vendredi 4 décembre 2020

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...97

 

   - Baron Arlaz au rapport, Majesté
   - Faites entrer.
Kaja regarda entrer le baron qui revenait d’une mission de reconnaissance. Il y avait eu un accrochage.
L’homme aux larges épaules faisait un bruit de ferraille en marchant. Kaja faillit en rire. Hauziart était un baron d’une campagne profonde. Il était venu avec sept soldats à l’équipement un peu dépareillé. Lui-même n’avait qu’un armement ancien assez éloigné de ce qui se faisait actuellement. Il mit un genou à terre et salua le roi :
   - Je vous écoute, Baron, dit Kaja.
   - Nous nous sommes fait accrocher près du bois de Portua. Nous allions retraverser le ruisseau quand ils nous ont repérés. Nous les avions suivis quelque temps et nous allions nous retirer pour venir donner l’alerte quand l’un de mes hommes est tombé. J’ai donné l’ordre de courir pour nous replier mais ils nous ont pris en charge. Nous avons fait face et engagé le combat. Ils étaient plus nombreux mais ils ne savent pas se battre. Mon sergent en a mis trois hors combat pendant que je me battais avec d’autres que j’ai blessés. Ils ont un peu reculé quand mes deux archers ont commencé à tirer. Nous avons décroché rapidement et ils ne nous ont pas suivis.
   - Combien de morts et de blessés ?
   - Mon sergent a une coupure au coude sans gravité, j’ai un homme blessé à l’épaule. Il y avait trois morts chez eux et j’en ai vu une demi-douzaine couverts de sang.
   - Vous pensez qu’ils ne valent rien au combat.
   - Ils manquent de savoir-faire et d’armes mais leur colère est grande. Chasser une bête enragée est toujours plus dangereux, Majesté.
Kaja remercia le baron. Il se retourna vers les généraux du conseil de défense pendant que le baron Arlaz sortait après avoir encore une fois salué le roi.
   - Ils sont là, dit Kaja.
   - Nous pouvons les écraser, dit le général Espond. Leurs hommes ne font pas le poids !
   - Vous avez entendu le baron Arlaz, ils sont comme des bêtes enragées. Combien cela va-t-il nous coûter d’hommes ?
Espond se tourna vers son voisin. Le vieux baron Kikor avait appuyé ses dires en tapant du poing sur la table. Kaja écouta les réactions des uns et des autres. Deux positions s’opposaient, l’attaque immédiate ou les laisser venir. Si la deuxième solution semblait plus économique en vies, elle était aussi plus longue.
   - Le peuple pour le moment ne bouge pas. Il nous craint encore, fit remarquer Espond. On ne sait pas combien de temps cela va durer.
   - Ils vont attaquer rapidement, dit un autre.
   - Et pourquoi dites-vous cela, baron Sonéa?
   - C’est leur intérêt. Ils sont plus nombreux que nous et la rage qui les habite va les rendre imprudents !
   - Je pense qu’ils vont attendre, reprit le vieux baron. Ils peuvent nous assiéger.
   - Ils savent bien que notre ravitaillement est assuré. Non, ils vont attaquer.
   - Vous oubliez une chose, interrompit Kaja. Leur reine est-elle là ? Ils n’attaqueront que si elle est présente. Pensez à ce que nous disent nos informateurs. Elle doit être la libératrice. Sans elle, ils ne feront rien. On va continuer de les harceler en envoyant des patrouilles. Ça les testera et nous devons savoir si elle est là. Les vaincre sans la vaincre ne servirait à rien. Nous avons besoin de savoir.
Le conseil se rangea à son avis. Quand ils furent partis, Kaja se tourna vers son aide de camp.
   - Alors ?
   - Mon colonel, tous ces barons sont trop divisés pour faire une armée. Ils se battront, et bien, mais ils le feront indépendamment les uns des autres. Je pense que seuls les gayelers sont vraiment prêts à agir comme une armée.
   - Je pense aussi comme cela, répondit Kaja. On va voir ce que nous apprennent les patrouilles.
   - Faites attention à qui vous envoyez, mon colonel. Le baron Hauziart, bien qu’équipé à l’ancienne, a bien entraîné ses hommes. D’autres n’ont que des soldats de parade.
   - J’en ai bien conscience, Okuta. Selvag me manque. Il les connaît tous. Il m’est plus utile à gérer la capitale mais il me manque.
   - Erébi est l’homme qu’il vous faut, mon colonel. Il connaît tous les maîtres d’armes. Il pourra vous dire.
   - Très bien, Okuta, fais-le venir.

Kaja avait donné l’ordre de harceler l’ennemi avec un but précis : savoir si la sorcière blanche était parmi eux. À leur retour, il rencontrait les patrouilles. À chaque fois, il entendait un récit semblable. Ses soldats étaient mieux entraînés et à chaque fois leurs pertes étaient très inférieures à celles de l’ennemi. Kaja et son état-major en concluait que la sorcière n’était pas là. On reportait l’attaque prévue. Kaja y tenait absolument. La sorcière devait être capturée ou tuée pour étouffer la rébellion.

Kaja traversait le camp pour rejoindre la tente de l’état-major quand il entendit un cri d’alerte.
   - REBELLES EN VUE !
Il se mit à courir pour atteindre la tour de guet.
   - À l'ORÉE DU BOIS À GAUCHE !
Ce fut le branle-bas sur les remparts. Kaja vit les grands arcs se mettre en position, les archers se préparer. Il fut heureux de voir son armée réagir vite et bien. Il fut dépassé par les gayelers qui arrivaient au pas de course. La nouvelle se répandait dans le camp. Pour la première fois un groupe d’ennemis était à la porte.
Kaja arriva en haut de la tour de guet. Les soldats présents scrutaient le lointain. Kaja vit des silhouettes restées à l’ombre des arbres. “Pas dangereux” pensa-t-il, “trop détendus”. L’officier de garde fit un geste quand une forme se détacha de la forêt. Un des grands arcs lâcha son trait. Kaja sursauta. La chevelure était blanche. La sorcière était là ! Il la vit faire un petit saut de côté quand la lourde flèche se planta. Il entendit un rire cristallin. La sorcière se mit à courir vers le camp, deux léopards sortirent des bois pour l’accompagner. Les ordres fusèrent sur tout le rempart. Les flèches s’envolèrent de partout. Sa course était désordonnée et les archers incapables de l’ajuster correctement. Elle s’arrêta brusquement devant la tour qui coiffait l’entrée du camp. Malgré les flèches qui pleuvaient, elle ne bougea pas. Kaja vit la sorcellerie en action. Les traits semblaient frapper un mur invisible et éclataient comme éclate une plaque de glace qu’on lance sur un rocher.
    - BARON SINK ! BARON SINK !
Kaja donna l’ordre de cesser le tir. Il s’avança jusqu’au bord du parapet. Il regarda la sorcière qui semblait le défier. Elle cria à nouveau :
   - BARON SINK, JE TE DÉFIE !
Cela fit rire Kaja qui se détourna. Son aide de camp se pencha au-dessus du rempart et dit :
   - Le roi dit que les petites filles feraient mieux de rester à la maison et de s’occuper de leur intérieur !
Cela mit Kaja de mauvaise humeur. Défier quelqu’un dont on ne connaît pas la puissance était une faute. Il allait quitter la plateforme quand une flèche se planta juste devant lui.
    - Dites au roi qu’il ferait bien de se méfier de la colère des petites filles !
