samedi 28 février 2015

Lyanne contempla la scène un instant. Les deux esprits chasseurs commençaient à frémir ce qui faisait trembler Quoiveudire. Il le regarda. Une idée venait de germer dans son esprit. Il vint au contact de son compagnon. Utilisant la magie propre aux rois-dragons, il le fit chanter. Ce fut une cacophonie joyeuse. Lyanne y mêla sa propre voix, implantant en Quoiveudire une mélodie envoûtante et étrange.
Puis il rompit le contact.
Quoiveudire rechigna lorsqu’il se retrouva seul.
- J’ai jamais rien entendu de pareil !
- Va ! Maintenant tu es à l’abri des esprits même les plus forts.
- Mais pas de toi.
- Je veux ton bien, retiens cela. Je suis différent de ces esprits.
- Tu n’es pas un esprit, tu es… tu es… autre.
- Tu l’as dit, je suis autre.
Des pensées de mort vinrent les frapper. Les esprits chasseurs venaient de se remettre en chasse et les deux se dirigèrent vers eux.
Quoiveudire hurla quand l’esprit chasseur planta ses griffes, introduisant ses pensées dans celles de sa proie à la recherche du nom.
Lyanne fit face à l’autre qui, plus prudent, faisait le tour de son repas avant de l’engloutir.
- Chante, dit Lyanne à Quoiveudire.
- Je chante quoi, répondit ce dernier dans un gargouillis
- T’VAS CHANTER TON NOM, hurla l’esprit-chasseur.
À la première note, Lyanne sentit son sentiment de victoire. À la deuxième mesure, on ne sentait plus que de la perplexité. La peur n’arriva qu’à la dixième. Son absorption n’attendit pas la fin du chant.
Lyanne n’en fut pas témoin, il était lui-même en prise avec l’autre esprit-chasseur dont la tactique était faite de courtes attaques suivies de replis tout aussi prompts. Lyanne n’était jamais en position pour lui lancer un souffle glacé qui l’aurait immobilisé. Il laissait passer une autre attaque et à la suivante, il changea de plan, se glissant entre les mondes pour revenir derrière son ennemi trop étonné par ce qui venait d’arriver. L’esprit-chasseur se retourna trop tard. Avant qu’il n’ait terminé son mouvement, il était devenu incapable de mouvoir ses pensées prises dans un froid inextinguible. Lyanne laissa Quoiveudire absorber ce dernier ennemi et grandir encore.
- Tu pourrais être le maître ici, lui dit Quoiveudire.
- Je pourrais, mais ma place est ailleurs. Je viens remettre les choses à leur place. Quelqu’un a ouvert une brèche qui doit être refermée.
Devant eux, l’ombre de la colonne du grand esprit était secouée de lumière et de spasmes d’où émanait une jouissance malsaine.
- Tu es un esprit simple, dit Lyanne à Quoiveudire. Malgré ce que tu viens de faire, tu cherches un endroit où tes pensées pourront couler comme une source claire. Il existe des lieux comme cela dans ce monde qui est tien. Tu peux en être l’instigateur si tu absorbes le grand esprit.
Lyanne ressentit physiquement la peur panique de Quoiveudire.
- Je sens ta crainte, mais tu as le chant. Ce chant chante un nom que nul ne peut trouver. Ce nom est le tien quand le Dieu Dragon t’a nommé avant que ne commence le temps.
- Mais alors t’as qu’à faire pareil avec le grand esprit….
Lyanne se mit à rire.
- Il s’y opposera de toutes ses forces. Savoir ton nom me donne le pouvoir sur toi.
- Je suis ton serviteur et tu ne me contrains pas...
- Tu es dans l’erreur. Je sais ton nom et tu es libre, car je suis libre. Le grand esprit n’est pas libre, il est enchaîné à ses noires pensées.
Lyanne sentit les pensées de Quoiveudire bouger à toute vitesse. Maintenant qu’il avait la force de six esprits-chasseurs, sa pensée évoquait une épée bien affûtée.
- Tu dis que je suis libre, même par rapport à toi.
- Tu l’es !
De nouveau, il y eut un maelström de pensées dans la personnalité de Quoiveudire.
- Non, je ne le suis pas tant qu’existe un grand esprit comme celui-ci prêt à dévorer tous et toutes pour se nourrir de leur puissance.
- Tu es libre, tu es plus puissant dans ta faiblesse que lui dans sa force. Tu es vie, il est mort.
Après un autre moment d’intense réflexion, Quoiveudire se tourna vers la colonne aux pensées suintantes :
- Alors allons voir si tu as raison, toi qui es hors les mondes.
