L'invitation surprit Lyanne. Il avait presque oublié qu'elle devait venir. Il était très occupé par les affaires du royaume comme disaient les gens autour de lui. C'est tout juste s'il avait le temps d'aller chasser. Il avait maintenant autour de lui une équipe en qui il commençait à faire confiance. Il y avait d'abord Monocarana. Il était droit et juste dans tout ce qu'il faisait, juste un peu trop paternaliste à pérorer sur tout et n'importe quoi. Pour l'armée, il pouvait compter sur un prince-deuxième Nyagorot. En face se dressait Vrestre qui avait étendu son influence sur de nombreux autres princes. Il aurait probablement renversé le Prince-majeur si celui-ci était resté au pouvoir. Aujourd'hui face au roi-dragon, il temporisait. Pour toute l'intendance, Lyanne se reposait sur un jeune prince-dixième de sa famille, Dranne. Ce dernier en plus de la dévotion envers son roi-dragon, avait un sens inné de l'organisation. Il avait déjoué les pièges de Jorohery et réinstallé une autorité au service du royaume. Dans un cercle plus large, Lyanne avait sélectionné des conseillers et des adjoints. Cette organisation commençait à porter ses fruits. Les gens semblaient avoir compris que même si l'hiver était rude, tous feraient des efforts et personne ne serait sacrifié pour qu'une caste dirigeante vive dans l'opulence.
L'invitation était écrite sur du vélin. En le touchant, Lyanne sentit l'odeur de Chioula. C'est elle qui avait couché les mots sur le parchemin. Il en fut ému. Dans une main de jours, il la reverrait. Il s'interrogea sur les sentiments de la princesse. Il la sentait sincère mais ne pouvait pas répondre. Ce qu'il sentait ressemblait à un vaste océan aux multiples courants sur lequel soufflerait la tempête. Cela le laissa perplexe. Il avait un peu l'impression de contempler son monde intérieur.
Les jours passèrent d'autant plus vite qu'il fut sollicité pour une disparition au palais. Le prince-majeur qui était gardé jour et nuit, avait disparu. Les gardes en poste étaient à genoux alignés face au mur. Le prince-dixième Yaé les avait consignés comme cela pour qu'ils ne se suicident pas. Les guerriers de la phalange noire patrouillaient partout à la recherche d'éléments pour expliquer ce qui s'était passé. Quand Lyanne arriva, tous se mirent au garde-à-vous. Yaé s'avança :
- Je ne comprends pas, Majesté. Les gardes sont formels. Le Prince-majeur était toujours aussi immobile. Seuls ses yeux bougeaient un peu.
- J'avais vu cela, répondit Lyanne.
Il regarda les gardes. Il ressentait leur honte d'avoir failli. Ils auraient préféré être morts. Il les interrogea. Ils répondirent tous avec sincérité mais ne trouva rien de nouveau. Il entra dans la chambre du Prince-majeur. Il renifla. L'air avait comme une senteur de grands espaces, étrange dans cette pièce toujours fermée. Il regarda sans rien voir. Yaé était juste derrière lui.
- Il n'y a rien. J'ai fouillé et n'ai trouvé aucun passage.
Lyanne regarda à son tour les murs. Il y avait quelque chose d'étrange ici aussi. Il passa ses mains sur les cloisons de glace.
- Ici ! dit-il.
Yaé palpa à son tour la paroi.
- Je ne sens rien.
- La glace ici n'est pas identique. Cela ne se voit pas, mais je le sens, dit Lyanne. Celui qui a enlevé le prince-majeur a de grands pouvoirs. Il a su refaire le mur à l'identique.
- Mais pourquoi l'enlever ?
- C'est bien là la question. Vous allez faire le tour du palais. Si je sens bien, vous trouverez la trace d'un convoi. Suivez-là et venez me faire un rapport.
Lyanne se serait bien lancé à la poursuite de ceux qui avaient enlevé le Prince-Majeur. Il regrettait d'être obligé de rester. Non ce n'était pas le terme. Partir lui aurait permis d'éviter la confrontation avec Chioula. Dans deux jours, ils seraient à nouveau face à face. Pourrait-il lui parler en privé et savoir enfin quels étaient ses sentiments?
Yaé et ses hommes ne réapparurent que le lendemain. Dans son rapport il n'oublia rien, ni les difficultés à trouver la trace, ni leur joie une fois repérée. Tout s'était bien passé jusqu'à la région des Monticules gris. Là, ils étaient tombés dans une embuscade. Yaé était furieux. Il avait perdu deux guerriers. Même s'ils en avaient tué deux mains, il était furieux de s'être fait avoir.
- Nous étions trop près et je ne m'en(voyer) suis pas aperçu.
- Je mènerais la chasse, Yaé, vaillant prince noir. Nous partirons dans deux jours. Mobilise ta phalange et envoie déjà quatre mains d'hommes en éclaireurs. Surtout qu'ils restent à distance sans intervenir. Tu auras ta vengeance, Prince noir, mais je veux des réponses avant.
- Ce sont des fidèles de Jorohery qui n'ont pas accepté la défaite et qui cherche un symbole pour fomenter une révolte.
- Peut-être, Prince noir, peut-être. Les hommes ignorent la manière de faire la glace des murs. Il y a autre chose. C'est cet "autre chose" que je veux.
Yaé inclina la tête pour saluer et partit faire les préparatifs. Par bien des égards il rappelait à Lyanne un autre prince. Sa pensée se dirigea vers la ville et tous ceux qui y demeuraient. Que devenaient-ils ? Cela réveilla en lui comme une inquiétude. Il pensa qu'après ses succès, il allait traverser une période défavorable. Et son esprit revint vers Chioula. Il se chargeait d'appréhension. La fête était pour le soir. Elle durerait probablement toute la nuit. Déjà toute la Blanche en parlait. Apparemment les gens de Pomiès avaient dépensé sans compter. Les bruits du palais la qualifiait de somptueuse avant même qu'elle n'ait eu lieu. Lyanne décida d'y répondre en arrivant en grande pompe. Toute la phalange Louny en grande tenue, l'accompagnerait. Lui-même irait paré des atours de cérémonie dignes des rois-dragon sous forme humaine. Protocolairement il ferait ainsi un grand honneur aux gens de Pomiès et à leur ambassadrice. Pourvu qu'elle y soit sensible !
La foule s'était massée à la sortie du palais. Le bruit avait couru que le roi-dragon allait traverser la ville pour aller voir l'Ambassadrice comme on nommait Chioula. De mémoire d'homme, jamais aucune femme n'avait atteint un tel niveau dans la hiérarchie politique.
Lyanne était vêtu tout de rouge et d'or. Sa phalange était en uniforme rouge et blanc. Elle formait un arc de cercle devant l'entrée du palais. L'apparition de Lyanne déclencha une ovation qui se répandit dans toute la ville. Voir le roi-dragon était un plaisir rare. Lyanne s'arrêta en haut des marches pour saluer. Les cris augmentèrent. La phalange manoeuvra pour se mettre en position de marche. Ce fut comme un navire fendant les flots. Lyanne en était le centre. Devant, une escouade écartait les sujets trop présents.
Chioula sut que le roi-dragon arrivait en écoutant la progression des cris de la foule. Elle se prépara à accueillir son roi.
Quand Lyanne vit le palais où il allait, il repensa à ce roi-dragon qui avait agi par amour. Peut-être les choses étaient-elles plus faciles en ce temps-là? Il vit Chioula qui l'attendait en haut des marches. La garde d'honneur était au garde à vous. Il eut le temps de détailler Chioula. Sa robe avait l'exacte couleur des murs du palais. Elle avait noué ses cheveux pour en faire un édifice compliqué mais qui mettait en valeur ce regard profond qui l'avait tant touché la première fois.
La phalange Louny fit sa jonction avec la garde d'honneur. Comme dans un ballet bien réglé, les guerriers firent mouvement pour mettre Lyanne en valeur. Un prince-neuvième de sa famille s'avança portant le coffret à présents. Il monta derrière lui. Lyanne l'avait affecté sur les conseils de Monocarana aux relations avec les gens de Pomiès. Prince sans phalange, Lisabao s'était senti reconnu et récompensé pour son action pendant la période "Jorohery". Chaque jour il passait au Palais de l'ambassadrice pour l'aider dans son installation. C'est lui qui avait reçu la délicate mission de choisir les cadeaux de bienvenue pour Chioula. Lyanne, trop préoccupé par le reste de ses activités, lui avait donné carte blanche. Il avait vaguement écouté Lisaboa quand celui-ci avait fait son briefing. Quand il arriva en haut des marches, la musique entonna l'hymne du roi-dragon. Tout avait été prévu minutieusement par les chefs du protocole. À la fin de l'hymne, Lyanne devait s'avancer, faire face à la foule et écouter les compliments de l'ambassadrice. À son tour, il disait quelques mots et venait l'échange des cadeaux. Lyanne ayant déjà reçu l'or des mains du père de Chioula, il reçut symboliquement un coffret en bois précieux rehaussé de métal brillant. À chaque geste, les regards de Chioula et de Lyanne se croisaient. Si Lyanne recherchait le contact, Chioula semblait le fuir, ne donnant à voir qu'un regard éteint dans un visage souriant. Lyanne se sentit profondément peiné. S'il avait ressenti un petit intérêt chez Chioula quand elle s'était agenouillée pour le saluer, elle avait rapidement construit un mur d'indifférence que Lyanne ne pouvait ou ne voulait pas percer. Lorsque vînt son tour de présenter ses présents, il se tourna pour faire signe à Lisabao. Ce dernier ne vit pas le geste-ordre de Lyanne tout occupé qu'il était à jeter des regards amoureux à Chioula. Cela aurait amusé Lyanne si en regardant Chioula il n'avait vu dans ses yeux une douceur et une complicité alors qu'elle les avait posés sur Lisabao. Il sentit monter en lui un sentiment de colère. La pensée seconde fut l'incompréhension. Chioula ne lui devait rien. Il se demanda ce que Lisabao avait de plus que lui. Il les regarda avec un oeil neuf. Lisabao physiquement lui ressemblait mais il n'avait pas fait Shanga. Jamais il ne serait un homme dragon. Pour Chioula, jamais elle ne pourrait l'identifier avec celui qui avait martyrisé son peuple. S'il ressentait de la colère, il ressentait aussi une grande peine.
- Donne les présents, dit-il d'une voix dure.
Lisabao bafouilla des excuses et s'exécuta. Lyanne s'en voulut de ce ton de voix. Chioula le regarda d'un air étonné. Il reprit la cérémonie sur un ton neutre. Quand Chioula eut terminé les remerciements, elle fit un signe pour inviter Lyanne à entrer. Il précéda Chioula comme le voulait le protocole et Lisabao leur emboita le pas... Ce qui n'était pas prévu. Lyanne vit la mine catastrophée des chefs du protocole qui veillaient dans l'ombre. Il sentit leur désir d'intervenir. Il le devança en se tournant vers le prince-neuvième :
- Lisabao, marche avec nous. Tu as bien oeuvré pour le royaume.
Il sentit le soulagement de Chioula qui avait comme lui, vu la gaffe de son amoureux. Elle se tourna vers lui, lui fit pour la première fois un vrai sourire également et lui dit :
- Puis-je m'appuyer sur vous, Majesté.
Lyanne lui rendit son sourire et proposa son bras :
- En douteriez-vous, Princesse?
Chioula éclata d'un rire franc en posant son bras sur celui de Lyanne.
Le lendemain matin, alors qu'il se préparait au départ, il pensait encore à l'excellente soirée qu'il avait passée. En acceptant Lisabao à la table du roi et de l'ambassadrice, il lui avait donné une caution devant toute la cour. Il pensait bien qu'en agissant ainsi, il officialisait leur relation. Dans la tradition, cela avait valeur de promesse de mariage. Un serviteur vint interrompre le cours de ses pensées :
- Majesté, une servante de l'ambassadrice voudrait vous parler.
Lyanne congédia ses conseillers pour faire entrer la messagère.
Kolong entra, s'inclina et attendit que Lyanne se manifeste.
- Que viens-tu faire aujourd'hui?
- Ma maîtresse m'a envoyée pour te remercier.
Kolong s'avança avec un petit sac à la main et le remit cérémonieusement à Lyanne. Il le reçut avec beaucoup de déférence. Il l'ouvrit. Dedans il découvrit un petit bout de quelque chose d'allongé qui lui évoqua le serpent des glaces mais marron clair. Il jeta un regard interrogatif à Kolong.
- La princesse Chioula a décidé, en dépit des traditions de vous confier son calib.
