samedi 14 février 2015

Lyanne s’était glissé entre les mondes. L’être que combattait Moayanne ne serait pas vaincu par la force brute. Il devait aller dans le monde des esprits et trouver son nom. Il aurait alors la source de son pouvoir. L’être était puissant. Il ne fallait pas le sous-estimer. Heureusement son attention n’était pas sans limite. Pour le moment, elle était toute entière tournée vers le monde des humains et ses promesses de puissance. Avant d’aller plus avant, il se dirigea vers le centre du Frémiladur. De là venait le dragon blanc qui avait fait Shanga avec Moayanne.  Traversant les roches comme de l’eau, il arriva dans  le lac de lave. Il en sentit la puissance latente. Elle était brute, indistincte. Quelqu’un l’avait organisé pour que naisse le blanc dragon de Moayanne. Il repensa aux évènements qui s’étaient succédé. La couronne ! C’était la couronne qui détenait le pouvoir de faire naître le dragon blanc aux reflets d’or. Il fit le parallèle avec sa propre vie. Il évoqua l’histoire que Talmab avait racontée quand il était enfant. Il était dans le pays de l’oiseau aux plumes d’or et cet oiseau était un dragon. Il rendit mentalement gloire au Dieu Dragon qui l’avait guidé jusque-là. Suivant les courants de feu, Lyanne s’enfonça plus loin sous la terre, se laissant guider par son instinct de chasseur. L’être informe puisait aussi sa puissance en ce lieu. Le cœur noir de Cappochi était sa porte dans le monde des humains. En ce lieu, il drainait la puissance nécessaire à le maintenir sur le plan physique. Lyanne eut l’intuition qu’elle ne suffisait pas. Si cette source donnait force et pouvoir à l’avatar de l’être immonde, elle ne pouvait être celle qui avait ouvert la porte. Il lui fallait trouver la clé qui avait ouvert la porte. Il plongea dans le monde sombre des esprits malfaisants. Cela restait pour lui un monde étranger. Il avait le pouvoir d’y entrer et d’en sortir librement. Il se savait assez puissant pour faire face à ceux qui y vivaient. Il se savait aussi protégé par le Dieu Dragon. Mais, n’étant pas un esprit mais un corps, il ne pouvait voir ce monde comme le voyaient les esprits. Il habillait ce qu’il en ressentait de ce qu’il connaissait. 
- Tékitoi ?
Lyanne regarda autour de lui. Le paysage sentait la mort et la désolation. On était loin des autres incursions qu’il avait pu faire dans ce monde. L’être qui possédait Cappochi venait de ces régions infernales où tout semblait fait pour blesser, meurtrir celui qui s’y aventurait. Il repéra l’origine de la question. Comme tout dans ce monde, cela avait une forme improbable et ça sautillait sur place.
- Tékitoi ? répéta-la chose.
- Un passant qui passe, répondit Lyanne.
- Impassantkipasse ! Cékoissa ? Jenouvoyonpa cékoissa ! Trogromanger, troforbattre, gentipasgenti ?
- Que suis-je ? demanda Lyanne
- Rougelumière. Jamaivurougelumièredanténébre !
Lyanne bougea.
- AAAAAAAAAAAA ! ROUGELUMIÈRETROGROS !
La chose disparut brutalement. Lyanne s’immobilisa. Il laissa tous ses sens prendre la mesure de ce monde étrange. Il repéra la chose. Elle s’était collée sous un rebord acéré d’une lame qui aurait pu être d’obsidienne.
- Je suis rassasié et sans intention de chasser, dit Lyanne en se penchant vers la créature qui ressemblait à un oursin tremblotant.
Il n’avait pas fini de parler que la chose était repartie à sautiller dans tous les sens la rendant à nouveau floue.
- Toipamanger, toipaméchan, toiaider ?
- Aider ? Peut-être, si tu aides.
- Aider ? Quoiveudire ?
- Qui es-tu ?
