Petit homme : Quatrièmes saisons

207
La saison des récoltes était passée. Comme souvent le premier blizzard était arrivé brutalement clouant dans les demeures ou dans les abris tous les habitants du Royaume blanc. Lyanne avait été surpris comme tout le monde, alors qu'il se reposait dans son pied-à-terre après les Montagnes Changeantes. Il soupira. Ce n'est pas aujourd'hui qu'il pourrait aller voler et découvrir le pays d'en-haut. La Blanche le fatiguait. Les intrigues étaient nombreuses, complexes et ne lui laissaient pas le loisir d'aller voler. Les courtisans ne semblaient pas comprendre qu'il voyait en eux plus loin qu'eux-mêmes. Il avait pris l'habitude d'aller quelques jours se reposer dans ce palais que l'on nommait le Fort de Moune.
- L'hiver sera précoce et violent.
Lyanne se retourna pour voir qui avait parlé.
Une petite silhouette se tenait non loin de lui contemplant à travers les parois de glace pure qui servaient de fenêtres les bourrasques de flocons qui se précipitaient sur eux. Elle se retourna et fit une révérence :
- Chioula, seigneur, je m'appelle Chioula !
Elle prononçait son nom avec un sifflement charmant qui la désignait comme une native des hautes terres qui surplombaient la plaine. Il la détailla. Elle portait encore les lourds habits des voyageurs, seule sa tête était nue et sa chevelure noire et blanche ondulait en vagues hypnotisantes sur ses épaules. Lyanne n'avait jamais rencontré un tel regard. Les iris bleus lui évoquèrent les ciels sombres des nuits d'hiver sans nuage. Ils s'étaient fixés sur lui sans crainte mais sans provocation. Lyanne soutint son regard de ses yeux d'or. Elle lui sourit.
- Il y a un jeu chez nous qui consiste à savoir qui baissera les yeux le plus vite.
Lyanne eut un sourire. Décidément cette jeune femme ne manquait pas de courage.
- Jouez-vous avec tous ceux qui passent à votre portée, dame Chioula ?
- Non, Seigneur, seulement avec ceux qui ont le regard franc.
Dans ce couloir, deux silhouettes immobiles semblaient s'opposer aux tourbillons de la tempête extérieure.
- D'où venez-vous, dame Chioula ?
- Des hautes terres du pays de Pomiès. Mon père vient d'être nommé auprès du nouveau roi-dragon pour nous représenter.
- Vous êtes princesse de votre peuple, alors !
Sans ciller, elle se mit à rire.
- C'est ce que dit ma mère pour essayer de me faire tenir tranquille.
Ce fut au tour de Lyanne de rire.
- Si j'en juge par vos jeux, elle est loin d'avoir réussi...
Le sourire aux lèvres, les yeux bleus rivés dans l'or des pupilles de Lyanne, Chioula souriait.
- Il est tard dans la saison pour voyager. Le pays de Pomiès avait-il oublié d'envoyer un représentant ?
- Non, Seigneur. Le seigneur de Rère qui nous représentait est malheureusement mort brusquement.
Sans plus ciller que Chioula, Lyanne se remémora cette histoire.
L'homme avait disparu. Vu sa position, on avait prévenu le roi-dragon. Une enquête avait été ouverte. Dans la maison du seigneur Rère, rien n'avait disparu. Ses serviteurs l'avait vu partir un début d'après-midi pour une rencontre avec... L'identité du personnage était inconnue. Aucun élément n'était venu expliquer. Le scandale avait éclaté une main de jours plus tard. On avait retrouvé le corps déchiqueté du représentant du pays de Pomiès. Ceux qui l'avaient vu, décrivaient avec force détails, les lésions horribles faites par de puissantes mâchoires. Certains n'attendaient que cela pour dénoncer la présence des crammplacs poilus. Le nouveau corps d'armée conjoint ne plaisait pas à la Blanche. Lyanne avait cantonné un groupe d'action à une distance d'arc de la ville. Un groupe d'habitants avait assez mal réagi à la présence des grands fauves aussi près de chez eux. On y retrouvait les mêmes qui n'avaient pas apprécié l'arrivée de Lyanne. Ils s'étaient résolus à supporter le dragon quand un disciple de Jorohery avait essayé de le tuer. Leurs idées de rendre au Prince-majeur sa primauté, avaient fondu comme neige au soleil. À cette époque Lyanne était entré en ville depuis peu. Bien sûr, on l'avait acclamé. Yaé avait bien fait son travail et personne n'aurait osé aller contre lui. La tentative de l'assassin avait eu lieu alors que Lyanne et Yaé allaient visiter l'emplacement prévu pour les crammplacs. La cour suivait pour une fois à quelques distances de son roi-dragon. L'explication officielle était pour lui laisser la place en cas de transformation. Les princes suiveurs n'avaient pas été déçus. L'homme de Jorohery avait attaqué sournoisement alors que Lyanne et Yaé lui tournaient le dos pour commenter ce qu'ils voyaient. Le tintement du métal sur les écailles du dragon s'était entendu jusqu'à la Blanche. Même Yaé fut surpris par la rapidité de la transformation. Si l'homme avait levé une deuxième fois son épée, il ne l'avait jamais rabaissée. Une gueule énorme et rouge l'avait réduit en morceaux. Le dragon avait posée son regard d'or sur les princes suiveurs. Son hurlement de colère avait fait trembler toute la plaine. Rares furent les princes à rester debout devant le souffle, heureusement froid, qui jaillit de la gueule du dragon rouge. Lyanne en nota les noms dans sa tête tout en reprenant sa forme humaine. Yaé n'avait pas bougé, pas bronché devant le cri.
- Trouve qui est à l'origine de ça, lui avait dit Lyanne.
Et Yaé s'était exécuté. Son enquête avait duré quelques jours et il avait fait son rapport. Il en ressortait que deux princes-cinquièmes avaient trempé dans l'histoire. Lyanne les avait fait venir dans la grande salle du palais qu'on appelait salle du combat car dans ce lieu se déroulait le rituel de punition des princes. Ils avaient racheté leur faute en mourant dignement en combattant le roi-dragon.
Pour Lyanne, la mort du représentant du seigneur de Rère était un piège autrement plus redoutable. Le pays de Pomiès possédait une autonomie réelle. Ses us et coutumes différaient. Ils avaient une justice en propre. Le pays blanc était leur suzerain mais pas leur maître. Le seigneur de Rère faisait partie de la famille régnante. Il était le cousin au deuxième degré du frère du Seigneur de Pomiès, ou quelque chose comme cela. Lyanne n'avait pas très bien compris. Ce qu'il avait compris était que le bonhomme avait l'oreille du Seigneur de Pomiès et qu'il fallait compter avec lui. En regardant au fond de sa personne, il avait vu un être bouffi de suffisance et de certitudes. Il n'y avait pas de sujet qu'il ne connaissait pas. À l'écouter, son avis était précieux et son jugement sûr. Le seigneur de Pomiès lui avait d'ailleurs donné tous les pouvoirs pour négocier avec le nouveau roi-dragon, comme il l'avait fait avec le Prince-majeur. En fixant ses prunelles d'or dans les yeux sombres du seigneur de Rère, Lyanne avait aussi découvert toutes les compromissions de l'individu, toutes ses dépravations. Même sous son apparence d'homme, il sentait ses griffes sortir. Il avait alors demandé à Yaé de le surveiller un peu. Le pays blanc ne pouvait se fâcher avec le pays de Pomiès. Il était leur principale source d'approvisionnement. Dans ses vallées réchauffées par des sources volcaniques, poussait tout ce qui manquait à ce pays de glace et de neige. Il y a bien longtemps, il y avait eu la guerre entre eux. C'était lors de la grande famine sous le règne du roi-dragon Polhenc. Pour le pays blanc le choix était simple, c'était vaincre ou mourir. Depuis le seigneur de Pomiès avait fait allégeance. S'il fournissait des vivres, il en échangeait aussi contre des armes et des produits manufacturés qui plaisaient dans la plaine lointaine. Le seigneur de Rère aurait aimé avoir de l'or. Lyanne l'avait senti. Mais dans le pays blanc, l'or est réservé aux trésors des dragons. A défaut, le seigneur de Rère recherchait les faveurs comme signe de son pouvoir. Il trempait dans toutes sortes de trafics. Après sa disparition, Lyanne avait appris le pire. Le mort avait eu des goûts sexuels dispendieux. Yaé, d'habitude si direct dans ses rapports, avait employé toutes sortes de formulations pour les décrire. Si les crammplacs n'avaient pas été mis en cause, Lyanne n'aurait pas fait chercher plus loin. La mort de ce personnage ne l'attristait même pas. Seulement, il fallait trouver le coupable pour innocenter les crammplacs. Il s'était fait conduire sur le lieu de la découverte du corps, comme toujours, accompagné d'un certain nombre de princes. Ils s'étaient retrouvés dans un des quartiers les plus sordides de la Blanche. Un de ces quartiers qu'on tolère car on ne peut les supprimer sans qu'ils renaissent ailleurs plus discrets et plus sombres.
- La pluie et le vent ont balayé les traces, lui avait dit Yaé.
- Je vois, avait répondu Lyanne. Son esprit était déjà loin quand on a abandonné son corps ici.
Il suivit du regard les traces imperceptibles à d'autres yeux que les siens. Doucement, il se déplaça, remontant une ruelle. Par un geste-ordre, il avait interdit aux autres prince de le suivre. La phalange noire gardait les lieux et les princes, pendant qu'il progressait, suivi de Yaé, dans un dédale de venelles toutes plus sinistres les unes que les autres. Ils avaient abouti à une porte à l'aspect capable de décourager tout agresseur.
- Où est-on ? avait interrogé Yaé, nous sommes dans une impasse.
- Les yeux qui nous regardent le savent très bien.
Lyanne s'avança et frappa à la porte. Yaé n'était pas à l'aise. L'endroit était idéal pour un guet-apens. Le roi-dragon pourrait-il manœuvrer dans un espace aussi réduit ? Il dégaina ses deux épées quand à sa grande surprise, la porte tourna sur ses gonds.
- Bonjour, Maître.
La voix était sirupeuse et le regard fuyant.
- Rares sont les gens qui prennent cette entrée. L'autre est beaucoup plus confortable.
L'homme sursauta quand ses yeux se posèrent sur Yaé. Sa voix se fit suraiguë :
- La garde ! À moi, la garde !
Dans le même temps, il essaya de fermer la porte. Quand il vit qu'il ne pourrait pas le faire puisque Yaé avait planté son épée dans le chambranle, il s'enfuit vers l'intérieur en continuant à crier. Lyanne pénétra dans un couloir. Au fond il aperçut l'homme qui s'enfuyait par un passage sur la droite. Il dégagea son marteau et avança. Il jeta un œil à chaque pièce qui s'ouvrait dans le couloir. Chacune d'elles était encombrée d'un bric-à-brac indescriptible. Dans la dernière, il vit même une mâchoire de crammplacs. Il voulut s'en emparer quand...
- Sus ! Sus !