Kaja jura. Un détachement était prêt à intervenir. Il leur fit signe. Les portes s’ouvrirent alors que la sorcière atteignait l’orée du bois. Le bruit des chevaux au galop la firent se retourner. Du haut de la tour Kaja l’observa. Il la vit saisir son arme et courir au-devant des chevaux. Derrière ses gardes la suivirent avec retard. Il vit ce qu’il n’avait jamais vu. La sorcière courait aussi vite qu’un cheval et sa rapidité fut fatale aux cavaliers. Elle passa sous la lance du premier chevalier et en passant, éventra le cheval tout en coupant la jambe du cavalier. La lance du deuxième ne résista pas à l’arme de la sorcière. Elle sauta en croupe et égorgea le lancier. De là, elle sauta sur le troisième. Les gardes de la sorcière la suivaient passant derrière elle et achevant les blessés et les chevaux. Ce fut un déchaînement de violence qui sidéra les hommes sur les remparts. Leurs cris d’encouragement s’étaient figés dans leur gorge. Les officiers durent crier plusieurs fois pour que les archers reprennent leur tir. Seules les flèches des grands arcs portaient assez loin. Les autres archers tiraient quand même. Kaja regardait, comme ses hommes, cette sorcière qui semblait se jouer des meilleurs cavaliers de l’armée. Il vit disparaître la chevelure blanche dans la forêt, suivie des guerriers qui l’avaient aidée.  
Kaja convoqua tous les barons de l'ost. Après avoir vu ce combat, il fallait décider de la stratégie à suivre. Les récits d'Ankakla prenaient une autre dimension. Une réalité s'imposait. Avec une telle guerrière, tout allait devenir plus complexe.
Kaja réfléchissait à la situation. Il mangeait en attendant la réunion. Dans le camp, en cette heure tardive, tous parlaient de ce qu’ils avaient vu. La sorcière était arrivée et avec elle, la peur. Kaja curieusement n’avait pas ce sentiment. Il avait, de loin, croisé le regard de cette femme et avait reconnu les yeux perçants de cette novice aux cheveux blancs qu’il avait épargnée. Ce pouvait-il qu’elle soit elle ?
Il se reprochait de l’avoir laissée libre ce jour-là et en même temps une certaine joie l’habitait. Il allait l’approcher même si c’était pour la tuer. Il pourrait ainsi se débarrasser de ces yeux qui le hantaient encore.
Il fut interrompu dans ses pensées par l'arrivée des premiers barons.
La première bataille eut lieu sur le fleuve. L’alerte fut donnée avec retard. Les premières barques des seigneurs avaient déjà été coulées quand la première barge quitta le quai. Les lourdes embarcations chargées de soldats et d’archers se dirigèrent vers l’amont avec difficulté, le vent n’étant pas favorable. Elles semblaient bien pataudes devant les barques rapides manoeuvrées par des treïbens. Resté au bord, Kaja et ses généraux essayaient de suivre le déroulement des combats. Le fleuve était trop large pour que la voix porte. Du haut de la tour où siégeaient les signaleurs, Kaja donnait ses ordres. Les signaleurs les transmettaient en agitant des drapeaux. Plus rapides, les barques tournaient autour des barges. Plus armées et avec plats-bords surélevés, les barges étaient comme des châteaux forts flottants. Kaja vit la fumée avant de voir les flammes. Les rebelles avaient des flèches enflammées ! Le fleuve fut bientôt recouvert de cette fumée blanche qui, comme un brouillard, bloquait la vue. De loin en loin, des cris et des bruits de bataille parvenaient à la rive. Kaja vit, sortant de la nappe embrumée, des barques treïbens, la coque en l’air, mais aussi une barge à moitié enfoncée dans l’eau. Quand le soleil se descendit sur l’horizon, les bateaux restant à flot revinrent à quai. Il ne restait que la moitié des barges et des barques. Toutes étaient hérissées de flèches et certaines avaient les traces des incendies que les marins avaient réussi à maîtriser.
Kaja interrogea personnellement les capitaines rescapés. Ils décrivaient la même situation. Le feu avait pris sur la première barge mais ce n’était pas lui qui avait généré tout ce brouillard. Il était venu de l’eau elle-même. Ils avaient entendu le même cri venant des barques ennemies : “ Bénalki ! Bénalki !” juste avant son apparition. La peur était palpable. Ils connaissaient tous le nom de la déesse des tréïbens.
   - Si une déesse combat avec eux...
   - Ne soyez pas craintif, capitaine, le coupa Kaja. Nous avons le pouvoir de l’Arbre Sacré avec nous. Vous en recevrez quelques feuilles dès demain.
Kaja fit estimer les pertes trop lourdes à son goût et pas assez cher payées par les rebelles. Il lui fallait préparer la suite. L’irruption de la sorcière et de ses pratiques magiques nécessitaient de changer de stratégie. Kaja s’en voulait d’avoir sous-estimé sa puissance de nuisance. Il lui faudrait faire venir encore plus de feuilles de l’arbre sacré pour protéger ses hommes. Mais pourquoi avait-il épargné cette novice ? Dans son esprit vint l’image de ce regard de feu qui l’avait impressionné. Quel pouvoir y avait-il ? Quand il s’endormit, il fit des cauchemars où des sorcières brûlaient tout de leur regard, le laissant seul face à elles. Il se voyait brandir Émoque et sa branche de l’Arbre Sacré. Il se réveillait en sursaut quand l’une d’elle s’avançait vers lui. Ses yeux, d’un rouge flamboyant, étaient ceux d’un démon. Ils lançaient des éclairs qu’Émoque encaissait, lui secouant le bras à chaque fois un peu plus et l’empêchant de le lever. Arrivée trop proche de lui, la sorcière ouvrit la bouche et un serpent en jaillit lui visant le visage. .
Les jours suivants furent calmes. Quand enfin l’attention des gardes commença à se relâcher, l’alarme fut donnée. Kaja fut un des premiers sur le rempart. Les rebelles avaient commencé à creuser un fossé à la limite de la zone déboisée. Ils venaient en petits groupes et ne s’approchaient pas. Mais là, il y avait l’armée des rebelles devant eux. Il fut soulagé de voir qu’ils n’avaient pas construit de tour ou de machine de guerre. Il regarda les guerriers se mettre en ordre de bataille. Il remarqua leurs hésitations et leurs approximations. Ce n'étaient pas des guerriers mais des paysans tout juste bons à se faire tuer. Il chercha du regard la sorcière mais ne vit nulle part sa chevelure blanche. Autour de lui, les hommes se préparaient. Les barons de son conseil de guerre l’entouraient.
   - S’ils veulent prendre les remparts, il leur faut une échelle et des ponts pour passer au-dessus des fossés.
   - Regarde, baron Gedron, ils amènent des mantelets.
Effectivement, ils virent se positionner ces protections faites de planches devant les troupes. Portés par des hommes, ils allaient permettre aux troupes d’avancer d’abri en abri. Le premier mantelet s’avança d’une dizaine de pas. Un deuxième se mit en route à son tour. Du haut des remparts, ils virent la procession de ces protections. Les grands arcs étaient entrés en action. Leurs traits se plantaient sans que l’on puisse savoir s’ils traversaient ou pas les planches. Le baron Gedron comptaient les mantelets et dit :
   - Ces sans foi, combien ont-ils sacrifié d’arbres ? Je suis sûr qu’ils n’ont même pas fait les offrandes nécessaires.
Kaja ne répondit pas. Il pensait que cette horde de paysans allait arriver au pied des remparts et qu’il faudrait aller se battre contre eux.
   - Faites préparer les soldats à pied, dit-il. Il faudra nous battre dehors.
La matinée se passa à regarder avancer les mantelets et puis les hommes porteurs de fagots qu’ils lançaient dans le premier fossé. Kaja venait régulièrement sur le rempart. Le temps du combat approchait. Quand le soleil fut au Zénith, le glacis ressemblait à un damier. Les meilleurs archers tentaient d’abattre les rebelles qui sautaient d’une protection à l’autre. Des cris saluaient leurs réussites. Les mantelets avaient des allures de hérissons. Kaja admira la stratégie. Il avait sous-estimé leurs stratèges. Allaient-ils continuer toute la journée ?
Dans l’après-midi, trois larges passages permettaient la traversée de la première défense. Le baron Gedron s’approcha de Kaja :
   - L’attaque est pour demain. N’est-ce pas, Sire ?
   - Oui, avec la nuit qui tombe, on ne pourrait pas se battre. Mais on ne va pas rester sans rien faire, baron Gedron. J’ai fait préparer des pots de poix. On va les utiliser. Mais pour le moment, il fait trop clair. Alors allons dîner !