Il n’avait pas fini de penser cela qu’ils subirent une attaque mentale venu du grand esprit. Ce fut comme un tsunami de peurs qui vint se briser sur les murs de leurs esprits.
Mais les murs tinrent bon. Tout cessa rapidement quand l’ennemi prit conscience du manque d’efficacité.
Lyanne se mit à courir vers la base de la colonne, suivi par Quoiveudire.
- Il utilise sa peur, viens, nous sommes les plus forts.
Ils couraient encore quand, par une brusque expansion, ils furent heurtés par la colonne qui les absorba.
Lyanne se sentit flotter. Autour de lui la puanteur était pire que celle des égouts. Un peu plus loin, il devinait la forme de Quoiveudire.  Bientôt, il ressentit une pression intense sur son esprit. C’était comme une vrille tentant de s’immiscer dans les tréfonds de son être.  Il entendit le hurlement de Quoiveudire qui devait vivre la même chose. Lyanne se décala un peu du monde des esprits. Les outils purement spirituels du grand esprit se heurtèrent à la matière. Et Lyanne se mit à chanter le chant des rois-dragons dans sa tête. Il devint comme un saphir brillant de mille feux dans une gangue de pourriture. Il se mit en phase avec les accroches mentales qu’il avait mises en Quoiveudire. Il partagea le ressenti de ce dernier. Lyanne laissa se développer le désir du chant malgré la douleur de la vrille qui forçait barrage après barrage cherchant le nom. Quoiveudire entra en vibration devenant les notes, les accords et toute la mélodie.
Autour d’eux, les ondes de pensées affreuses aux couleurs à vomir, se mirent à vibrer sur le son du chant qu’était devenu Quoiveudire. La vrille elle-même, qui cherchait la faille, se mit à l’unisson du son qui la pénétrait de partout. Lyanne laissa Quoiveudire. Il chercha la vrille qui avait échoué contre lui. Il trouva la sonde de pensées agitée du même mouvement que le reste. Il envoya alors lui-même une pensée sonder le grand esprit. Il nota les subtiles variations que connaissait la mélodie en traversant les pensées du grand esprit. Ses babines se retroussèrent en ce rictus qu’était le sourire des dragons… Il n’avait plus qu’à reconstruire le schéma de la perturbation pour arriver au nom même du grand esprit. C’est alors qu’arrivèrent par vagues déferlantes les ondes de jouissante douleur et la chaleur d’un souffle qu’il reconnut pour être celui d’un dragon. Moayanne ! Ce ne pouvait être qu’elle qui en était à l’origine. Lyanne au fur et à mesure qu’il décryptait les variations, comprenait comment fonctionnait l’esprit qui avait absorbé Cappochi. Il vit avant que cela n’arrive les connexions que le grand esprit fit avec la puissance du Frémiladur et les ondes de puissance qui se dirigèrent vers le lieu du combat dans l’autre monde… celui des hommes.
Il ressentit l’urgence de trouver le nom, et la joie de le faire. Il rugit au moment où il put se dire le nom de l’adversaire.

samedi 21 février 2015

Moayanne avait bien du mal. Elle fuyait devant Cappochi. Elle avait essayé ses griffes sans autre résultat que de s’être fait jeter au loin. Elle avait tenté différentes attaques, mais ressentait, à chaque fois qu’elle échouait, un certain plaisir chez son adversaire. Plus le combat durait et plus elle avait l’impression que Cappochi jouait avec elle. La peur commençait à s’insinuer dans son esprit, entretenue par les paroles de celui qu’elle combattait de toutes ses forces.
Alors qu’une nouvelle fois, il l’avait jetée à terre, elle cracha son premier feu. Cappochi encaissa le choc de la flamme en reculant pour la première fois. Son corps fut auréolé de flammes jaunes  et rouges, qui bientôt s'éteignirent :
- Ah ! Ah ! Ah ! Tu es un de ces cracheurs de feu de légendes. Ma puissance n’en sera que plus forte quand tu seras à me demander pitié.
