lundi 30 décembre 2013

La neige précédait Lyanne. Il avait décollé de Felmazik depuis plusieurs heures. Le vent qui poussait les nuages, le portait vers son but. Il avait choisi une taille assez grande mais pas trop, pour aller vite. Tchavo à son réveil, n'avait rien pu dire de plus que la sensation de danger. Lyanne lui avait demandé la permission d'explorer ce qu'elle ressentait. Posant son front sur celui de la jeune fille, il avait alors ressenti un paysage. Quand il s'était redressé, il avait décrit ce qu'il avait lui ressenti. Cela n'avait rien dit à la Tchaulevêté. Vodcha et son père bougeaient beaucoup. Le pays que décrivait Lyanne pouvait être n'importe où entre ici et la mer. Lyanne avait pensé aux charcs. Il les avait mis à contribution. Pénétrant leurs esprits de proche en proche, il avait exploré leurs souvenirs. La réponse était venue tard dans la nuit. Il avait aussitôt quitté Felmazik. La guérisseuse l'avait vu courir trois pas dans la cour et devenir dragon. C'est sous une forme ramassée qu'il avait quitté la ville pour aller vers les montagnes. Loin de tout, il avait ajusté sa taille. En même temps qu'il volait, il avait contacté les crammplacs et leurs compagnons. Une unité faisait route vers le lieu qu'il leur avait décrit. À sa vitesse actuelle, il lui faudrait une demi-journée. Le groupe mixte était assez loin devant lui pour arriver sur les lieux en même temps que lui.
S'il avait assisté au lever du soleil, cela s'était résumé à un bref rayon qui avait fait briller son œil. Les nuages avaient avalé l'astre, n'en laissant filtrer qu'une lumière blanchâtre. Lyanne monta un peu et s'enfonça dans la couche nuageuse, ne descendant que de temps à autre pour se repérer. Des charcs volaient plus bas. Ils ne pouvaient pas le suivre, mais de groupe en groupe se passaient le relais pour accompagner le « grand être volant rouge » comme ils appelaient le dragon. 
Quand le soleil descendit, il y eut un bref flamboiement rouge à l'horizon habillant la neige qui tombait toujours de couleurs de sang. Lyanne redescendit sous les nuages. Il approchait. Il repéra le groupe mixte qui avançait au grand galop. Il sourit et envoya un message mental aux quatre mains de guerriers et de crammplacs qui couraient en bas. Il vit alors le lac, au loin. Les vents favorables lui avaient permis de voler sans trop se fatiguer. Il sentait ses muscles devenir durs. Un peu de repos lui ferait du bien. Les charcs de la région étaient venus vers lui. Lyanne se mit en vol plané pour les suivre. Ils remontèrent le cours d'une rivière et bientôt ils aperçurent des feux. Lyanne se laissa glisser sans bruit au-dessus. Une troupe assez nombreuse, qu'il estima à au moins une phalange, une phalange et demi campait sur cette espèce de promontoire. Une falaise en protégeait l'accès d'un côté. La forêt ceinturait l'endroit rendant difficile la visibilité vue d'en haut. Lyanne ajusta sa taille à celle des charcs. Moins habitué qu'eux à cette envergure, il découvrit que son vol était assez instable. Néanmoins, il s'approcha de cette forteresse naturelle en survolant la canopée. Toujours guidé par les charcs, il zigzagua entre les branches pour venir se poser sur une branche maîtresse d'un litmel. De là, il observa.
Dans la clairière en dessous de lui, des hommes se disputaient sur la qualité de la nourriture autour d'un feu. Un trépied soutenait une marmite. Un des hommes en avait soulevé le couvercle et exprimait son mécontentement. Celui qui tenait le manche de la grande cuillère lui répondit quelque chose qui fit rigoler tout le groupe assis non loin de là. Lyanne compta deux ou trois mains d'hommes. D'autres feux semblaient organisés de la même manière. Les hommes étaient tous l'arme au côté ou proche d'elle. Pour Lyanne, il fut évident qu'il était face à un groupe issu d'une armée mais en rupture, des déserteurs qui s'organisaient en bande armée pour piller en profitant des guerres entre les grands. De temps à autre, on racontait comment, à d'autres époques, ces troupes sans foi ni loi, se sédentarisaient sur une terre. Leur chef en devenait alors le seigneur.
Pour le moment, vu l'état des uniformes et la taille de la forêt, Lyanne ne pensait pas à cette option. Plus loin de lui, mais plus proche de l'eau, il vit des tentes plus grandes. D'arbre en arbre, il s'en rapprocha sans attirer l'attention. Selon les charcs, il fallait chercher dans cette partie celle dont il leur avait transmis l'image. Il surplombait manifestement le poste de commandement. Un homme à l'uniforme chamarré donnait des ordres. Lyanne se laissa descendre sur une branche plus basse. Il vit les sentinelles.
- … on verra quand le messager reviendra. La gamine a parlé d'un roi. Si elle nous a menti, je la laisserai aux hommes. Ils pourront s'amuser avec.
- La neige qui est arrivée, va compliquer les choses.
- T'inquiète pas, Shrima. Saraya est loin et a d'autres choses à faire. Je connais une petite vallée pas trop loin où nous serons bien pour passer l'hiver, si la neige tient.
Lyanne sentit la colère monter en lui. Vodcha était aux mains de ces soudards. Il examina le reste de la clairière et repéra une tente un peu à l'écart, près de la falaise et surplombant l'eau. Deux gardes l'encadraient. En s'approchant, il repéra l'odeur de la jeune fille. Il la ressentait bouleversée.
Comment la sortir de là ?
Il y eut un petit cri au loin. Lyanne découvrit ses crocs dans un sourire de dragon. Les crammplacs poilus étaient proches. Bientôt, il entra en contact mental avec leur chef. Il lui décrivit ce qu'il voyait. Allant d'arbre en arbre, il fit le tour du promontoire, cherchant et trouvant les sentinelles. La soirée était bien avancée quand il se retrouva près de la tente où il sentait la présence de Vodcha. Par contre, il n'avait pas trouvé de trace de son père ni de leur attelage.
- « Leurs cœurs sont mauvais » dit l'esprit de Scomaïa.
Lyanne entendit la pensée du grand crammplacs.
- « Oui, tu as raison ! Ils s'éloignent du bien. Leurs actes amènent mort et désolation et leurs esprits sont incapables de penser plus loin que l'immédiate satisfaction. »
- « Ils ne méritent pas de vivre, ils n'ont pas d'honneur ! »
- « Je sais, Scomaïa. Notre but est de délivrer la demoiselle. Si la justice est faite en même temps, ce sera bien. Préparez l'attaque. Le sommeil commence à gagner les sentinelles. »
Lyanne se posa derrière l'arbre le plus proche de la tente qu'il surveillait. Il reprit forme humaine. Derrière lui, quelques bruits légers venant de la falaise, l'informèrent qu'un crammplacs grimpait. Lyanne sourit. La neige tombait plus dru, étouffant les bruits.
- « Scomaïa, certains ont le cœur moins noir que les autres, laissez-les vivre. Ils passeront l'épreuve de la vérité ! »
- « Bien, roi-dragon. Nous accomplirons ta volonté. »
Sans bruit, Lyanne avança vers la tente. La sentinelle qui la gardait, somnolait appuyée sur un tronc, le regard tourné vers le camp. L'homme n'eut pas un cri quand le marteau de roi-dragon le mit hors de combat. Le garde ne toucha même pas le sol. Un grand crammplacs l'avait saisi dans sa gueule et l'entraîna. Son cavalier ayant démonté au vol, et les deux épées à la main, arriva vers Lyanne. Par gestes-ordres, le roi-dragon lui donna la marche à suivre. Lui-même pénétra dans la tente. Il vit le geste de terreur d'un corps qui se rétractait le plus loin possible de l'entrée, un bras protégeant la tête. Il s’accroupit :
- Vodcha ! Vodcha !
L'instant d'après une jeune fille lui sautait dans les bras en pleurant :
- Nevt ! J'ai eu si peur...
Lyanne la rassura du mieux qu'il put en lui caressant les cheveux. Il la berça doucement, chantant d'une voix grave une chanson à faire dormir. Il sentit le corps de Vodcha se laisser aller. Il continua son chant jusqu'à ce qu'il soit sûr qu'elle dorme profondément. Il la déposa sur le sol et sortit de la tente. Le guerrier blanc était aux aguets. Lyanne lui fit signe et lui dit :
- Garde-la !
Le marteau à la main, Lyanne s'éloigna. Il ne fut rapidement plus qu'une silhouette indistincte perdue dans la neige qui tombait toujours recouvrant tout. Il se guida aux sons. Vingt crammplacs montés par vingt guerriers étaient plus dangereux que ce semblant d'armée. Quand il arriva sur ce qui devait servir de place de rassemblement, il n'avait vu que des cadavres. Quelques hommes grelottants y avaient été rassemblés par les grands fauves. Un konsyli s'approcha de lui :
- Voilà ceux qui restent. Les autres avaient le cœur trop noir pour être épargnés par Scomaïa et les siens.
Le grand crammplacs arrivait en poussant devant lui un dernier groupe de prisonniers :
- « Roi-dragon, tes ordres ont été exécutés ! Seuls survivent les moins noirs ! »
- « Bien, vous avez fait vite et bien. Que l'un des tiens aille vers la tente où sont Vodcha et la garde. »
Scomaïa fit un mouvement de tête et un autre crammplacs partit en courant vers le bout du promontoire. Lyanne se tourna vers le groupe disparate des prisonniers. Un homme se jeta à genoux :
- Pitié, grand roi ! La petite avait dit qu'un roi viendrait la délivrer. Sarkar et Shrima ont eu tort de ne pas la croire. Je ne voulais pas cela...
- Que refusais-tu ? demanda Lyanne.
- Je ne voulais pas qu'on la prenne en otage.
Le roi-dragon ressentait de la répulsion face à cet homme. Il lui dit :
- Soit tu dis vrai et quand tu toucheras ce bâton tu vivras, soit ta parole est fausse et tu mourras.
Ayant dit cela, il tendit le bâton de pouvoir à portée de main de l'homme. Ce dernier regarda le bout du bâton avec des yeux exorbités. Il s'effondra en poussant un cri, tenant sa main droite avec sa main gauche. Il la plongea dans la neige qui se mit à fondre.
Lyanne regarda les autres :
- Voici votre choix. Devenir mes serviteurs porteurs de la marque du roi-dragon, ou mourir.
Il n'avait pas fini de parler qu'un homme tenta de s'enfuir. Il n'avait pas fait cinq pas qu'un coup de patte de crammplacs l'avait coupé en deux.
- Allez qu'on en finisse ! dit Lyanne. L'un derrière l'autre les prisonniers approchèrent et mirent la main sur la bâton. Seuls quelques uns s'effondrèrent sans vie dans la neige. Les autres serrèrent les dents pour ne pas crier lors de la brûlure. Les derniers n'avaient pas fini de passer qu'un des crammplacs dressa l'oreille. Lyanne les vit partir au galop avec leurs cavaliers. Quelques instants plus tard, il entendit les hurlements des hommes mourant sous les griffes de ses guerriers. Il eut un sourire triste. Il avait bien senti un groupe qui s'échappait, mais il pensait qu'ils auraient eu l'intelligence de fuir. Les hommes qui restaient, se hâtèrent de toucher le bâton de pouvoir. Lyanne arrêta le plus jeune :
- D’où viens-tu ?
Ce dernier, s’il avait des larmes qui coulaient, n’avait pas poussé un cri quand le feu l’avait marqué à la main. Il répondit les dents serrées :
- Je suis du pays de Trinoy.
- Où est-ce ?
- Loin d’ici près de la mer, c’est un pays tout en vallée et en vertes collines.
- Tu en es bien loin…
- On ne peut pas tous rester sur nos terres. Nos enfants sont trop nombreux. Les plus hardis prennent la mer, les plus forts partent mercenaires.
- Depuis quand êtes-vous ainsi dans la région ?
- La mort du roi Yas a donné beaucoup de liberté aux capitaines. Sarkar en a profité. Nous étions sous ses ordres. Nous avons suivi. Il nous a donné le goût de la puissance et des plaisirs faciles. Mon père disait toujours que cela avait un coût. Il avait raison. Votre venue en est la preuve.
- D’où vient l'enfant de la tente et où est celui qui l’accompagnait ?
- Nous avons fait un raid sur une ville plus loin vers où le soleil se lève. Nous avons subi des pertes et le butin n’était pas extraordinaire. Sur le chemin du retour nous sommes tombés sur cette carriole. Il y avait deux hommes et un jeune fille. Shrima qui menait l’avant-garde, a lancé ce facile assaut. Ce type transportait plus de biens que ce que nous avions trouvé en ville. Il s’est défendu avec son garde, mais nous étions trop nombreux. Le garde a été tué et lui, je ne sais pas. Quand je suis arrivé avec Sarkar et le gros de la troupe, il gisait par terre. La fillette se démenait comme une diablesse. Shrima a failli la laisser aux hommes pour qu’ils en profitent mais elle hurlait que viendrait le grand roi rouge et que nous serions tous punis. Qui dit roi dit or. Sakar a donné l’ordre de l’entraver et de lui amener. Il l’a un peu malmenée mais juste pour qu’elle révèle où était ce roi. Elle a parlé de Tichcou, la ville où était mort Yas et que le nouveau roi de Tichcou viendrait pour tous nous punir. Elle a dit des choses insensées qu’il viendrait sur les ailes du vent et qu’il serait accompagné par les serviteurs de la blanche mort. Sarkar a surtout entendu la richesse derrière ses paroles. Il a envoyé un messager vers la ville et attendait son retour pour savoir ce qu’il ferait… et vous êtes arrivé, Majesté.
Ce disant l’homme avait mis genou à terre. Lyanne connaissait le processus. Le bâton ne faisait pas que marquer la paume des hommes comme au fer rouge, il liait leurs âmes à celle du roi-dragon pour toujours.
- Ton père était un homme sage, homme de Trinoy. Quel est ton nom ?
- Pavura, Majesté.
- Tu étais chef de ton détachement sous les ordres de Sarkar, alors tu seras chef de ce détachement sous mes ordres.
Se tournant vers les guerriers blancs, il appela :
- Scomaïa et Tannoy, venez !
Le grand crammplacs et son cavalier arrivèrent.
- Désignez une main mixte pour aider ici. Ce promontoire doit devenir forteresse. Que les hommes liés et vous fassiez ce qui est bon pour le renforcer et le tenir. J’enverrai des troupes pour le renforcer en temps et en heure.
Ayant dit cela, il se détourna pour retourner vers la tente où était Vodcha. Quand il pénétra sous la toile, la jeune fille dormait encore. Il fit un signe au garde qui répondit que rien n’avait bougé depuis son départ. Doucement Lyanne lui prit la tête dans sa main et l’appela pour la réveiller. Quand elle ouvrit les yeux, il y eut comme une interrogation puis elle cria :
- Nevt !
- Sois sans peur, petite fille, sois sans peur, je suis là pour te protéger.
Il lui laissa du temps qu’elle passa à se blottir contre lui. Puis avec douceur, il l’écarta :
- Sens-tu ton père ?
- Oui, il est vivant, mais je ne sais pas où.
- Bien, Vodcha, bien, nous allons partir à sa recherche. Je sais où a eu lieu l’attaque, nous allons le retrouver.