Lyanne comprit en un éclair l'importance de la démarche. Les gens de Pomiès avaient des coutumes particulières. Le cordon ombilical des nouveaux-nés était gardé. Il symbolisait l'attachement à une terre. Une fois devenu adulte, lors d'une cérémonie particulière, l'enfant devenu grand le remettait à celui qui deviendrait son chef de clan. Cela traduisait son engagement envers le clan en contre-partie de quoi le jeune recevait aide et assistance. Pour les filles, il n'y avait pas de cérémonie publique. Traditionnellement, la jeune fille bonne à marier la remettait à son époux. La veille, alors que la réception se déroulait du mieux possible, Lyanne avait pu sentir la profondeur du sentiment entre Chioula et Lisabao. Il en avait ressenti un pincement au coeur, presque de l'envie. Ces deux-là étaient faits l'un pour l'autre. Il le leur avait dit en ajoutant qu'il approuverait cette union, si tel était leur désir. Il souriait en pensant à la lumière qu'il avait vue briller dans leurs regards quand il eut fini de parler.
Il ferma le petit sac, regarda Kolong et lui dit :
- A-t-elle dit pourquoi ?
- Elle a dit que vous comprendriez et que le prince Lisabao est d'accord.
- Alors dis-lui que toujours elle sera comme une fille de mon peuple, comme une princesse-neuvième aux yeux de tous. Je garderai son calib comme s'il était mon trésor, partout où j'irai, il ira. Maintenant, va. Sois la messagère zélée que tu es et sois sans crainte, elle vivra le bonheur.
Quand se promènent les mots, des histoires prennent corps. Que ce lieu leur serve de repos.
jeudi 24 octobre 2013
jeudi 17 octobre 2013
Si la cérémonie avait été belle, la suite du voyage s'était révélée morose. Les gens de Pomiès tremblaient de peur sur le chemin qu'ils trouvaient trop étroit. Le moindre écart d'un macoca leur tirait des cris d'alarme. Chioula restait dans son traîneau. Lyanne marchait devant. Avec les guerriers blancs, il ouvrait le chemin. Ses yeux habitués à voir ce que les autres ne voyaient pas, il remarqua les monstres qui se déplaçaient autour d'eux. Sa présence avec son bâton de pouvoir les tenait plus éloignés qu'à l'accoutumée. Bien reposés les macocas avaient tenu le rythme. Ils étaient arrivés à la zone de repos en temps et en heure. Lyanne avait regardé le soleil se coucher, assis sur un rocher. Il avait espéré sans vraiment y croire que Chioula viendrait. Elle s'était retirée rapidement dans une des casemates. Kolong lui avait servi son dîner tout en interdisant à tous de venir la déranger. Le chef du détachement avait assuré l'intendance. Il avait fait le compte des provisions. Il avait calculé ce qui serait le minimum nécessaire pour chacun. Il avait fait le constat qu'ils n'auraient pas assez pour finir le voyage. Il s'était approché de Lyanne. Celui-ci avait senti son arrivée. Il soupira. Ce n'est pas lui qu'il attendait. Le chef du détachement lui exposa ses difficultés.
- Que dit l'ambassadeur ?
- La princesse Chioula était très fatiguée. Elle se repose. Sa servante m'a dit que j'avais tous pouvoirs pour régler l'intendance.
- Bien, dit Lyanne. Combien de jours de vivres vous reste-t-il ?
- Trois en faisant attention et au maximum cinq en se rationnant beaucoup.
- Dans deux jours vous serez sortis des Montagnes Changeantes. Je vais demander qu'on vous amène des vivres. Je vais rester avec vous cette nuit. Demain je partirai.
Il était resté la nuit à contempler le ciel qui se chargeait de nuages. Demain la neige arriverait. Lyanne était préoccupé. Il sentait en lui des impressions qu'il ne connaissait pas. Ce qu'il venait de vivre avec Chioula était tellement étrange dans sa nouveauté. Il se découvrit bouleversé. Il avait vécu le passage de faire Shanga comme un accomplissement. Il était devenu lui complètement, intégralement. Il s'était découvert immense et puissant. Là il était... Il lui manquait le mot. C'est l'image de la pauvreté qui s'imposa à son esprit. Dans la nuit, alors que les monstres rodaient autour d'eux, il comprit que jamais ne se fermerait la brèche que Chioula avait ouverte. Elle avait révélé en lui un sentiment de douce violence, d'un manque délicieusement douloureux. À la limite des deux mondes, sa forme oscillait entre homme et dragon. Chose étrange, le dragon qu'il était partageait la même sensibilité à ce phénomène. Il laissa son esprit vagabonder en jouant avec toutes ses idées et toutes ses sensations.
Quand se leva le soleil, il soupira, s'étira et se remit en chemin.
Il sortit de Montagnes Changeantes en milieu de matinée. Il survola le fort qui commandait la gorge d'accès. Se posant, il donna ses ordres. Le prince-dixième qui était en poste fit grise mine. Il avait tout juste assez de vivres pour l'hiver. Lyanne avait senti sa réticence. Le prince-dixième n'avait eu qu'un minime retard dans sa réponse, mais c'était suffisant pour attirer l'attention de Lyanne.
- Manquerais-tu de vivres ?
- Non, Majesté, nous avons juste ce qu'il nous faut.
- Je croyais que des réserves existaient dans chaque fort.
- Ce sont les ordres mais nous n'avons pas reçu les vivres de réserves. La guerre nous a trop occupés.
- Combien y a-t-il de forts entre ici et la Blanche ?
- Cinq, Majesté, tous les deux jours de marche.
- Une caravane va venir des Montagnes Changeantes. Ils ont besoin de vivres pour eux et pour leurs bêtes. Vous leur donnerez ce dont ils ont besoin. Les vivres pour vous reviendront après. Je donnerai les ordres.
Lyanne était reparti. Il faudrait à Chioula trois mains de jours pour arriver à la Blanche. Il soupira en reprenant son vol. D'habitude voler le calmait. Aujourd'hui il restait préoccupé. Dans le royaume, les choses allaient mal. Jorohery avait tout désorganisé. Il pensa à la suite de ce qu'il devait faire. Le poids du pouvoir était lourd.
Il fit le tour des forts avant de rejoindre la capitale. Il avait mis en œuvre tout ce qu'il pouvait pour les gens de Pomiès et pour ses guerriers. Il avait mis en route une noria de vivres pour que l'hiver ne soit pas le témoin de morts.
Son retour au Palais fut salué par des mimiques de soulagement. Monocarana arriva pour l’accueillir. Lyanne sentit les reproches à travers ce qu'il disait. Le pays avait besoin d'un gouvernement. S'il partait tout le temps sans prévenir, rien ne pourrait s'organiser. Une longue liste de questions à trancher l'attendait, ainsi que différents conseillers, ambassadeurs, princes et autres demandeurs. Lyanne soupira : « Encore une fois », pensa-t-il et il s'attela à la tâche. Trancher lui était difficile dans bien des cas. Ceux qui connaissaient les dossiers lui semblaient plus à même de savoir ce qui était le meilleur, mais en même temps, il s'aperçut que tout ce qu'ils proposaient n'était pas conciliable. La récolte avait été médiocre. Qui manquerait ? La guerre avait détruit beaucoup de choses et nombreux étaient ceux qui devaient bivouaquer. Qui bénéficierait le premier de la reconstruction ? L'armée était au repos. Les combats avaient décimé ses rangs. Comment la réorganiser entre les princes ?
Chaque jour, il découvrait de nouveaux dilemmes. Bien que n'ayant pas besoin de dormir, il ne pouvait tout connaître des dossiers qu'on lui présentait. Les jours passaient, tous aussi chargés de réunion, réceptions, discussions. Il manquait de temps pour voler et sentait la frustration du dragon monter en lui. Si cela continuait, il courrait à l'échec. Il ne pourrait pas supporter cela très longtemps. Les mains de jours succédaient aux mains de jours. Pour Lyanne rien ne semblait changer et puis, on lui annonça l'arrivé du nouvel ambassadeur des gens de Pomiès.
Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Toutes ses occupations l'avaient éloigné de cette histoire. Il décida malgré son désir de ne pas courir prendre des nouvelles de Chioula. Il laissa aux autres le soin de lui rapporter les informations ou les bruits qui circulaient ici ou là. La princesse Chioula faisait l'unanimité. Elle était belle et froide.
Une main de jours supplémentaire passa avant qu'elle ne demande audience pour présenter ses lettres de créances. Lyanne ne la fit pas attendre.
Leur rencontre eut lieu dans la grande salle d'audience. Si Lyanne se sentait ému de la voir, Chioula ne montrait rien. Elle était superbe, superbe comme une statue de glace. Leur échange ne fut que protocolaire.
Les jours qui suivirent furent à nouveau chargés de travail. Lyanne n'avait même pas le temps de penser à Chioula. En lui un sentiment de mal-être commençait à prendre de l'ampleur. Il pensait que cela venait de ce qu'il faisait qui ne lui laissait pas le temps de s'occuper de lui. Il entendait parler des gens de Pomiès et de Chioula de temps à autre. Ils s'installaient. L'ambassadrice prenait des contacts. On lui rapportait ses faits et gestes pour en souligner l'habilité. Elle avait rapidement compris comment fonctionnaient les principaux cercles de pouvoir. Lyanne pensait même qu'elle en savait déjà plus que lui, enfermé dans un rôle à rencontrer des gens qui ne lui disaient que ce qu'ils pensaient qu'il désirait entendre. La vérité ne lui était accessible que parce qu'il la ressentait derrière les paroles. Sa sensibilité de dragon au mensonge était un atout indéniable.
Restait le manque. Cette incomplétude qu'il ne voyait pas comment combler qui venait occuper son esprit dans les moments les plus incongrus, alors qu'on lui parlait de situations difficiles.
Dans un moment plus calme, il s'en était ouvert à Monocarana. Celui-ci avait souri.
- Il y a un âge, majesté, où la personne sent le besoin d'être avec une autre personne dans une relation plus intime.
- Ah ! avait fait Lyanne.
Monocarana après s'était lancé dans une explication du monde comme il les aimait bien, sans satisfaire le besoin de réponse de Lyanne. Il n'en avait rien retenu. Quelque chose ou quelqu'un lui manquait. Il lui fallait le trouver.
- Que dit l'ambassadeur ?
- La princesse Chioula était très fatiguée. Elle se repose. Sa servante m'a dit que j'avais tous pouvoirs pour régler l'intendance.
- Bien, dit Lyanne. Combien de jours de vivres vous reste-t-il ?
- Trois en faisant attention et au maximum cinq en se rationnant beaucoup.
- Dans deux jours vous serez sortis des Montagnes Changeantes. Je vais demander qu'on vous amène des vivres. Je vais rester avec vous cette nuit. Demain je partirai.
Il était resté la nuit à contempler le ciel qui se chargeait de nuages. Demain la neige arriverait. Lyanne était préoccupé. Il sentait en lui des impressions qu'il ne connaissait pas. Ce qu'il venait de vivre avec Chioula était tellement étrange dans sa nouveauté. Il se découvrit bouleversé. Il avait vécu le passage de faire Shanga comme un accomplissement. Il était devenu lui complètement, intégralement. Il s'était découvert immense et puissant. Là il était... Il lui manquait le mot. C'est l'image de la pauvreté qui s'imposa à son esprit. Dans la nuit, alors que les monstres rodaient autour d'eux, il comprit que jamais ne se fermerait la brèche que Chioula avait ouverte. Elle avait révélé en lui un sentiment de douce violence, d'un manque délicieusement douloureux. À la limite des deux mondes, sa forme oscillait entre homme et dragon. Chose étrange, le dragon qu'il était partageait la même sensibilité à ce phénomène. Il laissa son esprit vagabonder en jouant avec toutes ses idées et toutes ses sensations.
Quand se leva le soleil, il soupira, s'étira et se remit en chemin.
Il sortit de Montagnes Changeantes en milieu de matinée. Il survola le fort qui commandait la gorge d'accès. Se posant, il donna ses ordres. Le prince-dixième qui était en poste fit grise mine. Il avait tout juste assez de vivres pour l'hiver. Lyanne avait senti sa réticence. Le prince-dixième n'avait eu qu'un minime retard dans sa réponse, mais c'était suffisant pour attirer l'attention de Lyanne.
- Manquerais-tu de vivres ?
- Non, Majesté, nous avons juste ce qu'il nous faut.
- Je croyais que des réserves existaient dans chaque fort.
- Ce sont les ordres mais nous n'avons pas reçu les vivres de réserves. La guerre nous a trop occupés.
