Si tout le monde se rappelait du jour de son arrivée, c'est qu'il coïncidait avec cet événement qui avait tant marqué. Le prince régnant, le beau Ayessa, était tombé dans son bassin, bassin qui s'étendait dans la ville, la coupant presque en deux. Le père de Ayessa, surnommé le Cruel, en avait décidé la construction après une visite chez le roi, loin là-bas derrière la chaîne des montagnes Yéruennes. La capitale l'avait impressionné. Il en avait découvert la magnificence et la grandeur dès son arrivée. Il avait été accueilli selon son rang. Le roi lui avait fait dépêcher un carrosse et avait ordonné qu'on lui réserve la suite des princes à la grande hôtellerie royale de la porte des Honneurs. Cent serviteurs s'étaient mis à sa disposition. Cela allait du palefrenier au masseur qui sut si bien lui détendre les muscles après cette longue chevauchée depuis sa ville. Ce n'est que le surlendemain, frais reposé, habillé de son costume de parade, qu'il était monté dans ce carrosse si bien suspendu qu'il ne sentait pas les défauts de la route. Une demi-journée fut nécessaire à son équipage pour arriver simplement en vue du palais. Le père de Ayessa était resté sans voix. Une grande perspective s'ouvrait devant lui. Un long bassin, où se reflétaient mille statues, lisse comme un miroir en ce jour de chaleur sans vent, conduisait le regard vers l'immense palais doré du roi de ce pays trônant sur sa colline. Des arbres centenaires servaient de perchoirs à des oiseaux aux plumages magnifiques et aux chants harmonieux. Un bateau l'attendait, tout orné de pourpre et d'or. Si à l'avant il y avait le pavillon de la marine royale, sur la cabine flottait le drapeau de la province du père de Ayessa. Lui, qui avait acquis son surnom dans maints combats victorieux, en fut particulièrement fier.
À son retour, il avait décidé de faire de sa ville, sa capitale. Il avait pacifié les régions extérieures soit en les exterminant, soit en les soumettant. Seul, le peuple des Castarets, intrépides marins, aussi bons marchands que pirates, avait accepté de faire alliance ou plus exactement allégeance, sans combattre. Un commerce florissant avait pris naissance et permis de financer tous les travaux que le père de Ayessa avait entrepris. Mais sa ville n'était pas la capitale. Son château, plus fort que résidence, était bâti sur une motte castrale et n'avait que des douves sèches. Le seul point d'eau se trouvait être une grosse mare entre le château et la ville toute proche. Les ouvriers en avaient fait un bassin. Cela n'avait pas plu au prince : " Trop petit ", avait-il dit en revenant de sa tournée d'inspection des forts de désert. Les notables de la ville lui avaient fait remarquer que la place manquait pour faire plus grand. Alors le prince cruel avait fait détruire les maisons qui le gênaient. C'est ainsi qu'était né le "bassin du prince" comme disait le peuple avec de la colère dans la voix. Quand Ayessa avait pris la succession de son père, les gens de la ville espéraient qu'il serait aussi bon que beau. Il n'en fut rien. Ayessa avait horreur de l'eau. Il n'en buvait jamais, ne prenait jamais de bain et haïssait la pluie. Si les nombreuses lotions aux parfums entêtants qu'il utilisait pour se pomponner, étaient source de moqueries, son refus d'utiliser les bateaux pour traverser le bassin le rendirent aussi impopulaire que son père. En effet jusqu'à son règne, il n'existait qu'un étroit chemin pour relier la ville et le palais que seuls les piétons empruntaient. Tout devait traverser le bassin par bateau. N'osant combler le bassin de son père, il fit, à son tour, raser une partie de la ville pour faire une esplanade digne de son rang. La ville se réorganisa petit à petit et le quartier des artisans, qui avait déjà bien souffert, disparut pour laisser la place aux palais des puissants de la province. Toujours flagorneurs, ils félicitèrent le prince pour ses décisions et pour son esprit de grandeur et de magnificence. Derrière ces belles paroles se cachaient de nombreuses intrigues et beaucoup de violence. Chacun voulait approcher le prince et obtenir des faveurs. C'est ainsi que le chambellan se tut quand Ayessa commença à faire du charme à son épouse. Dans ces familles au portefeuille plus grand que le cœur, une telle idylle ne pouvait qu'être gage de gains de puissance ou d'argent. C'est par un bel après-midi alors que la belle Ewalte, dont les robes vantaient les formes, se promenait avec Ayessa, dont la beauté s'affaissait avec l'âge et les abus, qu'arriva la catastrophe. Pour la première fois de sa vie, Ayessa s'approcha du bassin pour suivre Ewalte voulant admirer son reflet dans le miroir d'eau. Derrière eux, gardant une prudente distance, se tenaient les courtisans et courtisanes supputant les chances de la belle Ewalte de finir