mardi 27 octobre 2015

Les mondes noirs : 1

Quand les goulques arrivèrent près de l’escalier lumineux, elles s’arrêtèrent. Ces bêtes aux longues pattes puissantes, au mufle court bardé de crocs, connaissaient leur territoire. Elles ne pouvaient descendre les marches. Leurs colliers déjà pulsaient d’une sombre couleur. Une marche plus bas, la douleur leur aurait scié le cou. Elles regardèrent en arrière, tout en grondant leur colère de ne pouvoir suivre leur proie. Elles attendaient les gardiens. L’une d’elle n’en tenant plus, risqua une patte sur la marche inférieure. Elle glapit de douleur et de terreur, s’effondrant quand son collier l’étrangla. Les autres reculèrent gondant de plus belle. Un bruit de course les fit se retourner en partie. Les gardiens arrivaient. Les goulques baissèrent leurs têtes cornues dans un signe de soumission. Ceux qui arrivaient étaient des êtres géants, massifs et prognathes. Leur course ébranlait le sol. Ils s’arrêtèrent comme les goulques en haut de l’escalier lumineux.
- L’ordure a pris la fuite dans les mondes obscurs, dit le plus grand.
Son habit était rouge comme le sang, il tenait à la main un long cimeterre. La lame en était ternie par endroit par les traces de sang séché.
- Ouais ! Mais on a éliminé les autres, répondit celui à l’habit aussi noir que son cœur.
Il hurla quand le plat de la lame du gardien aux habits rouges lui frappa les lèvres :
- Ta gueule, Sschmall. La reine s’en fout. L’Idole est partie. Cette ordure doit l’avoir avec lui.
Sschmall pâlit autant que sa peau sombre le permettait.
- J’vais pas là-dedans, hurla-t-il en désignant la tache noire à leurs pieds. Kricht ! Tu peux pas me demander ça !
- Et qu’est-ce tu crois ? Qu’la reine va te prendre par la main ? On f’ra c’qu’elle dit ! Magne, on rentre !
Les lourds gardiens se mirent en marche. Kricht toucha sa boucle de ceinture, là où un cabochon jaune semblait pulser. Les goulques glapirent sous la douleur et lâchant leur veille en haut de l’escalier, elles vinrent se ranger contre les jambes des colosses.
Leurs pas résonnèrent sur les pierres de la rue dans un silence de mort. Ils ne virent personne. D’ailleurs personne n’aurait osé sortir quand les gardiens et les goulques erraient.

dimanche 18 octobre 2015

Les mondes noirs : introduction

Immobile en haut de l’escalier lumineux, il regardait la tache noire qui s’étendait au pied de la butte. La ville s’arrêtait là, après commençait le no mans land. Il vérifia ses armes. Son sabre glissait sans effort dans son fourreau. Ses couteaux, répartis tout au long de sa personne, étaient bien assurés. Quant à sa lance, il l’avait soigneusement aiguisée le matin même.
Il descendit les marches avec lenteur, sentant bien monter les odeurs des miasmes qui régnaient dans ces bas-fonds.
Il hésita sur la dernière marche. C’était, il le savait, le dernier support solide avant le sol incertain composé à moitié d’eau et à moitié de choses innommables.
Il prit une grande inspiration et posa enfin le pied sur quelque chose de spongieux. Ses yeux s’accoutumèrent à la nuit, discernant les ombres qui allaient devenir des formes. Tous ses sens en éveil, il guettait. Le danger était là. La seule question était : quand arriverait-il ?

