dimanche 29 décembre 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...88

Riak fut réveillée par ceux qui criaient : " Au feu! ". Elle se leva et sortit rapidement. Le feu léchait la falaise. La ville basse était la proie des flammes.
   - Même si on pouvait réparer les passerelles, on ne pourrait pas descendre.
   - Ils ne peuvent pas monter non plus, répondit Riak. Ça va nous donner un  peu de temps. Établissez un tour de garde. Il ne faut pas que le feu atteigne la ville haute. Quand il diminuera, prévenez-moi.
   - Bien, ma reine.
Riak vit arriver le général.
   - Ah, Costané, venez, il faut qu'on s'organise.
Riak s'était installée dans la maison qu'un bourgeois de Cannfou avait mise à sa disposition.
   - Ce n'est pas le tout de gagner une bataille… il faut gagner la guerre. Toute la vallée est sous notre contrôle. Il faut maintenant libérer le reste du royaume.
   - Mais tout le peuple va vous suivre…
   - Et se faire massacrer. Je ne suis pas  reine pour cela. Koubaye m'a dit que la victoire ne serait à nous qu'en épargnant au mieux le peuple. Je veux être sa reine, pas son croque-mort. J'ai demandé à celui qui a le dernier savoir de tenir le peuple pour éviter toute révolte inutile.
   - Les bayagas pourront-elles nous aider ?
   - Non, seules les bayagas noires avaient ce pouvoir. Il faut tester et entraîner ceux qui se sont battus tous ces derniers jours et ne garder que les meilleurs. Tous ceux qui veulent partir doivent pouvoir partir. Nous allons nous battre contre de vrais soldats, entraînés bien mieux que les nôtres.
   - Mais, ma reine, il ne va pas rester grand monde…
   - Je sais, Costané, je sais. Mais la victoire est à ce prix-là.
Ils continuèrent à prévoir l'organisation de l'armée, malgré leur manque de savoir-faire. À ce moment-là, la grande prêtresse demanda une audience. Elle la fit introduire dans tarder. Quand Riak la vit s'agenouiller devant elle, elle lui expliqua que le protocole l'ennuyait au plus haut point.
   - Je sais, Majesté, mais ces rituels sont indispensables aux hommes.
À côté de la grande prêtresse, la mère Keylake fulminait intérieurement. Comment une gamine mal élevée et arrogante pouvait-elle être la reine ? Elle vivait cela comme une pure injustice. La grande prêtresse poursuivit en disant :
   - Vous savez ce qui doit être fait pour que règne la justice. La magie qui était en vous lors de notre dernière rencontre atteint sa maturité. Des messagères sont parties pour que tous les temples se mettent à votre service.
   - Je vous remercie et j'apprécierais vos conseils. Aujourd'hui, le temps est à la guerre.
   - Bien sûr, Majesté, mais il faut préparer la paix.
Riak se sentait en décalage. Elle pensa que le présence de Koubaye lui serait bien utile. Elle entendit un doux feulement et vit disparaître la femelle. Les deux mères conseillères sursautèrent en voyant disparaître le fauve blanc. Elles firent un vrai bond en arrière quand le léopard des neiges sauta dans la pièce suivi de Koubaye.
   - Bonjour Riak, tu désirais me voir.
   - Oui mais…
   - Les Léopards des neiges sont en totale connexion avec toi. Tu désirais me voir, ils sont venus me chercher. Pense à Lascetra, son grand savoir sera utile.
À peine avait-elle commencé à évoquer le maître du dernier savoir qu'un des léopards s'était levé et d'un bond avait disparu.
Koubaye se tourna vers la grande prêtresse.
   - Je vous salue, Mère de toutes les mères. Vous avez fait les justes gestes. Soyez-en remerciée. Rma tisse les vieux fils de la lignée du roi Riou.
Puis, se tournant vers mère Keylake et mère Algrave, il les salua aussi :
   - Mère Keylake, Mère Algrave, je vous salue. J’admire en vous cette fidélité malgré votre colère et vos doutes. En cela vous rejoignez certains de vos proches comme le prince Khanane. Vous connaissez le pendentif du roi. Je ne parle pas de la reproduction que détient le prince Khanane, mais du vrai pendentif, celui qui fut perdu à la Funeste Bataille, celui qui est porteur de la magie de Landlau...
Pendant que Koubaye parlait, Mère Keylake mit la mains sur sa poitrine.
   -  Oui, oui, vous en portez la reproduction. Sortez-le que tout le monde le voie.
Mère Keylake se tourna vers la grande prêtresse qui lui fit un signe positif de la tête. Doucement, elle tira un pendentif de sous son vêtement. Riak le regarda avec étonnement, il ressemblait au sien. Elle mit la main sur sa poitrine et entendit Koubaye dire :
    - Montre-le !
Riak regarda Koubaye et, doucement, défit les premiers boutons de sa tunique. Au milieu de sa poitrine, à hauteur de la naissance des seins, le pendentif pulsait comme un coeur. Dès que la lumière le toucha, il se mit à briller comme une étoile. Il y eut un claquement sec et le cri de mère Keylake. Son bijou venait d’éclater.
   - Thra, lui-même vient de répondre à vos interrogations, dit alors Koubaye. La magie du vrai bijou ne supporte pas ces pâles imitations.
Mère Keylake se mit à trembler de tous ses membres puis elle se mit à genou et en pleurs déclara :
   - Reine, vous êtes ma reine !
Mère Algrave fit de même, elle se mit à genoux et baissa la tête. Koubaye reprit :
   - Rien de tout cela n’était prévu dans les plans du prince Khanane, n’est-ce pas Mère Algrave. Pourtant sa femme lui a raconté ses visions lors de son retour et comment elle avait reconnu en Riak, celle qui viendrait vêtue de blanc…
D'un mouvement fluide, le léopard revint dans la pièce. Lacestra regarda un peu étonné autour de lui et reconnut Riak. Il mit genou à terre :
   - Majesté !
Riak eut un geste d’agacement :
   - Relevez-vous. Koubaye a jugé que votre présence nous serait précieuse.
   - En quoi puis-je vous être utile, Majesté.
   - Il nous faut préparer l’organisation du Royaume dès maintenant. Après la victoire, trop de gens voudront se mêler du pouvoir, déclara Koubaye.
   - Qu’on dresse une table et qu’on amène des sièges, dit Riak. Et puisqu’il faut le faire, alors faisons-le.
Ce fut une journée longue et difficile pour Riak qui dut rester immobile à réfléchir à des questions dont elle avait du mal à saisir l’importance et auxquelles elle n’avait jamais pensées.
Quand la lumière déclina, elle se leva brusquement et déclara :
   - J’en ai assez, continuez sans moi. 
Tout le monde l’imita et Koubaye dit :
   - Riak, nous avons quelque chose encore à faire. Tu peux faire confiance. Entre la sagesse du temple et l’étendue du savoir de ceux qui savent, les lois sont entre de bonnes mains. Accompagne-moi.
Riak regarda Koubaye d’un air étonné :
   - Qu’est-ce qu’on a à faire ?
   - Viens, et tu verras.
Les léopards s’étaient déjà dressés, regardant Riak et Koubaye.
   - Allons, dit-elle.
Ils disparurent de la pièce. Riak ne reconnut pas tout de suite l'endroit. Et puis le souvenir lui revint. Ils étaient derrière le Rocher du Trône, à l'endroit même où elle avait tué son premier seigneur. C'était le lieu de la découverte du pendentif. Elle regarda Koubaye. Une intuition lui vint à l'esprit. Sous leurs pieds reposait la dépouille du roi Riou. Elle ressentit une émotion intense. Sans l’attaque, elle ne serait jamais devenue reine. Alors qu’elle méditait, Koubaye l’appela :
   - Viens !
Il était déjà plus loin dans la pente. Elle courut pour le rattraper. Les chemins lui étaient familiers. Ils allaient arriver au bosquet de ronces qui portaient, à la bonne saison, des baies succulentes. Puis ils prendraient le chemin à droite qui se dirigeait vers la maison.
Ils arrivèrent devant la porte massive juste avant le lever de l’étoile de Lex. Koubaye frappa à la porte.
   - Qui vient ? demanda une voix à l’intérieur
   - Un voyageur qui cherche protection, répondit Koubaye.
C’était la formule de politesse de ceux qui se faisaient surprendre loin d’un abri à l’heure de l’étoile. La voix qui lui répondit était jeune et quand la porte s’ouvrit, il découvrit le visage d’une femme encore jeune. Riak, derrière lui, fut encore plus étonnée. La femme regarda Koubaye et Riak d'un air interrogatif.
   - Ne le laisse pas dehors, Magnie. L'heure de Lex arrive.
   - Entrez, entrez, dit-elle en se reculant légèrement.
Ils pénétrèrent la pièce. Il y faisait chaud et l’odeur de la soupe emplissait la pièce. Un homme remuait le contenu du chaudron en tournant le dos aux arrivants. Koubaye nota qu’il était plus vouté que dans son souvenir. La porte du fond s’ouvrit laissant entrer une femme aux cheveux blancs les bras chargés de provisions. Elle s’arrêta brusquement en voyant Riak et Koubaye. Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle posa tout ce qu’elle portait sur la grande table sans se soucier du comment et se précipita sur les arrivants en criant à moitié :
   - Mes petits ! Par Thra que vous êtes beaux !
Le grand-père se tourna en entendant sa femme. Son regard se voila d’une brume de larmes et il s’avança vers eux. Il mit un genou à terre avant que quelqu’un ait pu dire une parole et salua, avec les mots qu’il faut, la reine et le sachant.
Magnie regardait cela l’air effaré puis quand Koubaye se tourna vers elle, elle dit d’une voix enrouée :
   - Koubaye ?
Koubaye fit quelques pas vers elle et, alors qu’elle écartait les bras, il se précipita pour l’enlacer. Il mit son nez dans son cou et tout en pleurant de joie, dit :
   - Maman !
De son côté Riak s’était retrouvée dans les bras de la grand-mère. Cela dura un moment puis le grand-père d’un air bourru déclara :
   - On ne va quand même pas recevoir la reine comme ça ! Asseyez-vous ! Notre table est pauvre mais nous partageons avec joie.
Ce fut le début d’une joyeuse cacophonie parsemée de rires et de pleurs d’émotions. Bribes par bribes, Riak et Koubaye racontèrent leurs errances, interrompus par les exclamations de leurs hôtes. Puis ce fut au tour de Magnie de raconter comment elle avait échappé à la vindicte de ceux qui étaient venus pour nettoyer le château de tous les indésirables, seigneurs ou collaborateurs.
L’étoile de Lex était presque couchée, quand ils allèrent se reposer.
Riak fut réveillée par le cri de Magnie. Elle découvrit couché à ses pieds les deux petits léopards. Elle écarta les rideaux pour découvrir les deux adultes regardant Magnie. La grand-mère laissa son ouvrage pour venir voir ce qu’il se passait.
   - N’aie pas peur, Ce sont les gros chats qui accompagnent Riak. Ils sont gentils comme tout. Ils étaient avec elle sur le rocher.
   - Tu as vu leurs dents ?
   - Tout à l’heure le mâle est venu ronronner contre mes jambes. Je t’assure qu’ils sont gentils.
Riak descendit de son alcôve en riant.
   - Grand-mère a raison. Ils sont très gentils… tant qu’on ne veut pas me toucher.
La grand-mère regarda Riak avec un grand sourire.
   - La soupe est prête. Elle chauffe.
Puis elle se tourna vers sa belle-fille :
   - Viens, Magnie, on va aller s’occuper des bêtes.
Riak resta seule dans la pièce avec ses léopards. Elle se servit un grand bol de soupe. Elle s’assit et prit le temps de déguster le brouet épais avec la une galette recouverte de miel. Elle pensa à Pramib et à sa famille. Elle trouva excellente l’idée d’aller leur dire bonjour. La journée était belle. Riak sortit, accompagnée par les fauves. Elle descendit la pente en se guidant sur la fumée qu’elle voyait monter derrière le repli de terrain. Elle découvrit que la maison de Burachka avait été reconstruite. Elle en fut heureuse. Elle remarqua que l’enclos était bien rempli, ce qui était aussi un bon signe. En se rapprochant de la bâtisse, elle vit que la grange où elle avait vécu l’hiver avait été, elle aussi, retapée et agrandie. Elle décida d’aller voir si sa famille y habitait encore. Elle sursauta quand la porte de Burachka s’ouvrit brusquement. Résiskia s’arrêta en la voyant :
   - Iak ! Iak, t’es evenue !
Il se mit à rire de joie. Il rentra en courant :
   - Urach A ! Urach A ! IAK ES EVENUE !
Riak vit sortir Burachka qui vint la serrer dans ses bras.
   - J’ai craint pour toi quand tu t’es retrouvée au temple. Pramib m’a raconté ton histoire. Je suis heureuse que tu aies pu revenir.
Burachka la prit par les épaules pour la regarder :
   - Tu as bonne mine et tu as tellement grandi. Tu es devenue une vraie femme maintenant. Et Koubaye,  qu’est devenu Koubaye ?
Riak se mit à sourire devant ce flux de paroles. Sans la laisser répondre à ces questions, Burachka se mit à lui raconter la vie dans la vallée. Tchuba et Pramib avaient beaucoup aidé à la reconstruction. Elle leur avait donné la grange pour qu’ils en fassent leur maison. Résiskia était resté aussi pour aider et puis, de fil en aiguille, elle lui avait demandé de rester définitivement. Sorayib lui avait cédé une partie de ses troupeaux à un bon prix. Il n’avait plus la force de s’occuper de toutes ses bêtes. Il avait juste gardé assez de têtes de bétail pour sa femme et pour lui.  Elle exprima à nouveau son inquiétude pendant tous ces mois sans nouvelles…
   - Mais je parle, je parle et les tiens doivent encore s’inquiéter. Va vite les voir et tu reviendras me voir.
Riak était toute souriante en partant de chez Burachka. Elle arriva devant la grange au moment où Séas sortait. Il avait pas mal grandi et surtout avait pris les muscles de ceux qui travaillent dur. Il s’arrêta interdit en voyant Riak, puis brusquement avant qu’une parole ne soit dite, il se retourna et rentra dans la grange en criant :
   - M’man, ya l’autre qu’est revenue !