Lyanne n'eut pas le temps de s’appesantir sur sa découverte. Une main d'hommes armés venait de jaillir dans le couloir. Le premier moulinet de son marteau brisa net deux lames. Les autres en retrait, étaient gênés et ne pouvaient intervenir. Lyanne les repoussa. Ils se retrouvèrent dans une cour intérieure. Une autre main d'hommes en armes surgit d'un autre passage. Yaé déboucha derrière Lyanne et attaqua. En quelques instants, il ne resta qu'eux debout, à leurs pieds dix corps sans vie.
- Par là ! fit Yaé en désignant une porte.
D'un coup de marteau, elle s'ouvrit à toute volée. Un autre couloir s'allongeait devant eux. Des gens s'enfuirent devant eux dans des tenues indécentes.
- Où sommes-nous ? demanda une nouvelle fois Yaé.
- Dans un lupanar !, répondit Lyanne, et un de la pire espèce.
Avançant au pas de charge, il faisait sauter les portes qui lui résistaient. Dans certaines pièces des hommes nus essayaient de se cacher dans des recoins qui n'existaient pas. Tout ici était fait pour la torture. Des corps de femmes pantelants étaient exposés. Des orgres habillés comme des caricatures de serviteurs du palais se tassaient les uns contre les autres. Lyanne s'arrêta un instant. Devait-il tuer tous ces hommes ?
L'arrivée d'une main d'hommes de la phalange noire le dispensa de répondre. Il leur fit signe de les garder. Continuant son trajet, il déboucha dans une pièce plus grande. Le personnage qui avait ouvert la porte se tenait là, protégeant avec une épée de pacotille un homme livide, dos au mur. Lyanne s'avança. Le serviteur leva son arme :
- N'avan...N'avancez pas ou gare à vous ! dit-il en déglutissant avec difficulté.
Lyanne dégagea le serviteur d'un revers de son marteau et immobilisa l'homme en le bloquant contre le mur avec son arme.
- J'ai toujours payé, Seigneur ! J'ai toujours été régulier, pourquoi cette attaque ? balbutia l'homme.
- Qui es-tu ?
- C'est le Sange, dit Yaé.
Lyanne tourna vers lui un regard interrogatif.
- Je l'ai vu chez Jorohery.
- Raconte, dit Lyanne sans lâcher la pression de son marteau.
C'est comme cela que le roi-dragon apprit que celui qui s'était fait nommé le Bras du Prince-majeur avait beaucoup plus de mal que ce qu'il pensait. Il avait perverti la société même du Royaume Blanc en favorisant l'existence des perversions. Lyanne avait fait poursuive l'enquête.
Le Sange avait tout avoué, et donné tous ses complices et ses contacts. Favorisé par Jorohery, il avait créé un lieu de plaisirs sadiques où les plus puissants pouvaient tout se permettre. C'est là que le seigneur de Rère, ivre de plaisir mauvais et de boissons fortes avait trouvé la mort. Certains princes avaient profité de cet événement. À l'aide de la mâchoire de crammplacs que Lyanne avait aperçu, ils avaient défiguré le corps et l'avait abandonné là où on pourrait accuser ceux que leur haine poursuivait.
S'en était suivi une véritable purge. Certains vinrent se jeter aux pieds du roi-dragon pour implorer sa clémence, d'autres tentèrent de fuir, mais la majorité tendit le dos en espérant passer à travers.
- Si le regard est fixe, l'esprit est ailleurs !
Lyanne sortit de ses pensées.
- Votre perspicacité est grande, dame Chioula.
Un bruit de pas leur fit tourner la tête.
- Ah ! Tu es là ! Je te cherche partout. Nous devons nous préparer. Je viens d'apprendre que le roi est là et qu'il va nous donner audience.
L'homme qui venait d'interrompre le jeu ressemblait à Chioula.
- Excusez ma fille Seigneur, elle ne connaît pas bien les usages de votre pays.
Lyanne s'inclina légèrement.
L'homme tendit la main vers sa fille. Cette dernière se retourna, lança un dernier regard vers Lyanne et lui dit :
- Nous avons été interrompus. Le jeu n'est pas fini. J'espère que nous pourrons le reprendre.
De nouveau Lyanne s'inclina :
- À votre service, dame Chioula.

208
Le chef du protocole était désespéré. Depuis que le roi-dragon était arrivé à la Blanche, il essayait de lui inculquer les bonnes manières. Il se prenait à regretter le Prince-majeur ou Jorohery, non pas pour les personnes qu'ils étaient mais parce qu'il faisait selon les règles. Il soupira. Jorohery lui faisait peur et le Prince-majeur était devenu un mort-vivant. On le nourrissait, on l'entretenait mais il semblait avoir perdu toute personnalité. Les marabouts ne pouvaient rien pour lui. La magie de Jorohery l'avait marqué trop profondément. Le roi-dragon l'avait rencontré. Le chef du protocole était présent ainsi que d'autres princes. Le roi-dragon s'était mis au pied de son lit. Leurs regards s'étaient croisés. Celui du Prince-majeur était devenu gris. Tout le monde avait senti la tension extrême entre les deux hommes. Il y avait eu comme un dialogue sans voix. Monocarna qui était présent lui avait dit une partie de ce qu'il avait ressenti. Lyanne rendait le Prince-majeur responsable de ce qu'il n'avait pas connu ses parents et de tout ce qu'il avait vécu avant de faire Shanga.
- Il pourrait le guérir, je pense qu'il en a le pouvoir. Je crois même qu'il lui a redonné de la conscience. Mais je sens son désir de le punir. En le laissant comme cela, c'est comme s'il le mettait en prison en lui-même.
Le chef du protocole avait hoché la tête en entendant Monocarna. Il avait essayé d'enseigner les bases de ce que devait faire un roi à Lyanne mais celui-ci avait du mal à suivre les consignes. Il agissait parfois d'une manière très déstabilisante comme la fois où il avait interrompu une audience pour aller chasser.
- Les dragons doivent chasser, avait-il dit en se levant, et le temps de la chasse est venu.
Ici dans le fort de Moune, le chef du protocole n'avait pas à sa disposition tout le personnel nécessaire. Il bricolait un peu. Il avait regardé venir la tempête presque avec plaisir. Il allait avoir du temps avec le roi-dragon pour l'amener à l'écouter un peu plus, et puis l'arrivée inattendue du représentant du pays de Pomiès allait lui permettre de ne pas faire une mise en scène mais de travailler sur la réalité. Il manquait de mobilier digne de ce nom dans ce relais de chasse. Il avait quand même pu amener diverses choses qui allaient l'aider. Il eut une pensée pour son passage à travers les Montagnes Changeantes. Il avait tremblé tout le temps de la traversée. Il trouva Lyanne dans le couloir de glace claire. Il était seul et semblait pensif.
« Il doit rêver de chasse. », pensa le chef du protocole.
- Majesté !
Lyanne tourna vers lui un regard absent.
- Il faut vous préparer.
Lyanne lui fit un sourire contraint et se dirigea vers lui. Être roi-dragon n'avait pas que des avantages, il devait gérer le royaume ce qui déjà en soi était lourd, mais il devait aussi supporter les obligations d'un protocole auquel il ne comprenait rien et qui lui était comme étranger. Lyanne ne voulait pas tout bousculer, pas encore. Il fallait du temps pour que les choses évoluent. Il pensa : « qu'est-ce qu'il va encore me trouver ? ».
- Le représentant du pays de Pomiès arrive à point, dit le chef du protocole d'un air guilleret, nous allons pouvoir travailler votre présentation. J'ai justement là quelques vêtements adaptés à cet usage.
Le fort de Moune avait beaucoup changé depuis la première fois que Lyanne y était venu. Le rempart bricolé par les phalanges avait été consolidé, agrandi, renforcé. À l'abri des montagnes, et dans le courant d'air froid venu d'une haute vallée toujours enneigée, la glace qui le composait restait dure toute l'année. Suivant les critères des gens du royaume blanc, il y faisait même bon. Lyanne au cours de ses différents passages avait aidé à sa réalisation. S'il maîtrisait le feu comme tous les dragons, il maîtrisait la glace comme tous les rois-dragons. Il l'avait montré de main de maître lors de son combat contre Jorohery. Moune était l'architecte de ce palais qui portait encore le nom de fort. Il avait conçu un ensemble aux multiples recoins avec des espaces suffisants pour un dragon et des espaces plus intimes pour un homme et ses invités. De grandes dépendances adossées à la montagne permettaient de loger hommes, bêtes et provisions.
Le représentant du pays de Pomiès avait été très étonné par ce qu'il avait découvert. Il était parti avec les préjugés habituels de son peuple. Si les guerriers blancs étaient leurs suzerains, ils étaient tout juste bons à faire la guerre et aussi rustres que les crammplacs qu'ils combattaient. Arrivant devant le fort de Moune, il avait découvert un palais de glace à la beauté sobre et élégante. Ce fut pour lui le signe que l'arrivée d'un roi-dragon après toutes ces saisons sans roi, représentait un bouleversement radical. Il fut accueilli avec déférence par des serviteurs qui lui avaient appris la présence du roi-dragon. Sa fille avait battu des mains en s'écriant : « On va voir le roi ! ». Il lui avait jeté un regard noir pour lui demander de se tenir. Elle l'accompagnait à la demande de sa mère pour lui apprendre le monde. Les femmes au pays de Pomiès jouaient un rôle certain dans la vie publique. Elles pouvaient être autonomes, ce qui n'était pas le cas dans le royaume Blanc. Chioula, selon sa mère, devait apprendre à se conduire en toutes circonstances et c'est bien connu : « les voyages forment la jeunesse », avait dit la mère pour obliger son époux à emmener sa fille. La délégation avait été conduite à son arrivée dans l'aile la plus près des montagnes. La vue ne s'étendait pas loin. Chioula en avait été déçue et avait décidé d'aller voir de l'autre côté la tempête arriver. Elle avait un peu erré dans le palais avant de découvrir ce passage de glace transparente. Elle avait eu l'impression bizarre d'être dehors sans y être. Le vent fouettait la façade sans qu'elle n'en ressente les effets. Elle admirait le spectacle quand était arrivé l'homme qui venait contempler aussi. « Un seigneur de la suite du roi-dragon, sans doute ! » pensa-t-elle devant l'impression de familiarité qu'il donnait. Pour jouer, elle l'avait défié au jeu des regards. Il avait accepté. Son père était venu l'interrompre. Elle allait encore devoir jouer à la princesse devant des officiels ennuyeux à mourir. Elle se promit de revoir ce seigneur et de finir la partie.
Elle écouta d'une oreille discrète son père parler de la chance qui était la leur. La présence du roi-dragon allait leur permettre de le rencontrer loin de la foule de la capitale. Il pourrait entamer le dialogue de bonne qualité que le Seigneur de Pomiès espérait.
- Est-il beau ? demanda Chioula en interrompant son père.
Celui-ci s'interrompit un instant.
- Je ne connais rien à la beauté des dragons.    
- C'est un dragon ?
- Bien sûr. Le roi-dragon est un dragon.
- Et il est gros comment ?
- Je ne sais pas. On nous a rapporté que c'était un dragon rouge aux yeux d'or mais je n'en sais pas plus.
