vendredi 15 février 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...75

Doucement la lumière revint. Il n’y avait plus de vent. Il n’y avait plus rien. Koubaye était… était là. Mais dans ce blanc sans relief et sans fin, pouvait-on parler d’un lieu. Il se dit qu’il était vivant. De nouveau, il s’interrogea, comment savoir si l’on est vivant ou mort dans un espace où rien ne semble exister. Oui, il pensait. Cela suffisait-il à être ce qu’il avait été ? Il bougeait le bras, il bougeait les jambes sans que cela n'entraîne aucune conséquence, aucune sensation. Il ne ressentait même pas son poids sur ses pieds. Sa pensée boucla. Son esprit cherchait du connu pour s’y accrocher. Ce qu’il avait traversé, l’avait fait souffrir, pourtant tout ce qu’il avait vécu était moins angoissant que cet endroit-espace où le rien était maître. Il ferma les yeux sans réussir à se séparer de la lumière. Il les ouvrit, les referma. Il prit conscience que même ce geste-là ne changeait rien. Alors il se laissa aller, se demandant quelle serait sa prochaine pensée. Et tout fut blanc.
En lui comme l’idée d’une pensée l’envahit. C’était un tout. C’était le tout. Koubaye se laissa être comme un vase qu’on remplit. Au commencement, il ne ressentit rien, rien que le sentiment ténu d’une lumière qui se mettait à battre. Puis vinrent les couleurs, pâles et translucides. Elles ondulaient à la limite de sa vision. Elles se renforcèrent en se croisant, se mêlant en une sorte de trame. Si  certaines associations dissonaient, d’autres s’harmonisaient à merveille. Sans cesse d’autres arrivaient entremêlant leurs propres couleurs pour former un tout dont la beauté frappa Koubaye. Il en fut abasourdi.
Brutalement, il partit en arrière. En un instant, il eut une vision de l’ensemble. Il était une particule face à l’univers. Alors Koubaye sut. Et il sut que son savoir était juste. Il était au sein même de la pensée du dieu des dieux. Il voulut savoir et il sut… pour Riak et pour les autres. Il sut le dessin que le lissier préparait et Rma tisserait. Il vit les accros que certains avaient fait et comment le dieu des dieux les avait incorporés dans sa fresque pour les harmoniser. Il sut aussi qu’il était libre de rester ou de partir, de contribuer ou pas à cette fresque.
Alors Koubaye posa un choix en sachant qu’il était. Il savait la pensée du lissier. Il savait le désir du dieu des dieux. Il sut qu’il avait le désir d’y participer de tout son être.
La joie lui emplit le cœur, la sienne et celle plus intense du dieu des dieux. Alors il comprit qu’il allait être la voix qui dit le désir du dieu des dieux dans le royaume pour que tous la connaissent et que tous choisissent. Il était temps que revienne le roi Riou.
Résal sursauta quand Koubaye eut un mouvement. Cela faisait des heures qu’il attendait soutenant la tête de Koubaye, ne sachant que faire dans cet espace où il avait perdu tout repère. Toutes sortes de pensées lui avaient traversé l’esprit. Maintenant, il avait l’esprit vide comme si le vide et le noir de cette salle avaient aspiré ses pensées. Il vit la lumière, petit point lumineux qui devint silhouettes. Il découvrit deux formes qui avançaient vers lui. Dès qu’elles furent assez près, il reconnut la silhouette de Koubaye, la deuxième plus grande, plus longiligne lui était inconnue. Résal ne comprenait pas comment il pouvait sentir Koubaye contre lui et le voir ainsi s’avancer. Il n’osait pas bouger. Bientôt la lumière des deux êtres éclaira la corniche sur laquelle Résal et Koubaye reposaient. Résal comprit alors que ceux qu’il voyait ainsi étaient des êtres indépendants de la matière puisqu’ils marchaient sur le vide. La silhouette lumineuse de Koubaye s’approcha encore plus de lui et, dès qu’elle toucha le corps que Résal soutenait, disparut. Résal sentit que celui qu’il soutenait commençait à bouger. Koubaye se releva et fit face à l’être de lumière.
   - J’irai et je dirai, dit-il.
   - J’attendrai et te guiderai quand tu reviendras. Fais ce qui est juste à ton regard.
