vendredi 29 avril 2016

Les mondes noirs : 42

Salone avait très mal dormi. Il s'était réveillé de nombreuses fois. Son estomac ne l'avait pas laissé tranquille. Avec Luzta, Luzmil grignotait quelque chose tout en faisant l'inventaire des sacs. Tordak n'était pas là. Salone ne l'avait pas entendu partir. Chimla dormait encore, allongée sur le côté, la tête cachée par sa couverture. Bien qu'il ne pleuve pas, tout était humide. Il rangea ses maigres biens dans son sac. Il tournait le dos à l’ouverture quand on entendit Tordak monter.
   - Réveille-toi, Chimla ! J’ai de quoi te réjouir.
Ayant dit cela, il se retourna et fit monter avec sa cordelette un poisson. C’était un machin tout en plaques et en dents. Avec la cordelette, Tordak lui avait attaché la gueule. Chimla s’était dressée sur son coude et regardait Tordak, les yeux encore endormis. Elle regarda un instant le tableau et se dressa sur son céans.
   - Et c’est mangeable, ce genre de saloperie ?
Cela fit rire Tordak.
   - Même froid, c’est bon. Par contre faut bien enlever les arêtes. Si t’en avales une, t’auras le ventre qui va pourrir.
Chimla maugréa un peu mais se leva. Tordak, pendant ce temps, s’était rapproché de Salone. Avec son épée, il coupa les épines de la partie horizontale de la grosse branche. Salone le regarda faire. Il sentait son estomac se révulser en voyant cette nourriture. Il ne pouvait quand même pas se battre pour en récupérer. L’espace ici était trop petit. Il se recula en faisant attention de ne pas tomber dans le trou pour descendre.
Tordak avait posé le poisson sur la branche et, de son coutelas, avait entrepris de le dépecer. Chimla se glissa jusqu’à lui. Elle regarda les gestes posés et experts de Tordak qui, de la pointe de son couteau, passait entre les plaques pour découvrir une chair rouge et ferme. Il détacha un premier lambeau. Après l’avoir bien nettoyé, il le mit dans sa bouche et le mâcha longuement.
   - T’as intérêt à faire pareil, dit-il à Chimla. Vaut mieux avoir un abcès dans la bouche que dans les boyaux.
Il continua son œuvre de dépeçage. Il partageait les lamelles avec Chimla. Celle-ci comme Tordak, examinait soigneusement le lambeaux avant de l’enfourner. Salone les vit une fois ou l’autre retirer une arête avant d’enfourner le morceau. Malgré lui, il salivait. Il grignota quelques miettes qui restaient de sa galette de la veille. Quand Chimla fit signe qu’elle avait assez mangé, Tordak continua son travail, jusqu’à ce qu’il soit lui aussi rassasié. Quand il eut fini, il laissa la carcasse encore bien recouverte de chair.
   - On ne l'emmène pas ? demanda Chimla.
   - Non, ça va pourrir et attirer les scales.
   - Alors, je peux ? demanda Salone.
Tordak le regarda et haussa les épaules :
   - Pas de problème, t’as un couteau !
Salone ne se le fit pas dire deux fois. Il s’approcha à son tour de la bête et entreprit de couper dans la chair. Il n’avait pas la dextérité de Tordak. Ses morceaux étaient plus petits, moins bien découpés mais ça lui remplissait l’estomac. Prudent, il examinait aussi longuement chaque morceau avant de la mâcher consciencieusement. Il en coulait un jus revigorant. C’était une chair dense contrairement aux autres poissons qu’il avait goûtés. Cela lui rappelait plus la viande saignante. Les yeux fermés, il se revit à la terrasse du château du clan Émeraude, dégustant un des plats préparés pour les mâles. Il fut interrompu dans ses rêveries par Tordak qui venait de donner le signal du départ. Salone fut déçu de s’arrêter.
Il descendit du riek le dernier.
Quand il posa le pied sur le tapis d’aiguilles au pied de l’arbre, il vit Chimla penchée en avant, tournant sur elle-même. A son cou, pendait l’amulette. Luzmil et Luzta étaient légèrement en retrait. Chimla fit un geste en disant :
   - Par là.
Salone pensa à ces rituels qui reviennent tous les jours, tout le temps, comme au château Émeraude quand la dame du clan réunissait tous les mâles tous les matins pour choisir son compagnon du jour. Ils étaient toujours décevants. Salone n’avait jamais été choisi. Seuls les mâles premiers avaient une chance de se retrouver à côté de la dame du clan. Lui, comme beaucoup d’autres n’avait jamais réussi à se hisser à ce niveau. Il était resté dans la masse de ceux qu’il jugeait médiocres, ceux qui rêvaient sans arriver à changer de statut.
Tordak ouvrait le route. L’épée à la main, il veillait. Chimla le suivait, lui indiquant s’il fallait changer de direction. Luzmil et Luzta laissaient une dizaine de pas entre Chimla et elles. Salone fermait la marche. Il restait attentif sans pour autant avoir l’arme au poing. Leur progression était difficile. Ils devaient lever les genoux très haut pour pouvoir avancer dans ces herbes et ces bosses. Rapidement Salone ressentit la fatigue. Devant lui, il vit Luzta qui parfois buttait contre l’un ou l’autre des obstacles. Il pensa qu’elle aussi devait ressentir cette lassitude de tous ses muscles. Le poids des sacs l’entraîna à la chute. Avant que Salone ne l’ait rejoint, Luzmil l’aidait déjà à se relever.
   - Faut qu’on fasse une pause, cria-t-elle à Tordak. J’en peux plus.
Salone fut heureux de ne pas être celui qui demandait. Même dans les mondes noirs, il aurait mal vécu de devoir demander du repos avant une amazone.
Tordak se retourna et haussa les épaules. Il en avait marre aussi et la figure de Chamli exprimait l’épuisement. Il regarda autour d’eux. Pour une fois, la pluie ne tombait pas et le brouillard était devenu brume. Il distingua un peu plus loin sur leur droite, la silhouette d’un riek. Il fit signe au groupe :
   - J’vois un riek, on va aller s’y poser.
Ils s’écroulèrent plus qu’ils ne s’assirent au pied de l’arbre. Salone lâcha son sac près du tronc et se laissa tomber à plat dos les bras en croix. Il avait les yeux fermés et respirait bien à fond. Quand il les rouvrit, il écouta ce qu’il se passait autour de lui. Luzta et Luzmil parlaient à voix lasse d’un côté. Chimla et Tordak se querellaient à mi-voix, sur la marche à suivre. Il laissa ses yeux errer sur l’arbre au-dessus de lui, pensant que sans les rieks, ils seraient déjà tous morts. Quelque chose gêna son attention. Il mit un peu de temps à comprendre ce qui le dérangeait. Quand il comprit, il s’assit brutalement et appela les autres :
   - Venez voir, on est déjà venus dans ce riek !
Tout le monde le rejoignit et vint examiner l’arbre. Tordak en commença l'ascension. Il trouva sans peine les prises nécessaires.
   - Tu as raison, Salone. Il est venu ici.
Arrivé à l’encorbellement, Tordak examina les aiguilles. Cela confirma son impression. Karabval était venu. Il trouva même les restes d’un de ses repas sous la forme d’os épars, probablement un serpent, pensa-t-il. Il ressentit un sentiment de jubilation. Ils avaient retrouvé la piste. Maintenant, il fallait trouver la suite et ne pas la perdre. S’il rentrait avec Karabval et son butin, il connaîtrait la gloire et le pouvoir.
Malgré la fatigue, il était de bonne humeur en redescendant. Il partagea son optimisme avec les autres. Il ne déclencha pas la joie qu’il espérait. La fatigue creusait les traits. Les corps étaient douloureux. Seul Salone réagit un peu comme lui.
   - Si on l’attrape...
En disant cela ses yeux brillèrent.
   - Si on survit…
Les deux hommes se tournèrent vers le groupe des trois femmes. Chimla et Luzta semblaient épuisées. Luzmil était debout. Ses traits tirés en disaient long sur sa fatigue.