Chioula vit le pourpre de certaines étoffes telles que les tissaient les paysannes du haut plateau durant les soirées d'hiver. Cette laine teintée par le suc d'une plante prenait une vivacité qui faisait la réputation de la région. Elle fit un effort pour imaginer un dragon. Elle vit une silhouette de laine rouge avec deux pièces d'or dans les yeux. Elle le voyait gros comme... comme... non, elle ne pouvait pas vraiment imaginer les petits tissages de dragon qu'elle avait pu voir en plus grande taille. C'est avec une certaine appréhension qu'elle emboîta le pas à son père à l'invitation des serviteurs.
À travers les espaces de glace transparente, elle vit que la tempête soufflait toujours. Se tournant vers son père, elle dit :
- Je n'avais jamais vu une glace aussi pure avant.
- C'est l'œuvre du roi-dragon, répondit un serviteur. Il est le seul à savoir faire cela.
- Et elle ne fond pas ?
- Non, princesse. C'est cela la magie du roi-dragon. La Blanche est en grande partie construite comme cela. L'autre partie est de glace vulgaire qui doit être réparée quand revient l'hiver.
- Le responsable du pays de Pomiès est logé dans un ancien palais du roi-dragon, intervint le père de Chioula.
- Je le connais, ajouta le serviteur. On dit qu'il date de l'époque du roi-dragon Rasunsoto. Il l'a construit pour celle qu'il aimait.
Chioula faillit battre des mains. Cette idée d'un dragon amoureux lui plaisait beaucoup. Elle se retint devant le regard que lui jeta son père.
Devant eux une porte s'ouvrit. La salle était grande et haute. Au fond il y avait une estrade avec un siège appuyé sur le mur. À droite Chioula vit de grandes portes. Elle pensa immédiatement au dragon et estima sa hauteur à trois fois celle d'un homme. Une certaine appréhension l'envahit. Comment devait-on se comporter avec un dragon ? Elle eut un certain sentiment de panique jusqu'à ce que la voix de son père résonne dans sa tête pour lui rappeler que le protocole était justement fait pour codifier la rencontre et éviter les surprises. Le serviteur les guida jusqu'à deux sièges non loin de l'estrade. Des gardes étaient répartis le long des parois. Dans son éducation, Chioula avait eu droit à l'explication des grades et des signes distinctifs des différents guerriers, princes, personnages du royaume. Elle fut intriguée par le liséré rouge qu'arborait la tenue des guerriers. Le serviteur qui les guidait leur expliqua qu'il était en présence de la phalange personnelle du roi-dragon, recrutée dans sa tribu d'origine. La réponse laissa Chioula perplexe. Comment un dragon pouvait-il avoir une tribu ? Elle n'eut pas le temps de s'interroger plus. Les grandes portes venaient de bouger.
Chioula retint sa respiration... et fut déçue. Ce n'était qu'un groupe de soldats accompagnant un homme.
- Le chef du protocole ! lui souffla son père.
Ils se saluèrent. Chioula fit une révérence, comme sa mère lui avait appris. L'homme la regarda à peine.
- Le roi-dragon va vous recevoir bientôt, noble Sariska.
Il les fit asseoir avant de repartir par les grandes portes. Le temps passa. Par les grandes baies, Chioula vit que le vent faiblissait. Elle s'absorba dans la contemplation des tourbillons de neige pendant que passait le temps qu'elle jugea long.
Elle fut surprise par le mouvement brusque des gardes qui se mirent au garde-à-vous. Son père se leva, elle fit de même. Rien n'aurait pu la préparer à ce qu'elle découvrit. L'être qui pénétra dans la pièce la laissa sans voix. Elle en oublia de faire la révérence.

Lyanne rigolait intérieurement en voyant Chioula, bouche ouverte, à moitié penchée en avant pour une révérence qu'elle oubliait de faire. Le chef du protocole avait tenu à ce qu'il respecte les formes. Un roi-dragon se devait d’accueillir en dragon. C'est sous cette forme que le protocole enjoignait de se présenter. Lyanne aimait cette forme aux écailles rutilantes, véritables miroirs de rubis. Il avança dans la salle. Les guerriers de sa phalange étaient encore au garde-à-vous. Le représentant du pays de Pomiès était incliné, la tête touchant presque le sol. Lyanne se positionna sur l'estrade.
- Bonjour à toi, noble Sariska.
- Je vous salue noble roi-dragon de la famille de Louny. Le noble et puissant Szeremle...
Lyanne écoutait d'une oreille distraite ce beau parleur. Il avait senti de l'or. Cela le rendait nerveux. Sariska aurait-il de l'or sur lui ? Il faillit lui demander brutalement mais se rappela les conseils du chef du protocole et de ses conseillers. Le royaume Blanc avait besoin du pays de Pomiès. Il fallait rester diplomate. Lyanne décida d'interrompre ce discours qui s'éternisait en focalisant l'attention sur Chioula qui n'avait pas bougé.
- Votre fille est-elle souffrante ?
- Non, majesté, répondit Sariska en se retournant à moitié, puis tout à fait quand il découvrit comment sa fille regardait le roi-dragon. Il lui prit la main pour la secouer et immédiatement se jeta à plat ventre pour implorer le pardon pour la conduite inqualifiable de sa fille. Le regard de Chioula se remplit de colère en voyant son père ainsi.
- Père, relevez-vous ! ...
Lyanne sentit le choc que vécut le chef du protocole. Cette fille bousculait tous ses codes. Déjà qu'il avait concédé à Lyanne sa présence à une audience de présentation, voilà qu'elle interpellait les protagonistes comme si elle était leur égale. Il avait bondi en avant mais un geste-ordre du roi-dragon l'avait immobilisé.
- … Notre roi est plus grand que ces règlements absurdes qui vous obligent à vous rouler dans la poussière.
Lyanne admira la répartie.
- Connaîtrais-tu à ce point les dragons pour tenir un tel discours, jeune princesse ?
Chioula esquissa une révérence :
- Mon intuition me dit que vous êtes un grand roi cherchant le bonheur de ses sujets.
- Le roi-dragon Rasunsoto dont vous occuperez le palais, aurait déjà soufflé le feu ou la glace devant tant d'impertinence, répondit Lyanne.
Sa réponse déstabilisa Chioula qui ne pouvait interpréter l'humour derrière les paroles. Elle n'avait pu imaginer la beauté d'un dragon, ni cette impression de puissance qui en émanait. Elle resta interloquée, un instant, juste un instant.
- Gloire lui soit rendue pour le palais qu'il a construit. Mais vous n'êtes pas Rasunsoto. Quelle gloire ajouteriez-vous à vos exploits en réduisant une princesse en cendres ?
Le noble Sariska ne savait que faire. S'adresser directement au roi sans attendre qu'il vous parle était un crime de lèse-majesté. Sa fille risquait de compromettre sa mission.
- Dans les légendes, les princesses sont parfois plus dangereuses que les armées ennemies.
Lyanne se déploya. Chioula recula, un peu.
- Je ne voulais pas vous offenser, nous sommes venus avec des idées de paix.
- Mon savoir va jusque là, jeune princesse. L'or est un métal réservé dans le royaume Blanc.
Sariska se mit à trembler. Il portait de l'or pour en faire cadeau au roi-dragon, mais avec ces événements n'avait pas eu le temps de l'offrir.
- Ton savoir est incomplet, jeune princesse. Depuis que vos pas foulent mon royaume, je sens votre or. Si vos intentions étaient mauvaises, vos cendres reposeraient sur la neige depuis longtemps. Sois rassurée, Rasunsoto est mon ancêtre. Son nom est absent de la liste de mes maîtres.
- On dit de lui qu'il a aimé à en construire un palais pour sa belle.
Lyanne se mit à rire. De nouveau Chioula fut déstabilisée.
- La légende est belle et vraie. Quand il a rencontré celle qui est devenue sa compagne, il a fait pour elle le palais que vous habiterez. La reine-dragon y séjournait quand elle venait dans le royaume. Mais cessons pour que le noble Sariska puisse achever sa mission. Relève-toi, noble représentant du pays de Pomiès. 
Sariska sembla hésiter, mais se mit debout. Il reprit son discours et quelques instants plus tard, il avait retrouvé toute sa superbe et son verbiage. Il offrit l'or récupéré des grandes plaines lors des échanges. Il en profita pour parler de sa mission qui était d'obtenir de nouveaux avantages et pour cela n'hésita pas à promettre de ramener encore de l'or.
Chioula s'était reculée et se tenait tranquille, sous le regard noir du chef du protocole qui se demandait bien comment il allait se débrouiller pour l'éloigner le temps du banquet prévu après l'audience.  

209
Chioula ne décolérait pas. Elle était dans sa chambre, certes devant un excellent déjeuner mais dans sa chambre. Elle rageait d'autant plus qu'elle était sûre que ce prince aux yeux d'or serait attablé avec le roi-dragon et son père. Et pendant ce temps, elle se morfondait ici entre quatre murs. Si celui qui la servait était d'un zèle irréprochable, elle le traitait pourtant très mal, malheureuse qu'elle était. Cet état intérieur renforçait sa colère contre elle, contre son père, contre le chef du protocole qui avait réussi à arriver à ses fins, contre le monde entier. Pourtant dehors la tempête s'apaisait.
Le dessert arriva. C'était un délicat entrelacs de friandises montées sur un plateau porté par un serviteur en livrée rouge qui déclara en posant son fardeau :
- Le roi-dragon a donné des ordres pour vous, princesse, « afin que soit apaisée votre ire », a-t-il ajouté, «  et que le bleu de vos yeux ne se trouble pas ».
Chioula se sentit sourire.
Le roi-dragon avait pensé à elle. Si l'idée en était agréable, quel en était le sens réel ? La mythologie autour des dragons était floue. Il y avait tellement longtemps que le dernier roi-dragon avait disparu. On disait tout et son contraire. L'aspect de la bête était extraordinaire et la vue de la mâchoire suffisait à impressionner n'importe qui. Quelle relation pouvait exister entre un dragon et une humaine ?
Le dessert était une merveille de douceur et de goût. Tout en le dégustant ses pensées revinrent vers le dragon. Il était fascinant. Jamais elle n'aurait pu imaginer cela. Il était fascinant et inquiétant. On sentait la force et la puissance. Et puis ne disait-on pas qu'il crachait le feu ? Cela devait être merveilleux de voir cela. Lui revinrent en mémoire les légendes du pays de Pomiès qui avait été soumis par le feu craché par un roi-dragon avant d'être ravagé par les armées des guerriers blancs. Elle pensa qu'elle vivait une soirée curieuse. Elle était mal à l'aise. Elle n'avait jamais connu cela.
Princesse, née dans le palais du Seigneur de Pomiès, elle avait vécu une vie protégée, pouvant faire ce qui lui plaisait. Sariska était un proche de Szeremle. Sa mère, la noble Jaïsalmer, l'avait laissée faire ce qu'elle voulait, ou presque. Elle avait vécu dans un pays froid mais tempéré par la présence de sources chaudes, le climat de la ville de Pomiès était moins rude que celui de la Blanche. C'est ce que tout le monde lui avait dit. Elle avait droit d'aller se promener au Noble Jardin. C'était un endroit merveilleux, un peu chaud à son goût, mais rempli de fleurs aux senteurs étranges et aux couleurs éclatantes qu'une armée de jardiniers entretenait pour le plaisir du Seigneur de Pomiès. La source chaude qui sortait en son centre était dirigée vers le palais un peu en contre-bas, coulant entre des murs à qui elle laissait de sa chaleur.
