelle rune à cantiler. Il lui fallait le temps d'entendre, d'apprendre.
Il entra en contemplation tout en marchant. D'heure en heure sa tête se remplissait de la musique du monde. Il marchait toujours vers le soleil levant.
La ligne de crête doucement s'abaissait, la forêt faisait place à la steppe. L'être de l'eau marchait encore et encore, ouvert au monde il accepta ses nouveaux sons, cette nouvelle musique. Après avoir appris la musique et les runes de la forêt, il apprit la musique et les runes de la steppe. Son coeur était en joie.
Quand le soleil derrière lui se coucha, l'être de l'eau s'arrêta pour se reposer.
Nuit-jour.

Il accueillit le soleil naissant avec joie, laissant sa chaleur l'envahir. Il écouta le soleil. Encore une musique, encore des runes à entendre. Son esprit s'emplit de la symphonie de toutes ses runes entendues, reconnues, apprises. Il se leva et reprit sa marche. Il cantila des runes, le vent se leva. Il chanta d'autres runes, des arbres poussèrent. Il continua comme cela pendant tout le jour. Le vent courait dans les hautes herbes de la steppe. L'être de l'eau regardait les vagues ainsi formées. Il évoqua l'eau. Il invoqua l'eau. Il dit les runes de l'eau d'où il venait. Il les cantila, les chanta. L'air se chargea d'eau, la brume revint, devint nuage, la pluie tomba.
Il l'accueillit avec joie, étendant les bras sous sa caresse. Il écouta son bruit apprenant d'autres runes, celle des ruisseaux qui se font, des rivières qui s'enflent, des fleuves qui irriguent. Il le désira d'encore plus. Il chanta à nouveau les runes du vent et du soleil. Le temps s'éclaircit. L'horizon se libéra. Il sentit. Là-bas, l'appel venait de là-bas, où le soleil se lève. Il se mit à courir, de nouveau impatient d'entendre une autre musique. Le soleil courut dans le ciel, encore une fois, le soir s'annonça. L'être de l'eau, tout à son désir, refusa. Il chanta la rune du soleil et du temps. Le soleil se figea dans le ciel. Il dit d'autres runes et sa course s'accéléra.
Les herbes se couchaient sur son passage. Plus vite que le vent, il allait. Il se trouva encore lent. Il chanta son impatience et sa course accéléra. Il cantila son désir et sa course fut semblable au vol des nuages de tempête. Se laissant aller tout à ce désir, il atteint son but à la vitesse de la pensée.
Alors il vit. Devant lui l'océan, vaste et remuant. Il contempla. Fasciné, il contempla. Son mouvement intérieur c'était cela, son bruit intérieur c'était cela. Il chanta ses runes propres.
Le soleil libéré finit sa course journalière. Dans la nuit, il cantila longtemps.
Nuit-jour
Quand le soleil se leva, l'être de l'eau chanta devant l'océan. Il chantait l'océan. Les heures passèrent, sa cantilation continuait. Le soleil passa au zénith sans qu'il ne s'arrête. Le soir arriva quand son chant prit fin.
Lentement, il avança. Un pas, puis un autre. Encore un, l'eau atteignit ses chevilles. Il souriait en s'enfonçant dans l'eau.
Nuit.