dimanche 24 avril 2016

Les mondes noirs : 41

Luzmil contre l’avis de Luzta était allée aider l’homme. Elle avait donné comme raison qu’il lui fallait récupérer la corde, enfin ce qu’il en restait. Il l’avait suivie parmi les nids de schka. Il s’appelait Salone. Il était du clan Emeraude. Il était surnommé le chanceux. Luzta faisait la tête quand ils arrivèrent.
   - Je ne porte rien pour lui, avait-elle déclaré.
   - Mais je ne te demande rien, avait répliqué Salone. Je me suis toujours débrouillé...
Il avait toujours son sac sur le dos malgré les aventures qu’il venait de traverser. Luzmil interrompit la conversation :
   - Il nous faut un refuge pour ce soir. En traversant la rivière, j’ai cru voir la silhouette d’un riek un peu plus haut le long de la rivière.
   - Ça m’va, dit Salone en réajustant son sac. J’pense qu’il vaut mieux faire attention de pas marcher sur un nid de schka.
   - Tu penses bien, lui répliqua Luzmil.
L’un derrière l’autre, à quelques pas, ils tracèrent leur chemin. Les herbes étaient hautes. Salone avait pris un bâton pour écarter la végétation. Il avançait doucement, s’arrêtant parfois pour regarder autour de lui. Sa prudence allait bien à Luzmil. Cela faisait trop longtemps qu’elle était dans les mondes noirs. Elle doutait pouvoir en sortir vivante. Elle pensa que c’était juste une question de temps avant qu’elle aussi ne trouve la mort. Elle fut soulagée, alors que la lumière baissait, de voir le tapis d’aiguilles d’un riek. Toujours prudent, Salone avait dégainé son épée. Il examina les alentours avant de se glisser sous la ramure du riek.
   - Il y a quelqu’un, murmura-t-il.
Aussitôt, Luzmil dégaina son arme. Cela pouvait être quelqu’un de leur groupe, à moins que par hasard ils ne soient tombés sur Karabval. Elle s’approcha en douceur, attentive au moindre bruit. On entendait comme une conversation étouffée venant des branches. Elle regarda Salone et haussa les épaules d’un air interrogatif. Il lui répondit par un signe d’assentiment et rengaina son arme.
   - Ohé là-haut, appella-t-il.
On entendit des mouvements brusques dans l’arbre :
   - Qui êtes-vous ? demanda une voix étouffée.
   - Je suis Salone, mâle du clan Emeraude et vous ?
   - Salone ?! Monte, il y a assez de place pour toi.
Il venait de reconnaître la voix de Tordak. Il s’approcha du tronc pour trouver le passage qu’il avait dû tailler. Il trouva facilement les prises. Il commença son ascension en disant :
   - Nous sommes trois. Ya Luzmil et sa servante.
   - Fais-les monter aussi. Ici nous sommes que deux.
Luzmil fit comme Salone. Luzta se débarrassa de ses musettes et de son sac ventral. Elle fit signe à Luzmil de lui envoyer la corde pour monter les sacs. Bientôt, ils se retrouvèrent à cinq dans le petit espace que formaient les branches souches du riek.
   - Vous assez survécu, dit Salone. Je craignais ne plus vous revoir.
   - Tu as bien failli avoir raison, répondit Tordak. Le tchéppeur nous a ratés de peu.
   - Pour moi aussi, c’était très chaud, répondit Salone. Sans le poisson, enfin ce qui ressemblait à un poisson, qui a sauté au bon moment, le tchéppeur m’aurait ajouté à son repas.
   - Le poisson ? Une grosse bête noire à la mâchoire immense ?
   - Oui, tout à fait. J’ai bien cru lui finir dans la gueule… Ils se sont battus et moi, je suis là.
   - On a quand même failli crever ! cracha Chimla.
   - Oui, mais on est là, lui répliqua Tordak. T’aimes pas l’eau ! Mais entre ça et un tchéppeur !
Il se tourna à nouveau vers Salone et Luzmil.
   - Tu as des nouvelles des autres ?
   - Aucune, répondit Luzmil, on a couru et on a sauvé notre peau.
   - J’étais avec Fronvo, du clan blanc, Galtier du clan rose, et Haben un serviteur du clan mauve. Galtier et moi avons atteint la rivière. Haben a marché sur un nid de schka. Fronvo a tenté de fuir et s’est fait dévorer. J’étais le premier sur la corde. Galtier me suivait. Il était encore trop près de la berge. Le tchéppeur l’a chopé en même temps que les schka. J’ai juste eu de la chance.
   - T’as toujours eu de la chance, grommela Chimla.
   - Nous aussi, on a eu de la chance. Je sais pas si c’est ton amulette ou la mienne, mais on a eu du pot. Et cesse de faire la gueule… t’es vivante.
   - On aurait pu crever dans l’eau !
   - On aurait pu mais on ne l’a pas fait. Par l’Idole, on est vivant et c’est tout ce qui compte.
   - Et pour combien de temps ?
Les quatre se retournèrent en même temps vers Luzta qui venait de parler.
   - On n’a plus d’eau propre, nos vivres sont quasiment finis et on n’est plus que cinq. Je parle même pas de notre mission…
   - Écoutez, on est fatigués. On a tous échappés à la mort. Demain est un autre jour. On ferait mieux de dormir.
Luzmil vint à son aide :
   - Tordak a raison. On ne peut rien faire de plus ce soir. On verra demain. On n’est pas morts, alors profitons-en.
Elle commença à enlever son armure pour se mettre à l’aise. Personne n’ajouta rien. Tous firent comme elle. Luzmil et Luzta restèrent près de la descente. Tordak était plus près du tronc. Chimla s’était éloignée autant qu’elle pouvait. Salone alla se positionner près d’une grosse banche, là où le tapis d’aiguilles était le moins épais. Il tira de son sac une de ses dernières galettes de marche. Demain, il lui faudrait chasser. Il regarda les autres faire de même. Tordak et Chimla devaient être à court de vivres, il les vit seulement boire. De plus, ils n’avaient plus qu’un sac pour deux. Dans un angle de sa vision, il vit Luzta sortir plusieurs galettes de marche. Il les envia. Luzta et ses cinq sacs étaient peut-être la personne la plus importante de leur groupe. Il fut surpris de penser que Luzmil avait eu raison de bien s’occuper d’elle. S’il avait fait la même chose avec Jialwi, son serviteur, il n’en serait pas à se contenter d’une maigre galette.
La lumière baissa rapidement. Le feuillage du riek étouffait les bruits et les lumières. Malgré son estomac qui réclamait, il s’allongea pour dormir. C’était la meilleure chose à faire.