La nuit tombait maintenant sur le pays Blanc. Les journées étaient de plus en plus courtes. Le serviteur en livrée rouge vint avec une lampe. Elle qui n'avait vécu qu'entourée de gens se sentait bien seule. Elle commença à regretter son impulsion d'avoir voulu partir. À cette heure-là, elle se serait glissée dans un bain chaud et aurait somnolé un moment avant que ses suivantes ne viennent la masser avant d'aller dormir.
- Ah ! Mais quel pays !
Chioula sursauta.
- Ya même pas de quoi faire couler un bain !
Celle qui venait de rentrer en râlant, était un petit bout de bonne-femme rond et jovial. Le serviteur en livrée rouge s'éclipsa prestement.
- Ne t'énerve pas, Kolong. Tu sais comme moi que les gens d'ici n'ont pas nos traditions.
- Oui, je sais bien, ma petite Chioula, mais ce voyage est interminable. Et je ne suis plus aussi jeune que toi pour supporter ce climat infernal...
- Tu exagères, Kolong. Je t'avais proposé de rester à Pomiès.
- En te laissant pour affronter toute seule, ces barbares adorateurs de dragon !
- Je n'étais pas seule, j'étais avec mon père.
- Ah oui ? Parlons-en ! Grâce à lui nous nous sommes égarés dans ces montagnes. Sans la patrouille nous ne serions jamais arrivés à l'abri avant la tempête.
Chioula se mit à rire. Kolong la servait depuis toujours et râlait depuis toujours. Chioula ne regrettait pas de l'avoir avec elle. Kolong l'aida à se préparer pour la nuit. Elle la fit asseoir pour lui brosser les cheveux. C'était la cérémonie traditionnelle de chaque soir. Kolong aimait ces moments avec la petite. Elles parlaient de tout et de rien, surtout des petits événements. C'est comme cela qu'elle apprit la rencontre avec le prince aux yeux d'or. Elles en étaient à discuter de l'éviction de Chioula du repas quand on frappa à la porte. Les deux femmes se regardèrent interloquées. Kolong alla ouvrir.
- Le roi-dragon a entendu et donné ses ordres, dit le serviteur en livrée rouge en s'inclinant.
Il y eut un nouvel échange de regard entre les deux femmes. L'homme entra suivi d'une cohorte de serviteurs portant une vasque en pierre et des seaux et des seaux d'eau chaude.
Sous le regard ravi des deux femmes, ils installèrent la vasque. Bientôt le bain fut prêt. Les serviteurs sortirent en s'inclinant.
- Le roi-dragon vous souhaite de prendre plaisir à ce bain, déclara le serviteur en livrée rouge en fermant la porte.

210
La tempête avait profité de la nuit pour s'éloigner. Un soleil pâle surgit bas sur l'horizon. Lyanne était debout sur les remparts. Le vent soufflait encore. L'appel de l'air fut le plus fort. Il décolla pour aller jouer avec. Plus bas à travers les glaces, deux paires d'yeux le suivaient.
- Le dragon est parti, dit Kolong.
- Peut-être va-t-il rejoindre la Blanche, répondit Chioula. Lui au moins n'a pas à se traîner au rythme de macocas.
Elles regardèrent un moment le grand saurien qui volait.
- Il a l'air de prendre plaisir à voler, fit remarquer Chioula. Ça doit être une expérience intéressante.
- Ah non ! dit Kolong, la dernière fois que tu as dit cela, je me suis retrouvée à courir les routes. À  mon âge, cela n'a rien d'amusant.
Les deux femmes se dirigèrent vers la grande salle. La table était dressée avec des victuailles. Des gens étaient attablés pour le premier repas du matin. Chioula aperçut son père. Elle se dirigea vers lui. Un serviteur s'avança vers elle pour écouter ses désirs.
- Nos macocas sont encore très fatigués. Nous allons demeurer ici quelques jours. Le roi-dragon nous accorde l'hospitalité, dit son père.
Chioula en fut heureuse. Le prince aux yeux d'or n'était pas là. Rester ici lui permettrait de le revoir. Ils parlèrent un moment de tout et de rien. La matinée avançant, elle décida d'aller se promener dans la plaine.
Le soleil luisait doucement à l'horizon. Il ne réchauffait pas, on était déjà trop avancé dans la saison, mais donnait à toute chose un aspect tellement plus brillant qu'il éveillait les sens. Accompagnée de Kolong et de deux gardes du pays de Pomiès en habit bleu, elle se dirigea vers la forêt. Les résineux lui rappelaient les forêts de ses montagnes. Elle entra avec plaisir sous les frondaisons. C'était une espèce différente au bois plus rouge dont les branches basses avaient disparu. Kolong la suivait :
- Est-ce bien raisonnable ? Nous ne savons rien de ce qui vit dans ces bois.
Les deux gardes étaient devenus nerveux en passant derrière le rideau d'arbres de la lisière. La lumière était beaucoup plus faible, bien que quelques taches de soleil çà et là, donnaient un éclairage étrange. Le plus âgé avait jeté un coup d’œil en arrière juste avant de suivre sa maîtresse pour prendre ses repères. Il avait noté la position du fort, des montagnes. Il avait même vu le dragon rouge voler au-dessus de la plaine. Peut-être chassait-il ? Il avait fait signe à son compagnon. Les deux alors avaient dégainé leur dague aussi discrètement que possible. Les légendes parlaient de dragon mais aussi de grands fauves à la fourrure blanche, aussi dangereux à eux tout seuls qu'une meute de loups. Devant eux les deux femmes avançaient vers la lumière d'une clairière sans avoir l'air de se douter des pensées de leurs anges gardiens. Un arbre tombé leur servit de siège. Chioula souriait. Cet endroit avait quelque chose de merveilleux. Elle pensa que puisque le roi-dragon avait entendu son désir de bain, peut-être pourrait-elle lui demander le droit de venir ici de temps en temps, juste pour le plaisir d'être là et de se sentir bien. Elle fut tirée de ses rêveries par un cri :
- Des loups !
 Elle entendit le glissement des lames sortant du fourreau. Les deux gardes se mirent de part et d'autre faisant face. Déjà une dizaine de silhouettes noires s'avançaient sans se presser, comme sûres de leur force.
- Ne bougez pas, Princesse ! S'ils ne sont pas en chasse, ils passeront leur chemin.
Chioula osait à peine respirer. Kolong la serrait contre elle. Des loups noirs !
Restant à bonne distance, la meute entreprit de les encercler. Chioula savait qu'elle pouvait compter sur la fidélité de ses gardes et sur leur vaillance. Elle pensa avec angoisse, que face à une meute, leur petit groupe n'avait aucune chance.
- Allons, RRling, ce sont des invités !
La voix surprit Chioula. Elle fut encore plus étonnée de voir la plus grande des bêtes noires s'avancer tranquillement, son regard rouge brillant dans la pénombre. Elle passa non loin d'un des gardes sans même lui jeter un coup d’œil. Chioula se tourna pour la suivre et découvrit le prince aux yeux d'or qui marchait d'un pas tranquille tout en jouant avec un bâton. Elle l’interpella :
- Vous connaissez ces bêtes ?
- Le mot est peut-être mal choisi. RRling est la meute et cette louve mon interlocutrice.
Chioula eut un regard admiratif.
- Je croyais que cela n'existait que dans les légendes.
La louve qui avait rejoint Lyanne, se frottait à lui en signe de bienvenue. Il lui caressa la tête.
- Regarde bien cette dame RRling...
Comme si elle comprenait la louve darda ses yeux rouges vers Chioula.
-... C'est une invitée qui a le droit à ton respect et ta protection.
Tout en parlant à RRling, Lyanne s'approchait de Chioula. Les autres loups s'étaient couchés par terre en rond autour d'eux. Elle se sentit comme hypnotisée par ces yeux, à moins que ce ne soit le bâton qui semblait avoir sa vie propre. La louve fut bientôt à quelques pas d'elle. Chioula sentit Kolong se recroqueviller sur elle-même. Elle regarda la louve. Les yeux rouges plongèrent dans les yeux bleus. Le temps sembla suspendu.
- Je vois, Princesse Chioula, que vous jouez votre jeu avec tout le monde.
Chioula bâtit des paupières et releva la tête vers Lyanne. Elle semblait juste un peu perdue. Un sourire lui vint aux lèvres :
- Auriez-vous eu peur de moi que vous m'envoyez votre compagnon de jeu ?
- Je voulais simplement que RRling vous connaisse. Dans cette région, la meute se promène et surveille ce qu'il se passe. Maintenant vous allez pouvoir découvrir ces bois sans crainte. RRling veillera.
Lyanne fit demi-tour et s'éloigna. Chioula se mordit les lèvres.
- Prince !
Lyanne se retourna :
- Pourquoi m'appelez-vous prince ?
- N'êtes-vous pas de la famille du roi ? Vos yeux semblent l'indiquer.
- Je suis de la famille du roi-dragon en effet. Il semble tenir à votre confort puisque c'est pour répondre à son désir que je suis ici.
- Le roi-dragon est bien impressionnant, dit-elle en se rapprochant de Lyanne.
- En effet, princesse Chioula. Être dragon a bien des avantages...
- Je l'ai rencontré pendant l'audience qu'il accordait à mon père, le Noble Sariska, ajouta-t-elle avec quelques précipitations quand elle vit à nouveau que Lyanne semblait vouloir repartir.
Lyanne la regarda dans les yeux :
- J'ai entendu tous les couloirs du palais en parler.
Chioula fit un début de grimace pour montrer qu'elle avait bien compris que son attitude avait heurté les gens du royaume Blanc.
- Pourtant, le roi-dragon ne semble pas m'en tenir rigueur. J'en ai pour preuve votre présence.
- Le roi-dragon tient à ce que ses hôtes soient honorés en son palais.
Chioula ressentit de la panique. Le prince aux yeux d'or semblait avoir été choqué par son attitude. Elle essaya de se justifier :
- Il faut mettre mes gestes sur le compte de ma méconnaissance de vos coutumes. Je n'avais nulle envie de vous choquer.
- Votre inexpérience et votre jeunesse semblent effectivement les seules en cause. Rassurez-vous,  princesse, le roi-dragon est jeune aussi et sait la difficulté à être comme il faut où il faut. Mais je vous laisse, princesse. D'autres tâches m'attendent.
- Nous reverrons-nous ?
- Le fort de Moune est petit. Nous nous croiserons sûrement, peut-être même bientôt.
Chioula n'osa l'interroger. Elle regarda Lyanne partir. RRling qui s'était allongée le temps de leurs échanges, lui emboîta le pas. Il ne resta bientôt que les quatre habitants du pays de Pomiès dans la clairière.

211
Les jours suivants furent décevants pour Chioula. Elle ne rencontra pas le prince aux yeux d'or. Kolong avait pour ordre de se renseigner. À chacun de ses retours, Chioula la bombardait de questions. Kolong était désolée. Elle n'avait jamais de réponse, ou des réponses contradictoires. Certains serviteurs ne savaient pas de quel prince leur parlait Kolong. Pour eux, il n'y avait que les princes-dixièmes qui dirigeaient les phalanges au fort de Moune. Quand elle insistait, la réponse invariable était que seul le roi-dragon avait des yeux comme cela. Quand elle interrogeait les serviteurs en livrée rouge, elle recueillait des réponses positives. Oui, ils voyaient bien de qui elle parlait, mais ils ne pouvaient pas dire où était ce prince aux yeux d'or. Ils précisaient que le prince partait souvent chasser ou surveiller les alentours. Kolong avait glissé qu'elle avait rencontré la meute de loups noirs en essayant de soutirer des renseignements au serviteur qui semblait leur avoir été alloué.