- Combien y a-t-il de forts entre ici et la Blanche ?
- Cinq, Majesté, tous les deux jours de marche.
- Une caravane va venir des Montagnes Changeantes. Ils ont besoin de vivres pour eux et pour leurs bêtes. Vous leur donnerez ce dont ils ont besoin. Les vivres pour vous reviendront après. Je donnerai les ordres.
Lyanne était reparti. Il faudrait à Chioula trois mains de jours pour arriver à la Blanche. Il soupira en reprenant son vol. D'habitude voler le calmait. Aujourd'hui il restait préoccupé. Dans le royaume, les choses allaient mal. Jorohery avait tout désorganisé. Il pensa à la suite de ce qu'il devait faire. Le poids du pouvoir était lourd.
Il fit le tour des forts avant de rejoindre la capitale. Il avait mis en œuvre tout ce qu'il pouvait pour les gens de Pomiès et pour ses guerriers. Il avait mis en route une noria de vivres pour que l'hiver ne soit pas le témoin de morts.
Son retour au Palais fut salué par des mimiques de soulagement. Monocarana arriva pour l’accueillir. Lyanne sentit les reproches à travers ce qu'il disait. Le pays avait besoin d'un gouvernement. S'il partait tout le temps sans prévenir, rien ne pourrait s'organiser. Une longue liste de questions à trancher l'attendait, ainsi que différents conseillers, ambassadeurs, princes et autres demandeurs. Lyanne soupira : « Encore une fois », pensa-t-il et il s'attela à la tâche. Trancher lui était difficile dans bien des cas. Ceux qui connaissaient les dossiers lui semblaient plus à même de savoir ce qui était le meilleur, mais en même temps, il s'aperçut que tout ce qu'ils proposaient n'était pas conciliable. La récolte avait été médiocre. Qui manquerait ? La guerre avait détruit beaucoup de choses et nombreux étaient ceux qui devaient bivouaquer. Qui bénéficierait le premier de la reconstruction ? L'armée était au repos. Les combats avaient décimé ses rangs. Comment la réorganiser entre les princes ?
Chaque jour, il découvrait de nouveaux dilemmes. Bien que n'ayant pas besoin de dormir, il ne pouvait tout connaître des dossiers qu'on lui présentait. Les jours passaient, tous aussi chargés de réunion, réceptions, discussions. Il manquait de temps pour voler et sentait la frustration du dragon monter en lui. Si cela continuait, il courrait à l'échec. Il ne pourrait pas supporter cela très longtemps. Les mains de jours succédaient aux mains de jours. Pour Lyanne rien ne semblait changer et puis, on lui annonça l'arrivé du nouvel ambassadeur des gens de Pomiès.
Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Toutes ses occupations l'avaient éloigné de cette histoire. Il décida malgré son désir de ne pas courir prendre des nouvelles de Chioula. Il laissa aux autres le soin de lui rapporter les informations ou les bruits qui circulaient ici ou là. La princesse Chioula faisait l'unanimité. Elle était belle et froide.
Une main de jours supplémentaire passa avant qu'elle ne demande audience pour présenter ses lettres de créances. Lyanne ne la fit pas attendre.
Leur rencontre eut lieu dans la grande salle d'audience. Si Lyanne se sentait ému de la voir, Chioula ne montrait rien. Elle était superbe, superbe comme une statue de glace. Leur échange ne fut que protocolaire.
Les jours qui suivirent furent à nouveau chargés de travail. Lyanne n'avait même pas le temps de penser à Chioula. En lui un sentiment de mal-être commençait à prendre de l'ampleur. Il pensait que cela venait de ce qu'il faisait qui ne lui laissait pas le temps de s'occuper de lui. Il entendait parler des gens de Pomiès et de Chioula de temps à autre. Ils s'installaient. L'ambassadrice prenait des contacts. On lui rapportait ses faits et gestes pour en souligner l'habilité. Elle avait rapidement compris comment fonctionnaient les principaux cercles de pouvoir. Lyanne pensait même qu'elle en savait déjà plus que lui, enfermé dans un rôle à rencontrer des gens qui ne lui disaient que ce qu'ils pensaient qu'il désirait entendre. La vérité ne lui était accessible que parce qu'il la ressentait derrière les paroles. Sa sensibilité de dragon au mensonge était un atout indéniable.
Restait le manque. Cette incomplétude qu'il ne voyait pas comment combler qui venait occuper son esprit dans les moments les plus incongrus, alors qu'on lui parlait de situations difficiles.
Dans un moment plus calme, il s'en était ouvert à Monocarana. Celui-ci avait souri.
- Il y a un âge, majesté, où la personne sent le besoin d'être avec une autre personne dans une relation plus intime.
- Ah ! avait fait Lyanne.
Monocarana après s'était lancé dans une explication du monde comme il les aimait bien, sans satisfaire le besoin de réponse de Lyanne. Il n'en avait rien retenu. Quelque chose ou quelqu'un lui manquait. Il lui fallait le trouver.
jeudi 10 octobre 2013
Lyanne était désolé pour Chioula. Celle-ci l'avait regardé revenir vers elle sous sa forme d'homme. Quand il avait supprimé le mur de glace qui la protégeait, elle avait dit :
- Vous... vous êtes le roi-dragon !
Puis son regard avait été vers la plateforme.
- Et là-haut ?
- Venez ! avait répondu Lyanne.
Il l'avait conduite près de son père, dont il avait recouvert la majeure partie par une couverture. Ce qu'on voyait avait encore figure humaine. Elle s'était penchée sur lui, l'avait regardé avec intensité et s'était laissée entraîner vers le campement, seule zone sûre dans cette région.
Kolong l'avait prise en charge. Le silence régnait. Les gens de Pomiès étaient sous le choc. Les guerriers blancs s'étaient approchés de Lyanne pour faire leur rapport. Puis le roi-dragon s'était approché de la délégation de l'ambassadeur :
- Le Noble Sariska mérite une sépulture. La mort dans les Montagnes Changeantes est autre. Je sais que dans votre pays, il aurait été inhumé dans un mausolée. Le retour de son corps au pays de Pomiès est impossible.
Le visage des gens du pays de Pomiès exprima une tristesse encore plus grande. Le chef du détachement fit un pas en avant :
- On ne peut accepter cela. Le corps doit revenir au pays de Pomiès sinon son esprit ne connaîtra pas le repos.
- Son corps connaît le mal. Il est impossible de laisser plus de mal s'échapper dans le monde. Ce serait la fin du pays de Pomiès.
- Ce n'est pas possible... ce n'est pas possible... Son esprit...
- Son esprit sera honoré en ce lieu.
Lyanne s'était mis alors à construire un édifice de glace. Il l'avait fait de telle manière que celui qui passait pouvait voir le visage du Noble Sariska, mais personne ne pouvait deviner ce qu'il était par ailleurs devenu.
Chioula semblait frappée de mutisme. Elle restait là, bercée par Kolong, perdue dans des pensées que tout le monde pensait deviner. Si la perte de son père l'affectait et si les horreurs qu'elle avait vues hantaient ses cauchemars, le pire était la découverte qu'elle avait faite. Cet homme si beau, si aimable était un dragon ! Elle ressentait une aversion physique en pensant au contact. Les insectes aux pattes velues ou les serpents n'étaient que broutilles en comparaison avec les sensations qui l'occupaient aujourd'hui. Elle reconnaissait la beauté sauvage et la fascination de la puissance qu'exerçait le roi-dragon, mais... mais se retrouver à l'embrasser en sachant qu'on embrasse un... une... enfin quelqu'un avec toutes ces dents, ces griffes...
Lyanne était loin de se douter de cela. Il essayait de faire au mieux dans ce paysage de cauchemar. Il lui fallut quelques jours pour construire le projet prévu. Cela avait pris la moitié d'une journée pour décider avec les gens de Pomiès de la forme et de l'emplacement du mausolée. Au bord de la plateforme s'éleva un premier mur de glace blanche. Un petit passage permettait d'entrer dans l'enceinte intérieure où l'on découvrait un bâtiment dont les formes rappelaient le palais du noble Szeremle. Il ne comportait pourtant qu'une seule salle. Entièrement blanche, il n'y avait qu'un panneau fait de glace transparente qui permettait de voir une forme humaine. Lyanne avait sculpté la glace pour en faire une statue de gisant d'où émergeaient le buste et la tête du noble Sariska sous un linceul rouge.
Il sécurisa le lieu. Les gens de Pomiès purent alors venir rendre hommage au noble Sariska. Le chef du détachement exprima son désir de toucher son maître pour lui donner les soins nécessaires pour l'embaumer. Seul Lyanne savait la vérité de ce qu'était devenu le corps de Sariska. Il refusa de sortir le corps de son sarcophage de glace en expliquant que ce qu'il avait fait serait mieux que tout ce qu'il pourrait faire.
- Quand vous aurez disparu et que moi-même j'aurai rejoint le lieu où sont les rois-dragons morts, ce mausolée sera encore debout. Même quand le successeur de mon successeur aura rejoint ce lieu, ce tombeau sera encore inchangé.
- J'entends bien, Majesté, mais que vais-je rapporter au Noble Szeremle de cela ?
- Je ferai pour lui une représentation que je lierai à cet endroit afin que vous puissiez rendre hommage à l'esprit du noble Sariska.
Le chef du détachement s'inclina pour manifester son accord à cette idée.
Lyanne malgré cela était déçu. Chioula ne se manifestait pas. Kolong gardait la porte de sa tente comme un vrai cerbère, interdisant tout contact.
- La petite est trop choquée pour l'instant, il vaut mieux la laisser, disait-elle avec d'autres variantes suivant qui approchait.
Lyanne avait essuyé un refus quand il s'était approché le premier jour. Derrière la réponse de Kolong, il avait senti ce qui venait de Chioula. Les autres jours, il avait prétexté le travail qu'il avait à faire pour se tenir éloigné de la tente où elle était.
La nuit revenait avec son cortège de peurs. On entendait des raclements, des pierres qui roulaient d'un côté et de l'autre. Il était devenu inutile de prévenir de ne pas sortir de la zone protégée. Les gens de Pomiès avaient payé cher pour l'apprendre.
- Demain nous repartirons, avait prévenu Lyanne.
- Pourrons-nous faire une cérémonie d'adieu avant le départ ? demanda le chef du détachement.
- La route est longue jusqu'à la prochaine étape. Il faudra partir dès que le jour se lèvera.
- Nous ferons la cérémonie avant le lever du jour !
Les deux hommes se retournèrent au son de cette voix. Chioula en grande tenue, se tenait derrière eux.
- Le noble Sariska, reprit-elle, a ordonné que je prenne sa succession. Je le ferai.
Se tournant vers le chef du détachement, elle ajouta :
- Que tous se préparent pour demain. Il faudra aussi rationner la nourriture. Notre séjour dans ces Montagnes Changeantes a été trop long.
Se tournant vers Lyanne, elle s'inclina et dit :
- Je tenais à vous remercier, Majesté, pour votre action et votre engagement en faveur du peuple du pays de Pomiès. Je peux affirmer que le Noble Szeremle sera très sensible à ce que vous avez fait.
Si Lyanne fut heurté de ce ton trop protocolaire, il fut surtout affecté du regard froid et éteint de Chioula. Il ne savait pas ce qui touchait le plus la jeune femme. Se retrouver exposée aux monstres des Montagnes Changeantes pouvait vous affecter durablement même sans contact direct. En lui s'ouvrit une faille, celle de la solitude qui avait espéré.
- Vous... vous êtes le roi-dragon !
Puis son regard avait été vers la plateforme.
- Et là-haut ?
- Venez ! avait répondu Lyanne.
Il l'avait conduite près de son père, dont il avait recouvert la majeure partie par une couverture. Ce qu'on voyait avait encore figure humaine. Elle s'était penchée sur lui, l'avait regardé avec intensité et s'était laissée entraîner vers le campement, seule zone sûre dans cette région.
Kolong l'avait prise en charge. Le silence régnait. Les gens de Pomiès étaient sous le choc. Les guerriers blancs s'étaient approchés de Lyanne pour faire leur rapport. Puis le roi-dragon s'était approché de la délégation de l'ambassadeur :
- Le Noble Sariska mérite une sépulture. La mort dans les Montagnes Changeantes est autre. Je sais que dans votre pays, il aurait été inhumé dans un mausolée. Le retour de son corps au pays de Pomiès est impossible.
Le visage des gens du pays de Pomiès exprima une tristesse encore plus grande. Le chef du détachement fit un pas en avant :
- On ne peut accepter cela. Le corps doit revenir au pays de Pomiès sinon son esprit ne connaîtra pas le repos.