mardi 19 avril 2016

Les mondes noirs : 40

Luzmil attendait Luzta. Cette dernière allait moins vite. Les servantes n’avaient pas l’entraînement des amazones. Elle avait de l’endurance. Elle portait plus longtemps que Luzmil des charges plus lourdes. Aujourd’hui, avec la pourriture verte qui rôdait, ça allait peut-être causer sa perte. Luzmil avait voulu lui prendre certaines choses. Luzta avait refusé. Ça ne se faisait pas. Déjà Luzta était gênée de la gentillesse de Luzmil. Elle n’avait jamais vu, ni entendu pareille chose. Ce signe-là plus que le vol de l’homonculus faisait penser à Lusta que le monde allait mal. Si chacun avait tenu sa place, le monde serait resté monde et elle ne serait pas en train de courir devant un être tout droit sorti d’un cauchemar.
Luzmil remarqua la levée progressive du brouillard. Elle voulait trouver une rivière. C’est ce qu’on lui avait appris. Toujours traverser un cours d’eau avec un bon courant quand il y avait de la pourriture verte dans les parages. Quand elle avait été apprentie amazone, Luzmil avait vu revenir un groupe des mondes noirs. Leurs yeux étaient encore remplis d’effroi à l’évocation de ce qu’elles avaient vu. La maîtresse des novices avait réuni tout le monde et avait fait une mise au point sur la pourriture verte. Elle avait obligé Talenda à se dévêtir devant les autres. Toutes avaient pu voir son moignon à la place du bras.
   - Et n’oubliez jamais, il vaut mieux couper un bras que de laisser la pourriture verte tout bouffer.
Luzmil l’entendait encore cette phrase. Non seulement Talenda avait perdu un bras, mais tout le groupe avait dû fuir pendant deux jours devant la pourriture verte. Elles étaient persuadées que sans la traversée providentielle d’un cours d’eau, elles seraient toutes mortes.
   - On peut encore continuer ou faut faire une pause ? demanda Luzmil.
   - Ya encore du danger ? réplique Luzta.
   - Oui, tant qu’on aura pas mis une rivière entre nous et ça, y’aura encore du danger.
   - Alors on ne s’arrête pas…
Luzmil repartit devant, elle cherchait les passages sûrs. Elles marchèrent comme cela encore un bon moment. Luzmil espérait ne pas tourner en rond. Elle se pensait assez bonne pisteuse pour l’éviter. Pourtant, elle ressentit un immense sentiment de joie en voyant la rivière. Assez large et au courant rapide, elle était tout à fait adaptée. Elle faillit pousser un cri de contentement. Elle se retint. Une pensée venait de lui traverser l’esprit. Quels monstres vivaient dans ces eaux ?
Luzta arriva avant qu’elle n’ait la réponse.
   - Tu as ta rivière, on se reposera de l’autre côté. Regarde, la forme qui dépasse du brouillard…
On dirait un riek.
Luzmil tourna les yeux dans la direction indiquée.
   - Tu as raison, ça se pourrait bien ! Mais avant faut qu’on traverse. Il te reste de la corde ?
   - Ya pas de gué ?
   - Non et je ne sais même pas ce qui vit là-dedans.
Après avoir lancé un regard noir à Luzmil, Luzta se mit à fouiller les eaux du regard. Comme à chaque fois, l’eau n’était pas transparente. Ici, elle avait une couleur de terre. Luzmil estima que la rivière faisait entre quinze et vingt pas de large. Elle fit signe à Luzta de se reposer et alla fureter du côté de la berge. Elle repéra un arbre moins pourri que les autres. Luzta la vit sursauter, se pencher et faire très attention où elle mettait les pieds. Elle la vit disparaître derrière le tronc pour réapparaître au niveau du premier embranchement. Luzmil escalada une branche puis une autre et sembla trouver son bonheur. Elle vérifia soigneusement autour d’elle avant de s’asseoir sur le bois. Elle détacha son sac à dos et en sortit une corde qu’elle attacha soigneusement. Puis avec toujours autant de précautions, elle fit le chemin inverse pour retourner au sol. De nouveau Luzta la vit examiner le sol avec soin et marcher sur la pointe des pieds. Quand elle fut près d’elle, elle entendit l’amazone :
   - Je crois qu’on peut passer. Tu vas me donner la corde que tu as et avec celle que j’ai accrochée à la branche, on devrait y arriver.
Luzta se mit en devoir de dérouler la corde qu’elle avait lovée dans son sac.
   - Non, attends qu’on soit au pied de l’arbre. Mais attention, mets tes pas strictement dans les miens… Y a un nid de schka.
   - C’est quoi ?
   - Je ne sais pas exactement. Tout ce que je sais, c’est que si tu marches dessus, t’es mort !
Les deux femmes se mirent en route. Arrivées près de l’arbre, Luzmil avança de nouveau avec mille précautions. Luzta, qui ne voyait rien de très inquiétant, faisait les mêmes pas, posant les pieds aux mêmes endroits que Luzmil. Quand elles furent au pied de l’arbre, Luzmil attrapa le bout pendant de la corde qu’elle avait attachée et fit signe à Luzta de lui passer sa corde. Elle noua les deux cordes ensemble et, ramassant une branche au sol qu’elle avait soigneusement examinée, elle la fixa au bout libre.
   - Tu vas reculer un peu, dit-elle à Luzta.
Regardant soigneusement le sol, elle fit mettre Luzta à un endroit précis.
   - Ne bouge qu’en remettant tes pas dans tes traces… ya plein de nids par ici.
Elle vérifia que Luzta était bien et s’avança jusqu’au bord de l’eau. Elle était encore à un pas quand elle sentit que le sol devenait trop mou pour la supporter. Elle jura mais recula d’un pas. Elle regarda par terre tout autour d’elle. Son examen la rassura. Il n’y avait aucune trace de schka. Elle fit tournoyer la branche au-dessus d’elle avec la corde, de plus en plus vite avec de plus en plus d’ampleur. On entendait le sifflement sourd de la branche. Luzmil avait le regard fixé sur l’autre bord. D’un coup, elle lâcha la corde et la bûche s’éloigna en vrombissant vers un arbre sur l’autre rive qu’elle heurta d’un bruit sourd avant de tomber dans l’eau dans une gerbe d’écume.
Luzta entendit les jurons de Luzmil pendant qu’elle ramenait la corde. Elle récupéra le tout et fit à nouveau tournoyer l’ensemble.
Elle ne réussit son coup qu’à la quatrième tentative. Elle se retourna et revint vers Luzta en lui faisant de grands signes pour qu’elle approche.
   - On va traverser, lui dit-elle.
En voyant le regard de panique de Luzta, elle ajouta :
   - T’inquiète pas, c’est solide. D’ailleurs je passerai la première avec les sacs.
Joignant le geste à la parole, elle ramassa son sac, l’ajusta devant elle et attrapa la corde d’un petit bond. Luzta poussa un petit cri en voyant la corde ployer sous le poids. Luzmil sembla ne rien entendre. Elle se déplaçait à une vitesse surprenante suspendue sous la corde. Elle traversa la rivière sans encombre et attrapa la branche de l’arbre pour se hisser. Elle se mit debout dessus et sembla danser une sorte de gigue qui fit remuer tout l’arbre. Le craquement fut sinistre et la branche ploya brusquement pour aller s’abîmer dans l’eau. Luzta qui avait poussé un cri en voyant l’amazone tomber, applaudit quand elle vit qu’elle se tenait à une autre branche.