- Vous avez bien de la chance si le prince vous a présentées à RRling. Cette meute est célébrée dans nos légendes. C'est elle qu'on appelle la meute première. Elle existait déjà quand est né le premier roi-dragon...
Kolong l'avait interrompu. Les légendes étaient fort intéressantes et fort belles, mais le prince...
- Ah, le prince ! Il est parfois très occupé et même nous devons attendre pour avoir nos ordres.
- Peut-être savez-vous son nom ?
- Il n'est personne ici qui oserait le prononcer.
Kolong n'avait pas réussi à en savoir plus. L'homme s'était assez brusquement éclipsé et depuis cette rencontre semblait l'éviter.
De son côté Chioula avait essayé d'en savoir plus par son père, mais celui-ci était en discussion fréquente avec les conseillers du roi-dragon, quand il n'était pas à la chasse. Il avait dit à sa fille :
- Je ne l'ai pas rencontré, mais j'en parlerai au roi-dragon ou à ses conseillers lorsque l'occasion s'en présentera.
Chioula avait remercié son père mais ne le croyait absolument pas. Elle savait qu'il oublierait, comme il oubliait toujours ses anniversaires et les rendez-vous avec sa fille.
Le seul point positif était l'apparition tous les soirs après le dîner de la vasque de pierre et de l'eau chaude. Son père lui avait fait comprendre que c'était un luxe inouï que ce cadeau du roi-dragon. Obtenir une telle quantité d'eau chaude demandait beaucoup de bois à moins que le fort de Moune ne dispose d'une source chaude comme au pays de Pomiès, ce qui ne semblait pas être le cas.
Chioula se délassait dans son bain quand un serviteur vient avertir qu'allait commencer le merveilleux spectacle du passage des âmes des rois-dragon.
L'homme était reparti avant qu'elle ait pu l'interroger. Il avait juste précisé que cela se passait sur la terrasse du donjon et que quelqu'un la conduirait dès qu'elle serait prête.
Chioula avait tant pressé Kolong qu'elle avait refusé de mettre les lourds habits préférant une tenue plus légère. Kolong l'aida tout en désapprouvant. Une question se présenta à son esprit. Qu'avait-elle à courir comme cela au point d'oublier les convenances ? Kolong avait déjà la réponse. Elle voyait sa petite vouloir agir comme une grande. En avait-elle les moyens ? Devant l'impatience de Chioula, elle céda, l'habillant de choses légères qui, à son idée, n'avaient pas leur place sur une terrasse en plein hiver...
C'est le cœur battant que Chioula emboîta le pas au serviteur. Celui-ci marchait d'un pas silencieux. Chioula se prit à faire de même, jouant à celle qui avait un rendez-vous secret. Elle se prit tellement au jeu qu'elle sursauta quand elle entendit un bruit. Elle faillit se jeter dans un recoin pour se cacher. Intérieurement, elle riait de ses inventions. Le serviteur imperturbable avait continué son chemin. Quand elle déboucha sur la terrasse du donjon, l'obscurité la saisit. Le serviteur s'était effacé pour la laisser passer, cachant par la même occasion la lumière. Elle tâta du pied le sol devant elle, ne devinant rien. Elle eut un instant d'angoisse avant que ses yeux ne s'habituent un peu. La terrasse du donjon était plus grande qu'elle ne l'imaginait. Tout autour des crénelures assez hautes la protégeaient du vent. Elle essaya de deviner s'il y avait quelqu'un.
- Par ici, princesse Chioula.
Son cœur s'accéléra. Le prince aux yeux d'or était là. Elle se dirigea lentement vers l'origine du son. Dans la pénombre, elle devina sa silhouette appuyée sur un créneau. Il regardait le ciel.
- Vous arrivez à temps, cela n'a pas encore commencé.
- Le serviteur m'a parlé du passage des âmes des rois-dragon.
- Quitter le chemin tracé vous a été favorable, princesse. Ce spectacle est rare. Monocarna a senti que cela allait se produire.
- Qui est Monocarna ?
- Pardon, princesse. J'oubliais que vous veniez d'arriver. Les rois-dragon sont accompagnés d'un marabout. Monocarna est celui qui est au service du roi-dragon. Son savoir et sa sagesse sont grands.
Chioula regardait le prince mais celui-ci avait les yeux fixés sur le lointain. Chioula avait tenté de voir autour mais la nuit était noire. Elle avait tout naturellement reporté ses yeux sur la seule chose qu'elle distinguait : la silhouette du prince. Le silence s'installa et le froid. Le temps passa suffisamment pour qu'elle sente le froid. Elle frissonna. Pour s'occuper, elle demanda :
- Qu'est-ce que le passage des âmes des rois-dragon ?
- Les rois-dragon ne meurent pas comme on peut l'entendre pour le commun des hommes. Leur temps sur terre est limité. Ce ne sont pas des dieux. Il est long, très long, mais limité. Un jour, ils s'endorment et dorment trop longtemps. Le temps est alors venu pour eux du grand repos. Le corps du roi-dragon est emmené dans les Montagnes Changeantes par une phalange tirée au sort. Nul ne sait ce qu'il se passe alors.
- Les guerriers de la phalange ne le racontent-ils pas ?
- C'est un voyage sans retour. Cette phalange sera honorée dans les mémoires et dans les chants.
- Mais c'est terrible !
- C'est l'honneur suprême pour une phalange que d'accompagner son roi-dragon dans le grand voyage qui est le sien lors de son grand sommeil. Les légendes disent que le Dieu-Dragon, lui-même l’accueille. C'est au départ du premier roi-dragon que sont apparus les signes de leur passage. Regardez !
Le prince aux yeux d'or pointa le doigt vers le ciel. Chioula leva les yeux. Un incroyable spectacle s'offrait à elle. De lumineux serpents ondoyaient dans le ciel courant d'un bout à l'autre de l'horizon.  Elle en vit des verts somptueux, des rouges aussi éclatants que les écailles du roi-dragon actuel, des jaunes où l'or s'alliait au soleil. Chioula battit des mains. Les âmes des rois-dragon dansaient sous ses yeux un ballet extraordinaire qui embrasait tout l'horizon. Le plus étonnant pour elle fut le silence de leurs déplacements. Comment d'aussi gros êtres de lumière pouvaient-ils bouger sans bruit ? Elle en fit la remarque à Lyanne.
- C'est un des mystères de notre monde. J'admire leur vol, leur souplesse, et leur rapidité est merveilleuse. J'aimerais pouvoir faire comme eux...
- Moi aussi, coupa Chioula. Cela doit être une expérience inoubliable que de pouvoir le faire.
Elle frissonna une nouvelle fois.
Lyanne le remarqua. Dégrafant sa cape, il en couvrit les épaules de Chioula.
- Le pays Blanc est plus froid que le Pays de Pomiès, princesse. Vous êtes bien légèrement vêtue.
- Mon impatience à venir m'a fait négliger ce détail. Je ne regrette pas, prince. Vous êtes au moins prince pour vous promener comme cela dans le fort. N'est-ce pas ?
Cela fit rire Lyanne.
- Oui, princesse Chioula.
Ils restèrent ainsi côté à côte, à regarder cette danse nocturne. Chioula avait essayé de compter le nombre d'âmes qu'elle voyait. Elle s'était perdue, l'esprit trop occupé à essayer de tout regarder. Parfois rien ne se passait pendant quelques minutes, parfois un seul ruban de lumière s'étirait paresseusement sur la voûte étoilée, le plus souvent, les tracés lumineux arrivaient de tous les côtés, ne laissant aucun répit au spectateur. En regardant une âme de dragon jaune au-dessus de sa tête, Chioula s'était un peu reculée. Elle avait heurté Lyanne qui n'avait pas bougé. Elle avait gardé cette position contre lui, entre plaisir de sentir ce corps contre le sien et crainte qu'en en parlant, cela s'arrête.
Le nombre de passage diminua. Le temps entre deux manifestations laissait au froid le temps de mordre. Lyanne dit :
- Peut-être est-il temps pour vous de redescendre, princesse. Le froid mord beaucoup.
Chioula qui frissonnait en permanence acquiesça.
- Permettez-moi de prendre congé, prince... Prince ?
- Disons : prince Louny.
- Bien. Permettez-moi de prendre congé, Prince Louny.
Lyanne la conduisit jusqu'à la porte. Un serviteur l'attendait avec une lumière pour la guider dans les escaliers. Chioula jeta un dernier coup d’œil en arrière sur la silhouette du prince Louny aux yeux d'or.
Lyanne regarda la princesse descendre et ferma la porte. Resté seul, il s'approcha des créneaux et se jeta dans le vide.
Par une fenêtre plus bas, Chioula vit le grand dragon rouge brillant alors qu'il s'élançait vers le ciel. 

212
Chioula n'avait pas revu le prince Louny depuis cette nuit fabuleuse sur la terrasse du donjon. Elle s'interrogeait beaucoup. Kolong ne savait quoi lui dire. Ce prince Louny semblait exister sans exister. Chioula l'avait vu mais les autres semblaient ne pas connaître son existence.
Son père était invisible. Il supervisait les préparatifs du départ. Il avait été très inquiet d'apprendre que pour aller à la capitale, il leur faudrait passer par le chemin à travers les Montagnes Changeantes. La caravane du pays de Pomiès comportait une centaine de Macocas. Il fallait coordonner tous les groupes qui composaient le convoi. Les maîtres d'attelage et les soldats se haïssaient cordialement. Chacun trouvant que sa profession devait être à la première place des préoccupations du noble Sariska. La peur régnait dans les écuries. Aucun d'eux n'avait traversé les Montagnes Changeantes. Si les soldats étaient prêts à obéir pour y passer, les maîtres d'attelage voulaient faire le détour de quelques lunes nécessaires pour passer au loin. Sariska avait fini par donner sa parole de demander des guides au roi-dragon. Malheureusement, le roi-dragon était parti inspecter les territoires situés vers le désert mouvant. On ne savait pas quand il serait de retour. Sariska en fut contrarié et n'écouta que d'une oreille encore plus distraite les babillages de sa fille lui racontant comment elle avait été se promener dans la forêt et comment elle avait à nouveau rencontrer le meute première. Elle expliquait comment la louve aux yeux rouges semblait la comprendre :
- Vous auriez vu, Père, comment elle penchait la tête sur le côté. On aurait vraiment dit qu'elle écoutait. Je lui ai dit le bien que je pensais de ce prince que j'avais rencontré en sa présence.
- C'est bien, ma fille, c'est bien, répondit Sariska, qui se tourna vers son voisin de droite pour lui parler du taux de change entre la monnaie du pays de Pomiès et celle du pays Blanc.