Dans la nuit devenue noire, des silhouettes chargées de pots se glissèrent hors des remparts. Ils firent une noria jusqu’à ce que les fagots soient bien imprégnés de poix. Les sentinelles qui surveillaient les bois virent bien quelques ombres, mais rien ne vint troubler les chants des insectes nocturnes. Tard dans la nuit, alors que l’étoile de Lex était haut dans le ciel, un gayeler se présenta devant Kaja :
   - C’est fait, mon colonel. On va les recevoir comme ils le méritent !
   - Parfait ! Allez-vous reposer !
Pendant que le gayeler sortait, Kaja soupira. Il savait qu’il ne redormirait pas. Il avait de nouveau fait un cauchemar où la sorcière tenait une place de choix. Il se leva, fit signe à son ordonnance de ne pas bouger et sortit prendre l’air. Le camp était calme. Les hommes se reposaient en parlant à voix basse ou dormaient. Kaja pensa à la fureur qui allait les attendre dès l’aube. Le première vague d’attaque devait être accueillie par les barons des grandes plaines de l’est. Ils formaient un groupe homogène composé de solides gaillards bien entraînés et bien armés. Au fur et à mesure des besoins, les autres interviendraient. Kaja s’était mis en réserve comme on lui avait demandé. Ce n’était pas la place du roi d’être en première ligne. Il avait préféré taire que, si la sorcière venait se battre, elle que les rebelles disaient reine, il lui faudrait aller au combat. Même les poches remplies de feuilles de l’Arbre Sacré, aucun combattant n’était à sa hauteur. Seule Émoque contenait assez de magie pour lui faire face.
Il circula un moment dans le camp, disant un mot d’encouragement à l’un ou à l’autre. Il allait de galerie en galerie, restant toujours à l’abri des possibles méfaits des bayagas. Il s’assit un moment avec les hommes de son voisin, un de ceux qui aurait souhaité le marier avec une de leurs filles. C’est là que les cris des sentinelles le surprirent.
En quelques instants, le camp se mit à ressembler à une ruche. On entendait les cris des uns et des autres, pour que les hommes se regroupent, pour que les archers se mettent en position, ou pour annoncer ce qu’il se passait. Quand Kaja arriva à la tour de guet, les rebelles commençaient à passer le premier fossé en portant des échelles. Leurs cris, pour se donner du courage, venaient couvrir les cris des défenseurs. Des flèches enflammées partirent des remparts, allumant des brasiers. Si la première ligne d’attaque continua sa progression vers les remparts, on vit des silhouettes s’enflammer en criant. Les autres, derrière, refluèrent, provoquant un carambolage avec les troupes qui continuaient à arriver. Dans la lumière du tout petit matin, les flammes faisaient danser les ombres. Les flèches pleuvaient depuis les remparts sur tous ceux qui n’étaient pas à l’abri. La première vague d’attaque se brisa sur la palissade de bois. S’ils purent dresser les échelles, ils n’étaient pas assez nombreux pour résister aux défenseurs.
Un cor sonna dans le bois au loin. Les rebelles qui le pouvaient battirent en retraite. Des cris de joie et de victoire, poussés depuis les remparts, saluèrent leur repli. Immédiatement, un groupe d’intervention fit une sortie pour achever tous les ennemis qui pouvaient rester au pied des remparts. Pendant ce temps, méthodiquement, les grands arcs ciblaient les blessés. Leurs ordres étaient clairs : éliminer le maximum d’ennemis.
À la lumière d’un soleil sans concession, Kaja vit au bord de la forêt la silhouette blanche de la sorcière qui venait se rendre compte de l’étendue des pertes. Il la vit s’agiter et faire des gestes véhéments. Il sourit de la voir ainsi en colère. Il ne comprenait pas ce qu’elle disait mais elle engueulait les gens de sa suite et désignait les travaux du fossé qu’ils avaient commencés.


Koubaye regardait Rma filer le temps. Il le vit choisir des fils, en couper beaucoup d’autres. Quand il le vit s’approcher d’un fil épais et rugueux, il tenta de proposer d’autres fils plus fins, plus doux. Rma les ignora et, farfouillant dans les fils, il choisit celui que Koubaye désirait lui faire éviter. Koubaye eut peur. Rma en tira une belle longueur et commença à la filer dans la trame du temps. Le bruit sourd du va-et-vient de la navette ne s’était pas arrêté. Pendant que filait le temps, Rma prépara de nouvelles navettes. Bientôt viendrait le tour de ce fil maudit signe de malheur.

mardi 3 novembre 2020

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...96

Riak regardait son armée sortir des Monts Birlak. Elle avait bien grossi depuis son arrivée. Riak, suivant les conseils des conseillers, avait attendu. Des volontaires étaient arrivés en masse et continuaient d’arriver. Le général Costané était content de voir ses troupes s’étoffer. Il avait fait du campement des Monts Birlak une base d’entraînement. Maintenant, les choses sérieuses allaient commencer. Riak, qui les voyait défiler, pensait que son armée était prête ou presque. Tous les hommes avaient une arme de métal ou presque. Tous avaient une protection ou presque. Les plus chanceux avaient un casque et un plastron cuirassé. Les autres avaient des vestes de cuir épais. Tous ces “presque” l’inquiétaient. En face, que valait l’armée des seigneurs ? Les policiers étaient redoutables mais pas très nombreux. Le gros des ennemis se composait de ce que chaque baron avait amené. Riak et les siens seraient en supériorité numérique mais, comme les autres s’étaient retranchés dans un camp, il faudrait peut-être prévoir de tenir un siège. Elle se sentait débordée par ses fonctions, courant sans cesse de son armée à son conseil à Cannfou. Dans quelques jours, les deux armées se rencontreraient. Elle aurait aimé que Koubaye lui donne des indications et l’aide de ses conseils. Le rêve, qu’elle avait fait dans la nuit, ne la rassurait pas. Elle avait vu Koubaye devenir une statue. Des gens venaient et, à l’aide d’offrandes, essayaient de diriger sa volonté pour qu’il tisse avec Rma ce qui était leur choix. Ce cauchemar l’avait mise mal à l’aise.  Elle n’avait pas eu le temps de s'appesantir à son réveil, emportée par le flot de ses occupations. Tout en regardant passer les hommes qui partaient au combat, elle avait décidé de s’en occuper le soir même. D’ici deux à quatre jours commenceraient les premiers combats. Quelle qu’elle soit, la réalité s’imposerait. Dans l’après-midi, Riak était repartie à Cannfou. Il lui fut nécessaire de rester la nuit sur place pour régler tous les différends qui existaient entre tous les conseillers. Elle avait l’impression de passer son temps à décider pour les uns et les autres. À l’aube, elle était de retour au bivouac de l’armée. Jirzérou lui servait officiellement d’écuyer. Il était impatient de chasser les seigneurs. Bemba était moins pressée. Elle dirigeait la garde personnelle de Riak composée de volontaires féminines. Elle les avait surentraînées et quasi fanatisées. Toutes celles qu’on allait appeler les guerrières blanches, étaient prêtes à se sacrifier pour Riak. Le général Costané recevait chaque jour des renseignements sur l’ennemi. Il en discutait avec Riak qui ne connaissait rien en stratégie guerrière. Costané n’était guère plus avancé. Il n’avait pas de culture du combat. Il s’était révélé un bon meneur d’hommes, allait-il être à la hauteur des batailles ? Il avait envoyé en avance des groupes de soldats pour sécuriser le déplacement de l’armée. Il faisait des reconnaissances et venait faire leur rapport tous les jours. Tout se passa tranquillement les trois premiers jours. Riak commençait à se dire que peut-être, ils pourraient surprendre ce foutu roi. Elle comprit que Sink avait déjà prévu leur arrivée. Des patrouilles étaient organisées. Son avant-garde avait accroché une de ces patrouilles. Le commandant de l’avant-garde était revenu faire son rapport. L’altercation avait été brève. La patrouille avait rompu rapidement le combat, préférant s’enfuir. Les soldats de Riak racontaient combien l’ennemi était pleutre et combien il était facile de les battre. Riak de son côté comptait les blessés et les morts. Si le commandant annonçait des morts ennemis, Riak qui était venue sur le lieu du combat n’en retrouva aucun. Par contre sa patrouille avait perdu plusieurs de ses membres blessés ou tués. Elle prit cela pour un mauvais présage. Koubaye… où était Koubaye ? Elle se reprocha de ne pas avoir fait ce qu’elle aurait dû. Elle planta tout le monde en disant à Tchitoua de l’emmener voir Koubaye.
Kaja fût un des premiers informés. L'ennemi était là. Une des patrouilles s'était fait accrocher. Heureusement, elle se composait des hommes du Baron Arlaz, de solides gaillards bien entraînés et bien équipés. Ils avaient eu deux blessés. Selon les ordres, ils avaient rompu le combat très vite. Ils avaient quand même eu  le temps de mettre hors de combat plusieurs rebelles. Kaja et son état-major avait longuement discuté de la marche à suivre. L’accord s’était fait sur l’attente. Les remparts étaient complets et le ravitaillement assuré. Il fallait laisser les rebelles s’épuiser sur les défenses mises en place et seulement dans un deuxième temps les écraser dans une bataille rangée. Après sa réunion d’état-major, Kaja décida d’inspecter les défenses. Il arriva au rempart, solide palissade de bois encore vert. Il ne prendrait pas feu facilement. Il était monté sur un talus artificiel fait à partir de toute la terre retirée du fossé. Il admira le travail des ouvriers et des ingénieurs. Devant le talus, plantés en oblique, des pieux interdisaient le passage. Après cela, Kaja avait fait dégager l’espace sur une portée de flèches. Tout ce dégagement était parsemé de pièges capables d’estropier un homme. Vu de l’extérieur, il n’existait qu’un chemin possible. Il traversait la zone des pièges en oblique, puis longeait les pieux par l’extérieur avant de rejoindre le seul pont qui enjambait le fossé. Là, celui qui désirait entrer devait passer une porte renforcée qui ouvrait sur un couloir entre deux remparts. Au bout, une deuxième porte barrait le passage. Kaja inspecta les réserves de flèches et d’armes, et vérifia que tout était prêt. Les rebelles tenteraient probablement plusieurs fois de passer les défenses avant de chercher une autre stratégie. Il discuta un moment avec différents barons qui le saluaient et dont le rôle allait être de harceler les rebelles. Puis il retourna vers sa tente palais. La fonction de roi exigeait beaucoup. Le royaume de Tisréal faisait le deuil de son ancien roi. L’administration restait malgré tout capable de travailler, et la vie continuait, hormis dans la zone dévastée par la vague. Kaja l’avait déclarée zone sacrée et des soldats patrouillaient pour mettre à jour tout ce qu’on pouvait récupérer. Du côté du royaume de Landlau, il y avait beaucoup de retard et d’erreurs. Les gens profitaient de ce qui se passait pour ne pas faire ce qu’il devait faire. On n’avait que rarement une opposition frontale. C’était à chaque fois une mauvaise volonté et une inertie qui venaient bloquer les rouages. Si les policiers se montraient, tout fonctionnait. Ils ne pouvaient être partout et dans certaines régions. Il ne faisait pas bon pour un membre d’une famille dirigeante d’être seul dans un lieu désert. Kaja s’en inquiétait mais il ne disposait pas des moyens nécessaires pour y faire face. Il lui fallait gagner cette guerre rapidement pour pouvoir reprendre les choses en main.
Riak regarda se coucher le soleil. Ses troupes se préparaient pour la nuit. Les bivouacs s’organisaient. Elle avait fait paraître un édit pour déclarer les bayagas amis du peuple et sans danger. Mais les traditions sont tenaces et nombreux étaient ceux qui préparaient encore un abri léger à la manière des tréïbens sur leurs bateaux. Elle avait demandé aux guerrières blanches de patrouiller pendant ces heures incertaines. Les deux léopards des neiges étaient couchés à ses pieds. Les juvéniles avaient déjà bien grandi et imitaient leurs parents. Riak caressa la tête du mâle :
   - Titchoua, il est temps.
Ils se mirent en route vers la tente de Riak. Mitaou avait fait préparer le repas et dresser la table. Quand elle vit sa maîtresse, elle remarqua son air préoccupé.
   - Dame Riak, votre repas est prêt. Vous semblez inquiète. De mauvaises nouvelles ?
   - Non, Mitaou, les nouvelles sont plutôt bonnes. Je m’inquiète pour Koubaye.
Riak s’installa pour manger. Elle avait choisi de rester seule. Les instants privés devenaient rares. Toute sa vie semblait se dérouler devant témoin. Ce soir, elle avait besoin de calme et de discrétion pour faire ce qu’elle avait projeté. Elle mangea en silence. La soirée devint nuit. Bemba vint la trouver pour lui annoncer que les guerrières blanches étaient sorties.
   - Très bien, Bemba. Tu mets un groupe autour de ma tente avec ordre de ne laisser passer personne.
Puis Riak la congédia et se retira dans la tente où était son lit. Elle se retrouva avec Titchoua. Les autres fauves s’installèrent devant la porte.
   - Maintenant, dit-elle au léopard des neiges.
Ils bondirent ensemble et atterrirent dans le noir. Ils s’immobilisèrent. Titchoua devint luminescent. Riak, qui avait une main sur son échine, regarda autour d’elle. Le noir s’étendait partout en dehors d’un cercle clair. Elle marchait sur une roche noire et sonore, à sa droite, il y avait une grande étendue d’eau. Ils firent quelques pas en descendant avant de remarquer une forme noire. Ils s’approchèrent avec précaution. Les muscles de Titchoua jouaient librement sous la fourrure. Riak le sentait sous sa main. Cela la rassurait. Il ne sentait pas de danger. La forme se précisa pour devenir une statue d’homme assis. Un peu plus loin, elle repéra un reste de branche de feu-luit qui se consumait doucement éclairant à peine. Cela lui rappela ses voyages souterrains avec Koubaye… Koubaye ! Elle se retourna brusquement pour regarder la statue. Elle poussa un cri en reconnaissant les traits du Sachant. Avec des gestes hésitant, elle toucha la statue. Elle sentit une chaleur. Elle toucha le sol pour vérifier qu’il était bien froid. Elle sut que c’était Koubaye, là, devant elle sous cette forme immobile. Elle s’assit et pleura. Titchoua vint se frotter contre elle en ronronnant. Elle mit ses bras autour du cou tiède du léopard et laissa ses larmes couler dans sa fourrure. Elle ne comprenait pas. Thra avait-il pétrifié Koubaye ? Mais pourquoi ? Petit à petit, ses larmes s’épuisèrent jusqu’à se tarir. Riak se sentit épuisée. En regardant ce Koubaye-statue, elle vécut une impression de vide intérieur immense que rien ne pourrait combler. Comme quand elle était petite fille, elle se coucha à même le sol, une main posée sur Koubaye. Titchoua vint se serrer contre elle, lui donnant sa chaleur. Elle s’endormit là.