Luzmil testa de nouveau la branche et fut rassurée sur sa solidité. Elle y fixa solidement la corde et le sac puis entreprit de faire le retour toujours suspendue. Arrivée près de Luzta, elle lui fit signe de lui passer un de ses sacs et repartit vers l’autre rive. Luzta qui portait un sac à dos, un sac ventral et deux musettes se retrouva toute légère quand elle eut tout donné Luzmil lui fit des grands signes et l’encouragea de la voix à la fin de son dernier passage.
   - A toi ! Je te descends un peu la corde et tu l’attrapes.
Luzta avala sa salive. Elle savait qu’elle allait devoir le faire mais tremblait de peur à l’idée de se retrouver la tête en bas suspendue sous une corde. Elle dut faire plusieurs essais pour s’accrocher correctement et tomba même une fois.
Luzmil s’impatientait. Le tchéppeur pouvait être n’importe où et elle voulait avoir trouvé un abri avant la nuit. Elle jura comme un hors-clan. Luzta était quasi immobile sur son fil. La corde sous son poids, s’infléchissait beaucoup. Si Luzmil était fine comme une lame de sabre, Luzta était charpentée pour porter.
   - Mais dépêche-toi ! lui cria Luzmil. On a encore du chemin.
Luzta lui jeta un regard noir et fit des mouvements un peu plus rapides. Elle était maintenant à mi-chemin. La corde faisait une courbe et remontait. L’effort pour avancer devenait plus grand.
   - GROUILLE ! YA un truc dans l’eau ! hurla Luzmil.
Ce fut comme si on avait brûlé Luzta, elle s’agita et fila comme une flèche. Luzmil l’attrapa dès qu’elle fut à portée et l’aida à se mettre à califourchon sur la branche :
   - Regarde, lui dit-elle en montrant l’eau.
Luzta vit un dos sombre se déplacer dans la rivière.
   - Je sais pas ce que c’est et j’ai pas envie de savoir !
   - Je vais aller décrocher la corde de l’autre côté et revenir, dit Luzmil.
Elle allait attraper la corde quand un poisson au corps sombre et massif fit un bond hors de l’eau. Il était au moins aussi grand que Luzta. Sa gueule frôla la corde. Il retomba dans une gerbe d’écume qui les atteignit. Les deux femmes se regardèrent :
   - C’est pas une bonne idée… vaut mieux qu’on file.
Luzta opina du chef. Luzmil se mit à descendre, inspectant le sol avant d’y poser les pieds.
   - Ici aussi, ya des nids de Schka. Ces saloperies doivent aimer l’eau.
Avec mille précautions, elles progressèrent s’éloignant de la berge. C’est à ce moment-là qu’elles entendirent crier.
Elles virent arriver quatre des membres de leur groupe. Avec la brume qui traînait encore, elles ne les reconnurent pas. Leurs habits étaient couleur boue. Luzmil leur cria :
   - ATTENTION ! YA DES NIDS DE SCHKA !
Une des quatre silhouettes fit de grands gestes.
   - Je pense qu’ils ont compris, dit Luzta.
   - Peut-être, répliqua Luzmil. Ne restons pas là, il nous faut un abri pour la nuit. Je crois avoir vu la silhouette d’un riek en traversant.
Les yeux rivés au sol, Luzmil avançait avec lenteur. Elle se servait de son épée pour pousser certaines herbes et découvrir le sol. Elles se retournèrent toutes les deux en entendant le hurlement. La brume cachait en partie la scène.
   - Y en a un qui a marché sur un nid, commenta Luzmil.
Elle se retourna pour reprendre son chemin quand Luzta cria :
   - LÀ !
Luzmil regarda dans la direction que montrait Luzta. Elle reconnut le monstre qu’elle avait blessé.
   - Un tchéppeur !
Elle avait envie de fuir et en même temps, elle était fascinée. Elle regarda vers les silhouettes de ses anciens compagnons. Deux avaient attrapé la corde. Le troisième se mit à fuir. Une sorte de nuage jaillit à l’un de ses pieds. Luzmil et Luzta virent le coureur se figer. Le nuage devint une sorte de tornade autour de lui. C’est à ce moment-là qu’il hurla. Ce fut un long cri qui s’interrompit brusquement. La tornade devenait noire et semblait bouillonner. Des branches jaillirent à droite, à gauche puis dans toutes les directions. Quand tout se calma, il ne restait que des lambeaux de vêtements accrochés aux branches d’un noir d’encre.
   - C’est… c’est ça des schka ? demanda Luzta.
   - Oui, murmura Luzmil, c’est ça, une plante carnivore. Tu marches sur le nid et t’es mort. Ça te bouffe, t’as même pas le temps de faire un pas…
Leurs regards se reportèrent vers les deux qui tentaient de traverser la rivière. Leur poids faisait tendre la corde vers le bas. Le tchéppeur, un instant distrait par le cri de la victime des schka, avait repporté son attention sur les deux dernières proies. Il s’élança au galop. Elles le virent piétiner des nids de schka qui lâchèrent leur nuage mortel. C’est tout auréolé de cette brume dévorante qu’il se jeta sur la silhouette qui était la plus proche de la berge.
Sur l’autre rive, elles virent disparaître le tchéppeur, sa proie et les schkas dans les hautes herbes. Ce fut comme si une main géante bousculait le paysage. Et puis des branches jaillirent couvertes d’écume verte avant de fléchir comme si elles pourrissaient à vue d’oeil. Il y eut plusieurs jaillissements qui toujours se terminèrent de la même manière. Puis tout se calma.
Le survivant ballotté comme un fétu de paille par la corde que le tchéppeur avait bousculée et sautant sur sa proie, tentait de progresser. Il montait et descendait au rythme des vibrations de la corde. Pourtant, il avançait. Alternativement au ras de l’eau et presque au sommet de l’arbre, main après main, il s’approchait de l’autre rive.
   - Il va s’en sortir ? demanda Luzta.
   - Je sais pas, répondit Luzmil, dont le regard fouillait la zone où avait disparu le tchéppeur.  Ça bruisse encore là-bas. Je n’aime pas ça !
   - Par l’Idole ! cria Luzta en montrant la rivière.
Luzmil vit alors le dos noir du gros poisson apparaître.
   - S’il voit le grimpeur, il est foutu, commenta Luzmil.
Dans un grand bruit de végétaux écrasés, un tchéppeur se leva. Il était encore plus gros que le premier. Ses yeux flamboyaient en scrutant tout autour. Son regard se fixa sur celui qui traversait. En deux bonds, il fut au bord de l’eau. Se dressant sur ses pattes arrière, il attrapa la corde avec une de ses pattes et se mit en devoir de la secouer. Le pauvre être qui était dessus poussa un cri, se cramponnant du mieux qu’il pouvait. C’est alors que, comme une énorme flèche noire, jaillit des eaux boueuses une énorme mâchoire déjà ouverte.
Luzta détourna le regard et ne vit pas le tchéppeur attraper le monstre de l’eau et le ramener sur la berge. La corde avait cédé et l’homme, qui n’avait pas lâché, se hissa à la force de ses bras jusqu’à la rive. Sans demander son reste, il s’éloigna le plus vite qu’il put.