Quand elle quitta la table, Chioula ressentait une grande nostalgie de son pays. Elle avait quitté le lieu de son enfance depuis des lunes. Sans l'erreur de son père, elle n'aurait jamais été ici et n'aurait jamais connu ce prince. Même avec Kolong pour la servir, elle se sentait bien seule. Profitant de la lumière et du soleil, elle était sortie se promener. Perdue dans ses pensées, elle n'avait rien dit et les gardes de la phalange du roi-dragon ne l'avait ni arrêtée ni interrogée. Elle avait été naturellement vers le bois et s'était enfoncée sous les frondaisons. Elle avait marché sans réfléchir à la direction de ses pas toute occupée à rêver de ce qu'elle allait faire à La Blanche. Quand elle avait demandé à partir, le monde l'attirait mais maintenant dans ce fort loin de tout, elle avait fait une rencontre qui bouleversait ses plans. Ce prince Lyanne devait avoir un secret à cacher pour garder ainsi sa présence aussi secrète. La marche dans la forêt lui avait fait du bien, elle se sentait plus calme. C'est en décidant de rentrer qu'elle comprit qu'elle était perdue.
Chioula ne paniqua pas. Elle ne pouvait pas être loin du fort de Moune. Elle s'était simplement promenée sans chercher à couvrir de la distance. Elle fit demi-tour et retourna sur ses pas. Elle pensa reconnaître là un arbre, là un rocher. Quand la lumière baissa, elle n'avait pas retrouvé la plaine. Le froid se fit plus mordant.
Au fort de Moune, la peur s'était installée dans toute la délégation du pays de Pomiès. Le noble Sariska avait remué tout le fort. En l'absence du roi, la phalange Louny s'était mise à son service. Dès qu'il était apparu que la princesse Chioula n'était pas dans le fort ni à sa proximité, des patrouilles étaient parties dans toutes les directions pour essayer de trouver des traces. Une  main d'hommes était revenue en signalant des pas dans la neige partant vers la combe. Galvir, en tant que prince-dixième responsable de la phalange Louny, avait pris en main l'organisation des recherches.
- Préparez des torches. Il faut la retrouver avant qu'elle n'aille trop loin.
Sariska vit de la crainte dans les yeux de Galvir. Il l'interrogea :
- Que risque-t-elle ?
- En premier, le froid, mais en second, elle risque de dépasser la frontière des Montagnes Changeantes. Naturellement, les gens suivent la pente et descendent. La combe finit par rejoindre un ruisseau qui marque la frontière entre notre monde et les Montagnes Changeantes. Malheur à elle si elle la dépasse. Il faut la retrouver !
Les yeux de Sariska s'étaient agrandis. Dans son ventre, il sentit la morsure intense de la peur. Jamais, il ne pourrait se pardonner s'il arrivait malheur à Chioula.
Chioula était dans une petite vallée. Le ruisseau était gelé. Le soleil passa sous une barre de nuages et éclaira la combe. Chioula regarda autour d'elle pour essayer de se repérer. La plaine était-elle à droite ou à gauche ? Elle pensa au mot plaine et décida de descendre. Derrière elle la forêt était à quelques pas, de l'autre côté du ruisseau, le feu avait dû ravager la pente. Les fûts des arbres étaient noirs et secs. Tout semblait noir ou blanc. Elle frissonna. Le froid était intense mais n'expliquait pas toute sa réaction. Ce paysage lui évoquait les noires légendes de son pays. Les esprits mauvais habitaient un tel lieu. Elle reporta son regard vers la forêt cherchant un passage vers l'aval. Le soleil allait se coucher. Elle vit un trou. Elle pensa que le mieux était de se protéger là pour la nuit et de voir demain. Elle se dirigea vers cette grotte à la lumière du crépuscule. Elle allait l'atteindre quand elle entendit ce qu'elle redoutait : les loups !
Galvir avait pris la tête de ses troupes. Ils marchaient en ligne s'écartant doucement les uns des autres pour couvrir plus de terrain. Sariska marchait entouré de ses soldats.
- Il n'a pas l'air d'avoir entendu les loups, dit Bouyalma.
- Dans le cas contraire, il fera comme s'il ne les avait pas entendus. Il sait que sa fille a peu de chance de résister à la nuit et aux loups, sans parler des Montagnes Changeantes, répondit Galvir. Il ne peut pas admettre la réalité.
- Jusqu'à quand continuons-nous ?
- Tu as vu le ciel ? La tempête sera là en fin de nuit. Il faut que nous soyons de retour avant sinon ce n'est pas un mort que nous aurons mais toute la phalange.
Sariska n'avait pas entendu cet échange et marchait avec le soutien de ses hommes.
- Là ! J'ai trouvé la trace, dit un des pisteurs du pays de Pomiès.
Le détachement se lança à sa suite.
Chioula avait repéré les loups avant qu'ils ne la sentent. Ce n'était pas la louve aux yeux rouges mais une meute de loups gris. Elle vit qu'ils évitaient soigneusement d'aller de l'autre côté du ruisseau. Quelque chose semblait leur faire peur. Elle vit un des loups renifler le sol. Il avait trouvé son odeur. Chioula n'était plus qu'à une centaine de pas de la grotte. L'autre côté du ruisseau était plus près. Elle hésita. Les loups qui venaient de la repérer se mirent à courir. Chioula souleva sa robe et à grandes enjambées se prépara à sauter par dessus le ruisseau.
- Je serais vous, j'éviterais de passer.
Chioula s'arrêta net. Semblant surgir de nulle part, le prince aux yeux d'or venait de se matérialiser juste de l'autre côté du ruisseau. D'un bond il passa le lit où l'eau ne coulait déjà plus en ce début de la saison froide. Les loups qui avaient forcé l'allure, freinèrent aussi fort qu'ils purent et s'enfuirent en poussant des jappements de peur. Chioula regarda le prince aux yeux d'or avec d'autres yeux. Non seulement, il parlait aux loups noirs mais il faisait peur aux autres loups.
- Vous êtes un homme précieux prince, dit-elle, cachant sa peur autant qu'elle le pouvait.
- Nombreux sont ceux qui me le disent, princesse. Que faisiez-vous si loin du fort ?
- Je me suis perdue pendant ma promenade, répondit-elle d'un ton léger.
Lyanne éclata de rire. Il sentait la peur de Chioula mais admirait la manière dont elle essayait de maîtriser la situation.
- Saviez-vous que certains loups sont infréquentables ? demanda-t-il avec un petit sourire narquois. Mais s'attarder ici serait dangereux même si votre compagnie est agréable, princesse. La tempête arrive. Nous avons juste le temps de rentrer.
La nuit était maintenant complète. Les nuages qui couvraient le ciel, avaient mangé la lumière. Chioula trébucha dans l'obscurité. Elle mit les mains en avant pour protéger sa chute, mais rencontra un appui qui se révéla être la main de Lyanne.
- Permettez-moi de vous raccompagner, princesse.
Sous le regard étonné de Chioula, de la lumière dorée sembla couler du bâton pour se répandre à terre. S'ils marchaient dans la nuit, leurs pieds se déplaçaient dans une flaque de lumière. Tenant fermement la main de Lyanne, Chioula avançait avec assurance.
Bientôt, ils virent à travers les arbres des lueurs de torches qui venaient vers eux.
- Voici vos sauveteurs, princesse. Permettez-moi de me retirer.
Chioula retira sa main à regret. La lumière cessa de couler du bâton. Elle eut l'impression que l'obscurité était encore plus forte. Pourtant les porteurs de torches étaient si près qu'elle entendait leurs voix. Il y eut un violent coup de vent qui la déstabilisa un peu et puis le calme revint.
- PAR ICI, Noble Sariska, nous l'avons trouvée.
Chioula se trouva entourée d'une foule qui exprimait bruyamment sa joie. Galvir qui arriva peu après, donna l'ordre du retour.
- La tempête arrive. Rentrons, nous serons mieux au fort pour attendre le retour du soleil.

213
De nouveau le fort de Moune fonctionnait en circuit fermé. La délégation du pays de Pomiès restait bloquée dans ses quartiers. Sariska n'avait pas élevé la voix mais avait tancé sa fille de belle manière. Chioula depuis restait confinée dans ses appartements. Kolong essayait de la consoler. Chioula se sentait à la fois coupable de s'être perdue et d'avoir fait courir des risques importants à tout le monde et heureuse d'avoir rencontré le prince aux yeux d'or et de lui avoir donné la main. Si la culpabilité laminait son moral, elle ne rêvait que de rencontrer à nouveau le prince Lyanne.
Son père rongeait son frein. Avant la funeste aventure de sa fille, il avait appris que le roi-dragon était reparti pour la Blanche. Elle lui avait bien parlé d'un prince Louny mais les serviteurs ne voyaient pas de qui elle voulait parler. Sariska pensait à un de ses personnages secrets que tous les royaumes connaissent et qui fait le sombre travail qu'on ne peut faire ouvertement. Il pensait aussi que bientôt, ils ne pourraient plus rejoindre la capitale. Si les tempêtes se succédaient, ils allaient être immobilisés ici. Il voyait déjà le temps où ils seraient obligés de manger les macocas pour survivre. Ce qui le mettait le plus en colère était de ne pas remplir sa mission auprès du roi-dragon. Cela faisait déjà beaucoup trop de lunaisons qu'était mort son prédécesseur. Les ennemis du pays de Pomiès étaient nombreux à la cour. Sariska passait ses journées à ruminer ces sombres pensées, priant pour que le temps redevienne clément pour partir au plus vite à la capitale. Il accusait tout le monde tour à tour, même s'il était le seul responsable de leur arrivée au fort de Moune. Il en voulait particulièrement à son prédécesseur, homme arriviste qu'il n'avait jamais aimé.
Chioula une nouvelle fois pleurait. Kolong lui avait entouré les épaules de ses bras et la consolait du mieux qu'elle pouvait. Elle en était à se demander comment elle allait faire pour consoler sa maîtresse quand on frappa à la porte. Elle alla ouvrir. Un serviteur en rouge, la livrée du roi-dragon selon ce qu'avait appris Kolong, s'inclina jusqu'à terre et donna un plaque de glace puis se retira sans un mot. Kolong fut tellement surprise qu'elle en oublia de poser des questions. Elle ramena la plaque à Chioula avec des yeux qui racontaient son incompréhension. Chioula prit la plaque entre les mains. Elle tenait un morceau de glace transparente entourée d'un bord blanc. Elle échangea avec Kolong le même regard d'étonnement. Elle souleva la plaque pour en voir la pureté quand elle vit les signes. Vivement elle se leva et alla se poster près de la lumière. Dans l'épaisseur même de l'objet apparaissait des signes rouges qui se précisèrent devenant des mots et des phrases. Chioula lut avidement en pensant que cela ne pouvait venir que du prince Lyanne.
- INVITÉE, je suis invitée !
Kolong qui admirait la graphie des signes mais qui ne savait pas lire, vit s'illuminer le visage de Chioula. Elle pensa que les jours sombres allaient bientôt prendre fin.
