jeudi 31 janvier 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...74

Dans la capitale, la vie suivait son cours. On y continuait les fêtes et, en cette saison, la chasse battait son plein. Kaja était régulièrement invité par un équipage ou un autre. Il aimait cette course à travers bois. La traque du gibier était un jeu de guerre. Kaja aimait ce jeu. Il y avait la contrepartie. La chasse à courre était aussi une bonne raison de s’approcher discrètement de l’un ou de l’autre et de mener ses affaires. C’est là aussi qu’il forgea sa réputation d’incorruptible. Nombreux furent ceux qui, à mots couverts, lui proposèrent des affaires juteuses. Par contre, rares furent ceux qui surent à combien d’attentats il échappa. Depuis l’attentat avec les bayagas, Selvag avait imposé quatre hommes à Kaja.
   - C’est votre garde d’honneur. Vous êtes le chef de la police et vous devez avoir une garde d’honneur.
Kaja s’était laissé convaincre et il devait reconnaître que ses hommes surentraînés étaient les meilleurs. Aucun de ceux qui avait voulu attenter à sa vie n’avait réussi. Ils s’étaient même battus victorieusement à cinq contre plus d’une dizaine de malandrins. Les corps avaient été vus par de nombreuses personnes. Dans la pègre de la capitale, plus personne ne voulait s’attaquer à Kaja. À un encapuchonné dans une taverne sombre du port qui cherchait des hommes de main, on avait répondu :
   - On va te trouver ceux que tu cherches sauf si c’est pour Sink...
Les mages et les sorciers locaux le disaient protégés. S’attaquer à Sink, c’était s’attirer le mauvais œil…
Par contre, la guerre des clans faisait rage. Bien sûr, officiellement, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Reneur et Gérère agissaient pour le bien du royaume. Derrière la façade, les couteaux étaient tirés. Kaja avait dû intervenir pour constater la mort de plusieurs barons de second rang. Maintenant, personne ne sortait sans sa garde. Les plus prudents avaient regagné leur terre.
   - Ça va mal finir, disait Selvag à Kaja. La guerre civile n’est pas loin.
   - Ils n’oseront pas, répliquait Kaja.
   - Pas encore, colonel, pas encore…
   - Non, Selvag. L’équilibre des forces est trop important. Gérère tient l’armée. Les généraux sont ses alliés. Quant à Reneur, son frère dirige les buveurs de sang….
      - N’empêche, mon colonel, le moindre problème et on s’égorgera dans le palais...
   -Tu as peut-être raison. La réputation de la police est encore assez désastreuse pour qu’on la considère comme une force négligeable, mais on va y remédier.
Kaja avait fait partir des ordres secrets pour tous les postes. Sous prétexte d’une crainte de soulèvement du peuple, les policiers devaient être prêts à intervenir et à appliquer les ordres. Sous le sceau du secret, il avait laissé entendre à ses plus fidèles que certains barons étaient impliqués dans le complot. Bientôt sa stratégie commença à porter ses fruits. Il avait appris les mouvements des buveurs de sang avant que le général n’en parle. Il savait même leur destination. Lors d’une réunion de son état-major, ils avaient envisagé toutes les cibles possibles. Kaja était persuadé que le général cherchait la “cheveux blancs”.
   - Elle doit avoir des appuis sérieux, pour qu’il mobilise autant d’hommes, avait fait remarquer un des présents.
   - Les hommes libres du Royaume ont dû la récupérer.
   -  Ils ne sont pas assez nombreux, avait dit Selvag. Il a dû trouver le refuge de la résistance pour faire venir autant d’hommes. Depuis toujours, le général veut briller et voir son nom rejoindre ceux des grands de l’époque de la révolte.
Kaja s’était étonné. Dans tous les rapports de police, on ne signalait que de petits groupes capables d’action de commandos, aucune troupe d’importance. La réunion s’était finie sur le constat que le général souhaitait tellement une victoire éclatante qu’il en faisait trop.