Cappochi ramassa une pierre qu’il lança sur Moayanne. Celle-ci replia ses ailes et roula sur le côté pour l’éviter. Le rocher fit comme elle et entraîna d’autres roches. Moayanne roulait de plus en plus vite, heurtant le sol parfois violemment, suivie par des tonnes de roches enveloppées d’un nuage de poussières. Le bruit était terrible mais couvert par les hurlements de rire de Cappochi. Moayanne freinait sa chute en accrochant ses griffes, tout en se laissant assez de vitesse pour éviter l’avalanche qui la suivait. Une barre rocheuse interrompit sa course. Elle se retrouva projetée en l’air. Déployant ses ailes et malgré ses douleurs, elle repartit se battre. La colère montait en elle. La masse énorme et informe de Cappochi se tenait au-dessus, riant aux éclats. Voyant que le dragon blanc revenait vers lui, il bondit. Ils se croisèrent en plein vol. Si Les flammes de Moayanne léchèrent Cappochi, l’espèce de fouet noir qu’il tenait s’abattit sur le dos de la dragonne, lui arrachant un cri et marquant ses écailles d’une balafre noire. Déséquilibrée dans son vol, elle toucha le Frémiladur de son aile et partit en vrille pour s’écraser un peu plus bas. Elle resta au sol, sonnée. Son dos lui faisait mal, même si elle sentait qu’elle n’avait rien de grave. Elle était momentanément à l’abri. Cappochi avait atterri bien plus.
Ça ne pouvait pas durer comme cela. Il fallait qu’elle trouve une solution pour s’en débarrasser définitivement. Elle repensa à ce que lui avait dit l’autre dragon. “Tu le battras si tu sais qui tu es”. Qui était-elle devenue ? Elle pensa à la jeune fille qui montait avec son père en portant la couronne et brutalement, le monde changea autour d’elle. Elle vit qu’elle avait retrouvé son corps de jeune fille. Elle s’interrogea sur ce qu’elle avait vécu, sur cette façon de voler, sur les griffes au bout de ses bras et elle se retrouva dragon. Elle en eut le souffle coupé. Elle refit l’essai et cela de nouveau arriva, jeune fille, dragon, jeune fille dragon… Elle n’avait pas changé tout en changeant.
Jeune fille, elle se pencha pour chercher où était Cappochi. Elle repéra la grande silhouette qui remontait la pente :
- Où te caches-tu ? Tu ne m’échapperas pas, cracheur de feu.
Moayanne se renfonça derrière les rochers. Cappochi passa sans la voir, lançant des imprécations contre ces vers volants tout juste bons à faire peur aux enfants. Elle lui emboîta le pas, sautant de roche en roche. Arrivé sur un éperon, il se retourna juste au moment où Moayanne, ayant repris sa forme de dragon, crachait son feu dans sa direction. Aveuglé par les flammes, Cappochi fouettait l’air à tort et à travers, marquant la roche sans toucher Moayanne qui s’était de nouveau réfugiée sous un auvent de pierre. Elle observa la difficulté de Cappochi à coordonner ses attaques.
- “Les yeux !” pensa-t-elle, “les yeux sont son point faible.”
- Vermine, hurlait Cappochi, et tu crois que tu peux m’avoir avec ça ! Regarde bien !
Moayanne sursauta quand elle vit le corps de son ennemi se couvrir d’yeux dont certains la regardaient. Elle se renfonça brusquement pour se mettre à l’abri. Comme rien ne se passait, elle risqua un oeil. Il était dressé de toute sa hauteur sur l’éperon rocheux. Son fouet claquait en tout sens sans privilégier sa direction. Tous ces yeux n’étaient-ils qu’un leurre ? Pour en être sure, la jeune fille se mit à découvert, prête à bondir dans le vide en cas d’attaque. Cappochi cherchait ailleurs une forme beaucoup plus grande. Rien ne se passa. Elle s’enhardit. Il regardait en bas, elle monta au-dessus de lui, faisant attention où elle mettait les pieds. Elle se lança dans le vide, pensa au vol et devint dragon. C’était enivrant. Elle attaqua Cappochi lui crachant une nouvelle fois au visage le feu brûlant de son souffle. Parmi tous les yeux, seuls deux clignèrent pour se protéger. Elle décrocha brutalement en zig zag pour éviter les retours de fouet. Arrivée au sol, elle redevint jeune fille et se glissa entre des rochers à l’abri. Quand elle sentit que la terre ne bougeait plus sous les coups de Cappochi, elle tenta de voir ce qui se passait. Une ombre couvrait le sol. Moayanne se rendit compte qu’elle était sous le monstre. La rage la prit. Elle retrouva la fureur qu’elle avait connue quand, petite, son frère aîné l’avait coincée pour lui imposer sa volonté. Il voulait le jouet qu’elle avait reçu de sa mère et Moayanne avait refusé. Cela avait dégénéré en un pugilat qui avait tourné à l’avantage du plus grand. Moayanne avait beaucoup pleuré et s’était juré que cela ne recommencerait jamais.