jeudi 14 avril 2016

Les mondes noirs : 39

Tordak était arrivé rapidement suivi par Chimla et tous les autres. Ils avaient fait cercle autour des victimes. Tordak s’était penché sur le mort. Il avait inspecté la morsure en murmurant :
   - tchéppeur !
Chamli l’avait vu faire un bond en arrière au moment où il allait le toucher pour mieux voir quelque chose.
   - La pourriture verte !
Il s’était brusquement relevé, jetant un regard circulaire :
   - La pourriture verte, il a la pourriture verte ! Ne le touchez pas ! Et l’autre non plus, dit-il en empêchant un serviteur de lui donner des pansements.
Tout le monde le regarda avec une expression d’incompréhension, sauf Luzmil qui revenait avec Luzta.
   - Il a raison, dit-elle. Si ya la pourriture verte, on ferait mieux de déguerpir au plus vite.
   - Mais les affaires, déclara quelqu’un? Nahmo portait des provisions et de l’eau douce. Il est mort, on peut les récupérer.
   - Même pas. Tu le touches, t’es mort. Tordak a raison, foutons le camp !
Il y eut quelques instants de silence total. Tout le monde semblait sidéré.
   - NAHMO BOUGE !
Tous les regards se tournèrent vers le corps égorgé. Chimla ne vit rien. Comme elle ne voyait que le bas du corps, elle se déplaça pour voir ses bras et son visage. Elle faillit hurler. Effectivement, on voyait du mouvement. Une sorte de mousse verte semblait sortir de la plaie du cou. C’est comme si elle était vivante. La masse enflait, se contorsionnait, sortant de la plaie pour rentrer dans la bouche.
   - FOUTONS LE CAMP, hurla Tordak qui attrapa Chimla par le bras et se mit à courir aussi vite que possible.
Derrière eux, Lusmil et Luzta avaient aussi pris leurs jambes à leur cou. Les autres firent de même.
Rapidement, ils dépassèrent tous Tordak et Chimla qui boitillait aussi vite qu’elle pouvait. La douleur était un supplice. Quand ils arrivèrent devant une rivière, Chimla se bloqua.
   - Avec ce courant, je ne pourrai jamais passer.
   - On n’a pas le choix. Si c’est un tchéppeur qui a mordu, alors la pourriture verte va s’étendre.
Essoufflée, les traits tirés, Chimla profitait de l’arrêt pour reprendre son souffle.
   - Encore une vieille légende qui prend vie, dit-elle.
Bien que le brouillard se soit un peu levé, on ne voyait plus personne. Ils semblaient seuls au monde.
   - On n’entend plus personne, ajouta-t-elle en jetant un regard circulaire.
   - Les autres sont partis dans toutes les directions, répondit Tordak. On ne les reverra plus.
   - Ils ont peut-être compris comment survivre, dit Chimla.
   - Je ne crois pas. La pourriture verte rôde. Seuls ceux qui auront passé la rivière s’en sortiront.
   - Je croyais que cette saloperie ne vivait pas longtemps.
   - C’est vrai, dit Tordak. C’est vrai quand elle ne trouve rien à pourrir. Le corps de Nahmo n’est qu’un début. Bachten est trop blessé pour fuir, il sera le deuxième. Et puis si des scales arrivent, ils subiront le même sort. Elle va gagner en masse et en capacité à chaque fois qu’elle va pourrir un être. Seuls les végétaux ne l’intéressent pas.
   - Pourquoi la rivière l’arrêterait ?
   - Parce que l’eau courante la dilue au point qu’elle est inoffensive. C’est pour ça qu’on va y aller.
   - T’es sûr qu’on a pied ?
   - On se laissera flotter si on n’a pas pied.
Chimla ne dit rien. Elle regarda la rivière avec haine. Elle n’aimait pas l’eau ni s’y trouver.
   - Je pourrai pas, dit-elle. Je pourrai pas !
   - Dis pas de conneries, s’énerva Tordak, t’as pas le choix. Tu sais que quand elle aura assez bouffer, la pourriture verte deviendra un tchéppeur et ça, ça serait la cata.
    - Oui mais l’eau, j’peux pas, vraiment j’peux pas.
Tordak faillit la gifler. Elle avait la clé pour sortir, il en était persuadé. Sans elle, il allait tourner en rond et finir ses jours dans les mondes noirs. Il avait bien songé à lui voler son amulette mais sans l’Idole, il ne pensait pas qu’il pourrait s’en approprier les pouvoirs. Il avait besoin de cette servante et elle ne voulait pas. Cette conne ne voulait pas. Il se retint pour ne pas l’écraser sous ses poings tellement il ressentait de la rage.
Chimla ne semblait rien voir d’autre que l’eau et les vagues du courant. Elle était comme hypnotisée par le mouvement répétitif. Jamais, jamais, elle n’entrerait là-dedans. Elle préférait encore affronter la pourriture verte.
Le vent se leva doucement. Elle ne prit pas conscience tout de suite de l’odeur. Tordak fut le premier à la remarquer. Ça puait la fermentation. Il regarda autour de lui. Cette saloperie arrivait. Il en était sûr. Il secoua Chimla…
   - Mais par l’Idole, secoue-toi. Elle arrive. Renifle : Elle arrive.
Chimla lui jeta un regard vide. Il la gifla à toute volée. Il vit la rage s’allumer dans les yeux de Chimla qui attrapa son bâton de riek. Tordak l’évita de justesse.
   - Salaud ! SALAUD! hurla-t-elle, je vais te faire la peau.
Elle leva bien haut son bâton de riek et vit…
Un tchéppeur avançait vers elle. De nouveau elle se figea. Tordak quand il la vit ainsi les bras levés, figée face au monstre qui arrivait, se précipita en avant, la faucha et se jeta dans l’eau en l’entraînant.
La dernière chose qu’il entendit avant de disparaître sous l’eau fut le hurlement du tchéppeur.