- Son corps connaît le mal. Il est impossible de laisser plus de mal s'échapper dans le monde. Ce serait la fin du pays de Pomiès.
- Ce n'est pas possible... ce n'est pas possible... Son esprit...
- Son esprit sera honoré en ce lieu.
Lyanne s'était mis alors à construire un édifice de glace. Il l'avait fait de telle manière que celui qui passait pouvait voir le visage du Noble Sariska, mais personne ne pouvait deviner ce qu'il était par ailleurs devenu.
Chioula semblait frappée de mutisme. Elle restait là, bercée par Kolong, perdue dans des pensées que tout le monde pensait deviner. Si la perte de son père l'affectait et si les horreurs qu'elle avait vues hantaient ses cauchemars, le pire était la découverte qu'elle avait faite. Cet homme si beau, si aimable était un dragon ! Elle ressentait une aversion physique en pensant au contact. Les insectes aux pattes velues ou les serpents n'étaient que broutilles en comparaison avec les sensations qui l'occupaient aujourd'hui. Elle reconnaissait la beauté sauvage et la fascination de la puissance qu'exerçait le roi-dragon, mais... mais se retrouver à l'embrasser en sachant qu'on embrasse un... une... enfin quelqu'un avec toutes ces dents, ces griffes...
Lyanne était loin de se douter de cela. Il essayait de faire au mieux dans ce paysage de cauchemar. Il lui fallut quelques jours pour construire le projet prévu. Cela avait pris la moitié d'une journée pour décider avec les gens de Pomiès de la forme et de l'emplacement du mausolée. Au bord de la plateforme s'éleva un premier mur de glace blanche. Un petit passage permettait d'entrer dans l'enceinte intérieure où l'on découvrait un bâtiment dont les formes rappelaient le palais du noble Szeremle. Il ne comportait pourtant qu'une seule salle. Entièrement blanche, il n'y avait qu'un panneau fait de glace transparente qui permettait de voir une forme humaine. Lyanne avait sculpté la glace pour en faire une statue de gisant d'où émergeaient le buste et la tête du noble Sariska sous un linceul rouge.
Il sécurisa le lieu. Les gens de Pomiès purent alors venir rendre hommage au noble Sariska. Le chef du détachement exprima son désir de toucher son maître pour lui donner les soins nécessaires pour l'embaumer. Seul Lyanne savait la vérité de ce qu'était devenu le corps de Sariska. Il refusa de sortir le corps de son sarcophage de glace en expliquant que ce qu'il avait fait serait mieux que tout ce qu'il pourrait faire.
- Quand vous aurez disparu et que moi-même j'aurai rejoint le lieu où sont les rois-dragons morts, ce mausolée sera encore debout. Même quand le successeur de mon successeur aura rejoint ce lieu, ce tombeau sera encore inchangé.
- J'entends bien, Majesté, mais que vais-je rapporter au Noble Szeremle de cela ?
- Je ferai pour lui une représentation que je lierai à cet endroit afin que vous puissiez rendre hommage à l'esprit du noble Sariska.
Le chef du détachement s'inclina pour manifester son accord à cette idée.
Lyanne malgré cela était déçu. Chioula ne se manifestait pas. Kolong gardait la porte de sa tente comme un vrai cerbère, interdisant tout contact.
- La petite est trop choquée pour l'instant, il vaut mieux la laisser, disait-elle avec d'autres variantes suivant qui approchait.
Lyanne avait essuyé un refus quand il s'était approché le premier jour. Derrière la réponse de Kolong, il avait senti ce qui venait de Chioula. Les autres jours, il avait prétexté le travail qu'il avait à faire pour se tenir éloigné de la tente où elle était.
La nuit revenait avec son cortège de peurs. On entendait des raclements, des pierres qui roulaient d'un côté et de l'autre. Il était devenu inutile de prévenir de ne pas sortir de la zone protégée. Les gens de Pomiès avaient payé cher pour l'apprendre.
- Demain nous repartirons, avait prévenu Lyanne.
- Pourrons-nous faire une cérémonie d'adieu avant le départ ? demanda le chef du détachement.
- La route est longue jusqu'à la prochaine étape. Il faudra partir dès que le jour se lèvera.
- Nous ferons la cérémonie avant le lever du jour !
Les deux hommes se retournèrent au son de cette voix. Chioula en grande tenue, se tenait derrière eux.
- Le noble Sariska, reprit-elle, a ordonné que je prenne sa succession. Je le ferai.
Se tournant vers le chef du détachement, elle ajouta :
- Que tous se préparent pour demain. Il faudra aussi rationner la nourriture. Notre séjour dans ces Montagnes Changeantes a été trop long.
Se tournant vers Lyanne, elle s'inclina et dit :
- Je tenais à vous remercier, Majesté, pour votre action et votre engagement en faveur du peuple du pays de Pomiès. Je peux affirmer que le Noble Szeremle sera très sensible à ce que vous avez fait.
Si Lyanne fut heurté de ce ton trop protocolaire, il fut surtout affecté du regard froid et éteint de Chioula. Il ne savait pas ce qui touchait le plus la jeune femme. Se retrouver exposée aux monstres des Montagnes Changeantes pouvait vous affecter durablement même sans contact direct. En lui s'ouvrit une faille, celle de la solitude qui avait espéré.
jeudi 3 octobre 2013
Lyanne sentait ses muscles. La fatigue se faisait sentir. Les vents contraires l'avaient freiné. Les Montagnes Changeantes étalaient leur paysage de cauchemar sous ses ailes. La colère y était plus forte, la haine aussi. Lyanne savait qu'avait été fait ce qui ne devait pas l'être. Il n'en connaissait pas la raison mais il se sentait affecté par cette situation. Il profita d'un courant porteur pour reposer ses ailes. Il savait qu'il aurait besoin de toute sa force. La nuit allait bientôt tomber. Le danger se rapprochait. Le gardien n'interviendrait pas. Ce n'était pas son rôle. On ne traversait pas les Montagnes Changeantes sans faire preuve d'humilité. L'orgueil était le pire ennemi du voyageur dans cette région. Il vira sur l'aile pour changer de vallée. Il visualisait le chemin que devait emprunter la délégation. Ses guerriers avaient suivi ses ordres. Il n'avait aucun doute. Les gens de Pomiès avaient-ils été assez inspirés pour faire de même ?
Un mouvement à la limite de son champ visuel attira son regard. Assez loin devant, il reconnut la silhouette déchiquetée de la Groule. Elle avait beaucoup d'avance et au rythme de ses battements d'ailes, il devinait qu'elle se pressait. Qu'avait-elle senti pour être là, volant du plus vite qu'elle pouvait ? La réponse s'imposa à son esprit. Le monstre à deux têtes avait trouvé une proie.
Malgré la douleur de ses muscles, Lyanne accéléra.
La Groule volait plus vite que lui. Ils passèrent l'un après l'autre devant l'entrée de la vallée qui menait au gardien. Un vent puissant en sortait et Lyanne vit l'accélération de la Groule quand elle rentra dans le courant. Il fit l'erreur de ne pas descendre assez profond pour en profiter et perdit encore du temps. Il plongea, prenant de la vitesse. Il fit une ressource quand il se sentit entrer dans le flux de cet air froid venu des hauts sommets. Il fut heureux de sentir du frais sur ses muscles trop chauds. Cela lui redonna de la vigueur. Loin devant, la Groule amorça une remontée profitant d'une accélération procurée par le vent qui se heurtait à la montagne. Derrière il y avait le chemin des hommes. Quand lui-même arriva à ce lieu, il se sentit comme un caillou quand une fronde le lance. Il déboucha dans l'autre vallée avec une vitesse très supérieure à son habitude. Dans le noir de la nuit, il vit une pâle silhouette tétanisée qui hurlait silencieusement sur une plaque de neige au milieu de débris. Le monstre à deux têtes avait été pris à partie par la Groule. Elle lui jetait des rochers qu'elle ramassait lors de vol en rase-mottes, tout en arrosant de feu les noirs javelots qu'il lui envoyait. Sur la plateforme des formes humaines s'agitaient, tirant d'inutiles flèches et semblant crier des mots que le chaos du combat engloutissait. Les deux êtres de cauchemar tout à leur combat, ne firent pas attention à son arrivée. Des nappes de feu s'étalaient tout autour des combattants, traces des vomissures de la Groule. Lyanne nota que certaines d'entre elles qui auraient dû s'étaler sur le chemin, formaient un arc de cercle comme un pont de flammes enjambant le sentier. Il prit conscience de la protection installée par ses prédécesseurs. La proximité de son engagement dans la bataille lui fit vivre comme à chaque fois une accélération de son temps propre.
La Groule et le monstre à deux têtes se mirent à bouger comme au ralenti devant ses yeux. Les noirs javelots jaillissaient des flancs du monstre à deux têtes en direction de la Groule. Ils retombaient un peu n'importe où, se plantant dans le sol avec un bruit sourd, d'autres rebondissaient sur la protection de la plateforme où se tenaient les hommes, les derniers et moins nombreux se plantaient dans les ailes et le corps de la Groule lui tirant des cris. Pendant ce temps ses jets de liquide noir enflammaient tout ce qu'ils touchaient. Le monstre à deux têtes sautait de côté pour en éviter la majeure partie sans pouvoir tout empêcher. Des flammes couraient sur son corps éclairant la scène de lueurs mouvantes et inquiétantes. À leurs pieds, de petites formes torturées couraient en tous sens, essayant de quitter le lieu de la bataille.
À son premier passage, Lyanne crachant une flamme bleutée, déclencha une panique encore plus grande. Les petits monstres de la taille d'un rocher se consumaient dans un bref éclair blanc. Le monstre à deux têtes hurla de douleur et de haine et la Groule fit un brusque écart pour se retrouver hors de portée du souffle ardent du dragon rouge. Les guerriers blancs poussèrent des cris de joie, quant aux gens de Pomiès, ils connurent une peur plus grande pensant qu'un nouvel ennemi arrivait pour prendre part à la curée.
Lyanne vit arriver les noirs javelots vers lui. Comme ceux de Jorohery, ils pouvaient le blesser mortellement. Leur lenteur relative dans son espace-temps de combat lui permettait de les éviter ou de les consumer avant qu'ils ne deviennent dangereux pour lui. La Groule avait repris de la hauteur pour fondre sur ce trait rouge qui filait plus vite que le vent sur le terrain. Elle arrosa le terrain de son liquide de feu. Lyanne, qui faisait un looping pour revenir vers la plateforme et le sentier, comprit le danger. La pâle silhouette de Chioula se trouvait sur le trajet de cette pluie infernale. Déjà la neige brûlait. Il entendit le cri de cette dernière qui se mit à courir dans un acte désespéré pour se sauver. Chioula heurtant une pierre, s'étala dans la neige. Elle cria à nouveau se retournant pour voir les gouttes de feu se diriger vers elle... et disparaître en heurtant le toit de glace qui venait de se déployer au-dessus d'elle. Elle vit fumer la glace quand une goutte la touchait. Elle regarda autour d'elle pour comprendre ce qui se passait et donner du sens à ce qu'elle vivait comme un cauchemar. Elle se releva et se remit à courir pour se heurter à un mur transparent mais infranchissable. Chioula s'agita comme un animal en cage pour trouver une sortie. Ses mains dessinaient un ballet incohérent sur la paroi à la recherche d'un passage sans en trouver. Elle recula brusquement quand un flot de feu arriva sur elle. Elle vit la vague brûlante s'écraser et gicler tout autour d'elle dessinant un espace protégé. Tremblante, elle regarda la scène qui se déroulait sous ses yeux à la lueur des flammes. Comme dans un théâtre d'ombres, le monstre à deux têtes se déplaçait par bonds successifs pendant qu'une silhouette plus noire que la nuit passait et repassait au-dessus. Elle mit du temps à repérer ce qui les faisait ainsi réagir. C'était fugace et très rouge. Elle pensa au roi-dragon, sans pouvoir le distinguer. Des flammes bleues jaillissaient par intermittence de différents points de l'horizon éclairant des êtres difformes dont la vue glaçait le sang.