Dans le bruit et la fureur, ils creusaient. Ils ne savaient rien d’autre. Ils creusaient, cherchant les précieux minéraux pour leurs maîtres. Leurs vies étaient faites de pics et de pioches, de tunnels et de goulets. Il y avait le lieu de la taille et le lieu du repos. Toujours changeant en fonction des chantiers. Dans leurs crânes épais, il n’y avait pas de place pour autre chose que le pic et la pioche. C’est ce que se disait Craoutcla, le maître de corvée. Il avait eu un bon groupe de droms pour une fois. Ces quasi animaux creuseurs lui permettraient peut-être d’avoir un repos supplémentaire s’ils tenaient le rythme. Le maître des chantiers lui avait désigné un nouveau secteur. Il fallait trouver les veines et ramener le plus de minerai, surtout du gris-gris. Son groupe creusait bien et ça presque sans fouet. Craoutcla ne frappait que par nécessité. Il lui fallait bien stimuler son troupeau comme il les appelait. Il y avait les creuseurs, puis les évacuateurs qui faisaient la chaîne pour trier et envoyer les déchets vers la caverne de déblai ou vers dehors la nuit. Il fallait aussi une équipe logistique pour le ravitaillement. Eux n’étaient pas des droms, moins gradés que Craoutcla, ils étaient sous ses ordres. Dans ses galeries, il était le maître. Une fois par cycle, il devait faire le voyage vers le Centre avec le gris-gris récolté et les autres minerais s’il y en avait. S’il trouvait du Précieux, alors il devait l’amener tout de suite. C’est au Centre que Craoutcla prenait ses ordres. Là-bas, il était un petit parmi les grands. Maître de corvée est le premier grade des maîtres. Au dessus, il y avait les maîtres de chantiers, puis les maîtres des maîtres et pour finir « Le MAÎTRE ». Ce pouvoir était contrebalancé par un autre aussi nécessaire et intransigeant, le Puissant des Forges dirigeait tout le peuple des forgerons, des chauffeurs et des apprentis. Le MAÎTRE et le Puissant des Forges travaillaient-s’opposaient ensemble. C’est du MAÎTRE que venait le minerai, mais c’était du Puissant des Forges que venaient les outils et les armes. L’un avait le savoir-faire transmis de bouche à oreille de Puissant en Puissant et l’autre avait le savoir du minerai de gris-gris, de gris-noir, de noir-noir, ou de Précieux, savoir lui aussi transmis en secret d’initiation en initiation, de maître à maître.
Craoutcla n’aimait pas ces voyages pour ramener le minerai. Le risque était grand de se faire voler dans le noir des galeries par quelque autre groupe moins chanceux dans son exploitation. Pourtant il n’existait pas d’autre moyen pour avoir droit à un ou deux cycles de repos avec les compagnes. Le dernier cycle avait été bon, très bon même, au point de rendre jaloux les autres maîtres de corvée, sans parler des jalousies des autres maîtres quel que soit leur grade car il tenait son chantier du MAÎTRE lui-même. Il s’en repassait avec complaisance les différentes phases. Il avait été convoqué au Centre du Centre. Il se rappelait sa peur, sa fébrilité à chercher ce qu’il avait raté, ou la faute commise. Quand il avait volé un autre maître, personne ne l’avait su et c’était ancien. C’est en tremblant qu’il était arrivé devant la caverne du MAÎTRE. Il avait attendu longtemps, trop longtemps, c’est plus mort que vif qu’on l’introduisit. Il s’avança à genoux comme le voulait le cérémonial célébrant la gloire du MAÎTRE. Il entendait celui-ci discuter avec les maîtres des maîtres. Recroquevillé au pied de l’estrade, il attendait la sentence, sans savoir pour quelle faute et cela le rendait encore plus inquiet.
« Tu es Craoutcla ?
- Oui, MAÎTRE.
- Les maîtres, tes maîtres m’ont dit du bien de toi. Il semble que tu sois l’homme de la situation. Nous allons manquer de gris-gris et il y a longtemps que nous n’avons pas trouvé de Précieux. Tu as selon la rumeur le « flair ». J’ai décidé de te confier un nouveau territoire. Tu sais que cela fait 5 fois 100 cycles au moins qu’aucun nouveau terrain n’a été exploré…
- Les El Mentu !
- Oui les El Mentu qui ont failli nous exterminer. Mais aujourd’hui nous ne pouvons vivre sur nos mines, elles s’épuisent encore quelques dizaines de cycles et le Puissant des Forges sera sans ouvrage ! »
Des cris se firent entendre parmi les maîtres des maîtres à l’évocation de ce blasphème. Les forges forgeaient depuis le début des cycles et jamais ne s’arrêtaient.