samedi 9 avril 2016

Les mondes noirs : 38

Le tchéppeur avait littéralement étripé Diardodé, le serviteur du clan jaune. Il était mort sous le couteau de Luzmil, l’amazone au cœur sensible. Elle n’avait pas supporté l’idée que les scales le dévorent avant qu’il ne soit mort. Ils étaient repartis en file indienne avant de voir le spectacle. Le brouillard avait masqué la vision que le bruit des mâchoires suggéra. C’est les dents serrées qu’ils progressèrent. L’état du sol avait empiré. Ils marchaient maintenant dans une succession de marigots vaseux. Chaque pas était une lutte. Les pieds s’enfonçaient trop profondément. Rapidement, Chimla fit une pose sur un banc de sable un peu moins sale. Tout le bas de ses jambes était couvert d’une boue collante et verdâtre. Elle fit tomber les espèces de vers visqueux qui tentaient de se fixer sur sa peau. Elle bénit son pantalon au cuir épais.  D’autres n’eurent pas cette chance. Elle les vit tenter de les arracher. Les jurons succédèrent aux jurons sans résultat. Les doigts glissaient trop sur ces corps gluants
   - Il faut les couper à ras, leur dit Tordak et vite. Ces saloperies vont vous sucer la moelle.
Pendant que ses compagnons se battaient avec les bestioles, Chimla explora un peu le banc. Son amulette semblait l’attirer dans une direction. Elle butta sur une branche qui dépassait et faillit s’étaler. Elle faillit continuer mais un doute dans son esprit lui fit faire demi-tour. Cette branche était trop dure dans ce monde où tout pourrissait. Elle se pencha pour examiner de plus près cette curiosité. Elle poussa un petit cri qui alerta Tordak qui se précipita l’épée haute.
   - Regarde, lui dit-elle, une épée.
Tordak remit la sienne au fourreau et dégagea l’arme enfouie dans le sable vaseux.
   - Elle n’est pas là depuis longtemps, dit-il en examinant la lame. Elle n’a même pas une tache de rouille. Par contre le manche est très abîmé. A croire que son propriétaire s’est fait manger la main. Regarde ! Des traces de crocs.
Il tendit l’épée à Chimla qui examina le manche à son tour.
   - Impossible de dire à quel clan elle appartient. Elle est trop abîmée.
   - Retournons près des autres, dit Tordak en dégainant à nouveau son épée. Je n’aimerais pas rencontrer ce qui a fait cela.
   - Encore un tchéppeur ?
   - C’est bien possible. A croire que l’on est sur son territoire. Je n’aime pas ça du tout. Il faut qu’on avance.
A leur retour près du groupe, ils virent les nombreuses plaies sur les jambes des uns et des autres. Les vers avaient quasiment fait disparaître la peau par endroit. Du sang s’écoulait. Ceux qui étaient encore deux s’aidaient pour faire les pansements. Les autres se débrouillaient.
   - Tu m’avais parlé de plantes contre les infections et les bêtes, dit Chimla à Tordak.
   - Oui, mais pas ici. Trop d’eau, trop de vase. Il faut qu’on avance, dit-il à nouveau.
Il éleva la voix :
   - Il faut qu’on quitte cet endroit au plus vite. On va avancer plus vite. On n’est pas en sécurité.
Tout le groupe leva la tête et rapidement abandonna ses activités. Tordak avait fait signe à Chimla de repartir. Ils n'attendirent pas que les derniers aient rangé leur sac. Le brouillard les avait engloutis, derrière eux, seule la corde qu’elle traînait derrière elle, faisait le lien entre Chimla et les autres.
La marche reprit inquiète et monotone. Tout le monde était aux aguets. Pourtant les seuls bruits qu’on entendait étaient leur pas. Chimla avançait aussi vite qu’elle pouvait. Pourtant régulièrement Tordak se rapprochait d’elle en disant :
   - Plus vite ! Va plus vite !
Chimla entendait la peur derrière ces mots. Elle accélérait autant qu’elle pouvait. Les obstacles, trop nombreux, l’obligeaient à ralentir. Elle s’effondra même dans l’eau. La première fois dans un marigot peu profond à l’eau presque claire. Tordak ne lui laissa pas le temps de réfléchir. Il l’aida à se relever et la poussa en avant. La deuxième fois, elle se retrouva submergée. Elle négociait une descente quand son pied glissa. Elle partit en grand écart. Incapable de se retenir, elle sentit un de ses muscles se déchirer. Elle cria sa douleur en s'effondrant. C’est quand l’eau lui entra dans la bouche qu’elle cessa de hurler. 