Riak entendit Pramib faire des remontrances à Séas sans comprendre ce qu’elle lui disait. Elle sortit rapidement tout en s’essuyant les mains. Son sourire s’effaça dès qu’elle vit Riak :
   - Ah ! C’est toi. Je comprends mieux Séas. Tu sais que ton départ ne nous a pas aidés… J’espère que tu reviens avec l’idée de faire ta part de travail.
Riak eut un sourire las.
   - Je n’étais pas tout à fait revenue pour entendre cela.
Séas était arrivé derrière sa mère.
   - Tu vois, je te l’avais dit… Elle a pas changé ! C’est toujours une tête brûlée, une cheveux blancs qui va nous amener que des ennuis.
Il avança sur elle, menaçant, les poings serrés :
   - Maintenant fous le camp ! T’as rien à faire dans nos vies ! Depuis que t’es petite, tu portes malheur !
Quand il leva la main, il entendit un bruit sourd qu’il ne connaissait pas derrière lui. Deux fauves blancs le regardaient prêts à bondir.
   - Sorcière ! T’es qu’une sorcière, hurla-t-il tout en reculant vers sa maison.
Pramib se replia sur la maison :
   - Séas a raison, ne reviens jamais ici. J’ai fait mon devoir. Ne me demande pas en plus de t’aimer.
Là-dessus, elle claqua la porte. Une larme coula sur la joue de Riak. Les deux léopards vinrent se frotter contre ses jambes en ronronnant. Elle leur caressa machinalement la tête. Puis elle se redressa, essuya sa joue et fit demi-tour. Maintenant, elle savait. En remontant, elle passa près de Burachka qui allait traire les brebis. Elle lui prit un des seaux et lui proposa de l’aider. Burachka accepta avec plaisir et babilla pendant toute la traite. Riak ne fit qu’acquiescer de temps en temps. Burachka lui raconta qu’après son départ, les soldats avaient fouillé toute la région à la recherche de la cheveux blancs. Ils étaient même montés une ou deux fois ici et Tchuba qui avait un peu trop parlé au goût du chef d’escouade avait été roué de coups. Il lui avait fallu de longs mois pour s’en remettre. Pramib et Séas s’étaient retrouvés seuls pour faire le travail. Cela avait été très dur pour eux. Séas était particulièrement amer et jaloux de Riak. Lui bossait comme un esclave pendant que Riak se tournait les pouces à réciter des prières inutiles dans un couvent confortable… Alors qu’elles se levaient pour ramener le lait, Burachka lui demanda si elle restait. Riak répondit par la négative.
   - Dis-moi, Riak, il y a eu de grandes clameurs dans la plaine pendant les jours de la grande fête. Que s’est-il passé ?
   - Le trône était occupé, répondit Riak qui sourit en voyant le regard étonné de Burachka.
C’était la première fois qu’elle la voyait sans voix.
   - Les gens ont découvert qu’une reine leur avait été donnée par les dieux. Il y a eu des combats. Aujourd’hui, il n’y a plus de seigneurs dans toute la vallée.
    - C’est pour ça que Magnie est revenue. Je croyais qu’elle avait été renvoyée quand je l’ai vu arriver sans bagages avec juste un balluchon…
   - Comme beaucoup, elle a fui les combats. Maintenant la paix est dans la vallée, mais la guerre menace le reste du royaume. On m’a demandé de revenir à Cannfou. Je vais repartir.
Burachka ne demanda pas qui était ce “on”. Elle avait bien vu que Riak portait de beaux habits et qu’elle avait pris une assurance certaine. Elle ne la questionna pas plus. Riak l’avait trop impressionnée.
Quand Riak arriva à la maison de Sorayib, elle le vit redescendre de l’enclos des brebis. Dès qu’il la vit, il mit un genou au sol. Riak lui adressa un sourire :
   - Vous n’allez quand même pas faire ça à chacune de nos rencontres ?
   - Tu… Vous êtes la reine !
   - Alors, je vous donne l’ordre de rester celui qui m’a accueillie et qui m'appelait “Riak”.
   - Mais, Majesté…
   - Non, grand-père, “Riak”, c’est un ordre.
   - Mais, Riak, ce n’est pas possible, quand tu seras dans ton palais, je ne pourrai pas…
Riak se mit à rire :
   - Dans mon palais ! On en est très loin, grand-père. Cannfou est comme un verrou. L’armée des seigneurs doit nous attendre en bas.
   - C’est ce que Koubaye m’a laissé entendre.
   - Ah oui, Koubaye ! Où est-il d’ailleurs ?
   - Il est parti avec sa mère.
   - Ils sont partis où ?
   - Koubaye a parlé d’une cascade… et de son père…  
Riak, en voyant changer l’expression du vieil homme,  comprit que le sujet était sensible. Koubaye l’avait prévenue. Il devait emmener sa mère dans les tunnels pour qu’elle voie ce qu’il y avait découvert.
   - Vous lui direz que je retourne à Cannfou. Il m’y rejoindra quand il le pourra.
   - Je lui dirai, Majes… Riak.
Riak salua le grand-père et, encadrée de ses léopards, elle partit au petit trot.

Magnie, juste éclairée par son feuluit, suivait Koubaye. Il l’avait conduite dans la grotte des longues pattes. Habillés chaudement et portant des provisions pour plusieurs jours, Koubaye avait entraîné sa mère pour lui montrer sa découverte. Magnie se sentait oppressée par tout ce noir autour d’elle. Dans la grotte écroulée, elle avait écouté les récits de son fils racontant ses rencontres avec les bayagas. Ils avaient passé la nuit dans l'alcôve. Koubaye avait même réussi l’exploit de faire regarder à sa mère le ballet des bayagas. À ses yeux, elles avaient perdu leur aspect atroce pour une évanescence colorée beaucoup plus pacifique. Le lendemain, ils s’étaient enfoncés sous la terre en suivant un tunnel tortueux et froid. Koubaye les avait guidées jusqu’à rejoindre un ruisseau. Il savait ce qu’il allait voir mais cela lui fit le même choc que la première fois. Le vent soufflait fort dans ce tunnel, glaçant l’atmosphère et l’eau des vasques. Quand sa mère le rejoignit, elle poussa un cri.
   - Singuel !
   - Oui, mère, Singuel que tu croyais parti pour une autre femme.
   - Mais comment ?
   - À cette époque vous habitiez le village, non loin de l’auberge de Gabdam.
   - Oui, la vie était heureuse malgré les seigneurs. Singuel était beau et fort. Il travaillait pour Gyré le charron. Il gagnait peu mais cela nous suffisait. Tu n’étais pas encore né.
   - Je sais, mère. C’est pourtant à cette période que tu as commencé à avoir peur.
   - Tu sais, Koubaye, combien de gens passaient chez Gyré. Sa renommée attirait de nombreuses personnes. Mais quand j’ai vu cette femme arriver et que j’ai vu le regard que Singuel lui a jeté, c’est vrai que la peur s’est insinuée en moi. Elle s’est prétendument installée à l’auberge le temps de faire réparer son attelage. Les hommes se sont mis à aller de plus en plus souvent chez Gabdam. J’ai vu mon époux me laisser pour fréquenter l’auberge. Il rentrait tard et souvent, il avait trop bu. Et puis, un soir, il n’est pas rentré. J’ai appris le lendemain que cette femme avait quitté le village et Singuel avec elle. Je l’aurais suivi, si je n’avais pas été aussi malade. J’étais enceinte et la grossesse commençait mal. Je vomissais tout et sans l’aide de la vieille Brana, je ne sais pas si j’aurais survécu. Quand j’ai été mieux, je voulais partir à sa recherche, mais les seigneurs étaient sur le pied de guerre poursuivant un groupe de révoltés et bouger était trop dangereux. Gabdam et Brana m’ont convaincue d’attendre. Quand tout est redevenu calme, il était trop tard pour partir, tu arrivais.
   - Oui, mère et tu as fait tout ce qui était nécessaire et même plus. Mais tu ne sais pas tout et surtout ce que tu sais n’est pas la vérité. Ton époux ne t’a jamais trompée. Il s’est fourvoyé sur un chemin qui l’a conduit ici. Il repose dans la glace depuis toutes ces années. Tu te souviens bien de cette femme, de sa beauté et de son influence sur les hommes. Elle s’appelait Cavita. Elle venait de la capitale et non de Cannfou comme elle l’a dit partout. La réputation de Gyré n’avait rien à voir avec sa venue. Elle était là pour enrôler des soldats au nom du prince Khanane. Une prophétie disait que la libération viendrait de notre vallée. Et le prince Khanane, qui se serait bien vu roi, a fomenté la révolte. Cavita était comme un serpent au regard hypnotiseur. Elle avait cette capacité à convaincre les autres qui la rendait redoutable. Quand elle est repartie, une dizaine d’hommes l’ont suivie. Elle les a conduits près de Msevelg, presque sous les yeux du baron Vrenne. Khanane fournissait les armes et un ancien renégat les a instruits. C’est à la fin de la saison des petites pluies qu’ils commencèrent leurs actions.
Magnie, en entendant ce récit, s’était appuyée sur la paroi. Dans l’obscurité à peine transpercée des deux feuluits, des larmes coulaient sur ses joues. Elle ne pouvait détacher ses yeux de la silhouette de l’homme allongé dans la vasque glacée. Pendant ce temps, Koubaye continuait à raconter comment son père avait fini sa vie. De combats en combats, ils avaient été repoussés vers les montagnes. La traque avait continué jusqu’à l’hiver. Mal équipé et sans provision, il avait essayé de trouver refuge dans les tunnels. Dans la grande grotte encore couverte à l’époque, il avait pris le mauvais tunnel. C’est en arrivant près de la cascade qu’il avait compris son erreur. En voulant faire demi-tour, il avait glissé et sa tête avait heurté la pierre. Perdant connaissance, il était tombé dans la vasque gelée. Le froid avait fait son oeuvre. Depuis toutes ces années, il reposait là, victime du rêve d’un autre.

samedi 2 novembre 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...87

Le rapport de Ankakla, un fidèle de Sink, à qui il devait sa promotion, parvint à la capitale dix jours après le grand rassemblement. Il y racontait la bataille de Cannfou. Quand il  avait vu le massacre des buveurs de sang par les bagayas noires, il avait donné l'ordre de repli. Il défendait ses hommes mais reconnaissait qu'ils avaient paniqué. Il n'etait pas pour autant resté inactif. Il avait fait brûler toutes les échelles et toutes les passerelles. Des archers étaient en poste pour empêcher tout passage. Ankakla savait que cela ne ferait que retarder la descente de l'armée rebelle. Ainsi, il gagnait du temps. Il avait envoyé des coursiers à toutes les unités. Les ordres étaient clairs. Avant les forces de Clébiande, il n'existait pas de garnison assez forte pour tenir tête à une armée capable de massacrer les buveurs de sang. Si l'armée rebelle prenait pied en bas des chutes, il fallait se replier sur Clébiande ou dans le royaume de Tisréal de l'autre côté du fleuve. Une partie de la population y avait déjà fui, colportant la nouvelle de la défaite.
Kaja jura en lisant le long rapport de son subordonné. Il savait déjà pour la prétendue reine. Un fils de la noblesse indigène avait tiré une flèche sur Reneur, alors qu'on l'amenait au Palais pour un interrogatoire. Il l'avait prise dans le flanc et depuis, agonisait. Le jeune noble avait été capturé après une courte bataille. Il avait rassemblé autour de lui quelques autres fous pour être l'embryon de l'armée de la reine. Tous avaient été exécutés sauf le tireur que Sink voulait interroger personnellement. Il lui avait déclaré plein de morgue, que le royaume de Landlau allait renaître. Que tous les seigneurs qui n'auraient pas eu la sagesse de fuir seraient massacrés et que ce n'était pas un vague policier comme lui qui pourrait arrêter la révolte… Kaja l'avait laissé dire. Il avait fini par récupérer les renseignements dont il avait besoin. La noblesse indigène avait été prévenue par un courrier spécial. Il y avait les "pour", comme le tireur, qui avaient accepté l'idée d'une reine et les "contre"qui refusaient de croire ces contes pour enfants. Cela faisait deux clans de plus dans la capitale.
   - On risque soit des émeutes, soit une révolution…
   - Je ne crois pas, mon colonel, tous les rapports sont formels. Tout est calme.et sous contrôle. Ankakla a bien agi. Il y a plus urgent.
Kaja regarda Selvag, son adjoint qui venait de sortir des documents.
  - Il y a la grande réunion des barons, cet après-midi. Il est nécessaire de les calmer et quoi de mieux qu'une guerre pour les fédérer…
   - Un ennemi commun ? … Ça peut fonctionner si le peuple ne bouge pas. Je reste méfiant. Dans leur histoire, un roi doit rétablir leur royaume et en finir avec nous. Et voilà qu'une reine arrive et qu'elle massacre ceux qu'on disait invincibles. À leur place, je n'aurais qu'une idée… me venger. Celui qui a tué Reneur…
   - Ouilleni ?
   - Oui, cet Ouilleni m'a appris que le messager était passé par le col de Difna, qu'il avait marché jour et nuit pour porter la nouvelle car les bayagas sont avec eux. Donc tout le peuple doit le savoir et rien ne se passe. Ce n'est pas normal. Mets les informateurs au travail et trouve ce qui se trame. Et puis tu me fais venir Khanane, il est de la noblesse locale qui refuse de croire, il pourrait être utile. Le reste, tu me l'expliqueras pendant le trajet. Fais préparer les gayelers, il ne faudrait pas que la réunion des barons tourne à la bataille rangée.
Ils étaient arrivés au vieux palais, ainsi nommait-on l'ancien palais du roi Riou, suivis d'un détachement de policiers en armes prêts à intervenir. Si la tension était palpable dans la grande salle, personne ne s'était battu. Kaja se félicita des mesures prises. Le couvre-feu et l'état d'urgence imposaient une paix précaire. Les barons s'étaient séparés en quatre groupes. Il y avait le clan de Gérère, affaibli par la mort de Jobau,  celui de Reneur dont on attendait la mort et qui déjà se cherchait un leader, celui des indécis, assez important, regroupant ceux qui n'avaient pas encore choisi et ceux qui auraient préféré que tout cela n'arrive pas et qu'on puisse vivre en paix et puis, il y avait le clan de Sink, dont Kaja avait découvert l'ampleur depuis qu'il assurait la charge du pouvoir. Son arrivée fit taire le brouhaha. Tous les barons du royaume n'étaient pas là, mais par le jeu des alliances et des vassalités, tous étaient représentés. Le vieux baron Burchura du clan de Gérère était déjà sur l'estrade. En tant que plus vieux membre du Conseil des Barons, il se devait de prendre la présidence des débats. Il agita une cloche et déclara :
   - Par l'Arbre Sacré j'annonce l'ouverture de notre réunion extraordinaire. Que sa sagesse guide nos décisions. Vous savez tous que nous sommes réunis en raison des événements exceptionnels. Le premier Vice-roi est mort, tué par le second qui ne vaut guère mieux. Le colonel Sink, chef de la police assure l'intérim du pouvoir. Les clans sont bouleversés. Je vais laisser la parole au colonel Sink, puisqu'il représente la plus haute autorité du royaume.
Burchura fit signe à Kaja de d'approcher. Kaja monta sur l'estrade mais resta debout.
   - Le Baron Burchura vous a présenté la situation de manière succincte. Je vais vous donner toutes les informations en ma possession. Je ne doute pas des réactions fortes qu'elles vont provoquer. Je tiens les preuves de ce que je vais dire à la disposition de tous. Elles sont déjà en possession du juge suprême, le Baron Chubut.
Ce dernier se leva dans l'assemblée :
   - Je confirme que tous les documents sont en ma possession. J'avoue que j'ai vécu un grand moment de perplexité quand le Baron Sink m'a exposé ce qui s'est révélé être la vérité quand j'ai analysé les différents éléments de preuves.
Il y eut des murmures dans les clans en entendant le juge suprême mais tout le monde connaissait sa probité.
Kaja reprit la parole :
   - Vous savez tous que la situation actuelle est née à l'époque du pèlerinage. Le roi dans sa sagesse a nommé le baron Reneur comme deuxième vice-roi. Malheureusement, le fils du vice-roi Gérère a cru qu'il allait être dépossédé de l'héritage qui, selon lui, lui revenait de droit. Avec ses compagnons les plus proches, il a commencé à vouloir se débarrasser de celui qu'ils surnommaient le gêneur. De fête en fête, il s'est mis à comploter. C'était très maladroit de sa part. Ceux qui fréquentaient ces orgies n'étaient pas des gens fiables. C'est ainsi que le vice-roi Reneur a eu connaissance de ce que tramait le fils du vice-roi Gérère. Au lieu de venir présenter ses craintes à la police, le vice-roi Reneur a préféré comploter à son tour contre le fils du vice-roi Gérère. Le premier acte du vice-roi Reneur fut de faire assassiner la baronne Welda pour déconsidérer le clan du vice-roi Gérère…
Il y eut de nombreuses réactions dans la grande salle. Des insultes fusaient de toutes parts, certaines contre Kaja, d'autres s'échangeaient entre le clan de Reneur et le clan de Gérère. Le baron Burchura secouait sa cloche de toutes ses forces pour tenter de ramener le calme. Quand il vit sortir la première épée, il se tourna vers Kaja en lui demandant de faire quelque chose. Kaja fit un signe à Selvag qui ouvrit les portes au détachement de gayelers. Le bruit des bottes frappant le parquet au pas cadencé ramena le calme.
   - C'est un coup d'État, hurla un baron du clan de Reneur.
   - Pas du tout, déclara Burchura en posant sa cloche, il y a déjà eu assez de morts comme cela.
Chubut prit la parole :
   - Ma première réaction fut la même que la vôtre. Mais j'ai toutes les preuves que, malheureusement, tout cela est juste.
Ayant dit cela, il se rassit. Kaja, toujours debout, reprit la parole :
   - J'ai personnellement participé à l'enquête. On a conclu qu'il n'existait aucune preuve contre le  fils du vice-roi Gérère, mais qu'il existait un faisceau d'éléments mettant en cause un tueur à gage de la pègre.  Il s'est fait arrêter alors qu'il tentait de rejoindre le royaume de Tisréal. Il a fini par avouer ses liens avec le clan du vice-roi Reneur. Quand j'ai fait mon rapport aux vice-rois, le vice-roi Reneur a nié être à l'origine de l'ordre. Le vice-roi Gérère voulait faire un courrier officiel au roi. Le vice-roi Reneur s'y est opposé en disant que sans preuve directe, ce n'était que des racontars. Il m'a donné l'ordre direct de stopper toutes enquêtes concernant cette mort. Cela a mis le vice-roi Gérère dans une colère noire et ma réunion s'est finie sur une quasi déclaration de guerre même si ce mot n'a jamais été employé. Vous avez tous vécu la peur du guet-apens et lequel d'entre vous est sorti sans escorte ?
Kaja laissa un temps de silence. Dans l'assemblée, ils ne purent qu'approuver. Kaja reprit :
   - Le paroxysme fut atteint le jour du massacre du fils du vice-roi Gérère et de tous ceux qui étaient dans la même maison que lui. J'ai les aveux du commandant des buveurs de sang. Le fils du vice-roi Gérère allait passer à l'action. Le vice-roi Reneur l'a appris et, en l'absence du général Batogou, il a donné l'ordre d'éliminer cette menace. Dès qu'il a appris la mort de son fils, le vice-roi Gérère a rassemblé ses soutiens pour se venger du vice-roi Reneur et la bataille du palais, comme on la désigne maintenant, a vu la mort du vice-roi Gérère, ainsi que nombreux autres barons de valeur et l'arrestation du vice-roi Reneur pour sa tentative de prise de pouvoir.
Certains barons du clan de Reneur protestèrent. Le juge suprême demanda la parole pour expliquer comment Reneur aurait dû agir et pourquoi sa proclamation était contraire à la loi. Quand il eut fini, il redonna la parole à Kaja.
   - Un courrier est parti le jour même pour avertir le roi. En attendant sa réponse, j'ai enquêté. Il a fallu procéder à un certain nombre d'interpellations et d'interrogatoires pour en arriver à la conclusion que trois complots étaient en cours. Le fils du vice-roi Gérère voulait tuer le vice-roi Reneur. Le vice-roi Reneur voulait garder le pouvoir pour lui seul en déshonorant le clan du vice-roi Gérère qui, de son côté, faisait de même. J'ai tenu le roi informé jour après jour. Ses ordres sont que je maintienne l'ordre jusqu'à la nomination d'un nouveau vice-roi comme le prévoit notre loi. Mais les choses ont changé…
Les dernières paroles de Kaja amenèrent le silence.
   - J'ai informé le roi mais j'ai gardé le silence sur ce que je vais maintenant vous annoncer. Le vice-roi Reneur agonise.
Sa déclaration suscita de nombreux cris, de rage pour certains, d'étonnement pour d'autres et de joie pour les partisans de Gérère. Plusieurs crièrent pour savoir ce qu’il s'était passé. Burchura agita sa cloche pour réclamer le silence. Kaja attendit que le calme revienne pour reprendre.
   - Comme l'a fait remarquer le baron Burchura, il y a eu assez de morts. Le vice-roi Reneur a été victime d'un fanatique de la noblesse indigène. La blessure aurait été sans grandes conséquences si la flèche n'avait pas été empoisonnée. La mort du vice-roi Reneur n'est plus qu'une question de jours.
   - Reneur avait raison… on aurait dû éliminer cette racaille depuis longtemps !
   - Tu oublies que sans eux, la pacification ne se serait pas faite…
Comme de nouveau, tout le monde parlait en même temps, Burchura fit tinter dans cloche. Kaja avait repris la parole en répétant de plus en plus fort :
   - L'important n'est plus là… L'important n'est plus là… L'lMPORTANT N'EST PLUS LÀ…
Quand le silence fut presque revenu, il continua :
   - Avant qu'il ne soit exécuté, il a déclaré que le roi était revenu en précisant que c'était une reine. Le rapport du commandant Ankakla est alarmant. Tout un régiment de buveurs de sang  a été massacré à Cannfou. Il me rapporte avoir vu les bagayas noires au service de cette prétendue reine. Ce rapport confirme les dires du terroriste. Un courrier est déjà parti pour Tisréal. Le commandement Ankakla a mis en oeuvre tous les moyens en sa possession pour bloquer la descente de cette armée d'âmes damnées. Je suis désolé Baron Ferrai mais vos  entrepôts ont été les premiers à partir en fumée. Le feu a détruit les passerelles, mais cela n'aurait pas suffi à arrêter l'ennemi. La ville basse brûle pour empêcher toute descente…
   - Il faut faire revenir Batogou et ses troupes, proposa un baron.
   - Ça suffira pas, il faut convoquer l'armée, dit un autre.
   - Vu ce qu'il en reste, coupa un troisième, on est sûr de la défaite…
Le brouhaha reprit dans la salle, jusqu'à ce qu'un des participants demande à Kaja, ce qu'il proposait.
   - On aura besoin de toutes nos forces pour répondre à cette menace. Il ne s'agit pas d'une simple révolte. Tout le peuple est persuadé qu'il s'agit bien de l'accomplissement de leur prophétie.
Kaja vit la porte du fond s'ouvrir. Il reconnut l'uniforme des courriers. L'homme courut jusqu'à lui et, mettant genou à terre, lui tendit un pli. Le silence se fit dans la salle. Au fur et à mesure qu'il lisait, le visage de Kaja s'assombrit.
   - La situation est encore plus grave que je ne pensais, repris Kaja. Le général Batogou est mort avec toute son armée…
Devant cet impossible qui arrivait, tout le monde se mit à parler en même temps. Kaja, lui-même, fit signe à Selvag d'approcher. Ils parlèrent quelques instants, puis Kaja reprit sa place sur l'estrade et réclama le silence qui se fit petit à petit.
   - Messieurs, il va falloir nous battre si nous voulons sauver notre monde.

jeudi 19 septembre 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...86

Lascetra était venu malgré les risques. Il se devait d’être à la Grande Fête et ne l’avait jamais manqué depuis son enfance. Il avait pris ses précautions et s’était dissimulé du mieux qu’il pouvait. La foule était nombreuse, peut-être plus que d’autres années. Il y avait beaucoup de soldats aussi, mais pas de buveurs de sang. Il en fut heureux. La chasse aux grands savoirs n’avait pas atteint la vallée. Avec la barbe qu’il avait laissé pousser et les vieux vêtements qu’il portait, on le prit pour un paysan quelconque. Toujours prudent, il ne se mêla pas aux grands savoirs locaux et ne se fit pas reconnaître d’eux. S’il logea chez Gabdam l’aubergiste, il évita l’estrade où traditionnellement se réunissaient ceux qui savaient. Il resta dans la masse des gens, sa chope à la main, attendant le lever du soleil. Youlba, cette année, semblait avoir oublié de se signaler. Le temps était calme et la température douce pour la saison. Il attendit, buvant de la mauvaise bière, et écoutant les hommes autour de lui raconter leurs histoires. Quand l’aube pâlit, il se tourna vers l'endroit que bientôt le soleil toucherait. Il vit le haut du rocher du Roi s’illuminer dans les premiers rayons du soleil. il allait lever son verre quand un détail le troubla. Le rocher n’était pas gris soutenu comme il aurait dû être. Des éclats y brillaient. Bientôt, une silhouette blanche se dessina, encadrée de deux formes qu’il reconnut immédiatement.
    - Un roi, murmura-t-il dans le silence qui régnait. Un roi est assis sur le rocher du roi.
Son voisin immédiat se tourna vers lui :
   - Que dis-tu, vieil homme ?
Lascetra répondit au comble de l’exaltation :
   - Le roi ! Le roi est revenu !
Immédiatement l’homme regarda le rocher et se mit à hurler ce qu’il venait d’entendre. De proche en proche la clameur se répandit et enfla jusqu’à devenir un cri général :
   - Le roi ! Le roi est revenu !
Quand le baron Virme entendit le cri de la foule, il blémit. Il regarda lui aussi le rocher et appela son second. Les ordres furent clairs : capturer mort ou vif celui qui se faisait passer pour le roi. Les soldats partirent immédiatement pendant que d’autres allaient se placer en des points stratégiques. Le peuple, tout à sa joie, les laissa faire. De son côté, Vreme, le seigneur dont Virme était le vassal, avait donné les même ordres.
Dans le temple, le cri de la foule passa les hauts murs. La grande prêtresse sortit assez rapidement pour voir de ses yeux ce qu’éclairait le soleil.
   - Par la Dame Blanche, murmura-t-elle.
Elle se retourna et demanda à sa servante de convoquer ses secondes. Elle écouta un moment la clameur du peuple. Quand un nuage vint obscurcir le soleil,  elle rentra.  Elle se dirigea vers la salle de réception.  Mère Keylake accourait.
   - C'est une catastrophe… Qu'est-ce qui va se passer ?
   - Les seigneurs vont massacrer tout le monde, dit mère Algrave.
   - Allons mes sœurs, réfléchissez avant de parler. Qu’avez-vous vu ?
   - Une silhouette blanche sur le rocher du roi Riou avec une couronne…
   - Oui, mais il y avait aussi ces deux formes blanches aussi de part et d’autre, coupa la mère Algrave. Je n’ai pas réussi à les identifier.
Mère Keylake reprit la parole :
   - Je n’ai pas fait attention. C’est surtout les lueurs de la couronne qui m’ont étonnée. La prophétie n’en parlait pas.
   - La prophétie disait que Rma tisserait l’ancien fil de majesté, pour que renaisse le royaume de Landlau marqué de la blanche fourrure du léopard.
   - On est peut-être face à une imposture, déclara Keylake.
   - Peut-être mais le peuple se réjouit et les seigneurs vont réagir. Je suis sûre qu’ils ont déjà envoyé des hommes pour attraper celui qui a osé s'asseoir sur le rocher. Il y a un précédent…
   - Au temps du vice-roi Devon ?
   - Oui, répondit la grande prêtresse. Quand au temps du vice-roi Devon, quand Vrivols s’est assis sur le siège, en se proclamant le vrai descendant du roi Riou.
   - Ce bandit ?
   - Oui, c’était un bandit qui a cru qu’il avait un destin de roi. Il a eu foi dans les prophéties d’un diseur de bonne aventure.
Mère Algrave intervint.
   - Vrivols était de ma province… Nos légendes ont gardé de lui une autre image. Il s’est enfui dans la montagne parce qu’il avait molesté un seigneur qui s’en prenait à une pauvre femme. Il a survécu à l’hiver. Quand le printemps est arrivé, il a découvert que sa tête était toujours mise à prix… Et pire, il a découvert que les gens de son village étaient prêts à le vendre pour toucher la prime.
Mère Algrave marqua une pause. La grande prêtresse lui fit signe de continuer.
   - Il a fui et, dans sa fuite, a rencontré d’autres relégués. Ils se sont mis ensemble pour faire payer aux seigneurs tout le mal qu’ils vivaient. C’est comme cela qu’est née “l’armée”. Leurs premières victoires leur apportèrent le soutien des gens du peuple et de nouvelles recrues. Les barons locaux ont fui avec leurs familles. Quand la prophétesse du temple lui a dit que celui qui pourrait s’asseoir sur le rocher du roi Riou serait roi, Vrivols s’est senti un destin royal.
   - Il aurait mieux fait de ne rien faire, interrompit Keylake.
   - Oui, mais il l’a fait et toutes les forces des seigneurs se sont concentrées sur lui et les siens, reprit la grande prêtresse. Celui qui s’est assis aujourd’hui sur le siège du roi Riou nous fait courir le même risque. Les buveurs de sang n’attendent que cela pour intervenir et massacrer tout le monde. Ces dernières années, nous avions obtenu un peu de liberté et un peu de justice. Tout peut être perdu si la mauvaise personne fait ce qui ne doit pas être fait. Il nous faut trouver celui qui porte le savoir ultime. Il doit être ici. On ne peut pas laisser n’importe qui mettre le royaume en péril.
   - Il n’y a pas de danger…
Les trois femmes se retournèrent pour regarder qui venait de parler. La grande prêtresse fit face au jeune homme qui avançait :
   - Qui êtes-vous ?
   - Koubaye !
Avant que la grande prêtresse puisse ajouter quelque chose, un léopard des neiges fit son entrée, provoquant un mouvement de recul des trois femmes.
   - Vous ne risquez rien, grande prêtresse, ils sont avec moi, dit Riak qui entra, suivie de la femelle qui ronronnait en se frottant à ses jambes.
   - Toi ! Ici ! Mais comment …. ?
Riak ne répondit pas. Mère Keylake ne lui en laissa pas le temps :
   - Ce n’est pas possible ! Une effrontée comme toi avec ce diadème sur la tête ! Comment oses-tu le porter ? D’ailleurs je vais le reprendre.
Elle n’avait pas fait un pas que le double feulement des léopards des neiges réduisit son discours à un silence gargouillant.
   - Evitez de les contrarier, Mère Keylake, dit Koubaye, même la reine Riak ne connaît pas l’étendue de leurs pouvoirs.
   - Alors tu es Koubaye le Sachant, commença la grande prêtresse, et Riak est devenue reine.
   - Rma a repris les vieux fils de la lignée du roi Riou et retisse son royaume.
   - Est-ce possible que la vie revienne quand les fils ont été tranchés ?
La grande prêtresse disait cela tout en pensant à la jeunesse des deux jeunes devant elle.
   - Le plus haut savoir connaît l’histoire et pourra témoigner. Je l’envoie chercher. Sa présence nous sera utile.
Keylake s’offusqua que ce freluquet donnât des ordres dans le temple. Elle se dit que personne n’allait se mettre à son service sans une confirmation de la grande prêtresse. Elle vit Koubaye se tourner vers Riak et les fauves. Il dit :
   - Tchitoua, puis-je te solliciter pour faire venir maître Lascetra ?
Algrave poussa un petit cri quand elle vit bondir vers elle le fauve. Elle se protégea le visage. Avant d’atteindre mère Algrave, Tchitoua, le léopard des neiges, avait disparu, comme aspiré par l’air.
Son retour fut aussi impressionnant que son départ. Il apparut d'un bond qui le conduisit près de Riak. Comme la femelle,  il vint se frotter contre ses jambes en émettant un ronronnement sonore. Koubaye regarda la scène avec un sourire et se tournant vers la grande prêtresse, il lui dit :
   - Il serait préférable de donner des ordres pour accueillir le vieil homme qui frappe à votre porte…
Avant que Keylake n’ait proféré un son, la grande prêtresse avait levé la main pour lui imposer le silence. Elle secoua la petite clochette posée près d’elle. Immédiatement une servante apparut et eut un mouvement de recul en voyant le spectacle.
   - Un homme, vieux, vient de frapper à la porte. Qu’on le conduise jusqu’à moi.
Elle congédia la servante qui sortit encore plus vite qu’elle n’était entrée.
   - La rumeur de votre présence va se répandre dans tout le temple, dit-elle à Koubaye.
   - Même amplifiée, ce sera une bonne chose. Le royaume de Landlau doit reconnaître sa reine.
   - Il va y avoir la guerre…
   - Rma va trancher de nombreux fils jusqu’à ce que la trame et la chaîne s’harmonisent…
Les léopards levèrent brusquement la tête et regardèrent vers la porte. Une servante entra, se collant tout de suite près du mur, laissant la place à un vieil homme. Il marchait la tête baissée, à moitié cachée par une capuche. Quand il vit Riak, il mit genou à terre et salua très bas en disant :
   - Majesté ! 
Riak sursauta en entendant le titre. Koubaye eut un sourire :
   - Il va falloir que tu t’habitues… Cela va t’arriver souvent.
La grande prêtresse regarda l’homme et lui dit :
   - Alors, ils disent vrai !
   - Oui, ma Mère, ils disent vrai, dit l’homme en se relevant et en rejetant sa capuche. Elle est reine !
   - Lascetra, vous m’aviez dit que, quand viendrait un Sachant, viendrait un roi… pas une reine !
   - Elle porte la couronne, elle a l’épée et les léopards l’accompagnent. Rma a tissé les fils d’une reine pour le royaume.
Keylake qui avait le visage de quelqu’un qui mâche du citron vert, demanda :
   - Et en quoi cela en fait la reine ?
Koubaye répondit
   - Landlau a vécu avec les léopards des neiges et en avait fait son emblème. Ils avaient disparu depuis la mort du roi Riou. Aujourd’hui, elle va sortir dans la plaine avec eux pour que le peuple la voie.
   - Et ça va être la massacre ! interrompit mère Algrave, les buveurs de sang sont là.
   - Oui, il y aura un massacre, reprit Koubaye, car la reine montrera sa royauté.
Mère Algrave se tourna vers la grande prêtresse pour obtenir son appui. Elle vit que celle-ci avait les yeux rivés sur les yeux de Riak. Les deux femmes se regardaient fixement pendant que les autres parlaient. Le silence se fit, tendu. Puis la grande prêtresse baissa les yeux, mit genou à terre et dit :
   - Bienvenue, Majesté !
Keylake et Algrave se regardèrent un instant et mirent aussi genou à terre. Riak prit la parole :
   - Allons rendre grâce à la Dame Blanche. Ce soir son éclat sera sans pareil !
   - Qu’on rassemble toutes les soeurs, dit la grande prêtresse en se dirigeant vers le temple
La cérémonie ne ressembla à rien de ce que les soeurs avaient connu. Koubaye sentait leur désir de se parler mais elles restaient raides, cherchant à suivre un office qu’elles découvraient en même temps que les mères toutes aussi déstabilisées que les novices. Seules la grande prêtresse et Riak semblaient à l’aise. Elles se découvrirent en connivence profonde. Les initiatives de Riak venaient se couler dans le cadre que tenait la grande prêtresse qui fait rarissime, officiait tête nue.
Quand tout fut dit et chanté, la grande prêtresse vint s’agenouiller devant Riak. Toutes s’agenouillèrent.
   - La Dame Blanche t’a bénie. Qu’elle bénisse le royaume de Landlau.
Riak se leva et sortit dans la nuit naissante. Bientôt se lèverait l’étoile de la Dame Blanche.
Devant elle, marchaient les léopards des neiges.
   - Il me faut être sur la place, dit-elle.
Elle se mit à courir avec ses fauves et, comme eux, disparut à la vue de la grande prêtresse et de tous ceux qui étaient avec elle. 
Son arrivée provoqua la stupeur, puis s'élevèrent les premiers cris. On criait, on chantait, on se congratulait. Le roi était une reine. Riak se tenait sur une des estrades. À chacune de ses salutations,  une nouvelle clameur s'élevait. C'est elle qui vit la première les soldats arriver. Il y eut une bousculade quand ils tentèrent de traverser la foule.
Le premier geste de violence vint d’un des gardes qui tenta de se frayer un passage à la pointe de l’épée. Après, ce fut la confusion d’une bataille générale. Un cri domina les combats qui s’étendirent à toutes les patrouilles :
   - Pour la Reine et pour Landlau !
Le bruit des combats atteignit bientôt le manoir fortifié de Virme. Comme chaque année, en tant que vassal responsable du village, il y accueillait le baron Vrenne. Ils avaient entendu la clameur. Du haut de la tour forte, ils observèrent la foule.
   - Les hommes se font tailler en pièces… dit Virme.
   - Qu’on envoie un émissaire aux troupes derrière la colline et qu’on prévienne les buveurs de sang. Ils vont avoir ce qu’ils méritent !
Vrenne quitta le chemin de ronde pour aller s’équiper. Virme le suivit avec retard. Il avait déjà trop bu. Il pensa qu’après tout, cela lui ferait un bon exercice...
Les troupes de Vrenne et les buveurs de sang déferlèrent sur la plaine hurlant leur désir de tuer, au moment où se levait la Constellation Blanche. À leurs cris répondirent les cris de la foule. Tout le monde s’était armé en ramassant ce qu’ils avaient pu trouver. Les plus chanceux avaient récupéré les armes des soldats massacrés. Vrenne menait la charge, monté sur son cheval. Il s’arrêta brusquement en découvrant devant lui la silhouette blanche d’une femme, coiffée d’un diadème, accompagnée de deux fauves. Il leva bien haut son épée et cria :
   - À mort ! Tuez-la !
Ses soldats le débordèrent, levant bien haut leurs armes prêts à frapper d’estoc. Alors qu’ils couraient chargés de rage meurtrière, ils virent la silhouette blanche dégainer son épée et la lever. Malgré le bruit, ils l’entendirent distinctement prononcer la phrase rituelle :
   - Elle est revenue !
Riak regardait courir les soldats tant haïs des seigneurs quand elle vit la Constellation Blanche. Elle sut qu’elle devait prononcer la phrase rituelle et elle la clama à la face du monde. Autour d’elle le monde lui apparut presque comme figé, elle sentit la déferlante noire des bayagas passant de chaque côté. Elle se joignit à eux, réclamant la vie du baron pour elle.
Pour le peuple, ce qui se passa après, devint la base de la légende de la reine Riak. Les gens racontèrent avec force détails, même s’ils n’avaient rien vu dans la nuit, comment la reine tout de blanc vêtue, accompagnée de ses léopards, tailla en pièces toute une armée. À la fin, seul sur son cheval, Vrenne resta seul debout. Il avait vu passer autour de lui des ombres noires qui avaient massacré tous ses hommes tout en l’épargnant. Il restait seul face à la silhouette blanche de la femme au diadème qui le regardait :
   - Alors baron, lui dit Riak, te soumets-tu ?
Pour toute réponse, il la chargea. Souplement, Riak évita la lance et abattit le cheval. Vrenne, emporté par l’élan, s’étala plus loin à terre. Riak attendit qu’il se relève. Pendant ce temps la foule approchait réclamant sa mort. Tout à sa rage, Vrenne dégaina sa longue épée et se dirigea vers Riak. Il était plus grand, plus fort. Il allait lui montrer qui était le maître.
Le combat ne se déroula pas comme il l’aurait voulu. Chacune de ses attaques ne rencontrait que le vide, alors qu’il sentait la pointe de l’épée de Riak venir se bloquer sur son armure ou sa cotte de mailles. À chaque estocade, il reculait, douleur supplémentaire lui brûlant le corps. Alors il prit conscience que dès que Riak aurait trouvé le point faible de son armure, il serait mort. Il cessa alors de se battre pour la tuer, il se mit à se battre pour sauver sa peau. Et ce fut pire. Riak lui infligea sa première blessure sur le mollet, juste entre la jambière et la plaque de genou. Vrenne rompit le combat. Il boitait. Il ne chercha pas l’engagement, essayant de récupérer son souffle. Il observa Riak qui ne semblait même pas essoufflée. Elle tournait autour de lui dans l’arène improvisée par la foule qui hurlait à la mort. Les deux léopards des neiges se tenaient impassibles marquant les limites que des gens n’osaient pas dépasser. Quand Riak attaqua, il eut à peine le temps de parer l’attaque et de riposter. Elle s’était déjà éloignée quand sa jambe droite le lâcha. Il mit genou à terre sous les hurlements de joie de la foule. Il tenta de se relever sans y parvenir. Il vit alors Riak s’approcher doucement. Elle s’arrêta à deux pas de lui. Elle leva la main. Le silence se fit dans la foule.
   - Te rends-tu ?
   - Jamais, cracha-t-il !
   - Si tel est ton choix, répondit Riak en rengainant son épée.
Elle se tourna vers la foule et dit :
   - Il est à vous !
Ce fut la ruée. Si Vrenne en blessa un ou deux, il fut englouti sous la masse. Quand il ne resta plus qu’un corps désarticulé et sans vie, la foule se tourna vers tout ce qui représentait les seigneurs. Dans la nuit, on vit brûler le manoir de Virme et le massacre de tous les serviteurs trop zélés des seigneurs.
Le matin qui suivit trouva les gens hébétés par cette nuit blanche et l’arrivée de la peur qui commençait à s’infiltrer dans les cœurs. Les moins courageux, à moins que ce ne soient les plus lucides, se demandaient :
   - Qu’avons-nous fait ? Les seigneurs vont être sans pitié comme à l’époque de la grande révolte.
D’autres répondaient :
   - La Reine est là ! Tout va changer. Elle nous mènera à la victoire.
Riak avait dormi quelques heures et recruté une poignée d’hommes qui s’étaient bien battus. Avec cet embryon d’armée, elle commença à descendre la vallée vers Cannfou. Le bruit de son arrivée l’avait précédé. On l’acclamait et on riait de joie sur son passage dans la plupart des villages. Dans les gros bourgs, les soldats présents avaient le choix entre se rendre ou mourir. Les pires serviteurs des seigneurs, ou les seigneurs eux-mêmes, ne survivaient pas à la vindicte populaire. Les autres, une fois désarmés, étaient jetés en prison en attendant. Les armes récupérées servaient à la nouvelle armée de la reine.
Tout alla bien jusqu’à l’approche de Cannfou. Riak vit arriver des paysans tout affolés fuyant sur la route. Elle les arrêta.
   - Que se passe-t-il ?
   - Le régiment des buveurs de sang qui était près du fleuve a investi Cannfou et tout le monde fuit.
Un grand homme approcha :
  - Ils te cherchent, cheveux blancs ! Ta magie a convaincu ceux-ci, dit-il en désignant la petite armée de Riak, mais ils sont deux fois plus nombreux que vous et ils vont vous massacrer !
Il avait à peine fini de parler qu’une flèche lui traversait la poitrine.
   - Tu insultes la reine à la traiter de cheveux blancs, hurla le tireur.
   - Nous affronterons les buveurs de sang et nous vaincrons avec toi, dit un autre.
   - Ou vous serez tous morts, répliqua un paysan. Je préfère fuir…
Riak leva la main pour réclamer le silence.
   - Nous ne sommes pas là pour nous battre les uns contre les autres. Que ceux qui veulent partir, partent.
Puis elle se tourna vers Jirzérou qui l’avait rejoint grâce aux bayagas.
   - Regarde s’il est mort, lui dit-elle en désignant celui qui avait reçu une flèche.
Puis s’adressant aux autres, elle déclara :
   - On va camper ici. Demain, il fera jour !
Dans la nuit qui tombait, elle réunit les chefs de sa petite armée.
   - Demain, nous allons nous battre contre les buveurs de sang. Je m’avancerai avec Jirzérou. N’intervenez pas ! En tant que reine, je dois finir le rite. Si d’autres soldats ou policiers sont présents, vous pourrez vous battre.
   - Je ne comprends pas, Ma Reine, dit celui qui faisait office de général,...
   - Lors de la nuit de la Constellation Blanche, l’interrompit Riak, vous n’avez rencontré aucun des buveurs de sang et pourtant il y en avait tout un détachement. Demain je dois faire ce qui doit être fait face aux derniers buveurs de sang qui sont dans le royaume. Après cela la terre de Landlau sera purifiée.
Elle vit le regard l’incompréhension dans les yeux de ses interlocuteurs.
   - Pour vous, ce soir finissent les jours sans bayagas. Mais cette croyance est fausse. Les bayagas sont toujours là. Pendant les jours de la Fête, on ne les voit pas. C’est tout.
   - Pourquoi nous raconter cela, Ma Reine ?
   - Parce que demain, vous verrez les bayagas et il vous faudra ne pas fuir…
Elle fut interrompue par le bruit d’une course.
   - Ils arrivent ! Ils arrivent !
L’homme s'arrêta près de Riak.
   - Les buveurs de sang, ils arrivent ! Les premiers sont dans Cannfou le Haut et j’ai vu tous ceux qui montaient avec leurs torches. Je les ai entendus… Ils vont attaquer avant le jour.
   - As-tu vu d’autres soldats ?
   - Non, que des buveurs de sang.
Riak tira son épée.
   - La terre de Landlau n’attendra pas demain pour être purifiée...
Avant que les autres n’aient pu réagir, elle était partie au petit trot vers Cannfou. Quand elle s’en approcha Jirzérou l’avait rejointe.
   - Ça fait beaucoup de torches, dit-il en voyant la nappe de lumière qui semblait se répandre depuis Cannfou.
Riak ne répondit pas. Les léopards des neiges se mirent à feuler et doucement se mirent en mouvement. Les quatre silhouettes blanches progressèrent dans la nuit.
   - Où sont les bayagas, demanda Jirzérou ?
   - Autour de nous… Ne les sens-tu pas ?
Jirzérou jeta des coups d’œil à droite et à gauche. Il devinait à peine dans la nuit les ombres plus sombres des bayagas. Il lui sembla qu’elles jubilaient. Un cri déchira la nuit :
   - LA CHEVEUX BLANCS !
Ce fut comme si on avait donné un coup de pied dans une fourmilière. On entendit le bruit des armes et celui des cordes qu’on lâche. La femelle léopard fit un bond en avant. Une barrière de glace se dressa brusquement devant Riak et Jirzérou, bloquant les flèches qui arrivaient. Quand la femelle retoucha terre, la glace se brisa dans un grand bruit. Riak poussa un cri et se mit à courir vers les buveurs de sang. Elle allait en finir avec ceux-là. En face d’elle, ce fut une clameur poussée par cent gorges assoiffées de sang. Ils couraient le plus vite possible pour être le premier à tuer la cheveux blancs.
Le buveur de sang n’eut même pas le temps de frapper. Riak le coupa en deux sans s’arrêter. Les deux suivants furent égorgés par les léopards. Les autres se mirent en formation. Le choc fut brutal. Riak recula. Ce fut à ce moment-là que déferla la vague noire des bayagas. L’une après l’autre les torches s'éteignirent.
Quand l’armée de la reine arriva, ils ne trouvèrent que des cadavres. Lentement, l’arme basse, ils pénétrèrent dans Cannfou, marchant entre les corps désarticulés de ceux qui, il y a peu, les faisaient trembler d’effroi. Sur la place, ils virent Riak faisant face à une armée noire. Le général et ses hommes se figèrent. L’aspect des ceux qu’ils découvraient était cauchemardesque. Une voix à glacer le sang dit :
   - Thra avait raison, tu es sa digne fille. Tu as accompli la vengeance promise. Maintenant nous pouvons reposer en paix.
Le grand guerrier noir mit un genou à terre. Même dans cette position, il dépassait Riak de la tête et des épaules. Riak leva son épée qui parut scintiller devant le noir des bayagas. Comme un seul homme, les bayagas mirent genou à terre. Riak leva bien haut son épée et la posa sur le casque du guerrier.
   - Bàr Lokààà !
Ce fut comme si la lumière pénétrait toutes les ombres des bayagas noires. On vit apparaître des silhouettes humaines. Cela ne dura pas. Comme si la lumière les éclairait de l’intérieur, ils disparurent petit à petit. Le dernier à disparaître fut celui qui faisait face à Riak. Il prit l’aspect d’un chevalier en armure avant de devenir un éclair de lumière.
Restée seule dans la nuit noire, Riak se retourna. Attrapant une torche par terre, elle se dirigea vers son armée. Tous s’écartèrent pour la laisser passer.
   - Nous pouvons aller dormir, la nuit sera calme !

mercredi 14 août 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...85

Riak contemplait le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Elle était épuisée et avait la nausée. Depuis son départ de Nairav, accompagnée des bayagas noires, elle avait vécu un long massacre. Quand elle se battait avec un des buveurs de sang, les bayagas en décimaient des dizaines. Leur rage était telle qu’ils ne se contentaient pas de les tuer. À chaque fois, il y avait la même explosion de colère. Ce n’était plus une bataille, c’était une boucherie où les buveurs de sang se faisaient hacher menu. Maintenant que tous ces ennemis étaient morts, Riak se retrouvait seule à patauger dans un charnier. Partout des corps déchiquetés, des ruisseaux et des flaques de sang et surtout cette odeur douceâtre et nauséeuse des viscères emplissant les canyons. Derrière elle, Jirzérou semblait aussi écoeuré. Ils retrouvèrent Narch un peu plus loin. Il essayait encore de vomir le contenu d’un estomac vide.
   - Allons dans un tunnel, dit Riak.
Elle prit conscience qu’elle était couverte de sang et de sanies. Ses vêtements en étaient imprégnés. Elle regarda les autres. Ils lui ressemblaient.
    - On ressemble à des spectres, déclara Jirzérou.
    - Il faut qu’on aille ailleurs, reprit Riak. C’est irrespirable.
Elle appela Wardsauw.
   - Emmène-nous à une source, où nous pourrons nous reposer.
En disant cela, elle se rappelait le bosquet d’arbres près duquel elle avait rencontré le léopard des neiges.
   - Je vois l’endroit, fille de Thra.
L’ombre noire avait à peine fini de parler qu’ils se trouvaient sur le tapis fleuri d’une vallée épargnée par les combats. Un peu en contrebas glougloutait une source alimentant une vasque. Ils s’en approchèrent. Riak sursauta. Deux silhouettes de femmes se profilaient sous les arbres.
   - Par la Dame Blanche ! Dans quel état vous êtes !
Riak reconnut la voix de Mitaou.
   - Venez par-là dame Riak, je vais m’occuper de vous !
Bemba se leva à son tour pour accueillir Jirzérou et Narch.
   - Le Sachant a dit de vous attendre ici. J’ai des tenues pour vous.
Elle les détailla des pieds à la tête. Les deux hommes semblaient épuisés. Elle se focalisa sur Narch qui semblait le plus ébranlé.
   - Je ne pensais pas que cela se passerait comme ça, dit le jeune homme en se laissant tomber à terre. Je ne pensais pas…
   -  Maintenant,  c'est fini,  dit Bemba.
   - Oui… mais j'ai les images.  Les bayagas… c'était horrible… plus cela allait et plus ça prenait corps… aucun n'est resté entier en face… et puis cette odeur… cette odeur…
Pendant que Bemba essayait de réconforter les deux hommes,  Mitaou avait pris Riak en main. Son aspect était effrayant.
   - Le Sachant m'a prévenue. J'ai préparé un endroit pour vous reposer. 
Tout en parlant,  Mitaou la conduisit vers un abri léger qu'elle avait fait. Un brasero diffusait de la chaleur. Il y avait même un grand baquet. Riak ne semblait rien voir.  Elle était ailleurs.  Mitaou parlait sans s'arrêter.  Elle racontait ce que lui avait dit Koubaye et tous ses préparatifs.
   - Asseyez-vous,  Dame Riak. Vous allez voir,  un bain chaud vous fera du bien.
Joignant le geste à la parole, elle jeta les pierres qui chauffaient dans le brasero.  L'abri fût empli de sifflements et de vapeur. Riak se laissa faire quand Mitaou lui retira ses habits et la conduisit dans le baquet. Elle se laissa aller. Les souvenirs du premier bain qu'elle avait pris au temple lui revinrent à l'esprit. Des larmes lui montèrent aux yeux et se mirent à couler. Où était l'enfant de ce temps-là ? Mitaou babillait à ses oreilles tout en la baignant comme on baigne un enfant. Cela faisait comme une musique réconfortante à ses oreilles. Bientôt, elle s'endormit. 
Mitaou regarda celle qui avait bouleversé sa vie. Elle pensa que sans cette rencontre,  elle ne serait qu'une obscure novice ou pire une "renvoyée",  indigne de servir la Dame Blanche. Une vague d'amour la submergea. Elle aimait Riak. Pour elle,  Mitaou pourrait donner sa vie. Dehors elle entendait les hommes qui se lavaient dans la source et Bemba qui leur expliquait que la mère supérieure faisait nettoyer le temple et ses environs. Tous les valides, nonnes ou pas, s'occupaient à effacer les traces de la bataille.
Au bout d'un moment, alors que dehors Jirzérou et Narch se rhabillaient, Mitaou appela doucement Riak :
   - Dame Riak !  Dame Riak ! Réveillez-vous…
Riak ouvrit les yeux.
   - J'ai rêvé…
Elle n'alla pas plus loin. Narch venait de pousser un cri d'alarme. Mitaou assista à ce spectacle incroyable de Riak bondissant hors de l'eau, se drapant dans un linge tout en attrapant son épée.
Jirzérou vit jaillir la frêle silhouette blanche. Il avait son arme à la main. Narch et Bemba faisaient face à un danger que Riak ne remarqua pas tout de suite. Sur sa poitrine, le médaillon irradiait une douce chaleur. C'est alors qu'elle les vit. Un couple de léopards des neiges approchait tranquillement. Riak avança à leur rencontre. Elle admira la démarche souple de ces grands animaux. Elle ne les quittait pas des yeux. Que venaient-ils faire ? Le mâle feula doucement. Riak affermit sa prise sur la garde de son épée :
   - Tu sais que tu ne me fais pas peur, lui dit-elle.
Elle soupesa le risque de voir bondir le fauve. Elle était maintenant devant les autres, l’épée fermement en main, sentant la douce chaleur de son médaillon. La scène avait quelque chose d'irréel. Les deux animaux continuèrent leur progression. C’est alors que Riak vit les deux petits qui couraient vers elle. Les deux boules de poils vinrent se frotter contre ses jambes nues.  Elle baissa sa garde pendant que les adultes approchaient à leur tour. Sous les yeux ébahis des autres témoins, le mâle glissa sa tête sous la main libre de Riak, cherchant la caresse. La femelle s’allongea au sol et bailla de toute sa gueule, pendant que ses petits venaient jouer contre ses flancs.
Leur retour à Nairav fit sensation. Riak avançait seule devant, suivie des deux léopards adultes, alors que les jeunes gambadaient tout autour. Quelques pas derrière, Jirzérou et Narch marchaient d’un même pas. Mitaou et Bemba fermaient la marche, tirant sur un traîneau les affaires dont elles avaient eu besoin.
Gochan en personne vint les accueillir, mais elle recula en voyant le léopard des neiges passer le premier la porte du temple. Quand Riak passa sous le linteau, elle eut la surprise de voir la vieille femme mettre genou à terre. Autour d’eux, les autres prenaient le large devant l’apparition des deux animaux sauvages. Interloquée, Riak s’arrêta :
   - Qu’est-ce à dire, ma mère ?
   - La prophétie avait raison. Tu es celle que Rma a choisie pour tisser à nouveau les fils du royaume de Landlau. Je te dois obéissance.
   - Relevez-vous, lui répliqua Riak avec agacement.
Comment dire à cette femme qu’elle se sentait encore enfant, débordée par tout ce qui arrivait ? Après ce qu’elle venait de vivre, se battre ne l’amusait plus. Elle sentait encore l’odeur du sang et de la mort flotter autour d’elle. Elle s’interrogeait sur ce voulait filer Rma. Koubaye ! Il fallait qu’elle voie Koubaye.
   - Où est Koubaye ?
La question prit Gochan au dépourvu. Elle regarda autour d’elle en balbutiant qu’elle ne savait pas. Le léopard était revenu sur ses pas et se frotta contre les jambes de Riak. Il avança de quelques pas et se retourna vers elle en s’immobilisant. Riak comprit qu’il voulait qu’elle le suive. Il s’engagea dans l’escalier qui montait à la cour. Quand ils débouchèrent dans la lumière, Riak dut s’arrêter pour laisser ses yeux s’habituer. Au milieu de la cour, il y avait le piédestal avec le diadème et à côté Koubaye. Si le reste de la cour était vide, les gens étaient montés sur le chemin de ronde pour regarder ce qui arrivait.
Riak avança un léopard de chaque côté, Jirzérou sur ses talons. Narch les suivait avec Mitaou et Bemba. Gochan, qui avait peiné à se relever, déboucha dans la cour quand Riak s’approcha de Koubaye. Elle remarqua qu’il ne semblait nullement effrayé par la présence des fauves.
   - Je t’attendais, dit-il à Riak.
   - Que …
   - L’heure est venue et elle est là. Demain est le jour de la grande fête.
Des souvenirs inondèrent l’esprit de Riak. La fête, tout avait commencé là. La fête revenait et elle était à Nairav, bien loin des montagnes.
   - Tu ne peux y aller comme cela !
Riak sursauta. De quoi parlait Koubaye ? Aller à la fête lui sembla impossible. Pourtant Koubaye continuait à parler :
   - Il te faut te préparer.
Gochan et les autres s’étaient rapprochés et formaient un cercle autour d’eux. Les léopards s’étaient allongés près du socle où reposait le diadème.
   - Rma a repris de très vieux fils, continua Koubaye. Dans la bataille qui vit la disparition du roi Riou, il y avait son dernier frère. Tout le monde l’a cru mort. Tel ne fut pas le cas. Il fut recueilli mourant par une vieille femme qui le cacha et le soigna. Revenu à la vie, il avait perdu la mémoire de qui il était. Quand la vieille mourut, il épousa une jeune femme du cru enracinant sa lignée dans la vallée. Tu es la dernière représentante de cette lignée et la première à arborer la chevelure blanche de la famille royale.
Koubaye se tut un instant. Dans tout le temple le silence régnait. Riak était abasourdie.
   - Aujourd’hui est venu le temps pour Rma de retisser le royaume de Landlau.
Quand Koubaye posa le diadème sur la tête de Riak, les deux léopards vinrent s'asseoir de part et d’autre d’elle. Puis Koubaye mit un genou à terre, imité par tous les présents.
On improvisa une fête. Les gens se laissèrent aller. On fêtait la fin des buveurs de sang mais aussi l’arrivée d’une reine. Le royaume allait revivre. Nul ne savait comment. Le Sachant l’avait dit, cela se ferait.
Riak s’était assise le dos contre le piédestal. De chaque côté les léopards des neiges s’étaient couchés en ronronnant. Elle avait reçu les hommages de tous les présents et cela avait pris une bonne partie de la nuit. Elle était fatiguée. Koubaye vint s’asseoir à côté d’elle.
   - Tu as fait de moi une reine… lui dit Riak, mais je ne saurai jamais faire.
   - Tu as le diadème mais tu n’es pas encore reine…
   - Que veux-tu dire ?
   - Le peuple doit te reconnaître !
   - Et comment cela va-t-il arriver ?
   - Le soleil va bientôt se lever… il est temps. Appelle Wardsauw.
Koubaye se leva, imité par Riak. L’ombre noire sembla sortir du piédestal.
   - Parle, Fille de Thra.
   - Fais ce que Koubaye demande.
   - Allons voir se lever le soleil, répliqua Koubaye.
 Riak connut à nouveau ce flottement propre à la magie de déplacement de Wardsauw. Elle ne reconnut pas l’endroit immédiatement. La lumière du soleil allait bientôt inonder le rocher sur lequel elle était. De part et d’autre d’elle, les léopards avaient suivi le mouvement. Ils allèrent se placer près d’un plat dans le rocher qui faisait comme un siège.
   - Assieds-toi, lui dit Koubaye.
Riak obéit tout en regardant autour d’elle. Ce paysage lui était familier. Assise sur la pierre froide, elle examina le paysage dans la pâle lueur de l’aube. Mais… bien sûr !!! Elle se leva brusquement pendant que le soleil pointait à l’horizon. Elle fut illuminée de ses rayons. Elle comprit qu’elle était sur le rocher du roi Riou. C’est alors que monta une clameur depuis la plaine :
   - Le roi ! Le roi est revenu !

mercredi 24 juillet 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...84

Kaja était fatigué. Par l’Arbre Sacré, que la journée avait été longue : son second, Selvag l’avait réveillé avant l’aube. Le noctambule baron Zwarch avait prévenu que quelque chose de grave se passait. Kaja, entouré d’une escouade de gayelers, avait pris la route vers une des maisons discrètes où l’on accueillait ceux qui voulaient faire la fête sans contrainte. À son arrivée, un policier l’attendait. Il se mit au garde-à-vous :
   - Le lieutenant est à l’intérieur, Mon Colonel !
Autour, tout semblait calme. Le quartier était composé de belles demeures entourées de jardins et, plus ou moins protégées par de hauts murs. Devant lui, Kaja découvrit un porche. On ne découvrait la maison qu’une fois la porte poussée. Il y avait une vaste cour permettant aux carrosses et berlines de manœuvrer. Elle était vide. La maison, sans grâce, devait dater du siècle dernier. Kaja nota que l’entretien extérieur laissait à désirer. Il monta quatre à quatre les marches du perron. un autre policier lui ouvrit la porte. Kaja entra. Il n’eut aucun doute. Cela sentait la mort.
   - Où, demanda-t-il ?
   - En haut, Mon Colonel !
Kaja allait se précipiter dans l’escalier quand un lieutenant vint à sa rencontre. Après un bref salut, il s’adressa à Kaja :
   - J’ai été prévenu au deuxième tiers-temps de la nuit, Mon Colonel. Quand nous sommes arrivés, nous avons rapidement circonscrit le début d’incendie, mais j’ai manqué d’hommes pour poursuivre les fuyards.
Kaja tiqua. le lieutenant reprit :
   - Nous ne sommes qu’une petite unité. Ce quartier est d’habitude très calme. Il n’y a que des bourgeois et cette maison de plaisir.
   - Continuer les faits, Lieutenant.
   - Oui, Mon Colonel. Des hommes fuyaient par les jardins. Ils sont passés de propriété en propriété. Quand ils ont passé le ruisseau plus bas, ils ont retiré ce qui servait de pont. C’est à ce moment-là que mes deux hommes les ont perdus.
   - Bien, Lieutenant, l’interrompit Kaja qui se tourna vers un de ses adjoints. Talpen, vous prenez des hommes et vous suivez la piste.
Puis se retournant vers le lieutenant, il l’invita à continuer.
   - Dès que le feu fut sous contrôle, nous avons fouillé la maison. Dès le palier nous avons trouvé des corps.  
Kaja, qui avait atteint le palier, regarda le spectacle qui s’offrait à ses yeux. On avait procédé là à un massacre systématique. Il dévisagea un ou l’autre des personnages. S’ils n’étaient pas très en vue, c’étaient de bonnes lames. Ceux qui avaient fait cela étaient nombreux et très bien entraînés. La tenue plus que légères des hommes et les corps à moitié dénudés des femmes montraient que l’attaque avait eu lieu pendant une de ces orgies coutumières dans cette maison.
   - Nous avons trouvé la tenancière dans ce salon, dit le lieutenant en désignant une porte. Mais le plus grave est dans le boudoir après le grand salon.
Kaja suivit son subordonné dans la grande pièce d’apparat. Partout, il découvrait le même spectacle,  des corps entremêlés, gisant sur les nombreux canapés ou à même le sol.
   - Pas de survivants ?
   - Non, Mon Colonel. Ceux qui ont fait cela, ont bien pris soin d’achever tout le monde.
   - Un coup au cœur ?
   - Pour la plupart, quelques uns ont été égorgés.
Kaja suivit le lieutenant jusqu’au boudoir. On appelait ainsi, une pièce encore plus discrète que les autres où se vivait tout ce qu’on pouvait désirer… Il fut étonné de ne voir que des corps habillés et aucune femme. Le lieutenant le conduisit jusqu’à la cheminée. Il fit signe au policier présent de retourner le corps. Kaja sursauta. L’épée à la main, Jobau gisait dans une mare de sang.
   - C’est la seule pièce, où ils ont essayé de se défendre. 
   - Il est habillé, fit remarquer Kaja. Il n’était pas la pour la bagatelle, pas plus que les autres.
   - Ils venaient peut-être d’arriver, fit remarquer un sergent.
   - Non, Sergent, le Baron Jobau commençait ses fêtes dès la tombée de la nuit.
Kaja se tourna vers Selvag :
   - Il m’avait parlé d’empêcher Reneur d’arriver au pouvoir. N’était-il pas en train de comploter ?
   - Ceux qui le surveillaient n’entraient pas dans les officines privées comme celle-ci. Je vais me faire amener les rapports et relire. 
Kaja désigna Jobau et demanda :
   - Qui sait ?
   - Seulement ceux qui sont dans cette pièce et moi, Mon Colonel.
Kaja se tourna vers le lieutenant :
   - Bien, Lieutenant. Sur votre vie, vous êtes tenus au secret jusqu’à ce que la nouvelle soit publique. Nous n’avons pas besoin d’une guerre civile.
Puis il se pencha sur Jobau et examina ses plaies.
   - Au moins, ils ne l’ont pas égorgé, dit-il en découvrant la fine trace de la blessure de la poitrine.
Il écarta un peu les vêtements et découvrit, maculé de sang une lettre que la lame avait traversée. Il la récupéra et la déplia. Bien que tachée, on pouvait en lire la majeure partie.
   - Y-t-il d’autres documents ?
   - Pas ici, Mon Colonel, mais ils ont essayé d’en brûler en bas.
   - Bien , allons voir, dit Kaja puis se tournant vers Selvag, il ajouta : mettez tout le monde en alerte.
Kaja redescendit l’escalier et suivit le lieutenant dans les pièces communes. Les serviteurs gisaient dans des mares de sang. Ici les exécuteurs avaient fait le travail au sabre et non à la dague. Plus ils avançaient dans les couloirs et plus on sentait la fumée.
   - Le feu a été mis ici, dit le lieutenant, en désignant un coin de la grande cuisine.
Au premier regard, Kaja ne comprit pas pourquoi avec tout le bois sec présent, le feu n’avait pas pris davantage..
   - Pendant qu’un des leurs mettait le feu, les autres massacraient les cuisiniers. C’est probablement en plantant son sabre dans ce poteau, qu’il a fait basculer les réserves d’eau stockées. Sur les autres étagères, il y a de l’huile ou des alcools...
Kaja regarda ce qui restait de toutes les étagères et suspentes et sans plus s'appesantir sur leur chance, il alla voir les restes de parchemins trouvés dans le foyer. L’eau avait tout trempé. Sur les lourdes feuilles, l’encre coulait. Il donna des ordres pour qu’on les mette à plat et qu’on les emmène sous bonne garde au quartier général. Peut-être y aurait-il des explications sur ces documents ? Il soupçonnait Jobau d’avoir comploté contre Reneur et de s’être fait surprendre par ce dernier. Les seuls à pouvoir faire une action pareille étaient les buveurs de sang. Les manières de faire collaient bien.
Il lui fallait prévenir Gérère.
Suivi de Selvag, il partit vers le palais du vice-roi. Des messagers étaient en route. Kaja avait décidé de contrôler tout la région. Avant la fin de la matinée, toutes ses unités seraient sur le pied de guerre.
Il arriva en milieu de journée à la capitale. Le palais du vice-roi Gérère était dans le quartier des barons sur la colline près du fleuve. Ils traversèrent une bonne partie des faubourgs avant de l’atteindre. Il vit qu’il y régnait une certaine agitation. Tout en avançant, il donna des ordres à un de ses lieutenants pour que se déploient toutes les garnisons. Plus ils se rapprochaient des hauts quartiers, plus Kaja sentait le danger. Ils furent presque bloqués au passage des remparts. Tout le monde semblait vouloir sortir. Kaja pensa au pire. Reneur avait-il décidé de tuer Gérère après avoir tué son fils? Il forcèrent le passage, bousculant toute la piétaille qui d’habitude se pressait près des palais pour obtenir quelques subsides. Kaja s’arrêta au niveau du poste et interpella le policier :
   - Qu’est-ce qui se passe ?
   - Les gens hurlent qu’on se bat dans les palais, mais personne ne sait rien !
Kaja éperonna sa monture et se lança dans la montée vers le palais de Gérère. Curieusement, plus il s’en approchait, plus les rues étaient calmes. Quand il fut à proximité, il fut rassuré de voir le palais dans son aspect habituel. Seul un garde se tenait à l’entrée. Kaja l’interrogea. Il apprit que le vice-roi n’était pas là. Un cavalier était arrivé très tôt dans la matinée et peu après, Gérère et toute sa garde personnelle étaient partis, harnachés pour le combat. Dans le palais, ne restaient que les serviteurs et une poignée de gardes. Kaja blémit. Gérère aurait-il mis sa menace à exécution ? Il l’avait souvent entendu dire après une réunion houleuse qu’un jour, il éliminerait manu militari cet imposteur de Reneur.
   - Vite ! Au Grand Palais !
En haut de la colline, se dressait le Grand Palais. On appelait ainsi le siège du gouvernement. Gérère y avait des appartements mais il préférait sa demeure familiale. C’est vers elle que Kaja avait dirigé ses pas en premier. Gérère avait dû apprendre la mort de son fils et décider de le venger. Kaja et ses hommes partirent à bride abattue vers le Grand Palais. Ils entendirent le bruit des combats avant de les voir. La situation était confuse. Des hommes se battaient. Il y avait des corps allongés et du sang partout. Kaja s’interposa entre deux combattants.
   - Baron Tougfou ! Baron Kétil ! Qu’est-ce à dire ?
   - Cette engeance de vipères tente de prendre le pouvoir. Le Vice-roi est retranché dans la grande salle.
L’autre tint à peu près le même discours. Kaja les fit taire et posa des questions. L’un était pour Reneur et l’autre pour Gérère. Kaja les connaissait. C’était des barons de petites fortunes. Ils suivaient la cour et étaient allés chercher leurs gardes quand ils avaient entendu les premiers combats. Chaque clan avait fait de même. Bons derniers à arriver sur les lieux, ils avaient commencé à se battre sans trop savoir où en était le reste de l’affrontement.
Kaja vit entrer une première unité de policiers. Il leur fit prendre position dans la cour. Il avait fait désarmer les deux barons et leurs quelques gardes. Et quand sa garde de gayelers arriva, ils pénétrèrent dans le Grand Palais. Leur irruption mit fin aux combats, au fur et à mesure qu’ils progressaient. Les gayelers réduisaient par la force tous ceux qui refusaient de poser les armes. Kaja, à leur tête, monta quatre à quatre le grand escalier enjambant les corps. Il reconnut la livrée de la garde personnelle de Gérère. Les combats avaient été violents. Il repéra un ou deux cadavres de buveurs de sang. Il pensa que Batogou ne les avait pas tous emmenés à sa chasse aux rebelles. Il espérait ne pas avoir à les affronter. Il arriva dans l’antichambre de la grande salle. Les portes étaient grandes ouvertes, il n’y avait plus aucun serviteur visible. Kaja, l’épée à la main, s’avança. Au fond de la salle, un des deux trônes était renversé et sur l’autre, Reneur faisait un discours, en face de lui pêle-mêle des barons, des gardes, des buveurs de sang. Dans un coin, rassemblés comme des prisonniers, d’autres barons, des fidèles de Gérère, et leurs hommes étaient gardés par des buveurs de sang. Tous écoutaient :
   - En ce jour néfaste, où le baron Gérère a tenté de prendre le pouvoir par la force...
Kaja s’arrêta entre les deux battants de la porte. On s’était battus dans la grande salle. Il y avait de nombreux corps à terre. Il fit signe à ses gayelers de passer par les couloirs latéraux et de prendre position. Il chercha des yeux Gérère parmi les prisonniers sans le voir. Personne ne faisait attention à lui. Tous écoutaient Reneur continuant à discourir sur la nécessité qui avait été la sienne de défendre le royaume contre les ennemis de l’intérieur qui s’étaient révélés au grand jour. Kaja pensa qu’il s’écoutait parler. Il suivit la progression de ses hommes qui, furtivement, entouraient la grande salle de réception. Il sursauta en entendant Reneur continuer à parler :
   - … et la mort de ce renégat qui depuis toutes ces années abusait de son autorité, détournant à son profit les biens réservés au roi, nous libère d’un joug, nous redonnant la liberté face à cette populace qu’il laissait prospérer. Nous allons pouvoir avec la fin de son règne, rétablir le droit du roi et acquérir ce qui nous revient sans se laisser détourner …
Gérère était mort. Vu le discours de Reneur, cela ne faisait aucun doute. Kaja vit rouge. L’épée à la main, il allait s’avancer quand il entendit Reneur commencer à prononcer les paroles du serment de commandement :
   - … et aujourd’hui, je prête le serment d’assumer cette fonction pour le bien du peuple et la gloire du roi. Si quelqu’un s’y oppose qu’il le dise maintenant ou se taise à jamais !
Alors que les premiers applaudissements s’élevaient, Kaja déclara d’une voix forte :
   - Moi, je m’y oppose.
Tous les regards se tournèrent vers lui.
   - Que...? Que…, bafouilla Reneur.
   - Si je suis chef de la police,  je suis aussi le gardien de la loi. Et la loi dit qu'une enquête doit avoir lieu quand meurt un vice-roi.
Reneur changea. Se reprenant, le vice-roi se tourna vers le buveurs de sang et cria :
   - EMPAREZ-VOUS DE LUI ! Il EST À LA SOLDE DE GÉRÈRE !
Immédiatement les buveurs de sang se mirent en mouvement. Il y eut un grand remue-ménage quand les gayelers sortirent des couloirs pour investir la grande salle. Les archers furent les premiers à entrer en action et les quelques buveurs de sang qui s’étaient rapprochés de Kaja furent transpercés de plusieurs flèches.
Les buveurs de sang, sûrs de leur victoire, se ruèrent en avant. Le choc fut d’une extrême violence. Les gayelers les égalaient au combat. Kaja avait fait se déplacer toutes ses forces. S’il avait donné ordre de quadriller la ville, il avait aussi donné l’ordre d’envoyer tout le régiment des gayelers au Grand Palais. Leur nombre et leur vaillance au combat fit la différence. Pour la première fois, les buveurs de sang combattaient des gens qui n’avaient pas peur d’eux. Certains, parmi les gens de cour, participèrent à la bataille, d’autres tentèrent de fuir les lieux sans y parvenir. Toutes les issues étaient gardées. C’est ainsi que fut arrêté Reneur, qu’un groupe de fidèles, voyant la tournure des événements, essayait de mettre à l’abri. 
La bataille du Grand Palais dura jusqu'à la nuit.  Kaka avait quitté les lieux avant, laissant Selvag en finir avec les buveurs de sang. Il emmenait Reneur prisonnier, ainsi que les barons qui l’avaient aidé. Dans la caserne des gayelers, les cellules se remplirent. Pendant que ses adjoints s’en occupaient, Kaja fit le tour des généraux. Il leur mit le marché en main. Soit ils ne participaient à rien et on ne touchait pas à leurs prébendes, soit ils prenaient parti et ils rejoignaient Reneur. Un seul répondit qu’au nom de sa fidélité à Reneur et Batogou, il préférait la prison. Les autres, devant le coup de force des policiers qui maintenant quadrillaient la capitale, bloquant toute possibilité de rébellion, choisirent de rester neutres. Kaja étudiait les documents pris le matin sur les lieux de la mort de Jobau quand Selvag entra. Kaja l’interrogea du regard :
   - Tout est calme et sous contrôle, Colonel.
   - Je viens de parcourir ces parchemins. Les choses étaient bien plus avancées que nous le pensions. Jobau était bien près de déclencher une révolte.
Selvag tendit d’autres documents à Kaja :
   - Reneur savait. Voici les preuves…
Kaja se pencha sur ce que lui tendit Selvag. Ils étudièrent les rapports d’enquêtes qui arrivaient petit à petit. La victoire des gayelers sur les buveurs de sang avait fait l’effet d’un électrochoc sur la population. Les invincibles étaient vaincus. Un vice-roi était mort, l’autre aux arrêts. Partout des patrouilles de police sillonnaient la capitale. Un de ses aides de camp entra.
   - Mon colonel, j’ai trouvé cela dans le palais de Gérère…
De nouveau Kaja se pencha sur les documents qu’on lui ramenait. Son visage s’assombrit au fur et à mesure de sa lecture. Il découvrit que Gérère lui-même, préparait un coup d’état… Il pensa que tout était pourri dans ce royaume. Il toucha sous sa chemise la branche de son Arbre Sacré qui ne le quittait jamais. Qu’allait-il pouvoir faire ?
   - Mon colonel, commença Selvag, le code de la Loi est clair. Vous devez assurer la stabilité et la sécurité du royaume en attendant que les enquêtes soient terminées.
Kaja le regarda. Il le sentit rayonner. Il soupira. Il douta un instant de la fidélité de Selvag. Lui aussi avait-il projeté de prendre le pouvoir ?
   - Mon Colonel ?
   - Oui, Fraimag, répondit Kaja à son serviteur.
   - Il se fait tard, Mon Colonel. J’ai préparé vos appartements dans la caserne. Puis-je me retirer ?
   - Tu as raison, Fraimag. Il se fait tard. Tout cela peut attendre demain.
Kaja se leva et dit :
   - Messieurs, allons nous reposer, demain nous prendrons les décisions qui s’imposent.
Il distribua ses ordres pour la nuit. L’heure de l’étoile de Lex était passée depuis longtemps. Le temps du calme était arrivé. Une fois dans ses appartements, il s’assit sur le lit. Il était fatigué. Par l’Arbre Sacré, que la journée avait été longue...

mardi 9 juillet 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...83

Bulgach dit à son fils :
 -  Il va faire beau… mes vieux os me le disent… il faut se préparer. Ils seront bientôt là.
Comme la neige avait commencé à fondre, Bulgach avait repris les préparatifs de la guerre. Dans toutes les tribus, on préparait des armes. Quant à celles qui habitaient les bords des gorges, elles se préparaient à encaisser le premier choc avec l’ennemi. Tout le monde y allait de son analyse. Les hommes du baron Corte seraient là. C’était sûr. Les buveurs de sang n’avaient aucune idée de la topographie des montagnes. Les montagnards préparaient la guerre depuis des générations. À l’arrivée des envahisseurs ils avaient repoussé les quelques escouades qui étaient venues dans leurs montagnes. Si eux trouvaient leur pays merveilleux, les autres le trouvaient trop rude et trop pauvre. Seul le baron Corte s’était installé sur les contreforts et faisait quelques incursions. Dans leurs légendes, le Mont des vents était le centre du monde et ils en étaient les gardiens. Un Sachant l’avait dit. Un jour, viendraient ceux qui voulaient conquérir le monde. Et ce jour-là, malheur à ceux qui ne seraient pas prêts. Depuis, les montagnards préparaient leur défense. Les grottes étaient pleines de pierres ainsi que la montagne au-dessus du lac aux eaux mortes. Bulgach avait placé ses guetteurs et préparé les cordes. Les femmes et les enfants partirent pour les tribus plus éloignées dans la montagne. Ne restèrent que les hommes prêts à combattre. Bulgach vivait dans l’exaltation. Sa tribu tenait l’entrée des gorges. Les avalanches étaient prêtes pour emporter quiconque tenterait de passer par ailleurs que les gorges de Tsaplya. Il suffisait d’un homme ou deux pour tenir ces passages pendant des jours. Il avait peu neigé cette année. Les gorges étaient comme une faille d’est en ouest entaillant le massif. Le ruisseau qui y courait sur la partie la plus basse était tiède. Les montagnards n’y touchaient pas. Elle était pour eux signe de ce qui sortait des entrailles de la terre, comme l’urine sort des entrailles des hommes. Cette chaleur faisait fondre très vite toute la neige accumulée entre les parois. Un micro-climat y régnait. Bien que tortueuses, les gorges à cet endroit avaient assez de largeur pour que Bulgach et ses hommes s’y installent sans risque de toucher à l’eau interdite. Leur rôle était d’attirer par leur fuite les ennemis assez loin dans les gorges pour pouvoir les piéger. Le Sachant l’avait dit. Si les tribus combattaient seules, elles seraient toutes vaincues. Si elles combattaient toutes ensemble comme une seule, alors la victoire leur reviendrait. Et le miracle avait eu lieu. Il y avait eu beaucoup de rencontres pour se mettre d’accord, mais les montagnards face aux buveurs de sang agiraient comme un seul homme.
Ce matin-là, au lever du jour, Bulgach avait dit à son fils en voyant le ciel clair et le soleil dans toute sa splendeur :
   - C’est une belle journée pour mourir !
   - Oui, Père, nous nous couvrirons de gloire et nos noms seront chantés jusqu’à la fin des temps.
Comme tous les matins, ils avaient pris leur repas, couvert le feu, vérifié les pièges et les armes. C’est au milieu de la matinée que résonna comme le cri de l’effraie. Bulgach déclara :
   - L’ennemi est là ! Les guetteurs l’annoncent ! 
Immédiatement, tout le monde fila à son poste. Ils connaissaient tous les codes des guetteurs imitant les différents oiseaux. Le cri de la buse qui chasse leur indiqua que l’attaque était lancée. Tous les montagnards de la tribu de Bulgach burent la fiole que le chaman leur avait donnée. “ Du pur extrait de rage” leur avait-il dit, “ Avec ça vous ne connaîtrez ni la peur, ni la douleur !”

Corte marchait en tête avec le colonel. Après son échec avec le général, il avait descendu ses ambitions. Il avait obtenu de diriger les opérations face aux montagnards et de garder tous les terrains conquis pour lui. Il était certain que les montagnes renfermaient de minéraux précieux. Il se voyait déjà riche de l’exploitation des mines qu’il découvrirait. Avant cela, il devait gérer le bataillon de buveurs de sang que le général lui avait confié. Le colonel Sachdo avait lu la lettre de mission que Corte avait ramenée avec lui après l’histoire de Stradel. Il avait dit :
   - Les ordres sont clairs. J’obéirai.
Il s’était tourné vers son aide de camp et avait ajouté :
   - Mender, traitez-la comme les autres courriers et mettez-là en lieu sûr.
Corte ignorait que les buveurs de sang utilisaient un code dans leur missive. Un texte qui n’apparaissait qu’en traitant le courrier avec un révélateur spécial. Sachdo avait pris connaissance après sa réunion avec Corte des ordres véritables. Il avait beaucoup ri :
   - Je reconnais bien là le général, avait-il dit à Mender, il veut qu’on joue la comédie pour que les hommes de Corte soit notre première ligne. Le général dit qu’il n’est pas nécessaire de perdre des camarades alors que nous avons les amateurs de Corte pour faire cela.
Si tous les buveurs de sang étaient au courant, Corte et ses hommes se sentaient flattés de la sollicitude qu’on leur témoignait. Les exercices étaient communs et l'entraînement rude.
Le jour de l’attaque, Corte marchait en tête avec le colonel. Ils discutaient de tactique et surtout de l’après victoire. Ils s’arrêtèrent devant l’entrée des gorges de Tsaplya. Les troupes se déployèrent pendant que les deux chefs observaient le passage.
   - C’est le seul accès pour une armée. Les autres passages sont escarpés et ne conviennent pas à des hommes en armes.
   - J’ai quand même fait préparer quelques commandos. Leur rôle comme nous avons décidé sera de nettoyer les hauts des gorges pour que l’armée puisse passer tranquille.
Les groupes d’attaque partirent. Ils suivaient un des hommes de Corte qui leur servait d’éclaireur. Pendant ce temps, les autres commencèrent à faire mouvement. Sachdo avait envoyé des patrouilles de reconnaissance qui n’avaient vu personne. Elles étaient remontées jusqu’à une source chaude sans rencontrer âme qui vive. Corte avait pris la tête de ses hommes. Ils avaient amené les chiens de guerre, qui faisaient régner la terreur dans le fief. Ils avancèrent prudemment. Ils étaient le premier groupe d’attaque. Le colonel avait expliqué qu’en faisant cela, Corte aurait la gloire de la victoire. Il serait celui qui a emmené les buveurs de sang à la victoire. Sa troupe comportait une cinquantaine d’hommes.  Il y avait les archers en retrait et les porteurs de piques qui ouvraient la marche. Au milieu, Corte et ses gardes proches, avec les chiens. Quand ils atteignirent les premiers rochers, commencèrent les premiers ennuis. Ce fut d’abord un piqueux qui se fit écraser en passant entre deux rochers. Puis deux hommes hurlèrent de douleur. Ils étaient tombés dans une chausse trappe et s’étaient embrochés sur des roches coupantes comme des rasoirs. La progression fut très ralentie. Faisant attention où ils mettaient les pieds, ils ne virent pas les pièges qui les atteignirent qui, au niveau du ventre, qui, au niveau de la poitrine.
En arrière le colonel comptait les cris et les blessés.
   - Reste à savoir où sont les montagnards, dit-il à Mender. Leurs pièges ne servent qu’une fois. Corte et ses guignols vont les avoir fait jouer. Nous serons tranquilles. Faites démarrer le premier groupe.
Une centaine d’hommes en armure se mit en marche. Leur rôle était d’obliger l’ennemi à se découvrir et à le fixer pour pouvoir l’exterminer.
Devant, l’hécatombe continuait. Les pièges avaient mis hors de combat presque la moitié des hommes de Corte. Maintenant ils progressaient sur une prairie qui longeait la rivière. Corte avait donné l’ordre de marcher sur deux colonnes pour éviter les pièges. À cette époque de l’année, l’herbe était couchée et jaunâtre formant des sortes de monticules, quelques arbres poussaient çà et là. Il y avait aussi des rochers partout qui servirent rapidement de protection quand les premières flèches tombèrent. Corte n’en crut pas ses yeux quand il vit un rocher bouger et se transformer en être humain qui égorgea un de ses soldats en hurlant avant de s’enfuir en zigzagant entre les rochers devant lui. Un peu plus loin, ce fut un arbre mort qui s’ouvrit en deux, dévoilant un montagnard qui eut le temps de mettre trois hommes hors de combat avant que les archers n’en viennent à bout.
   - Dix flèches, il a fallu dix flèches pour l’arrêter ! On est mal barré, Baron.
Corte jeta un regard noir à son sergent. Il allait le sermonner quand il le vit faire un pas en arrière. Une lourde flèche à pointe de pierre venait de l’atteindre à la limite de sa cotte de maille. Le sergent émit une sorte de gargouillis avant de tomber à genou pendant que le sang lui giclait de la bouche.  Corte regarda le spectacle un instant, sidéré. Puis se tournant vers les gorges, mettant son bouclier devant lui il se mit à courir en hurlant :
    - À L’ATTAQUE !
Rockbrice en profita. Bandant son arc, il décocha une flèche. Celle-ci frappa de plein fouet le baron, traversa son bouclier, son plastron et lui défonça le sternum pour finir dans le coeur.
Pour les soldats de Corte qui le virent tomber mort avec une seule flèche, ce fut la débandade. Ils se mirent à fuir et se heurtèrent aux buveurs de sang qui arrivèrent. Ceux-ci n’avaient que mépris pour les fuyards. Les quelques survivants de la première vague furent massacrés dans leur fuite.
Ce fut à ce moment qu’on entendit un bruit d’avalanche venant du haut d’un versant. Le colonel regarda dans la direction. Il vit le nuage de poussière. Cela ne pouvait pas être naturel. Il pensa qu’un des groupes prévus pour nettoyer le haut des gorges s’était fait prendre dans un piège. Il jura. Sans personne pour couvrir les hauteurs, ils allaient être très vulnérables au fond de la gorge. Il n’avait pas le choix. Le général avait été clair. L’échec lui était interdit. Les rapports lui arrivaient. Si la mort de Corte ne le troubla pas, la présence d’archers le contraria. Il fit mettre tous les siens  en position. Ils avaient ordre d’éliminer les archers adverses. Très rapidement, un messager revint faire son rapport. Malgré leur supériorité numérique, ils étaient inefficaces. Leurs arcs ne portaient pas assez loin. Les montagnards avaient des armes de plus grande portée et beaucoup plus puissantes. Sachdo prit la décision d’engager le deuxième groupe. Rapidement la situation des buveurs de sang s’améliora. Leurs adversaires n’étaient pas assez nombreux. Ils commencèrent à perdre des hommes. Les corps à corps étaient féroces et les montagnards qui montraient leur supériorité dans les duels, commencèrent à céder du terrain quand ils durent se battre à deux ou trois contre un. Ils se replièrent derrière une première ligne de fortifications.Le capitaine, qui avançait avec ses troupes, les jugea médiocres. Leur premier assaut fut malgré tout un échec. Une pluie de pierres coupa leurs élans. Si les buveurs de sang étaient plus grands que leurs ennemis, ils n'en avaient pas la force physique. Aucun d'eux ne pouvaient soulever de telles masses et encore moins les jeter avec une telle puissance. Le capitaine fit rompre le combat et reculer ses troupes. Il envoya un émissaire en arrière avec un des arcs ramassés et avec le plastron d'un combattant. En attendant les nouveaux ordres, il commença une guerre d’usure. Un groupe se lançait à l'assaut pour provoquer une réaction des défenseurs et de loin les archers décochaient leurs volées de flèches pour en éliminer le plus grand nombre.
Le colonel examina avec attention les armes des montagnards. Il fallut deux hommes pour arriver à bander l’arc. Le plastron résista facilement à une flèche. Si la pointe perça, elle n’alla pas plus loin. Sachdo jura. Le cuir de cet animal était vraiment particulier pour résister ainsi. Ce plastron valait presque l’armure de ses soldats. Comme si ces mauvaises nouvelles ne suffisaient pas, les rapports d’échec des groupes partis pour conquérir les hauteurs arrivèrent. Tous les guerriers avaient été blessés ou tués par des avalanches provoquées. Ceux qui survivaient étaient hors de combat, un bras ou une jambe cassés quand ce n'était pas les deux. Le colonel se trouvait devant un dilemme : renoncer et encourir les foudres du général ou poursuivre et risquer l’échec. Sa réflexion fut courte. L’échec était encore préférable au général en colère. Il lança toutes ses troupes dans la bataille.
Les montagnards durent battre en retraite. Ils se déplaçaient vite mais pas assez. Les pertes commençaient à être conséquentes. Sachdo menait l’assaut. Le groupe de tête attaquait et était relayé par un deuxième puis un troisième et ainsi de suite. Les montagnards fatiguaient. Il le sentait. Ils dépassèrent la source chaude. Devant eux, c’était la débandade parmi les ennemis. Certains étaient encore très dangereux comme cet archer qui courait à toute vitesse se mettre hors de portée des arcs des buveurs de sang, puis qui décochait quelques traits. Il était impressionnant de précision. Quant à ses flèches, elles perçaient les armures. Si toutes n’étaient pas mortelles, elles blessaient suffisamment pour mettre hors de combat. Les gorges devinrent plus étroites et plus tortueuses. Le colonel hurla pour que ses troupes accélèrent. Elles ne devaient pas perdre de vue l’ennemi. C’est pourtant ce qui arriva. Quand Sachdo arriva au tournant, il vit les montagnards saisir des lianes et s’élancer vers les hauteurs. L’archer était déjà en position et décochait de nouvelles flèches. En bas les archers furent assez près pour blesser sérieusement plusieurs montagnards.
Bulgach serra les dents quand la flèche lui entra dans l’épaule. Il ne pouvait plus grimper. Il lâcha la liane et retomba lourdement sur le sol. Un buveur de sang leva sa lance pour le transpercer. Bulgach tenta de se relever. Il entendit un bruit métallique et le buveur de sang tomba à genoux sans finir son geste. Une flèche dépassait de son casque. Bulgach reconnut les pennes de Rockbrice. Il eut un sourire mauvais. Le sachant avait raison. Il allait se couvrir de gloire et mourir en combattant. Il attrapa la lance de son ennemi et chargea. L’extrait de rage lui faisait oublier et douleur et prudence. Il embrocha un puis deux buveurs de sang, évita la charge de deux autres, récupéra une arme ennemie qu’il trouva aussi légère qu’une plume, lui qui était habitué aux armes d’obsidienne. Il fit un carnage malgré les flèches qui tentaient de transpercer son plastron et ses protections en cuir de sanglier des montagnes. Seul Rockbrice et quelques autres avaient assez de force pour les tuer. Bulgach n’oubliait pas pour autant le plan. Il reculait tout en se battant attirant les ennemis toujours plus avant dans les gorges. D’autres flèches le touchèrent. Son sang coulait maintenant par de multiples endroits. Les hommes qu’il combattait rompirent le combat. Il faillit les poursuivre. Il n’en eut pas la force. Une nouvelle vague d’assaillants se précipita sur lui en hurlant. Une lance puis deux le transpercèrent. Dans ses oreilles, il entendit comme des tintements. Il sut que la mort était là. Le bruit d’une avalanche lui arracha un dernier sourire.
Quand Sachdo entendit tomber les premières pierres, il hurla les ordres de repli contre les bords de la montagne. Puis il y eut le bruit énorme d’une avalanche avec de la poussière qui remonta la vallée les mettant dans un brouillard épais. On n'en voyait plus rien. Il entendit tomber des poteries qui se brisaient au sol projetant leur contenu tout autour. Ce fut des cris et des hurlements. Si certaines poteries ne contenaient que du liquide d’autres étaient emplies de serpents. La panique se répandit dans la troupe. L’air devenant un peu plus transparent,
Sachdo put tuer plusieurs serpents avant qu’ils ne l’attaquent.
    - Regroupez-vous, hurlait-il, regroupez-vous au pied des falaises !
La pluie de poteries cessa à son tour. Le silence se fit.
Sachdo scrutait le ciel vers le haut. Les hommes se reprenaient. Il lui fallait des informations sur l’état des gorges en aval pour pouvoir se replier. Il transmit l’ordre à un capitaine d’aller voir. C’est alors que tombèrent les premières torches. Ce furent des hurlements quand tout le fond de la gorge s’embrasa. Sachdo jura. Ce liquide qui était tombé était comme inflammable comme de la poix. Les hommes couraient dans tous les sens. Certains étaient de véritables torches vivantes transmettant le feu de flaque en flaque.
Marest chanta le chant de l’aigle. Aussi grand que Rockbrice, il était le chef d’une tribu loin dans l’intérieur du massif. Sa bravoure était légendaire et il avait presque tué à lui tout seul assez de sangliers des montagnes pour faire tous les plastrons et les protections de ceux qui avaient eu pour mission d’aller en bas. Il avait été élu chef de toutes les tribus pour mener cette guerre. Avec les autres chefs, il avait préparé le plan. Marest tendit l’oreille. Un hululement lui amena la réponse. Les choses se passaient comme prévue. Ceux qui avaient tenté de passer par les petits chemins étaient tous hors d’état de nuire sauf un petit groupe qui fuyait. Tous les autres combattants étaient dans les gorges. Il vit arriver le fils de Bulgach hors d’haleine :
   - Comme l’avait dit le sachant, mon père est resté en bas.
   - Alors c’est le moment !
Marest attrapa un rocher de bonne taille et le lança dans la gorge. Ce fut le signal. Tous, du plus petit au plus grand, participèrent. Les femmes n’étaient pas en reste. Elles transportaient des centaines de cruches dans lesquelles elles avaient mis l’huile qui leur servait à faire briller les lampes. Elles avaient bravé l’hiver de nombreuses fois pour aller en recueillir là où elle coulait du rocher.
Marest regarda vers l’ouest monter la colonne de poussière.
   - Kaskis a fait son travail ! Les gorges sont bloquées. Ils ne pourront pas fuir. Qu’on lance les torches !
On raviva le feu et on distribua les torches. Bientôt on entendit les premiers hurlements. Marest, qui était parti voir au bord des gorges comment ça se passait en bas, revint vers le feu.
   - Ils croient vivre l’enfer mais ils n’ont encore rien vu… Burch envoie les signaux à la tribu du lac des eaux mortes. Qu’ils fassent ce qu’ils ont promis.
Burch jeta la paille mouillée dans le feu. Une épaisse fumée blanche s’éleva qu’il modula à l’aide d’une peau d’animal.
Marest rejoignit les bords de la gorge et attendit. On entendait que les hurlements venus d’en bas. Et puis… Marest sourit, c’était cela. Le grondement devint audible par tous puis devint assourdissant. Tous se penchèrent pour regarder dans les gorges. Ils virent le mur d’eau arriver comme un cheval au galop, balayant tout sur son passage arbres, hommes, et roches. Le chef de la tribu du lac des eaux mortes lui avait dit qu’il y avait assez d’eau dans ce lac pour remplir les gorges et qu’un secret s’échangeait de chef en chef depuis la nuit des temps sur ce qu’il fallait faire pour libérer la fureur des eaux.
La vague passa puis on la vit remonter car elle avait rencontré le barrage que Kaskis avait fait en bloquant le passage. Le grondement reprit de plus belle et tous virent jaillir de l’eau en dehors des gorges quand la vague montante rencontra la nouvelle vague venue du lac. Les eaux montaient de manière vertigineuse dans les gorges au point que certains crurent que tout allait déborder.
Le barrage de Kaskis céda sous la pression et le bruit s’entendit de très loin. En contrebas, les buveurs de sang qui étaient restés en arrière et tous ceux qui leur servaient d’intendants furent balayés à leur tour par le mur de roches et d’eau qui s'abattit sur eux.
Rockbrice s’approcha de Marest :
   - Le sachant avait raison… nous sommes les gardiens de la montagne !