lundi 23 décembre 2013

Lyanne était revenu à Tichcou avec de précieux renseignements et des alliés. Ouldanabi avait jeté les osselets pour son peuple. L'avenir était avec Lyanne. Virnita au nom des siens, avait prêté serment de fidélité. Pour Lyanne le mont solitaire pouvait devenir une puissante forteresse défendant l'accès aux vallées vers le Royaume Blanc. En attendant cet avenir, il fallait gagner la guerre contre Saraya. Le Prince-roi y voyait surtout une manière de mourir avec gloire. Pourtant, il préparait la campagne avec sérieux et efficacité. Les forgerons forgeaient avec entrain les armes qui demain sèmeraient la mort. L'intendance réunissait tout le nécessaire pour une troupe en campagne. Les entrepôts se remplissaient au fur et à mesure qu'arrivaient les réquisitions.
La tension était palpable. Partir en guerre en hiver était insensé pour la majorité des présents. Les déplacements et le ravitaillement seraient les pires ennemis des guerriers. Lyanne soutenait les uns et les autres. Se déplaçant beaucoup, il trouvait le temps d'aller à la forge, soit à Tichcou, soit à la Ville chez Kalgar. Sa venue était toujours une fascination pour les hommes. Le feu se prêtait à toutes ses demandes comme un être vivant. Entre ses doigts, le métal devenait pointe de flèche ou de lance, épée ou dague avec grâce et rapidité. Les gestes fluides de Lyanne dansaient un ballet aérien dont la musique était le tintement du métal.
Ce temps de calme tendu dura jusqu'à l'arrivée des phalanges. La neige les avait précédées. Dans un alignement impeccable, elles rendirent hommage à leur roi. Elles ne restèrent pas à Tichcou. Le Dieu-Dragon les accompagnait puisque la neige tombait régulièrement devant eux, couvrant le terrain d'une couche régulière les favorisant. C'est de toute la vitesse de leurs planches de glisse que progressaient les phalanges.  Lyanne était heureux de les accompagner, non qu'il aime la guerre. Ils progressaient en pleine nature, dépassant les villages sans que ceux-ci ne les remarquent. Au bivouac, il se retrouvait à discuter librement avec les princes. Chaque soir, grâce à son bâton de puissance, il rentrait en contact avec le prince-majeur et Monocarana. Le Royaume Blanc vivait cette expédition comme le commencement de la réalisation des prophéties légendaires. Lyanne espérait. Il savait que même sans les mercenaires, l'armée de Saraya restait plus importante que la sienne. Il profitait de ce temps à glisser comme les autres tout au long de la journée. Les  éclaireurs devant, traçaient la route. Après la troupe suivait. C'était un long ruban d'hommes avançant d'un même mouvement. Dans cette région de montagnes, le rôle des éclaireurs était primordial pour trouver la route la plus rapide. Lyanne avait réformé l'ancienne répartition. Si chaque phalange avait encore des guerriers pisteurs, les crammplacs poilus étaient beaucoup plus efficaces. Ils allaient vite, exploraient de grandes régions sans fatigue. Pour eux et pour leurs partenaires, cette expédition étaient l'occasion de prouver et leur bravoure et leur fidélité au roi-dragon. Quand le soir venait, les crammplacs partaient préparer la voie pour le lendemain. Lyanne en profitait pour s'envoler. Il dirigeait ainsi plus facilement la colonne en évitant les villes les plus importantes. Même si elles avaient fait soumission à Saraya, elles ne représentaient pas une menace pour lui. Leurs forces étaient justes suffisantes pour les protéger des bandes armées qui couraient le pays.
Un matin, un groupe d'éclaireurs s'était arrêté à un col. Lyanne arriva avec Karagali, le prince-cinquième qui commandait l'expédition. L'un d'eux désigna le bas de la vallée :
- La ville avec des remparts !
Lyanne s'approcha.
- C'est Felmazik. Bien, nous sommes où nous devons être. Karagali !
- Oui, mon roi !
- Continue avec les phalanges. Je vais aller saluer quelqu'un. Je vous rejoindrai plus tard.
Karagali fit un geste d'acceptation et fit les gestes-ordres pour indiquer qu'ils repartaient sans descendre. Lyanne resta un moment à regarder passer la colonne en enlevant ses planches de glisse.  Puis il se détourna et commença à descendre à pied. Sa tenue blanche le rendait difficilement visible. Il attendit d'être à mi-pente,  dans un bois, pour enlever son vêtement blanc. Quand il déboucha à l'orée de la forêt, il sentit le mouvement des sentinelles. Il était repéré. Il descendit sur le chemin tranquillement et arriva à proximité de la ville. Les portes étaient fermées. Des gardes patrouillaient sur les remparts. Il s'arrêta devant la porte. Il sentait sur lui les regards de surveillance. Un archer le tenait en joue. Un garde l'interpella :
- Qui es-tu ? Et que cherches-tu ?
- Je viens voir la Tchaulevêté. J'ai besoin de ses services.
Le garde regarda derrière Lyanne et vers les sommets.
- Tu es seul ?
- Oui, la neige m'a surpris.
- Où sont tes armes ?
- Je n'ai que mon couteau et mon marteau de forgeron.
- Approche !
La porte s'entrouvrit sur un ordre du garde. De l'autre côté, les gardes le fouillèrent.
- Tu n'as pas d'argent !
- Non, mon macoca est tombé dans la montagne. J'ai laissé mes affaires là-bas.
Le chef des gardes le secoua.
- Et bien, tu vas aller les chercher et tu reviendras...
Lyanne ne voulait pas se battre. Il réfléchissait à la meilleur manière de réagir quand une voix les interrompit.
- Je ne crois pas, Sergent !
L'homme se retourna brutalement. La Tchaulevêté toisait l'homme. Celui-ci bredouilla quelques mots et fit des gestes pour faire reculer ses hommes. Lyanne regarda la guérisseuse qui lui fit signe de le suivre.
- Tu savais que je venais.
- Oui, les charcs n'arrêtent pas de piailler. Toi et les tiens faites beaucoup de bruit.
Lyanne se mit à sourire.
- Pourquoi es-tu revenu ?
- J'avais promis à Tchavo de venir lui dire mon nom.
Ce fut au tour de la Tchaulevêté de sourire.
- Elle t'attendait. Les charcs nous ont apporté les nouvelles mais à la manière des charcs.
Ils arrivèrent en vue de la maison. La neige tombait doucement. Les bruits étouffés, donnaient une impression de calme et de douceur.
- Je voulais aussi te remercier, La Tchaulevêté. Ton remède était le bon.
Elle fit un sourire tout en ouvrant la porte de la maison. Une douce chaleur y régnait. Lyanne pensa à Sabda et à la Solvette. L'ambiance était similaire. Les charcs présents dans la maison s'envolèrent. La guérisseuse les écouta piailler.
- Ta présence les rend nerveux. Ils sont sensibles à ta nature...
Une porte s'ouvrit laissant passer une jeune femme fine. Lyanne reconnut Tchavo. Elle avait bien grandi et avait atteint cet âge où on voit l'enfant dans l'adulte qui se devine.
- Nevt ! dit-elle en se précipitant dans ses bras. Vodcha sera heureuse de savoir que tu es revenu.
Elle l'entraîna vers son coin. Comme dans ses souvenirs, la pièce était encombrée de toutes sortes de choses et des blessés occupaient les différentes paillasses. Felmazik avait connu plusieurs épisodes de razzia. L'affaiblissement du pouvoir leur avait laissé le champ libre. Une troupe de Saraya était passée aussi. Elle n'avait tué personne mais avait exigé et la soumission au roi Saraya et des vivres. Pour les habitants, cela n'avait été qu'un pillage de plus. Après son départ d'autres bandes étaient réapparues rendant la campagne peu sûre et multipliant les exactions. On espérait que l'hiver allait tuer la vermine. L'espoir était ténu. Un messager venu de Tulka, une ville à cinq jours de marche, avait apporté la nouvelle de son occupation par une troupe de hors-la-loi. Tchova racontait cela à Lyanne tout en jouant les maîtresses de maison. Elle avait maintenant droit à son espace, derrière une cloison de tissu. Elle avait aménagé l'endroit avec soin. Une alcôve  délimitée par d'autres tentures abritait sa paillasse. Un passage en hauteur restait toujours ouvert pour que les charcs puissent aller et venir selon leur bon vouloir.
- ...le bourgmestre nous tient en haute estime. Les charcs sont de précieux informateurs. Grâce à eux nous savons quand approche une troupe. Ils nous ont signalé ton arrivée. Nous savions que tes hommes et toi passaient non loin d'ici. Curieusement ils ne nous ont pas fait peur. Comme le grand être qui vole, était à leur tête, nous avons compris que Felmazik n'était pas leur but.
Tchavo s'arrêta de parler un instant, regarda Lyanne et lui dit :
- Les charcs ont raison ! Tu es devenu immense.
Lyanne était toujours étonné de la capacité de ces femmes à sentir tant de choses derrière les apparences.
- Alors tu sais, lui répondit-il.
- Non, je ne sais pas, mais je le sens. Autant quand tu étais Nevt, je te sentais incomplet, autant aujourd'hui que je te sens immense.
- J'ai fait une erreur quand ta mère m'a donné son remède. Je l'ai pris trop tôt. Tout compte fait, cela m'a été favorable, car j'ai fait ce que je devais faire pour être qui je suis. Que sais-tu ?
Tchavo ne quittait pas Lyanne des yeux.
- Je sais que tu as accompli ce que ces temps demandaient, malgré les esprits mauvais qui rôdent. Je sais que la puissance est en toi depuis. Mais... je ne sais pas ton nom.
- Je suis un homme-dragon !
En disant cela, il y eut comme une aura de puissance qui emplit la pièce. Tchavo eut un regard étonné presque apeuré.
- Comme ceux des vieilles vieilles légendes !
- On peut dire cela. Je ...
Tchavo eut un haut-le-cœur et tomba par terre comme une masse. Elle fut secouée de soubresauts. Lyanne appela sa mère.
En voyant sa fille, celle-ci dit :
- Vodcha !
Elle se tourna vers Lyanne :
- Aide-moi à la porter sur sa paillasse.
- Qu'arrive-t-il ?
- Les deux filles sont jumelles. Si une vit un malheur l'autre le ressent. Vodcha est en danger !
Le cœur de Lyanne fit un bond dans sa poitrine :
- Où ça ?
- Je ne sais pas, homme-dragon. Tchavo nous en dira plus si je peux la réveiller.

samedi 14 décembre 2013

Une intense activité régnait à Tichcou. S'il y avait quelques chutes de neige, Cotban refusait de partir et faisait régner une certaine douceur. Lyanne avait du temps. Le prince-roi et Sstanch géraient la situation. Le prince-majeur faisait de même à la Blanche. Ainsi libre de ses allées et venues, Lyanne volait souvent. Il avait décidé de se faire une idée de ce qui se passait aux alentours. Ses souvenirs de jeune dragon étaient assez flous.
Ce matin-là, il décolla et prit de la hauteur. La ligne blanche de la neige était à mi-chemin entre Tichcou et la Ville. Lyanne se concentra sur ce qu'il voyait. Une barre de moyennes montagnes s'étendait derrière la ville. Plus loin dans les nuages soulevés par Sioultac, il y avait le pays blanc. De cette ligne de sommets descendaient des ruisseaux plus ou moins encaissés. Tichcou était sur la berge de l'un d'eux. En descendant un peu la rivière, on trouvait le confluent avec le cours d'eau qui venait de la vallée du dragon. Il le survola et continua son chemin. Un moutonnement plutôt régulier de monts s'élevait jusqu'à la vallée des Izuus.
Vu de très haut, la vallée des Izuus était séparée en deux par la neige. Il revit la rivière et ses gorges et le col que la caravane avait emprunté. Plus loin, il survola la ville de l'eau. En lui affluèrent les souvenirs du dragon et ceux de Puissanmarto. Mocsar ! Si ses yeux humains ne l'avait jamais vue, il se rappelait le mouvement de panique quand il l'avait survolée. Il s'était posé sur une plateforme qui n'avait pas résisté à son poids. Il avait alors battu des ailes pour se stabiliser, déclenchant une mini tornade. Les hommes avaient fui. Il avait alors suivi l'odeur de l'or en progressant vers une grande bâtisse. De passerelles qui s’effondraient en maisons qu'il écrasait, il avait atteint son but. Si quelques hommes s'étaient dressés contre lui, la majorité s'était enfuie. Une groupe plus structuré avait tiré des flèches et des lances. Un jet de feu les avait réduits à merci. Le dragon avait pu alors déchiqueter la baraque et trouver le lieu où était caché l'or. Il avait alors tout raflé avant de redécoller. Aujourd'hui, la ville avait retrouvé son aspect. Lyanne préféra ne pas descendre. Il n'était pas nécessaire de réveiller de vieilles blessures. Il continua son trajet en revenant vers la vallée de Tichcou, reconnaissant çà et là des lieux où il était passé.
Au loin un mont dont déjà le haut se couvrait de neige, attira son attention. La montagne solitaire !  C'était un bon endroit pour se reposer et avoir des nouvelles. Virnita et Ouldanabi étaient-ils encore là ? Lyanne dirigea son vol vers le sommet du grand cratère. Il descendit en vol plané. Arrivé au sommet, il resta un moment à faire des cercles. Il ne voulait pas les surprendre. Il les vit s'agiter en bas. L'alerte était donnée. Il vit les hommes s'armer et se répartir près de chaque grande maison. Lyanne les sentait attentifs, prêts au combat sans désirer se battre. Quand il vit arriver la petite silhouette boitillante, il commença sa descente. De nouveau les hommes manœuvrèrent. Les arcs furent bandés. Presque paresseusement, Lyanne perdait de l'altitude. Même si l'ordre ne fut pas crié, il entendit distinctement : « Ne tirez pas tout de suite, attendez qu'il soit à portée ! ». Il était presque à hauteur de tir quand il entendit la première vibration. Il ne fut pas le seul. Les hommes en bas détendirent leurs armes en se regardant. Alors que Lyanne poursuivait son tour de cratère, d'autres vibrations vinrent se mêler à la première. C'est alors qu'il les repéra. Ils commençaient à briller d'une lumière rouge tranchant avec le vert profond de la forêt de résineux. 
- Les simalbabas chantent ! hurla la voix aiguë de Ouldanabi. Ne bougez pas, C'est leur maître qui arrive.
Avec difficulté, elle mit genou à terre. Les guerriers la voyant faire, hésitèrent. Lyanne eut le temps de faire un autre tour avant que tous aient imité Ouldanabi.
D'une brusque cambrure de ses ailes, il se posa et prit immédiatement figure humaine. Il s'approcha de la vieille chamanesse et lui tendit la main :
- Tu me fais trop d'honneur, toi qui sais si bien voir dans les osselets. Relève-toi, nous avons à parler.
- Qu'est-ce qui se passe ici ? cria l'homme qui arrivait, à la tête d'un détachement d'hommes et l'épée à la main.
Il s'arrêta brusquement, jeta un regard autour de lui, nota que les simalbabas brillaient tout en émettant des sons qui s'accordaient comme une mélodie et se retourna vers Lyanne :
- Toi ! Tu es... Tu es...
- Oui, Virnita, Je suis revenu.
Ouldanabi qui s'était péniblement relevée, souriait de toutes ces quelques dents :
- Les simalbabas chantent pour toi ! Tu as trouvé ton nom ! Il faut faire la fête.
Lyanne entendit un murmure passer dans toute l'assemblée des présents : « L'homme-dragon est là ! Les légendes sont vivantes ! »
Lyanne se dit qu'il n'avait pas le choix. Il devait rester avec eux au moins pour ce jour.