Pour Cappochi, ce fut comme si le sol explosait sous ses pieds. Un immense dragon blanc jaillit des entrailles de la terre, l’enveloppant dans un geyser de feu. Déstabilisé, aveuglé, il tomba en arrière, déboulant la pente qu’il venait de remonter poursuivi par les flammes sans cesse renouvelées du grand saurien.
Moayanne jubilait en voyant le monstre s’écraser dans une dernière chute. Elle cracha son feu et sa colère sur la forme répandue sur le sol. C’était d’autant plus facile que la forme restait immobile. Enfin, elle allait régler son sort. Sa joie fut de courte durée. Alors qu’elle reprenait son souffle, elle vit avec horreur les pseudopodes de la chose, qui jusque-là se tordaient dans les flots de flammes, s’appuyer sur la roche et les yeux s’ouvrirent, tous les yeux s’ouvrirent.

samedi 14 février 2015

Lyanne s’était glissé entre les mondes. L’être que combattait Moayanne ne serait pas vaincu par la force brute. Il devait aller dans le monde des esprits et trouver son nom. Il aurait alors la source de son pouvoir. L’être était puissant. Il ne fallait pas le sous-estimer. Heureusement son attention n’était pas sans limite. Pour le moment, elle était toute entière tournée vers le monde des humains et ses promesses de puissance. Avant d’aller plus avant, il se dirigea vers le centre du Frémiladur. De là venait le dragon blanc qui avait fait Shanga avec Moayanne.  Traversant les roches comme de l’eau, il arriva dans  le lac de lave. Il en sentit la puissance latente. Elle était brute, indistincte. Quelqu’un l’avait organisé pour que naisse le blanc dragon de Moayanne. Il repensa aux évènements qui s’étaient succédé. La couronne ! C’était la couronne qui détenait le pouvoir de faire naître le dragon blanc aux reflets d’or. Il fit le parallèle avec sa propre vie. Il évoqua l’histoire que Talmab avait racontée quand il était enfant. Il était dans le pays de l’oiseau aux plumes d’or et cet oiseau était un dragon. Il rendit mentalement gloire au Dieu Dragon qui l’avait guidé jusque-là. Suivant les courants de feu, Lyanne s’enfonça plus loin sous la terre, se laissant guider par son instinct de chasseur. L’être informe puisait aussi sa puissance en ce lieu. Le cœur noir de Cappochi était sa porte dans le monde des humains. En ce lieu, il drainait la puissance nécessaire à le maintenir sur le plan physique. Lyanne eut l’intuition qu’elle ne suffisait pas. Si cette source donnait force et pouvoir à l’avatar de l’être immonde, elle ne pouvait être celle qui avait ouvert la porte. Il lui fallait trouver la clé qui avait ouvert la porte. Il plongea dans le monde sombre des esprits malfaisants. Cela restait pour lui un monde étranger. Il avait le pouvoir d’y entrer et d’en sortir librement. Il se savait assez puissant pour faire face à ceux qui y vivaient. Il se savait aussi protégé par le Dieu Dragon. Mais, n’étant pas un esprit mais un corps, il ne pouvait voir ce monde comme le voyaient les esprits. Il habillait ce qu’il en ressentait de ce qu’il connaissait. 
- Tékitoi ?
Lyanne regarda autour de lui. Le paysage sentait la mort et la désolation. On était loin des autres incursions qu’il avait pu faire dans ce monde. L’être qui possédait Cappochi venait de ces régions infernales où tout semblait fait pour blesser, meurtrir celui qui s’y aventurait. Il repéra l’origine de la question. Comme tout dans ce monde, cela avait une forme improbable et ça sautillait sur place.
- Tékitoi ? répéta-la chose.
- Un passant qui passe, répondit Lyanne.
- Impassantkipasse ! Cékoissa ? Jenouvoyonpa cékoissa ! Trogromanger, troforbattre, gentipasgenti ?
- Que suis-je ? demanda Lyanne
- Rougelumière. Jamaivurougelumièredanténébre !
Lyanne bougea.
- AAAAAAAAAAAA ! ROUGELUMIÈRETROGROS !
La chose disparut brutalement. Lyanne s’immobilisa. Il laissa tous ses sens prendre la mesure de ce monde étrange. Il repéra la chose. Elle s’était collée sous un rebord acéré d’une lame qui aurait pu être d’obsidienne.
- Je suis rassasié et sans intention de chasser, dit Lyanne en se penchant vers la créature qui ressemblait à un oursin tremblotant.
Il n’avait pas fini de parler que la chose était repartie à sautiller dans tous les sens la rendant à nouveau floue.