En ce jour-là, Kaja avait d'autres problèmes. Il était l'objet de la chasse… Invité par un des fidèles soutiens de Gérère, il s'était trouvé entouré d'un aréopage de jeunes filles bonnes à marier. Chacune essayait de se placer au plus près de lui. Il avait été sauvé une première fois par le début de la traque et, parti au galop, il avait réussi à semer toutes les poursuivantes. Comme souvent, il avait perdu la chasse et profitait de ce temps pour réfléchir. Ses gardes donnèrent l’alerte. Quelqu’un venait. Ils étaient à l’orée d’une clairière et ils virent déboucher, dans la lumière, Jobau et un autre baron. Leu chevaux étaient au trot et on entendait qu’ils discutaient. Kaja s’avança pour le saluer. Jobau, en le voyant, partit d’un grand éclat de rire.
   - Alors Baron Sink, on fuit devant l’ennemi ! Il faut dire que cette horde de femelles en rut avait de quoi faire peur...
Kaja prit le parti de rire aussi.
   - Effectivement, elles étaient un peu trop nombreuses à mon goût…
   - Je crains, mon cher Sink que vous ne soyez dans la même situation que moi. Mon père a décidé qu’il fallait que je me marie… et je l’ai entendu discuter de quel parti serait bon pour vous…
Kaja fut atterré par la nouvelle. Il ne se voyait pas avec femme et enfant. Jobau repartit d’un grand éclat de rire.
   - Ne faites pas cette tête-là, mon cher Sink. Je vais vous donner un conseil. Choisissez-en une… et faites traîner en longueur… ou poursuivez plusieurs lièvres à la fois…
Jobau remit son cheval au trot et partit en riant :
   - Bonne chasse, Baron Sink !
Kaja laissa Jobau s’éloigner. Un de ses gardes attira son attention :
   - La chasse est à l’ouest, mon colonel.
   - Alors rejoignons-la, répondit Kaja en mettant son cheval au trot.
Il espérait qu’avec le groupe d’acharnés qui poursuivaient la bête, il aurait un peu de paix. Il remontait une allée quand il y eut un grand bruit de feuilles sur sa droite. Il vit arriver un cheval emballé, monté par une cavalière qui peinait à rester en selle. Kaja se lança à sa poursuite, encadré par ses gardes. La course poursuite dura de longues minutes. Un des gardes réussit à attraper les rennes pendant que les autres encadraient le cheval. Kaja admira le hongre de la jeune femme. Bien qu’épuisé, il avait le port fier des bêtes de caractère. Sa cavalière, le menton haut, avait le visage hautain des gens bien nés. Kaja lui demanda :
   - Pas de bobo ?
La jeune femme, plus adolescente que femme, le toisa du regard en l’examinant de haut en bas.
   - J’aurais fini par l’arrêter.
   - Je n’en doute pas, Demoiselle. Mais parfois le meilleur des cavaliers peut chuter.
   - Je ne suis jamais tombée !
Kaja sourit devant son arrogance. Leur dialogue se poursuivit un moment. Elle avait perdu la chasse depuis un bon moment et son cheval s’était emballé en entendant des bruits dans les buissons. Elle racontait ces événements avec un air de défi qui amusait Kaja. Elle devait effectivement être bonne cavalière pour maîtriser un tel cheval mais pas encore assez pour faire face à ce genre d’incident.
   - FLÈCHE !
Le cri fit réagir Kaja et ses gardes. Les armes étaient prêtes et jaillirent comme des éclairs de métal. Avant qu’une autre parole soit dite, Kaja avait détourné la flèche, deux gardes avaient décoché les leurs et le hongre se cabrait. Quand l’alerte fut passée, Kaja fit le tour de la situation. Deux gardes poursuivaient l’archer, la demoiselle était par terre et le hongre avait pris la flèche dans un postérieur. Il sauta à terre pour aider la jeune femme à se relever. Elle refusa d’un air de colère qui fit sourire Kaja. Elle avait du caractère. Elle allait se lancer dans une diatribe quand son cheval qui boitait, s’écroula au sol en hennissant. Elle le regarda sans comprendre. Elle regarda sa monture être agitée de soubresauts et retomber dans une immobilité de mauvais aloi.
   - Qu'est-ce qui se passe ?
Kaja examina le hongre. Au niveau du mors, il vit une espèce de mousse rosée. Un de ses gardes était à côté de lui.
   - Poison !
   - Oui, répondit Kaja.
La jeune femme regardait la scène sans comprendre et puis d’un coup, elle se mit à crier :
   - La flèche ! La flèche ! Ils ont voulu me tuer !
Kaja la regarda :
   - Qui a voulu vous tuer ? Qui êtes-vous ?