Lyanne sentait la victoire possible. Plus rapide, plus souple, il surclassait ses adversaires. Ses flammes bleues nettoyaient le terrain de toutes les petites abjections courant partout qui pourraient profiter de la situation. Elles éloignaient aussi le monstre à deux têtes et la Groule. Il avait eu peur une fois pour Chioula quand il avait vu le noir liquide de la Groule s'enflammer et se précipiter vers elle. Il avait construit à la hâte une protection de glace comme seuls les rois-dragons savaient les faire. Après ce moment, il avait harcelé les deux monstres pour les éloigner. Il jubila quand il les vit s'enfuir. La Groule fut la première à comprendre qu'elle ne pourrait pas lutter. Le corps hérissé de noirs javelots, et les ailes brûlantes de leur rencontre avec le feu bleu, elle s'éloigna d'un vol lourd. Lyanne savait qu'elle irait se réfugier dans un de ses antres secrets, où elle panserait ses plaies. Le monstre à deux têtes résista plus longtemps. Son corps recouverts de concrétions lui offrait une bien meilleure protection. Mais lui aussi céda du terrain pour finir par s'enfuir. Volant toujours aussi vite, Lyanne revint sur le lieu du combat. Les nappes de feu commençaient à diminuer plongeant le paysage dans une ambiance crépusculaire. Il se posa près de la coque de glace entourant Chioula.
Les feux de la Groule achevaient de se consumer. Chioula regardait le roi-dragon avec un regard implorant. Lyanne jeta autour de lui un regard prudent. Ce n'est pas parce que les deux plus gros monstres avaient disparu qu'il n'y avait plus d'abominations autour d'eux. C'est alors qu'il vit le noble Sariska se mettre à courir. Ceux qui le tenaient, avaient relâché leur attention. S'étant dégagé brusquement, il se retrouva hors de la plateforme avant qu'on puisse le rattraper. Il zigzagua entre les rochers pour aller voir sa fille. Il courait encore quand un être difforme lui sauta dessus. Lyanne bondit tout en crachant une flamme bleue. Avant d'arriver, il savait ce qu'il allait voir. Le noble Sariska n'en avait plus que le nom. La blessure par un de ces êtres pourrissait le corps et l'âme de la victime plus vite que ne sautaient les dragons. Sariska n'avait pas achevé sa transformation quand il fut touché par l'éclair bleu. Son adversaire se volatilisa dans une explosion, alors que lui se tordit comme une brindille au feu. Les guerriers blancs avaient repris leur position pour empêcher les serviteurs de l'ambassadeur de se porter à son secours. Une victime suffisait. Lyanne reprit sa forme humaine en arrivant à la hauteur de Sariska. La moitié de son corps avait disparu, mais par la magie du lieu, il vivait encore :
- Ma fille ?
- Elle est sauve, Noble Sariska !
- Les augures ne m'étaient pas favorables. Mon entêtement est cher payé.
Lyanne lui souleva la tête, lui touchant le front de son bâton de pouvoir. Sariska se détendit.
- Décidément être ambassadeur est dangereux dans le pays Blanc. J'aimerais que ma fille me succède le temps que le noble Szeremle en nomme un autre.
- Il sera fait comme vous le souhaitez.
Lyanne ne sut jamais s'il avait entendu ses dernières paroles. Quand il reposa la corps sans vie du Noble Sariska, un cri monta dans la nuit. Chioula pleurait son père.
Un mouvement à la limite de son champ visuel attira son regard. Assez loin devant, il reconnut la silhouette déchiquetée de la Groule. Elle avait beaucoup d'avance et au rythme de ses battements d'ailes, il devinait qu'elle se pressait. Qu'avait-elle senti pour être là, volant du plus vite qu'elle pouvait ? La réponse s'imposa à son esprit. Le monstre à deux têtes avait trouvé une proie.
Malgré la douleur de ses muscles, Lyanne accéléra.
La Groule volait plus vite que lui. Ils passèrent l'un après l'autre devant l'entrée de la vallée qui menait au gardien. Un vent puissant en sortait et Lyanne vit l'accélération de la Groule quand elle rentra dans le courant. Il fit l'erreur de ne pas descendre assez profond pour en profiter et perdit encore du temps. Il plongea, prenant de la vitesse. Il fit une ressource quand il se sentit entrer dans le flux de cet air froid venu des hauts sommets. Il fut heureux de sentir du frais sur ses muscles trop chauds. Cela lui redonna de la vigueur. Loin devant, la Groule amorça une remontée profitant d'une accélération procurée par le vent qui se heurtait à la montagne. Derrière il y avait le chemin des hommes. Quand lui-même arriva à ce lieu, il se sentit comme un caillou quand une fronde le lance. Il déboucha dans l'autre vallée avec une vitesse très supérieure à son habitude. Dans le noir de la nuit, il vit une pâle silhouette tétanisée qui hurlait silencieusement sur une plaque de neige au milieu de débris. Le monstre à deux têtes avait été pris à partie par la Groule. Elle lui jetait des rochers qu'elle ramassait lors de vol en rase-mottes, tout en arrosant de feu les noirs javelots qu'il lui envoyait. Sur la plateforme des formes humaines s'agitaient, tirant d'inutiles flèches et semblant crier des mots que le chaos du combat engloutissait. Les deux êtres de cauchemar tout à leur combat, ne firent pas attention à son arrivée. Des nappes de feu s'étalaient tout autour des combattants, traces des vomissures de la Groule. Lyanne nota que certaines d'entre elles qui auraient dû s'étaler sur le chemin, formaient un arc de cercle comme un pont de flammes enjambant le sentier. Il prit conscience de la protection installée par ses prédécesseurs. La proximité de son engagement dans la bataille lui fit vivre comme à chaque fois une accélération de son temps propre.
La Groule et le monstre à deux têtes se mirent à bouger comme au ralenti devant ses yeux. Les noirs javelots jaillissaient des flancs du monstre à deux têtes en direction de la Groule. Ils retombaient un peu n'importe où, se plantant dans le sol avec un bruit sourd, d'autres rebondissaient sur la protection de la plateforme où se tenaient les hommes, les derniers et moins nombreux se plantaient dans les ailes et le corps de la Groule lui tirant des cris. Pendant ce temps ses jets de liquide noir enflammaient tout ce qu'ils touchaient. Le monstre à deux têtes sautait de côté pour en éviter la majeure partie sans pouvoir tout empêcher. Des flammes couraient sur son corps éclairant la scène de lueurs mouvantes et inquiétantes. À leurs pieds, de petites formes torturées couraient en tous sens, essayant de quitter le lieu de la bataille.
À son premier passage, Lyanne crachant une flamme bleutée, déclencha une panique encore plus grande. Les petits monstres de la taille d'un rocher se consumaient dans un bref éclair blanc. Le monstre à deux têtes hurla de douleur et de haine et la Groule fit un brusque écart pour se retrouver hors de portée du souffle ardent du dragon rouge. Les guerriers blancs poussèrent des cris de joie, quant aux gens de Pomiès, ils connurent une peur plus grande pensant qu'un nouvel ennemi arrivait pour prendre part à la curée.
Lyanne vit arriver les noirs javelots vers lui. Comme ceux de Jorohery, ils pouvaient le blesser mortellement. Leur lenteur relative dans son espace-temps de combat lui permettait de les éviter ou de les consumer avant qu'ils ne deviennent dangereux pour lui. La Groule avait repris de la hauteur pour fondre sur ce trait rouge qui filait plus vite que le vent sur le terrain. Elle arrosa le terrain de son liquide de feu. Lyanne, qui faisait un looping pour revenir vers la plateforme et le sentier, comprit le danger. La pâle silhouette de Chioula se trouvait sur le trajet de cette pluie infernale. Déjà la neige brûlait. Il entendit le cri de cette dernière qui se mit à courir dans un acte désespéré pour se sauver. Chioula heurtant une pierre, s'étala dans la neige. Elle cria à nouveau se retournant pour voir les gouttes de feu se diriger vers elle... et disparaître en heurtant le toit de glace qui venait de se déployer au-dessus d'elle. Elle vit fumer la glace quand une goutte la touchait. Elle regarda autour d'elle pour comprendre ce qui se passait et donner du sens à ce qu'elle vivait comme un cauchemar. Elle se releva et se remit à courir pour se heurter à un mur transparent mais infranchissable. Chioula s'agita comme un animal en cage pour trouver une sortie. Ses mains dessinaient un ballet incohérent sur la paroi à la recherche d'un passage sans en trouver. Elle recula brusquement quand un flot de feu arriva sur elle. Elle vit la vague brûlante s'écraser et gicler tout autour d'elle dessinant un espace protégé. Tremblante, elle regarda la scène qui se déroulait sous ses yeux à la lueur des flammes. Comme dans un théâtre d'ombres, le monstre à deux têtes se déplaçait par bonds successifs pendant qu'une silhouette plus noire que la nuit passait et repassait au-dessus. Elle mit du temps à repérer ce qui les faisait ainsi réagir. C'était fugace et très rouge. Elle pensa au roi-dragon, sans pouvoir le distinguer. Des flammes bleues jaillissaient par intermittence de différents points de l'horizon éclairant des êtres difformes dont la vue glaçait le sang.
Lyanne sentait la victoire possible. Plus rapide, plus souple, il surclassait ses adversaires. Ses flammes bleues nettoyaient le terrain de toutes les petites abjections courant partout qui pourraient profiter de la situation. Elles éloignaient aussi le monstre à deux têtes et la Groule. Il avait eu peur une fois pour Chioula quand il avait vu le noir liquide de la Groule s'enflammer et se précipiter vers elle. Il avait construit à la hâte une protection de glace comme seuls les rois-dragons savaient les faire. Après ce moment, il avait harcelé les deux monstres pour les éloigner. Il jubila quand il les vit s'enfuir. La Groule fut la première à comprendre qu'elle ne pourrait pas lutter. Le corps hérissé de noirs javelots, et les ailes brûlantes de leur rencontre avec le feu bleu, elle s'éloigna d'un vol lourd. Lyanne savait qu'elle irait se réfugier dans un de ses antres secrets, où elle panserait ses plaies. Le monstre à deux têtes résista plus longtemps. Son corps recouverts de concrétions lui offrait une bien meilleure protection. Mais lui aussi céda du terrain pour finir par s'enfuir. Volant toujours aussi vite, Lyanne revint sur le lieu du combat. Les nappes de feu commençaient à diminuer plongeant le paysage dans une ambiance crépusculaire. Il se posa près de la coque de glace entourant Chioula.
Les feux de la Groule achevaient de se consumer. Chioula regardait le roi-dragon avec un regard implorant. Lyanne jeta autour de lui un regard prudent. Ce n'est pas parce que les deux plus gros monstres avaient disparu qu'il n'y avait plus d'abominations autour d'eux. C'est alors qu'il vit le noble Sariska se mettre à courir. Ceux qui le tenaient, avaient relâché leur attention. S'étant dégagé brusquement, il se retrouva hors de la plateforme avant qu'on puisse le rattraper. Il zigzagua entre les rochers pour aller voir sa fille. Il courait encore quand un être difforme lui sauta dessus. Lyanne bondit tout en crachant une flamme bleue. Avant d'arriver, il savait ce qu'il allait voir. Le noble Sariska n'en avait plus que le nom. La blessure par un de ces êtres pourrissait le corps et l'âme de la victime plus vite que ne sautaient les dragons. Sariska n'avait pas achevé sa transformation quand il fut touché par l'éclair bleu. Son adversaire se volatilisa dans une explosion, alors que lui se tordit comme une brindille au feu. Les guerriers blancs avaient repris leur position pour empêcher les serviteurs de l'ambassadeur de se porter à son secours. Une victime suffisait. Lyanne reprit sa forme humaine en arrivant à la hauteur de Sariska. La moitié de son corps avait disparu, mais par la magie du lieu, il vivait encore :
- Ma fille ?
- Elle est sauve, Noble Sariska !
- Les augures ne m'étaient pas favorables. Mon entêtement est cher payé.
Lyanne lui souleva la tête, lui touchant le front de son bâton de pouvoir. Sariska se détendit.
- Décidément être ambassadeur est dangereux dans le pays Blanc. J'aimerais que ma fille me succède le temps que le noble Szeremle en nomme un autre.
- Il sera fait comme vous le souhaitez.
Lyanne ne sut jamais s'il avait entendu ses dernières paroles. Quand il reposa la corps sans vie du Noble Sariska, un cri monta dans la nuit. Chioula pleurait son père.
jeudi 26 septembre 2013
Dès que la lumière du soleil toucha la terre noire des Montagnes Changeantes, ils mirent le pied de l'autre côté de la frontière. Le convoi était prêt bien avant l'aube. Les macocas n'étaient pas des bêtes rapides. Ils n'avaient pas le choix. Il leur fallait arriver sur une plateforme de repos avant la nuit. Les guerriers blancs avaient prévenu. Ils ne feraient pas de pause quelle que soit la raison.