- Toipamanger, toipaméchan, toiaider ?
- Aider ? Peut-être, si tu aides.
- Aider ? Quoiveudire ?
- Qui es-tu ?
- Quiétu ? Quoiveudire ?
Lyanne continua à interroger la forme sautillante. Il finit par comprendre qu’il était en présence d’un esprit élémentaire, un de ces esprits qui peuplaient ce monde et qui servaient de nourriture aux autres. Ceux qui survivaient, phagocytaient l’énergie pour gagner en puissance. À travers les paroles de “Quoiveudire” comme il le surnommait, Lyanne comprit que toute la région était vide de vie depuis qu’un grand esprit malin avait fait ici son territoire de chasse. Quoiveudire avait survécu sans savoir ni pourquoi ni comment, peut-être parce que plus paresseux que les autres, il n’avait pas essayé de chasser.
- LÀ ! CACHER !
Quoiveudire alla se coller sous la roche noire. Lyanne regarda tout autour ce qui avait déclenché la peur du petit esprit. Il repéra au loin, une forme oblongue qui lui évoqua un de ces poissons tout en mâchoires, gros et gras, capable d’avaler aussi gros qu’eux. Il se pencha vers la cachette de Quoiveudire :
- As-tu peur ?
- Samangertout ! Aprèvenuplurien. Touseulici.
Lyanne observa le déplacement indolent de l’autre esprit. S’il semblait incapable de vitesse, Lyanne sentait la colère et la rage contenues qui suaient par tous les pores de la peau, si l’on avait pu parler de peau. Le “poisson” frôlait les structures déchiquetées. Il s’éloignait, se rapprochait, s’éloignait encore selon un schéma qui semblait aléatoire. Lyanne ne s’y trompa pas. L’esprit “poisson” se rapprochait. Il fut témoin d’une attaque fulgurante près d’une pointe noire. Il sentit plus qu’il n’entendit le cri de souffrance d’un esprit qui devait ressembler à Quoiveudire. Après ça, l’esprit “poisson” s’éloigna, disparaissant derrière un relief qui évoqua pour Lyanne la ruine d’une vieille citadelle.
- Je crois qu’il est parti, dit Lyanne à Quoiveudire.
- Pavrai. Sajamaiparti. Toujourlà.
Lyanne se redressa, les sens en alerte. Il se retourna juste à temps pour faire face à une gueule énorme se précipitant vers lui. Il souffla la glace comme il avait fait pour Cappochi, figeant l’esprit “poisson” qui se mit à dériver comme une baudruche dans le vent. Avant qu’il ait pu faire autre chose, Lyanne sentit Quoiveudire se précipiter pour aspirer l’ennemi.
- Sitoipasmanger, toiêtremangé ! expliqua Quoiveutdire toujours sautillant.
Lyanne se mit à rire devant le comique de cet énorme ballon qu’était devenu Quoiveudire qui essayait de bouger comme s’il était encore aussi petit.
- Quoicestça ? demanda-t-il à Lyanne riant. Quoitufailà ?
- Je suis heureux que tu aies bien grandi. Il te faut apprendre à te comporter comme un grand maintenant que tu es grand.
- Moi grand ?
- Oui et puissant aussi !
- Toi pas tuer moi et toi nourrir moi ! Qui toi être ?
- Un passant qui passe.
- Alors toi chercher quoi ?
- Tu as bien progressé en devenant grand, lui fit remarquer Lyanne.
- Moi avoir aspiré Vajdouské et Vajdouské grand pouvoir et grand savoir. Mais toi encore plus grand. Toi capable vaincre Vajdouské.
- As-tu un nom ?
- Jamais dire nom ! Nom est pouvoir, jamais dire ! Vajdouské esclave de moi, moi pouvoir dire nom Vajdouské.
- Veux-tu encore plus de puissance ?
- Moi vouloir !
- Alors, tu m’aides et tu seras puissant.
- Moi pas esclave de toi !
- Tu sais qu’il y a des esprits encore plus forts que Vajdouské. Ils peuvent t’aspirer.
Quoiveudire exprima sa peur en essayant à nouveau de sautiller.
- Les passants qui passent ont des pouvoirs encore plus grands que ce que tu as vu.
- Grands comment ?
- J’ai pouvoir de te donner un nom inconnu de tous les esprits.
- Toi avoir ce pouvoir ?
- Oui, les noms de mon Dieu sont inconnus des esprits de ton monde.
Quoiveudire tenta de s’enfuir pour se coller contre la pierre qui l’avait si souvent caché. Cela de nouveau amusa Lyanne de voir cette forme tremblotante dépasser de partout.