Tout le reste de la journée fut consacré aux préparatifs. Elle voulait paraître sous son plus beau jour. Le choix de la robe fut le plus difficile. Elle avait un vêtement rouge qui la mettait en valeur mais pouvait-elle mettre cette couleur qui évoquait le roi-dragon? Elle sortit d'autres tenues mais au final revenait toujours vers sa première idée. Elle discuta avec Kolong de ce que diraient les autres convives en la voyant ainsi parée. Kolong était d'avis de mettre la robe bleue qui allait si bien avec ses yeux. La discussion entre les deux femmes dura tout l'après-midi. Finalement à l'heure du choix elle opta pour le rouge. Avec sa coiffure à la mode du pays de Pomiès, Chioula se trouva une belle allure. Elle ferait honneur à son pays et à son père, elle l'espérait. Plus l'heure du dîner approchait, plus elle était nerveuse. Saurait-elle se conduire devant le dragon? Fallait-il lui dire « Majesté » ? Chez elle, elle maîtrisait tous les codes. Elle avait reçu toutes les consignes pour bien se comporter avec un roi-dragon. Son inquiétude venait de ce que lui avait déclaré son maître du protocole en lui disant :
- Je vous transmets tout ce que j'ai trouvé dans les vieux grimoires. Aujourd'hui personne ne peut dire ce que fera le roi-dragon. Quand le serviteur vint la chercher, elle était remplie d'inquiétude. Elle répéta dans sa tête la succession de mouvements composant la révérence. Ils symbolisaient la danse de soumission des dragons. Tout vassal était tenu de le faire, en ces occasions, dès son introduction dans la salle où se tenait le roi-dragon. Pendant tout le trajet, elle se prépara. Elle arriva devant les grandes portes de la salle du trône. Elle fut surprise de ne pas s'arrêter. Cela la déstabilisa. Elle marqua un petit temps d'arrêt puis accéléra le pas pour rattraper le serviteur. Ils s'enfoncèrent dans une succession de couloirs qui lui firent perdre son orientation. Le serviteur lui demanda de descendre un escalier. Chioula fut étonnée qu'il ne l'accompagne pas. À son regard étonné, il répondit que quelqu'un l'attendrait en bas.
Manifestement les marches menaient sous terre. La roche avait été creusée. Une porte à double battant lui barrait le passage. Le plus étonnant pour elle fut de ne voir personne. Elle descendit les deux dernières marches en se demandant ce qu'elle devait faire, attendre ou frapper pour entrer?
Elle avait à peine posé le pied sur le sol rocheux qu'elle vit les portes s'ouvrir. Elle entra.
À l'écho de ses pas, la salle semblait vaste. Elle était surtout sombre. La seule tâche de lumière venait de deux torchères plus loin sur la droite. Une table était dresssée, avec deux couverts.
Chioula était déstabilisée. Elle s'attendait à un repas officiel avec toute la délégation et se retrouvait à dîner en tête-à-tête dans une salle qui aurait contenu le palais du noble Szeremle. Elle avança à petits pas vers la zone lumineuse. Elle sentait une puissance énorme autour d'elle. Était-elle dans l'antre du dragon ? Elle le pensait. Un peu en retrait elle devina la silhouette d'un homme qui se précisa quand il arriva près de la torchère. Elle fut soulagée de voir le prince Lyanne. Il arborait un sourire qui lui fit chaud au cœur. Elle se mit à marcher plus vite.
- Bonsoir, Prince lyanne !
- Bonsoir, Princesse Chioula. Le rouge vous va à merveille.
Chioula sentit la chaleur lui envahir les joues.
- Cet endroit est surprenant. Quand on voit le fort, on ne peut se douter de ce qui est en dessous.
- Celui qui a construit ce lieu a découvert cette caverne en creusant. Elle a beaucoup plu au roi-dragon. Il l'a aménagé selon ses goûts... Mais approchez, Princesse. Prenez place.
Un serviteur sortit de l'ombre en silence pour lui tenir son siège.
Chioula vécut le temps du repas sur un nuage. Entre les mets, délicieux, les boissons relevées et les parfums qu'elle sentait autour d'elle, elle avait la tête qui tournait un peu. A la fin du repas, elle avait posé sa main sur la main du prince qui ne l'avait pas enlevé.
Cela avait duré un bon moment. Puis le prince avait dit :
- Princesse Chioula, je pense qu'il est préférable que vous regagniez vos appartements. Il est des choses que vous ignorez et que vous devriez savoir avant d'aller plus loin.
Chioula n'avait entendu que la fin. « Aller plus loin » : elle en rêvait déjà.
Lyanne la regarda partir. Il était ému. Elle n'avait toujours pas compris qu'il était le roi-dragon. Jusqu'où pouvait-il aller avec elle sans lui faire de mal ?

214
Lyanne était parti voler. L'air de la nuit lui faisait du bien. Le vent soufflait fort, l'obligeant à se concentrer sur ce qu'il faisait. Lors des rares instants de tranquillité de plané dans un courant bien régulier, son esprit revenait vers Chioula. Il revoyait son visage encadré par cette chevelure somptueuse. En tant qu'homme, il avait envie de la serrer dans ses bras, en tant que dragon... il ne voyait pas l'intérêt. Il volait depuis un long moment quand il fit de nouveau attention aux paysages qu'il survolait. Il était dans la plaine de la Blanche. Il pensa qu'il avait bien dérivé. Il soupira. Là l'attendaient d'autres problèmes. Il ajusta sa taille. Il avait pris conscience de ce pouvoir lors de sa bataille avec Jorohery. Avant il passait du corps d'homme au corps de dragon sans avoir conscience de pouvoir changer quoi que ce soit. Maintenant, il savait. Dans la salle du trône, il était simplement grand, mais dans les vents tourbillonnants de cette nuit, il était gigantesque. Il se posa un instant la question de la limite maximum sans s'y arrêter. L'approche de la ville avec une taille plus petite était compliquée. Toute son attention se focalisa sur l’atterrissage. 
Les gardes furent étonnés de voir arriver le dragon rouge. Avec les rafales de vent et la paix retrouvées, ils étaient moins attentifs. Lyanne le nota. La fin de la guerre n'avait pas que des avantages. Que faire de tous ces hommes prêts à se battre ? Il ne suffisait pas de gagner la guerre, il fallait aussi gagner la paix.
Lyanne avait surpris tout le petit monde de la cour. Au petit matin, le palais ressemblait à une fourmilière qu'on aurait bousculée. Le roi était là et les responsables se dépêchaient d'amener leurs problèmes. Lyanne se retrouva devant une montagne de situations conflictuelles à régler. Le plus dur n'était pas de trouver qui avait raison, mais de permettre que chacun reparte la tête haute. Quand ce n'était pas possible, il sentait la colère voire la haine qui transpirait de ceux qui s'en allaient, germes d'autres conflits qui naîtraient bientôt ou plus tard. Lyanne en était certain. Même pendant le repas, il fut occupé par les affaires du gouvernement. Chioula ne revint à son esprit que tard dans la soirée. Il soupira. Cela devait être doux de se retrouver près d'elle pour... pour... non simplement être près d'elle sans avoir à se préoccuper de ce qui tracassait un prince ou l'autre.
La nuit était tombée. Le vent avait beaucoup faibli. Quelques flocons continuaient à voleter. Cela annonçait une amélioration du temps. Les gens de Pomiès allaient pouvoir se mettre en route. Il leur fallait traverser les Montagnes Changeantes. Lyanne avait laissé des ordres pour qu'on les accompagne. Il craignait quand même pour eux. Il n'eut pas le loisir d'y réfléchir plus longuement. Le prince-second Nyagorot le sollicitait. Depuis la victoire du champ près du désert mouvant, Vrestre était devenu ambitieux. Il voulait étendre son pouvoir. Nyagorot le contrecarrait sans réussir à déjouer toutes ses manœuvres. Ce soir, il voulait que Lyanne l'aide et Lyanne rêvait de tranquillité. 

 
215
Le noble Sariska jouait les mouches du coche. Il était partout à donner des ordres et des contre-ordres pour tenter d'accélérer le départ. La fin de la tempête avait été pour lui le signal que les augures redevenaient favorables. Dans la cour du fort de Moune, les bouviers chargeaient les macocas. Le soleil n'avait pas atteint son zénith quand ils se mirent en route. Ils seraient aux pieds des Montagnes Changeantes pour la nuit. La traversée serait encadrée par des mains d'hommes de la phalange personnelle du roi-dragon. Le noble Sariska avait été sensible à l'hommage. Il pensait bien que ce que sa fille lui avait confié y était pour quelque chose. Ce prince inconnu avait de l'influence. C'était un élément dont il lui faudrait tenir compte dans sa mission à la Blanche. Tout compte fait la présence de Chioula pourrait s'avérer moins catastrophique que ce qu'il avait craint en cédant à sa compagne.
Les éclaireurs étaient partis. Rapides sur leurs planches de glisse, ils allaient baliser le terrain pour que le convoi des traîneaux passe facilement. Si le temps était froid, l'absence de vent rendrait le voyage presque facile. La présence des guerriers de la phalange Louny leur éviterait de se perdre comme la première fois. Sariska se sentait quand même inquiet. La réputation des Montagnes Changeantes avait atteint le pays de Pomiès. S'il n'avait pas été pressé, il aurait fait demi-tour pour passer au large. Malheureusement le détour aurait pris plusieurs lunes et la saison des tempêtes était là.
Chioula avait soulevé le lourd rideau pour regarder le convoi. Elle était assise dans son traîneau avec Kolong. Cette dernière babillait comme à son habitude quand elle avait peur. Les serviteurs du fort de Moune avaient essayé de la rassurer en lui expliquant qu'avec un bon guide, elle ne risquait rien. Deux mains d'hommes les précédaient, quatre étaient réparties tout au long du convoi. Tous ces guerriers avaient passé plusieurs fois les Montagnes Changeantes. Chioula écoutait sa servante d'une oreille distraite. Au loin les sommets se cachaient dans la brume. Le chemin longeait la frontière entre les deux mondes en montant doucement avant de s'enfoncer franchement dans la zone sombre qu'on voyait au-delà du ruisseau gelé.
- … C'est quand même pas humain un tel paysage. Le fils du cuisinier me disait que son père avait vu des choses étranges se profiler sur le fond sombre. Il m'en a donné la chair de poule, surtout quand il a imité le cri que faisaient ces « moualzem »...
- Qu'est-ce que c'est ? interrompit Chioula.
- Qu'est-ce que c'est quoi ? demanda Kolong, qui tout à son discours n'avait fait attention aux mots qu'elle employait.
- Des « moual quelque chose »...
- Ah les « mouazem » ! Le fils du cuisinier qui connaît bien le frère d'un des guerriers de la phalange noire, vous savez cette phalange qui paraît-il a joué un rôle très important dans la victoire du roi-dragon, et bien ce jeune me disait que les guerriers de la phalange noire les avaient vus et qu'ils ont failli en mourir de peur. Vous vous rendez compte des guerriers de cette trempe, mourir de peur ! J'en ai la chair de poule rien que d'y penser. C'est quand même terrible que nous devions passer par là.
- J'ai vu le prince Lyanne en venir. Si lui peut y passer, nous passerons. Ses soldats sont là pour nous guider.
Kolong se tut un instant et reprit son babillage, signe de sa peur. Chioula de nouveau se laissa aller à sa rêverie. Elle se remémorait les paroles du prince. « Avant d'aller plus loin... ». Il y avait comme une invitation, merveilleuse invitation. Elle se laissa bercer par le rythme du macoca et de la voix de Kolong.