Tordak fut tout de suite là. Il la remit debout sans ménagement :
   - T’es folle de crier comme ça !
Chimla ne répondit rien. La douleur pulsait dans sa cuisse, violente, l’obligeant à serrer les dents pour bouger sa jambe. Tordak avait sorti son couteau et lui enlevait les vers qui avaient réussi à s’accrocher.
   - On peut pas rester là, avance !
Chimla serra la mâchoire et avança la jambe. Elle se serait à nouveau étalée si Tordak ne l’avait pas rattrapée. Il jura sourdement en la tenant sous le bras. De sa main libre, il fit passer la corde à droite de Chimla et la prit sous l’aisselle en se collant contre elle à gauche :
   - Avance, je vais te tenir pour que tu aies moins mal. Dès que je vois des plantes à douleur je t’en donne, mais avance.
Les autres qui arrivaient petit à petit et qui espéraient une pause, les virent partir avec le regard las des gens épuisés. La corde se tendit et le troisième se mit en marche. La colonne repartit. Sans rien dire, tout le monde apprécia que le rythme soit plus lent.
Luzmil avait pris la dernière place. Par rapport aux autres, elle était encore en bonne forme. L’entraînement qu’elle avait subi était bien plus dur. Issue d’un petit clan au bord des mondes noirs, la chef des novices estimait que toute amazone devait pouvoir survivre à tout. Elle en savait moins long que Tordak, c’était évident, mais elle en savait assez pour s’en sortir mieux que les autres. Elle avait la corde dans la main gauche et l’épée dans la droite. Devant elle, se tenait Luzta, sa servante. Elle la protégeait, malgré les moqueries des autres. Quand on lui avait affecté Luzta pour la servir, la ressemblance des noms ne lui avait pas échappé. Luzmil était la lumière du midi et Luzta celle du soir. Elle ne pouvait s'empêcher de voir cela comme un signe. Contrairement à toutes les habitudes, elle la traitait bien et Luzta lui rendait des services que peu de mâles ou d’amazones pouvaient avoir de leur serviteur. Entre elles la confiance était absolue. Cette bizarrerie était passée pour de la mièvrerie et on l’avait surnommée l’amazone au cœur sensible. Luzmil pensait que pour le moment, elles étaient vivantes toutes les deux et Luzmil comptait bien que ça continue. L’attitude de Tordak la tenait en alerte. Cet environnement était trop favorable à une attaque.
Son sixième sens se mit en alerte brusquement. Luzmil se rapprocha de Lusta. Elle resta à moins de deux pas derrière elle, marchant sur la même cadence. La corde se tendit brusquement, lui brûla la main ainsi qu’à Lusta pendant que retentissaient des bruits de lutte mêlés de grognements sourds devant elles. Luzmil dégaina sa dague et, doublant Luzta, attaqua ce qui était non loin. Elle n’eut pas le temps de réfléchir, le corps était massif et le pelage d’un vert sombre. Les pattes étaient énormes ainsi que les griffes. L’effet de surprise jouait pour elle. Elle planta sa dague dans le flanc de la bête. S’appuyant dessus, elle bondit sur l'échine qu’elle attaqua à grand coups d’estoc. Le grondement s’était transformé en rugissement, la bête partit au galop, faisant voler Luzmil qui se retrouva étalée dans la boue. Elle se releva en jurant. Si dans sa chute, elle avait pu récupérer son épée, sa dague était dans le flanc du monstre. Elle tira son long couteau et se remit en position de défense. Elle tendit l’oreille. Les râles des victimes venaient de sa droite. Des pas rapides venaient de sa gauche mais aucun signe de la bête. Elle se rapprocha des victimes. Elle vit à terre deux hommes aux plaies béantes. Si l’un ne bougeait plus, l’autre se tenait la cuisse et le ventre. Luzmil regarda rapidement l’homme immobile. Il avait eu la gorge broyée. Elle alla s’occuper de l’autre. Les plaies au ventre étaient profondes. Ailleurs qu’ici, elles auraient probablement cicatrisées. L’homme gémissait, essayant de rapprocher les bords des plaies de sa cuisse. C’était un serviteur sans maître. Le mâle du clan émeraude avait disparu dans les premiers.
   - Aucun intérêt, pensa Luzmil en continuant son chemin.
Elle trouva sa servante, tenant en tremblant une épée à deux mains, comme on tient une bougie. Cela la fit rire. Non, vraiment, Luzta ne serait jamais une guerrière.