- Toi être lié à un dieu ? Moi perdu !
- Tranquille tu seras si tu m’aides !
- Moi pas vouloir défier les dieux.
- Tu as le choix, entre m’aider ou me combattre !
De nouveau Quoiveudire sembla frissonner.
- Moi pas combattre. Moi aider.
- Bien, dit Lyanne. Vajdouské était esclave de quel esprit ?
- Vajdouské chassait pour grand esprit, très mauvais.
Lyanne mit du temps à comprendre qu’en mangeant Vajdouské, Quoiveudire avait accès à ce que Vajdouské avait vécu. Avec précaution, ils se déplacèrent dans cette vallée aux bords déchiquetés. Quoiveudire restait craintif. Sa taille lui aurait permis de se mouvoir avec plus d’aisance mais il n’osait pas, pas encore. Ils montèrent sur un ensemble de blocs.
- Là-bas ! dit Quoiveudire en montrant un autre esprit qui ressemblait à Vajdouské. Un autre chasseur ! Et puis encore un vers la gauche.
- Je vois, répondit Lyanne, mais où est le grand esprit qui les commande ?
- Plus loin, mais maintenant chemin encore plus dangereux, esprits encore plus mauvais.
- Je m’en doute mais il faut y aller. Je connais quelqu’un qui risque sa vie si je suis dans l’erreur.
Quoiveudire sembla regarder Lyanne en s’interrogeant.
- Toi, toujours dire des choses curieuses. Ici, chacun pour soi.
- Dans mon monde, nous agissons autrement. Bon, allons.
Lyanne se déplia et commença à serpenter entre les formations qui dessinaient comme un labyrinthe tout autour d’eux. Il avait déployé le plus possible ses différents sens, repérant ainsi les esprits chasseurs. Quand l’un d’eux s’approcha, Lyanne se mit en embuscade et comme pour Vajdouské, Quoiveudire s’en reput.
- Alors ? demande Lyanne.
- Son nom est Cartanko. Son rôle était le même que Vajdouské. Son savoir n’est pas plus grand. Il connaissait juste une autre région.
- Bien, avançons encore. Nous sommes sur le bon chemin. Combien sont-ils à chasser pour le grand esprit ?
Quoiveudire resta immobile un moment, puis répondit :
- Six !
- Il en reste quatre, fit remarquer Lyanne. Si le grand esprit reste sans eux, il va avoir faim.
- Et ce sera terrible, dit Quoiveudire sur un ton de lamentation.
- Tu es maintenant grand et fort. Tu peux te défendre. Sans ton nom, peut-il te vaincre ?
- Le grand esprit est très puissant et devine les noms.
- Alors il est sans pouvoir contre toi, tu ignores ton nom.
- Moi, je ne le sais pas… mais s’il le devine, je suis perdu.
Ce fut au tour de Lyanne d’être perplexe en entendant les paroles de Quoiveudire. Il n’avait jamais envisagé cette situation. Que quelqu’un devine son nom secret et il serait lui aussi à la merci de l’autre.
Ils continuèrent leur chemin, se glissant de zones d’ombre en zones d’ombre. Quoiveudire y tenait particulièrement. Même s’il ne le sentait pas, il avait progressé et semblait pouvoir contrôler ses mouvements et sa taille. Il continuait cependant à préférer marcher à l’ombre des sortes de pierres levées qui les entouraient. Lyanne trouvait curieux que dans ce monde sans soleil, il existe des zones d’ombre.
- On sent une odeur mauvaise, dit-il.
- Ça, grand esprit. On sent ses pensées. Je les comprends. Les tiennes sentent un bien curieux parfum. Je ne le trouve pas désagréable mais jamais je n’avais senti un tel parfum dans les pensées de quelqu’un.
Lyanne pensa au nom “Quoiveudire” et demanda :
- Que ressens-tu quand je pense à cela ?
- Que ce parfum-là est particulièrement agréable.
Ils ne purent continuer leur conversation. Leur route croisa un autre esprit chasseur qui subit le même sort que les autres. Il en restait encore trois, mais déjà dans le monde des hommes Cappochi devait commencer à ressentir un manque. Plus ils s’approchaient de la combe où régnait le grand esprit et plus l’odeur devenait épouvantable pour Lyanne. Cela aurait eu des relents de pourriture ailleurs que dans le monde des esprits. Cela puait la délectation à la souffrance de l’autre, à son anéantissement. Lyanne en conçut des pensées de colère. Quoiveudire prit peur :
- Tu m’en veux ?
- Ma colère est contre le grand esprit et ses sales pensées.