La fête battait son plein sous un ciel chargé de nuages. Lyanne avait admiré l'efficacité des Ouatalbi. Le maître de forge était arrivé, dans la main, une épée neuve. Fier de son ouvrage, il l'avait montré à Lyanne qui n'avait pu que constater les progrès.
- Ton passage a été une bénédiction pour nous, lui dit Virnita. Nos guerriers vont presque tous rentrer et les récoltes ont été bonnes.
- Comment se passe la guerre en dehors ?
- La guerre est loin, homme-dragon. Depuis que les Izuus ont rejoint Saraya, Altalanos a dû céder du terrain. Pour le moment, l'hiver arrive. La trêve est là depuis les premières neiges. Saraya va hiverner dans la plaine assez loin d'ici. Tous les mercenaires ont été renvoyés.    
- Combien de jours de marche ? 
- Pour des Ouatalbi, dix jours de marche, le double pour les autres, ils ne vont pas bien vite.
- Tous les tiens sont rentrés, as-tu dit ?
- Non pas encore. Les premiers sont arrivés. Les autres suivront rapidement, mais au rythme des chariots pour les vivres. Si la récolte a été bonne, elle ne permet pas de nourrir tout le monde pendant tout l'hiver. Les nôtres reviennent avec ce qu'il leur est nécessaire.
- Combien serez-vous ?
- Les miens forment plusieurs escouades dans l'armée de Saraya.
- Vous êtes un peuple fidèle. Si la guerre éclate entre les gens de la montagne et Saraya, pour qui vous battrez-vous, peuple du mont solitaire ?
- Les Ouatalbi sont fidèles à leur parole. Saraya les avaient engagés pour cette année. Quand l'hiver sera passé, nous verrons à qui nous vendons nos bras. Qui est le peuple de la montagne ?
- Il est mon peuple.
Virnita mit genou à terre :
- Nous ne pourrons pas nous battre contre ton peuple.
- Saraya se bat contre tous les petits royaumes. La mort du roi Yas les a libérés. Mais Saraya roi, leur refuse le droit de décider pour eux. Sais-tu cela ?
- Oui, homme-dragon. Nous avons marché sur de nombreuses villes. Toutes se sont rendues sans combattre devant la grandeur de notre armée sauf une ou deux que Saraya a fait raser. Ils restent plus loin vers le soleil levant quelques nations qui ont refusé les émissaires. La guerre les rejoindra au prochain printemps.
- J'ai pour certaines de ces populations beaucoup d'attachement. Elles m'ont juré fidélité et je les protégerai de Saraya.
- Ton rôle sera difficile, homme-dragon, car l'armée de Saraya est vaste et puissante même sans les Ouatalbi.
Quand elle est en marche, seul Altalanos a une armée suffisante pour l'arrêter.
- Celle de Yas a échoué aux portes de ce qui est devenu mon royaume. L'hiver verra la chute de Saraya ou sa soumission.
- Quelle armée se battrait en hiver ?
Lyanne sourit en pensant aux phalanges qui allaient déferler bientôt. Dans la plaine, personne ne pourrait soutenir l'assaut de ses guerriers blancs.

dimanche 8 décembre 2013

Lyanne était reparti le lendemain avant la levée du jour. Il avait pris la route de Tichcou. La bourgade vue d'en haut avait bien changé en une saison. Plusieurs chantiers avaient été menés. Le Milmac blanc s'agrandissait et s'embellissait. Des remparts commençaient à prendre forme. Lyanne pensa que le prince-roi allait faire de Tichcou une quasi-capitale. Les guetteurs signalèrent son arrivée en sonnant de la trompe. Devant le fort, la place avait été dégagée et aplanie. À plusieurs endroits, la forêt avait été dégagée pour de futurs bâtiments dont on voyait déjà les premiers murs.
Lyanne se posa et dans le même mouvement devint comme un homme. Les soldats couraient vers lui pour faire une haie d'honneur.
Dramtel les suivait de près. Il mit genou à terre :
- Mon roi ! Si nous avions su pour votre arrivée, nous aurions fait une réception.
- Nul besoin de fête ou de réception. Je viens voir le prince Kaltrim.
- Il est au Milmac.
Lyanne se dirigea vers l'ancienne auberge devenue résidence du prince de Flamtimo. Une escorte l'accompagnait. Dans Tichcou, il rencontra de nombreux pèlerins qui voulurent le voir, le toucher. Le plus gros travail des soldats fut de les maintenir à distance. Son arrivée au Milmac fut saluée par des ovations et des cris de joie. Kaltrim était sorti à sa rencontre, Sstanch suivait.
- Majesssté, c'est une joie..., commença Kaltrim
- Ici aussi les choses ont bien changé en une saison, le coupa Lyanne.
- Oui, dit Sstanch. Votre ascension sur le trône a bouleversé le monde.
Ils entrèrent dans la grande salle. Lyanne ne la reconnut pas. Des cloisons avaient été abattues, seuls persistaient quelques piliers. Kaltrim avait fait décorer la pièce au goût des flamtimiens. Lyanne trouvait cela surchargé, mais le prince de Flamtimo lui détaillait avec fierté tout ce qu'il avait fait. Il y avait maintenant une statue de tête de dragon peint d'un rouge criard. Lyanne ne s'y reconnut pas. Kaltrim vantait le savoir-faire de l'artiste qui venait de son pays d'origine.
- Ccce ssserrrait un honneurrr pourrr le pays de Flamtimo que de vous accueillirrr !
Lyanne opina de la tête, écoutant d'une oreille plutôt distraite le prince Kaltrim lui vanter les mérites d'un tel voyage. Son devoir de roi-dragon était d'y aller un jour. Mais était-ce pour maintenant ? Il redevint attentif quand il entendit le prince-roi parler de la situation militaire. Les flamtimiens allaient pouvoir prouver leur bravoure. Les deux généraux qui avaient passé l'été à se battre, avaient conclu un accord, séparant le monde en deux. Maintenant les armées étaient libres de faire régner l'ordre dans les pays conquis. Les flamtimiens en reconnaissant le roi-dragon se mettaient hors cette loi... Lyanne entendit une certaine jubilation dans la voix de Kaltrim. Ils allaient enfin pourvoir se battre et prouver que les chevaliers de Flamtimo étaient les meilleurs des guerriers. Lyanne soupira. Le combat ne finirait-il jamais ?
Il demanda comment s'établissait la nouvelle répartition entre Saraya et Altalanos.
Altalanos avait consolidé sa position loin près de la mer. Il avait tenu le long de frontières naturelles qui lui avaient servi de remparts. En bloquant quelques passages, il avait fait du pays une forteresse. Le lac de Jelentos était le seul point faible. Mais une grande partie des troupes du général Altalanos, pardon, du roi Altalanos, étaient massées sur la rive du lac dans une série de forts que Saraya n'avait jamais réussi à circonvenir.
Saraya, depuis son mariage avec Salcha, avait été moins présent sur le terrain. Il avait surtout profité de l'été pour consolider son pouvoir. Contrairement à Altalanos, Saraya avait à gérer une multitude de petits royaumes dont certains avaient été tentés par l'indépendance. Heureusement pour lui, son adversaire était aussi occupé à faire face aux pirates. Même si aucun traité n'avait été signé, dans les faits une sorte de trêve s'était installée. C'est à peine si quelques combats autour du lac symbolisaient l'absence de paix.
Les flamtimiens faisaient partie de ces peuples qui posaient problème au nouveau roi. Yas les avaient soumis après de longs combats. Saraya les avaient laissés tranquilles le temps nécessaire pour soumettre les autres. L'hiver arrivant, les armées allaient se mettre au repos. Au prochain printemps Kaltrim prévoyait déjà la guerre. Ses espions l'avait prévenu. Saraya se disant roi, ne supporterait pas de les laisser faire. Le prince-roi organisait déjà la résistance. Les forgerons allaient passer la saison froide à créer des armes.
- Nous vaincrrrons ou nous mourrrrrrons ! affirmait Kaltrim.
Lyanne le croyait. Il se souvenait de ce qu'il avait vu avant son arrivée à Tichcou. Les flamtimiens allaient se battre à un contre cent. La victoire ne lui semblait pas possible. Cela ferait encore beaucoup de morts, beaucoup trop. À moins...
- Prince-roi, croyez-vous qu'en tant que roi-dragon je puisse laisser mon peuple se faire massacrer ?
- Mon rrroi, ccc'est notrrre rrrôle de prrrotéger le cœurrr du rrroyaume. Sarrraya nous passsssserrra sur le corrrps avant de pouvoirrr arrrrrriver iccci. Tout le pays entrrre Tichcou et le Flamtimo vous est acquis.
- Bien, Prince-roi, très bien. Je suis un roi de paix qui doit se battre. Cela me déplaît mais Saraya me l'impose. Alors j'agirai comme je le sens et non en lui laissant l'initiative.
Kaltrim se mit à sourire :
- Quels sssont les ordres ?
- Préparez des vivres pour une armée. Nous allons attaquer.
- Mais l'hiverrr...
- Les guerriers blancs sont les serviteurs du Dieu-dragon et se moquent de l'hiver.
Lyanne avait contacté le prince-majeur à travers son bâton de pouvoir. Les phalanges allaient se mettre en route dans une main de jours. Dans une lunaison au plus, elles seraient à Tichcou. Dans deux, elles frapperaient Saraya. Restait à savoir, où ?

mardi 3 décembre 2013

C'est le cœur lourd qu'il quitta la ville. Il lui fallait s'arrêter à Tichcou. Le prince-roi l'attendait. Avant son départ, il avait rencontré Qunienka. Ce dernier n'avait pas assez d'expérience pour diriger le secteur. Il le savait. Lyanne devait nommer quelqu'un pour remplacer Quiloma. En attendant, il le nomma responsable de la ville. Sans raconter ce qu'il savait, il glissa dans la conversation que Quiloma était mort avec honneur et que le Dieu-Dragon lui-même était venu. Qunienka se redressa. Ses yeux  brillèrent. Il n'osa pas interroger le roi-dragon. Lyanne sentit son désir de savoir. Il ne dit rien mais sortit de ses affaires un petit mausolée surmonté de deux épées entrelacées. Il le donna à Qunienka en disant :
- Le Dieu-Dragon a décidé. Ils sont ensemble sous la protection des deux épées du prince.
Qunienka prit la maquette religieusement.
- Nous l'honorerons comme nous aurions honoré le tombeau du prince Quiloma.
Qunienka avait fait une pièce mémorial pour y déposer le cadeau du roi-dragon. Tous les soldats étaient venus spontanément pour rendre l'hommage qu'on doit à un prince-neuvième et surtout au prince qui avait recueilli votre chant du serment.
Lyanne était parti peu après. Il avait été en contact par le bâton de pouvoir avec le prince-majeur. Celui-ci devait envoyer deux phalanges avec un prince-neuvième. Lyanne lui faisait confiance, il ferait le bon choix. Succéder à Quiloma était impossible. Le nouveau prince-neuvième serait choisi en conséquence aussi différent que possible.
Les vents étaient contraires. Ne voulant pas lutter, il se laissa porter. Il reconnut la colline et puis la vallée. Ici aussi les choses avaient changé. Un homme faisait des grands signes. Lyanne alla vers lui. Schtenkel !
Il se posa.
Le grand dragon rouge était manifestement le bien venu. La forêt avait été dégagée pour laisser la place à un ensemble dédié au Dieu-dragon et à son avatar le roi-dragon. Des bâtiments longs et bas entouraient une esplanade ouverte sur le lac qui s'était constitué après son départ. De là une cascade conduisait l'eau dans la vallée en contre-bas. Aux cris de Schtenkel, une foule était sortie des habitations et se prosternait devant le grand dragon en chantant : « Graph ta cron » avec un accent épouvantable. 
- Qu'est-ce que tout cela ? demanda-t-il
- ROI-DRAGON, C'EST UN GRAND HONNEUR...
- Cesse tous ces cris, dit Lyanne, mes oreilles t'entendent !
- Je sais, roi-dragon, je sais, mais c'est pour tous ceux-là ! répondit Schtenkel, en désignant toute la foule prosternée. Votre présence honore ce lieu et signifie que leur pèlerinage est béni. Rares sont ceux qui vous ont vu. 
Lyanne sursauta. Il voulait en savoir plus.
- Bien, dit-il. Sais-tu encore aller dans la vallée en bas ?
- Oui, majesté, mais pourquoi ?
- Retrouve-moi en bas dans la grotte à côté de la cascade !
Lyanne décolla et plongea dans la vallée. Il vit des hommes partout sur les crêtes. Il plongea dans le lac au pied de ce qui fut sa grotte. Il avait senti l'or. Son trésor n'avait pas bougé. Il était sous les roches sous l'eau de l'étang au pied de l'esplanade.  Cela le rendit heureux. Sous l'eau, il ajusta sa taille pour ressortir entre des racines. C'est à l'abri des regards qu'il redevint comme un humain.
Le fond de la vallée aussi avait changé. Un chemin maintenant conduisait vers l'aval. Quand il sortit du bois, il rencontra un groupe de pèlerins. Ils semblaient tous excités.
- Vous l'avez vu ? Vous l'avez-vu ?
Comme il semblait ne pas comprendre, un plus exalté le prit par le bras :
- Le Dragon ! Où est le Dragon !
- Il a plongé dans le lac, répondit Lyanne.
Se tournant vers les autres, l'homme cria :
- Venez, nous allons peut-être le voir !
Tout le groupe se précipita dans le bois d'où venait Lyanne en le bousculant au passage. Lyanne trouva la situation cocasse. Il y avait une saison, on venait dans cette vallée pour le tuer, aujourd'hui, ils voulaient l'adorer. Se retournant pour reprendre son chemin, il vit un homme qui n'avait pas bougé. Son instinct le mit sur ses gardes. Il le regarda. S'il avait la tenue des pèlerins, il n'en avait pas le cœur. Lyanne le sentait noir et retors. Il s'approcha de l'homme.
- Vous n'êtes pas un pèlerrrin, dit l'homme en regardant Lyanne.
- Je suis un passant, répondit Lyanne.
- Arrrmé, dit l'homme en montrant le marteau qui pendait à la ceinture de Lyanne.
- Je viens de régions dangereuses.
- Ccceux qui viennent iccci, viennent pour le drrragon, mais je te prrréviens, il est à moi !
Lyanne fut surpris de l’intonation de l'homme. Celui-ci dégaina une épée qui était caché sous sa chasuble de pèlerinage et menaça Lyanne qui resta imperturbable.
- Oui, il est à moi ! Et perrrsonne ne m'empécherrra de le tuer, alors passsssse ton chemin.
- Mon but est autre. Je vais vers Tichcou.
L'homme sembla se radoucir sans perdre son regard soupçonneux. Il rangea son arme.
- J'aurrrais ccce qui me rrreviens ! Ne me gêne pas !
Ayant dit cela, il monta lui aussi vers le lac. Lyanne le laissa passer. Il resta pensif tout en descendant vers la grotte plus bas. Les flamtimiens n'étaient manifestement pas tous convaincus par sa royauté. Il entendit l'eau qui tombait de la falaise au-dessus. Elle avait commencé à modeler le terrain. Elle avait décapé le rocher à son arrivée, puis formait un ruisseau qui rejoignait la rivière un peu plus loin. Elle tombait en rideau devant un creux maintenant bien visible, porche d'entrée d'une grotte. Lyanne passe derrière. Le sol était sec et sablonneux. Il s’assit et attendit l'arrivée de Schtenkel. 
Il étendit ses perceptions tout autour.
Il ressentit l’excitation du groupe de pèlerins autour du lac. Tous les esprits étaient concentrés sur la scrutation de l’eau qui stagnait. À part, traînait le flamtimien dont la colère brillait comme une aura autour de lui. Il vivait une injustice. Lyanne ne comprenait pas laquelle mais cela motivait son action. Contrairement aux autres, il examinait les environs. Son esprit fourmillait de désir de vengeance, élaborant des plans, oscillant entre délire et réalité. Plus haut d'autres groupes suivaient leur chemin. Près de la forêt, ceux qui avaient vu le roi-dragon préparaient une grande fête. Leurs cœurs étaient légers, tellement ils étaient persuadés qu'ils étaient bénis pour le reste de leur vie.
Lyanne passant de groupes en groupes, comprit ce qu'était devenu ce lieu. Il l'avait connu caverne profonde, il le retrouvait esplanade ouverte à tous les vents, fréquentée par une foule en mal de bénédiction. La neige pourtant déjà profonde n'avait pas encore ralenti la fréquentation du lieu. Schtenkel aurait beaucoup à raconter.
Ce dernier était arrivé tard dans la journée. Il avait sursauté en voyant Lyanne:
- L’chasseur ! Qu’est-ce que tu fais là ?
- J’attendais ta venue.
- Et l’dragon qu’est-ce t’en as fait ?
- Le dragon est là où je suis et je suis là où est le dragon.
- C’est pas banal, ça ! dit Schtenkel en se laissant tomber à côté de Lyanne. Ça doit pas être marrant tous les jours !
Il soupira.
- Tu sais, l'chasseur, toi comme moi, on est victime du destin, t'crois pas ? Si on l'avait pas rencontré c'dragon, on en serait pas là.
- Le regrettes-tu ?
- Ben non. J'ai jamais été aussi considéré qu'maintenant. Depuis qu'ma main a repoussé, les gens m'regardent pas pareil. Ici j'suis quelqu'un. Y'en a eu d'autres qu'ont été guéris mais j'suis l'seul dont la main ait repoussé. Les guerriers blancs et surtout leur prince, t'sais, l'Quiloma, un sacré çui-là, y m'ont aidé. L'coin est y devient un grand sanctuaire. C'qu'est sûr, c'est q'c'est déjà un grand lieu sacré. En plus on a le trésor du dragon et ça c'est encore mieux. J'apprends les légendes par ceux qui viennent. En fait l'trésor y restera là jusqu'à c'que le dragon y trouve une compagne. Ça m'laisse du temps.
Dans la nuit qui tombait Lyanne écouta Schtenkel lui raconter sa vie depuis leur dernière rencontre. Quiloma avait décidé de faire de ce lieu un haut lieu sacré. Comme cela la ville serait protégé des pèlerins envahisseurs pasicifiques mais envahisseurs quand même. Quelques uns y allaient mais la guérison de la main de Schtenkel attirait plus que tout le reste. Bientôt la neige rendrait les lieux impraticables. Même Schtenkel redescendrait à Tichcou pour rejoindre sa maison.
- T'sais qu'ton feu y brûle toujours ! T'es un sacré mec l'chasseur !
Lyanne l'orienta après sur les pèlerins et sur le flamtimien. Il apprit ainsi que certains défendaient encore la position du prince-roi qui avait été vaincu. Schtenkel les reconnaissait sans difficulté. Ils avaient le regard fou des chasseurs de dragon.
- Et tu vas faire quoi, l'chasseur ?
- Mon destin est ailleurs. Je reprend la quête. Je cherche ce qu'il me manque.
Schtenkel se mit à rire.
- J'en étais sûr. Un chasseur est toujours un chasseur. Maintenant que t'as réglé l'sort du dragon, te v'là parti sur une autre piste !
Lyanne sourit à cette remarque. Schtenkel n'avait pas tort. Il était encore à la recherche de quelque chose. Sa vie entière serait-elle une quête ?