   - Les hommes de main de Gérère… je suis sûre que ce sont eux !
   - Mais qui êtes-vous ?
   - Je suis Mahar !
   - Mahar ?
   - Oui, Mahar, la nièce du vice-roi.
   - Du baron Reneur ?
   - Bien sûr ! répliqua Mahar, pas celle de cet imposteur de Gérère.
Tout en secouant ses habits, elle se lança sur une diatribe sur les ennemis de son oncle et sur l’incurie de la police, et de ce baron Sink qui n’était même pas capable de protéger les gens…
Kaja eut du mal à ne pas rire. Il se retint, pensant qu’il la vexerait s’il se le permettait. Elle oscillait entre l’enfant et la femme. Cela le toucha plus qu’il ne le voulait. Il lui proposa de la raccompagner.
    - Heureusement que vous étiez là…, lui dit-elle avec un sourire charmeur.
Elle fut interrompue par le retour des gardes.
   - Il est mort !
   - J’avais demandé vivant.
   - Oui, mon colonel, mais il s’est piqué lui-même avec une de ses flèches quand on l’a rattrapé...
   - Bien, Maeste. C’est comme cela… Ramenez le corps. On verra ce qu’on pourra en tirer.
Il se tourna vers Mahar :
   - Votre cheval est mort. Permettez que je vous en prête un pour vous raccompagner.
Kaja fit signe à Maeste de donner son cheval et de monter en croupe derrière un des autres gardes. Ils se mirent en marche tout en parlant. Kaja apprit qu’elle suivait la chasse du baron Sharav quand elle s’était perdue. Sharav était un ami proche du père de Mahar. Son domaine jouxtait celui de Khusug où avait lieu la chasse que suivait Kaja. Pendant que Kaja dirigeait leurs chevaux vers le château de Khusug, Mahar continuait à parler de sa vie. Il apprit par elle beaucoup de détails sur la vie de la noblesse féminine. Mahar n’aimait pas les contraintes et, sans un père qui lui cédait tout, elle aurait dû encore attendre pour participer à une chasse. Elle en avait assez d’attendre. N’était-elle pas assez grande et assez mûre pour faire comme toutes ces autres pimbêches qui se pavanaient en chassant le mari? Aujourd’hui, elle avait obtenu d’accompagner son père à cette chasse. Il lui avait fait promettre de rester près de lui. Les événements en avaient décidé autrement. Tout à l’excitation de la poursuite, son père avait galopé, et son cheval n’avait pas suivi le rythme. Puis il y avait eu ces bruits étranges dans les buissons qui l’avaient fait s’emballer. Ce n’est qu’en vue du château qu’elle dit :
   - Ah, par l’Arbre sacré, je ne vous ai pas demandé votre nom. Je manque à tous mes devoirs.
   - Moi aussi, chère demoiselle Mahar, j’ai manqué à tous mes devoirs, je ne me suis pas présenté.
Il allait décliner son identité quand un groupe de cavaliers se précipita sur eux au grand galop. Immédiatement les gardes de Kaja se préparèrent à un affrontement. À quelques pas d’eux, ils stoppèrent sans avoir donné de signe hostile. Le visage rouge, un homme s’adressa à Mahar presque en criant :
   - Mais où étais-tu passée ? J’allais faire organiser une battue pour te retrouver.
   - Comment cela où j’étais passée ? Tu pars au grand galop, tu me laisses toute seule sans garde, mon cheval s’emballe, on veut me tuer et tu me disputes ! C’est toi qui devrais t’expliquer.
L’homme était devenu blanc en entendant la dernière partie de l’explication. Il balbutia presque :
   - Oui, cria presque Mahar, sans l’intervention de ces gens, à cette heure je serais morte…
Kaja prit la parole :
   - Tout va bien, Baron Janga, votre fille n’a rien, l’agresseur est mort et nous sommes là.
Le baron Janga, bien connu pour ses faiblesses envers sa fille, regarda Kaja et le reconnut. Kaja put admirer ses efforts pour garder un visage avenant.
   - Je vous dois des remerciements, Baron Sink, pour vous être occupé de ma fille.
   - Ce fut un plaisir de lui venir en aide. Vous savez comme nous aimerions que la tranquillité règne dans le pays...
Mahar regarda Kaja en rougissant, pensant à tout ce qu’elle avait dit sur la police et les policiers.