- Ce que tu penses est pire que le feu sombre des grands esprits. Qui peut résister à cela ? se plaignit Quoiveudire.
- Tu es mon ami, pense à cela.
Quoiveudire eut un frisson et une onde rouge et or le parcourut.
- Quelle étrange pensée ! Tes paroles sont terribles, terriblement puissantes. Jamais je n’ai entendu pareille chose ici, ni les esprits chasseurs que je possède.
- Nous avons encore du chemin, lui répondit Lyanne qui éleva une barrière mentale.
Il pensa à la puissance du grand esprit. Il allait devoir apprendre son nom pour le vaincre. Cappochi n’était que le nom de l’être dont il avait pris possession.
La rencontre avec le quatrième esprit chasseur faillit mal tourner. Il avait planté ses crocs dans Quoiveudire avant que Lyanne ne l’ait touché. Le temps que Lyanne se repositionne pour aider son guide, l’autre avait commencé à aspirer les forces vitales de Quoiveudire qui émit une sorte de couinement inarticulé. L’autre explosa en milliers de fragments de pensées parcellaires et incohérentes. Lyanne ne comprenait pas.
- Que s’est-il passé ?
- Il a voulu me prendre mon nom. Mais je n’en ai pas. Il n’a pas supporté, il était incapable de le deviner.
Quoiveudire redoubla de prudence, tremblant à l’idée de rencontrer un des autres esprits chasseurs et encore plus à l’idée de voir le grand esprit dont la puanteur des pensées augmentait à chaque pas.
Ils passèrent sous une arche et débouchèrent sur une vaste dépression occupée en son centre par une immense colonne palpitante. Ils furent oppressés dès qu’ils mirent un pied sur la pente.
- Il sait que nous sommes là, dit Quoiveudire. Il nous sent comme nous, nous le sentons.
- J’espère sentir moins mauvais que lui, plaisanta Lyanne.
Quoiveudire resta sérieux :
- Tes pensées sont aussi dérangeantes pour lui que les siennes le sont pour toi.
Ils aperçurent en bas, collés à la colonne, les deux esprits chasseurs.
- Ils amènent leur tribu, fit remarquer Quoiveudire. Ils ne sont pas dangereux pour le moment. Ils le deviendront quand ils se détacheront. Ils seront affamés.
Il y eut une grande déflagration qui fit osciller la colonne. Elle palpita de blanc, de rouge, de jaune en une sorte de feu d’artifice interne qui s’étiola petit à petit. Lyanne pensa à Moayanne qui devait se battre dans l’autre monde. Ce qu’elle avait fait n’avait pas déstabilisé le grand esprit dont l’aspect reprenait cette couleur bien en accord avec les pensées affreuses qui en suintaient.

jeudi 5 février 2015

Pour Moayanne, le monde s’était écroulé quand son père était tombé. Malgré sa précipitation, elle n’avait pu empêcher sa chute. Elle-même avait glissé dans la pente, s’arrachant les vêtements et la peau sur les roches coupantes. Quand le coffret s’était arraché pour finir dans le lac de lave, elle avait perdu tout espoir et toute force. C’est presque avec soulagement qu’elle avait lâché prise. Bientôt, plus rien n’aurait d’importance, ni les joies qu’elle ne connaîtrait pas, ni ses peines qui allaient cesser, définitivement. Elle avait été surprise de voir le temps se ralentir et ce grand oiseau rouge feu plonger vers elle. Et tout fut noir.
Le monde était fait de blanc et d’or. Moayanne sentait ses ailes battre de toute leur puissance, malgré la violence du volcan tout autour. Des ailes ? Des ailes !!!! Où étaient son corps, ses bras, ses mains ? La panique naissait au centre de son esprit.
- “Sois sans crainte !”
Elle sursauta en comprenant le message.
- “Sois sans crainte ! Tu es qui tu es.”
- Je sens la puissance, dit Moayanne sans savoir comment elle le disait.
- “Tu es la puissance !”
- Je sens le feu !
- “Tu es le feu!”
Moayanne vit le grand oiseau rouge à côté d’elle. Il battait des ailes au même rythme qu’elle. Elle sut, elle était comme cet oiseau fait de feu.
- “Le volcan va exploser !”