- Quiétu ? Quoiveudire ?
Lyanne continua à interroger la forme sautillante. Il finit par comprendre qu’il était en présence d’un esprit élémentaire, un de ces esprits qui peuplaient ce monde et qui servaient de nourriture aux autres. Ceux qui survivaient, phagocytaient l’énergie pour gagner en puissance. À travers les paroles de “Quoiveudire” comme il le surnommait, Lyanne comprit que toute la région était vide de vie depuis qu’un grand esprit malin avait fait ici son territoire de chasse. Quoiveudire avait survécu sans savoir ni pourquoi ni comment, peut-être parce que plus paresseux que les autres, il n’avait pas essayé de chasser.
- LÀ ! CACHER !
Quoiveudire alla se coller sous la roche noire. Lyanne regarda tout autour ce qui avait déclenché la peur du petit esprit. Il repéra au loin, une forme oblongue qui lui évoqua un de ces poissons tout en mâchoires, gros et gras, capable d’avaler aussi gros qu’eux. Il se pencha vers la cachette de Quoiveudire :
- As-tu peur ?
- Samangertout ! Aprèvenuplurien. Touseulici.
Lyanne observa le déplacement indolent de l’autre esprit. S’il semblait incapable de vitesse, Lyanne sentait la colère et la rage contenues qui suaient par tous les pores de la peau, si l’on avait pu parler de peau. Le “poisson” frôlait les structures déchiquetées. Il s’éloignait, se rapprochait, s’éloignait encore selon un schéma qui semblait aléatoire. Lyanne ne s’y trompa pas. L’esprit “poisson” se rapprochait. Il fut témoin d’une attaque fulgurante près d’une pointe noire. Il sentit plus qu’il n’entendit le cri de souffrance d’un esprit qui devait ressembler à Quoiveudire. Après ça, l’esprit “poisson” s’éloigna, disparaissant derrière un relief qui évoqua pour Lyanne la ruine d’une vieille citadelle.
- Je crois qu’il est parti, dit Lyanne à Quoiveudire.
- Pavrai. Sajamaiparti. Toujourlà.
Lyanne se redressa, les sens en alerte. Il se retourna juste à temps pour faire face à une gueule énorme se précipitant vers lui. Il souffla la glace comme il avait fait pour Cappochi, figeant l’esprit “poisson” qui se mit à dériver comme une baudruche dans le vent. Avant qu’il ait pu faire autre chose, Lyanne sentit Quoiveudire se précipiter pour aspirer l’ennemi.
- Sitoipasmanger, toiêtremangé ! expliqua Quoiveutdire toujours sautillant.
Lyanne se mit à rire devant le comique de cet énorme ballon qu’était devenu Quoiveudire qui essayait de bouger comme s’il était encore aussi petit.
- Quoicestça ? demanda-t-il à Lyanne riant. Quoitufailà ?
- Je suis heureux que tu aies bien grandi. Il te faut apprendre à te comporter comme un grand maintenant que tu es grand.
- Moi grand ?
- Oui et puissant aussi !
- Toi pas tuer moi et toi nourrir moi ! Qui toi être ?
- Un passant qui passe.
- Alors toi chercher quoi ?
- Tu as bien progressé en devenant grand, lui fit remarquer Lyanne.
- Moi avoir aspiré Vajdouské et Vajdouské grand pouvoir et grand savoir. Mais toi encore plus grand. Toi capable vaincre Vajdouské.
- As-tu un nom ?
- Jamais dire nom ! Nom est pouvoir, jamais dire ! Vajdouské esclave de moi, moi pouvoir dire nom Vajdouské.
- Veux-tu encore plus de puissance ?
- Moi vouloir !
- Alors, tu m’aides et tu seras puissant.
- Moi pas esclave de toi !
- Tu sais qu’il y a des esprits encore plus forts que Vajdouské. Ils peuvent t’aspirer.
Quoiveudire exprima sa peur en essayant à nouveau de sautiller.