Le MAÎTRE reprit :
« Telle est ta mission, Craoutcla, explorer le territoire d’après le Bout pour ramener du gris-gris et du Précieux. »
Si cela s’était arrêté là, sa réputation aurait été grande mais il avait osé.
« Oh MAÎTRE, laisse-moi plutôt essayer du côté du Fond du Trou. »
Le silence se fit. Craoutcla comprit qu’il avait fait ce qu’il ne fallait pas, contredire le MAÎTRE.
« Serais-tu meilleur que les maîtres de maîtres ?
- Oh NON, MAÎTRE, mais j’ai creusé près du bout et n’ai rien senti, tandis que lorsque j’ai creusé au Fond du Trou, j’ai senti en moi la vibration du gris-gris.
- Soit, Craoutcla, tu creuseras du côté du Fond du Trou, mais si tu te trompes, grand sera ton châtiment ! »
Il rêvait encore à ce bon souvenir quand tomba la première mauvaise nouvelle.


Une de ses équipes de droms était tombée sur de la roche pourrie qui s’était effondrée sur eux. Il voyait déjà le retard pris, faire venir une équipe de renfort demanderait ¼ de cycle, sans compter que son image allait en prendre un coup. Il alla voir les lieux. Dans la faible lueur infrarouge qu’il voyait, il sentit la roche. Celle-ci avait une sale odeur. Comment son sous-maître avait-il pu ne pas sentir cela ? Avait-il été acheté par un maître concurrent ? La colère l’envahit. Le retard serait conséquent. Il décida sur le champ de diminuer les repos. Il chercha le sous-maître pour le punir. Les autres subordonnés présents lui expliquèrent qu’il était sous la roche avec les droms.
Craoutcla se calma. Après tout, ce n’était qu’un mauvais accident comme il pouvait en arriver dans les meilleures équipes. Lentement, il fit le tour du front de taille. Cela sentait la mauvaise roche partout. Il allait repartir quand il vibra intérieurement. Il posa ses membres sur la roche. Le contact avec cette pourriture lui était désagréable mais derrière, n’était-ce pas ? Ce n’était pas possible. Cette vibration n’existait que dans les récits antiques. Si c’était cela, il ne savait que penser. Son sous-maître avait dû la sentir et vouloir creuser sans attendre. C’était à la fois une bonne, très bonne nouvelle pour le MAÎTRE mais une mauvaise pour lui. Jamais on ne le laisserait creuser seul ici. Craoutcla ne savait quoi penser. Sentir ainsi le Précieux-Précieux à quelques pas de lui, l’emplissait de sentiments contradictoires. Cela faisait des centaines et des centaines de cycles qu’ils n’avaient pas trouvé de Précieux-Précieux. Le seul objet connu en cette matière était le lourd pendentif du MAÎTRE. Mais sentir un tel trésor au milieu de toute cette pourriture de roche, lui faisait physiquement mal. Les travaux nécessaires à sa récupération seraient importants car le front de roche pourrie était large. Il n’aurait pas assez de droms pour cela. Craoutcla se sentait coincé. S’il pouvait, mais oui, s’il pouvait en ramener un échantillon alors sa gloire ne serait pas perdue. Il décida de s’occuper de cela. Il convoqua ses sous-maîtres, réaffecta ses équipes. Pour dix qui cherchaient du gris-gris, il en mit trois pour dégager un peu le terrain et récolter des échantillons. Les sous-maîtres trouvèrent cela curieux que le maître de corvée commande lui-même, mais dans un monde isolé à ¼ de cycle du relais le plus proche, perdue dans des galeries lointaines avec trop peu de guerriers, il n’était pas bon de poser trop de question.
Craoutcla commença par faire creuser vers le haut pour dégager le dessus de la roche pourrie. Comme il avait prévu, les repos avaient été diminués pour gagner sur le manque d’équipe. Cela rendait les droms de mauvais poils. Il fallait plus de coup de fouet pour les faire avancer et pour qu’ils creusent avec le même enthousiasme. Craoutcla mit trois temps de travail à trouver le haut de la roche, puis encore trois autres pour trouver un lieu qui lui sembla propice à creuser vers son but : le Précieux-Précieux.