samedi 3 octobre 2015

Césure 12

Ce fut le choc qui me réveilla. Un homme avait buté sur mes jambes, s’étalant de tout son long sur le chemin. Je bondis sur mes pieds l’aidant à se relever. Il semblait à moitié assommé par le choc. Je le fis asseoir à côté de moi. Il se laissa faire. Le soleil était déjà haut dans le ciel. De nouvelles questions m’assaillirent. Comment avais-je pu dormir aussi longtemps ? Pourquoi ne m’avait-il pas vu ?
L’homme grommela quelque chose. J’en oubliais mes interrogations. Il jeta sur moi un regard incrédule et apeuré.
- Quel est ton nom ? lui demandais-je.
- Cléophas…
Il parut prêt à ajouter quelque chose sans qu’aucun son ne sortit de sa bouche.
- Tu n’es pas romain, me déclara-t-il.
Je fis non de la tête, étonné qu’on me pose cette question. Et puis je compris en le détaillant mieux. Le teint sombre et la barbe broussailleuse, je devais lui paraître étranger avec mes cheveux châtains et mon teint clair. 
- Que faisais-tu là, par terre ?
- Je dormais.
Il se massa à nouveau la tête et tenta de se lever sans y parvenir.
- Il faut que je parte, dit-il dans un souffle.
Je l’aidais à se lever mais il titubait. Je lui passais un bras sous l’épaule et je me mis à marcher au même pas.
- Je t’accompagne, lui dis-je, je n’ai rien d’autre à faire.
Le soutenant à moitié, je me mis en avancer avec lui. Au bout d’une centaine de pas, il sembla aller mieux. Nous marchions lentement. L’homme semblait préoccupé. Ses regards inquiets lui montraient-ils des dangers ? Je ne savais quoi dire mais nous faisions de nombreux détours par de petites venelles.
- Je ne vois rien, lui dis-je, après que nos détours nous aient ramenés en arrière.
- Je sais que je tremble probablement pour rien, mais après ce qu’il s’est passé…
Mon regard se chargea d’interrogation.
- Qui est ton maître ? m’interpella-t-il.
- Je n’ai pas de maître ! protestais-je.
Il me regarda comme s’il ne me croyait pas.
- Tu es sûr que tu n’es pas romain? reprit-il.
- Je viens d’ailleurs… lui répondis-je.
- Tu dois dire vrai… tu n’as pas l’accent.
Il ajouta quelques mots en “us” et en “a” que je ne compris pas. Je répondis par un silencieux sourire.
- Alors tu n’es pas venu pour la Pâques ?
Moi qui n’avais jamais fêté Pâques, je fis non de la tête.
- Je suis ici par hasard. Mon pays est beaucoup plus loin. Et j’aimerais bien le retrouver, ajoutais-je à voix basse....
Comme nous approchions des portes de la ville, il redoubla de précautions. Il ne se détendit qu’une fois loin des gardes. Ma méconnaissance des us et coutumes lui avait rendu service. Les gardes s’étaient divertis à mes dépens, le regardant à peine.
Cléophas m’avait alors parlé des évènements, de l’arrestation de son mentor. J’avais reconnu sans peine la situation dont parlait toute la cathédrale. Je n’osais pas lui dire que je connaissais la suite, me bornant à commenter ses dires sur ce qui s’était passé.
Nous marchions depuis peu quand un homme se retrouva à notre hauteur, marchant du même pas.
- De quoi discutez-vous en marchant ? nous demanda-t-il
- Tu es bien le seul étranger résidant à Jérusalem qui ignore les événements de ces jours-ci, lui répondit Cléophas
- Quels événements ?
-Ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth, cet homme qui était un prophète puissant par ses actes et ses paroles devant Dieu et devant tout le peuple : comment les grands prêtres et nos chefs l’ont livré, ils l’ont fait condamner à mort et ils l’ont crucifié. Nous, nous espérions que c’était lui qui allait délivrer Israël. Mais avec tout cela, voici déjà le troisième jour qui passe depuis que c’est arrivé. À vrai dire, des femmes de notre groupe nous ont remplis de stupeur. Quand, dès l’aurore, elles sont allées au tombeau,
elles n’ont pas trouvé son corps ; elles sont venues nous dire qu’elles avaient même eu une vision : des anges, qui disaient qu’il est vivant. Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ils ont trouvé les choses comme les femmes l’avaient dit ; mais lui, ils ne l’ont pas vu.
Notre nouveau compagnon parut contrarié, nous reprochant de ne pas comprendre. Dans la clarté du soir, il nous parla d’une voix calme et tranquille nous expliquant les évènements à la lumière des textes anciens. Il cita des gens que je ne connaissais pas, d’autres dont j’avais vaguement entendu parler. À l’écouter tout avait une cohérence parfaite. Par moment pendant que Cléophas semblait digérer tout ce qu’il avait entendu, notre nouveau compagnon me parlait. Ma vie lui semblait connue et elle aussi semblait prendre sens à travers le récit qu’il en faisait.
Nous marchâmes ainsi jusqu’au soir. Cléophas avait repéré une auberge pour la nuit mais notre compagnon semblait vouloir aller plus loin.
- Reste avec nous, car le soir approche et déjà le jour baisse.
Je fus heureux de la remarque de Cléophas. C’était la première fois que je me sentais à ma place dans ce curieux monde. L’homme ne se fit pas plus prier et entra avec nous. Manifestement, Cléophas était connu dans l’auberge. On lui indiqua rapidement une table et on nous amena coupe et bols pour le repas. La servante posa le pain sur la table ainsi qu’un pichet de vin. Sans plus attendre notre compagnon prit du pain, dit une bénédiction et le rompit. Puis versant du vin dans une coupe, il dit une autre bénédiction et nous partagea le pain et le vin. Ce fut comme si un éclair emplissait la pièce. Aveuglé, je fermais les yeux.

Bip… Bip… Bip…
- Docteur ! Docteur ! Le malade du 15 se réveille !
Il y eut des bruits de pas précipités autour de moi. J’ouvris les yeux sur un plafond blanc. L’espace sonore était envahi de bip, d’ordres, de cris. Un visage passa dans mon champ de vision :
- Serrez-moi la main, si vous m’entendez !
Je pris conscience de mon corps. Ma main, où était ma main? Cela dura un instant d’éternité et puis je retrouvais toutes mes sensations. Une main serrait la mienne, je la serrais en retour. Une pulsation douloureuse me tapait dans le crâne.
- Qu’est-ce qui s’est passé ? demandais-je d’une voix que je reconnus à peine.
- On vous a retrouvé dans le brouillard. Vous avez reçu un morceau de gargouille sur la tête.
- Ah ! Et alors !
- Voilà trois jours que vous êtes dans le coma… mais maintenant cela va aller… reposez-vous. Je reviendrai tout à l’heure.
La main quitta ma main. Je sentais le poids de mon corps et sa raideur. Une gargouille… j’avais pris un morceau de gargouille sur la tête…. Cela me fit rire. Peut-être était-ce une gargouille du nord !