- Les passants qui passent ont des pouvoirs encore plus grands que ce que tu as vu.
- Grands comment ?
- J’ai pouvoir de te donner un nom inconnu de tous les esprits.
- Toi avoir ce pouvoir ?
- Oui, les noms de mon Dieu sont inconnus des esprits de ton monde.
Quoiveudire tenta de s’enfuir pour se coller contre la pierre qui l’avait si souvent caché. Cela de nouveau amusa Lyanne de voir cette forme tremblotante dépasser de partout.
- Toi être lié à un dieu ? Moi perdu !
- Tranquille tu seras si tu m’aides !
- Moi pas vouloir défier les dieux.
- Tu as le choix, entre m’aider ou me combattre !
De nouveau Quoiveudire sembla frissonner.
- Moi pas combattre. Moi aider.
- Bien, dit Lyanne. Vajdouské était esclave de quel esprit ?
- Vajdouské chassait pour grand esprit, très mauvais.
Lyanne mit du temps à comprendre qu’en mangeant Vajdouské, Quoiveudire avait accès à ce que Vajdouské avait vécu. Avec précaution, ils se déplacèrent dans cette vallée aux bords déchiquetés. Quoiveudire restait craintif. Sa taille lui aurait permis de se mouvoir avec plus d’aisance mais il n’osait pas, pas encore. Ils montèrent sur un ensemble de blocs.
- Là-bas ! dit Quoiveudire en montrant un autre esprit qui ressemblait à Vajdouské. Un autre chasseur ! Et puis encore un vers la gauche.
- Je vois, répondit Lyanne, mais où est le grand esprit qui les commande ?
- Plus loin, mais maintenant chemin encore plus dangereux, esprits encore plus mauvais.
- Je m’en doute mais il faut y aller. Je connais quelqu’un qui risque sa vie si je suis dans l’erreur.
Quoiveudire sembla regarder Lyanne en s’interrogeant.
- Toi, toujours dire des choses curieuses. Ici, chacun pour soi.
- Dans mon monde, nous agissons autrement. Bon, allons.
Lyanne se déplia et commença à serpenter entre les formations qui dessinaient comme un labyrinthe tout autour d’eux. Il avait déployé le plus possible ses différents sens, repérant ainsi les esprits chasseurs. Quand l’un d’eux s’approcha, Lyanne se mit en embuscade et comme pour Vajdouské, Quoiveudire s’en reput.
- Alors ? demande Lyanne.
- Son nom est Cartanko. Son rôle était le même que Vajdouské. Son savoir n’est pas plus grand. Il connaissait juste une autre région.
- Bien, avançons encore. Nous sommes sur le bon chemin. Combien sont-ils à chasser pour le grand esprit ?
Quoiveudire resta immobile un moment, puis répondit :
- Six !
- Il en reste quatre, fit remarquer Lyanne. Si le grand esprit reste sans eux, il va avoir faim.
- Et ce sera terrible, dit Quoiveudire sur un ton de lamentation.
- Tu es maintenant grand et fort. Tu peux te défendre. Sans ton nom, peut-il te vaincre ?
- Le grand esprit est très puissant et devine les noms.
- Alors il est sans pouvoir contre toi, tu ignores ton nom.
- Moi, je ne le sais pas… mais s’il le devine, je suis perdu.
Ce fut au tour de Lyanne d’être perplexe en entendant les paroles de Quoiveudire. Il n’avait jamais envisagé cette situation. Que quelqu’un devine son nom secret et il serait lui aussi à la merci de l’autre.
Ils continuèrent leur chemin, se glissant de zones d’ombre en zones d’ombre. Quoiveudire y tenait particulièrement. Même s’il ne le sentait pas, il avait progressé et semblait pouvoir contrôler ses mouvements et sa taille. Il continuait cependant à préférer marcher à l’ombre des sortes de pierres levées qui les entouraient. Lyanne trouvait curieux que dans ce monde sans soleil, il existe des zones d’ombre.