Il délaissait trop les autres équipes et les sous-maîtres ne faisaient pas bien leur travail. Ce fut la mauvaise surprise qu’il eut en venant inspecter le stock de gris-gris. Les quantités attendues n’étaient pas là. Craoutcla rentra dans une violente colère, frappant les uns et les autres de son fouet, il leur imposa de travailler encore plus avec encore moins de repos. Il leur donna trois temps de travail pour récupérer le retard, et il repartit vers sa propre taille. Il trouva ses droms se reposant. Il s’énerva de plus belle et les remit violemment à l’ouvrage. La pulsation qu’il sentait sous lui, le rendait fou d’impatience. Dans la roche pourrie, l’extraction ne se faisait que lentement. Des fragments se détachaient souvent du puits, obligeant à consolider celui-ci avec des étais de roche dure venue de plus loin. Six temps de travail étaient passés. Craoutcla n’était pas revenu les fouetter car ils n’avaient pas tenu le rythme. Les sous-maîtres s’interrogèrent. Ils désignèrent en jetant les dés celui qui irait voir.
Le jeune sous-maître que le sort avait désigné s’avança avec prudence dans la galerie de son maître de corvée. La peur au ventre, il écoutait le silence. Dans ce monde souterrain, un éboulement est comme un coup de tonnerre, et il n’y en avait pas eu. Il n’avait rien entendu d’anormal dans les bruits alentours, que les pics et les raclements de l’exploitation. Il avançait sur la roche pourrie qui offensait ses sens et faillit tomber dans le puits vertical. D’en bas ne venaient que de faibles bruits de respiration. Le jeune sous-maître eut peur de cette tranquillité. Il n’osa pourtant pas repartir en arrière. Doucement, lentement, très lentement, il descendit. Il trouva une première salle où dormaient les droms. Il les compta. Il y avait là trois équipes presque au complet, mais pas le maître des corvées. Voyant un autre puits, il reprit sa descente. Une autre salle, petite celle-là, contenait les restes de trois droms, trop fouettés pour continuer. Il y avait aussi le fouet du maître des corvées. Il eut encore plus peur. Seul le silence le rassurait. Ses sens ne captaient que le ressenti de la roche pourrie. Les droms ne bougeaient pas. Il trouva à nouveau un puits de descente et s’y engagea. Il n’alla pas loin. Juste sous lui, il trouva le maître de corvée à moitié écrasé sous des fragments de roche disposés d’une manière dont on ne pouvait dire s’il s’agissait d’un accident.
Devant l’ampleur de sa découverte, il refit en sens inverse le chemin du plus vite qu’il put. Il raconta tout aux autres sous-maîtres. L’expédition qui partit chercher le maître de corvée comportait deux équipes de droms et plusieurs sous-maîtres, ainsi que des guerriers au cas où les droms sur place seraient rebelles. Quand ils arrivèrent dans la première salle, ils trouvèrent des droms de Craoutcla sagement assis en position de repos, attendant de nouveaux ordres. Le jeune sous-maître avec une équipe de droms alla récupérer le corps du maître des corvées. La température de son corps prouvait qu’il était mort il y a plusieurs temps. Il essaya avec les droms de le déplier afin de lui ôter tous ses fragments de roche pourrie qui lui donnait une odeur épouvantable. La raideur du corps empêchait tout. Il décida de le mettre dans un coffre de pierre pour pouvoir le transporter sans être incommodé. Afin de le manoeuvrer facilement certains passages durent être agrandis. Ce n’est que quatre temps de travail après qu’ils furent de retour au campement principal. Les sous-maîtres tinrent conseil avec le chef des guerriers. Ils décidèrent de suivre la loi qui veut qu’on interrompe la campagne dans ces conditions.
C’est ainsi qu’ils partirent vers le Centre, ramenant le gris-gris et les restes nauséabonds de Craoutcla dans son coffre de pierre.

Le MAÎTRE hurla en apprenant la nouvelle. Que des droms aient pu assassiner un maître de corvée, parce que cela ne pouvait être que cela, qu’ils aient pu tuer ainsi et ne pas être châtiés sur le champ dépassait l’entendement. Il exigea de voir le corps.
« Mais MAÎTRE, cela fait presque un demi cycle qu’il est dans son coffre, il sent la pierre pourrie !
- Et alors, je veux voir comment il est mort. Je suis sûr qu’il conserve sur lui la trace de ceux qui l’ont tué. »
Quand le MAÎTRE était en colère, nul ne résistait. Sa sensibilité était légendaire. Nul mieux que lui ne savait sentir les choses et trouver les traces de ce qui avait eu lieu. On amena devant lui le coffre de pierre dans lequel reposait Craoutcla. Pour bien montrer l’exemple, le MAÎTRE mit sa tenue de travail, obligeant les maîtres des maîtres à l’imiter.
Il fit sortir tous les subalternes et c’est seul avec le groupe des maîtres des maîtres qu’il souleva le couvercle du coffre. Intérieurement, il prit note de la qualité de la réalisation du coffre. Celui qui l’avait fait, l’avait particulièrement soigné. Pas d’interstice, pas de défaut dans la réalisation, si bien que le coffre était resté hermétique. Il avait à peine entrebâillé le couvercle que la puanteur se répandit. Celle du corps en décomposition mais aussi celle de la pierre pourrie. Les maîtres des maîtres reculèrent. Resté seul au contact du coffre, le MAÎTRE poussa le couvercle complètement et là, il se figea. Les maîtres des maîtres le regardèrent. Il ne bougeait plus. Ils firent un pas vers lui quand d’un geste impérieux du bras, il les arrêta. Il récupéra vivement un morceau de pierre dans le coffre et faisant le tour, remit le couvercle en place.
« Les El Mentu ! Ce sont les El Mentu ! Ça ne se passera pas comme ça. Mettez le peuple en alerte et préparez les guerriers. »
Le MAÎTRE distribua ses ordres et chacun partit les porter. Un seul resta.
« Que veux-tu, Kranca ?
- Tu sais bien, MAÎTRE ! Je ressens presque aussi bien que toi. Pourquoi as-tu inventé cette fable. Il n’y a pas de trace de El Mentu.
- C’est parce que tu étais trop loin pour le sentir.
- Peut-être, mais il m’a semblé, bien que ce soit ténu que cela sentait autre chose. Comme ce que tu as mis dans ta poche.
- …
- Faut-il que j’aille dire ce que j’ai senti aussi ?
- Tu m’énerves, Kranca ! Mais autant que tu sois au courant, nous ne serons pas trop de deux pour gérer le problème. Ton odorat est toujours aussi fin quand il s’agit de minerai. Oui, il a trouvé du Précieux-Précieux et du plus pur qui soit. Mais dans ce coffre, ça sentait l’étranger aussi. Crois-moi, je crains que les El Mentu ne connaissent aussi ce lieu.
- Tu es sage MAÎTRE, mais quel intérêt ai-je à me taire ?
- Si tu manœuvres aussi bien qu’aujourd’hui, tu seras le prochain MAÎTRE, en tout cas j’en ferais la suggestion au conseil. Et tu connais le poids de mes suggestions.
- Fort bien, qu’allons-nous faire ? »
Le MAÎTRE et Kranca restèrent un moment à discuter ensemble des détails du projet.


Le voyage avait été long avec toute cette troupe. Non seulement, il y avait le gros des forces guerrières, mais il y avait aussi beaucoup de droms et toute la logistique qui va avec. Le MAÎTRE avant de partir avait longuement rencontré le Puissant des Forges. Le secret de leur échange était complet mais le Puissant des Forges avait délégué quelques uns de ses meilleurs forgerons comme observateurs.
A leur arrivée, l’odeur de mauvaise roche était présente, de plus suintaient çà et là des petits filets d’eau qui ne laissaient rien présager de bon. Le MAÎTRE voulut étayer avant toute chose. Il interdit à tous sous peine de fortes sanctions de s’approcher du puits de Craoutcla. Lui-même faisait pourtant de fréquentes approches. Il ne fallut que quelques temps de travail pour arriver à sécuriser la zone et à guider l’eau vers le fond des puits.
Le MAÎTRE sentait de tout son être le gris-gris, et la roche pourrie, mais plus encore le Précieux-Précieux qui le rendait comme fou. Ne voulant pas perdre de temps, il occupait les équipes de droms libres à extraire du gris-gris. Les autres taillaient des voussoirs et des étais pour la suite de l’exploration.
A la fin d’un temps de repos, le MAÎTRE prit quatre équipes de droms, leurs maîtres de corvées, les sous-maîtres et s’enfonça dans la fouille de Craoutcla. Il retrouva les salles comme lui avait décrit le jeune sous-maître qui avait fait la macabre découverte. Toujours prudent, bien que de plus en plus tiraillé par l’odeur du Précieux-Précieux, le MAÎTRE faisait renforcer les parois des galeries. Ici aussi l’eau s’infiltrait, voire s’écoulait. Plus le MAÎTRE approchait du Précieux-Précieux et plus il avait du mal à ne pas courir. C’est dans la deuxième salle, alors qu’il allait presque sauter dans le dernier puits qu’il sentit tous ses sens en alerte. Cela sentait l’étranger !
Cela ne pouvait être que les El Mentu. A cette profondeur, seuls eux avaient les griffes assez puissantes pour la roche. Surtout ne pas faire de bruit, réfléchir et réfléchir vite. Ce n’est pas avec les quelques guerriers dans la salle au-dessus qu’il pourrait faire face. Le MAÎTRE ne céda pas à la panique qui montait, cela faisait sa force. Sa réflexion allait très vite maintenant comme toujours en situation de crise. Rester calme et savoir prendre la bonne décision avant tous les autres l’avaient amené là où il était. D’abord, il n’y avait qu’une odeur d’étranger mélangée à celle du Précieux-Précieux. Ensuite aucun bruit. Un El Mentu et a fortiori plusieurs auraient fait plus de raclements. Et puis le temps passé depuis la mort de Craoutcla aurait dû changer les choses. Le Précieux-Précieux aussi près lui rendait la réflexion difficile. Peut-être est-ce cela ou son instinct qui lui dictèrent de continuer. Il reprit sa progression mais avec précaution. Il fit stabiliser le puits par les droms. Mais après trois longueurs ils refusèrent d’aller plus bas, malgré les coups de fouets.
Le MAÎTRE n’insista pas. Prenant lui-même un pic, il tapa dans la roche pourrie. Le mélange de la roche pourrie qui l’écoeurait, de l’odeur d’étranger qui le paniquait et celle du Précieux-Précieux qui l’affolait faisait vivre le MAÎTRE dans un brouillard intérieur.
Et son pic frappa… Le Précieux-Précieux jaillit en milliers d’éclats.
Comme fou, le MAÎTRE frappa et frappa encore faisant jaillir le minerai de Précieux-Précieux. Encore un coup et encore un coup. Son pic rebondit soudainement et le monde explosa autour de lui. L’odeur d’étranger devint insoutenable. Horrifié, il entendit remuer tout autour de lui. Au cœur de la poche de Précieux-Précieux, il y avait … mais qu’est-ce que c’était. Qu’avait-il réveillé ? L’être fit une geste et la roche se pulvérisa remontant par le puits et tuant tous ceux qui y étaient. L’être fit un autre geste. Un nouveau geyser de Précieux-Précieux partit vers le haut, heurtant avec violence la paroi supérieure qui s’effondra, libérant l’eau accumulée au-dessus. Le MAÎTRE crut mourir. Il suffoquait, pris entre l’eau qui s’accumulait plus vite qu’elle ne pouvait s’écouler par les fissures et l’être qui dans ses gestes désordonnés pulvérisait maintenant tout le minerai autour de lui.