Riak marchait dans un lieu improbable fait de lumière et de brume. Elle ne reconnaissait rien. Elle avait trois ans. Autour d’elle, il y avait cette odeur fade et entêtante. Des ombres inquiétantes passaient autour d’elle dans un déluge de cris et de mouvement. Elle rentrait la tête dans les épaules à chaque fois. Et à chaque fois les formes se dissolvaient dans la brume. Il y eut un geste encore plus brusque non loin de ses yeux. Une forme ronde passa au-dessus d’elle comme ces balles que les grands se jetaient. Elle fut éclaboussée. Elle reconnut le liquide qui maculait son vêtement et générait cette odeur. C’était du sang. Elle aurait voulu crier mais aucun son ne sortait de sa bouche. Non loin d’elle une corde s’agitait en sifflant. Elle eut le désir de la saisir et avança le bras. La corde s’immobilisa comme si elle attendait que Riak la saisisse. Dès qu’elle eut posé la main dessus, elle se sentit emportée. Elle croisa d’autres silhouettes et à côté d’elle, elle vit une silhouette qui tenait une corde semblable à la sienne. Alors que la silhouette se rapprochait, elle vit que c’était un petit garçon aux yeux aussi inquiets que les siens. Ils s’éloignèrent, puis de nouveau, se rapprochèrent. Une corde noire siffla comme un fouet en passant entre eux. Ils s’éloignèrent brusquement. La corde-fouet noire la toucha. Elle en sentit la brûlure. Sur son bras une trace rouge pulsait de douleur. Quand elle la vit revenir vers elle, Riak tenta de s’en protéger. De nouveau la corde-fouet la toucha, provoquant une nouvelle trace brûlante. Elle cria sans que sa voix ne devienne son. Comme emportée par un tourbillon, elle revit la silhouette du garçon. Il avait aussi la bouche ouverte dans un cri silencieux. Ses bras portaient les mêmes marques rouges. Une idée lui traversa l’esprit. Il fallait bloquer cette corde-fouet entre leurs cordes respectives. Elle voulut faire signe au garçon qui déjà lui tendait la main. Plusieurs fois leurs mains furent à un doigt de se toucher. À chaque fois, la corde-fouet passait entre eux deux, déclenchant une nouvelle brûlure. La colère s’empara de Riak. Ce fut comme si elle pouvait commander sa corde… en partie. Elle évita une fois la corde-fouet
puis une deuxième. La troisième rencontre se termina par une brûlure lui labourant les reins. Riak faillit lâcher sa corde. L’ombre du garçon passa non loin. Riak tendit sa volonté pour diriger sa corde vers celle de l’autre enfant. Elle entrevit sa main et dans un effort immense, elle la saisit. Les brûlantes douleurs disparurent, laissant la place à une chaleur bienfaisante et réconfortante dans tout son corps. Forte de leurs deux volontés, elle, il se dirigèrent vers la corde noire qui de nouveau se rapprochait. Elle, il n’étaient plus que désir de vengeance et de destruction. Alors qu’elle, il allaient la toucher, la corde-fouet se déroba. Elle, il virent l’ombre filiforme qui s’y accrochait. Elle, il se mirent à poursuivre l’ombre aussi noire que la corde qui maintenant fuyait devant eux. Leurs mouvements devinrent tempétueux. Malgré les tourbillonnements et les retournements, elle, il tenaient bon. D’à-coups en à-coups, les mouvements devinrent plus brefs, plus contraints. Elle, il se rapprochaient de la corde noire fouettant l’espace. D’un coup elle, il la touchèrent. Tout se figea en une image sur la toile du temps.
   - Reine ! Oh, Ma Reine !
Riak ouvrit les yeux pour découvrir un visage penché sur elle. La teinte bleutée qui l’éclairait la troubla. Elle reconnut Résal tenant une branche de feu-luit.
   - Résal ?
   - Oui, Ma Reine.
   - Résal, que s’est-il passé ?
Résal lui raconta leur voyage et les derniers évènements. Voyant Koubaye figé, il avait fini par ressortir en suivant le ruisseau. Il revenait avec des provisions et de quoi faire un feu et s’éclairer. Il était sûr que Koubaye vivait encore même s’il semblait plus pierre que chair… Tout en parlant, il alluma le feu. Un halo de lumière dissipa quelque peu les ténèbres autour d'eux. La salle était grande. Les bruits qu'il faisait, déclenchaient des échos sur des parois lointaines. À côté de Koubaye, un lac sombre et lisse se perdait dans la nuit. De multiples éclats de lumière brillaient sur de gigantesques colonnes aux formes irrégulières. De temps à autre un ploc signait la chute d’une goutte d’eau dans une flaque. L’eau s’écoulait silencieusement en suivant une rigole en pente douce dans la pierre noire du plancher de la grotte.
   - Où est-on ?
   - Sous le Mont des Vents, Ma Reine. Maître Koubaye m’a guidé jusqu’à cette salle. Pour lui, ici, comme dans l’autre salle, on est en présence des racines du monde.
Riak regarda Koubaye, puis Résal. La déception lui encombrait l’esprit. Koubaye ne la guiderait pas, à moins que ce rêve étrange soit son message. Il lui avait déjà parlé de ces cordes que Rma tissait pour dessiner la trame du temps. Restait à interpréter qui était le garçon et qui était l’ombre noire de la corde noire. Elle s’approcha de Koubaye et le serra dans ses bras en murmurant des mots que Résal n’entendit pas. Elle se releva et retenant ses larmes dit à Titchoua :
   - Allons là où je serais utile !
Riak se retrouva à Cannfou. Des tensions existaient entre la grande prêtresse et le plus grand initié. L’une voulait confier la réussite de la guerre aux Dieux en faisant une cérémonie générale dans tout le pays, rassemblant le peuple dans un même élan de ferveur patriotique. Lacestra défendait une position beaucoup plus discrète, s'appuyant sur les instructions du Sachant qui avait déclaré que Riak seule détenait les clés de la réussite ou de l’échec. Riak se retrouva dans la pièce au moment où la grande prêtresse disait :
   - Mais les dieux interviennent et leur puissance est tellement grande. Avec tout le respect que je dois à la reine, comment pourrait-elle, à elle seule, être la clé de la réussite ?
   - Douteriez-vous, ma mère ?
La question, posée d’une voix douce par Riak, fit sursauter tous les présents qui ne l’avaient pas entendue arriver.
   - Non, bien sûr, ma reine. Mais Youlba et Thra ne doivent pas être négligés. Ils ont assez souvent montré leur puissance !
   - Oui, mais le Sachant a dit...
   - Le Sachant, le Sachant, vous n’avez que ce mot-là à la bouche, Maitre Lascetra. Il a disparu…
   - Et je viens de le voir…
Sa déclaration stupéfia les deux protagonistes. Lascetra bégaya d’étonnement et la grande prêtresse eut un regard inquiet  :
   - Qu’a-t-il dit ?
   - Rien, il n’a rien dit. Son message est obscur comme est obscur un rêve. Il m’a montré que sans coopération nous n’arriverons à rien. Ces dissensions entre vous servent l’ennemi. Seule notre union  sera la source de notre réussite. Que tous les temples intercèdent ensemble et que le peuple en soit averti. Mais que la cérémonie se passe dans les enceintes de nos lieux sacrés. Le peuple participe déjà par tous les efforts qu’il fait pour soutenir notre effort de guerre.
La grande prêtresse et Lascetra s’inclinèrent en signe d’assentiment et de soumission. Quant à Riak, elle remercia mentalement Titchoua de l’avoir ramenée à Cannfou. Riak resta une journée pour participer aux conseils de décision. Quand elle reprit le chemin du front, elle avait décliné les grandes lignes de son action et marqué les limites de chacun.
Titchoua ramena Riak aux abords du camp.  La femelle et ses petits vinrent à sa rencontre. Riak prit le temps de jouer avec. Elle admira la taille des jeunes. Ils devenaient de plus en plus forts chaque jour. Ils la renversèrent. Elle en attrapa un et le serra contre elle. Il se défendit en grognant et en montrant les dents. Riak grogna à son tour. Le jeune prit immédiatement une posture de soumission en gémissant. Riak se mit à rire et lui ébouriffa la fourrure. Le jeune mâle se mit à ronronner comme un chaton. Riak se releva.
   - Allons, fini  de jouer ! On passe aux choses sérieuses.
Elle rit à nouveau en voyant la tête penchée du jeune léopard qui semblait interrogatif. Elle lui caressa la tête une nouvelle fois. Les autres jeunes vinrent à leur tour se faire caresser. Riak se laissa distraire un moment et puis se dirigea vers le camp. Une sentinelle signala sa présence. Ce fut le branle-bas dans le camp. Le général Costané fut parmi les premiers à l’accueillir. Il avait la mine sombre. Il salua la reine. Riak l’interrogea sur les derniers évènements. Elle apprit que ses craintes étaient fondées. Les accrochages se multipliaient et malheureusement ses troupes revenaient souvent amputées d’un ou plusieurs membres sans compter les blessés qui mouraient souvent après quelques jours. Costané l’emmena voir le camp ennemi. Ils montèrent à l’observatoire qu’il avait fait aménager dans un grand arbre. Le baron Sink avait choisi un très bon emplacement avec un élèvement qui lui permettait de voir au loin. Pour construire les défenses, il avait fait couper tous les arbres, toutes les broussailles sur deux portées de flèches, laissant à nu tout le sol.