   - Merci, Tingam.
   - J’ai fait ce pour quoi j'ai été appelé à l’existence. Tu fais ce que tu as choisi.
 Ayant dit cela, la silhouette lumineuse de Tingam disparut, laissant le noir remplir l’espace. Résal se mit aussi debout avec quelques difficultés. Il était raide et ses articulations le faisaient souffrir. Comme il avait bougé, il ne se repérait plus. Il avança un pied avec précaution tout en appelant :
   - Koubaye ?
   - Je suis derrière toi. Donne ta main.
Résal se retourna en tendant le bras. Koubaye lui prit la main :
    - Les escaliers sont là, viens, nous remontons.
La remontée fut longue. Koubaye soufflait et Résal peinait. Comme il ne voyait rien, l’irrégularité des marches le surprenait. Il tomba même plusieurs fois, jurant contre les tailleurs de pierre qui ne savaient même pas faire leur travail correctement. Cela fit sourire Koubaye qui savait que cet escalier avait été taillé par le premier sachant, bien des générations avant eux. Attiré par la force qu’il avait sentie dans le Mont des vents, il n’avait trouvé que la grotte qui aujourd’hui encore, servait d’accès. Atteindre la grotte du départ, où attendait Tingam, lui avait demandé des années d’efforts pour creuser cet escalier. Koubaye savait même son nom : Landlau. Il fut le premier sachant du royaume qui prit son nom quand il devint roi. Landlau aimait la paix et fit connaître le savoir. Tous ne parvinrent pas au grand savoir. Quand ses successeurs cessèrent d’être des sachants, on sépara le pouvoir du savoir, créant ainsi l’échelle des savoirs, du premier à l’ultime savoir, réservant le titre de sachant à celui qui, venant dans la grotte du départ, partait avait Tingam et revenait. Ceux qui ne revenaient pas étaient déposés dans une cavité taillée au niveau de la plateforme. Beaucoup étaient descendus depuis la séparation du pouvoir et du savoir et, à part une très vaste salle que les torches n’éclairaient pas, la plupart n’avaient rien trouvé. Ceux qui, comme Koubaye, avaient ressenti l’appel, partaient avec Tingam mais rares furent ceux qui revinrent. Koubaye savait qu’il était le premier sachant depuis la mort du roi Riou et la fin du royaume de Landlau. Il savait aussi que la grotte était tellement vaste qu’elle devait courir sous le monde entier. Tous les pays ou presque avaient un accès. Les sachants ne portaient pas toujours ce nom. On les nommait d’autres vocables comme grands sages, ou éveillés, ou prophètes, mais tous avaient connu Tingam et passé les épreuves. Les royaumes sans accès à la grotte du départ avaient d’autres sources de savoir comme Tisréal dont l’arbre sacré plongeait ses racines jusqu'au cœur du monde. Malheureusement, la sagesse s’en était allée, laissant les hommes orphelins de savoir. Ils avaient adoré l’arbre au lieu d’accueillir la vérité, lui offrant des sacrifices au lieu de prendre ce qu’il donnait. Aujourd’hui, un autre arbre avait planté ses racines au cœur du savoir. Et Koubaye savait où.
Petit à petit, le noir devint moins intense. Ils arrivaient près du lourd rideau fermant l’entrée. Résal s’approcha pour écouter.
   - Cela s’agite beaucoup, dit-il.
   - Nous sommes partis longtemps. Le jour est levé. Ils doivent nous chercher.
Ils sortirent dans le couloir quand ils entendirent se calmer l’agitation. Le passage était libre.
   - Retournons vers notre chambre, dit Koubaye.
Ils reprirent un escalier pour changer de niveau et croisèrent un serviteur qui, pour une fois, semblait se dépêcher.
    - Pardon, pardon, leur dit-il. Maître Balima m’attend.
Koubaye et Résal se collèrent contre le mur pour le laisser passer. Le serviteur les dépassa du plus vite qu’il pouvait. Dans cet escalier en colimaçon, ils le virent disparaître.  Résal et Koubaye se regardèrent interloqués. Ils reprirent leur progression. Bientôt, ils entendirent le bruit du frottement des sandales derrière eux. Le serviteur les rattrapa.
   - Vous… vous êtes…
Sans finir sa phrase, il fit demi-tour en criant :
   - Maître Balima ! Maître Balima !