- On sent une odeur mauvaise, dit-il.
- Ça, grand esprit. On sent ses pensées. Je les comprends. Les tiennes sentent un bien curieux parfum. Je ne le trouve pas désagréable mais jamais je n’avais senti un tel parfum dans les pensées de quelqu’un.
Lyanne pensa au nom “Quoiveudire” et demanda :
- Que ressens-tu quand je pense à cela ?
- Que ce parfum-là est particulièrement agréable.
Ils ne purent continuer leur conversation. Leur route croisa un autre esprit chasseur qui subit le même sort que les autres. Il en restait encore trois, mais déjà dans le monde des hommes Cappochi devait commencer à ressentir un manque. Plus ils s’approchaient de la combe où régnait le grand esprit et plus l’odeur devenait épouvantable pour Lyanne. Cela aurait eu des relents de pourriture ailleurs que dans le monde des esprits. Cela puait la délectation à la souffrance de l’autre, à son anéantissement. Lyanne en conçut des pensées de colère. Quoiveudire prit peur :
- Tu m’en veux ?
- Ma colère est contre le grand esprit et ses sales pensées.
- Ce que tu penses est pire que le feu sombre des grands esprits. Qui peut résister à cela ? se plaignit Quoiveudire.
- Tu es mon ami, pense à cela.
Quoiveudire eut un frisson et une onde rouge et or le parcourut.
- Quelle étrange pensée ! Tes paroles sont terribles, terriblement puissantes. Jamais je n’ai entendu pareille chose ici, ni les esprits chasseurs que je possède.
- Nous avons encore du chemin, lui répondit Lyanne qui éleva une barrière mentale.
Il pensa à la puissance du grand esprit. Il allait devoir apprendre son nom pour le vaincre. Cappochi n’était que le nom de l’être dont il avait pris possession.
La rencontre avec le quatrième esprit chasseur faillit mal tourner. Il avait planté ses crocs dans Quoiveudire avant que Lyanne ne l’ait touché. Le temps que Lyanne se repositionne pour aider son guide, l’autre avait commencé à aspirer les forces vitales de Quoiveudire qui émit une sorte de couinement inarticulé. L’autre explosa en milliers de fragments de pensées parcellaires et incohérentes. Lyanne ne comprenait pas.
- Que s’est-il passé ?
- Il a voulu me prendre mon nom. Mais je n’en ai pas. Il n’a pas supporté, il était incapable de le deviner.
Quoiveudire redoubla de prudence, tremblant à l’idée de rencontrer un des autres esprits chasseurs et encore plus à l’idée de voir le grand esprit dont la puanteur des pensées augmentait à chaque pas.
Ils passèrent sous une arche et débouchèrent sur une vaste dépression occupée en son centre par une immense colonne palpitante. Ils furent oppressés dès qu’ils mirent un pied sur la pente.
- Il sait que nous sommes là, dit Quoiveudire. Il nous sent comme nous, nous le sentons.
- J’espère sentir moins mauvais que lui, plaisanta Lyanne.
Quoiveudire resta sérieux :
- Tes pensées sont aussi dérangeantes pour lui que les siennes le sont pour toi.
Ils aperçurent en bas, collés à la colonne, les deux esprits chasseurs.
- Ils amènent leur tribu, fit remarquer Quoiveudire. Ils ne sont pas dangereux pour le moment. Ils le deviendront quand ils se détacheront. Ils seront affamés.
Il y eut une grande déflagration qui fit osciller la colonne. Elle palpita de blanc, de rouge, de jaune en une sorte de feu d’artifice interne qui s’étiola petit à petit. Lyanne pensa à Moayanne qui devait se battre dans l’autre monde. Ce qu’elle avait fait n’avait pas déstabilisé le grand esprit dont l’aspect reprenait cette couleur bien en accord avec les pensées affreuses qui en suintaient.

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