- Et si l'un de nous tombe hors du chemin ? questionna le noble Sariska.
- Même si ce quelqu'un était vous, lui répondit un konsyli, on ne peut pas perdre un convoi pour un seul homme. Nos ordres sont formels.
Les gens du pays de Pomiès marchèrent avec la peur. Le chemin était large. Si le paysage était désespérant, rien ne semblait vouloir entraver leur marche. Quand arriva midi, Sariska estima qu'ils avaient bien marché. Il ordonna une halte pour manger. Les guerriers blancs intervinrent immédiatement :
- Vous ne pouvez pas vous arrêter, le risque de ne pas arriver est trop grand.
- Mais continuez, nous vous rejoindrons là-bas, répondit Sariska.
- Vous croyez être tranquilles parce que rien ne s'est passé, mais c'est maintenant que vous risquez le plus.
Sariska n'en démordit pas. Il refusa d'aller plus loin sans manger. Le chemin était bien visible, seule zone enneigée sur une terre noire. Il accepta simplement de ne pas dresser de table pour manger plus vite. Les guerriers blancs se concertèrent mais ne s'éloignèrent pas. Les soldats du pays de Pomiès se moquèrent d'eux dans leur dialecte. Comme le noble Sariska, ils n'avaient rien vu et pensaient que les récits qu'on leur avait faits, étaient exagérés. Ils gardaient quand même un fond d'inquiétude. Les guerriers blancs étaient nerveux et sur le pied de guerre. La pause se passa sans souci. Chioula riait des bons mots que disait son père. L'entourage de l'ambassadeur semblait se décontracter au fur et à mesure que le temps passait. Le konsyli chargé d'être en relation avec eux vint plusieurs fois pour essayer de les faire accélérer ce qui, lui fit remarquer un de ses compagnons, eut plutôt l'effet inverse.
Ils repartirent en début d'après-midi. Les guerriers blancs allèrent voir les bouviers pour leur demander de presser les bêtes. Ceux-ci ne se firent pas prier. Ils sentaient que la peur n'avait pas quitté les macocas. Comme s'ils sentaient l'urgence de marcher plus vite, ils ne renâclèrent pas à tirer les lourds traîneaux.
Tout commença bien. Puis ils passèrent une crête. La descente vit des macocas trébucher quand leurs charges glissaient mal. La couche de neige parfois s’interrompait, laissant la roche noire à nue. Il fallait que les hommes aident au passage. Les guerriers blancs devenaient de plus en plus nerveux. Le temps passait et leur moyenne diminuait.
Le noble Sariska faisait maintenant profil bas, aidant l'un ou l'autre des attelages à passer les caps difficiles. La montée suivante redonna un peu d'espoir. Bien enneigée, la glisse fut bonne. Puis arriva une nouvelle descente.
- Une fois en bas, il faudra remonter. La zone où nous pourrons nous arrêter est de l'autre côté de la crête. Il faut aller plus vite.
Ainsi parla le konsyli au noble Sariska. Celui-ci fit le tour des groupes pour leur donner l'ordre qu'il leur fallait encore accélérer. Les hommes hochaient la tête bien conscients qu'il serait difficile d'arriver avant la nuit de l'autre côté de la crête. Les macocas ne disaient rien mais tiraient fort. L'accident arriva dans cette descente. Le bouvier n'eut que le temps de se reculer lorsque le traîneau bascula sur le côté entraînant les deux macocas avec lui. Tout le monde regarda ce qui arrivait. Après avoir glissé en arrière une centaine de pas plus bas, l’attelage s'immobilisa. Pendant quelques instants rien ne se passa et puis ce fut comme si les rochers se mettaient à bouger : des formes noires surgirent, bondirent, se jetèrent sur les animaux qui hurlèrent à glacer le sang. Puis ce fut le silence. Dans le convoi qui s'était immobilisé, une voix s'éleva :
- VITE !
Tous les présents se ruèrent sur les traîneaux pour les pousser, les diriger, les accélérer. La peur, la vraie peur venait d'apparaître.
Les macocas soufflaient, suaient mais tiraient. La montée fut avalée en un temps record. Le vent au niveau du col était assez fort. La nuit s'annonçait. Le chemin qui redescendait était bien enneigé et faisait une trace blanche sur le sol noir. Chioula qui était descendue de son traîneau, n'en pouvait plus. Essoufflée, elle récupérait pliée en deux, regardant passer le convoi.
- Encore un effort, princesse. Nous allons arriver bientôt.
Kolong essayait de réconforter sa maîtresse. Le noble Sariska qui houspillait un attelage en retard, lui dit :
- Monte dans ce traîneaux. Tu vas pouvoir te reposer, c'est la descente.
Chioula s'installa comme elle put sur les grosses toiles des tentes. Le bouvier stimula ses bêtes pour recoller au convoi. Il ne voulait pas rester sans abri dans la nuit qui descendait. Chioula se laissa aller en arrière, posant sa tête sur un rouleau de cordes. Ce qu'elle avait vu lui remontait à la mémoire. Ces masses noires indistinctes bondissant sur les macocas blancs passaient devant les yeux de Chioula en boucle. Leurs cris surtout, résonnaient à ses oreilles. Elle se laissait bercer par le mouvement du traîneau. Le bouvier courait à moitié derrière son attelage continuant à les encourager de la voix. Il se rapprochait des autres. Le crépuscule opacifiait le paysage. Les ombres prenaient de la densité. Le bouvier avait peur. Ses bêtes le sentaient et prenaient peur. Le couple de macocas ne tirait plus de concert. Quand le traîneau passa sur la pierre que les autres attelages avaient évitée, il fit un écart. Emporté par la vitesse, il versa. Le timon se cassa permettant aux macocas de rester sur le chemin. Le bouvier fut accroché par un des patins. Il fut éjecté en contre-bas pendant que le traîneau commençait une série de tonneaux. Il se fracassa sur un rocher répandant son contenu sur la plaque de neige contiguë.
Tout le convoi se retourna en entendant le cri du noble Sariska. Deux guerriers blancs le retenaient pour ne pas qu'il se jette dans la pente. La nuit était presque complète et seule la lueur blafarde de la lune donnait encore une sombre vision de ce qui se passait. Le bouvier hurla à son tour mais de terreur puis de douleur.
- MA FILLE ! MA FILLE ! hurlait Sariska qu’entraînaient les guerriers.
- Ne restons pas là ! Il faut atteindre la zone de repos ! affirmait le konsyli qui donnait les ordres pour qu'on le porte de force.
Sariska se débattait essayant de voir ce qui se passait plus bas. Les cris de l'homme s'achevèrent dans d'horribles gargouillis. Des ombres noires indistinctes s'agitaient en dessous du chemin faisant des bruits dont on ne pouvait savoir s'ils étaient de mastications ou de succions.
Sur la tache blanche de la neige, là où s'étaient échoués le traîneau et son contenu, une forme en habit de couleur pâle se dressa. Elle se tourna vers le chemin. Sariska redoubla d'effort pour se dégager.
Des formes déchiquetées qui auraient pu passer pour des rocher se mirent en mouvement, convergeant vers la tache blanche de la neige. Quelques guerriers blancs tirèrent dans leur direction. Les quelques flèches qui les atteignirent, rebondirent avec un bruit clair. Des soldats du pays de Pomiès chargèrent en hurlant, détournant le mouvement vers eux. Si leurs épées frappèrent sans retenue, ils n'allèrent pas bien loin. Deux énormes têtes surgirent pour les happer, dispersant par là-même les autres petits monstres qui avaient presque atteint la zone neigeuse.
- VITE ! VITE! hurla un konsyli qui avait déjà atteint la plateforme de repos.
Dans un bruit de roche massacrée, le monstre à deux têtes courait vers ceux qui s'agitaient encore sur le chemin. Macocas, bouviers, traîneaux, rien ne résista à l'assaut. Frappant d'un côté et de l'autre, le monstre décimait les retardataires. Si Sariska échappa plusieurs fois aux terribles mâchoires, il le dut aux guerriers blancs dont plusieurs se sacrifièrent pour lui.
Quand tous ceux qui pouvaient être sauvés furent sur la plateforme, le monstre à deux têtes se détourna pour aller fouiller les endroits des combats. En bas sur une plaque de neige, au milieu des paquets de toile de tente, une silhouette pâle se tenait debout les deux mains sur la bouche pour ne pas hurler.
Chioula s'était réveillée au milieu des affaires éparpillées, le nez dans le froid de la neige. Elle se leva, à moitié groggy. Elle regarda autour d'elle sans comprendre. Les cris affreux qui retentirent au-dessus d'elle la ramenèrent à la réalité. Elle faillit hurler quand elle vit que des formes hideuses et noires s'approchaient de la neige. Elle fut comme tétanisée. La peur l'immobilisa. C'est alors qu'ébranlant la terre de son pas, surgit la grande forme du monstre à deux têtes. Autour d'elle le vide se fit presque immédiatement. Elle entendit le combat plus qu'elle ne le vit dans cette nuit. Une ombre combattait des ombres, massacrant tout ce qui passait à portée de ses gueules. Chioula poussa un petit cri en entendant les plaintes de son père et de Kolong. Cela suffit à ce qu'une des horribles gueules qui surplombait la scène, se tourne vers elle. Chioula s'immobilisa les deux mains sur la bouche. Dans un bruit de roches qu'on malmène, le monstre aux deux têtes se rapprocha d'elle. Les deux têtes se balançaient en tous sens scrutant le coin où se tenait Chioula.
- Tu sens ce que je sens? dit l'une d'elle.
- Oui, c'est jeune et plein de vie. Quel bon repas ça va faire! répondit l'autre.
- Reste à la trouver, reprit la première.
- Allons, fouillons tout le coin. La petite créature est à nous.
Pendant que lentement l'énorme silhouette se rapprochait d'elle, elle entendait les cris de Kolong hurlant pour qu'on la lâche et ceux de son père suppliant de faire quelque chose pour elle.
- Et si l'un de nous tombe hors du chemin ? questionna le noble Sariska.
- Même si ce quelqu'un était vous, lui répondit un konsyli, on ne peut pas perdre un convoi pour un seul homme. Nos ordres sont formels.
Les gens du pays de Pomiès marchèrent avec la peur. Le chemin était large. Si le paysage était désespérant, rien ne semblait vouloir entraver leur marche. Quand arriva midi, Sariska estima qu'ils avaient bien marché. Il ordonna une halte pour manger. Les guerriers blancs intervinrent immédiatement :
- Vous ne pouvez pas vous arrêter, le risque de ne pas arriver est trop grand.
- Mais continuez, nous vous rejoindrons là-bas, répondit Sariska.
- Vous croyez être tranquilles parce que rien ne s'est passé, mais c'est maintenant que vous risquez le plus.
Sariska n'en démordit pas. Il refusa d'aller plus loin sans manger. Le chemin était bien visible, seule zone enneigée sur une terre noire. Il accepta simplement de ne pas dresser de table pour manger plus vite. Les guerriers blancs se concertèrent mais ne s'éloignèrent pas. Les soldats du pays de Pomiès se moquèrent d'eux dans leur dialecte. Comme le noble Sariska, ils n'avaient rien vu et pensaient que les récits qu'on leur avait faits, étaient exagérés. Ils gardaient quand même un fond d'inquiétude. Les guerriers blancs étaient nerveux et sur le pied de guerre. La pause se passa sans souci. Chioula riait des bons mots que disait son père. L'entourage de l'ambassadeur semblait se décontracter au fur et à mesure que le temps passait. Le konsyli chargé d'être en relation avec eux vint plusieurs fois pour essayer de les faire accélérer ce qui, lui fit remarquer un de ses compagnons, eut plutôt l'effet inverse.
Ils repartirent en début d'après-midi. Les guerriers blancs allèrent voir les bouviers pour leur demander de presser les bêtes. Ceux-ci ne se firent pas prier. Ils sentaient que la peur n'avait pas quitté les macocas. Comme s'ils sentaient l'urgence de marcher plus vite, ils ne renâclèrent pas à tirer les lourds traîneaux.
Tout commença bien. Puis ils passèrent une crête. La descente vit des macocas trébucher quand leurs charges glissaient mal. La couche de neige parfois s’interrompait, laissant la roche noire à nue. Il fallait que les hommes aident au passage. Les guerriers blancs devenaient de plus en plus nerveux. Le temps passait et leur moyenne diminuait.
Le noble Sariska faisait maintenant profil bas, aidant l'un ou l'autre des attelages à passer les caps difficiles. La montée suivante redonna un peu d'espoir. Bien enneigée, la glisse fut bonne. Puis arriva une nouvelle descente.