Résal de nouveau regarda Koubaye :
   - Je crois qu’on va se faire engueuler…
   - Je ne crois pas, répondit Koubaye. Rejoignons la chambre.
À peine arrivés, ils entendirent des pas précipités dans le couloir. Balima suivi de Siemp et d’autres personnes qu’ils ne connaissaient pas, s’engouffrèrent dans la pièce. Si Balima avait la figure de quelqu’un qui avait mordu dans un citron, Siemp semblait soulagé.
    - Où étais-tu, gronda Balima ?
    - Là où doit aller un sachant, répondit Koubaye, toi, un presque ultime savoir, tu aurais dû le savoir.
Le visage de Balima vira au rouge. Il ouvrit la bouche, quand Fenexine lui coupa la parole :
   - Tu as découvert la grotte du départ ! Merveilleux. Et tu es revenu, c’est encore mieux.
Il avait le sourire radieux de l’homme qui a trouvé un trésor.
   - Tu es revenu….
La voix de Fenexine exprimait une quasi extase. Il se tourna vers les autres présents.
   - Un Sachant, nous avons un Sachant. Béni soit le Dieu des Dieux ! À genoux, tous ! À genoux !
Joignant le geste à la parole, le vieil homme mit genou à terre et se lança dans la récitation d’un hymne à la gloire du dieu des dieux. Tous les autres l’avaient imité. Seul Balima avait agi avec retard. Cela fit sourire Koubaye. Il avait bouleversé les plans échafaudés par le maître pour devenir l’autorité suprême. Déjà d’autres stratégies agitaient l’esprit de Balima. Déloger Lascetra allait s’avérer plus difficile que dans ses prévisions. Il avait eu raison en désignant Koubaye. Balima ne pouvait pas le manipuler comme il aurait voulu. Koubaye était un vrai sachant et pas, comme lui, un faux semblant plus intéressé par le pouvoir que par le savoir. Il lui restait pourtant une carte à jouer. Lascetra l’avait nommé précepteur de Koubaye. S’il n’était pas aussi avancé qu’il le prétendait, Balima connaissait suffisamment l’âme humaine pour influencer Koubaye pendant qu’il l’éduquerait. Koubaye, en observant Balima, eut l’impression de voir une pâle copie de celui qui dessinait la trame du monde et du temps.
    - N’est pas le Lissier qui veut, déclara Koubaye. Malheur à celui qui veut tramer son motif en lieu et place du Dieu des Dieux. Les vice-rois préparent notre disparition. Leurs sbires, buveurs de sang, seront à notre porte avant que l’été ne soit là. À leur venue, il faut nous préparer.
La déclaration de Koubaye fit l’effet d’une bombe. Les questions fusèrent de toutes parts. Koubaye leva la main et le silence se fit.
   - Le soleil est là, je sors.
Tout le groupe resta interloqué. Koubaye, suivi de Résal, passa au milieu d’eux et ils prirent le chemin de la sortie. Résal l’interrogea :
   - Je ne comprends rien. Pourquoi faire cela ? 
   - Il faut du temps pour qu’ils comprennent. Voilà la première raison, et la deuxième qui est aussi importante, j’ai besoin d’air.
Koubaye fit sonner la cloche du mouflon avant même d’être arrivé à la porte. Quand ils arrivèrent au niveau du porche d’entrée, le rire sonore de Rockbrice résonnait déjà dans les montagnes.
Bientôt le géant dépassa la crête et toujours riant s’approcha :
   - Toi sortir, alors toi venir. Bulgach faire fête pour fils et toi invité…
   - Oui, Il Dute, mais il faut que je te dise…
   - Plus tard, fête pas attendre, répondit Rockbrice.
Il regarda Résal :
   - Toi venir aussi, toi invité
Dans une des salles du Mont des vents, Balima fulminait.
Le voyage jusqu’au village de Rockbrice prit la journée. Ils y arrivèrent à la nuit. Un grand feu brûlait au centre de la place et déjà on dansait. Bulgach fit un accueil de prince à Koubaye. De mémoire de montagnards, il était le premier sachant à venir chez eux.
   - Bulgach, il me faut dire …
   - Demain, Sachant, demain. Cette nuit, faire la fête !