Quand le soir arriva, ils avaient atteint la plateforme frontière. Ceux qui devaient passer les Montagnes Changeantes s'y arrêtaient systématiquement. On ne commençait pas une traversée le soir. La peur régnait en maître la nuit.
- Demain, il faudra marcher. Peut-être pas tout le jour, mais les guides nous disent qu'il est préférable de marcher que de rester dans les traîneaux.
Ainsi parlait Sariska à sa fille et aux autres membres de la délégation. Le vieux Zseged fit la grimace. S'il n'avait pas reçu l'ordre express du noble Szeremle, il ne serait pas venu. Il était prêtre intercesseur. Son rôle était de convoquer les esprits pour les rendre favorables aux gens du pays de Pomiès. Il souffrait de la fatigue du voyage. Son expérience avait été jugée indispensable mais son corps usé supportait mal tout ce froid et ces déplacements.
- Je ferai la cérémonie tout à l'heure. Les esprits d'ici seront touchés mais ceux d'en face, dit-il en désignant la terre noire des Montagnes Changeantes, c'est moins sûr.
- Le noble Szeremle m'a assuré de ton pouvoir, de ton immense pouvoir !
- J'entends bien, noble Sariska. Je sens la puissance de la terre qui nous fait face. Il touche aux dieux eux-mêmes. Quel homme aurait le pouvoir de toucher au territoire des dieux ?
Sariska n'avait rien répondu mais on voyait sa contrariété. La fin du repas se passa sans autre remarque. Zseged se leva et se dirigea vers son traîneau. Il en fit sortir un coffre et commanda qu'on l'installe sur une grande pierre près de la frontière. Il fit amener un brasero et commença à faire brûler des herbes. De sa voix rauque, il entonna une mélopée.
Les guerriers blancs qui s'étaient regroupés pour la nuit l'observaient de loin. Pour eux, ce chant discordant évoquait la guerre. Par geste-ordre, ils échangèrent des informations. Discrètement, ils se répartirent autour du site les armes à la main.
Les gens de Pomiès étaient regroupés, pour les plus importants, autour du prêtre intercesseur. Ils connaissaient ce chant pour l'avoir de nombreuses fois entendu. Pourtant ici, aux pieds de ces Montagnes à la terre noire, il prenait une dimension étrange et inquiétante.
Le premier cri survint du côté des serviteurs.
- Làààààààà !
Tous tournèrent la tête sauf Zseged qui officiait imperturbable. Un bouvier montrait du doigt quelque chose dans les terres noires.
Une forme gigantesque s'était dressée sur l'autre versant. Chioula retint un cri en mettant sa main devant la bouche. Kolong hurla :
- La montagne bouge !
Dans la pénombre du crépuscule, tous pensèrent à une colline en mouvement. Bientôt, il y eut une puis deux tours qui en émergèrent.
- Un château ambulant, cria quelqu'un d'autre.
Les guerriers blancs avaient tous pris position avec leurs arcs bandés. Ils connaissaient les ordres : ne jamais intervenir de l'autre côté de la frontière. Les êtres qui y vivaient ne pouvaient pas franchir les limites.
On entendit comme un grand claquement de mâchoires. Ce bruit fit frissonner même les plus vaillants des soldats du pays de Pomiès. Les guerriers blancs restèrent impassibles comme si ce n'était pas une surprise. Le bruit de rochers piétinés et fracassés se calma. Les deux tours semblèrent rentrer sous terre et le silence se fit. Ce fut un moment d'attente terrible, puis les protagonistes prirent conscience que la litanie de Zseged continuait. La voix rauque du prêtre égrainait des noms dont déjà la sonorité évoquait la peur. Le vieil homme ne semblait pas avoir été perturbé par ce que les autres avaient entendu, il officiait le dos aux Montagnes Changeantes. Du brûle-parfum sortaient des volutes de fumées odorantes qui s'étiraient vers les terres noires où elles s'accrochaient comme des écharpes blanches.
- C'est le parfum du spimjac qui a fait ça, dit Kolong avec assurance. Je suis sûre que c'est le parfum du spimjac qui a fait fuir ce monstre de pierre. Ça a bougé au moment où la fumée l'a touché.
- Puisses-tu dire vrai, Kolong.
- Notre prêtre intercesseur est puissant, affirma le chef du détachement des gens de Pomiès.
- Personne n'en doute, Viervitz, ajouta Sariska. Le tout est de savoir si sa puissance s'étend sur cette terre noire. Allons nous coucher, demain sera une dure journée.
Tout autour de la plateforme des abris de pierre attendaient les voyageurs. Bien chauffés, ils se révélaient confortables. C'est ce que pensait Chioula en s'endormant. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir peur pour le lendemain.

216
Lyanne regardait le ciel depuis le toit du palais. S'il avait pris la forme du dragon, il avait choisi une taille modeste pour qu'on ne le voie quasiment pas. Il aurait dû être à une réception. Son envie d'y aller était nulle. Son devoir était d'y être présent. Il se dit qu'il irait, mais plus tard. Il huma l'air. Il était chargé de mille senteurs. Ses perceptions lui en décryptaient chacune des composantes. Plus profondément, il ressentait les vibrations fondamentales. La ville était comme un gigantesque instrument de musique. Chacun y jouait sa partition. Il alla jusqu'à écouter la terre. Elle lui parlait de froid, de neige, de glace, de combat... de combat ? Lyanne dont les pensées vagabondaient se tendit pour mieux percevoir. Rien ! Se serait-il trompé? Ce qu'il avait ressenti lui évoquait quelque chose, mais ça lui échappait. Il essaya de forcer sa mémoire sans y parvenir. Une irritation prit naissance. Il n'aimait pas avoir cette impression que quelque chose lui échappait. Il resta ainsi un moment sans retrouver son souvenir. Il pensa que le mieux était de penser à autre chose. Il prit son envol pour aller remplir son devoir de roi-dragon. Ils seraient contents de le voir. La fête avait lieu dans un de ces palais de glace fait par un ancien roi-dragon. Il ne se souvenait plus de son nom. Ce roi-dragon n'avait pas laissé de grands souvenirs. Il avait simplement su vivre en paix. Son époque avait permis à la Blanche de beaucoup s'agrandir. De grands travaux avaient été faits pour dégager une place pour le nouveau palais. Même si c'était la tradition, Lyanne ne se voyait pas raser des maisons pour construire son palais. Pour le moment, il occupait celui du prince-majeur. Ce dernier était toujours immobile sur son lit. On lui avait rapporté que maintenant, il suivait des yeux celui qui entrait dans sa chambre. Le temps venait pour une nouvelle visite.
Le palais qu'il survolait était brillant de toutes les lumières allumées. Tous ces petits lumignons donnaient une ambiance dorée. Cette bâtisse respirait la paix. Lyanne la trouva belle. Il se promit de demander le nom du roi-dragon qui l'avait construit. Il méritait mieux qu'un nom qu'on oublie. Ses pensées s'orientèrent sur ce souvenir manquant sans le retrouver. Il n'insista pas. Son attention se fixa sur la zone d’atterrissage qu'il s'était fixée. Elle était étroite et surtout encombrée par le flot des gens qui allaient et venaient à l'entrée du palais. Il fit un survol pour voir. Un garde repéra l'ombre de Lyanne. Ce fut le branle-bas. Le garde entreprit de faire dégager la place pour le roi-dragon. Lyanne sourit en voyant cela, se moquant de lui-même. Il aurait voulu une arrivée discrète et on lui sortait le grand jeu. Le garde méritait qu'on le félicite malgré cela. Il avait veillé et fait attention. Il venait d'une bonne phalange. Son prince-dixième pouvait être fier de lui. Pendant qu'il négociait un nouveau virage. Il pensa à Quiloma. Que devenait-il ? Et les autres ? Encore une chose à faire, mais aurait-il le temps ? Il soupira tout en amorçant son atterrissage. Il avait à faire.
La nuit était maintenant bien avancée. Lyanne avait répondu aux mille sollicitations de tous les présents. Il avait entendu, noté, réagit à ce qu'il avait appris dans toutes ces rencontres. Avec tout cela il allait maintenant devoir composer pour gouverner. Il profita d'une période de calme pour aller sur la terrasse. Les lumières s'épuisaient doucement, laissant la nuit prendre sa place. Lyanne adossé au mur regardait le ciel. Les prémices de la lumière du jour donnaient des reflets bleus au bord de l'horizon. Un sentiment de malaise ne l'avait jamais quitté. Il pensait que la fête et le rôle qu'il devait y jouer, étaient en cause. Sur cette terrasse, alors que le déroulement de la réception s'était bien passé, il ressentait à nouveau ce malaise intérieur. Il se mit à douter de son lien avec ce qu'il venait de vivre. Alors d'où cela venait-il ? Il sentait une violence latente. Lui se sentait en paix, d'où venait cette vibration ?
Il ne put devenir dragon pour à en trouver l'origine. Le prince qui l'accueillait arrivait, entouré de sa cour personnelle. Lyanne lui signifia son désir de se retirer. L'homme était tout sourire. Lyanne avait bien senti sa puissance. Il dirigeait de nombreuses phalanges directement ou par l’intermédiaire d'autres princes qui lui avaient allégeance. Lyanne n'avait pas bien compris comment ce prince avait réussi à convaincre d'autres de lui prêter allégeance. Il sentait bien qu'il était préférable de ne pas le savoir. L'inquiétude de ce prince était sur l'avenir. Il avait tout misé sur les phalanges et la puissance qu'elles donnaient. Aujourd'hui avec l'arrivée du roi-dragon, qu'allait devenir cette puissance ? Lyanne allait-il développer l'armée, ou la laisser péricliter en instaurant une paix dont le prince ne voulait pas ? Lyanne avait ménagé le prince en lui laissant entendre ce qu'il voulait entendre. Le rituel de séparation prit beaucoup de temps. Il se trouva en vol alors que le soleil pointait à l'horizon.
Des ses yeux d'or, il regarda le cercle de lumière qui apparaissait. Il sut. Il sut d'où venait la violence qu'il ressentait intérieurement. Un instant de panique l'envahit. Aurait-il le temps d'y faire face ? Il donna de puissants coups d'ailes pour prendre de la hauteur. En tout cas, il allait essayer. 
    
217
Dès que la lumière du soleil toucha la terre noire des Montagnes Changeantes, ils mirent le pied de l'autre côté de la frontière. Le convoi était prêt bien avant l'aube. Les macocas n'étaient pas des bêtes rapides. Ils n'avaient pas le choix. Il leur fallait arriver sur une plateforme de repos avant la nuit. Les guerriers blancs avaient prévenu. Ils ne feraient pas de pause quelle que soit la raison.
- Et si l'un de nous tombe hors du chemin ? questionna le noble Sariska.
- Même si ce quelqu'un était vous, lui répondit un konsyli, on ne peut pas perdre un convoi pour un seul homme. Nos ordres sont formels.
Les gens du pays de Pomiès marchèrent avec la peur. Le chemin était large. Si le paysage était désespérant, rien ne semblait vouloir entraver leur marche. Quand arriva midi, Sariska estima qu'ils avaient bien marché. Il ordonna une halte pour manger. Les guerriers blancs intervinrent immédiatement :
- