dimanche 30 décembre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...72

L’atmosphère était emplie de lumière mais ce n’était pas de la lumière. L’air était empli de bruit, mais ce n’était pas du bruit.  Sans le gigantesque battement qui le faisait vibrer, le sol aurait-il encore été le sol ?
Koubaye s’interrogeait. Il tenait la main qui le guidait. Ses yeux éblouis ne voyaient rien. Il avait suivi un être de lumière alors que son corps reposait entre les bras de Résal. Le temps lui-même s’était dissous en une succession d’instants marqués par les vibrations du sol.
   - Tu as la Pierre.
La voix n’était pas une voix et pourtant il comprenait.
   - Les dieux t’ont choisi, poursuivit la non-voix. Je suis ton guide et ton messager. Mon nom est Tingam. Rma tisse et le temps existe. Je t’emmène à la naissance du temps quand Rma a tissé son premier fil.
Les vibrations s’éloignèrent comme s’éloigna la lumière pour devenir lueur. Tingam brillait comme une étoile dans la nuit.
Koubaye commença à voir. Si les fils étaient beaux, le tissage en était simple. C’était beau et harmonieux. Puis vinrent les altérations. Tingam déroulait la trame du temps comme on déroule un tissu. Koubaye vit de nouveaux fils, puis d’autres encore. Les motifs se multipliaient, gagnant en complexité.  Parfois des fentes apparaissaient, des fils s’interrompaient, brisant un motif ou une symétrie mais jamais la trame ne cessait d’avancer.
Koubaye avait le vertige de voir tous ces dessins se déployer devant ses yeux. Il ne comprenait pas l’enchevêtrement qu’il voyait.
   - Si tout se mélange dans ma tête comme vais-je savoir ?
   - Prends la pierre, répondit Tingam et mange-la !
Manger une pierre ! L’idée parut absurde à Koubaye, d’autant plus qu’il l’avait vue dans le coffret à côté de Résal. Il allait le dire à Tingam quand il eut le sentiment d’un poids dans sa main droite. La pierre était lourde, pulsant comme avait vibré le sol. Cela le fit sursauter. Il avait un temps pensé qu’il allait revoir l’atelier de Rma et voilà qu’il errait en compagnie d’un être de lumière au milieu de rien dans un temps improbable à la recherche de… Il ne savait même pas. Il porta la pierre à sa bouche. Elle avait un goût doux et amer à la fois. Ce fut comme un feu qui descendit en lui.
   - Je brûle ! Tingam, je brûle à l’intérieur...
   - On n’acquiert pas le savoir sans souffrir… tout l’illusoire doit être consumé...
Koubaye ne comprenait rien, seule la douleur l’emplissait dans l’instant qu’il vivait.
   - Mange ! Mange tout !
Si le ton était toujours calme, ce n’était pas un conseil. C’était un ordre. Koubaye obéit et avala le reste de la pierre. Elle avait maintenant un goût brûlant et sucré. Koubaye se sentit étouffer. Un flot de larmes lui inonda la gorge éteignant le feu qui le consumait. Il pensa que la mort serait préférable à cela. Il repensa à sa vallée, à ses montagnes et à ses grands-parents. C’était un temps heureux. Il pensa que le savoir ne lui avait apporté que le malheur. Pourquoi en était-il là ?
   - Ta colère t’a consumé, tes larmes t’ont noyé. Le Dieu des Dieux t’a choisi. Tu vivras.
Koubaye était épuisé. Il voulut s’asseoir. Tingam l’en empêcha.
   - Ton voyage n’est pas fini...
   - Je ne veux plus brûler, répondit Koubaye, ni me noyer…
   - Ta vie ne risque plus de finir. Il y a encore du chemin.
Koubaye se méfia : les réponses de Tingam étaient trop laconiques. Qu’est-ce qui l’attendait ? Il lui posa la question.
   - Tu dois traverser la montagne de tes regrets et affronter la tempête de tes espoirs.
   - Et je risque pas de mourir ?
   - Non.
Ils se remirent en marche.
   - Tu risques simplement de te perdre… à jamais.
Koubaye s’immobilisa net :
    - Qu’est-ce que cela veut dire ?
    - Tout apprenti sachant doit traverser tout cela et arriver purifié devant le Dieu des dieux.
    - Ont-ils tous traversé ?
   - Non. Nombreux sont ceux qui ont échoué. La colère en a brûlé beaucoup, les larmes ont été plus clémentes. Tu verras de nombreuses personnes sur la montagne des regrets, ils cherchent encore leur chemin. Dans la tempête, tu seras seul. Je t’attendrai de l’autre côté. J’ai souvent attendu en vain.
   - Je suppose que je n’ai pas le choix.
   - Tu as toujours le choix. Tu aurais pu t’enflammer de colère et te consumer, tu aurais pu rester au fond de ton océan de larmes et t’y complaire. Maintenant tu peux encore choisir et tu auras à choisir le chemin. Un seul traverse la montagne, les autres ne sont que des impasses.
Koubaye avala difficilement sa salive :
   - Et si je choisis mal ?
   - Alors je retournerai sous le mont des vents attendre celui qui viendra après toi, dans un an ou dans un siècle. Ici le temps n’existe pas.
Tingam parlait de choix, Koubaye n’en voyait pas. Pas plus qu’il n’avait voulu se laisser brûler ou se noyer, il ne se voyait pas errer à l’infini dans un monde irréel, sans temps et sans avenir. Il prit une grande inspiration.
   - Alors, allons-y !
Koubaye pensait que la traversée de la montagne serait facile. Il ne voyait pas tant de regrets que cela dans sa vie. Il attaqua la montée avec entrain. D’ailleurs, elle ne semblait pas bien haute, cette montagne. Il arriva rapidement en haut et là, vécut un intense sentiment de déception. Il venait de monter une colline et, devant lui, se dressait une autre colline, lui bouchant la vue de ce qui venait après. Il se mit à monter mais l’entrain l’avait quitté. Il ne fut même pas surpris en arrivant au sommet de voir un autre sommet un peu plus haut, un peu plus sec, un peu plus pierreux. Quand il se retourna pour voir ce que faisait Tingam, il ne le vit pas. Derrière lui, le monde semblait se dissoudre dans la brume. Il jura regrettant de se retrouver seul. C’est à ce moment-là qu’il découvrit que deux chemins s’offraient à lui. De nouveau, il jura. Par où devait-il aller ? Les chemins se ressemblaient. Peut-être … Oui, celui de gauche semblait descendre un peu et celui de droite monter un peu. Il se dit qu’ils allaient s’éloigner l’un de l’autre plus loin. Il resta là un moment à les regarder, ne sachant pas lequel choisir. Il crut voir un peu plus loin, un mouvement sur celui de droite. Il s’y engagea sans rien trouver. Il contourna une petite éminence et dut jouer les chèvres pour suivre la trace qui serpentait dans la pente. Il vécut la même déception au sommet, pas de passage évident et des montagnes toujours plus hautes devant lui. Il ne vit pas de chemin. Il pensa à Tingam qui lui avait dit qu’un seul chemin traversait. Les autres étaient des impasses. Il fit tristement demi-tour. Il avait descendu un peu la pente quand il découvrit un rocher aux formes mémorables. Il comprit qu’il n’était pas sur le chemin par lequel il était monté. Il grimaça. Il était perdu. Il ne se vit pas remonter ce qu’il venait de descendre et puis en-dessous, il croyait deviner un sentier. Il lui fallut du temps pour y arriver. C’était une corniche horizontale creusée dans la roche. Koubaye se mit à la suivre. Il dut faire attention. Le moindre faux-pas provoquerait sa chute. Il avança jusqu’à la nuit. Il trouva un recoin pour bivouaquer. Il s’endormit, épuisé et découragé.
   - T’as pas quelque chose à manger ?
Koubaye se réveilla en sursaut en entendant l’homme parler. Il se dressa sur un coude et répondit :
    - Non.
    - C’est regrettable. Ça fait tellement longtemps que je n’ai rien mangé...
Koubaye regarda l’homme qui s’était appuyé contre la paroi.
   - Je rêve de me mettre quelque chose sous la dent.
Il ne semblait pas plus vieux que lui. Son regard était un peu halluciné.
   - Je sais bien qu’ici on n’a pas besoin de manger mais je regrette le temps où je pouvais goûter toutes les bonnes choses…
   - Vous venez d’où, lui demanda Koubaye.
   - Je viens de la tribu des Manao… près du fleuve. Qui c’est le roi ?
Koubaye allait répondre quand l’homme reprit :
   - Remarque ça m’est égal… C’est pas lui qui me sortira de là…
Il regarda Koubaye d’un air étonné :
   - Et toi, ça fait longtemps que tu erres ? Je parcours tous les chemins pour retrouver l’autre, celui qui brille.
   - Tingam ?
   - Ah oui, c’est vrai qu’il m’a dit qu’il s’appelait comme ça. Je regrette l’avoir suivi celui-là. Sans lui je ne serais pas ici… et les autres non plus. J’en rencontre des comme toi ou comme moi, c’est pareil. J’ai fini par comprendre que pas un de ces foutus chemin ne menait quelque-part. Il n’y a que des impasses.
Koubaye l’écouta parler. Il s’était assis. Un petit vent aigre balayait leur abri. L’homme n’avait que des mots d’amertume à la bouche. Il raconta à Koubaye ce qu’il avait déjà vu, décrivant les différentes montagnes du massif et tout ce qu’il avait déjà exploré. Il lui raconta aussi que les autres, qu’il rencontrait parfois, se laissaient aller le long de la rocaille qui petit à petit les avalait.
   - Ça durera jusqu’à l’instant où je n’en pourrais plus… alors je ferai comme celui que j’ai vu… Je sauterai de cette corniche...
   - Pour aller vers la haute montagne, il faut aller par où ?
L’homme se mit à rire :
   - Parce que tu crois qu’il y a un chemin là-bas ?
Koubaye ne répondit rien… devant son silence l’homme reprit :
   - Comme tu veux. Suis cette corniche et dès que tu trouves un chemin à gauche prends-le. Il descend dans la vallée. Quand tu seras en bas… tu trouveras bien le chemin qui remonte...
L’homme contempla un moment le paysage puis reprit la parole :
   - Tu es sûr ? Tu n’as rien ?
Comme Koubaye secouait la tête pour dire non, l’homme se leva et s’en alla :
   - On s’reverra à un moment ou à un autre…
Resté seul, Koubaye ressentit le malaise de cette rencontre. Il se remit en route. Il ne tenait pas spécialement à gravir la haute montagne. Mais comme il vivait une épreuve, il se dit que la sortie devait être là où le chemin était le plus difficile.
La descente lui prit beaucoup de temps. Il atteignit enfin une petite combe envahie par des ronces et des arbustes enchevêtrés. Le sentier qu’il suivait était net. Il traversa un ruisseau et attaqua la montée. Le pic était haut. Il lui faudrait du temps pour y arriver. Koubaye se mit à rire tout seul. Parler du temps pour faire une tâche dans un pays où le temps n'existait pas… Il se trouva ridicule. Bientôt, il fut essoufflé et dut ralentir. Il s’obligea néanmoins à continuer à avancer. Quand la lumière baissa, il marchait comme un automate. Épuisé, il s’arrêta au détour du chemin et s’endormit. Ses rêves furent peuplés de déserts. Le lendemain, il continua son ascension. Autour de lui, tout n’était que rocs et cailloux. Quand il fit tomber une pierre, il écouta longtemps les bruits de sa chute. Il pensa que le monde des regrets était un monde minéral, sec et désolé. Où était la vie ? Cette pensée lui fit l’effet d’un coup de poing… Mais où était la vie ?
Il continua son ascension fidèle à sa décision tout en sachant qu’il ne trouverait au sommet que des rocs et des cailloux. Quand il arriva en haut, il ne vit rien d’intéressant, tout était noyé de brume. Si l’air était piquant, il ne faisait pas froid. Il pensa en regardant la lumière qu’il était trop tard pour redescendre. Il se sentait encore plus épuisé que la veille. Il essaya de dormir là, au sommet. Il ne put y arriver. Les bruits du vent ressemblaient aux murmures sans fin des bayagas. Koubaye se mit sur son séant. Il ne vit rien. Il tenta de se rendormir sans succès. Il pensa que le mieux était de repartir. Dans la nuit noire, à tâtons, il commença sa descente. Il allait lentement, ne bougeant une prise que s'il était sûr que les trois autres tenaient bon. Il ne voulait pas lâcher. Petit à petit, il descendit. C’était long et pénible, mais en faisant attention de toujours garder trois appuis, il se sentait en sécurité. Au bout d’un temps qu’il jugea très long, il se reposa, collé à la paroi, les deux pieds posés sur des prises assez larges et les mains bien agrippées à la paroi. Derrière lui, le vent avait forci. Il en ressentait les à-coups comme une gigantesque claque. À un moment, un de ses pieds glissa. Il voulut le remettre sur la pierre, mais elle se descella tombant dans un grand bruit de rebondissements. Koubaye reporta son poids sur sa jambe gauche. S‘il avait assez d’espace pour y mettre un pied. Il n’y en avait pas assez pour les deux. Rapidement, il trouva que le poids de son corps pesait sur ce seul pied. Sa cuisse commençait à le brûler. Elle était même prise de tremblements. Il décida de changer d’appui. À la force de ses bras, il dégagea son pied gauche pour y mettre le droit. La glissade le prit par surprise. Il resta là, suspendu par les mains. Il tenta de racler la paroi avec les pieds pour retrouver une prise sans y arriver. Cela l’épuisa rapidement. Il arrêta de s’agiter pour reprendre son souffle. Suspendu là, dans le noir, secoué par les bourrasques de vent, il sut qu’il ne tiendrait pas longtemps. Il s’était mis dans une situation sans retour. Il allait devoir lâcher prise. Il fit une dernière tentative pour trouver un appui sur la montagne. Ce fut un nouvel échec. En ouvrant les mains, il eut la pensée que si Tingam lui avait parlé de ceux qui erraient sans fin, il ne lui avait rien dit de ceux qui lâchaient prise parce qu’ils ne pouvaient plus tenir...
La chute dura. Elle était douce. Le vent caressait son corps sans le brutaliser. Koubaye s’y sentait bien. Et puis la pensée : “ Jusqu’à quand ?” le traversait et la panique le prenait. Aucun geste, aucune posture ne semblait avoir d’effet sur le mouvement. Tombait-il vraiment ?
L'instant d'après, une violente bourrasque l'entraîna comme un fétu de paille. C'est à ce moment-là que jaillit la lumière. Le spectacle était grandiose. Le disque solaire monta derrière les montagnes, inondant le paysage de son rougeoiement. Il se sentait planer au-dessus de pics acérés et de profonds canyons. Dans ces premiers rayons de lumière, tout était rouge et noir. Le vent tourbillonnait. Koubaye se laissa remplir de la beauté de ce qu’il voyait. Il commençait à penser que le vent allait lui faire passer les montagnes. Il s’habituait à ce mode de déplacement quand il se heurta au mur d’un tourbillon contraire qui l’entraîna dans une chute vertigineuse. Le sol se rapprocha tellement vite qu’il fut persuadé que tout allait se finir là, dans l’instant d’après. Il changea d’avis en recevant la gifle d’un violent courant ascendant. Son corps explosa de douleur sous la puissance des vents qui se croisaient en hurlant et comme une balle rebondissant, il fut projeté vers des hauteurs inimaginables l’instant d’avant. Cela dura jusqu’au vortex suivant. Koubaye n’était plus que le ballon que des géants d’air et de vent se lançaient l’un à l’autre.  Chaque fois qu’il espérait en finir, le choc n’en était que plus violent et le rebond plus lointain. Comme une flèche, il traversa des nuages, comme une pierre il s’écrasa sur des murs de vents tourbillonnants, jusqu’à ne plus rien savoir, ne plus rien attendre. Et la nuit tomba.
Koubaye avait épuisé ses colères dans le feu. Il avait asséché ses larmes en refusant la noyade. Il avait quitté la terre de ses regrets en tombant de la montagne et avec la nuit, il avait perdu son dernier espoir.
Il ne lui restait rien. Il se dit :
   - Il ne me reste qu’à mourir et se sera la fin de tout...
Un instant passa. Une question l’habita :
   - Comment le tout peut avoir une fin ?
Mais en lui, il n’y avait que le vide et aucune réponse.

mardi 11 décembre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...71

Le général était trop pris par ses préparatifs. Ce que lui avait rapporté le commandant Brulnoir était inquiétant. Moins cependant que la possible fuite d'informations sur une attaque imminente contre les rebelles. Il faisait venir à Solaire des renforts en vue d'une offensive massive. Comme cela manquait de discrétion, il déployait ses hommes le plus possible. Leur présence partout dans la grande forêt était pour lui le gage que les rebelles allaient rester dans leur tanière. Il y avait bien quelques accrochages. Les rebelles fuyaient toujours, ce qui mettait le général en joie. Petit à petit, il les repoussa vers leur refuge, toujours plus à l’est. Dix jours étaient passés depuis le retour de la patrouille des auxiliaires dans les canyons, dix jours sans incident. Tous les auxiliaires étaient revenus vivants. Ils avaient même découvert où on avait caché les armes des combattants tués. Quand il en avait parlé à son colonel, il avait eu droit à des remontrances. Au lieu de s’occuper des bandits des canyons, il ferait mieux de préparer ses troupes pour l’assaut contre les rebelles. Brulnoir avait encaissé sans un mot. À son retour, il avait convoqué ses officiers et transmis les ordres, presque tous les ordres. Il avait gardé un de ses lieutenants. Il était en charge des jeunes recrues. Elles n’étaient pas prêtes pour le combat. Brulnoir le savait. Elles allaient quand même le servir. Il leur ordonna de patrouiller dans les canyons, tout en leur interdisant de faire plus d’une journée de manœuvre. Il voulait avoir des informations, pas des morts. Le temps de l’action approchait. Cela rendait les hommes nerveux. Les anciens, parce qu’ils allaient en finir avec les rebelles et les jeunes, parce qu’ils ne pourraient pas y participer.
Les préparatifs furent interrompus un matin par la neige qui tombait. L’hiver approchait. Brulnoir fut convoqué à l’état major. Il y retrouva tous les officiers supérieurs. Ils n’eurent pas besoin d’explications. L’heure du combat avait sonné. Le général distribua les directives à chaque groupe avec ordre de ne rien dire aux hommes avant le début des combats. On discuta stratégie une bonne partie de la journée.
À l’autre bout des canyons, Riak regarda les premiers flocons qui tombaient. La neige ne tiendrait pas. Elle jura tout bas. Avec l’hiver, elle ne pourrait pas se déplacer à sa guise. Elle pensa aux longs mois de confinement. Contrairement à elle Gochan était contente de l’arrivée du froid. Malgré la souffrance que lui infligeraient ses rhumatismes, elle pourrait vivre en paix sans craindre pour la sécurité de Nairav. La première chute de neige donnait lieu à une cérémonie. Elle y convia Riak. Les chants étaient doux et pacifiés comme l’est la nature sous la neige. Riak sentait vagabonder son esprit. Elle sentait son corps se mettre à l’unisson du chœur des sœurs. Elle ferma les yeux. La brutalité du sentiment qui s’imposa à elle la fit sursauter. Rma allait trancher des centaines de fils, laissant une brèche dans la trame du temps. Elle sentit de l’inquiétude. Koubaye ! L’esprit de Koubaye était là et elle ressentait ce que ressentait Koubaye. Elle ouvrit les yeux. L’urgence était là… sauver les fils de la trame du temps. Elle interrompit la cérémonie :
   - Mère Gochan ! Il faut ...
Le regard noire de la mère supérieure la fit avaler sa salive. Riak pensa que Gochan, qui pensait être tranquille, n’allait pas aimer ce qu’elle avait à dire…
   - Mère Gochan, les buveurs de sang font un massacre ! Il faut faire la cérémonie des morts !
   - Es-tu sûre de ce que tu dis ? L’hiver est à notre porte et eux, comme les autres, vont se mettre au chaud.
   - Je sais que le sang des innocents coule comme un fleuve.
Riak brusquement se leva.
   - Il me faut y aller !
Avant que quiconque ne puisse l’arrêter, elle avait quitté le temple et se dirigeait à grands pas vers sa chambre. Jirzérou l’attendait devant sa porte.
   - J’ai entendu ton appel. Où allons-nous ?
   - Nous battre contre les buveurs de sang. Ils massacrent les innocents…
Bemba et Mitaou arrivèrent les bras chargés de vêtements et de victuailles. Rapidement pendant que Mitaou aidait Riak à s’équiper, Bemba chargeait les sacs de provisions. Narch arriva sur ces entrefaites. Riak le regarda et lui dit :
   - Tu seras notre intendance… Tu devras rester caché et ne pas te mêler de ce qu’il se passe. Ton rôle sera d’observer et de raconter au retour.
   - Dame Riak, la nuit tombe ! Êtes-vous sûre de vouloir partir ?
Riak regarda Mitaou qui lui tendait la blanche épée.
   - Oui, Mitaou… Déjà nous n’avons que trop tardé.
Bemba et Mitaou les accompagnèrent jusqu’à la porte et les regardèrent partir dans la nuit noire.
   - J’ai peur, dit Mitaou.
   - Moi aussi, répondit Bemba. J’ai peur mais j’ai confiance.
Riak, Jirzérou et Narch avaient à peine quitté le sanctuaire que les bayagas arrivèrent. De leurs luminescences multicolores, ils éclairaient le chemin. Riak se mit au petit trot, suivie des deux hommes. Au petit matin, ils étaient au bord des canyons. Ils firent une pause dans une des grottes.
   - Où va-t-on ? demanda Narch
   - Là où il y a les combats, répondit Riak.
   - Mais nous ne sommes que trois, fit-il remarquer.
   - Les bayagas sont avec nous, répondit Riak. Tu ne les vois pas car elles sont dans l’ombre mais, les ombres noires sont là.
Narch ne put s’empêcher de frissonner. Les bayagas ! Si on lui avait dit qu’il marcherait sans crainte à côté des êtres les plus monstrueux du royaume, il ne l’aurait jamais cru. Il regarda autour de lui sans rien voir.
Un bruit les fit sursauter.
   - Une patrouille, chuchota Jirzérou !
Riak dégaina et dit en regardant Jirzérou :
   - Vivant !
Il fit un signe d’approbation de la tête et ils se précipitèrent hors de la grotte. La surprise fut totale. Les cinq hommes furent proprement mis hors combat sans qu’ils aient eu le temps de réagir.
   - Des renégats, dit Jirzérou !
   - Ils servent d’auxiliaires, ils doivent savoir !
Ils examinèrent le chargement qui avait empêché les auxiliaires de se défendre. Ils reconnurent les armes des soldats qu’ils avaient éliminés.
   - Ils avaient trouvé la cache, fit remarquer Jirzérou.
   - La prochaine fois, il faudra être plus prudents et mieux choisir, répondit Riak.
Ils réveillèrent un des hommes. Il eut un mouvement de recul en  voyant Riak penchée sur lui.
   - Une cheveux blancs ! s’exclama-t-il.
   - Où sont partis les buveurs de sang ?
Riak lui avait posé son épée sur la gorge.
   - Je ne sais pas, hoqueta-t-il, nous avons été mis à part. Le général ne voulait pas que l’on sache…
Riak regarda Jirzérou d’un air interrogatif.
   - Bien sûr qu’il ment, dit ce dernier, les renégats sont tous des menteurs...
   - Tu entends ce qu’il dit… Je manque de patience. Tu parles ou je te tranche la gorge !
   - Cela ne servira à rien !
Riak et JIrzérou se retournèrent pour voir qui avait parlé. Un de leurs prisonniers s’était réveillé et redressé.
   - Je suis leur chef et comme lui je ne sais qu’une chose : les buveurs de sang ne voulaient pas qu’on sache.
Riak laissa tomber celui qu’elle tenait et s’approcha du chef.
   - Dis-m’en plus !
   - Tu vas nous tuer ! Que je te donne ou pas des informations cela ne changera rien… On a vu tes cheveux blancs… Dès leur retour, les buveurs de sang iront à ta recherche.
Une voix caverneuse assombrit le soleil :
   - Laisse, Fille de Thra. Je sais comment on traite les renégats !
Le chef du détachement blêmit en voyant la grande ombre noire s’approcher.
   - C’est pas possible ! C’est pas possible ! Il fait jour !
   - Oui, renégat, il fait jour pour nous aussi, la Fille de Thra est notre soleil.
Ayant dit cela, la grande ombre noire plongea son regard dans le regard de l’homme. Un instant plus tard, il était comme une enveloppe vide.
   - Il se croyait plus fort qu’il n’était, Fille de Thra. Il ne sait rien de précis. Les bruits qu’il a entendus parlent d’un nettoyage de la grande forêt.
Riak regarda la grande ombre noire.
   - Solaire est loin, nous n’arriverons jamais à temps pour nous battre.
La grande ombre noire se retourna en disant :
   - C’est un travail pour Wardsauw.
Il fit un signe de la main et une autre ombre se détacha du rocher.
   - Wardsauw ! Solaire !
La voix qui répondit était comme un puits sans fond. Riak s’y sentit entraînée. Elle lutta pour se tenir debout. Dès qu’elle fut stabilisée, elle prit conscience que l’environnement avait changé. Elle était avec Jirzérou, Narch et la grande ombre noire au milieu des bois. Elle reconnut le campement qu’ils avaient occupé.
   - Allons en ville, dit Riak. La caserne est là-bas.
   - Bébénalki, vous ne pouvez pas entrer comme cela. On va avoir une émeute. Vos cheveux blancs !
Riak dut reconnaître que Jirzérou avait raison. Ils étaient tous les deux en blanc. Les buveurs de sang devaient avoir leur signalement.
La grande ombre noire se mit à rire :
   - Fille de Thra, je vais arranger cela !
Il n’avait pas fini de parler que de sombres nuages bas vinrent obscurcir le soleil. Bientôt, ils s’accrochèrent aux arbres et toute la région fut plongée dans un épais brouillard sombre et froid.
   - Fille de Thra, suivez-moi !
Ils progressèrent sans rencontrer personne. Ils arrivèrent à la porte de la caserne. La sentinelle s'effondra sans un bruit. La grande caserne semblait vide. Ils trouvèrent un gradé réfugié dans ses appartements qui commença par le disputer quand il les entendit :
   - Mais qu’est-ce que tu as foutu, Hatnol, j’attends que…
Il regarda un instant Riak et Jirzérou sans comprendre, puis il sauta sur son arme en appelant la garde. Son cri s’étrangla dans sa gorge. Une main de nuit venait de le saisir par le cou et l’avait soulevé du sol. La grande ombre noire le regarda dans les yeux et le lâcha. Il y eut quelques bruits derrière eux vite étouffés. Riak se retourna. D’autres ombres s’occupaient des gardes qui venaient voir ce qu’il se passait.
   - Je voulais l’interroger, dit Riak en regardant l’ombre noire.
   - J’ai pénétré son esprit, Fille de Thra. Ils sont persuadés que les rebelles sont dans la grande forêt et qu’ils se cachent à Diy. Ils sont partis il y a plusieurs jours…
   - Combien ?
   - Je ne sais pas, Fille de Thra. Le temps n’a pas de valeur pour moi.
Riak jura en entendant cela.
   - Alors allons-y tout de suite !
   - Wardsauw !
Une grande noire se détacha des autres et vint vers eux. Son aspect était aussi morbide que celui de leur interlocuteur.
   - Wardsauw, aux portes de Diy !
Riak reconnut la voix. Comme la première fois, elle s’y perdit. Elle reprit pied en haut du col de Diy. L’odeur de la mort y était prégnante, fade et écœurante. Riak se précipita dans la pente, suivie de Jirzérou et de Narch. Les bayagas noires suivaient en flottant au-dessus du chemin. La mort était partout. Même les gardiens gisaient éventrés au milieu du chemin. Partout Riak vit le même spectacle. Narch dut s’arrêter pour vomir. Riak se tourna vers Jirzérou :
   - Mais pourquoi ?
   - Il faudrait tous les massacrer comme ils ont massacré ces pauvres gens, répondit-il.
   - Tu as raison, dit-elle en sortant son épée.
Elle se tourna vers les bayagas :
   - Wardsauw !
   - Oui, fille de Thra ?
   - Sais-tu où ils sont ?
   - Ils sont dans la forêt à traquer les hommes libres.
   - Allons-y !
Le même malaise l’emplit et la quitta. Ils étaient en forêt. On entendait les bruits d’un combat.
   - Sus, cria Riak en s'élançant.
Jirzérou la suivit, ainsi que les bayagas. De nouveau la nuit sembla se répandre sur la forêt. Ils arrivèrent au milieu des combattants dans une lueur crépusculaire. Quand ils les virent, les buveurs de sang firent face. Si Riak était trop rapide pour eux, Jirzérou avait plus de mal. Les ombres noires des bayagas faisaient des ravages. La plus grande suivait Riak et Wardsauw restait près de Jirzérou. Bientôt les buveurs de sang connurent la peur. L’ombre blanche de Riak taillait et plantait son épée si vite que les rangs devant elle ressemblaient à de la neige au soleil. Les ombres noires se multipliaient à chaque blessure. Il n’y eut bientôt plus que des hommes aux habits dépareillés plus ou moins debout regardant, incrédules, le spectacle de tous les corps gisant au sol. Riak faisait le tour des morts. Aucun des visages ne lui était connu. Elle s’approcha des survivants. Elle dévisagea un homme couvert de sang :
   - Ubice ?
   - Tu nous sauves une nouvelle fois, Bébénalki. Tu as le don d’apparaître au bon moment.
Petit à petit autour d’eux, la lumière du jour perçait les brumes. Ubice et les siens eurent un mouvement de recul en découvrant les ombres noires des bayagas.
    - Vous ne risquez rien, dit Riak. Ils sont sous mes ordres.
Le groupe d’une quinzaine d’hommes tremblait devant les bayagas.
   - Ubice !
En entendant son nom, il regarda Riak d’un air incrédule.
   - C’est impossible ! Ce que je vois est impossible.
   - Ubice !
   - Oui ?
   - Y a-t-il d’autres groupes dans la forêt ?
   - Oui mais les buveurs de sang nous ont séparés. Je ne sais rien d’eux.
Riak se tourna vers une des ombres :
   - Wardsauw, les vois-tu ?
   - Oui, fille de Thra. Certains se battent, d’autres sont morts…
   - Alors allons-y !
Les Hommes Libres du Royaume poussèrent un cri quand ils virent qu’ils s’étaient déplacés sans bouger. Le temps qu’ils comprennent qu’un combat était en cours, Riak et les bayagas avaient nettoyé le terrain. La même scène se reproduisit quand les Hommes Libres du Royaume qu’ils venaient de sauver découvrirent les bayagas. Riak déjà entraînait tout le monde sur un autre lieu pour un autre combat. Elle fit ainsi une dizaine d’endroits différents laissant quelques centaines de buveurs de sang sur le carreau. Le soir tombait quand elle donna l’ordre à Wardsauw de rejoindre les canyons...

vendredi 30 novembre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...70

Quand le dernier combattant mourut, sa tête fit un bruit mat en tombant sur le rocher. Riak éclata d’un rire cristallin :
   - J’adore cette épée !
Jirzérou s’approcha d’elle, suivi de Narch. Ils venaient d’achever les mourants. La patrouille était réduite à néant :
   - C’est pas encore aujourd’hui que les buveurs de sang trouveront Nairav !
En disant cela Jirzérou cracha sur un des cadavres.
   - Récupérez les armes et rentrons, j’ai faim !
Riak joignit le geste à la parole en ramassant les armes de son dernier adversaire. Narch se rapprocha de Riak :
   - Elles sont déjà là, dit-il en désignant les hyènes qui arrivaient.
   - Oui, elles nous suivent. Elles ont compris depuis longtemps qu’on leur laisse toujours de quoi se restaurer.
Dans le crépuscule naissant, ils reprirent le chemin du temple.
Gochan l’attendait à l’entrée :
   - Tu es encore partie sans permission ! Tu n’apprends rien !
   - Il y avait une autre patrouille dans les canyons.
Gochan sursauta. Les seigneurs envoyaient de plus en plus de patrouilles. Ceux qui venaient à Nairav expliquaient que, dans la région autour de Solaire, les buveurs de sang cherchaient des rebelles. Ils avaient eu beaucoup de pertes dans la grande forêt. Les hommes libres du Royaume semblaient être entrés en rébellion ouverte.
   - Ils sont fous. Ils n’ont aucune chance, expliquait Gochan. Ils peuvent gagner quelques combats, mais si la grande troupe des buveurs de sang vient… cela va être un massacre. Le diadème est ici. Ils ne sont pas en lien avec la dame blanche. La grande prêtresse le sait bien. Pourquoi ne l’écoutent-ils pas ?
Riak haussa les épaules. Elle avait fait ce qu’elle devait faire. Protéger le passage vers Nairav. Elle ne savait pas pourquoi. Elle sentait que son destin était dans cette protection. Elle sentait quand approchaient les seigneurs, son médaillon lui chauffait la poitrine. Il fallait les éliminer, un point c’est tout.
   - Bientôt, ce sera l’hiver. Nous serons à l’abri. Même les seigneurs respectent l’hiver, disait Mitaou. Alors je pourrais ne plus craindre.
Elle se plaignait à Bemba presque tous les jours. Elle était passée de l’état de novice pas très habile, à celle de fugitive toujours pourchassée. Même si elle vouait une quasi-adoration à Riak, elle ressentait le besoin de repos tranquille. Bemba, avec l’autorisation la mère supérieure Gochan, avait commencé à entraîner celles et ceux qui pourraient combattre. À son arrivée, la mère supérieure lui avait fait la remarque qu’il n’y avait jamais eu de bicolore à Nairav. Ce n’est qu’après l’apparition de l’épée, qu’elle avait changé d’avis.
   - La violence est là, avait-elle déclaré à Bemba, en la croisant. Tes talents pourraient être utiles en ces temps où la mort semble s’inviter jusque dans le temple.
Bemba avait pris cela pour une invitation et après avoir recruté quelques volontaires, elle était venue demander l’autorisation de s’entraîner au combat. La réponse de Gochan l’avait étonnée.
   - Il faudra peut-être plus qu’un bâton pour repousser ce qui vient.
Le temps passa et de nouveau le médaillon se mit à chauffer sur la poitrine de Riak. Elle était dans la salle d’étude, apprenant à lire et à écrire. Elle se leva et dit à la mère enseignante :
   - Ils sont à l’entrée des canyons… Il faut que j’y aille.
   - Mais, il va faire nuit, dame Riak. Les bayagas…
   - Je ne crains pas les bayagas. Il ne faut pas que les seigneurs pénètrent dans les canyons !
Tout en disant cela, elle s’équipait. Jirzérou apparut comme à chaque fois sans que personne ne l’appelle.
   - Ils sont revenus ?
   - Ils sont revenus, répondit Riak.
   - Je préviens Narch et on arrive.
Il alla chercher ses armes et Narch. Ils se retrouvèrent à la porte du temple. Gochan arrivait, marchant rapidement dans un frottement de tissus sur le sol.
   - La Dame Blanche et les canyons nous ont toujours protégés. Ne peut-on pas attendre ? L’hiver sera là bientôt.
   - Les buveurs de sang cherchent le mal. Pour le moment, ils s'intéressent à la grande forêt et au chemin de Diy, mais ça ne durera pas. Les Hommes Libres du Royaume vont devoir fuir. La dernière patrouille parlait des renforts qui arrivaient quand nous les avons observés avant l’attaque.
   - Nous n’avons rien à voir avec cela et la Dame Blanche nous protégera jusqu’au retour du roi.
   - J’entends, ma mère, mais je crois que le roi nous aidera si nous donnons des signes de notre loyauté.
Riak ne parla pas de ce qu’elle sentait. Elle était persuadée que Koubaye continuait à la guider. Pour Riak, Rma ne voulait pas que les fils des buveurs de sang se mêlent avec les fils de ceux qui habitaient les canyons.
Riak sentit que Gochan, de nouveau, cédait à sa volonté de partir au combat.
   - La nuit sera claire, nous ne risquons rien, dit Riak.
   - Que la Dame Blanche vous protège, répondit Gochan qui les regarda s’enfoncer dans la nuit sur l’étroit chemin d’accès.
Narch était émerveillé par le savoir de Riak. Depuis qu’elle avait récupéré l’épée blanche, elle semblait connaître les canyons et toutes leurs grottes par cœur. Ils passaient parfois par de sombres boyaux à peine plus larges qu’eux et se déplaçaient dans ce labyrinthe de parois abruptes et de rochers coupants à toute vitesse.
Sans Riak qui l’avait retenu, Narch se serait jeté dans les bras des buveurs de sang. Ils étaient arrivés par derrière sous le porche qui servait de refuge à la patrouille ennemie. Ils s’accroupirent dans l’ombre derrière des rochers à l’abri des regards.
   - Tu crois qu’on va voir des bayagas, demandait l’un des buveurs de sang.
   - Non, répondit un autre. Ils nous évitent depuis longtemps. Ce sont des ectoplasmes. Leurs formes sont impressionnantes mais ils ne font rien.
   - On va rester ici combien de temps ? Il paraît qu’ils préparent une grande offensive contre les rebelles et nous, on est dans ce labyrinthe…
   - Notre mission est de faire des repérages et de cartographier. Le général pense qu’il y a aussi des rebelles par ici.
   - Une dizaine d’hommes pour faire ça, reprit la première voix et deux sentinelles, le lieutenant est très prudent...
   - Tu viens d’arriver dans la région. Sache qu’il y a sûrement des gens qui ne nous aiment pas par ici… Les autres patrouilles ne sont pas revenues.
Les deux hommes se turent. Riak fit reculer son groupe dans le tunnel. Ils ressortirent dans les canyons d’à côté.
   - Ils sont une dizaine et nous ne sommes que trois, dit Jirzérou
   - Ils ne sont qu’une dizaine et nous aurons l’avantage de la surprise. Ils pensent que nous ne sortons pas la nuit…
   - Je ne sens pas cette attaque, Bébénalki. Ça sent le piège.
   - Les bayagas seront avec nous. Je l’ai senti.
Jirzérou maugréa que ce n’était pas cela qui allait les protéger des épées des buveurs de sang, mais la Bébénalki avait parlé… il fallait obéir. 

Narch et Jirzérou allèrent se positionner au bout du tunnel, derrière l’éboulis. Ils devaient attendre l'attaque de Riak sur le devant. Quand ils arrivèrent sous le porche, tout était silencieux. Ils se déplacèrent le plus silencieusement possible. À chaque fois qu'il faisait bouger un petit caillou, Narch s'immobilisait, le coeur battant la chamade. Il écoutait, comme Jirzérou. Comme rien ne réagissait, ils continuaient. Une fois en position derrière le tas de pierres, ils attendirent dans le noir et le silence. Narch serrait le manche de son sabre court. Jirzérou s’en remettait à la déesse. Il n’aimait pas ce lieu et le ressenti qu’il en avait. Ils attendirent. Riak avait dit : “Aux premières lueurs…”
Le temps passa lentement. Jirzérou donna un petit coup à Narch pour le mettre en alerte. L’aube allait pâlir. Il fallait écouter. Riak n’arriverait pas en hurlant. Les deux hommes restèrent tendus jusqu’à ce qu’ils entendent rouler un rocher. Alors ils bondirent, l’arme à la main.
Jirzérou comprit rapidement que cela n’allait pas. En face de lui, il n’y avait pas des dormeurs surpris mais des guerriers debout, caparaçonnés et prêts à en découdre. Il jura comme seul un tréïben savait jurer. Il dit à Narch de disparaître dans le tunnel. On leur avait tendu un piège. De l’autre côté, les bruits de combat avaient commencé à retentir. Jirzérou se lança dans la bataille. C’est à peine s’il y eut un effet de surprise. Il regretta amèrement d’avoir passé sur son visage la pierre de lune. Même dans la pénombre qui régnait sous le porche de pierre, il était repérable avec son visage trop blanc. Il fut rapidement débordé par le nombre. Au moment où il crut sa dernière heure venue, il entendit : “Ne le tuez pas, il faut qu’il parle avant !”.
On le garotta. Pendant ce temps le combat continuait de l’autre côté de l’auvent de pierre.
Riak, malgré sa vitesse, avait été acculée contre la paroi. Ils étaient trop nombreux et trop proches les uns des autres pour qu’elle puisse manœuvrer rapidement. Le cercle des épées et des grands boucliers se rapprochaient inexorablement. Elle arrivait parfois à toucher une main ou un bras. Ses autres estocades se terminaient invariablement par le bruit du métal sur le métal. Quand son dos toucha la paroi de l’abri, elle pensa qu’ils allaient sortir les lances et la finir comme cela. Dans la pénombre, elle ne distinguait pas bien ce qu’il y avait derrière les premiers rangs. Elle s’en voulut de ne pas avoir écouté Jirzérou. En face d’elle, ce n’était pas une dizaine d’hommes en patrouille mais presque tout un régiment de buveurs de sang qui se réjouissaient déjà de saigner à blanc une cheveux blancs…
Riak les vit s’arrêter à trois pas d’elle. Le mur de boucliers semblait bloqué. C’est alors que se leva le soleil. Elle repéra un mur bouclier noir entre elle et les buveurs de sang. Ils étaient tenus par des ombres noires. Des bayagas ! Une des ombres se leva, semant le trouble dans les rangs ennemis. Elle se tourna vers Riak.
   - Tu connais les mots de l’appel. On t’a donné l’épée. Connais-tu les mots de la fidélité ?
Riak regarda l’ombre noire se détachant sur la lumière qui se levait. Son visage était horrible à voir et ses yeux étaient comme des puits sans fond ouvrant sur l’infini. Riak s’y sentit aspirée. Ce fut comme si elle tombait. À côté d’elle vivait une présence. Koubaye ! Elle fut heureuse et dans son vertige l’appela à l’aide. Dans son esprit, des mots se formèrent, des mots oubliés, des mots de divinité. Elle les avait déjà prononcés mais pas avec ces intonations et l’inflexion finale.
   - BÀR LOKÀÀÀ !
Les mots sortirent seuls de la bouche de Riak. L’ombre noire se retourna vers les boucliers :
   - Elle connaît les mots. Elle est fille de Thra !
Ce fut à ce moment que les rayons du soleil inondèrent le porche de pierre, illuminant les buveurs de sang et se perdant dans le noir des ombres qui se levèrent. Entre les soldats et Riak, il y avait un mur de nuit. Les buveurs de sang semblaient tétanisés. Dans le silence des armes, on entendit le raclement des épées sortant du fourreau. Les ombres noires se retournèrent vers Riak et déclarèrent en chœur :
   - Fille de Thra, notre fidélité est tienne !
   - Mais attaquez ! Attaquez donc ! hurla une voix toute humaine.
Le cri de leur chef mit les buveurs de sang en mouvement. Les épées s’abattirent sur les ombres noires, semblant couper et trancher la nuit dont elles étaient faites. Le mouvement devint ruée qui se brisa comme se brise la mer sur les rochers. De chaque morceau d’ombre se leva une nouvelle ombre. Comme une armée insensible aux coups, les guerriers d’ombre noire massacrèrent les buveurs de sang faisant couler leur sang comme un ruisseau. Quand plus un corps ne fut entier, ils revinrent vers Riak qui avait participé comme eux à la bataille.
   - Fille de Thra, nous serons de tes combats.
Riak regarda le guerrier d’ombre noire. Dans les puits de ses yeux, une lueur semblait scintiller.

   - Ça veut dire quoi ?
   - Je ne sais pas, mon général. L’escouade complète a disparu dans les canyons.
   - Cinquante hommes, ça ne disparaît pas comme cela, commandant ! Je veux savoir ce qu’il s’est passé.
Raide comme un piquet, le commandant salua et sortit de la pièce.
   - Vous croyez qu’il y a des rebelles dans les canyons ?
   - Je ne crois pas aux monstres, colonel. Si l’escouade a disparu, il n’y a que deux solutions. Ils sont morts ou ils ont déserté…
Le colonel ne voyait pas des buveurs de sang déserter. D’un autre côté, personne n’avait signalé de rebelles dans les canyons. Tous les accrochages avaient lieu dans la grande forêt. Le général en était venu à soupçonner les rebelles, ceux qui se faisaient appeler les Hommes Libres du Royaume, de se réfugier à Diy et d’utiliser la peur du woz pour se protéger. Les pistes qu’ils avaient trouvées et les espions pointaient dans cette direction. Le général préparait un assaut depuis des semaines. Les buveurs de sang s’entraînaient au tir à l’arc et au jet de javelot. L’ordre était simple : tuer vite et de loin. Alors que la date de l’assaut se rapprochait, voilà que des patrouilles avaient commencé à disparaître dans les canyons. Si les premières patrouilles ne comportaient que trois hommes, les suivantes avaient été renforcées sans résultat. Le commandant Brulnoir avait décidé de faire des reconnaissances courtes. Les patrouilles étaient alors revenues saines et sauves. Les choses s’étaient gâtées quand il avait décidé de les envoyer plus loin dans le labyrinthe des canyons. De nouveau, les patrouilles avaient disparu sans laisser de trace. Le commandant Brulnoir était persuadé que les rebelles n’y étaient pour rien. Ils n’étaient pas assez forts pour anéantir des buveurs de sang, d’autant plus qu’il avait donné l’ordre impératif de fuir en cas d’accrochage. Il savait que cela ne plairait pas à ses hommes. Il n’avait pas trouvé d’autre idée pour savoir ce qui se passait. Devant ce nouvel échec, il en avait conclu que le groupe qui attaquait les patrouilles était fort d’au moins une vingtaine d’hommes et qu’il connaissait très bien la topographie des canyons. Pour lui cela mettait hors de cause les rebelles. Il en avait référé à son colonel et au général. C’est avec leur assentiment qu’il avait envoyé cinquante hommes pour régler le problème. Brulnoir vivait très mal l’évènement. Alors qu’il croyait en la toute-puissance des buveurs de sang, il venait de voir un anéantissement. Pour cette nouvelle mission, il avait envoyé les auxiliaires. C’est ainsi qu’on appelait les gens du pays qui servaient sous les ordres des buveurs de sang. Les consignes étaient formelles : suivre le trajet de l’escouade mais sans rester dans les canyons plus d’une demi-journée.  Brulnoir attendit deux jours avant qu’une des patrouilles d'auxiliaires revienne avec des informations.
   - Mon commandant, mon commandant ! Ils sont rentrés !
Au ton de sa sentinelle, Brulnoir comprit que l’affolement régnait dans le camp. Il lâcha ce qu’il était en train de faire et rejoignit la cour. Il trouva la patrouille en grande discussion avec les soldats.
   - Garde-à-vous !
Son ordre figea les hommes sur place.
   - Qu’est-ce qui se passe ?
Le chef de la patrouille fit un pas en avant :
   - On a trouvé le site du massacre, mon commandant.
   - Du massacre ?
Les auxiliaires expliquèrent alors ce qu’ils avaient trouvé. Après avoir couru toute la matinée pour atteindre le point de bivouac de l’escouade, ils avaient d’abord découvert un ruisseau de sang séché et puis les restes…
   - Ils ont été littéralement hachés menu… avait dit l’un d’eux.
   - Je ne sais pas qui a fait cela… Ils se sont acharnés sur les corps, ajouta un autre.
Brulnoir sentit leur peur. Il les fit remettre au garde-à-vous, leur imposant le silence. Puis il les fit conduire dans une salle de garde interdisant à quiconque de les approcher tant qu’il n’aurait pas écouté leur rapport. Il fallait prévenir son colonel.

mercredi 14 novembre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...69

Kaja était en colère, sans pouvoir le montrer. Le vice-roi était injuste. Il lui avait reproché ce qu’il s’était passé et avait donné la suite de la traque aux buveurs de sang. Il savait qu’il payait surtout pour ce qu’il avait fait de la police. En s’attaquant à la corruption, il avait mis à mal tout un réseau de financement dont les barons profitaient largement. Reneur ne pouvait quand même pas revenir sur sa nomination sans perdre la face par rapport à Gérère. Quand Kaja avait fait son rapport et avait parlé de ce cheval magique et gigantesque qui avait renversé les remorqueurs, la mimique de Reneur avait laissé entendre qu’il n’y croyait qu’à moitié et ses paroles avaient sous-entendu qu’il y avait eu un manque de compétence. Officiellement, Reneur avait accusé la magie des Bayagas et décidé que les buveurs de sang, qui étaient très fidèles à sa famille puisque leur chef était un cousin, reprendraient la traque. Eux, au moins, étaient insensibles à la magie de ces choses de la nuit.
Kaja ne pouvait oublier comment, alors qu’il jubilait, il avait ressenti de la rage en voyant apparaître ce maudit animal. Il avait aussi curieusement ressenti de l’admiration. Ce petit bout de bonne femme aux cheveux blancs recelait une puissance extraordinaire. Dès que le fleuve s’était calmé, il avait voulu  courir sus à la sorcière. Il avait alors compris l’ampleur des dégâts. Sa pirogue, qui était au milieu du fleuve, avait tenu bon. Les vagues l’avaient évitée renversant celles qui étaient près des berges. Les tréïbens refusaient d’obéir aux ordres. Ils criaient dans leur langue, répétant sans cesse : “Bébénalki !”. Aucun des remorqueurs en amont n’avaient évité le chavirage. Kaja avait dû revenir au bord et repartir avec d’autres équipages pour traverser le défilé des roches noires. Quand il était arrivé au point de débarquement de la sorcière, la piste était déjà froide. Il avait été déçu et soulagé, déçu d’être obligé d’arrêter la chasse mais soulagé qu’elle garde sa liberté.
La suite lui avait déplu. Alors qu’il cherchait la piste, le vice-roi l’avait convoqué. Même s’il pouvait compter sur le soutien de Gérère, il s’était retrouvé en mauvaise posture à la cour. Reneur l’avait mis sur la touche avec obligation de rester dans la capitale. Jobau, le fils de Gérère, lui avait conseillé de se fondre dans les habitudes de la capitale, et de préparer sa vengeance. Lui-même préparait quelque chose contre Reneur.
   - Il veut le pouvoir, avait expliqué Jobau à Kaja. Mais il me revient de droit. Je ferai en sorte qu’il ne l’ait pas, ni lui, ni aucun des bâtards de sa famille.
Kaja aurait préféré ne rien entendre. Ses indics lui avaient déjà parlé de ce qui se tramait à la cour. L’inimitié entre le clan Gérère et le clan Reneur, était de notoriété publique. Il y avait déjà eu des morts et des blessés. Des bruits circulaient sur les mœurs dissolues de Jobau, et d’autres, sur les finances douteuses de Reneur. Kaja, en tant que chef de la police, ne pouvait prendre parti. Il faisait surveiller tout le monde. Avec son adjoint, Selvag, il discutait des différents complots. Comme Kaja le sentait mal à l’aise, il le poussa un peu dans ses retranchements.
   - C’est difficile, mon colonel… Cela vous concerne… Certains font courir des bruits sur vous. Je ne parle pas des maîtresses, c’est sans intérêt. Il court des bruits sur votre désir de puissance...
Kaja fut interloqué. Il ne désirait pas le pouvoir. En y réfléchissant, il pensa qu’il était normal qu’on cherche à lui nuire. Il n’y avait là que les conséquences presque banales de ses actions. Il avait trop secoué trop de monde pour ne pas être la cible de différentes factions.
   - Qui ?
   - Il y a Reneur, enfin des gens du clan du baron Reneur, mais plus surprenant, il y a des barons fidèles à Gérère qui veulent vous voir disparaître. Vous gênez beaucoup de monde, mon colonel !
Si Kaja s’attendait au premier, il fut effectivement surpris par l’action des barons du clan du vice-roi Gérère.
Selvag lui expliqua que s’il avait asséché la source de revenus de certains barons du clan Reneur, cela avait aussi touché les vieux barbons de l’autre clan. Kaja se trouvait au milieu et donc, menacé par les deux parties.
   - Sont-ils vraiment dangereux ?
   - Oui, mon colonel. Le jeune baron Eyfa a intercepté un homme de main. Il ne sait pas qui l’a engagé mais vu la somme qu’il a trouvé sur lui… le commanditaire est puissant et intouchable. J’ai préparé une escorte pour vous.
   - Hors de question, répondit Kaja. Ils ne me font pas peur.
Selvag tiqua mais obtempéra quand Kaja lui donna l’ordre de les renvoyer. Il fut encore plus contrarié quand il vit Kaja partir, pour la réception du soir chez le baron Quivir, seul à cheval. Kaja avait été invité pour fêter la naissance du premier fils du baron. Le baron Quivir, étant allié au vice-roi Gérère, Kaja avait accepté. Le baron avait été marié une première fois. Il n’avait eu que des filles et craignait que son nom et son titre ne disparaissent. À la mort de cette épouse, il avait contracté un mariage arrangé avec une cousine du vice-roi, qui venait de lui donner enfin le fils tant attendu. Kaja se doutait que la fête serait grandiose. Le baron Quivir était riche et aimait à le faire savoir. Au centre de la salle, il avait fait installer un rameau de l’arbre sacré. Tout le monde savait que la cérémonie ne serait pas finie pour le lever de l’étoile de Lex. Le baron Quivir avait fait préparer de grandes salles et tous les invités avaient droit à un petit box où ils déposaient leurs nécessaires avant de rejoindre la salle des réjouissances. Kaja n’avait pas prévu d’y rester. Son propre hôtel particulier était à deux rues de là. Il pensait s’éclipser après le repas et les premières libations en l’honneur de l’arbre sacré.
Le baron Quivir fit un très bon accueil à Kaja. Il le présenta à ses invités, insistant sur le renouveau que Kaja faisait vivre à la police. Kaja se retrouva un peu piégé. Il ne se libéra que quelques instants avant le lever de l'étoile de Lex. Son cheval l'attendait déjà sellé. Il remercia le serviteur et sauta en selle. Il le mit au trot, scrutant le ciel. Il entendit trop tard le sifflement de la flèche. Sa dernière pensée fut qu'il aurait dû écouter Selvag.
L’archer sauta au bas de son arbre. Il courut récupérer sa flèche. Il examina rapidement Kaja. Il eut un sourire. Son commanditaire serait heureux. Il avait utilisé une flèche pour petit gibier. Sa tête massue avait assommé sa victime. Les bayagas allaient finir le travail. L'homme courut se mettre à l'abri. L'étoile de Lex se mit à briller.

Kaja sentit qu’on le poussait. Il ouvrit les yeux. Son cheval le secouait à petits coups de museau. Il attrapa les rênes et se laissa remonter. La tête lui tournait. Le mémoire lui revint. Il rentra la tête dans les épaules et regarda autour de lui. Il vit la lueur des bayagas. Les halos colorés semblaient se poursuivre faisant toutes sortes d’arabesques dans les rues de la capitale. Des lumières filtraient des volets et des portes. Il fut frôlé par une lueur bleutée qui se teinta de rouge. La forme s’arrêta. Elle tremblait non loin de lui. Kaja connut la peur. Tant d’histoires circulaient sur les bayagas… Kaja vit la forme s’approcher et prendre des allures de silhouette humaine. Cela dura un instant avant qu’elle ne s’écoule comme une flaque au sol coulant toujours plus loin de lui. Une autre forme apparut. Elle avait des reflets verts qui virèrent au brun foncé en se dirigeant vers Kaja. Comme l’autre, d’informe elle devint presque de sa taille. Kaja crut entrapercevoir la forme d’un soldat quand, brusquement, elle perdit toute structure pour devenir un petit ruisseau de lumière verdâtre courant vers le lointain. Puis d’autres halos de lueurs de toutes les couleurs apparurent et après une brève tentative d’acquérir une forme humanoïde devant Kaja, elles devinrent comme un liquide qui s’écoule en suivant la pente.
Enhardi par ce qu’il vivait, Kaja tenant toujours les rênes de son cheval, se dirigea vers son hôtel particulier. Quand il frappa à la porte, personne ne lui ouvrit. Il pesta mais comprit que personne ne l’attendait plus à cette heure tardive. Ne voulant pas passer la nuit dehors, il frappa à coups redoublés sur la fenêtre du gardien jusqu’à ce qu’une lumière s’allume et qu’une voix craintive demande :
   - Qui va là ?
   - OUVRE, LATOR ! C’EST MOI !
   - Par l’Arbre Sacré, Le baron ! J’arrive, Maître, j’arrive !
Lator se précipita et fit jouer les loquets, et se sauva pour ne pas être exposé aux bayagas. Kaja poussa lui-même le lourd vantail et fit pénétrer son cheval. Quand il se retourna pour refermer, il vit arriver, au milieu d’un flot multicolore, une forme sombre. Le souvenir de son expérience sur la barge lui revint. La porte claqua avant que les bayagas n’y arrivent. Kaja, appuyé dessus, ressentit le choc quand la vague tapa dans le portail. Tout son corps tremblait. Lator, qui avait retrouvé du courage avec la fermeture du vantail, vint le soutenir et le réconforter.
Kaja dormit tard le lendemain. On vint le réveiller pour lui dire que Selvag voulait le voir de toute urgence. Kaja s’interrogea sur ce qui arrivait. Il avait pourtant prévenu qu’il ne serait à la caserne que dans l’après-midi. Tout en se préparant, il tenta de deviner quelle catastrophe avait pu se produire. Dès qu’il fut habillé, il descendit dans sa salle de travail. Selvag se leva d’un bond en le voyant. Il s’exclama :
   - Mon colonel, vous êtes vivant !
Kaja fut interloqué. Il demanda des explications. Selvag lui raconta qu’en arrivant à la caserne, le lieutenant Nimbie, qui faisait partie de la garde du palais des vice-rois, lui avait appris la triste nouvelle. Le baron Kuélar de son hôtel particulier, pendant qu’on fermait ses volets, avait entraperçu, la chute du colonel. Il avait alors guetté à travers une fente du volet. Il avait vu les bayagas arriver et en avait conclu à la fin du baron Sink.
   - Il faut absolument que vous alliez à la cour, mon colonel. Plus vite la nouvelle sera démentie, mieux cela sera. Mais avant, puis-je me permettre une question ?
   - Oui, Selvag. Je sais ce que tu vas me demander. Tu avais raison. J’ai des ennemis plus dangereux que je ne le craignais. J’ai reçu une flèche, probablement pour petit gibier, car j’ai été assommé. Leur plan était sûrement de laisser les bayagas en finir avec moi. Mort ou fou, je n’aurais plus été un obstacle. Mais mon cheval m’a réveillé à temps pour que je me réfugie à l’abri.
Kaja ne parla pas à Selvag de sa théorie sur sa survie. Kaja pensait que la branche de l’arbre jumeau de l’arbre sacré qu’il portait sur lui au moment de l’attaque l’avait protégé. Il préférait garder cette notion pour lui. Il avait d’ailleurs remis dans ses habits la branche en question.
   - Fais seller mon cheval, nous allons y aller. Tu me feras ton rapport en route. Tu as enquêté, n’est-ce pas ?
   - Effectivement, mon colonel. J’ai voulu savoir la vérité. Le baron Kuélar n’a pas vu grand-chose. La fente de ses volets est trop petite pour avoir un bon point de vue. Mais les informateurs rapportent que nombreux sont ceux qui se réjouissent de votre disparition.
En allant vers le palais, ils discutèrent de l’identité possible du commanditaire. Si Reneur fut le premier nom évoqué, il était le moins probable. La manière ne correspondait pas à l’homme. Il préférait affirmer sa puissance et faire plier les autres. Il avait désavoué publiquement Kaja, signalant ainsi sa disgrâce. Reneur continuerait jusqu’à ce que Kaja plie devant lui. Selvag comprit aux jurons que proféra son chef que ce n’était pas dans ses intentions. Puis ils évoquèrent différents barons dont Selvag connaissait l’inimitié.
   - Ils vous en veulent d’avoir ainsi réduit leurs revenus… Regardez le baron Nouls, il est suffisamment lâche et retors pour commanditer un tel acte.
   - Tu as raison, Selvag, le personnage est méprisable mais je sais qu’il est sur ses terres, bien loin de la capitale. Il faudrait retrouver l’archer et le faire parler.
   - Je vais mettre mes indics en chasse. Nous finirons par avoir son nom.
Après avoir passé en revue plusieurs autres noms, Kaja sentit que Selvag gardait pour lui quelque chose. Il commença à le presser de questions tout en sentant sa gêne.
   - Il me faut évoquer tous les possibles, même les plus improbables, lui dit Selvag.
   - Parle, répondit Kaja, c’est un ordre.
   - Il est deux personnes que nous n’avons pas citées… La première est le fils du Vice-roi…
   - Jobau ? Mais c’est impossible !
   - Au contraire, mon colonel. Vous n’avez pas idée de ce que vous représentez. De plus en plus de jeunes des grandes familles, qui ne voient pas d’avenir dans le système actuel, pensent que vous représentez un espoir. Ils seraient capables de faire un coup d’état pour vous. Jobau le sait. Ses informateurs sont aussi bons que les nôtres. S’il vous considère comme un danger potentiel, il peut avoir décidé de vous écarter sans se mettre son père à dos.
Kaja fit la moue. Il n’y croyait pas. Selvag devait se tromper. Jobau était trop occupé à faire la fête. Pourtant il se promit de mieux observer ce qu’il faisait à la cour ou ailleurs.
   - Mais qui est l’autre ?
   - Vous n’allez pas aimer ce que je vais dire, mais le vice-roi Gérère lui-même pourrait avoir demandé votre élimination.
Kaja s’offusqua de ce qu’il entendait. Le vice-roi était de son clan, de sa famille. Il écouta quand même les arguments de Selvag. Il trouva le raisonnement complètement tordu et assez vicieux mais malheureusement plausible. Gérère était un politicien retors qui avait survécu à bien des complots, mais de là à impliquer quelqu’un de proche comme Kaja… Il n’arrivait pas à y croire.
   - Mon colonel, reprit Selvag, ce ne sont que des hypothèses et pas les plus solides, mais on ne peut rien négliger. Vous êtes en danger. Vos gayelers vont vous suivre et vous protéger.
Kaja ne trouva rien à redire. Selvag avait raison. Il était en danger et tant qu’il ne savait pas qui était derrière tout cela, il ne pouvait prendre le risque de se promener sans escorte.
Quand ils arrivèrent aux marches du palais, les palefreniers vinrent prendre leurs chevaux. Immédiatement quatre gayelers vinrent se mettre derrière Kaja. Il remarqua immédiatement les changements dans leurs tenues d’apparat pour en faire des tenues de combat. Le chef du détachement portait un paquet et s’approchant de Kaja, il lui dit :
   - J’ai amené une cotte de mailles pour vous, mon colonel.
   - Merci, Hérios. Je l’enfilerai tout à l’heure.
Ils montèrent le grand escalier d’honneur saluant ceux qui s’y trouvaient. Kaja put lire l’étonnement dans leurs regards. Les bruits allaient aller bon train.
   - Ah ! Baron Sink ! Je me réjouis de vous revoir en bonne forme.
   - Je vous salue, baron Pado. Auriez-vous eu quelques inquiétudes ?
Le baron Pado venait d’hériter de son domaine. Son père, victime d’une chute de cheval alors qu’il chassait, avait agonisé quelques semaines. Sa mort avait été un soulagement pour tous, d’après ce que Kaja avait entendu.
   - Des rumeurs étranges racontant que vous dansiez avec les bayagas circulent depuis ce matin.
   - Vous connaissez le palais, les rumeurs les plus folles y circulent…
   - J’aurais été fort contrarié que vous ayez perdu vos facultés…
Ayant dit cela, le baron Pado continua à descendre les marches. Kaja le regarda un moment avant de reprendre sa montée. Quand il se dirigea vers la grande salle d’apparat où avait lieu l’audience publique des vice-rois, il eut droit à toute une gamme de réactions allant du soulagement, à l’étonnement en passant par des gestes de conjuration comme fit la vieille baronne Tgaliv  dont tout le monde connaissait la bigoterie.
Quand il pénétra dans la grande salle le brouhaha cessa au fur et à mesure qu’il s’avançait. Dans les regards des uns et des autres, Kaja put lire un bref instant la vérité des sentiments. Tous les barons présents, petits et grands, se recomposaient une attitude. Du fond de la salle, les vice-rois, qui écoutaient les doléances, avaient levé la tête et regardaient Kaja fendre la foule des courtisans. Alors qu’il n’était qu’à la moitié, un courrier arriva en courant. Kaja s’arrêta. Le gayeler lui murmura son message à l’oreille et repartit aussi vite qu’il était venu. Kaja reprit sa progression. Devant lui, tous s’écartaient, laissant un couloir central. La nouvelle de son élimination avait vraiment été vite.
Arrivé devant les vice-rois, il salua. Ce fut Gérère qui parla le premier :
   - Mon ami, me voilà empli de bonheur de vous voir en bonne santé.
Reneur ajouta :
   - Je ressens beaucoup de colère quand je pense que le chef de la police aurait pu être mis sur la touche…
Il y eut un moment de silence et Reneur reprit :
   - Cher Baron, Je comprendrai que vous preféreriez vous retirer sur vos terres. La vie à la capitale est parfois fort dangereuse.
   - Voilà une fort bonne idée, mon cher Vice-roi, reprit Gérère. Mais quand je vois tout le travail que le chef de la police a accompli en un temps si court, je me dis qu’il serait bien dommage de se priver de ses compétences.
De nouveau, la cour assista à un de ces échanges qui paralysait l’exécutif et rendait le pays ingouverné. Ce fut Kaja qui trancha quand Gérère à un moment lui demanda son avis :
   - Mes Seigneurs, vous m’avez confié l’indispensable tâche de gérer notre police. Je ne saurai me dérober à vos désirs quoiqu’il puisse m’en coûter. Même les bayagas n’ont pu m’éloigner de ce devoir sacré. Par l’Arbre sacré qui nous donne sa force et sa sagesse, je renouvelle mon serment de servir le royaume de toutes mes forces et jusqu’à ma mort.
En sortant de l’audience publique, Kaja était en colère. Le pays courait à sa perte avec cette direction bicéphale. De plus, le messager lui avait appris qu’on avait retrouvé un archer égorgé avec, dans son carquois, des flèches pour petit gibier.
Dans les jours qui suivirent, il fut l’objet de l’attention générale. Le baron Kuélar avait répandu le récit de ce qu’il avait vu ou cru voir comme disait Kaja. La version de l’histoire la plus courante était que le baron Sink avait fait face aux bayagas et que ceux-ci n’avaient rien pu contre lui. Cela divisait l’opinion entre ceux qui le croyaient supérieur et béni de l’Arbre sacré et ceux qui voyaient en lui un chanceux opportuniste dangereux en raison du poste qu’il occupait. Puis, d’autres histoires occupèrent le devant de la scène. Kaja put de nouveau vivre presque normalement. Certains barons ne l’invitaient plus, d’autres pensaient à lui à chaque fête.
Le jeune baron Zwarch marchait avec Selvag dans les jardins du palais loin de toutes les oreilles indiscrètes.
   - Croyez-vous, Selvag, qu’il est celui que le mage a décrit ?
   - Jusqu’à l’histoire des bayagas, je doutais, mais depuis, tous les signes sont là. Regardez, nos forces se multiplient.
   - Oui, je vois bien, tous ceux qui adhèrent à nos idées… mais lui, est-il prêt à assumer le pouvoir ?
   - Pour le moment, la fidélité au trône est encore trop forte, mais le mage l’a dit. Le baron Sink n’aura pas le choix… il sera le prochain vice-roi.
Quand ils se quittèrent, Selvag hocha la tête. Le baron Zwarch était une excellente recrue. Tout le monde le prenait pour un dilettante attiré par les plaisirs, alors qu’il était la cheville ouvrière du mouvement visant à redonner au royaume un régime fort. Selvag lui avait juste caché les dernières paroles du mage : “ Le baron Sink, s’il prend le pouvoir, sera le prochain vice-roi du royaume…, mais aussi le dernier ”.

jeudi 1 novembre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...68

Kaja dormit très mal. Chaque fois qu'il fermait les yeux, il revoyait flamboyer le regard de cette novice aux cheveux blancs. Si Payatseze existait, elle devait avoir des yeux comme cela. Kaja s'était senti transpercé. Il pensa qu'elle était vraiment une sorcière et qu'elle lui avait jeté un sort. Cela révoltait une autre partie de lui qui ressentait une étrange attirance. Elle avait le regard de ceux qui ont beaucoup souffert et qui vivent dans la colère. Cette part-ci s'opposait à cette part-là. Si l’une aurait voulu l'anéantir, l'autre avait envie de la prendre dans ses bras pour la consoler.
Quand sonna le réveil, il était de mauvaise humeur. Il avait fait arrêter le sergent Legacy et son escouade, dès son retour à la caserne. L'après-midi, il avait organisé le procès des fautifs. Le sergent fut condamné, comme ses hommes, à être fouetté, pour avoir dégradé l'image de la police, et comme gradé ayant entraîné son escouade à faire n'importe-quoi ; il fut aussi condamné à la dégradation et au renvoi de l'armée sans pension.
Kaja, en fin de journée, disposait de suffisamment de soldats fidèles et entraînés. Malheureusement, les gens avaient continué à arriver. Il ne pouvait plus intervenir sans déclencher une émeute et donc une hécatombe. Il avait donné l'ordre de suivre les novices et de repérer celle qui avait les cheveux blancs.
Pendant que l'on fouettait les six condamnés, il vit passer la colonne des novices. Il eut l'envie folle d'aller soulever les capuches pour retrouver la novice aux cheveux blancs. Vu la foule qui accompagnait la litière de la grande prêtresse vers les plateformes, il s'en abstint. Il soupçonnait cette dernière de protéger ces filles-là. Ne disait-on pas qu'elle-même était une cheveux blancs ? Kaja ne se prononçait pas. La vieille femme qu'il avait rencontrée, comme toutes les vieilles, avait les cheveux blancs. Et si son regard était pénétrant, il n'avait pas la force de celui de cette fille...
Kaja passa sa journée à régler les problèmes entre la ville haute et la ville basse. Quand se leva l'étoile de Lex, il n'avait pas terminé. Cela le mit de mauvaise humeur. Il avait donné des ordres pour que ses hommes suivent les novices. Il fallait savoir où était la cheveux blancs. En même temps, il leur avait interdit d'intervenir directement. Il voulait la trouver lui-même. Malheureusement le lendemain, il apprit une émeute un peu plus haut dans la vallée du Pian. Le Pian était un affluent du fleuve dans lequel se jetait la rivière après le saut de Cannfou. Kaja en fut de nouveau très contrarié. Il aurait voulu envoyer ses gayelers. Comme un soldat avait été tué, sa présence était indispensable. Le voyage lui prit deux jours. Une fois sur place, il fit arrêter les représailles et mena son enquête. Il savait par son adjoint Salveg, toutes les malversations qu'il y avait eues dans cette baronnie. Cela lui prit quelques jours pour comprendre que le baron lui-même avait organisé une taxation occulte avec l'aide du commandant local. Il le convoqua un soir. Il commença un interrogatoire qui passa du registre amical à un registre beaucoup moins plaisant. Se sentant de plus en plus acculé, le commandant finit par reconnaître les faits, tout en expliquant que jamais ils ne témoigneront contre le baron. Ce dernier était trop près du pouvoir.
   - Si je dis quoi que ce soit… je suis mort et sa vengeance atteindra ma famille.
   - Je sais, dit Kaja. Mais permettez-moi de vous présenter un de mes lieutenants. Il a entendu vos paroles.
Le commandant devint livide pendant que Kaja appelait son subordonné. Quand le lieutenant apparut dans la pièce, il perdit le peu de couleurs qu'il avait encore. Il venait de reconnaître le neveu du baron. Dans ce clan, la violence régnait. Le pouvoir alimentait une guerre permanente entre les différentes lignées.
   - Je saurai faire bon  usage de ce que je viens d'entendre, Commandant.
   - Je vous mets aux arrêts, dit Kaja.
Le commandant regarda autour de lui comme une bête apeurée. Il ne vit que des gayelers. Il hurla et se précipita sur la porte. Avant que quelqu'un ait pu intervenir, il avait ouvert la porte et s'était précipité dehors. Tous marquèrent un temps d'arrêt. L'étoile de Lex était levée.
   - Fermez la porte, commanda Kaja.
Dehors des lumières vacillantes avaient envahi la cour. Bientôt il y eut des hurlements, puis plus rien.
Le lendemain, on retrouvait le commandant prostré en position foetale. Il avait perdu l'esprit.
Kaja resta pour organiser la suite. Il avait encore à faire quand il reçut l'ordre des vice-rois de rejoindre immédiatement Sursu. Les nouvelles étaient alarmantes avec des morts parmi les officiers.
Quand il arriva au fort de Traben, le moral des troupes était au plus bas. Trois bateaux étaient partis à la poursuite de la sorcière blanche et les Bayagas avaient surgi avant même que ne se lève l’étoile de Lex. Les tréïbens s’en étaient bien sortis. Ils savaient nager. Par contre, deux lieutenants et trois sergents avaient disparu dans les eaux. Deux caporaux avaient été sauvés par leurs matelots.
Kaja installa son état-major à Traben. Les ordres étaient simples : retrouver et éliminer cette sorcière. Motivés par la mort de collègues et la présence du colonel Sink, les policiers faisaient du zèle. Tous les informateurs furent interrogés. Rapidement Kaja apprit la possible présence de la sorcière dans un village sur le bord du lac. Il donna des ordres pour que les troupes s’y rendent immédiatement. Lui-même était sur une barge avec des gayelers quand la nouvelle arriva. Le petit baron local prévenu par son espion avait rassemblé des hommes et allait attaquer pour attraper la sorcière. Kaja jura. Il voulait l’avoir vivante. Il n’avait pas fini de traverser le lac que tomba une autre nouvelle. Le baron était mort et les renégats du lac avaient fait une razzia. On ne savait pas ce qu’était devenue la sorcière.
On finissait d’éteindre les incendies quand Kaja arriva sur place. La maison du crieur du sacré était en cendres. Isolée, elle avait été abandonnée aux flammes pendant qu’on tentait de sauver le reste du village. Il commença par interroger les soldats du baron mort. Il eut la confirmation de l’implication de la cheveux blancs dans la mort de leur chef :
   - Elle sait se battre, mon colonel. C’est une vraie guerrière. Il n’a pas fait le poids, dit le sergent de la troupe. Sans les renégats, on l’aurait fait griller.
Kaja hocha la tête. Une chance que le sergent se soit fait assommer dans la bataille et qu’on l’ait laissé sur place. Les autres avaient été soit blessés soit tués. À ce moment-là, il y eut du remue-ménage dans un bosquet non loin de la maison du crieur du sacré. Un gayeler en sortit poussant devant lui un homme tremblant de peur.
    - J’ai trouvé celui-ci qui se cachait, mon colonel !
    - Amène-le par ici, Mok, répondit Kaja, qu’on l’interroge.
L’homme se jeta à ses pieds en demandant pitié. C’est lui qui avait été prévenir les hommes du baron. Il ne croyait pas à l’histoire de la Bébénalki et du tréïbenalki. Kaja dut interrompre son flot de paroles.
   - Quand les renégats sont arrivés, qu’a fait la sorcière ?
   - Elle s’est battue avec eux jusqu’à ce qu’arrive un grand type. C’était le chef. Ils sont partis avec leurs bateaux.
   - La sorcière était vivante ?
   - Oui, et les autres aussi. Il y avait celui qui se dit tréïbenalki, et puis deux autres femmes, des nonnes en fuite sûrement.
   - Ils sont quatre ?
   - Oui, c’est ça.
   - Chez les renégats… murmura Kaja qui réfléchissait à la meilleure manière d’attraper Riak. Il nous faudrait des informations.
   - Je peux vous aider, murmura le crieur du sacré.
Kaja se tourna tellement vite vers lui qu’il sursauta.
   - Explique !
   - Ma maison a brûlé, c’est un grand dommage.
Kaja se sentit bouillir. Il n’allait pas laisser ce crieur du sacré négocier une nouvelle maison. Il l’attrapa par le devant de son vêtement.
   - Ecoute bien, je n’ai ni le temps, ni l’envie de négocier quoi que ce soit. Alors soit tu dis tout, soit je te fais tout dire !
L’homme se mit à trembler.
   - Je connais quelqu’un qui est en lien avec les renégats.
   - Bien, On y va, répondit Kaja en le lâchant.
Ils se mirent en route pour le village d’à-côté. Tout en marchant, le crieur du sacré avait donné des détails. Le baron l’utilisait pour faire le lien avec certains pêcheurs. Ces derniers servaient de coursiers pour son compte. Quand les seigneurs avaient besoin d’hommes de main, ils utilisaient le service des renégats. C’est lui qui portait les messages. Ils trouvèrent le pêcheur près de sa pirogue. Il les regarda arriver avec une certaine inquiétude. Il n’avait jamais eu à faire directement avec les seigneurs. Les galeyers envahirent le village et commencèrent à le fouiller. Kaja et le crieur du sacré emmenèrent le pêcheur à l’abri des regards. La discussion dura un moment et l’homme alla chercher une petite boîte. Il prit une petite feuille et à l’aide d’une épine, il la perça selon un code précis. Avec prudence, il souleva le couvercle de la boîte et en retira un insecte assez gros aux élytres verts. Il lui fixa la feuille sous le ventre et le lâcha. L’insecte tourna un peu en rond et s’envola vers le lac.
   - Quand aura-t-on la réponse ? 
   - D’ici ce soir, monseigneur.
Kaja les quitta et se dirigea vers le village.
   - Lieutenant, dit-il, on fait un camp ici !
Pendant que ses hommes montaient le camp, Kaja et ses officiers préparaient la suite. Des courriers partirent vers Sursu et la capitale pendant que d’autres arrivaient jusqu’à lui. Il essaya d’analyser la suite des mouvements de la sorcière blanche. Elle ne repartirait pas vers Traben. Sursu lui sembla aussi une direction impossible à moins qu’elle ne cherche à se perdre dans la grande ville. Il donna des ordres pour que des patrouilles fassent un blocus sur les rives de la ville. Il ne retint sérieusement que deux directions vers l’est et les collines de fer ou vers le sud par le fleuve. Les collines de fer étaient très surveillées. Kaja envoya des messagers pour mettre les troupes en alerte. Il fit transmettre une description des quatre personnes recherchées. Restait la fuite par le fleuve.
   - S’ils essayent de passer par là, on peut les avoir au défilé des roches noires, dit un commandant.
   - Expliquez-vous, Talpen, répondit Kaja
   - On ne peut pas accoster dans le défilé. Les barges  sont contrôlées avant leur entrée et pour celles qui remontent le fleuve, elles doivent attendre les remorqueurs. On peut isoler tout le défilé en bloquant les barges et utiliser les remorqueurs pour prendre leur bateau.
   - Reste à le reconnaître. Je pense qu’ils sont nombreux dans cette région.
   - Oui, mon colonel.
Ils discutèrent un moment du meilleur moyen de prendre la sorcière et ses compagnons. Kaja écrivit des ordres et puis la discussion s’orienta vers la possibilité qu’ils avaient aussi de débarquer n’importe où. Kaja conclut la réunion en disant avec une grimace :
   - On est dépendants des informations que nous fournira le crieur. Est-il fiable ?
   - L’intendant du baron m’a affirmé que oui, répondit un des présents.
   - Bien, il se fait tard. On reprend demain. Merci messieurs !
L’après-midi était bien avancée et il était temps de se préparer pour la nuit. L’intendance avait monté des tentes et des abris. Sur des bambous, des toiles tendues faisaient office de mur. C’était léger mais suffisant pour se protéger des bayagas. 
Quand Kaja fut seul, il eut de nouveau l’image de cette jeune fille au regard intense et aux cheveux blancs. Il secoua la tête comme pour chasser cette pensée. Il sortit de ses affaires la branche de l’arbre sacré qui poussait chez lui. Il pensa que cela faisait beaucoup. Puis quand ses pensées revinrent sur Riak, il la posa sur la table. Qu’avait-elle en tête, cette sorcière qui commandait aux bayagas ? De nouveau, il passa en revue les différentes possibilités qui s’offraient à elle. La présence du tréïben lui faisait penser qu’ils choisiraient de fuir par le fleuve, mais le groupe comprenait deux nonnes. Difficile de dire leur influence, et puis cette sorcière avait l’air de quelqu’un qui ne s’en laisse  pas compter. L’étoile de Lex était levée depuis longtemps quand il se leva. Incapable de trouver le sommeil, il se servit un peu d’eau et se mit à jouer avec la branche de l’arbre sacré. Dans la pénombre, elle semblait briller.
   - La légende dit que les branches de l’arbre sacré peuvent répondre aux questions…
Kaja avait monté la branche à hauteur de son visage et lui parlait.
   - … Tu vois j’aimerais bien savoir par où elle va passer …
Kaja sursauta quand les feuilles s’agitèrent comme si elles étaient agitées par une brise légère. Kaja se mit à tourner sur lui-même et repéra que le phénomène avait toujours lieu du même côté. Il pensa que les légendes disaient vrai.
Rapidement, il s’équipa. Si les légendes disaient vrai, alors, il ne risquait rien avec les bayagas. Il avait reçu le message et avait hâte d’être sur place. Il réveilla son second pour lui donner ses instructions. Ce dernier tiqua quand Kaja lui expliqua qu’il allait voyager de nuit, car lui possédait une branche de l’arbre sacré. Demain, il faudra laisser une escouade sur place pour récupérer les informations, mais tous les gayelers disponibles devaient le rejoindre au défilé des roches noires.
Il scella lui-même son cheval pour gagner du temps et une fois la branche bien accrochée sur sa veste, il s’enfonça dans la nuit.
Le commandant Talpen le regarda partir. Il était d’une grande famille comme d’autres officiers. Il voyait en Kaja un chef pour l’avenir, voire un roi qui donnerait l’indépendance à ce royaume. Le fait qu’il possède une branche de l’arbre sacré était un signe qu’il avait raison de croire en lui. Si la crainte l’habitait, il avait entendu tellement de mauvaises histoires sur les bayagas, il pensa que demain, si le colonel était toujours vivant, alors il aurait la confirmation qu’il était bien le souverain investi par l’arbre sacré dont lui avait parlé le devin.
Personne ne vit passer Kaja au milieu de la nuit. Si par le plus grand des hasards, on l’avait vu, on aurait vu un cavalier nimbé de lumière dorée galoper dans la nuit. Si Kaja eut une pensée pour les bayagas, il n’en vit pas. Au matin, il était en vue de la tour de guet qui était construite à l’entrée du fleuve.
Le soir, quand ses hommes arrivèrent, le piège était prêt. La nuit se passa.
Au matin, les gayelers rejoignirent les remorqueurs et se tinrent prêts. Kaja monta en haut de la tour et se mit à scruter les bateaux. Il y a avait beaucoup d’embarcations. Il pouvait éliminer les barges. Les barques découvertes étaient trop petites pour porter quatre personnes. Il concentra son attention sur les pirogues avec cabine. Quand la branche s’agita, il sut que la sorcière approchait. Son regard fut accroché par une des embarcations. Elle n’avait rien de spécial. Comme d’autres, elle avait dix pagayeurs, un barreur et une cabine. Ce fut le petit éclat vert d’un insecte qui s’envola qui acheva de le convaincre. Il ordonna aux guetteurs de regarder ailleurs. Kaja courut chercher un cheval, il voulait être là quand on mettrait la main dessus. Au galop, il pouvait avoir rejoint les remorqueurs avant qu’ils ne prennent en chasse la pirogue de la sorcière. Sur sa monture, il jubilait. Les choses se passaient comme il avait prévu et bientôt, elle serait prisonnière ou morte. Quand il arriva au port, il décrivit l’embarcation et prit place dans un des remorqueurs. Comme les autres, il se cacha pour que personne ne les voie.
Quand le signal du départ fut donné, Kaja fut heureux de pouvoir se dégourdir les jambes. Les marins s’arqueboutèrent sur leurs rames, et les bateaux se déployèrent sur le fleuve. Kaja admira la technique. Quand ils furent alignés dans le fleuve, il eut un sourire. La sorcière était dans les mâchoires du piège.

samedi 20 octobre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...67

Kaja eut fort à faire dans la région de Clébiande. Il pensa que ce n’était pas le hasard si le renégat Cajanobi avait écumé ce territoire. En dehors du colonel du fort de l’ouest qui vivait quasiment en reclus, le territoire était parsemé de petits fortins avec des effectifs qui variaient entre deux et cinq hommes. Kaja et ses hommes allaient de village en village, vérifiant si les soldats se conformaient à ses ordres. C’est en rentrant dans le hameau de Narce qu’il fut arrêté par une femme.
   - Si t’es bien, çui qu’tu dis, alors, t’vas faire queque chose !
Kaja s’était arrêté et avait écouté. Il avait même mis pied à terre. Quand la femme eut fini, il se tourna vers un lieutenant et lui dit :
   - Va me les chercher !
Avec trois hommes, il alla chercher les deux soldats en poste et les ramena devant Kaja. Quand il les interrogea sur les dires de la femme, il comprit qu’elle avait raison. Ils n’avaient pas appliqué la justice mais avaient donné raison à celui qui payait le plus.
   - Allez me chercher le chef du village, ordonna Kaja. Et mettez-moi ceux-là à genoux.
Ce fut sans ménagement que les soldats de Kaja firent s’agenouiller les deux locaux en leur liant les mains dans le dos. Ils tremblaient de tout leur corps. Il fallut du temps pour récupérer le chef du village. Il était aux champs. Kaja comprit que cet homme, Irpa, spoliait les autres pour agrandir ses terres avec l’aide de la police. Bientôt, il y eut tout le village de réuni. Les femmes des locaux implorèrent Kaja de ne pas être trop sévère. Quand Irpa arriva, Kaja vit arriver un homme sûr de sa puissance et de sa place.
    - La femme qui est là m’a raconté une histoire curieuse. Ces soldats-ci, dit-il en montrant les deux militaires agenouillés, n’ont rien pu dire contre. Et toi, que dis-tu ?
   - Cette femme veut me nuire. Ceux-là ont trop peur de rencontrer le colonel Kaja et sont prêts à tout. Personne ici n’a rien à dire contre moi. N’est-ce pas ?
Irpa parlait avec force gestes et prenait les villageois présents à témoins. Il avait cet air de morgue et de supériorité de ceux qui sont certains de la peur qu’ils font naître.
   - T’es qu’un salaud !
Irpa baissa les bras qu’il avait étendus et se retourna pour voir qui avait parlé. C’était un jeune garçon dépenaillé, maigre comme un clou, mais dont les yeux flamboyaient de rage.
   - T’as tué mon père et fait mourir ma mère ! Tout ça parce qu’ils ne voulaient pas te donner notre terre.
   - Tu dis n’importe quoi, Liaco. Tes parents m’ont vendu leur terre. J’ai tous les parchemins.
   - Vendu pour un sac de blé, tu te fous encore de moi…
Il fallut le retenir pour qu’il ne se jette pas sur Irpa.
   - On va tirer ça au clair, dit Kaja.
Il fit signe à son lieutenant d’approcher.
   - Tu me fouilles les maisons des locaux et de cet Irpa, et tu me ramènes tout.
Se tournant vers un autre officier, il dit :
   - Installe-nous des sièges et ce qu’il faut pour juger.
Puis s’adressant à Liaco, il ajouta :
   - Toi, viens avec moi et montre-moi où était cette terre...
Avant qu’Irpa n’ait pu bouger, deux soldats l’avaient encadré.
   - … Bien sûr, en tant que chef, vous suivez !
Accompagné de ses soldats, de Liaco, et d’Irpa, Kaja commença un tour du village puis, prenant un chemin que lui montrait le jeune, s’enfonça dans la campagne. Ils longèrent des parcelles, passèrent des ponts plus ou moins solides, longèrent des bois.
   - Là, dit Liaco. On avait des châtaigniers. 
   - Et où sont les arbres, demanda Kaja en voyant un champ de céréales ?
   - Ce salaud a tout coupé pour faire pousser ça, mais la terre n’est pas bonne, les châtaigniers nous nourrissaient davantage.
   - Je vois, dit Kaja !
Il se tourna vers Irpa.
   - Vous n’aimez pas les châtaignes ?
   - Colonel, c’étaient de vieux arbres à moitié crevés. On m’a donné l’autorisation et j’ai tout nettoyé… à mes frais !
   - Qui a autorisé ?
   - Vos soldats. Ils sont venus, ont vu qu’ils devenaient dangereux avec le pourrissement et m’ont donné l’autorisation.
   - Liaco, combien y en avait-il ?
   - Une bonne centaine !
   - Quel a été le sacrifice ?
   - Le sacrifice… le sacrifice…
Irpa se troubla.
   - J’ai fait ce qu’ils m’ont dit... J’ai versé l’huile et le vin au pied de chaque arbre avant de les couper.
   - De l’huile et du vin, intéressant ! Pas traditionnel mais intéressant !
Irpa avait changé de couleur. Son teint était devenu terreux. 
   - J’en ai assez vu. Remontons.
Il passa près de son lieutenant.
   - S’il dit un mot, fais le taire. Je ne veux plus l’entendre, lui dit-il en désignant Irpa.
Quand ils eurent rejoint le village, l’autre lieutenant avait posé les registres locaux sur un coffre et ramené d’autres documents. Kaja s’approcha du plus gradé des deux locaux.
   - J’ai vu le champ en cause. Il y avait des châtaigniers. Combien ?
   - Oh ! Une petite cinquantaine, répondit-il.
   - Presque une centaine, mon colonel, on était plus près de la centaine, corrigea son compagnon.
Le sergent agenouillé lui lança un regard noir.
   - Cinquante ou cent, ce n’est pas très important, répliqua Kaja. Quel sacrifice pour leur coupe ?
   - Ce que dit la loi, mon colonel !
Irpa avait ouvert la bouche, mais avant qu’un son ne soit sorti, il avait pris un coup de manche de hache de combat dans le ventre et n’avait pu continuer
   - Bien, répondit Kaja en le regardant tomber à genoux. Lieutenant que trouve-t-on dans le registre ?
   - Il est noté un bœuf et autant de poulets que d’arbres.
Il y eut des murmures parmi les villageois qui écoutaient.
   - Il semblerait qu’on manque de témoins, sergent, pour attester de ce sacrifice… Autant d’arbres… il n’y a pas de traces dans les rapports. Je trouve cela étrange, pas vous ?
   - On est très loin de tout ici, les rapports ont pu se perdre.
   - C’est possible, mais alors comment expliques-tu que le chef du village ne s’en souvienne pas de ce bœuf et encore moins des poulets… Cent poulets et même cinquante, ça en fait du bruit…
Le sang reflua du visage du sergent. La première femme prit la parole :
   - J’te l’avais bien dit ! Tous des salauds !
Tête basse, le sergent ne disait rien.
   - J’ai fait qu’obéir, dit son subordonné. J’voulais pas !
   - Tais-toi, Tiltua, gronda  le sergent, sans arriver à le faire taire.
Le subordonné tremblait de peur. Sa logorrhée n'avait pas de fin. Il donnait tous les détails de tout ce qui s'était passé. À l'écouter, Kaja sentait monter de plus en plus de colère. Le sergent n'y tenant plus, se jeta sur lui pour le faire taire. Il le bouscula sans pouvoir faire plus. L'épée de Kaja venait de le clouer au sol. Il fut agité de quelques soubresauts avant de s'immobiliser. Sa femme hurla se précipitant pour le prendre dans ses bras. Kaja récupéra son épée, pendant que les hurlements se transformaient en sanglots. Il se tourna vers les soldats qui tenaient Irpa :
   - Finissons-en !
Irpa hurla pendant que les soldats le traînaient. Sans ménagement, un des gayelers lui étala le bras au sol. La main de Irpa avait à peine touché la terre qu'elle fut fixée par la lance qui la transperça. Irpa poussa un cri de douleur aussitôt suivi d'un deuxième quand une autre lance transperça l'autre main. Du plat de sa hache, un sergent lui fracassa les genoux, puis méthodiquement entreprit de lui casser tous les os. Quand Irpa s'évanouit, le sergent s'arrêta. Les soldats récupérèrent leurs lances. Les villageois s'étaient tus. On n'entendait plus que les sanglots de la femme qui pleurait sur le corps de son mari. Kaja s'approcha du soldat survivant :
   - Tu as le choix, suivre ton chef, ou rentrer dans le rang.
   - J’obéirai, mon colonel. J'obéirai.
   - Lieutenant ?
   - Oui, mon colonel.
   - Qu’on l’affecte au fort d’Esda. Et occupez-vous de ce poste.
Sans attendre plus longtemps, Kaja était reparti. Un des lieutenants s'était approché de lui.
   - Pourquoi avez-vous épargné ce soldat, mon colonel ? Il était aussi coupable que son chef.
   - Oui, lieutenant. L'intérêt est qu'il témoigne. Les autres postes vont régulariser avant notre passage. Je ne suis pas responsable de ce qui a été. Je fais en sorte que les choses changent.
Kaja continua son inspection en suivant le fleuve. Il avait fait un arrêt au fort de Clébiande acceptant l'hospitalité du colonel. Même s'ils avaient un grade identique, Kaja était son supérieur. L'homme tenait à son poste et à sa tranquillité. Son désir de ne pas faire de vague l'amenait à se conformer aux désirs de ses chefs. Depuis l'histoire du fort d’Esda, lui aussi avait entrepris de régulariser tout ce qui devait l’être. Il n'avait participé à aucune des malversations, mais, comme beaucoup, avait laissé faire. Kaja ne lui avait rien dit, tout en notant les changements. En partant, après les remerciements, il lui glissa qu'il trouverait bien s'il contrôlait un peu plus les soldats des villages, par exemple en les rendant beaucoup plus mobiles…
Faire à cheval ce qu'il avait fait en bateau, lui faisait découvrir le monde d'une tout autre manière. Les pauses étaient toujours riches d'enseignements. Les nouvelles allaient vite. Le corps des gayelers commençaient à être connu. Ils avaient des pouvoirs étendus. Quel que soit le grade, on pouvait craindre pour sa vie en cas de manquement. Kaja rencontrait maintenant des casernes en cours de rénovation et des gens qui ne voulaient surtout pas qu'on remette en cause leur honnêteté. Un nombre certain de commandants de place avaient démissionné sous le prétexte avoué qu'ils étaient trop vieux. De plus jeunes les avaient remplacés. Ils avaient d'emblée, refusé les cadeaux offerts par les administrés. Ils avaient lu la circulaire de leur colonel, commandant général de la  police. Tout acte de corruption voulait dire la décapitation pour le soldat quel que soit son grade. La circulaire précisait que pour une tentative de corruption, le coupable, qui avait voulu corrompre, aurait à payer une très forte amende si c'était la première fois, et serait mis à mort si c'était une récidive. Si la corruption s'avérait véridique, la mise à mort serait immédiate, accompagnée de toute la famille si cela portait préjudice à l'état. La confiscation des biens qui allait avec servirait pour moitié à récompenser le militaire qui l'avait dénoncée et pour moitié à avoir les moyens de rénover la police.
Kaja avait rangé les gens qu'il rencontrait en deux catégories, ceux qui étaient heureux de changer et ceux qui avaient peur. Les premiers adhéraient aux ordres et ne lui posaient pas de problème. Il les utilisa comme vivier où il puisait pour remplacer les cadres qui faisaient défaut. Quant aux autres, il les maintenait dans leur sentiment en faisant régner une discipline de fer, comme à Cannfou.
Cannfou était une ville en deux parties. Il y avait la ville basse et la ville haute, entre les deux, la falaise. À force de patience, les gens avaient creusé un chemin étroit et raide. Cela avait été le début. Puis on avait construit les plateformes. C'est sous ce nom qu'on désignait la succession de pentes en bois posées sur des poutres enfoncées dans la roche. Si un animal avec sa charge pouvait s'y aventurer, on ne pouvait en mettre deux et encore moins un chariot. Cela c'était avant les seigneurs. À leur arrivée, ils avaient monopolisé les plateformes. Pour y passer, il fallait payer, cher ! Les seigneurs les empruntaient mais pour les autres, il était plus économique de décharger en haut ou en bas et de recharger après que les portefaix aient fait le voyage. Cannfou aurait probablement sombré dans l'oubli sans le mopran. Cette plante était indispensable aux belles dames de la capitale et d'ailleurs, sans elle, point de beauté. Le mopran ne poussait que dans la vallée et n'avait jamais pu s’acclimater autre part. Son commerce était la principale richesse de Cannfou grâce à la falaise et à sa cascade.
Kaja était arrivé dans la ville basse en pleine crise. Un lieutenant tentait de remettre un peu d'ordre. Le commandant de la place était parti ainsi qu'un nombre certain de ses subordonnés. Il paniquait. Le grand passage était là et il ne savait pas trop quoi faire.  
   - Le grand passage ?
   - Oui, mon colonel. C'est le nom qu'on donne à ce flot de locaux quand ils se déplacent pour leurs simagrées.
Kaja se fit expliquer en détail les modalités de cette transhumance dans la ville.
   - On m'a annoncé l'arrivée de la grande prêtresse et de sa suite pour demain. C'est toujours tendu, mon colonel.
   - Je sais qu'elle bénéficie d'un régime spécial. Qu'en est-il à Cannfou ?
   - Elle a l'autorisation spéciale de prendre les plateformes, elle et quelques vieilles femmes… et puis il y a tous les autres. Vous avez vu tous les gens qui sont là ?
   - J'ai vu la foule dans la ville. Pourquoi sont-ils là ? Ils devraient être en route pour rentrer chez eux.
   - C'est sans compter sur leur fanatisme, mon colonel. Ils sont prêts à se battre pour avoir l'honneur de porter la litière de la grande prêtresse. Si on intervient trop tôt on risque l'émeute, et trop tard on aura le chaos. Le commandant Damaro avait des défauts mais il avait l'habitude de gérer cela. À la montée, on lui a signalé une novice. Un de nos informateurs a vu une fille aux cheveux blancs…
   - Et il ne l'a pas arrêtée ?
   - Non, mon colonel. Quand le commandant Damaro a voulu visiter le dortoir des novices, on a frisé l'émeute. Il a dû négocier. C'est la chef des novices qui est venue. Il a palabré un moment avant de pouvoir entrer. Quand il a fouillé les lieux, il n'y avait que des filles banales…
   - Votre informateur s'était trompé.
   - Pas sûr, mon colonel. Le commandant pense que la fille aux cheveux blancs est montée avec la grande prêtresse et les vieilles.
   - Et pas possible de fouiller les litières, je présume ?
   - Non, mon colonel, trop dangereux. On aurait eu une révolte. Vous pensez qu'au retour, ça va être pareil ?
   - Oui, mon colonel, et je ne sais pas quoi faire.
   - Que valent les hommes qui sont là-haut ?
   - Ils étaient très proches du commandant…
   - Je vois, lieutenant.
Kaja se tourna vers un de ses officiers :
   - Hérer, vous laissez un sergent et deux escouades ici et, avec le reste des hommes nous montons à la ville haute.
   - Vous n'aurez pas le temps de faire monter tout le monde, mon colonel. La nuit est trop proche.
   - Vous avez raison, lieutenant, dit Kaja. Hérer, vous me rejoindrez demain à la première heure. Je monte ce soir avec une escouade.
À son arrivée dans la ville haute, le désordre était indescriptible. Si certains essayaient encore de travailler, la plupart courait dans tous les sens pour accueillir la litière de la grande prêtresse. Une sorte d'hystérie semblait s'être emparée de la ville. Kaja avisa un soldat qui semblait désemparé devant ce spectacle. Sa tenue était loin d'être parfaite mais elle était propre. Kaja le héla plusieurs fois avant qu'il ne réponde.
   - Ah ! Mon colonel, on n'attendait pas votre arrivée avant plusieurs jours.
Kaja allait répondre vertement quand un mouvement de foule fit faire des embardées à son cheval. Les cris annonçaient l'arrivée de la grande prêtresse. Bientôt il vit une foule surexcitée se rapprocher de lui. Le soldat lui fit signe :
   - Venez mon colonel. Ne restons pas ici.
Une fois à la caserne, il découvrit ce dont il avait l'habitude : délabrement et laisser-aller. À part un jeune soldat, à l'uniforme tout propre, il n'y avait personne.
   - Où sont-ils tous ?
   - Avec le grand passage, ils se répartissent en ville avec la mission de surveiller ce qu’il se passe. La première partie du convoi de la grande prêtresse vient d'arriver. L'autre partie arrivera demain. Après-demain commenceront les descentes. Les chariots sont déjà en bas et la grande prêtresse n'aime pas attendre.
   - Cela va durer combien de temps ?
   - Cinq à six jours pour le convoi des nonnes et de leurs invités, et encore autant pour tous les déplacés qui rentrent chez eux. 
   - En attendant, vous allez me montrer où s'installent les gens. 
   - À vos ordres, mon colonel !
C'est à pied que Kaja et ses gayelers suivirent le soldat. Les gens faisaient juste attention à eux pour les éviter. C'est ainsi qu'il découvrit où logeait la grande prêtresse, qu'il vit arriver les chariots des novices et les premiers chariots des nonnes. Tout se passait sous le regard attentif des noires et blanches comme les gens appelaient les gardiennes.
   - L’heure de Lex va arriver, mon colonel.
   - Bien, soldat. Rentrons. Je pense que tes collègues vont faire comme nous. Nous visiterons la grange des novices demain.
À la caserne, Kaja attendit un peu. Avant le lever de l'étoile de Lex, les soldats étaient presque tous là.
   - Qui manque à l'appel ?
   - Le sergent Legacy et son escouade, mon colonel. S'ils étaient trop loin, ils ont cherché refuge quelque part, répondit un sergent.
   - Votre nom, sergent ?
   - Corix, mon colonel.
   - Bien, sergent Corix. Où ont-ils pu trouver refuge dans cette ville bondée ?
   - Sûrement à l'auberge de la Dame Blanche, répondit un des soldats de l'escouade, ce qui fit rire les autres.
Le sergent Corix leur jeta un regard noir qui les fit arrêter.
   - Bien, dit Kaja, nous verrons ça demain. Maintenant j'aimerais vous expliquer les quelques modifications que j'ai décidées…
Kaja commença par un discours puis continua avec des orientations générales pour finir avec les nouvelles instructions pour ville haute.
À la première heure Kaja était debout. Avec son escouade, ils montèrent à cheval et se dirigèrent vers la grange où étaient les novices. Il avait la ferme intention de fouiller les lieux et de vérifier s'il y en avait une qui avait les cheveux blancs. Ils longèrent la falaise et arrivèrent près de la rivière.
   - Vérifiez les autres issues, dit Kaja à ses gayelers.
Pendant qu'ils se déployaient, il se dirigea vers la porte principale. Il dut éviter de nombreux corps allongés. Les gens avaient dormi par terre par manque de place. Il longea le bord de la grange, laissa un soldat devant une fenêtre pour arriver au coin. Alors qu'il découvrait la porte principale, il entendit du bruit. Il éperonna son cheval. Par les portes grandes ouvertes, il vit un spectacle qui le mit en colère. Des soldats, manifestement saouls, avaient forcé l'entrée.
   - DÉGAGEZ, brailla un des soldats, ou je vous embroche.
Kaja reconnut l'uniforme d'un sergent. Il pensa que c'était le sergent Legacy. Il descendit de cheval en attrapant son fouet. Les gardiennes se mettaient en ordre de bataille. Des gens autour de lui commencèrent à se réveiller. Ça allait tourner mal. L'émeute n'était pas loin. Il n'avait qu'une escouade présente. Si un des soldats se faisait blesser, il y aurait un massacre. Kaja s'avança. Personne ne fit attention à lui. Le sergent Legacy se rua en avant mais ne fit qu’un pas. Kaja fit claquer son fouet, lui entoura la cheville, le mettant à terre. Tous les regards se tournèrent vers lui. D’un deuxième coup de fouet, il fit sauter le flacon de la main de l’homme à terre. Sa voix claqua comme son fouet :
   - Rangez vos armes !
Les hommes, qui étaient prêts à se battre quelques instants plus tôt, prirent des airs de gamins fautifs aidés par les ordres et le fouet de leur chef. Kaja parcourut l'assemblée des yeux. Il repéra une tête blanche. Il allait dire quelque chose quand il croisa son regard. Ce fut comme si deux lances lui traversaient le corps. Il ne sut plus quoi dire. C'est en entendant du bruit derrière lui qu'il se retourna. Fendant la foule qui se rassemblait, la grande prêtresse arrivait.
   - Qu’est-ce à dire ? demanda-t-elle à Kaja.
   - Rien de grave, Altesse, répondit-il. Quelques ivrognes qui veulent se rendre intéressants.
Il se tourna vers les soldats qui quittaient la grange :
   - Allez au camp et n’en bougez pas !
Il accompagna ses ordres de quelques coups de fouet bien placés qui les firent accélérer. Il se tourna alors vers la grande prêtresse :
   - Baron Kaja Sink, dit-il en saluant. Mes hommes seront punis. Je ne tolère pas ces conduites.
   - Que faites-vous ici, Baron ? Vous êtes loin de vos terres.
   - Vous avez raison, Altesse. J’avais l’ordre de patrouiller dans la région le temps de votre grand rassemblement. Vous savez comme notre roi tient à la paix.
Ayant dit cela, il salua et repartit vers son campement.