   - Si on attaque, on aura perdu la moitié de nos hommes avant d’avoir seulement atteint le fossé...
   - Je vois, général, et après, qu’est-ce qu’il y a avant la palissade et ses tours ?
   - Il y a un fossé suivi d’une plateforme hérissée de pieux suivie d’un autre fossé avant d’arriver à la butte sur laquelle se dresse la palissade.
   - Il y a un pont là-bas.
   - Oui, ma Reine, c’est le seul point de passage. C’est de là que viennent aussi leurs troupes. Après ce pont, il faut se glisser derrière la première palissade jusqu’à une deuxième passerelle qui arrive à la porte. Quand ils sortent, ils sont protégés de nos regards par la première palissade et on ne les voit que s’ils passent le pont sur le premier fossé.
Riak observa le camp retranché des seigneurs. Sink avait fait construire des tours avec des arcs sur pied. Elle jura intérieurement. Ces arcs devaient au moins porter au bout du glacis dégagé tout en restant rapides à manier.
   - Bien, dit-elle. Allons en bas.
Elle alla jusqu’à la lisière de la forêt. Elle vit que le fleuve n’était pas loin. Elle voulut s’en approcher. Costané intervint :
   - Non, ma Reine ! Ils vont tirer !
Riak regarda Costané :
   - Restez-tous ici. C’est un ordre.
Le général et les gens de l’escorte se regardèrent.
   - Mais, ma Reine...
Riak était déjà partie en petite foulée vers la rivière. Costané poussa un cri en voyant un des grands arcs lâcher sa flèche. Riak était déjà au bord de l’eau. Il la vit s’arrêter, regarder en direction du camp et juste faire un petit bond de côté. La flèche s’était plantée dans le sol. Il entendit la reine rire. Il fut rempli d’effroi en la voyant partir en courant vers l’ennemi. Il vit le branle-bas derrière la palissade. Des centaines de têtes apparurent et Riak courait toujours droit vers le fossé. Les deux léopards blancs l’encadraient. Des flèches volèrent et se plantèrent tout autour d’elle. Les grands arcs tiraient aussi et Riak courait toujours. Arrivée à portée de voix, elle s’arrêta. Devant elle, un mur de glace transparente se dressa. Les projectiles se brisèrent dessus. Riak cria :
   - BARON SINK ! BARON SINK !
Les tirs cessèrent brusquement. Une tête couronnée apparut sur la tour de la porte. Quand Riak le vit, elle cria de plus belle :
   - BARON SINK, JE TE DÉFIE !
Seul un rire lui répondit. La tête couronnée disparut puis elle entendit une voix dire :
   - Le roi dit que les petites filles feraient mieux de rester à la maison et de s’occuper de leur intérieur !
Riak rit à son tour. Elle ramassa une des flèches qui étaient plantées non loin et décocha une flèche vers le ciel. Tous les regards tentèrent d’en suivre le vol. La flèche monta très haut avant de redescendre et de venir se planter aux pieds du roi.
    - Dites au roi qu’il ferait bien de se méfier de la colère des petites filles !
Aussi vite qu’elle était arrivée, Riak repartit en courant. Quand elle atteignit la lisière de la forêt, elle vit les regards désapprobateurs de son escorte.
Elle s’arrêta devant Costané.
   - Il va falloir creuser, Général
   - Creuser ???
   - Oui, Costané, creuser !

 

mercredi 30 septembre 2020

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...95

   - Qu’est-ce qu’ils font ?
   - Ils font la fête, ma Reine. Le baron Sink a été reconnu comme roi au royaume de Tisréal.
Riak encaissa la nouvelle. L’homme devenait de plus en plus puissant. Ses espions, en fait tous les gens du peuple, qui vivaient près du camp que les seigneurs avaient créé, pourvoyaient Riak en nouvelles. Elle connaissait, sans même y être allée, la topographie des lieux où étaient les fossés et les remparts de pieux de bois. Elle savait que de nombreuses chausse-trappes avaient été creusées et que tout un réseau de pièges et de défenses entouraient ce camp. Elle avait patienté pour attaquer, attendant que sa troupe prenne de l’ampleur. Si des volontaires arrivaient tous les jours, elle comprenait que les défenses des seigneurs augmentaient aussi tous les jours et qu’il allait être difficile de les déloger. Ses hommes étaient pleins de bonne volonté sans être pour autant de bons soldats. Tous les jours les entraînements montraient les lacunes de son armée. Riak doutait. Depuis qu’elle était la reine, son lien avec Koubaye s’était distendu. Elle ne sentait plus sa présence toutes les nuits comme avant. Koubaye lui faisait confiance. Il devait remplir sa mission de sachant… qui n’était pas d’être le conseiller de la reine.
Riak se reprochait son hésitation. Lorsqu’elle avait appris le départ du baron Sink pour Tisréal, elle aurait dû lancer son attaque. Elle y avait renoncé devant l’état assez médiocre de ses troupes et de leur armement. Depuis, les chaînes d’approvisionnement s’étaient améliorées. Des armes et des vivres arrivaient maintenant tous les jours en même temps que des volontaires. Le baron Sink n’avait pas cet avantage et devait payer, fort cher d’ailleurs, pour faire transporter son ravitaillement. Elle aurait bien demandé au peuple de cesser tout commerce avec les seigneurs mais Koubaye lui avait dit non. Elle ne devait pas exposer le peuple aux représailles des anciens maîtres puisque, lui assurait-il, le monde ancien s’en allait.  
Pendant ce temps, Résal jubilait. Sa voile prenait bien le vent. La barque, qu’on leur avait confiée, était particulièrement bien construite. Celui qui l’avait faite était un maître dans sa partie. Il avait suffi que Koubaye demande pour qu’on leur donne cette embarcation. Lui, le tréïben profitait de ces instants sur le fleuve. Koubaye se reposait la tête sur un coussin.
   - On va vers l’amont, lui avait dit Koubaye. Si tu peux aller vite, fais-le.
Depuis Résal mettait tout son savoir à aller le plus rapidement possible. Si le lac de Sursu avait été parcouru avec célérité, le passage des roches noires avait inquiété Résal. Les contrôles y étaient fréquents. Les barques comme la leur étaient le plus souvent contrôlées. Les barges, quant à elles, subissaient l’inspection avant de passer pendant qu’elles attendaient ceux qui pouvaient les remorquer. Résal avait prié Bénalki pour qu’ils soient protégés. Il avait manœuvré pour être derrière une autre barque pensant qu’ainsi les contrôles seraient pour les autres. Il avait abordé le défilé dans le sillage d’une barque richement ornée. L’embarcation était typique de ces riches marchands qui aimaient étaler leur richesse et leur pouvoir. Malheureusement, trop lourdement chargée, elle peinait à tracer sa route malgré la brise favorable. Résal jura et manœuvra pour l’éviter et la doubler. Il vit de loin une pirogue à dix rameurs, aux armes du seigneur local, se positionner pour les intercepter. Ne sachant que faire, il interpella Koubaye. Ce dernier se tourna vers Résal et avec un grand sourire, lui dit :
   - Manquerais-tu de foi en ta déesse ?
Résal fut mortifié par la réponse. Intérieurement, il maugréa. Bien sûr qu’il croyait dans les pouvoirs de sa déesse, mais Bénalki avait tellement de choses plus importantes à faire que de s’occuper de lui… Ses pensées furent interrompues par les mouvements anormaux de leur barque. Elle accélérait tout en se soulevant par l’arrière. Résal ne comprenait pas. Et il remarqua que l’eau se creusait devant eux tout en faisant un relief que la barque dévalait. Il se retrouva à surfer sur une vague, qui semblait ne pas faiblir pendant que l’eau se creusait devant eux, formant comme un canal où le vent s’engouffra à son tour, accélérant le mouvement. C’est à peine s’il vit les dix rameurs s’efforcer de reculer leur embarcation pour éviter le phénomène. Cela dura pendant assez de temps pour qu’ils soient en vue de la capitale. Résal s’inquiéta à nouveau de ce qui allait arriver en passant devant la capitale.