jeudi 28 novembre 2013

- Elle n'aurait pas dû...
Lyanne regarda la fille de la Solvette qui parlait.
- … On ne viole pas les lois de la nature sans en payer les conséquences. Elle a beaucoup souffert.
Sa voix était chargée d'émotions. Lyanne était venu la voir en sortant des grottes à machpes. Il avait attendu que la Solvette s'éteigne pour faire ce qu'il avait à faire. Quand il avait quitté la salle, un catafalque de glace trônait au milieu, à son sommet deux épées entrelacées.
- Le Dieu-Dragon sait ce qu'elle a fait et pourquoi elle l'a fait. Quiloma sans elle aurait-il pris la bonne décision ?
Sabda leva un regard interrogateur vers lui :
- Et alors ?
- Le Dieu-Dragon a décidé de les protéger. J'ai fait pour eux un simalbaba.
- Un simalbaba ! Ta puissance est grande. 
- Elle est en moi. Si je l'ai reçue, j'en ignore la raison. Je dois vivre avec. Ce n'est pas un choix.
- Tu pourrais la refuser.
- C'est impossible, la refuser revient à me refuser à moi-même.
Lyanne se rapprocha de Sabda :
- Je vais partir.
Elle tourna son regard vers lui.
- Le royaume t'attend ?
- Ta mère avant de fermer les yeux m'a dit que ce qui me manquait n'était pas dans les montagnes.
- Mais tu as tout !
- C'est ce que tout le monde croit. Moi aussi je le croyais jusqu'à ce qu'une princesse me démontre le contraire.
Sabda lui sourit :
- Alors tu es beaucoup plus normal que je le pensais. Peut-être...
- C'est impossible, dit Lyanne en lui coupant la parole. Si je commettais une erreur, ce serait la mort. La puissance peut détruire même sans le vouloir.
Sabda le regarda gravement :
- Viens par là !
Elle lui prit la main et le conduisit dans une des alcôves. Elle s'assit, l'invitant à faire de même.
- Ma mère sentait mieux que moi les choses et les êtres. J'ai besoin de supports.
Sabda jeta des osselets sur le sol. Elle les regarda avec attention. Au moment où Lyanne allait perdre patience et prendre la parole, Sabda ouvrit la bouche :
- Longue et hasardeuse est ta route. J'y vois aussi de la violence. Tant de choses semblent liées à ta présence... Tu as laissé des objets de pouvoir. Ils ont un rôle à jouer dans ton avenir.
Brusquement un jako tira la tenture et sauta au milieu d'eux bousculant les osselets. Sabda lui sourit et le prit contre elle.
- La nature ne veut pas que tu en saches plus. Je ne relancerai pas pour toi.
Lyanne plongea ses yeux d'or dans le regard de Sabda. Elle était bien la fille de sa mère !
- Tu es chère à mes yeux et à mon cœur. Même si je suis loin, je penserai à toi. Mais il me faut partir, ton oracle me le confirme.
Ils se levèrent. Elle lui prit la main et la mit sur son cœur.
- Il battra pour toi, même si je sais que tu ne seras jamais mon compagnon.
Lyanne doucement souleva sa main entraînant celle de Sabda qu'il embrassa.
- Si cela avait été possible, nous aurions eu la plus belle fille du monde.
Sabda eut un sourire triste. Lyanne lui toucha la joue :
- Que tes jours soient prospères et ton chemin tranquille, Sabda.
- Que tes jours soient prospères et ton chemin tranquille, roi-dragon !
Ayant dit cela, elle se jeta à son cou, l'embrassa avec fougue et s'enfuit le laissant abasourdi. Lyanne l'entendit pleurer derrière la tenture. Il baissa la tête et se dirigea vers la porte.

jeudi 21 novembre 2013

Lyanne souriait tout en volant en pensant à la tête de Akto quand il lui avait expliqué. Il l'entendait encore :.
- Non, c'est pas possible ! C'est pas possible !
Seul Nyagorot était heureux. Lyanne avait dû convaincre les autres ou leur imposer. Le prince-majeur Akto allait gouverner pendant son absence. Le serment qu'il avait prêté dans le monde clos dont Lyanne l'avait sorti, le liait puissamment à Lyanne. Pire que la mort le guettait s'il se reniait.
Le vent lui était favorable. Sioultac le poussait. Même si les nuages l'accompagnaient, il était heureux de repartir vers la ville. Dans son esprit, ce village continuait à s'appeler la ville. Il savait que la paix y régnait. Une paix relative. Sstanch lui avait fait part lors de ces rapports à travers le bâton de pouvoir, de quelques incidents avec les armées de la plaine. Les chevaliers de Flamtimo avaient réglé le problème. Il se doutait qu'ils n'avaient pas fait dans le délicat. Ses pensées glissèrent vers la guerre des généraux. Où en étaient-ils. Est-ce que cela viendrait jusqu'à Tichcou ? Avant son départ, avec Akto et Nyagorot, ils avaient décidé de renforcer la présence des guerriers blancs dans la ville. Quiloma était prince-neuvième et pouvait gérer plus de troupes. La région pouvait supporter de nourrir plus de monde maintenant que Tichcou était rattachée au pays blanc.
C'est en pensant à tout cela qu'il passa le col de l'homme mort.
Le froid s'était déjà installé. La neige recouvrait tout le haut pays. Plus bas il voyait encore les forêts habillées de vert et de roux. À l'agitation dans la ville, il sut qu'il avait été repéré. Il se laissa porter jusqu'à Montaggone qu'il survola. Son inquiétude grandissait au fur et à mesure qu'il approchait.  C'est là que l'équilibre était rompu.
Quand il se posa Qunienka arriva en courant. Lyanne avait repris sa forme humaine.
Il mit genou à terre, le poing fermé sur le cœur, inclinant la tête :
- Si nous avions su, Majesté, nous aurions préparé une réception.
- Je te crois. Pourtant je suis dans l'ignorance de ce qui est arrivé.
Qunienka s'empourpra.
- J'allais faire mon rapport, Majesté.
- Parle !
- Le prince neuvième a disparu.
Lyanne encaissa le choc.
- Rentrons et tu m'expliqueras.
Tout le monde arrivait pour le saluer. Lyanne dut faire un effort pour ne pas les bousculer. Il remarqua l'absence de la Solvette et de sa fille. Il fit un signe à Qunienka qui ouvrit la marche vers Montaggone. Les guerriers souriaient de le voir mais les gens de la ville manifestaient bruyamment le plaisir de le voir. Leur montée dura plus longtemps qu'il n'aurait souhaité. Il arriva enfin à la porte du fort et alla directement vers les bâtiments réservés aux princes. Qunienka l'y attendait. Il le fit entrer, lui proposa un siège et commença son rapport :
- Cela fait deux jours, Majesté que nous avons constaté la disparition du prince Quiloma...
Lyanne nota dans la voix de Qunienka toute la peine que lui provoquait cette disparition.
- … nous le pensions chez la Solvette, mais elle aussi a disparu. Quand nous sommes arrivés devant chez elle, c'est la petite Solvette qui a ouvert. Elle nous a simplement dit que sa mère était partie. C'est elle qui maintenant officie comme marabout. Quand je lui ai demandé où, elle m'a souri tristement et a refermé la porte. Connaissant votre volonté de la protéger, je n'ai pas insisté. Des patrouilles sont parties dans toutes les directions, mais la neige est tombée et a effacé les traces.
Lyanne fronça les sourcils. Cela ne lui disait rien qui vaille.
- Je vais aller voir Sabda, dit-il.
Lyanne descendit jusqu'à la maison de la Solvette. Il frappa et entra. Sabda préparait quelque chose sur le feu. À l'odeur, Lyanne pensa à une potion.
- Bonjour Sabda.
- Bonjour Tandrag.
- Que prépares-tu ?
- Avec le froid, les fièvres vont arriver. Cette potion les calmera.
- Tu sais pourquoi je suis venu.
- Je m'en doute. Je ne vais pas pouvoir te répondre.
- Je sais que tu ignores beaucoup de choses, mais ce que tu sais m’intéresse. Quiloma est parti, la Solvette aussi. Ils sont ensemble. Pour moi c'est évident. La question est : où sont-ils ?
- Ça, je ne le sais pas. J'ai senti ma mère préparer son départ depuis quelques temps.
- Quand sont-ils partis ?
- Il y a trois jours, juste avant la neige.
- Trois jours ! Ta mère ne marche pas vite. Les patrouilles n'ont rien trouvé.
- Quiloma sait ce qu'il doit faire pour échapper à ceux qui le chercheraient.
- Alors, ils ont décidé de fuir, mais fuir quoi ?
- Je pense que Quiloma est parti pour son dernier combat.
Lyanne sursauta :
- Son dernier combat ?
- Ma mère ne m'a rien dit. J'ai senti la santé de Quiloma décliner. Tu le connais. Il ne veut pas mourir dans son lit.
- C'est aussi grave que cela ?
- Plus que cela ! Il souffre beaucoup et ne veut pas qu'on le voit. Il est parti avant que le bruit de sa déchéance ne se répande.
Lyanne soupira. Il ne s'attendait pas à cela.
- Et ta mère ?
- Pour elle la vie aussi s'en va. Elle a plus de saisons que beaucoup. Elle a attendu longtemps avant d'avoir une fille pour lui succéder. Sans l'arrivée de Quiloma, elle n'aurait pas eu d'enfant et la ville serait sans marabout. Depuis des lunes, elle soigne mon père et refuse de se laisser aller. Elle a utilisé toute sa science pour reculer sa propre échéance.
- Et tu es restée ?
- Elle a choisi. Je lui ai fait mes adieux. C'est la vie.
Sabda continuait à remuer sa potion d'un air fataliste.
- Pour moi, c'est inacceptable ! Le prince Quiloma mérite qu'on lui rende hommage. Sans lui, je ne serais pas ici.
Lyanne ressentait de la colère. Quiloma avait été son maître. Il ne pouvait pas partir comme cela sans rien dire.
- Je vais aller à leur recherche !
- Ma mère a prévu cela. Elle m'a dit que si tu revenais trop tôt, tu n'accepterais pas...
L'émotion envahissait Lyanne, comme une envie de pleurer. Il se revoyait enfant ici, dans cette ville qui lui semblait très grande avec ces gens qu'il admirait. Cela ne pouvait pas finir comme cela.
- Elle m'a dit : « Tu lui diras que c'est mieux comme cela. Nous avons bien vécu. Nous avons été heureux et nous avons fait ce qui devait être fait pour ce monde. Qui peut en dire autant ? ».
Lyanne reconnut la sagesse de la Solvette.
- Elle a raison. Pourtant je ferai ce que j'ai dit. Ils ont encore un rôle à jouer.
- NON !, s'emporta Sabda. Elle ne veut pas. Et je ne veux pas ! Tu vas leur faire du mal.
- Peut-être, Sabda, peut-être, mais j'ai besoin de leur faire mes adieux.
Sans attendre de réponse, il sortit. Une escorte l'attendait. Il leur donna l'ordre de rentrer à Montaggone. Sans leur laisser le temps de réagir, il prit sa forme de dragon et décolla.
Où pouvaient-ils être ? Qunienka n'avait rien appris des patrouilles. Lyanne en avait conclu que Quiloma avait soigneusement évité les points de passage habituels ou même inhabituels. Vu de haut, tout était blanc sauf vers Tichcou. Seul le ciel était noir. Avec le vent qui soufflait, Lyanne estima qu'il n'avait que jusqu'à la fin de la journée avant que la tempête n'arrive. Avec elle, Sioultac envoyait sa première émissaire. Cotban reculerait jusqu'aux vallées en bas. Le pays serait alors coupé du reste du monde pendant longtemps. Il se mit à faire de grands cercles dans le ciel en élargissant le champ de ses perceptions. De ses yeux d'or, il scruta le sol. Les traces des uns et des autres lui apparurent. Tout autour de la ville, il y avait une multitude de marques se recouvrant les unes les autres, les rendant ininterprétables. Plus loin, il y avait celles des patrouilles partant en étoile et explorant toute la région. Il vit une autre piste. Elle était solitaire. Il la suivit des yeux. Au bout, il découvrit un habitant bûcheronnant. Ses cercles s’agrandirent sans rien trouver de plus intéressant. Décidément Quiloma avait fait très fort. Où pouvait-il bien se cacher ? En trois jours, s'il était aussi fatigué que le laissait entendre Sabda, ils n'avaient pas pu aller bien loin. Quand la lumière baissa, Lyanne fit demi-tour. Il avait sûrement raté quelque chose, mais il ne savait pas où. Le vent soufflait maintenant en rafales qui gênèrent son atterrissage. Des flocons épars ne tarderaient pas à  devenir plus nombreux. Combien allait-il tomber de neige cette nuit ? Demain, il ne pourrait pas voler. Avec ce qu'il préparait dans le ciel, Sioultac allait les tenir éveillés un bon moment. Il rentra vers la ville la tête basse, réfléchissant sans vraiment réfléchir. Dans sa tête, il y avait la déception et de l'amertume, et puis la blessure à son amour-propre de ne pas avoir découvert les traces de Quiloma et de la Solvette. Il s'arrêta chez Sabda pour lui dire son échec. Elle en fut soulagé.
Quand il repartit, Lyanne se sentait plus Tandrag que dragon. Il fit un détour par chez Kalgar, mais la forge était déjà calfeutrée pour faire face à la tempête qui s'annonçait. Là aussi, ce fut une déception. Une partie de lui avait besoin d'être consolée. Il reprit ses déambulations dans la ville sans rencontrer personne. Tout le monde avait senti venir la violence de Sioultac et s'était calfeutré. Il était seul dans ces rues désertes et noires. Il passa devant la maison Andrysio. On entendait les chants de l'office. Kyll ! Son image s'imposa à son esprit. Peut-être que Kyll pouvait trouver où était parti Quiloma ! Il poussa la porte.
Le sorcier qui gardait la porte ne réagit pas tout de suite. Lyanne pensa : « Soit il dort, soit il médite ! ». il toussota. L'homme jeta un regard éteint vers lui.
- C'est pourquoi ?
- Je viens voir Kyll.
- Le Maître-Sorcier ne reçoit plus à cette heure. Revenez demain.
Ayant dit cela le sorcier portier se rencogna dans son coin. Lyanne eut envie de rire. Il le toucha de son bâton de pouvoir. L'homme ouvrit un œil et sauta sur ses pieds quand il se vit entouré de lueurs orangées.
- Au feu ! AU FEU !
Ses cris firent sortir d'autres sorciers qui jetèrent des regards apeurés jusqu'à ce qu'un d'eux crie :
- Le Roi-dragon !
Les cris stoppèrent. Un des sorciers présents courut vers une porte au fond et disparut. Le sorcier portier regardait autour de lui semblant tout étonné de ne plus voir de flammes, et puis ce fut comme si une lueur de compréhension traversait son esprit. Il leva les yeux sur Lyanne et brusquement se mit à genoux en disant :
- Majesté !
Lyanne allait le faire se relever quand la porte du fond s'ouvrit sur un homme qui avançait d'un pas décidé. Il reconnut Kyll. Tous baissèrent encore plus la tête.    
- Majesté, c'est un honneur pour nous. Voulez-vous assister à la fin de la cérémonie du soir ? Nous pourrons parler après.
Lyanne fit un signe d'approbation de la tête et Kyll l’emmena dans le temple. Dans ce qui fut une grange, le chœur des sorciers chantait un mantra. Le retour de Kyll sembla être le signe de la reprise de la cérémonie. Le chant changea. Kyll fit signe à Lyanne qui prit place à côté de lui. L'atmosphère était surchargé de l'odeur entêtante de cette herbe dont il ne se souvenait plus du nom. Derrière Kyll, il remarqua une silhouette dans la pénombre qui tournait sur elle-même. Il pensa que le sorcier dansait quand il vit que les pieds de ce dernier ne touchaient pas terre. Son regard absent, ses bras étendus donnaient un spectacle curieux. Les autres ne semblaient pas intrigués. Lyanne en conclut que cela devait être habituel. Le chant diminua pour renaître sous l'impulsion de Kyll, plus grave, plus rythmé. Le roi-dragon sentit la pulsation le traverser. Il reconnaissait ce chant même s'il ne l'avait jamais entendu. Il parlait la langue des dragons. Son cœur se mit à battre au rythme des tambours. Il senti son corps de dragon vouloir être présent ici, maintenant, tout de suite. Il choisit une taille adapté à la salle. Il n'y eut pas de cris de surprise quand il se changea, simplement le chant prit de l'ampleur. Capable de voir plus que la réalité des hommes, il vit arriver les esprits des animaux et des arbres, plantes et tout ce qui pousse. Le monde autour de lui se peuplait de formes et de présences. Le sorcier tournoyant qui se nommait Tasmi les regardait tous avec un regard de feu. Lyanne comprit que ce sorcier voyait aussi ce qu'il voyait. Puis la salle fut encore plus remplie quand arrivèrent l'esprit de la montagne et ceux des autres lieux. Tout ce monde dansait au rythme des tambours qui parlaient la langue des dragons. Il était le roi-dragon. Il était le dragon-roi. Il était le dragon et l'avatar du Dieu Dragon. Il était.
Sur un dernier coup de tambour tout se figea. Lui seul semblait pouvoir bouger. Il fut étonné. Il se déplaça doucement contemplant le monde figé. L'esprit de la montagne était là non loin, porteur d'une petite flamme. L'esprit des animaux volants était suspendu dans les airs. Il vit même l'esprit des crammplacs poilus. Lyanne se promena au milieu des esprits immobiles comme on se promène dans une forêt en évitant les arbres. Il vit que le litmel était son propre avatar. Il vit même l'esprit des machpes qui brillait doucement. Des souvenirs lui revirent en mémoire. Il continua à se déplacer, s'étonnant de ne pas trouver de représentant des hommes. Mais peut-être que Tasmi était comme lui ou le litmel son propre avatar.
Il y eut un coup de tambour puis un deuxième comme un écho. Ce fut comme un dialogue de battements. Lyanne y entendit deux cœurs qui pulsaient en s'accordant l'un à l'autre au fur et à mesure que le temps passait.
Doucement la voix du chœur des sorciers se mêla aux sons des tambours. Il y eut comme un appel à revenir et Lyanne vit tous les esprits perdre leur consistance. Lentement, comme à regret, ils s’effaçaient. Bientôt, il ne resta plus que les sorciers et Lyanne. Il reprit sa forme humaine. Kyll s'approcha de lui, Tasmi le suivait. 
- Ta venue... Votre venue, Majesté, a été source d'une grande cérémonie. Tous les esprits sont venus vous saluer.
- Là où est la lumière, là est ce que tu cherches.
Lyanne regarda Tasmi qui venait de parler. Il avait le regard fou semblant ne voir personne. Il se tourna vers Kyll :
- Que dit ton disciple ?
- Le sorcier Tasmi est un grand voyant, qui reste toujours un peu accroché au monde des esprits, mais je confirme ce qu'il a dit. Ce que tu cherches est là où est la lumière.
Tout en parlant, ils étaient arrivés près d'une porte que Kyll ouvrit. Des serviteurs s'affairaient à préparer une table.
- Puis-je vous inviter, Majesté ?
Lyanne ne se sentait pas de refuser. Ils s'assirent de part et d'autre de la table qu'on avait dressée. Tasmi s'installa derrière Kyll et s'immobilisa.
- Est-il toujours comme cela ? demanda Lyanne.
- Oui, répondit Kyll. D'habitude, il épaule mon second, le sorcier Natckin, mais ce dernier est en mission à Tichcou. Nous avions senti votre arrivée, et le besoin que vous auriez de nous. Tasmi est toujours l'homme de la situation. Ces visions ont toujours été très ajustées.
Lyanne demanda des explications, mais les sorciers ne semblaient pas en savoir plus que ce qu'ils avaient dit. L’interprétation finale appartenait à Lyanne et lui seul pouvait la donner. La cérémonie était une porte ouverte sur une autre chose. Être homme-dragon avait un avantage dans ces cas-là puisque les dragons sont naturellement en phase avec ces mondes. Ils parlèrent aussi de la ville, de ce qui s'y passait, de Tichcou, de l’implantation d'un autre temple là-bas, du prince-roi de Flamtimo qui voulait à toutes fins, démolir la ville pour en faire une ville de palais. Lyanne écouta plus qu'il ne parla. Ses pensées revenaient sans cesse sur Quiloma et la Solvette et sur le mystère des paroles dites. La nuit était avancée quand il quitta les sorciers. Dans son esprit, il avait comme le début d'une idée. Il fallait qu'il y réfléchisse. 
Dans la ville endormie, il déambulait. Il en ressentait le climat de paix qui tranchait avec ses souvenirs. Il n'y avait pas de patrouille, pas d'ombres furtives de ceux qui se déplaçaient quand même. Cela, la ville lui devait. Ses pas le conduisirent vers son ancienne maison. Il passa devant, se demandant ce qu'était devenu Abci, le petit félin qui l'avait conduit parfois dans les dessous de la maison. Le vent forcissait maintenant, bientôt il  hurlerait dans les rues, projetant la neige avec violence. Il vit l'entrée des grottes à machpes. Il y pénétra. Comme toujours dans un coin protégé, brûlait un feu à côté d'une réserve de torches. Que lui avait dit Tasmi ? Là où est la lumière... Il se rappela aussi ce qu'il avait vu dans la cérémonie. Seul l'esprit de la montagne et l'esprit des machpes portaient des lueurs. Il sourit. Ce serait bien en accord avec ce vieux renard de Quiloma. Faire croire à son départ pour le lointain, alors qu'il se cachait à deux pas. Accordant sa vue au noir des tunnels, Lyanne entama sa progression. Les grottes à machpes formaient un ensemble complexe s'étendant sur des distances considérables et sur plusieurs niveaux. Personne n'avait jamais exploré tout cet ensemble. Si la plupart le pensait naturel, quelques uns disaient qu'il avait été creusé par les dieux à une lointaine époque. Lyanne se dirigea vers l'entrée la plus proche de la maison de la Solvette. Ses yeux d'or scrutaient le noir à la recherche des signes du passage de Quiloma ou de la Solvette. Les dragons sont les seuls capables de suivre des traces quasi effacées. Ce fut la subtilité d'un parfum qui le mit sur la piste. Il lui évoqua le feu dans la cheminée et une silhouette penchée sur ce qui mijotait. Il était alors enfant et allait chercher un remède que lui avait demandé Sealminc. Il avança dans le couloir et arriva à un carrefour. Il essaya d'un côté puis de l'autre. Il choisit celui qui lui donnait l'impression la plus forte. Cette senteur était au milieu d'un mélange issu de toutes celles laissées par les utilisateurs de ce boyau. Il continua, s'enfonçant dans le cœur de la montagne. Il ne connaissait pas le secteur où il était. Les grottes sentaient fort les machpes qu'on a semées. Il ne savait pas à quelle maison appartenait ce lieu. Il était manifestement bien tenu. Les couloirs étaient propres. Il arriva dans une dernière salle. Il jeta un regard circulaire. Il était dans un cul de sac. Ce n'était pas possible. L'odeur était là. Il en suivit les effluves. Il arriva près d'un puits. Au fond, de l'eau miroitait.
Un instant déstabilisé, Lyanne se pencha. Il entendit le clapotis de l'eau. Ce n'était pas un puits mais le lit d'un ruisseau souterrain. Et puis... et puis... il y avait indiscutablement cette odeur qui ne pouvait être que celle de Quiloma. Il sourit. Le vieux renard avait trouvé un improbable chemin pour semer ses éventuels poursuivants. À part lui, personne n'aurait pu suivre cette trace. Il examina les parois. Cela n'avait pas dû être facile de descendre par là. Il devint dragon, petit dragon et se mit à voler dans le conduit vertical. Quand il atteignit le niveau de l'eau, il découvrit une galerie basse qui s'enfonçait horizontalement vers le cœur de la montagne. Il continua sa progression. Son vol était silencieux. Il pensa à la Solvette et à Quiloma qui avaient probablement pataugé dans l'eau pour avancer. À un endroit, il fut obligé de plonger sous l'eau puisque la roche touchait par endroits la surface. Elle était froide. Il s'imprégna de sa réalité. Elle était vieille et parlait des hauts glaciers là-bas au loin. Il émergea assez longtemps après, autre épreuve pour les fuyards. Mais que fuyaient-ils ainsi pour emprunter des chemins aussi difficiles ? Le ruisseau le quitta brusquement. Il étendit les ailes en se sentant ainsi projeté. Faisant demi-tour, il regarda la cascade. Si l'eau tombait avec bruit, ce qu'elle transportait se retrouvait projeté plus loin. Il descendit en vol plané jusqu'au sol. Là un ensemble hétéroclite d'objets prouvait  qu'un sac avait explosé en atterrissant. Il y reconnu les affaires de la Solvette. Le long de la cascade, il trouva les restes d'une corde. Le tunnel s'enfonçait se séparant en deux, si l'eau plongeait vers les profondeurs du massif, une galerie semblait plus horizontale. Ils l'avaient suivie. Lyanne fit de même. Après un tournant, une vague lueur apparut. Le cœur de Lyanne qui avait repris forme humaine, se mit à battre plus fort. Il découvrit une salle plus grande aux murs couverts de mousse phosphorescente. Le sol en était très inégal. Les traces étaient plus précises. Il fut déçu de ne pas les voir. Un nouveau couloir permettait de continuer à progresser. Il l'emprunta. La luminosité baissa brusquement avec la fin du champ de mousse. Il entendit alors comme une voix qui chuchotait. Il fit un pas et glissa. De nouveau, il se transforma en dragon déployant ses ailes dans le noir. Il regarda derrière lui. Après une petite marche, un long plan incliné presque vertical représentait un terrible piège. En bas il repéra deux silhouettes. Il descendit en spirale. La voix s'était tue. En approchant, il vit que la Solvette le regardait. Elle était à genoux, tenant la tête de Quiloma entre ses mains. Il prit de l'ampleur et se posa non loin.
- Ainsi, tu nous as trouvés.
Lyanne, ayant repris sa forme d'homme s'approcha et regarda autour de lui. Les affaires étaient éparpillées autour d'eux. Quiloma était en tenue de combat avec ses deux épées. Il respirait difficilement, allongé sur le dos, les yeux fermés.
- Oui, répondit-il.
Plantant son bâton de pouvoir, il le fit luire. La Solvette avait les yeux pleins de larmes. Autour d'eux, il sentit les présences de nombreux esprits.    
- Vous avez été très loin, reprit Lyanne.
- Je ne pouvais pas le laisser comme cela, dit la Solvette. Il souffrait trop. Il a toujours souhaité mourir au service du royaume. Quand il a vu que tu étais arrivé, il a compris que sa mort serait sûrement sans honneur. Quand il a senti arriver le moment, il a décidé de disparaître.
- Le chemin pour arriver ici est bien difficile.
- Il a glissé en passant le seuil, là-haut. La rivière l'a épuisé.
- Vous aussi, votre chemin est difficile. Vous avez utilisé vos pouvoirs comme il est interdit de le faire.
La Solvette baissa la tête. Elle resta un moment sans rien dire. Puis presque comme si elle défiait Lyanne, elle le regarda avec des yeux flamboyants.
- Je ne pouvais pas partir avant lui. Il avait trop besoin de moi. J'ai fait ce que je devais faire.
- Oui, mais vous avez utilisé vos pouvoirs pour reculer votre mort. Les esprits sont en colère.
- Je sais, roi-dragon. J'ai choisi et j'assumerai mes choix.
Quiloma gémit.
- Il n'entend plus. Quelque chose s'est brisé en lui quand il est tombé. Sa tête a     heurté les pierres. Il ne se réveillera plus.
- Je sais la Solvette. Je vais faire de la chaleur pour lui.
Lyanne se leva. Il tourna sur lui-même.
- Les esprits l'attendent avec beaucoup d'impatience, dit-il.
Le regard de la Solvette se voila en attendant les paroles de Lyanne :
- Il n'a rien fait, cria-t-elle.
- Les esprits l'accusent d'être l'origine de vos faits et gestes. Ils veulent une réparation.
Lyanne prit une pierre en main. Quand il la reposa, elle irradiait de chaleur. Il fit de même avec d'autres. La Solvette avait repris son monologue pour Quiloma quand ce dernier avait gémi à nouveau. Quand il se calma au son de sa voix, elle se retourna vers Lyanne :
- Je ne peux que lui parler, j'ai perdu l'indispensable après la cascade.
Lyanne revit l'image des affaires éparpillées qu'il avait découvertes plus haut.
- Alors, manque aussi ce qui est nécessaire pour prolonger votre vie !
Ce n'était pas une question. Lyanne venait de comprendre la situation. Depuis des lunes la Solvette retardait sa mort de tout son savoir pour accompagner Quiloma malade. Elle l'avait suivi jusqu'ici pour lui donner la fin qu'il souhaitait. En faisant cela, elle avait transgressé les lois des marabouts. Maintenant était venu le temps de la fin. Quiloma trop épuisé, avait fait une chute dont il ne se relèverait pas et la Solvette allait manquer de ses drogues qui prolongeaient artificiellement sa vie.
- Vos pouvoirs sont grands maintenant. Ne pouvez-vous rien faire ?
- Mes devoirs aussi. L'équilibre du monde doit être respecté. Quiloma est au bout de son chemin, vous aussi. Je vais soulager sa douleur, mais il partira.
- Et les esprits ? Il n'a rien fait, je suis la seule coupable !
- Est-on coupable quand on aime ?
- Vous sentez comme moi la pression des esprits. Faut-il que je meure avant lui pour qu'ils le laissent ?  Faut-il... ?
La Solvette laissa sa phrase en suspens. Lyanne aussi tourna la tête. Une nouvelle présence venait d'arriver, puissante, immense. Le roi-dragon mit genoux à terre. Toute la grotte fut illuminée.
- Qu'est-ce … ? balbutia la Solvette.
Cela ne dura qu'un instant puis doucement la lumière diminua. Quiloma ne gémissait plus. 
La Solvette se pencha sur lui, l'embrassa tout en pleurant.
Lyanne se releva :
- Le Dieu-Dragon a repoussé les esprits pour un temps par sa venue. Il a honoré le prince Quiloma et a éclairé mon intelligence. Ce lieu est un lieu sacré.
Ayant dit cela, il se tut. Le silence les entourait. La Solvette pleurait simplement. Lyanne ressentait le chagrin de la perte, mais plus encore, la détresse de la Solvette le bouleversait. Le Dieu-Dragon sans prononcer un seul mot l'avait enseigné. Le prince Quiloma devait être honoré. Lyanne au bout d'un moment se leva. S'approchant du couple, il récupéra les deux épées de Quiloma. Il les entrelaça comme on entrelace des brindilles. Il regarda ce qu'il avait fait. C'était bon. Le simalbaba fait avec ces épées serait un puissant réceptacle pour la puissance du Dieu-Dragon. Planté au-dessus de Quiloma, il le protégerait de tout danger. Il regarda la Solvette. Elle n'était déjà plus de ce monde. Perdue dans son chagrin, le corps épuisé, elle allait s'éteindre comme s'éteignent les bougies. Lyanne avait intercédé pour elle. Le Dieu-Dragon avait entendu. Elle aussi méritait le repos et le calme. Le simalbaba protégerait les deux amants.
En pensant cela, la gorge de Lyanne se noua. Quiloma était mort, la Solvette allait le rejoindre. Il prenait conscience du rôle qu'ils avaient joué. Il leur devait beaucoup. S'asseyant non loin, il attendit.

jeudi 14 novembre 2013

- La tempête arrive, dit Akto en regardant par la fenêtre.
- Oui, dit Lyanne qui écoutait un rapport fait par un envoyé des lointaines contrées. La colère de Sioultac monte en ce moment.
Tout le monde avait pris l'habitude de voir le prince-majeur suivre le roi-dragon. Lyanne ne faisait rien pour le décourager. Akto le servait. Pour les autres, les choses étaient moins claires. Son statut faisait beaucoup parler dans le palais. Certains le disaient deuxième personnage du royaume. Ne l'avait-on pas vu conseiller le roi-dragon ? D'autres le pensaient esclave en punition de ce qu'il avait fait, d'ailleurs il remplissait des tâches habituellement réservées aux subalternes inférieurs. Seuls quelques uns savaient que Lyanne appréciait les qualités du prince-majeur. Dranne et Nyagorot en faisaient partie. Dranne qui avait connu Akto depuis son plus jeune âge, avait senti les changements opérés en lui. Il savait le serment prononcé et ce que cela entraînait. Nyagorot qui n'avait jamais douté des qualités du prince-majeur, était étonné que le roi-dragon ne s’appuie pas plus dessus. Il avait fait quelques remarques dans ce sens. Lyanne l'avait interrompu et lui avait donné l'ordre de ne pas insister.
Vrestre, lui, ne savait pas sur quel pied danser. Ce roi-dragon était trop mou. L'armée avait besoin de combats. La paix avec les Gowaï ne l'avait pas satisfait. Pire la cérémonie à laquelle il avait assistée, l'avait mis en rage. Comment pouvait-on s'abaisser à cela ? Chaque fois qu'il y pensait, il frissonnait de colère.
Quand le roi-dragon était revenu à la Blanche avec le Prince-majeur, tous les princes de haut rang avaient été convoqués. S'ils avaient tous remarqué les couleurs des écailles du dragon, devenues rouge sombre presque noires, ils n'avaient pas compris pourquoi ils leur fallait aller dans la plaine à la limite du territoire Gowaï. C'est en arrivant là-bas et en voyant les Gowaï qu'ils avaient compris.  Le roi-dragon s'était dépouillé de ces écailles abîmées pour les offrir aux émissaires du peuple Gowaï. Vrestre avait failli s'étrangler devant l'honneur fait à cette racaille juste bonne à être massacrée. Depuis il cherchait comment faire changer d'avis le roi-dragon, à moins qu'il ne disparaisse. Vrestre était un homme retors et prudent. Le retour du roi-dragon avait aussi été le signe d'une campagne de nettoyage. Tous ceux qui avaient trempé dans le complot de Jorohery, avaient été châtiés. Lui avait profité de la puissance du Bras du Prince-majeur pour prendre de l'ampleur mais avait réussi à ce que son nom ne soit jamais associé à celui de Jorohery. Aujourd'hui, il redoublait de prudence. Si ouvertement il défendait les options militaires, en secret et par personne interposée, il explorait les voies pour se débarrasser de Lyanne. Il avançait d'autant plus lentement que le roi-dragon avait fait devant lui une remarque ambiguë en forme d'avertissement. Bientôt aurait lieu un grand conseil. Il espérait en tirer des informations sur les liens entre les uns et les autres. Il adapterait alors sa stratégie.
Il n'oubliait qu'une chose : la clairvoyance de Lyanne. Le roi-dragon savait que le cœur de Vrestre était encore plus noir que celui de Yaé.
Lyanne écoutait à moitié l'envoyé des terres lointaines. Ce dernier venait assurer le roi-dragon de leur fidélité sans faille. Il s'était lancé dans un historique tout à leur gloire. Lyanne se remémora ce qu'il savait. Il avait vu beaucoup de choses dans les grottes lors de son initiation. Elles se mettaient en place au fur et à mesure qu'il en avait besoin. Les terres lointaines avaient été peuplées il y a bien longtemps par un roi-dragon qui avait fui une invasion. Pendant cette période Cotban avait pris beaucoup de puissance et avait fait reculer le froid. Un roi de la plaine avait alors tenté de conquérir le monde. Pendant plusieurs saisons, il avait remporté victoires sur victoires, jusqu'à cet hiver où la colère de Sioultac avait dépassé ses forces. C'est à partir de ces terres lointaines, au-delà du désert mouvant que le roi-dragon, Ufmal, avait reconquis le royaume.
Insidieusement, le sentiment prit naissance en lui. Il était mal à l'aise. L'envoyé pérorait, Akto était parti chercher à boire, les gardes ressemblaient à des statues. Tout semblait en place et pourtant une sorte de malaise s'insinua en lui. Quelque chose venait de bouger. Lyanne eut l'impression que tout l'équilibre du monde venait de changer. Il regarda autour de lui, sans voir d'anomalie. Il pensa que cela venait de plus loin. Tout en écoutant d'une oreille de plus en plus distraite cet ambassadeur débiter son discours, il laissa son esprit prendre son envol. Non décidément quelque chose n'allait pas. L'air de la Blanche avait subtilement changé. Il sentit une sorte de laisser-aller, tout en pensant que ce n'était pas le bon mot. Il trouva l'esprit de Yaé toujours aussi raide intérieurement, toujours aussi déterminé à chasser les derniers adeptes de Jorohery. Il sentit Vrestre occupé à penser à des manières de prendre le pouvoir. Au moins ceux-là n'avaient pas changé. Il écarta encore sa perception, trouva le peuple Gowaï. Le malaise en lui ne venait pas de chez eux. Cela lui sembla évident. Ils fêtaient encore l'arrivée des écailles rouges.
Serait-ce lui qui avait changé ? Rentrant en lui-même, il s'examina. Il se vit écoutant l'orateur qui en avait bientôt fini et à qui il allait devoir répondre. Ses deux esprits et ses deux corps étaient unis. Si le dragon qu'il était lui renvoyait une image sereine, il sentit le trouble dans l'humain...
- … C'est pourquoi je dépose à vos pieds, Majesté, ce présent qui, j'espère, vous agréera.
Lyanne se concentra sur le présent pour répondre. Il dit des phrases banales, de celles que tout le monde attend qui n'engagent à rien mais font plaisir. Il avait maintenant hâte de se retrouver seul pour analyser ce qu'il ressentait.
Il lui fallut attendre que la réception soit terminée pour pouvoir se retrouver seul. Enfin presque, Akto le suivait toujours. Ils montèrent sur la terrasse. Le vent était violent. S'il ne neigeait pas encore, Lyanne la sentait dans l'air. Si Akto se protégeait autant qu'il pouvait, Lyanne faisait face. Son bâton de pouvoir faisait comme un écran autour de lui, le vent l'évitait. Il fit le tour de la terrasse, s'arrêtant régulièrement pour sentir, ressentir. Il se retrouva poussé par la tempête contre le mur. En face de lui, les monts du chaud. Ils tenaient leur nom de leur rôle. Ils étaient le dernier rempart face aux attaques de Cotban. Lyanne s'immobilisa. Cela venait de par là. Sa mémoire de dragon évoqua l'Appel qui l'avait mis en marche. Là aussi, c'était comme un appel mais un appel intérieur. Là-bas quelque chose se passait. Quelque chose qui le touchait à distance. D'ici, il ne sentait pas bien ce qui se passait. Cela lui sembla évident : il fallait qu'il bouge. Il se retourna, regarda le prince-majeur qui souffrait du froid en silence. Il lui fit signe de rentrer. Après un dernier regard vers les monts du chaud, il fit de même.
- Es-tu toujours prêt à donner ta vie pour moi ? demanda-t-il à Akto.
Celui-ci s'arrêta, mis un genou à terre et le poing sur le cœur.
- Demandez, Majesté et j'obéirai.
- Bien, voilà ce que tu vas faire...

jeudi 7 novembre 2013

Yaé et Bouyalma se disputaient. La question était d'importance. Les deux phalanges revendiquaient le plus grand nombre d'ennemis tués. Quand Lyanne avait disparu, comme avalé par les ruines, ils n'avaient pas eu le temps de le chercher. Si l'attaque avait été brusque, les guerriers surentraînés de la phalange noire avaient sans problème repoussé les assaillants. La deuxième vague d'assaut avait tourné au désavantage des agresseurs. Cela avait quasiment été un massacre. Les disciples de Jorohery ne faisaient pas le poids devant la puissance de la phalange Louny. Quant à la troisième vague, elle avait essayé de déborder les défenses des deux phalanges sans avoir plus de succès que la deuxième. Des mains d'hommes poursuivaient les rares fuyards. Ceux qui espéraient rétablir « le vrai pouvoir », c'est-à-dire celui du Prince-Majeur selon Jorohery avaient mis toutes leurs forces dans cette action. Fanatisés, ou désespérés, ils savaient que leur choix était : « vaincre ou mourir ! ». Ils étaient morts, bien que plus nombreux. Sans cohésion suffisante et sans être capables de se battre à deux épées, ils avaient subi la loi des plus forts. Les guerriers blancs savaient se battre même la nuit. Yaé et Bouyalma se chamaillaient surtout pour le principe. Ils remontaient avec plusieurs mains d'hommes vers le sommet de la colline. Le soleil se levait. Les deux princes étaient inquiets pour leur roi. Ils l'avaient vu disparaître sans pouvoir le suivre. L'arrivée des ennemis les avaient empêchés de chercher ce qui s'était passé. Maintenant que la situation était bien en main, ils voulaient savoir. Ils investirent les ruines. Ils examinèrent la zone où était Lyanne quand il avait disparu. Effectivement, le mur était creusé comme si le vent avait érodé la pierre de manière irrégulière. Sans la lumière du soleil, le relief était minoré. Yaé passa ses mains dessus sans trouver ce que Lyanne avait compris. Bouyalma lui examinait le sol à la recherche d'indices. Il était tout aussi perplexe que Yaé. Les traces de pas semblaient disparaître dans le mur.
- Et si on démontait tout ça, dit Yaé en désignant les ruines.
Bouyalma se re.
- Je ne suis pas sûr que cela soit une solution. La magie affleure le sol. Je suis venu ici, il y a longtemps avec un marabout. Il m'a révélé que ces lieux avaient vu passer les dieux et qu'il existait des portes vers des mondes interdits aux hommes.
- Nous sommes sans pouvoir alors !
- Peut-être pas. Il avait un syrinyx à la main et il a fait un geste avec en le posant sur le mur. Essayons de trouver un serpent.
Yaé fit la moue. Non qu'il ait peur des syrinyx, mais le moyen lui semblait utopique. Pourraient-ils faire ce que Lyanne avait fait ? 
Pendant que des hommes rassemblaient les corps, les dépouillant de leurs armes et de tout ce qui pouvait servir ou donner des renseignements, d'autres cherchaient une cache de serpent. Sur cette colline minérale, l’œuvre était titanesque.
Le temps passa. Yaé s'impatientait. Le seul syrinyx qu'on lui avait ramené était mort. Plus le temps passait et plus il devenait partisan de s'attaquer aux murs à coups de pioche. Bouyalma imperturbable, continuait à sonder les trous. L'après-midi tirait à sa fin quand il ramena enfin le serpent qu'il recherchait. Il l'avait saisi avec une fourche et le maintenait à bonne distance.
- Dès que le soir arrivera, nous essayerons de trouver où il doit aller, dit-il en ramenant sa prise.
- Il va être en colère... Je viens de le relâcher.
Bouyalma se retourna pour voir qui parlait et sursauta en découvrant Lyanne. Il s'inclina, ainsi que tous les présents, tout en remarquant que, derrière le roi-dragon, se tenait un homme la tête basse, couvert du manteau de Lyanne. Bouyalma posa le serpent par terre qui siffla en se mettant en position d'attaque. Bouyalma recula vivement. Le syrinyx était capable d'attaques fulgurantes.
- Bon, ça suffit ! dit Lyanne, en s'adressant au reptile. Je t'ai rendu ta liberté. Maintenant va, sinon...
Comme s'il avait compris le serpent se remit à terre et se faufila dans un trou.
- Tu as été imprudent, Bouyalma. Le serpent est la clé du monde clos, mais un homme est sans pouvoir. Seuls les dieux et les hommes-dragons ont le pouvoir d'entrer et de sortir. Le dragon Nanter avait emporté le prince-majeur, le roi-dragon le ramène. Donne-lui des habits.
Se tournant vers le prince-noir, il lui dit :
- La force est une mauvaise solution ici. Tu aurais détruit cette partie du monde et toi avec. Maintenant nous allons retourner à La Blanche. Reste-t-il des hommes de Jorohery ou les as-tu tous tués ?
Genou à terre, tête penché, Yaé répondit :
- Les forces du mal étaient présentes. Je les connais bien. Je craignais pour votre sécurité.
- Tu as raison, Prince Yaé. J'ai souffert et j'ai appris. Si je détiens le pouvoir, je suis un simple dépositaire. Maintenant réponds à ma question.
- Certains attendent la mort. Les autres ont été achevés.
- Bien. Interroge-les. Il faut le nom des princes qui ont encore le cœur pourri par Nanter. L'avenir existera s'ils le rejoignent.
On amena une tenue de guerrier pour le prince-majeur. La nouvelle de leur retour se répandit sur toute la colline. Il y eut des cris de joie. Lyanne avait laissé partir les autres avant lui. Le soleil allait se coucher et il voulait sentir la colline. Il s'assit devant le mur, regardant le groupe descendre la pente. Il n'avait gardé, à sa demande que Akto. Il sentait ce dernier trop fragile pour le laisser seul au milieu des autres. Cela viendrait en son temps. Le prince-majeur était assis derrière lui comme une ombre. Le soleil lentement passa derrière l'horizon. Quand les derniers rayons touchèrent le mur, Lyanne eut la vision de ce qui était avant la ruine. Il entrevit un palais de pierre richement décoré. Des êtres aux formes étranges entraient et sortaient. Lyanne frissonna. Il contemplait les serviteurs des dieux. 
- Auriez-vous froid, Majesté ?
La voix de Akto le sortit de sa transe.
- Le froid m'est étranger, lui répondit Lyanne. Rentrons au campement. Demain la route sera longue.
Il se leva, suivi par Akto qui prenait son rôle de serviteur au pied de la lettre.

jeudi 31 octobre 2013

Lyanne courait au milieu des siens. La chasse était lancée. Cette histoire de glace l'inquiétait. Il pensait être le seul à savoir faire ce type de glace. Souvent lors de son règne un roi-dragon construisait un nouveau palais. Il lui fallait réaliser seul toute une partie des murs. Une fois cette ossature faite, les artisans pouvaient faire les autres murs ou décorations. Ils avaient aussi le pouvoir de reprendre les anciennes configurations pour les changer en fonction des nouveaux occupants. Seuls les murs premiers étaient intouchables. C'est ce qu'avaient fait les ambassadeurs du Pays de Pomiès, Chioula avait continué cette tradition. C'était dans la logique.
Le Prince-Majeur était gardé dans le palais de dernier roi-dragon. Après ce que lui avait fait subir Jorohery, il était dans un coma. Il lui arrivait parfois de réagir un peu, par exemple quand Lyanne venait le voir. Le reste du temps, il ressemblait à une poupée de son. Pour Lyanne, l'évidence était dans un enlèvement. Restait à comprendre comment il transportait le corps et quelle était la puissance en œuvre pour pouvoir toucher aux murs premiers du palais d'un roi-dragon.
Ils étaient arrivés très vite sur le lieu du combat. Dans ces collines aux passages multiples et parfois étroits, il était facile de dresser une embuscade. La région devait son nom au sable gris que le vent poussait depuis le désert glacé jusqu'à cette région de collines aux formes torturées. Lyanne examina les corps des ennemis tués.
- Des hommes sans foi ni loi, dit-il à Yaé. Leur armement par contre est intéressant. Il est trop bon pour être le leur.
- Il y a eu un vol d'armes dans un fort sur la frontière. Je l'ai appris il y a peu, répondit Yaé. La piste est bien froide et avec le vent de sable, je ne sais pas si nous retrouverons des traces après la vallée sèche. C'est là que nous les avons perdus.
Ils reprirent leur course. De loin en loin des mains d'hommes de la phalange noire les attendaient. Ils atteignirent la vallée sèche au deuxième jour. Le vent y soufflait en rafales violentes.
- Aucune trace ne résiste à cela, dit Yaé.
- Effectivement, répondit Lyanne. Je pense que tu as cherché autant que tu pouvais.
Yaé acquiesça en remuant la tête.
- J'ai envoyé des hommes partout où existait un passage. Ils n'ont rien trouvé.
- Bien. Attends ici.
Il fit un geste-ordre à sa phalange pour qu'elle se mette aussi en attente. Puis, prenant sa forme de dragon, il décolla.
Vu de haut le paysage était aussi désolé. Il regarda la vallée sèche étendre ses ramures sous ses ailes. Il changea son regard, laissant ses perceptions devenir plus riches, plus aiguës. Le paysage perdit de sa netteté tout en gagnant en profondeur. Des traces apparurent, plus ou moins nettes. Lyanne analysa les différentes pistes et en isola une. C'était la piste d'un groupe assez important. Elle remontait à quelques jours. Il la suivit du regard. Si elle arrivait comme eux de la direction de la Blanche, la piste quittait le milieu de vallée pour
prendre un petit affluent et remonter vers le désert. Il compta au moins trois à quatre mains de personnes. Il remarqua un détail qui l'intrigua. Une des traces était plus profonde que celles des autres. Était-ce celle
du porteur du Prince-majeur? Il suivit leur progression jusqu'au sommet d'un mamelon aux portes du désert. Vu de haut, il crut voir un passage. Quand il réajusta son regard avec la simple réalité, il s'aperçut qu'il y avait un reste de bâtiment. Même si le vent avait tout balayé, il savait où il devait aller.
Lyanne avait pris la tête des deux phalanges trottant d'un pas rapide. Derrière lui, parfaitement alignées, les deux colonnes soutenaient le rythme. Yaé avait déjà fait explorer cet endroit sans rien y trouver. Un jour complet fut nécessaire pour y arriver.
- La nuit tombe. Faites le camp ici. Bouyalma, tu prendras le début de la nuit. Prince noir, ta phalange s'occupera de la deuxième partie. Gardez vos armes à portée de mains. Nous sommes dans un lieu dangereux.
- D'un côté c'est le désert et de l'autre les terres sont vides, fit remarquer Bouyalma.
- Les choses et les lieux sont parfois différents de ce que l'on voit. Je perçois la menace sur cette terre. Allons voir là-haut, dit Lyanne.
Il fit se déployer ceux qui n'étaient pas occupés à monter le camp. Ils fouillèrent les abords rocheux. Le vent soulevait des petits nuages de sable qui venaient griffer les jambes.
- Là, hurla un homme en montrant quelque chose à ses pieds. Une trace !
Lyanne vint voir. À l'abri d'un rocher il trouva une empreinte de pas, profonde et large.
- Elle ne date pas de très longtemps, dit Yaé. Elle semble être pointée vers le sommet.
- Allons voir, dit Lyanne en sortant son marteau de combat.
Tous les autres l'imitèrent. C'est armés que le groupe de guerriers se rapprocha des ruines. Attentifs au terrain, ils trouvèrent d'autres traces. Si certaines étaient peu profondes, ils en trouvèrent plusieurs différentes, plus grandes, plus larges.
- Voilà, Prince-noir, dit Lyanne en les désignant. Ce que je cherche est ce qui a fait ces traces.
- Ce qui est curieux, dit Bouyalma, c'est qu'il semble ne pas être monté directement mais avoir fait le tour à mi-pente.
- Effectivement, répondit Lyanne. Pourquoi ?
D'un geste-ordre, il bloqua ses troupes qui firent comme un rempart humain hérissé d'épées. Lyanne, Yaé et Bouyalma se mirent à faire un cercle autour de cette petite colline, les yeux scrutant le sol à la recherche d'indices.
- Ici, dit Bouyalma. Ils se sont arrêtés.
- Ils se sont mis à l'abri du vent, déclara Yaé.
- Peut-être, dit Lyanne, ou alors ils cherchaient autre chose.
Penché en avant, il scrutait le tas de rochers qui les isolait du vent. Entre les pierres, s'étaient formés des creux de différentes tailles. Malgré la pénombre, Lyanne examinait chacun d'eux.
- Les traces les plus profondes montrent que ça s'est arrêté là, devant cette anfractuosité. Elles sont plus appuyées sur l'avant, ça s'est penché par là.
Il fouilla du regard les différents trous devant lui.
- Ici, dit-il en désignant un espace triangulaire entre les roches. Il y avait quelque chose de posé.
Il avança la main vers le trou et sentit la présence.
- Attention, murmura-t-il.
Il prit son bâton et l'avança vers l'entrée. Un mouvement vif le fit sursauter, lui faisant reculer le bâton de pouvoir. Au bout un serpent avait mordu le capuchon de peau qui en recouvrait l'extrémité.
- Un syrinyx argenté ! s'exclama Yaé.
- Oui, répondit Lyanne. Un gardien.
Il éloigna le reptile qui se contorsionnait, incapable semblait-il de lâcher sa prise. Il fouilla l'antre du serpent sans rien trouver. Il se releva perplexe. S'approchant du syrinyx, il l'examina. Il se sentait en parenté avec lui.
- Dragons et serpents sont cousins, pensa-t-il.
De ses yeux d'or, il fixa les yeux verts. L'animal cessa de se contorsionner comme hypnotisé. Lentement Lyanne le détacha du capuchon du bâton de pouvoir. Le serpent semblait sans vie quand brutalement, il
eut comme un spasme et mordit Lyanne au poignet.
Yaé et Bouyalma furent bousculés et se retrouvèrent sur les fesses, surpris par la transformation tout aussi brusque de Lyanne en dragon. Le syrinyx était bloqué sous la patte du dragon qu'il mordait. Ses crocs sur les écailles rouges faisaient un bruit aigu qui déchira les oreilles des deux hommes à terre.
Les deux hommes à terre regardaient avec horreur. Le venin du Syrinyx tuait, tout le monde le savait. Le dragon rouge tourna la tête vers eux.
- Sortez de la peur ! Les dragons sont insensibles au venin. C'est le serpent qui y perd sa vie.
Lyanne reprit sa forme humaine. Le reptile atone, formait une série de boucles dans la main de roi-dragon.
- Celui-là va nous servir. Suivez-moi.
Se dirigeant vers le sommet, il s'approcha des ruines. Des pans de murs plus ou moins debout délimitaient des espaces dont on pouvait penser qu'ils correspondaient à des pièces. Lyanne se remémora ce qu'il avait vu pendant son vol. Il avança au milieu des décombres, évitant des pierres qui traînaient à terre. Délaissant des passages faciles, il semblait suivre un chemin. Il aboutit à ce qui pouvait correspondre à une salle d'assez grande taille. Trois murs tenaient encore debout, tous plus abîmés les uns que les autres. Il s'approcha du plus haut. La pierre grise présentait des reliefs étranges comme si elle avait été taillée. Il passa sa main libre sur la surface bosselée, en suivit des contours. Yaé et Bouyalma se tenaient en retrait, l'arme au poing. Autour les guerriers assuraient une veille, prêts à en découdre. Le soleil bas sur l'horizon, passa sous une frange de nuages, éclairant d'une lueur pourpre la pierre. Lyanne sursauta. Il venait de comprendre. Dans le dernier rayon du soleil, il incrusta le syrinyx argenté dans les méandres de la pierre. Sous le regard médusé des deux princes, il disparut.
Lyanne flottait. Il y avait en lui la satisfaction d'avoir compris. Le syrinyx était la clé. Le mur était la porte. Sans le serpent, on se heurtait au mur sans pouvoir passer. Il songea : « Bien ! Et maintenant ? ». Il était homme-dragon. Il se sentait planer. Le monde autour de lui semblait surtout fait de brume. Il se laissa descendre. Le sol était irrégulier et presque noir. Il atterrit. 
Une brume froide et collante traînait partout rendant la visibilité mauvaise. Il sentait une puissance autour de lui, comme une pression qui l'enserrait de toutes parts. Sa respiration en devenait difficile. Si ses yeux ne voyaient pas assez loin, il avait d'autres sens. Il se mit à les écouter. Il y avait comme une pulsation quelque part. Il se concentra sur ses sensations. La douleur le prit par surprise. Il bondit pour se soustraire à cette flamme qui le touchait. Son cri ébranla l'air. Il lâcha le syrinyx qui sembla reprendre vie en touchant le sol. Il enregistra ce détail tout en battant vigoureusement des ailes. Sans jamais l'avoir vécu, il savait. Ce qui l'avait touché était la flamme d'un autre dragon. S'il avait rêvé de ce moment, il ne l'avait jamais envisagé comme cela. Son instinct notait tout cela. Le feu qui lui avait cuit certaines de ses écailles était vert, d'un vert foncé presque noir, comme ce monde. Il eut peur. S'il était dans le monde de son agresseur, avait-il une chance de sortir du piège ?
Une autre flamme le prit par en dessous. De nouveau, il joua des ailes. Il se dit qu'encore une fois, il avait eu de la chance, il avait évité que les délicates membranes ailaires ne soient touchées. Son adversaire semblait rapide pour lancer son feu ainsi d'endroits éloignés, rapide et discret. Il ne l'entendait pas. Un autre jet brûlant l'obligea à faire un virage brutal, puis un autre. La panique commençait à le gagner. Non seulement, il ne le voyait pas, il ne l'entendait pas, mais il ne le sentait pas. Qu'est-ce que cela voulait dire ?  Il se sentait comme un jouet entre les mains de quelqu'un, mais un jouet qui ne saurait pas comment jouer. Ses écailles changeaient de teintes devenant moins écarlates, plus sombres. S'il continuait ainsi, il allait perdre ses protections et se retrouver nu face au feu. Son instinct, seul son instinct semblait lui éviter le pire. Son instinct ? Son instinct ! Il cessa de penser comme un homme pour réfléchir comme un dragon. La puissance jaillit en lui :
- Enfin, tu comprends !, hurla de joie son esprit dragon.
Et les deux ailes repliées, il tomba comme une pierre pendant qu'une langue de feu se perdait là-haut, où il n'était plus. Il cracha une flamme rouge. La brume prit des teintes rougeoyantes. Il entraperçut une ombre plus haut qui virait sur la droite. Il rugit et se précipita à sa poursuite mais la brume se referma.
Se lançant tomber à terre, il écouta la brume, le vent, ses impressions. Il pensa : « Là ! » et sans attendre cracha une longue flamme rouge qui embrassa le paysage. L'ombre se précisa. Il reconnut un dragon vert presque noir que le feu lécha. Il entendit le glapissement qu'il poussa. Avant que Lyanne n'ait bougé l'autre avait disparu. Il se déplaça en crabe, toujours à l'affût. Il décolla juste un peu trop tard pour éviter le déluge de feu. La douleur le fouetta. Son aile droite répondait un peu moins bien. Il n'eut pas le temps d'approfondir. Il fit un écart pour éviter l'autre. Emporté par sa vitesse, le dragon sombre le dépassa. Lyanne le prit en chasse soufflant une flamme d'un rouge orangé chargée de toute sa colère. Il vit l'aile de son ennemi s’embraser. Celui-ci la replia contre lui pour étouffer les flammes. Lyanne pour le suivre se laissa aussi tomber, n'ouvrant ses ailes que pour ne pas s'écraser. L'autre avait disparu. Cela le perturba. Comment pouvait-il ainsi être là puis ailleurs aussi vite ? Il redécolla et monta, monta cherchant la limite de la brume. L'autre ne tarderait pas. Il le sentait. Le tout était de savoir d'où il jaillirait.
Ce fut la catastrophe. Un courant ascendant violent se fit sentir. L'aspirant vers le haut, au point qu'il dut se mettre sur le dos pour freiner la montée. Il sentit l'autre et se mit en boule pour éviter le feu. La flamme lécha ses écailles, mais de trop loin pour être dangereux. Dès que possible, il se redéploya crachant à son tour un souffle dévastateur. Alors que le feu de son ennemi semblait étouffer la lumière, le rougeoiement de son souffle faisait des flaques plus claires s'étalant doucement. Lyanne fut déstabilisé. S'étant mis en boule, il pensait redescendre alors qu'il avait continué à monter. Il cracha à nouveau le feu vers le haut pour voir ce qui l'aspirait  ainsi. Lyanne se crut un instant devenu fou. Il était en train de tomber vers le sol à grande vitesse. Il déploya sa voilure freinant douloureusement. Le contact avec le sol fut violent. Il resta un moment étourdi, tout en pensant qu'il devait se bouger pour éviter que l'autre n'en profite. Il força ses paupières à s'ouvrir malgré cette sensation d'étourdissement qui l'avait envahi. La brume autour de lui était moins dense. Ses flammes semblaient l'avoir un peu dissipée. Son corps lui faisait mal un peu partout. Il avait besoin de repos pour guérir. Il se força à se mettre sur ses pattes. Il fallait qu'il comprenne ce qui lui arrivait et où il était.
De nouveau, il sentit la morsure du feu sur son dos. Il rugit en faisant face. L'autre était là.
Lyanne tenta de cracher le feu. Ce fut pitoyable. Toute son énergie servait à réparer les dégâts de cet atterrissage désastreux. Comment avait-il pu se laisser avoir et ne pas voir son erreur ? Prendre le haut pour le bas et le bas pour le haut allait lui coûter cher. Devant lui, un grand dragon vert sombre avançait sûr de sa puissance, crachant un feu sombre que ses quelques flammes rouges ne sauraient arrêter bien longtemps. Lyanne voyait dans les prunelles de son agresseur la jubilation de sentir la victoire proche.
- Tu croyais t'être débarrassé de moi ! Pauvre idiot !
Lyanne hurla sous la morsure du feu qui noircissait ses écailles. Il ne pouvait pas déployer ses ailes sans risquer qu'elles soient immédiatement carbonisées. Marcher lui faisait mal. Cracher du feu lui était difficile. Encore un peu et l'autre serait assez près pour détruire son armure naturelle et ce serait la fin. Ne pouvant cracher efficacement le chaud, il lança un souffle bleu et froid sur son adversaire.
Ce dernier se mit à rire.
- Et tu crois m'arrêter avec cela !
Penchant la tête, il souffla une tornade de feu. Sous la douleur, Lyanne, sans réfléchir, reprit sa forme humaine. Devenu trop petit, il vit le souffle brûlant passer au-dessus de lui. Il planta son bâton dans le sol tout en le décapuchonnant.
Le grand saurien vert se rapprochait à toute vitesse. Quand il fut proche, il souffla un déluge de flammes pour en finir.
Lyanne vit arriver ce mur incandescent. Tenant le bâton de pouvoir à deux mains, il savait qu'il n'aurait pas le temps de fuir. Son corps de dragon souffrait. S'il avait eu le temps, il se serait réparé. Maintenant c'était au corps d'homme d'encaisser l'assaut.
- Maintenant, hurla-t-il quand les premières flammes furent à deux pas.
Le bâton de pouvoir sembla prendre vie. Ce fut comme un bouclier doré qui se déploya, réfléchissant les ondes de chaleur vers le dragon vert. Lentement les volutes dorées qui repoussaient les flammes grandirent s'incurvant vers l'ennemi. Lyanne vit passer l'incompréhension, puis la panique dans le regard de l'autre. Ce dernier ne cessait de cracher le feu, mais ses yeux cherchaient déjà une issue pour fuir.
- Attrape, hurla Lyanne.
Avant qu'il n'ait fini de déployer ses ailes, un réseau de lumière dorée l'encageait. L'autre essaya de fuir mais sans y parvenir. Il tenta même de mordre ces étranges barreaux de lumière sans succès.
Lyanne s'assit alors et se mit à rire, à rire à gorge déployée. Vivant, il était vivant. Il allait enfin pouvoir régler ce dernier compte avec...
- Nanter, roi-dragon félon, tu croyais que j'ignorais ta présence, déclara-t-il. Je savais que Jorohery était un morceau de toi, sans être le tout. Ainsi tu étais aussi dans le Prince-Majeur. Ton piège était puissant mais c'est trop tard.
- Tu crois cela, coassa Nanter. Je t'ai amené là où je voulais. Dans ce monde-boule, tu es prisonnier. Moi seul en connais la sortie.
Lyanne regarda autour de lui. La brume se dissipait, comme si l'or des volutes l'absorbait. Bien qu'irrégulier, autour d'eux on devinait un grand espace clos. Nanter ricana.
- Tu fais moins le malin, maintenant. Tu crois me tenir prisonnier, alors que c'est moi qui te bloque.
- Non, Nanter. Les choses sont différentes de tes paroles. Le Dieu-Dragon, au nom béni, m'a fait une révélation. Le pouvoir est mien. Le bâton de pouvoir en est l'insigne et le porteur.
- Ici tu ne peux rien pour sortir. Moi seul en connais le secret.
- Je te l'ai dit, Nanter, roi-dragon félon. Le mal va perdre la porte qu'il avait avec toi. Tu vas redevenir ce que tu aurais dû être depuis longtemps, un souvenir.
- Alors tu es prêt à rester ici jusqu'à la fin des temps.
- Si tel est le prix pour débarrasser le monde de toi, j'y consens sans y croire. Le Dieu-Dragon a encore besoin de moi.
- Jeune présomptueux, ici, il est sans pouvoir.
Lyanne se mit à rire.
- D'où crois-tu que le bâton tire son pouvoir ?
Nanter ne répondit rien.
Lyanne se remit debout. Il reprit en main le bâton de pouvoir.
- Graph ta Cron !...
Nanter se recroquevilla en hurlant :
- NON !
Lyanne continua sa litanie. Il y avait le serment au Dieu-dragon, la parole du Shanga et d'anciennes paroles de pouvoir qu'il avait lues sans savoir qu'il les retiendrait dans la grotte aux dragons.
Le dragon vert sembla se réduire dans le filet de lumière qui rapetissait. Nanter se mit à supplier. Sa voix devint de plus en plus faible. Bientôt, le filet atteint la taille d'un homme. Lyanne se taisait. Il avait fait ce qu'il devait. Nanter venait de perdre sa dernière attache à ce monde. Il comprenait mieux ce qu'il ressentait en allant visiter le Prince-Majeur. Celui-ci, tout à son ambition, s'était laissé piéger par Nanter-Jorohery, au point d'en devenir une marionnette. Lyanne entendit un gémissement venir de la forme allongée entourée de fils de lumière. Il mit la main sur son bâton de pouvoir :
- Libère-le, dit-il.
Ce fut comme une corolle qui s'ouvrit. Il découvrit un homme, nu, couché. Il le regarda, songea que ce monde clos était un bon endroit pour un premier contact avec le Prince-Majeur dont l'ambition était à l'origine de la mort des siens. Il s'aperçut qu'il ne pouvait le haïr. Son père, sa mère... Dans son esprit, il n'y avait pas d'image associée, pas de sentiment non plus, hormis la sensation d'un immense gâchis et une nostalgie de ce qui apu être. Il soupira. Sans ce passé, il ne serait pas celui qu'il était. Il ne pouvait réécrire l'histoire, il pouvait seulement tracer son sillon dans l'avenir. Reposant son regard sur la silhouette par terre, il en sonda l'esprit.
Il trouva sans difficulté le nom de Louny. Doucement le Prince-Majeur s'éveillait à la conscience. Lyanne sentait ses idées revenir. Se déplacer dans son esprit était aussi difficile que de se déplacer dans l'eau. Il sentait une résistance. Pourtant, il lui fallait ce deuxième nom s'il voulait pouvoir lui faire prêter serment. Plus le Prince-majeur approchait de la conscience et plus Lyanne rencontrait de difficultés.
- Où suis-je ?
- Dans un monde clos, répondit Lyanne.
Le Prince-Majeur s'assit et regarda vers Lyanne, puis autour de lui.
 - On ne voit rien, dit-il.
Tellement habitué à voir la nuit, Lyanne n'avait pas remarqué que ce monde manquait de lumière. Il posa la main sur le bâton de pouvoir. Doucement il se mit à luire, créant une bulle éclairée autour d'eux.
- Je pensais bien que c'était vous, remarqua le Prince-Majeur en regardant Lyanne. Personne d'autre n'aurait pu me délivrer de Nanter.
Lyanne garda le silence pendant que son interlocuteur regardait autour de lui. Doucement la lumière diffusait éclairant de plus en plus loin.
- C'est presque comme quand le jour se lève, commenta le Prince-Majeur. Quand Nanter m'a possédé, j'ai perdu toute volonté et toute liberté. Je me suis trouvé enfermé en moi-même, observant ce que faisait mon corps...
Lyanne regarda cet homme nu, les yeux dans le vague, parlant d'une voix calme.
- J'ai tempêté, hurlé autant que j'ai pu. Tout cela sans aucun effet. Une autre volonté écrasait la mienne. Je me suis réfugié au plus profond de moi-même. Si la colère grondait en moi, je la savais maintenant impuissante. J'ai connu la solitude, la plus profonde des solitudes, coupé de tout et de tous. Il m'a fallu du temps pour arrêter de souffrir. J'ai commencé à réfléchir, à observer ce qui se passait. J'ai cherché mais je n'ai pas trouvé d'autre responsable que moi. Ce désir de puissance qui m'habitait. Je l'ai laissé faire. Je l'ai même entretenu au lieu de chercher à servir le Dieu-Dragon. Aujourd'hui, je le vois bien. J'habillais cela de beaux discours, mais je ne servais que moi et encore, la partie la plus instinctive. Le temps a passé. C'est long une journée emplie de vide. Il en passe des pensées dans la tête. J'ai voulu mourir mais je n'en avais pas plus le pouvoir que de reprendre le contrôle des choses. Alors j'ai utilisé mon défaut pour en faire une arme. Le désir de puissance m'avait conduit à la catastrophe car je l'avais laissé faire, maintenant, il allait me servir. Je l'ai développé avec un but précis : bloquer les actes de Nanter. Je n'avais pas de pouvoir sur Jorohery mais j'ai réussi à bloquer ce corps qui n'était plus tout à fait le mien. Nous avons lutté pied à pied. Je me suis arque-bouté et Nanter a dû céder du terrain. Pas autant que je voulais mais assez pour que je ne fasse plus un geste. Et puis je vous ai vu. Je n'ai eu aucun doute. Vous étiez bien le roi-dragon. Même sans le bâton de pouvoir, j'aurais senti que vous aviez fait Shanga. Vous avez sondé ce corps allongé. J'ai senti Nanter se mettre sur la défensive. J'ai essayé de bouger mais sans y arriver. Nanter avait peur. Il s'est mis à tout bloquer. Il a compris que sa personnalité humaine avait disparu. Seule restait sa partie dragon. La guerre de position a repris. Nous voulions tous les deux diriger le corps. Le temps a passé sans que rien ne bouge. Chacune de vos visites était suivie par une période de combat plus intense pour prendre plus de contrôle sur le corps. J'ai connu des moments exaltants pour des petites victoires comme la commande d'une paupière ou bien d'un doigt. Cela ne suffisait ni à l'un ni à l'autre. À chaque fois nous finissions épuisés. Et puis est arrivé ce jour où vous êtes entré comme un vainqueur. Nanter l'a senti. Sa peur a été décuplée. C'est là qu'il a pris la décision de fuir. Son attitude a changé. Il m'a fait un discours sur vos intentions par rapport à moi et sur ce qu'il pouvait faire pour moi. Il a essayé de me convaincre que j'aurais un royaume si je l'aidais. Cela m'a semblé une bonne occasion d'en finir avec cette situation. Vous aviez le pouvoir et Nanter n'en avait plus que l'illusion. Je suis resté sur ma position tout en le laissant contrôler plus de muscles. Des nostalgiques de Jorohery sont intervenus. Je ne sais comment ils ont compris que c'était le moment, mais ils sont arrivés au bon moment. Ils ont fait fondre la glace pour fuir et Nanter a refait le mur en disant qu'il effaçait les traces. Les autres l'ont cru... Moi, je savais bien que vous verriez cette glace et que vous comprendriez. C'est une fois sur la colline que j'ai perdu le contrôle, brutalement. Il a mis le serpent contre le mur et tout a basculé. Il était redevenu dragon. Mais la suite, vous la connaissez puisque nous sommes là.
Le Prince-Majeur regarda Lyanne un moment, comme s'il attendait une réponse. Ne voyant rien venir, il reprit :
- J'ai été orgueilleux et le Dieu-Dragon m'a puni. C'est justice. Aujourd'hui, je dois vous rendre des comptes. Vous êtes le roi-dragon. Ce que j'avais à faire, je ne l'ai pas fait. Ce que vous déciderez, je m'y soumettrai.
Le Prince-Majeur se mit à genoux :
- Je suis Akto Louny. Votre père était mon frère, votre mère une princesse. Je ne suis rien. Je vous l'offre.
Lyanne se mit debout. Le Prince-Majeur avait livré son nom. Il était à sa merci, prêt à tout y compris à mourir. Intérieurement, Lyanne eut un sourire, puisqu'il était prêt alors...
- Bien, tu connais les serments et la force des engagements. Tu vas chanter pour moi ton chant le plus profond. Veux-tu payer ta dette ?
Akto Louny fit « Oui » de la tête.
- Bien, tu deviendras serviteur.
- Vous me laissez vivre ? dit Akto en levant la tête.
- Tu me fais don de ta vie, je ferai de toi celui qui sera au service de tous. À côté de toi, même un esclave aura plus de liberté. Maintenant chante !
Akto Louny, Prince-Majeur, nu et à genoux, se mit à chanter les sonorités rauques du chant du serment. Il le savait, ce qu'il faisait là le liait corps et âme à Lyanne, roi-dragon, élu du Dieu-Dragon et cela lui sembla juste.
L'avenir pouvait lui réserver le pire des sorts, il se savait en paix avec lui.