lundi 4 avril 2016

Les mondes noirs : 37

Chimla n’en pouvait plus. Les jours succédaient aux jours. Le paysage semblait immuable. C’était toujours le même sol spongieux et les mêmes pluies. Seul le nombre de scorpions volants diminuait. Les attaques n’étaient plus journalières. Elle en avait pris conscience, un jour d’oubli, de mettre son masque. Leur groupe diminuait. Chaque jour, au moins un de leur membre disparaissait. Chimla ne se rappelait pas toutes les disparitions. Certaines se faisaient sans bruit. Juste à une pause, il manquait quelqu’un. Parfois un hurlement leur glaçait le sang. Alors tout le monde s’arrêtait. On se regardait cherchant à savoir qui manquait et surtout ce qui allait manquer. Chacun était déjà chargé au maximum et à chaque disparition, on perdait des armes, des provisions, de l’eau et puis des onguents et des pansements. C’est ce que pensa Chimla en entendant hurler encore une fois. D’un rapide coup d’oeil, elle avait remarqué qu’elle ne voyait plus cette amazone aux cheveux de feu. Plus qu’à Smenla du clan orange, elle pensa à ses pieds qui lui faisaient si mal. La peau en était partie à de multiples endroits. Ses bottes en cuir avaient pris l’eau dès le premier jour. Les meilleures avaient tenu à peine plus. Les cloques et les plaies handicapaient tout le groupe. Certaines entailles pourrissaient, dégageant une odeur pestilentielle. On avait dû abandonner l’un ou l’autre, délirant de fièvre, incapable de marcher. Depuis la séparation du groupe par le gouam, Chimla avait pris l’ascendant sur le groupe. C’est elle qui donnait la direction. C’est pour cela qu’on lui avait soigné les pieds. Curieusement Tordak se portait bien. Ses plaies aussi fréquentes que les autres ne s’infectaient pas ou peu. Seule Chimla semblait l’avoir remarqué. Elle lui avait posé la question un soir à mi-voix pendant qu’ils se reposaient dans le riek où elle les avait conduits comme chaque jour. Dans cet espace presque clos, où l’on ressentait la sécurité, les relations entre les protagonistes changeaient. Tordak devenait presque moins bourru.
   - Ya des plantes qui aident, lui avait-il répondu sur le même ton. Et ya des plantes qui calment les douleurs. Je te montrerai.
   - Merci, répondit Chimla.
   - Ne crois pas que je fais ça pour toi, rétorque
Tordak. Tu es porteuse d'un pouvoir. Si tu meurs, tout le monde mourra et moi avec. Sans toi, on n'en sortira pas.
   - Parce que tu crois que je sais où on va ?
   - Non, mais ce qui te guide est notre seule chance.
Après,
Tordak lui avait tourné le dos et s'était endormi. Chimla réfléchissait à ce qu'ils s'étaient dit. L'amulette qu'elle portait au cou était sûrement la source de ce pouvoir. Dame Longpeng devait le savoir quand elle la lui avait passée. Chimla sentit le poids de la responsabilité. Elle était peut-être la seule à pouvoir sauver le clan bleu… et même le royaume. Ce fut comme si une barre lui écrasait la poitrine. Elle qui n'était qu'une servante sans importance, se retrouvait là où elle n'aurait jamais pensé. Le sommeil fut long à venir.
La brume avait infiltré le riek. L’humidité était partout. La troupe se mit en marche lentement non sans avoir laissé quelques traces de sang sur les épines de l’arbre. Chimla prit le temps de sentir la direction. Elle sentait tous les regards posés sur elle. Hier, elle ne savait pas, mais aujourd’hui, cela la troublait. Avec le brouillard qui s’épaississait, on ne voyait pas à dix pas. Alors qu’elle allait se mettre en route,
Tordak lui prit le bras :
   - Attends ! On ne peut pas y aller comme ça.
Chimla lui jeta un regard interrogatif.
   - On va tous se perdre si on part comme ça. Tu as une corde ?
Mettant son sac à terre, elle sortit le rouleau qu’elle portait depuis le premier jour.
   - Qu’est-ce qu’on en fait ?
   - On va tous s’y tenir. Tu vas t’attacher à une extrémité et on va tous garder la main dessus.
Joignant le geste à la parole,
Tordak fixa la corde sur une bretelle du sac. Chimla ne dit rien mais n’aimait pas cette idée d’être ainsi en laisse. Si Tordak disait avoir besoin d’elle, elle avait besoin de lui pour ce qu’il savait des mondes noirs.  Elle s’enfonça dans la brume scrutant où elle posait le pied. Au bout de dix pas, elle sentit une tension sur la corde puis un relâchement. Elle pensa que Tordak venait de quitter le riek. Très vite, elle oublia ceux qui la suivaient. Le terrain était difficile. Toute son attention était prise. Il lui fallait en éviter les chausse-trappes. Quand elle trébucha une ou deux fois, la corde se tendit brusquement. Tordak jura. Chimla ressentit immédiatement la traction brutale qu’il lui imprima. Quelques heures passèrent ainsi, lentes et difficiles. Malgré tout Chimla se détendit. Sa vue s'était habituée. Elle se raidit à nouveau en voyant d'énormes traces. Elle ralentit :
   - Qu'est-ce?
Tordak s'était rapproché. Il jeta un regard au sol et cracha.
   - C'est pas bon. On dirait des traces de tchéppeur. !
   - De quoi ?
   - De tchéppeur, des saloperies pleines de dents et de griffes, un peu comme des goulques mais en moins moches.
Chimla se pencha un peu en avant pour sentir vers où l'entraînait son amulette. Dans ce coton visuel, tout semblait calme. Elle assura quand même sa main sur la garde de son bâton de riek et se remit en marche. Elle avançait tout en écoutant. Derrière elle, elle perçut les bruits de ceux qui la suivaient. Elle allégea ses appuis jusqu’à ne plus entendre  qu’un léger son de frottement à chaque pas.  Les pas des autres, en arrière, étaient beaucoup plus sonores. Les armes de métal battaient contre les cuirasses de cuir faisant un tintement léger mais distinct. Derrière elle,
Tordak avait aussi dégainé son arme et devait être aux aguets, car la corde se tendait maintenant plus souvent comme s’il suivait moins bien la progression.
Distinguant une masse brune à la limite de son horizon brumeux, Chimla fit un détour et s’arrêta net. Elle venait de trouver un sac à dos.
Tordak la rejoignit aussitôt.
   - Là ! Un sac du clan amarante.
Se penchant, il le ramassa. Son contenu se répandit à terre par de nombreuses fentes.
   - Celui qui le portait n’en aura jamais plus besoin, dit Mafgrok. Un tchéppeur a dû lui faire sa fête. Ya qu’eux pour avoir des griffes aussi larges.
Ils regardèrent tout autour d'eux écoutant les bruits. Ils n'entendaient que ceux qui arrivaient. C'était à chaque fois les mêmes questions.
Tordak les trouvait trop bruyants. Il nota qu'ils avaient tous pris les armes à la main. Leurs regards circulaires en disaient long sur leur peur.
L’attaque fut brutale et silencieuse. Une énorme bête s’abattit sur un serviteur qui poussa un hurlement de douleur quand les griffes lui fouillèrent le ventre. Une amazone tenta de planter son sabre dans le flanc de l’animal sans y parvenir. Elle avait déjà bondi hors de leur vue. On entendit le bruit mouillé de sa course quelques instants, puis ce fut le silence. Le serviteur tenait à deux mains ses entrailles qui se répandaient au sol. On lui avait enlevé son masque pour l’aider à respirer. Ce fut le moment que choisirent des scorpions volants pour attaquer.