Tard dans la nuit, saoulé de chants, de danses et de liqueur, Koubaye s’endormit. Résal, qui avait bu beaucoup plus, dormait déjà. Rockbrice, qui titubait un peu, les couvrit d’une bonne peau de mouflon et repartit danser avec les derniers convives qui tenaient encore debout.
Le lendemain, en fin de matinée, Bulgach invita Koubaye à entrer dans la grande maison. C’est ainsi qu’on appelait la salle du conseil. Bulgach était le chef de son village. Il était aussi un juge pour les tribus proches du Mont des vents. Koubaye découvrit dans la salle du conseil, une dizaine de gaillards aussi bien charpentés que Bulgach. Toutes les tribus voisines avaient envoyé des représentants pour la fête.
   - Tous là, dit Bulgach. Parole de Sachant très importante. Tous écouter.
Koubaye s’avança devant eux. Il se sentait impressionné. Lui, le presque enfant, allait donner des ordres à des gaillards beaucoup plus expérimentés que lui. Il se racla la gorge et se lança :
   - Bientôt des guerriers viendront…
   - Eux mourir,  interrompit un vieil homme barbu.
Bulgach le fusilla du regard et fit signe à Koubaye de poursuivre.
   - Ce ne sont pas les hommes du baron. Ceux qui viendront sont assoiffés de sang et ne connaissent pas la peur.
   - Eux pas connaître montagnards !
Tous les présents éclatèrent de rire à la remarque d’un autre chef.
   - Ils seront nombreux, plus nombreux que vous, avec des armes en abondance et des armures. Ils viendront à la fin de l’hiver. Voilà ce que je sais.
Il y eu un moment de silence et Bulgach se leva.
   - Sachant dire vérité. Mais armée venir sur notre terre, pas connaître notre terre. Pour armée, passage des gorges de Tsaplya, et pour montagnards victoire. Demain, moi montrer toi gorges de Tsaplya.
Koubaye acquiesça en pensant que Balima n’allait pas être content. Pendant que Bulgach parlait avec Koubaye, les autres chefs avaient commencé une discussion très animée. Koubaye comprit que déjà, ils préparaient la bataille. Alors il sut que les buveurs de sang auraient à faire à forte partie.
Le jour d’après, Bulgach, accompagné de Rockbrice, emmena Koubaye et Résal aux gorges. Étroites et tortueuses, elles abritaient le lit d’une rivière.
   - Bientôt neige partout sauf en haut, dit Bulgach. Plus personne pouvoir passer par là. Quand soleil redevenir chaud, alors ennemis pouvoir venir. Eux passer ici, pour armée pas d’autre chemin.
Koubaye regarda les hautes falaises de part et d’autre. Même les mouflons ne les escaladaient pas.
    - Nous, là-haut, dit Rockbrice. Eux en bas… Eux morts.
Koubaye admira leur confiance. Ils allaient préparer les pièges et les armes. Le Mont des vents serait à l’abri.
Koubaye resta encore une journée avec eux puis revint vers le Mont des vents. À son arrivée, il comprit combien les choses avaient changé. Les serviteurs s’inclinaient devant lui attendant ses ordres. Le plus étonnant pour lui, fut d’entendre un serviteur déclarer :
   - Maître Balima sollicite une audience. Que dois-je lui répondre ? 
Koubaye s’empressa d’accepter. Il vit arriver bientôt Balima suivi de Siemp. Après s’être incliné, il prit la parole :
   - Je viens pour organiser l’enseignement. Les grands savoirs ne peuvent être acquis qu’avec beaucoup de pratique et beaucoup de temps. Le savoir sans la pratique…
Koubaye le coupa :
   - J’entends, maître Balima. Mais aujourd’hui n’est plus le temps des pratiques et des apprentissages. Aujourd’hui vient le temps de préparer la guerre.
    - Mais l’enseignement…
Koubaye vit le visage de Balima passer par toutes sortes d’expression. Il demeura ferme et répliqua :
   - Ce sont des occupations de paix. Il faut se préparer pour la bataille. Le Mont des vents est en danger. Si les buveurs de sang arrivent ici, le royaume de Landlau aura définitivement disparu.
Leurs regards se croisèrent un instant, puis Balima baissa les yeux. Koubaye reçut un choc. Il avait devant lui, celui qui allait trahir.