   - Reste tranquille, lui fit remarquer Koubaye. Aucun cheval ne galope assez vite pour que la nouvelle de notre passage arrive avant nous...
   - Doit-on s’arrêter ?
   - Oui, il le faut. Tu en profiteras pour “embellir” notre embarcation. Il serait bien qu’elle ne corresponde pas trop à la description qui va arriver par courrier spécial au quartier général de la police…
Résal avait affalé la voile et prit la rame. Pendant que Koubaye ramait régulièrement devant, il dirigea leur barque à travers la foule du port. Il alla s’arrimer sur un quai entre deux barges. Koubaye disparut rapidement. Résal se doutait que des réunions de grands savoirs allaient avoir lieu. En attendant le retour de son maître, il se dirigea vers un bâtiment bas à l’allure quelque peu délabré.
Quand Koubaye revint de la ville, il s’arrêta un instant. Il ne reconnut pas l’embarcation. Il savait que sous les formes alourdies de la structure se cachait la barque élancée qu’on lui avait prêtée. Un homme s’approcha de lui. Koubaye eut du mal à voir le visage. Il reconnut Résal sous le lourd manteau de pluie. Son capuchon cachait presque entièrement le regard dans l’ombre.
   - Vous devriez mettre cela, Maître Koubaye, lui dit Résal.
Koubaye regarda les hardes que tenaient Résal. Il y avait le même manteau de pluie et le même chapeau aux bords très larges. Ils remontèrent dans la barque et larguèrent les amarres assez tard dans la soirée. Ils naviguèrent lentement pour sortir du port de la capitale. Ils s’éloignèrent jusqu’à la nuit noire. Après, ils continuèrent plus rapidement. Résal avait l’habitude de ces navigations nocturnes depuis sa jeunesse. Ils avancèrent régulièrement.
   - Il nous faut aller jusqu’au Mont des vents, dit Koubaye. Mais avant, nous ferons quelques arrêts. J’espère que la Reine n’attaquera pas trop tôt. Je sens que les fils que Rma tissent sont étranges.
Résal ne comprit pas, mais s’inquiéta de ce qui pouvait arriver à Riak.
   - La Bébénalki risque-t-elle quelque chose ?
   - J’espère que non. Je sais beaucoup de choses mais je ne sais pas ce que Rma tisse aujourd’hui.
Résal continua à diriger le bateau mais s’inquiéta pour Riak.
    - Je vais prier la déesse. Elle peut la protéger. Elle l’a déjà fait, n’est-ce pas ?
   - Oui, la vague était sa réponse à l’arrivée de l’ost de Tisréal. Mais d’autres forces sont à l’œuvre aujourd’hui.
Ils se reposèrent avant le lever du jour. Koubaye avait prévu de s’arrêter à Stradel, et à Ibim. Au-dessus de la capitale, le fleuve était moins fréquenté. Résal choisit la prudence et ne poussa pas trop son embarcation. Elle avait l’air lourdement chargée et ne devait pas avoir l’air de voler comme une plume dans le vent. La journée, Koubaye tenait le gouvernail et la voile pendant que Résal dormait. Une fois l’obscurité faite, Résal reprenait la direction des manœuvres, et leur barque filait comme dans le défilé des Roches noires. Il lui semblait évident que la déesse s’occupait personnellement d’eux. Cela créait en lui un sentiment étrange fait de joie et de crainte. Se tenir ainsi dans les mains de la déesse était une expérience éprouvante. Il y avait ce qu’il voulait et il y avait le désir de la déesse. Pour le moment, les deux allaient dans le même sens, mais que se passerait-il si ce n’était pas le cas ? Résal n’osait l’imaginer. Leur arrêt à Stradel fut bref. Ils arrivèrent le matin, et dès l’après-midi ils étaient repartis. Koubaye était nerveux. Le temps pressait. Le baron Sink était maintenant roi de Tisréal et les combats n’allaient pas tarder. Là-haut dans le nord, la saison des petites pluies commencerait sous peu. Normalement, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter mais
Émoque avait été retrouvée. L’épée de la haine était revenue parcourir la terre. Le fil du Baron Sink était clair et droit. Aurait-il la force de résister à la pesanteur de toute cette haine contenue dans son arme ? Youlba ferait tout pour qu’il y succombe.
   - La pluie sera leur ennemi, comme au temps du roi Riou, fit remarquer Koubaye à Résal alors qu’ils discutaient des combats à venir. Youlba est très forte pour cela et sa fille ne pourra que recueillir ce qui en découlera.
   - Oui, maître Koubaye, mais Thra ne peut rien faire ?
   - Thra va s’opposer à Youlba autant qu’il le pourra. Ses armes sont différentes, mais quand les dieux se battent, les hommes souffrent.
Résal soupira et se concentra sur les manœuvres à faire. La pluie qui tombait par intermittence leur facilitait le voyage. Sur les autres barques, les tréïbens étaient habillés comme eux. Tout le monde se protégeait de l’humidité. Chaque matin, Koubaye pressait Résal pour arriver plus vite.
   - Mais, maître Koubaye, nous allons plus vite qu’un Oh’men. Il n’y a que les oiseaux qui nous dépassent.
   - Je regrette de n’avoir pas d’ailes, Résal. Le temps passe et Rma file une trame étrange avec des fils étranges.
Ils se reposaient à tour de rôle sans plus jamais s’arrêter. À leur arrivée à Ibim, Résal fit accoster la barque, juste sous les rapides, dans une petite crique à l’abri des regards. La nuit arrivait. Résal ancra un peu loin du bord. Koubaye avait décidé qu'il fallait se reposer avant de partir pour le Mont des vents. . Quand l’heure de Lex arriva, nombreux furent les bayagas qui vinrent tourner sur le fleuve. Douce fut la nuit à leurs corps fatigués. Au matin, ils accostèrent au port malgré la peur de Résal. Mais à son grand étonnement, il n’y avait aucun policier ni aucun soldat. Il y avait des Oh’mens partout. Et encore plus surprenant des montagnards en armes.
   - Qu’est-ce que ça veut dire ?
   - Ça veut dire que tu devrais regarder qui arrive, lui répondit Koubaye qui se mit à faire des gestes d’appel.
Un Oh’men arriva en courant sur ses échasses. Il déchaussa à la mode des grands coureurs pour se retrouver devant Koubaye un genou à terre :
   - Maître Koubaye, quelle joie !
   - Relève-toi, Siemp. je suis heureux de te voir ainsi en bonne santé. Tu as rempli tout ton devoir envers la reine et le royaume de Landlau, sois en fier. Je vois que ta blessure n’est plus qu’un mauvais souvenir. La reine sait tout ce qu’elle te doit. Est-ce que tout est prêt ?
   - Oui, Maître Koubaye. Un fils de Chtin attend Résal et puis, de relais en relais, d’autres fils de Chtin seront préparés. Vous irez comme le vent.
Ils furent interrompus par un montagnard qui s’approcha d’eux comme le font les montagnards, directement et sans protocole, il dit :
   - Rokbrice attendre toi début montagne avec mouflons. Lui dire tout prêt comme rêve demandé.
Ayant dit cela l’homme à la silhouette massive s’en retourna. Koubaye regarda Résal :
   - Je suis désolé pour toi, mais on ne peut pas risquer ta chute.
Résal soupira.
   - Tant pis, Maître mais au moins je pourrai me tenir ce coup-ci.
Koubaye demanda à Siemp :
   - Mais où sont les policiers ?
Siemp eut un franc éclat de rire :
   - Ils sont très occupés à empêcher les tribus de se battre, ils ont délaissé le centre-ville. Nous les occupons et ils laissent les gens d’Ibim faire ce qu’ils veulent. Mais laissez-nous les distraire et nous distraire. Vous savez comme les tribus aiment la bagarre ! Quant à vous, le premier des fils de Chtin vous attend à la porte de la ville avec vos échasses.