L’être de la terre dormait depuis des temps et des temps. Il avait trouvé une roche pulvérulente à son goût et s’était allongé dedans pour en faire du pur métal. Il prenait son temps mâchant et remâchant la roche pour lui donner la structure qui allait bien. Et puis ces bruits, ces chocs. Il y avait déjà eu des bruits mais lointains jamais agressifs, ceux de la roche qui bougeait et se plaçait. Mais là il avait senti l’approche des chocs. Cela ne l’avait pas sorti de son sommeil. C’est tout juste s’il avait bougé un petit doigt quand les petits êtres s’étaient approchés trop près. Cela avait suffi à lui rendre la paix. Et voilà que tout recommençait. Les chocs, l’approche d’autres petits êtres mais plus nombreux et ce dernier coup violent qui l’avait touché. La fureur l’avait pris. Une colère violente contre ses petits êtres qui le dérangeaient. L’être de la terre poussa un cri, fit un geste mais il était sur un autre plan que les petits êtres. Eux n’entendaient rien, ne comprenaient rien mais ressentait sa violence. Pour avoir troublé sa paix intérieure, ils méritaient de disparaître.
Il avait fait exploser et disparaître une partie de la roche autour de lui, créant ainsi une cavité où l’eau qui s’était accumulée loin au-dessus de lui pouvait s’épancher. Il rugit de rire, lui, l’être de la terre qui aurait pu les écraser de roches, allait les noyer.
C’est alors qu’il entendit ! Les runes. Il reconnut leurs sens bien qu’il ne les ait jamais entendues auparavant. Elles parlaient de terre, de roches, de paix aussi. Il s’ouvrit au son des runes.
« Être de la terre a dit son appel pour toi, et son désir m’a été donné aujourd’hui.
- Qui es-tu, toi que j’entends, moi qui ne savais pas entendre.
- Je suis l’être de l’eau a qui ב a donné le dons des runes et l’appel à les enseigner. Je viens vers toi, car tel est le désir de l’être double : que tu entendes, et entendant que tu adviennes à ton désir qui est sien.
- Que dois-je faire ?
- Ecoute les runes qui sont pour toi et pour ceux à qui tu les donneras. J’ai appris celles de la terre et des roches, celles de la boue et celle du métal, celles de la densité et celles de la dureté. Laisse-moi te les cantiler. Apprends et adviens ! Tel est le désir de ב. »
L’être de l’eau cantila les runes pour l’être de la terre. La paix se fit dans la caverne, le MAÎTRE sentit l’eau refluer. Il voyait les deux grands êtres. Il entendait le chant des runes. Il sentit la colère de l’être de la terre se calmer. Il était dans la crainte face à ce qu’il ne comprenait pas. La puissance occupait la caverne.
Le chant dura des temps et des temps. Le MAÎTRE avait perdu toute notion du temps passé quand le chant s’arrêta.
« Être de l’eau, que ב soit remercié ! J’entends maintenant mon désir qui est son désir. Mes pas iront vers ceux-là pour les enseigner et les faire advenir.
- Être de la terre, maintenant que tu entends, apprends-leur les runes. »
Ayant dit cela, l’être de l’eau reprit son voyage et disparut en suivant l’eau.
Le MAÎTRE s’était recroquevillé. La peur l’habitait devant la puissance de l’être de la terre. Il fut surpris quand il entendit l’être de la terre s’adresser à lui.
« Petit être, ב a appelé. (Le MAÎTRE ne comprit pas le nom de l’être double qui ne peut être entendu que de ceux qui en ont le pouvoir, ou qui ont reçu son appel). Mon désir s’est éveillé. Les temps se sont ouverts devant moi. J’ai vu ton peuple grandir et advenir. Ce sera un grand peuple de tous les mondes et le plus grand des mondes souterrains. Petit être, de vous adviendra le peuple des nains. »
L’être de la terre avança la main. Il attrapa le MAÎTRE et se mit en route. Devant lui la roche s’ouvrait. C’est ainsi qu’apparut le MAÎTRE, à genoux dans la main de l’être de la terre. Tous mirent genou à terre, même les droms se prosternèrent.
Ce fut le premier des jours dans le monde souterrain.