- Une fois en bas, il faudra remonter. La zone où nous pourrons nous arrêter est de l'autre côté de la crête. Il faut aller plus vite.
Ainsi parla le konsyli au noble Sariska. Celui-ci fit le tour des groupes pour leur donner l'ordre qu'il leur fallait encore accélérer. Les hommes hochaient la tête bien conscients qu'il serait difficile d'arriver avant la nuit de l'autre côté de la crête. Les macocas ne disaient rien mais tiraient fort. L'accident arriva dans cette descente. Le bouvier n'eut que le temps de se reculer lorsque le traîneau bascula sur le côté entraînant les deux macocas avec lui. Tout le monde regarda ce qui arrivait. Après avoir glissé en arrière une centaine de pas plus bas, l’attelage s'immobilisa. Pendant quelques instants rien ne se passa et puis ce fut comme si les rochers se mettaient à bouger : des formes noires surgirent, bondirent, se jetèrent sur les animaux qui hurlèrent à glacer le sang. Puis ce fut le silence. Dans le convoi qui s'était immobilisé, une voix s'éleva :
- VITE !
Tous les présents se ruèrent sur les traîneaux pour les pousser, les diriger, les accélérer. La peur, la vraie peur venait d'apparaître.
Les macocas soufflaient, suaient mais tiraient. La montée fut avalée en un temps record. Le vent au niveau du col était assez fort. La nuit s'annonçait. Le chemin qui redescendait était bien enneigé et faisait une trace blanche sur le sol noir. Chioula qui était descendue de son traîneau, n'en pouvait plus. Essoufflée, elle récupérait pliée en deux, regardant passer le convoi.
- Encore un effort, princesse. Nous allons arriver bientôt.
Kolong essayait de réconforter sa maîtresse. Le noble Sariska qui houspillait un attelage en retard, lui dit :
- Monte dans ce traîneaux. Tu vas pouvoir te reposer, c'est la descente.
Chioula s'installa comme elle put sur les grosses toiles des tentes. Le bouvier stimula ses bêtes pour recoller au convoi. Il ne voulait pas rester sans abri dans la nuit qui descendait. Chioula se laissa aller en arrière, posant sa tête sur un rouleau de cordes. Ce qu'elle avait vu lui remontait à la mémoire. Ces masses noires indistinctes bondissant sur les macocas blancs passaient devant les yeux de Chioula en boucle. Leurs cris surtout, résonnaient à ses oreilles. Elle se laissait bercer par le mouvement du traîneau. Le bouvier courait à moitié derrière son attelage continuant à les encourager de la voix. Il se rapprochait des autres. Le crépuscule opacifiait le paysage. Les ombres prenaient de la densité. Le bouvier avait peur. Ses bêtes le sentaient et prenaient peur. Le couple de macocas ne tirait plus de concert. Quand le traîneau passa sur la pierre que les autres attelages avaient évitée, il fit un écart. Emporté par la vitesse, il versa. Le timon se cassa permettant aux macocas de rester sur le chemin. Le bouvier fut accroché par un des patins. Il fut éjecté en contre-bas pendant que le traîneau commençait une série de tonneaux. Il se fracassa sur un rocher répandant son contenu sur la plaque de neige contiguë.
Tout le convoi se retourna en entendant le cri du noble Sariska. Deux guerriers blancs le retenaient pour ne pas qu'il se jette dans la pente. La nuit était presque complète et seule la lueur blafarde de la lune donnait encore une sombre vision de ce qui se passait. Le bouvier hurla à son tour mais de terreur puis de douleur.
- MA FILLE ! MA FILLE ! hurlait Sariska qu’entraînaient les guerriers.
- Ne restons pas là ! Il faut atteindre la zone de repos ! affirmait le konsyli qui donnait les ordres pour qu'on le porte de force.
Sariska se débattait essayant de voir ce qui se passait plus bas. Les cris de l'homme s'achevèrent dans d'horribles gargouillis. Des ombres noires indistinctes s'agitaient en dessous du chemin faisant des bruits dont on ne pouvait savoir s'ils étaient de mastications ou de succions.
Sur la tache blanche de la neige, là où s'étaient échoués le traîneau et son contenu, une forme en habit de couleur pâle se dressa. Elle se tourna vers le chemin. Sariska redoubla d'effort pour se dégager.
Des formes déchiquetées qui auraient pu passer pour des rocher se mirent en mouvement, convergeant vers la tache blanche de la neige. Quelques guerriers blancs tirèrent dans leur direction. Les quelques flèches qui les atteignirent, rebondirent avec un bruit clair. Des soldats du pays de Pomiès chargèrent en hurlant, détournant le mouvement vers eux. Si leurs épées frappèrent sans retenue, ils n'allèrent pas bien loin. Deux énormes têtes surgirent pour les happer, dispersant par là-même les autres petits monstres qui avaient presque atteint la zone neigeuse.
- VITE ! VITE! hurla un konsyli qui avait déjà atteint la plateforme de repos.
Dans un bruit de roche massacrée, le monstre à deux têtes courait vers ceux qui s'agitaient encore sur le chemin. Macocas, bouviers, traîneaux, rien ne résista à l'assaut. Frappant d'un côté et de l'autre, le monstre décimait les retardataires. Si Sariska échappa plusieurs fois aux terribles mâchoires, il le dut aux guerriers blancs dont plusieurs se sacrifièrent pour lui.
Quand tous ceux qui pouvaient être sauvés furent sur la plateforme, le monstre à deux têtes se détourna pour aller fouiller les endroits des combats. En bas sur une plaque de neige, au milieu des paquets de toile de tente, une silhouette pâle se tenait debout les deux mains sur la bouche pour ne pas hurler.
Chioula s'était réveillée au milieu des affaires éparpillées, le nez dans le froid de la neige. Elle se leva, à moitié groggy. Elle regarda autour d'elle sans comprendre. Les cris affreux qui retentirent au-dessus d'elle la ramenèrent à la réalité. Elle faillit hurler quand elle vit que des formes hideuses et noires s'approchaient de la neige. Elle fut comme tétanisée. La peur l'immobilisa. C'est alors qu'ébranlant la terre de son pas, surgit la grande forme du monstre à deux têtes. Autour d'elle le vide se fit presque immédiatement. Elle entendit le combat plus qu'elle ne le vit dans cette nuit. Une ombre combattait des ombres, massacrant tout ce qui passait à portée de ses gueules. Chioula poussa un petit cri en entendant les plaintes de son père et de Kolong. Cela suffit à ce qu'une des horribles gueules qui surplombait la scène, se tourne vers elle. Chioula s'immobilisa les deux mains sur la bouche. Dans un bruit de roches qu'on malmène, le monstre aux deux têtes se rapprocha d'elle. Les deux têtes se balançaient en tous sens scrutant le coin où se tenait Chioula.
- Tu sens ce que je sens? dit l'une d'elle.
- Oui, c'est jeune et plein de vie. Quel bon repas ça va faire! répondit l'autre.
- Reste à la trouver, reprit la première.
- Allons, fouillons tout le coin. La petite créature est à nous.
Pendant que lentement l'énorme silhouette se rapprochait d'elle, elle entendait les cris de Kolong hurlant pour qu'on la lâche et ceux de son père suppliant de faire quelque chose pour elle.
jeudi 19 septembre 2013
Lyanne regardait le ciel depuis le toit du palais. S'il avait pris la forme du dragon, il avait choisi une taille modeste pour qu'on ne le voie quasiment pas. Il aurait dû être à une réception. Son envie d'y aller était nulle. Son devoir était d'y être présent. Il se dit qu'il irait, mais plus tard. Il huma l'air. Il était chargé de mille senteurs. Ses perceptions lui en décryptaient chacune des composantes. Plus profondément, il ressentait les vibrations fondamentales. La ville était comme un gigantesque instrument de musique. Chacun y jouait sa partition. Il alla jusqu'à écouter la terre. Elle lui parlait de froid, de neige, de glace, de combat... de combat ? Lyanne dont les pensées vagabondaient se tendit pour mieux percevoir. Rien ! Se serait-il trompé? Ce qu'il avait ressenti lui évoquait quelque chose, mais ça lui échappait. Il essaya de forcer sa mémoire sans y parvenir. Une irritation prit naissance. Il n'aimait pas avoir cette impression que quelque chose lui échappait. Il resta ainsi un moment sans retrouver son souvenir. Il pensa que le mieux était de penser à autre chose. Il prit son envol pour aller remplir son devoir de roi-dragon. Ils seraient contents de le voir. La fête avait lieu dans un de ces palais de glace fait par un ancien roi-dragon. Il ne se souvenait plus de son nom. Ce roi-dragon n'avait pas laissé de grands souvenirs. Il avait simplement su vivre en paix. Son époque avait permis à la Blanche de beaucoup s'agrandir. De grands travaux avaient été faits pour dégager une place pour le nouveau palais. Même si c'était la tradition, Lyanne ne se voyait pas raser des maisons pour construire son palais. Pour le moment, il occupait celui du prince-majeur. Ce dernier était toujours immobile sur son lit. On lui avait rapporté que maintenant, il suivait des yeux celui qui entrait dans sa chambre. Le temps venait pour une nouvelle visite.
Le palais qu'il survolait était brillant de toutes les lumières allumées. Tous ces petits lumignons donnaient une ambiance dorée. Cette bâtisse respirait la paix. Lyanne la trouva belle. Il se promit de demander le nom du roi-dragon qui l'avait construit. Il méritait mieux qu'un nom qu'on oublie. Ses pensées s'orientèrent sur ce souvenir manquant sans le retrouver. Il n'insista pas. Son attention se fixa sur la zone d’atterrissage qu'il s'était fixée. Elle était étroite et surtout encombrée par le flot des gens qui allaient et venaient à l'entrée du palais. Il fit un survol pour voir. Un garde repéra l'ombre de Lyanne. Ce fut le branle-bas. Le garde entreprit de faire dégager la place pour le roi-dragon. Lyanne sourit en voyant cela, se moquant de lui-même. Il aurait voulu une arrivée discrète et on lui sortait le grand jeu. Le garde méritait qu'on le félicite malgré cela. Il avait veillé et fait attention. Il venait d'une bonne phalange. Son prince-dixième pouvait être fier de lui. Pendant qu'il négociait un nouveau virage. Il pensa à Quiloma. Que devenait-il ? Et les autres ? Encore une chose à faire, mais aurait-il le temps ? Il soupira tout en amorçant son atterrissage. Il avait à faire.
La nuit était maintenant bien avancée. Lyanne avait répondu aux mille sollicitations de tous les présents. Il avait entendu, noté, réagit à ce qu'il avait appris dans toutes ces rencontres. Avec tout cela il allait maintenant devoir composer pour gouverner. Il profita d'une période de calme pour aller sur la terrasse. Les lumières s'épuisaient doucement, laissant la nuit prendre sa place. Lyanne adossé au mur regardait le ciel. Les prémices de la lumière du jour donnaient des reflets bleus au bord de l'horizon. Un sentiment de malaise ne l'avait jamais quitté. Il pensait que la fête et le rôle qu'il devait y jouer, étaient en cause. Sur cette terrasse, alors que le déroulement de la réception s'était bien passé, il ressentait à nouveau ce malaise intérieur. Il se mit à douter de son lien avec ce qu'il venait de vivre. Alors d'où cela venait-il ? Il sentait une violence latente. Lui se sentait en paix, d'où venait cette vibration ?
Il ne put devenir dragon pour à en trouver l'origine. Le prince qui l'accueillait arrivait, entouré de sa cour personnelle. Lyanne lui signifia son désir de se retirer. L'homme était tout sourire. Lyanne avait bien senti sa puissance. Il dirigeait de nombreuses phalanges directement ou par l’intermédiaire d'autres princes qui lui avaient allégeance. Lyanne n'avait pas bien compris comment ce prince avait réussi à convaincre d'autres de lui prêter allégeance. Il sentait bien qu'il était préférable de ne pas le savoir. L'inquiétude de ce prince était sur l'avenir. Il avait tout misé sur les phalanges et la puissance qu'elles donnaient. Aujourd'hui avec l'arrivée du roi-dragon, qu'allait devenir cette puissance ? Lyanne allait-il développer l'armée, ou la laisser péricliter en instaurant une paix dont le prince ne voulait pas ? Lyanne avait ménagé le prince en lui laissant entendre ce qu'il voulait entendre. Le rituel de séparation prit beaucoup de temps. Il se trouva en vol alors que le soleil pointait à l'horizon.