Koubaye fut heureux de remonter sur les grandes perches qu’on lui avait préparées. Résal le fut moins en voyant la bête massive et haute sur pattes qui l'attendait. Les taureaux Oh’mens étaient tout en pattes et tout en muscles. Leur puissance et leur endurance rendaient bien des services. On avait préparé celui-ci avec un siège. Tout autre que Résal aurait eu le mal de mer. Habitué des bateaux, il supporta le balancement de la bête qui courait pour suivre les grands marcheurs. Siemp et Koubaye marchaient vite, soutenus dans leurs efforts par un groupe de Oh’men qui portaient le ravitaillement et les affaires. Koubaye retrouvait avec plaisir la sensation du vent dans les cheveux et ses vastes plaines où le vent dessinait des vagues dans la végétation d’herbes hautes en cette saison. Au bout de quelques jours, Résal ne sentait plus ses fesses. Siemp avait raison, ils avançaient comme le vent. Ils traversèrent sans difficulté le fief du défunt baron Corte. Son fils avait un caractère beaucoup plus calme et préférait la négociation à la violence. Il avait établi des relations commerciales avec les Oh’mens et les montagnards. Son père rêvait de royaume. Lui, rêvait de vie tranquille, encouragé par sa mère qui craignait de perdre le dernier mâle de la famille.
Au pied des montagnes, un son vint réjouir le cœur de Koubaye. Rockbrice riait et cela s’entendait de loin. Il prit Koubaye dans ses bras dès qu’il fut descendu des échasses :
   - Toi raison, montagnards grands vainqueurs. Et nos morts sont tous morts couverts de gloire.
   - Tu vas m'étouffer, Il Dute… et après, je ne serai plus bon à rien.
Cela fit encore rire Rockbrice qui montra tout un troupeau de mouflons :
   - Eux pied sûr. Toi bientôt Mont des vents...
Depuis la mort du baron Corte, de nouveaux chemins s’étaient ouverts pour les montagnards, plus rapides et plus sûrs. Chaque soir, ils firent la fête. Chaque tribu souhaitait faire honneur au sachant. Ils remontèrent le massif par les vallées. Rockbrice commentait le nouvel itinéraire en montrant où et comment les tribus commençaient à installer des campements, tout en soulignant qu’elles n’abandonnaient pas pour autant leurs anciennes positions défensives.
Koubaye ne découvrit le Mont des vents qu’en arrivant au pied de la montagne, lors d’un dernier virage dans une vallée encaissée. Ils s’approchèrent de la source du ruisseau qu’ils entendaient.
   - Ici, source Mont des vents, dit Rockbrice.
Une cascade miniature laissait couler un mince filet d’eau cristalline. Les gouttes tintaient en tombant sur les pierres d’une vasque naturelle. Rockbrice se pencha et en recueillit dans la main. Il en but.
   - Eau toujours fraîche, toujours bonne. Elle guérir beaucoup malades.
Koubaye regarda la scène en souriant. Il était arrivé au Mont des vents. La guerre, là-bas, allait commencer. Il ne lui restait plus qu’à monter à l’entrée du Mont. Il le dit à Rockbrice.
   - Pas loin, pas loin. Mais devoir escalader. Sentier difficile. Deux jours, peut-être trois.
Koubaye se rembrunit. Il n’avait pas autant de temps à perdre. Il regarda à nouveau la cascade. Il pensa à l’eau, à son trajet dans la montagne… Il pouvait la suivre. Résal connaissait l’eau. Koubaye se tourna vers Rockbrice :
   - Il Dute, fais-moi passer la cascade !
Rockbrice le regarda étonné mais se plia à sa volonté. Il le souleva rapidement et l’envoya au-dessus de la cascade. Koubaya atterrit sur de la mousse. Il s'approcha du bord et fit signe à Résal de le suivre.
   - Envoie une corde !
De nouveau, Rockbrice intervint en prenant la corde qui toujours lui entourait le thorax. Il y accrocha une pierre et, en la faisant tournoyer, l’envoya à Koubaye qui la fit passer derrière un rocher. Il renvoya l’autre bout en bas :  
    - Résal monte et toi, Il Dute, reprends la corde ; j'appellerai à mon retour.
Quand Résal arriva à son tour sur la plateforme d’où tombait l’eau, il vit qu’elle sortait de la montagne par un passage étroit que déjà Koubaye explorait. Il se mit à quatre pattes pour passer et se retrouva dans un tunnel à peine assez grand pour Koubaye et qui l’obligeait à marcher courbé.
   - Je sens, Résal, il y a un passage par ici. Rappelle-toi quand nous sommes descendus la première fois. Aujourd’hui, nous allons monter !
   - Mais on ne voit rien et la roche est trop humide. On va glisser…
   - Regarde, lui répondit Koubaye, j’ai des branches de feu-luit !
Ils se mirent à suivre la grotte où passait l’eau, à peine éclairés par les lumières bleutées de leurs branches. Cela dessinait sur les murs des ombres fantasmagoriques, dansant au rythme de leurs mouvements. Très vite, la notion de temps se perdit dans ces couloirs et ces salles, où seul le bruit de l’eau répondait à celui de leurs pas. Ils atteignirent un espace que leurs lumignons ne pouvaient éclairer. Le son de leurs voix se répercuta sur des parois manifestement lointaines. Résal découvrit qu’il y avait un lac en mettant les pieds dedans. Il jura, ce qui fit rire Koubaye.
Avec l'écho, ce fut un éclaboussement de rire qui atteignit Résal. À son tour, il se mit à rire. Il leur fallut un moment pour s'arrêter. Cela se termina par quelques soubresauts sonores que l'écho fît éclater en gerbes sonores. Puis Koubaye prit la parole :
   - Nous y sommes…
Résal revint sur la berge.
   - Que fait-on ?
   - Il faudrait la Pierre de Bénalki.
   - Mais… Maître Koubaye, vous l'avez laissée près du confluent !
   - Je sais, Résal. Pourtant, j'en ai besoin. Éteins ta branche de feu-luit.
Pendant que Résal s'exécutait, Koubaye cala la sienne avec des pierres. Puis, tout au bord de l'eau, il s'installa dans une position de méditation et invita Résal à faire de même. Le temps passa. Résal qui s'ennuyait ferme, mit la main dans l'eau. Elle était froide… mais il y avait aussi une sorte de vibration. De son autre main, il toucha le sol. Il ne sentit rien. Seule l'eau semblait ainsi. Il n'avait jamais senti cela. Pour la première fois de sa vie, il eut une vision. Il était au bord du fleuve et Koubaye posait la Pierre au fond de l'eau, puis l'image s'accéléra. Il vit des gens venir, repartir, des bêtes s'approchèrent pour boire. Il vit en un raccourci accéléré arriver l'armée du roi de Tisréal. Et la vague arriva. Résal eut un mouvement de recul. Il n'avait jamais vu de vague aussi haute. La falaise liquide s'abattit sur la rive opposée, écrasant tout sur son passage dans un bruit assourdissant.
Le défilement des événements continua. Dans la petite crique la Pierre était là. Des gens s'agitaient, traversaient le fleuve dans un sens puis dans l'autre sur des eaux très basses. Il vit le niveau dans la crique revenir à la normale. Rien de particulier ne se passait. Jusqu'à aujourd'hui, il sentit la vibration de la Pierre. L'eau y joignit la sienne. D'un coup, Résal se sentit aspiré par la Pierre qui, portée par l'eau devenue plus dure que la roche, se mit à remonter le fleuve. Elles furent comme une lame tranchante. Les paysages défilèrent si vite que Résal en eut le vertige. La Pierre avait à peine passé Clebiande, que déjà, Résal vit les rivages du lac de Sursu. Il entraperçut la capitale et le temps qu'il réalise, il vit la cataracte de Ibim. Tout allait trop vite pour qu'il reconnaisse quelque chose. Il comprit qu'il était dans les montagnes au moment où un sifflement se faisait entendre dans la grande salle. Il regarda Koubaye qui ne bougeait pas, dans les dernières lueurs de la branche de feu-luit.
L'eau vibra plus fort et le sifflement lui emplit les oreilles. Dans un geyser, la Pierre jaillit de l'eau et retomba sur les genoux de Koubaye qui en ouvrit les yeux d'étonnement. Résal poussa un cri en le voyant se figer en une statue de pierre.
Juste à ce moment, la branche de feu-luit s'éteignit.