dans le lit du prince. Certaines mauvaises langues plus inspirées par la jalousie que par la vertu de discrétion, supputaient sur les chances que Ayessa puisse satisfaire Ewalte qui avait la réputation d'un insatiable désir. Trop d'alcool et trop de viandes grasses avaient altéré ses capacités. C'est ce que laissait entendre la maîtresse en titre qui observait le manège de son amant avec un œil mauvais. Ayessa et Ewalte se tenaient la main. Ayessa débitait ce genre de flatteries habituelles qu'il pensait propres à lui obtenir les faveurs de la dame. Ewalte, qui l'écoutait d'une oreille distraite, voulait surtout voir l'effet produit par ce collier qu'il venait de lui offrir. Mais l'incurie de son possible futur amant vint contrarier ses désirs. En effet, Ayessa, qui haïssait l'eau, n'avait pas fait entretenir le bassin creusé à l'époque de son père, il y a maintenant bien des années. Les bords par endroit avaient atteint un degré de fragilité inquiétant pour qui les regardait de prêt. Quand Ewalte sentit les pierres de la bordure se dérober sous elle, sa main se crispa sur celle d’ Ayessa. Elle tira violemment le bras du prince comme elle aurait forcé sur une corde pour se rattraper. Surpris par le brusque mouvement de sa partenaire, Ayessa ne put qu'opposer sa force d'inertie. Cela dura l'espace d'un instant avant qu'il ne perde pied et si Ewalte réussit à inverser son mouvement de chute, Ayessa vit le sien amplifier de la même manière. Sous les cris de sa cour affolée, il tomba dans la bassin honnis. N'ayant jamais fait l'expérience et alourdi par ses habits, il connut la panique la plus totale. Il se débattait près du bord sans pouvoir ni se calmer, ni remonter. Plusieurs courtisans se précipitèrent vers lui pour lui tendre un bras secourable : " Prince, donnez votre main ! Prince Ayessa donnez votre main !" mais rien n'y faisait. Un autre accourut avec une branche qu'il avait trouvée au sol. Cette dernière, déjà morte depuis longtemps, ne fut pas un secours et cassa alors que, par ses mouvements désordonnés, Ayessa tapa dessus. Une chaîne humaine se fit. Le petit seigneur de Bordes de Latuit, géant à la carrure impressionnante, se campa fermement au sol pour retenir le seigneur du fief de la Tour Noire, grand gaillard filiforme qui, lui-même tenait par la ceinture le seigneur Ibylte qu'on disait agile comme un singe. Cet appareillage, vraie grue humaine, se pencha au-dessus de l'eau, tendant au prince des bras secourables. "Donnez-moi vos mains que je vous hisse, Mon Prince" hurla Ibylte. Ce fut comme si Ayessa n'entendait pas. Avec son agitation frénétique pour prendre les bras du seigneur Ibylte, Ayessa le déstabilisa. Ibylte sentit ses pieds glisser sur le côté. La chaîne humaine se tordit. La prise du seigneur de la Tour Noire ne lâcha pas. Ce fut la boucle qui céda. Ibylte s'effondra sur Ayessa. D'un coup de rein accompagné d'un violent mouvement des jambes, il remonta à la surface. Ibylte attrapa le bord du bassin et se retourna pour voir où était le prince. La terreur s'empara de lui quand il ne vit rien. Ayessa avait coulé. Les courtisanes pleuraient, les courtisans hurlaient faisant un cercle impuissant autour du lieu de la catastrophe. Il avait bousculé tout le monde. D'un âge mûr, grand et bien découplé, le nobliau, qui traitait ainsi les grands de la province, attacha la longe qu'il avait prise aux cochers, à un jeune arbre au tronc bien élancé et la lança dans l'eau. Puis, ôtant manteau et bottes, il se jeta dans le bassin disparaissant à son tour sous la surface. Les témoins retinrent leur souffle. L'instant sembla durer une éternité. On vit d'abord la tête noire du nobliau et puis celle plus dégarnie du prince. L'homme tenait le prince d'un bras, agitait l'autre en cadence et se maintenant tant bien que mal en surface. Le nobliau hurla : " Prenez la corde ! Prenez la corde ! Et ne la lâchez pas ! "
Tous les présents purent voir le prince agripper à deux mains cette corde espoir de sauvetage. Des serviteurs, qui avaient accouru, se précipitèrent pour tirer sur la longe et sortir le prince de l'eau. Il faisait peine à voir avec ses cheveux dégoulinants et son bel habit détrempé. Certains nobles se précipitèrent pour l'aider. Ayessa refusa d'un geste brusque et, soutenu par ses domestiques, se dirigea vers son carrosse, laissant derrière lui, une longue traînée d'eau.
De son côté, le nobliau s'était débrouillé pour sortir tout seul du bassin. Quelques-uns l'entourèrent et le félicitèrent pour son action. Ibylte arriva près de lui et, après quelques mots de félicitations, lui demanda comment il avait pensé à ce moyen. Le nobliau regarda son interlocuteur un instant et lui dit : " Vous lui hurliez de donner sa main mais il n'a jamais rien donné, il fallait lui demander de prendre la vôtre ! "