Des ses yeux d'or, il regarda le cercle de lumière qui apparaissait. Il sut. Il sut d'où venait la violence qu'il ressentait intérieurement. Un instant de panique l'envahit. Aurait-il le temps d'y faire face ? Il donna de puissants coups d'ailes pour prendre de la hauteur. En tout cas, il allait essayer.
Le palais qu'il survolait était brillant de toutes les lumières allumées. Tous ces petits lumignons donnaient une ambiance dorée. Cette bâtisse respirait la paix. Lyanne la trouva belle. Il se promit de demander le nom du roi-dragon qui l'avait construit. Il méritait mieux qu'un nom qu'on oublie. Ses pensées s'orientèrent sur ce souvenir manquant sans le retrouver. Il n'insista pas. Son attention se fixa sur la zone d’atterrissage qu'il s'était fixée. Elle était étroite et surtout encombrée par le flot des gens qui allaient et venaient à l'entrée du palais. Il fit un survol pour voir. Un garde repéra l'ombre de Lyanne. Ce fut le branle-bas. Le garde entreprit de faire dégager la place pour le roi-dragon. Lyanne sourit en voyant cela, se moquant de lui-même. Il aurait voulu une arrivée discrète et on lui sortait le grand jeu. Le garde méritait qu'on le félicite malgré cela. Il avait veillé et fait attention. Il venait d'une bonne phalange. Son prince-dixième pouvait être fier de lui. Pendant qu'il négociait un nouveau virage. Il pensa à Quiloma. Que devenait-il ? Et les autres ? Encore une chose à faire, mais aurait-il le temps ? Il soupira tout en amorçant son atterrissage. Il avait à faire.
La nuit était maintenant bien avancée. Lyanne avait répondu aux mille sollicitations de tous les présents. Il avait entendu, noté, réagit à ce qu'il avait appris dans toutes ces rencontres. Avec tout cela il allait maintenant devoir composer pour gouverner. Il profita d'une période de calme pour aller sur la terrasse. Les lumières s'épuisaient doucement, laissant la nuit prendre sa place. Lyanne adossé au mur regardait le ciel. Les prémices de la lumière du jour donnaient des reflets bleus au bord de l'horizon. Un sentiment de malaise ne l'avait jamais quitté. Il pensait que la fête et le rôle qu'il devait y jouer, étaient en cause. Sur cette terrasse, alors que le déroulement de la réception s'était bien passé, il ressentait à nouveau ce malaise intérieur. Il se mit à douter de son lien avec ce qu'il venait de vivre. Alors d'où cela venait-il ? Il sentait une violence latente. Lui se sentait en paix, d'où venait cette vibration ?
Il ne put devenir dragon pour à en trouver l'origine. Le prince qui l'accueillait arrivait, entouré de sa cour personnelle. Lyanne lui signifia son désir de se retirer. L'homme était tout sourire. Lyanne avait bien senti sa puissance. Il dirigeait de nombreuses phalanges directement ou par l’intermédiaire d'autres princes qui lui avaient allégeance. Lyanne n'avait pas bien compris comment ce prince avait réussi à convaincre d'autres de lui prêter allégeance. Il sentait bien qu'il était préférable de ne pas le savoir. L'inquiétude de ce prince était sur l'avenir. Il avait tout misé sur les phalanges et la puissance qu'elles donnaient. Aujourd'hui avec l'arrivée du roi-dragon, qu'allait devenir cette puissance ? Lyanne allait-il développer l'armée, ou la laisser péricliter en instaurant une paix dont le prince ne voulait pas ? Lyanne avait ménagé le prince en lui laissant entendre ce qu'il voulait entendre. Le rituel de séparation prit beaucoup de temps. Il se trouva en vol alors que le soleil pointait à l'horizon.
Des ses yeux d'or, il regarda le cercle de lumière qui apparaissait. Il sut. Il sut d'où venait la violence qu'il ressentait intérieurement. Un instant de panique l'envahit. Aurait-il le temps d'y faire face ? Il donna de puissants coups d'ailes pour prendre de la hauteur. En tout cas, il allait essayer.
mardi 10 septembre 2013
Le noble Sariska jouait les mouches du
coche. Il était partout à donner des ordres et des contre-ordres
pour tenter d'accélérer le départ. La fin de la tempête avait été
pour lui le signal que les augures redevenaient favorables. Dans la
cour du fort de Moune, les bouviers chargeaient les macocas. Le
soleil n'avait pas atteint son zénith quand ils se mirent en route.
Ils seraient aux pieds des Montagnes Changeantes pour la nuit. La
traversée serait encadrée par des mains d'hommes de la phalange
personnelle du roi-dragon. Le noble Sariska avait été sensible à
l'hommage. Il pensait bien que ce que sa fille lui avait confié y
était pour quelque chose. Ce prince inconnu avait de l'influence.
C'était un élément dont il lui faudrait tenir compte dans sa
mission à la Blanche. Tout compte fait la présence de Chioula
pourrait s'avérer moins catastrophique que ce qu'il avait craint en
cédant à sa compagne.
Les éclaireurs étaient partis.
Rapides sur leurs planches de glisse, ils allaient baliser le terrain
pour que le convoi des traîneaux passe facilement. Si le temps était
froid, l'absence de vent rendrait le voyage presque facile. La
présence des guerriers de la phalange Louny leur éviterait de se
perdre comme la première fois. Sariska se sentait quand même
inquiet. La réputation des Montagnes Changeantes avait atteint le
pays de Pomiès. S'il n'avait pas été pressé, il aurait fait
demi-tour pour passer au large. Malheureusement le détour aurait
pris plusieurs lunes et la saison des tempêtes était là.
Chioula avait soulevé le lourd rideau
pour regarder le convoi. Elle était assise dans son traîneau avec
Kolong. Cette dernière babillait comme à son habitude quand elle
avait peur. Les serviteurs du fort de Moune avaient essayé de la
rassurer en lui expliquant qu'avec un bon guide, elle ne risquait
rien. Deux mains d'hommes les précédaient, quatre étaient
réparties tout au long du convoi. Tous ces guerriers avaient passé
plusieurs fois les Montagnes Changeantes. Chioula écoutait sa
servante d'une oreille distraite. Au loin les sommets se cachaient
dans la brume. Le chemin longeait la frontière entre les deux mondes
en montant doucement avant de s'enfoncer franchement dans la zone
sombre qu'on voyait au-delà du ruisseau gelé.
- … C'est quand même pas humain un
tel paysage. Le fils du cuisinier me disait que son père avait vu
des choses étranges se profiler sur le fond sombre. Il m'en a donné
la chair de poule, surtout quand il a imité le cri que faisaient ces
« moualzem »...
- Qu'est-ce que c'est ?
interrompit Chioula.
- Qu'est-ce que c'est quoi ?
demanda Kolong, qui tout à son discours n'avait fait attention aux
mots qu'elle employait.
- Des « moual quelque chose »...
- Ah les « mouazem » !
Le fils du cuisinier qui connaît bien le frère d'un des guerriers
de la phalange noire, vous savez cette phalange qui paraît-il a joué
un rôle très important dans la victoire du roi-dragon, et bien ce
jeune me disait que les guerriers de la phalange noire les avaient
vus et qu'ils ont failli en mourir de peur. Vous vous rendez compte
des guerriers de cette trempe, mourir de peur ! J'en ai la chair
de poule rien que d'y penser. C'est quand même terrible que nous
devions passer par là.
- J'ai vu le prince Lyanne en venir. Si
lui peut y passer, nous passerons. Ses soldats sont là pour nous
guider.
Kolong se tut un instant et reprit son
babillage, signe de sa peur. Chioula de nouveau se laissa aller à sa
rêverie. Elle se remémorait les paroles du prince. « Avant
d'aller plus loin... ». Il y avait comme une invitation,
merveilleuse invitation. Elle se laissa bercer par le rythme du
macoca et de la voix de Kolong.
Quand le soir arriva, ils avaient
atteint la plateforme frontière. Ceux qui devaient passer les
Montagnes Changeantes s'y arrêtaient systématiquement. On ne
commençait pas une traversée le soir. La peur régnait en maître
la nuit.
- Demain, il faudra marcher. Peut-être
pas tout le jour, mais les guides nous disent qu'il est préférable
de marcher que de rester dans les traîneaux.
Ainsi parlait Sariska à sa fille et
aux autres membres de la délégation. Le vieux Zseged fit la
grimace. S'il n'avait pas reçu l'ordre express du noble Szeremle,
il ne serait pas venu. Il était prêtre intercesseur. Son rôle
était de convoquer les esprits pour les rendre favorables aux gens
du pays de Pomiès. Il souffrait de la fatigue du voyage. Son
expérience avait été jugée indispensable mais son corps usé
supportait mal tout ce froid et ces déplacements.
- Je ferai la cérémonie tout à
l'heure. Les esprits d'ici seront touchés mais ceux d'en face,
dit-il en désignant la terre noire des Montagnes Changeantes, c'est
moins sûr.
- Le noble Szeremle m'a assuré de ton
pouvoir, de ton immense pouvoir !
- J'entends bien, noble Sariska. Je
sens la puissance de la terre qui nous fait face. Il touche aux dieux
eux-mêmes. Quel homme aurait le pouvoir de toucher au territoire des
dieux ?
Sariska n'avait rien répondu mais on
voyait sa contrariété. La fin du repas se passa sans autre
remarque. Zseged se leva et se dirigea vers son traîneau. Il en fit
sortir un coffre et commanda qu'on l'installe sur une grande pierre
près de la frontière. Il fit amener un brasero et commença à
faire brûler des herbes. De sa voix rauque, il entonna une mélopée.
Les guerriers blancs qui s'étaient
regroupés pour la nuit l'observaient de loin. Pour eux, ce chant
discordant évoquait la guerre. Par geste-ordre, ils échangèrent
des informations. Discrètement, ils se répartirent autour du site
les armes à la main.
Les gens de Pomiès étaient regroupés,
pour les plus importants, autour du prêtre intercesseur. Ils
connaissaient ce chant pour l'avoir de nombreuses fois entendu.
Pourtant ici, aux pieds de ces Montagnes à la terre noire, il
prenait une dimension étrange et inquiétante.
Le premier cri survint du côté des
serviteurs.
- Làààààààà !
Tous tournèrent la tête sauf Zseged
qui officiait imperturbable. Un bouvier montrait du doigt quelque
chose dans les terres noires.
Une forme gigantesque s'était dressée
sur l'autre versant. Chioula retint un cri en mettant sa main devant
la bouche. Kolong hurla :
- La montagne bouge !
Dans la pénombre du crépuscule, tous
pensèrent à une colline en mouvement. Bientôt, il y eut une puis
deux tours qui en émergèrent.
- Un château ambulant, cria quelqu'un
d'autre.
Les guerriers blancs avaient tous pris
position avec leurs arcs bandés. Ils connaissaient les ordres :
ne jamais intervenir de l'autre côté de la frontière. Les êtres
qui y vivaient ne pouvaient pas franchir les limites.
On entendit comme un grand claquement
de mâchoires. Ce bruit fit frissonner même les plus vaillants des
soldats du pays de Pomiès. Les guerriers blancs restèrent
impassibles comme si ce n'était pas une surprise. Le bruit de
rochers piétinés et fracassés se calma. Les deux tours semblèrent
rentrer sous terre et le silence se fit. Ce fut un moment d'attente
terrible, puis les protagonistes prirent conscience que la litanie de
Zseged continuait. La voix rauque du prêtre égrainait des noms dont
déjà la sonorité évoquait la peur. Le vieil homme ne semblait pas
avoir été perturbé par ce que les autres avaient entendu, il
officiait le dos aux Montagnes Changeantes. Du brûle-parfum
sortaient des volutes de fumées odorantes qui s'étiraient vers les
terres noires où elles s'accrochaient comme des écharpes blanches.
- C'est le parfum du spimjac qui a fait
ça, dit Kolong avec assurance. Je suis sûre que c'est le parfum du
spimjac qui a fait fuir ce monstre de pierre. Ça a bougé au moment
où la fumée l'a touché.
- Puisses-tu dire vrai, Kolong.
- Notre prêtre intercesseur est
puissant, affirma le chef du détachement des gens de Pomiès.
- Personne n'en doute, Viervitz, ajouta
Sariska. Le tout est de savoir si sa puissance s'étend sur cette
terre noire. Allons nous coucher, demain sera une dure journée.
Tout autour de la plateforme des abris
de pierre attendaient les voyageurs. Bien chauffés, ils se
révélaient confortables. C'est ce que pensait Chioula en
s'endormant. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir peur pour
le lendemain.
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