- Modtip ! Le fils du roi, il faut les sauver
- “Va, tu peux faire ce que tu sens”
Moayanne pensa à ceux qui étaient restés sur la corniche. Et la corniche apparut devant ses yeux. Elle repéra Modtip facilement, puis le fils du roi. Elle sentit le danger. Elle le vit. Elle le reconnut. C’était le même que dans ses cauchemars. Ces cauchemars qu’elle faisait depuis toutes ces années, depuis la disparition de sa mère. Elle manœuvra maladroitement touchant presque la forme hideuse, saisissant dans ses griffes… Des griffes ! Elle découvrait à chaque instant quelque chose de nouveau avec ce nouveau corps. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Son esprit avait du mal à s’accorder à cette nouvelle “enveloppe”. Ses ailes la trahirent. Elle décrocha. Sa maladresse la sauva du coup de fouet de la créature. Elle sentit une force en elle :
- “Continue. Laisse-toi devenir ce que tu es !”
Ça aussi, il faudrait qu’elle prenne le temps de comprendre. Des choses plus urgentes l’occupaient. Elle récupéra Modtip sans difficulté. Le fils du roi faillit lui échapper. Elle assura sa prise avant de plonger dans le vide vers la plaine. Portée par le vent, les ailes largement déployées, ce fut une expérience grisante. Un autre esprit était là, bienveillant, attentif. Elle le sentait aussi. Quand elle n’arrivait pas à quelque chose, il lui venait en aide. Encore un mystère. Elle vit en bas les soldats du roi qui se protégeaient de la pluie de roches brûlantes qui tombaient autour d’eux. Elle se laissa planer jusqu’à eux. Elle arriva vite, et d’instinct sut quoi faire pour casser sa vitesse et poser son fardeau. Son œil fut attiré par une forme aux contours mouvants qui semblait glisser sur la montagne. Une bouffée de haine lui emplit le cœur. Elle savait. Il était l’ennemi. L’antique ennemi, enfin présent, ici et maintenant, elle avait la force pour le vaincre. Elle battit vigoureusement des ailes pour s’éloigner des hommes. Il était nécessaire de les protéger. Elle sentait l'immense puissance de cette chose immonde qui dévalait le Frémiladur en blessant la pierre de ses flancs. Le volcan allait devenir tombeau. Son père déjà y reposait. Il fallait arrêter cet… cette… ce truc impensable venu d’on ne sait où. Tout en pensant cela, elle vit le monde différemment. Comme si après avoir regardé un dessin, elle en voyait le modèle. Elle regarda autour d’elle, cherchant l’être qui “parlait” dans sa tête. Elle ne vit que l’ombre de l’ennemi. Elle prit peur. Elle se savait née de la puissance du Frémiladur, elle pensait qu’il pourrait la débarrasser de ça. Pourtant elle douta. Elle dirigea son vol vers les retombées de l’éruption. La poursuivant, l’être informe s’éloigna des hommes. La traversée des chutes de pierres brûlantes fut éprouvante. Elle dut manœuvrer comme elle ne savait pas qu’elle pouvait. Malgré cela, elle fut touchée un certain nombre de fois. Elle sentit les chocs et la chaleur de ces rencontres imprévues. Sa finesse lui permettait ces acrobaties, elle en profita pour se retourner et voir où en était le monstre. Il suivait sans perdre de terrain. Les bombes volcaniques se plantaient dans ce qui lui servait de corps. Les plus grosses le traversaient créant des canaux qui se rebouchaient lentement. Il devenait difforme encore plus hideux si cela était possible. Il avançait semblant insensible aux pierres ou à la lave qu’il traversait. Il lançait imprécations et injures.
Moayanne fut déçue de voir le manque de résultat. Il allait lui falloir trouver autre chose. L’éruption elle-même se calmait. 

Alors qu’une nouvelle fois, elle se retournait pour surveiller son poursuivant, elle faillit se faire heurter par un énorme rocher qui retombait. L’autre oiseau de feu qui l’accompagnait depuis la gueule du volcan la bouscula, les éloignant de la trajectoire de la bombe volcanique qui passa en sifflant.
- “Faire attention à tout est une bonne chose” dit la voix dans sa tête.
Maintenant elle était sûre. Ce grand oiseau de feu rouge qui était sorti en même temps qu’elle du volcan était la voix. Il avait une parfaite maîtrise de son vol, semblant glisser sans effort entre les roches qui pleuvaient.
- Mais comment penser à tout ! répondit Moayanne qui peinait à faire de même.
- “Deviens qui tu eeeeees!” répondit l’oiseau rouge en s’éloignant. “Tu as à affronter tes cauchemars. Tu le battras si tu suis qui tu es. La vérité est en toi….”
D’un coup, il disparut. Moayanne en fut peinée. Les retombées du Frémiladur ne lui laissaient pas le temps de s'appesantir sur cette peine. Elle avait des choses plus urgentes à faire.