   - … Il y a tellement de malfaisants de nos jours qu’il est parfois difficile d’être partout. Mais voyez, continua Kaja en montrant le corps sans vie de l’agresseur, pour nous aussi la chasse a été bonne.
Le baron Janga manœuvra pour aller voir le cadavre, sans manifester la moindre émotion. Il interrogea Kaja sur ce qui s’était passé. Kaja se fit un plaisir de souligner l’emploi du poison, en ajoutant que la flèche avait frôlé sa fille. Le baron Janga l’invita à venir au pavillon de chasse pour se rafraîchir. Kaja déclina l’invitation et ajouta :
   - Maintenant qu’elle est avec vous, elle ne risque plus rien, n’est-ce pas ? Nous allons continuer notre mission. Il y a une autre chasse non loin d’ici et il est important de voir que tout s’est bien passé…
   - C’est bien dommage, Baron Sink, intervint Mahar avant que son père n’ait pu répondre. Vous passerez bien au château, ce sera un plaisir que de vous revoir, n’est-ce pas, Père ?
La baron Janga devint presque livide mais n’osa refuser. La bienséance lui interdisait. Après avoir fixé une date, les deux groupes se séparèrent.

mardi 15 janvier 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...73

   - COMBIEN ?
Le colonel, un genou au sol n’en menait pas large.
   - Deux-cent-cinquante-sept, mon général !
   - Mais c’est impossible !
Le général marchait à grands pas furieux dans son bureau. De mémoire d’hommes, les buveurs de sang n’avaient pas connu pareilles pertes depuis la grande rébellion.
   - Qu’est-ce qui s’est passé ?
   - On ne sait pas, mon général. Comme pour ici, personne ne comprend.
Le général s’arrêta. Il avait été le premier à rejoindre la caserne de Solaire après ce qu’il pensait être une expédition victorieuse. Ils avaient fait place nette de ce nid de rebelles qu’était Diy à ses yeux. Ils avaient eu quelques difficultés avec ses fauves qui avaient voulu leur interdire d’entrer. C’est là qu’il avait vu tomber quelques hommes. Une fois ce barrage passé, ils avaient pu éliminer sans coup férir et sans perte tout ce qui vivait dans ce lieu. Il avait été déçu de ne pas trouver les combattants. Comme ses éclaireurs lui avaient signalé des petits groupes de rebelles dans la grande forêt, il avait envoyé plusieurs détachements en finir avec toute cette vermine et voilà que tous étaient morts, taillés en pièce par “on ne savait pas qui”. Ça le mettait dans une rage folle. Un autre groupe, manifestement très bien renseigné, avait donné l’assaut à la caserne et massacré tous les hommes. Les ennemis avaient profité du brouillard pour agir sans qu’on les repère.
   - Ils sont en fait beaucoup plus organisés que nous le pensions, affirma le général. Vos informateurs ne valent rien, colonel. On s’est fait balader. Ils doivent être dans les canyons.  Appelez-moi Brulnoir.
    - Mais, il est déjà reparti vers son poste à l’entrée des canyons…
    - ALLEZ ME LE CHERCHER !
Le colonel sortit en courant. Ce n’était pas le moment de s’opposer. Il pensait que le général avait fait de mauvais choix. Il était trop près du pouvoir pour qu’on puisse s’y opposer. Il donna des ordres pour qu’on aille chercher Brulnoir au plus vite, mais il envoya aussi de nombreuses patrouilles dans la forêt avec pour ordre de ramener le plus d’informations possible.
Quelques jours furent nécessaires pour que tout le monde revienne. Le froid était là et une neige molle et collante tombait rendant les déplacements difficiles. Le général était reparti pour la capitale en promettant de revenir très vite pour en finir avec les rebelles. Le colonel était lui aussi parti avec une des patrouilles Il lui fallait comprendre comment les meilleurs guerriers du monde pouvaient avoir été ainsi éliminés. La neige effaçait déjà les traces des combats. Il interrogea les troupes auxiliaires qui étaient intervenues après la bataille. Leur rôle n’était pas de se battre mais de servir les guerriers en armes et en nourriture.
    - Nous sommes arrivés dans le silence, déclara l’un d’eux. Aucun bruit, ni vent, ni chant d’oiseau, ni cri de bêtes ! Rien ! Comme si la nature avait été réduite au silence. Et nous avons découvert les corps.
   - Comment t’appelles-tu ? demanda le colonel.
   - Ghanzi, mon colonel, premier porteur Ghanzi de la troisième cohorte !
   - Continue, porteur Ghanzi. Qu’as-tu vu ?
   - Les corps étaient littéralement découpés en morceaux, mais nous n’avons trouvé aucun corps ennemi, ni aucun ennemi vivant. Même leurs armes étaient en morceaux. Nous les avons gardées et les corps sont enterrés près du grand arbre là-bas.
Ghanzi désigna le plus gros des arbres de ce coin de la forêt. Avec ses compagnons, ils avaient déblayé le terrain et creusé les tombes. Le colonel alla inspecter la nouvelle clairière. Sous la pâle lumière de l’hiver qui arrivait et les flocons de neige qui tourbillonnaient, tout semblait paisible. Il se tourna vers les auxiliaires qui l’avaient suivi.
   - Bien, porteur Ghanzi, tu as fait ce qu’il fallait. Rejoins Solaire et tu viendras me faire un rapport complet de ta campagne.
Le colonel était reparti à cheval. Il voulait voir d’autres lieux. Il eut les mêmes récits. Sa rage était grande de comprendre comment des ennemis ridicules comme les “hommes libres du royaume” avaient pu ainsi massacrer ses soldats surentraînés. Il rentra à Solaire plus en colère que jamais. S’il était d’accord avec son général, il pensait, comme les autres colonels, que celui-ci avait fait une grossière erreur en attaquant Diy. Envoyer les hommes pour tuer des malades lui avait semblé inutile. Quant aux “hommes libres du royaume”, le colonel les avait toujours pris pour des guignols. Il lui semblait que le commandant  Brulnoir avait mis le doigt sur quelque chose de beaucoup plus important et de beaucoup plus dangereux.
De retour à Solaire, il avait étudié les rapports et écouté les hommes. Brulnoir n’avait pas été aussi informatif qu’il l’aurait souhaité. Son discours ressemblait à celui des auxiliaires. Le colonel enrageait de ne pas avoir de témoin direct. Deux-cent-cinquante-sept soldats disparus au combat faisaient beaucoup de travail, beaucoup de familles à prévenir. Mais le pire n’était pas là. Le pire venait de la rumeur de défaite qui allait se répandre. Les buveurs de sang avaient été vaincus. Le général était parti en urgence pour la capitale pour minimiser le fait, en faisant courir le bruit de la victoire sur les rebelles et sur le nombre de morts chez l’ennemi. Le colonel soupira. Il craignait que ce dernier ne déclare qu’on en avait fini avec la rébellion. Comme le commandant Brulnoir, le colonel n’y croyait pas. Heureusement l’hiver était là. Ils allaient pouvoir se préparer à la confrontation qu’il sentait venir.

Riak était revenue le matin. On avait prévenu Gochan dès qu’elle était apparue au loin dans le canyon. La mère supérieure était arrivée à la tour de guet assez tôt pour voir arriver une colonne de guerriers qui suivaient Riak. Elle s’était sentie atterrée par leur nombre. Nairav était un monastère de femmes. Comment Riak pouvait-elle oser amener des hommes ici ? Déjà Jirzérou et Narch avaient eu du mal à être acceptés. Le monastère se refermait sur lui-même pendant l’hiver. Gochan avait prévu ce temps comme chaque année, mais elle n’avait ni place, ni provision pour eux. Elle se dépêcha de descendre à la porte. La portière fut heureuse de voir arriver la mère supérieure. Elle ne savait pas quoi faire. Le règlement lui interdisait de laisser entrer un homme. Pourtant, depuis la venue de Riak, il y en avait deux qui vivaient dans l’enceinte même du monastère.
   - Garde la porte fermée !
L’ordre de Gochan claqua. La portière remit en place la lourde pièce de bois qui bloquait son ouverture juste avant que Riak ne l’atteigne. Sur l’étroite corniche, le bruit résonna comme un coup de tonnerre. Riak fit stopper la colonne. Elle longeait le mur depuis un moment et savait qu’on ne pouvait ni se croiser, ni se doubler sur cette partie du chemin. On avait à peine la place d’y marcher et sans la corde qui courait le long de la paroi, plus d’un serait tombé. Elle avança jusqu’à la porte. C’était du bois massif qui avait passé beaucoup de temps dans l’eau. Les haches et le feu n’en viendraient pas à bout.
   - Ouvrez-nous !
   - Dame Riak, c’est impossible, répondit la portière à travers un judas. Je n’ai pas le droit.
   - Où est La mère supérieure ?
   - Elle m’a donné ordre de garder la porte et elle est repartie.
Riak jura entre ses dents. Jirzérou derrière elle, examinait le mur, cherchant comment y grimper. Riak reprit :
   - Je voudrais lui parler.
La voix derrière la porte répondit :
   - Donnez-moi le message et je vais lui faire porter.
Riak s’énerva derrière la porte, tout en se sentant impuissante. Elle était comme tout le monde obligée de se tenir à la corde et de ne pas trop gesticuler pour ne pas tomber dans le ravin en contrebas.
   - Ça suffit !
La voix de la mère supérieure venant d’en haut la fit se calmer. Elle se pencha en arrière, tenant plus fortement la corde :
   - On ne peut pas rester ainsi, dit-elle à Gochan. Il faut qu’on rentre pour se reposer et soigner les blessés.
   - Non, répondit la mère supérieure. Nairav a survécu grâce aux femmes. Les hommes ne sont pas les bienvenus. 
   - Mais, les blessés …
   - NON. La porte restera fermée.
Et la mère supérieure se retira. Riak jura tout bas. À Ubice qui demandait ce qu’il se passait, Riak répondit de faire reculer ses hommes. Ce fut long. Sur cette étroite corniche, on ne pouvait reculer que si le suivant avait déjà fait marche arrière. Ils se retrouvèrent tous au pied du rocher du monastère. Il y avait là une place dégagée pour descendre le grand filet qui servait à monter les provisions.
   - Qu’est-ce qu’on fait ?
Riak se tourna vers Ubice et les autres. Tout le monde la regardait. Elle devait avoir la solution. Les bayagas avaient disparu. Elle ne ressentait pas l’esprit de Koubaye. Elle se sentit d’un coup très seule. Le plus urgent était de trouver un refuge. La nuit pouvait être fraîche. Elle connaissait un passage entre deux canyons à une heure de marche du monastère. C’est là qu’elle décida de conduire le groupe. Tout en marchant, elle ruminait la réaction de Gochan. Elle se sentait blessée par son refus d’aider. Elle avait espéré… C’était à chaque fois la même chose. Quand elle pensait avoir trouvé un lieu de vie, il lui était enlevé. Il lui fallait refaire sa vie, ailleurs en surmontant toutes sortes d’ennuis. Qu’allait-il arriver?
Ils passèrent le reste de la journée à préparer le lieu pour les accueillir et à soigner les blessés. Quand arriva la nuit, et la neige, ce n’était pas fini. Riak en voulut à Gochan. Elle n’aurait pas dû se conduire comme cela. Riak dormit peu. Elle avait froid. Elle avait faim. Elle ne sentait plus la présence de Koubaye. Ce fut ce qui la contraria le plus. Faisait-elle fausse route ? Pourtant, elle était sûre que le désir d’aller sauver les gens de Diy venait de Koubaye… sauf si elle se racontait des histoires, mais alors comment aurait-elle su ? Les idées tournaient en tous sens dans sa tête et la pâle lumière de l’aube la trouva fatiguée.
Ubice avait manifestement plus l’habitude de commander. Ses hommes lui obéissaient sans discuter. Dès le matin, plusieurs équipes se répartirent le travail. Il y eut ceux qui partirent aux alentours faire le point des réserves possibles de bois pour le feu, et puis Ubice avait préparé un second groupe pour aller chasser avec Riak pour leur servir de guide. Aucun d’eux ne s’était jamais risqué dans les canyons. Quant aux plus faibles et aux blessés qui pouvaient, ils furent affectés à l’amélioration de la grotte.
La neige aida les chasseurs en révélant les traces. Ils revinrent au milieu du jour avec de la viande fraîche.
   - On ne tiendra pas tout l’hiver avec ce qu’on pourra trouver dans les canyons, déclara Ubice à Riak.
   - Vous avez entendu la mère supérieure. Elle ne veut pas ouvrir.
   - Oui, mais comment survivent-ils en hiver ?
   - Ils ont quelques champs et puis, ils vont s’approvisionner à Solaire.
   - Donc, ils ont des réserves au monastère. On pourrait aller les visiter…
   - Non, dit Riak. Il n’y a pas assez pour elles et pour nous. Il faut faire ce qu’elles font. Aller se ravitailler à Solaire.
Ubice demanda :
   - Il y a combien de jours de marche ?
   - Beaucoup, répondit Jirzérou qui écoutait la conversation. Sans chariot et ce qu’il faut pour le tirer, on n’y arrivera pas.
    - Et puis, je doute qu’à Solaire, ils apprécient notre passage. Il va falloir se battre…
Riak se mit à rire :
   - Sauf… sauf si on y va de nuit avec les bayagas…
Le visage d’Ubice s’assombrit.
   - Ce n’est pas possible… mes hommes ont trop peur.
   - Mais… répliqua Riak, mais sans les bayagas, ils seraient morts.
   - Je sais. Je sais tout cela mais ils ont peur. Certains préféreraient encore les buveurs de sang…
Riak tenait à son idée et surtout, elle n’en voyait pas d’autre. Ubice s’y rangea de mauvaise grâce et ils trouvèrent six volontaires.
Le soir venu, elle appela Wardsauw. L’ombre plus noire que la nuit se matérialisa devant la grotte. Avec son aide, ils arrivèrent à Solaire après le lever de l’étoile de Lex. Des bayagas colorées dansaient au-dessus de la ville. Tout était calme. Le plus silencieusement possible, le petit groupe de volontaires suivit Riak et Ubice. Jirzérou fermait la marche. Ils arrivèrent sans encombre près des greniers.
   - Il y a des gardes, murmura Ubice. Il faut les neutraliser…
Riak l’arrêta avant qu’il ne donne l’ordre à ses hommes.
    - Il faut qu’on reste discrets…
Elle appela Wardsauw et disparut avec. Quand elle revint, elle avait le sourire. Elle expliqua son plan à Ubice qui se mit à rire silencieusement. Peu après, ils se retrouvèrent tous sur un tas de sacs remplis de farine. Dans la nuit, ils déplacèrent assez de sacs de farine et de fèves pour tenir l’hiver. Ubice avait fait attention qu’on ne déplace pas les premiers sacs, ceux que les intendants verraient en entrant dans les greniers. La soirée fut joyeuse dans la grotte. Tous imaginaient la tête des buveurs de sang quand ils s'apercevraient qu’on avait pillé leurs réserves.
Ce fut plus compliqué pour le bois. Il n’y en avait pas assez dans les canyons. Ce fut Jirzérou qui trouva la solution. Il savait que dans les collines de fer, ils brûlaient du charbon. Toute la production était réservée aux forgerons. Il leur fallut deux nuits pour trouver le lieu de stockage et ils firent comme à Solaire.
Ce fut Bemba et Mitaou qui rétablirent le lien entre le monastère et eux. Elles arrivèrent un matin. Riak fut heureuse de les voir. Elles étaient chargées d’affaires pour Riak.
   - La mère supérieure n’a pas voulu que vous restiez sans vos affaires parmi tous ces hommes.
Cela fit sourire involontairement Riak. Les hommes qui l’entouraient, étaient partagés entre deux sentiments parfois mêlés : la peur et l'idolâtrie. Pas un ne la considérait comme une simple femme.
   - Tu pourras dire à Gochan que ma sécurité ne risque rien !
   - Elle comprend que vous lui en vouliez, dame Riak, dit Mitaou. Mais elle doit assurer la survie de Nairav.
Riak hocha la tête sans répondre. Elle lui en voulait, c’est certain. Elle la comprenait aussi. Bemba et Mitaou entreprirent de délimiter un espace avec les tentures qu’elles avaient amenées pour que Riak puisse garder son intimité. Avant la nuit, elles repartirent, non sans avoir transmis l’invitation de la mère supérieure à rencontrer Riak.
Riak avait donné une réponse évasive. Elle savait pourtant qu’il lui faudrait aller voir Gochan. Elle ne pouvait pas se passer d’elle. Elle était la mère supérieure de Nairav et puis il y avait le diadème au centre de la cour. Si le roi venait, ce serait à Nairav.
En attendant, l’hiver arrivait. La trêve qu’imposait la nature était là.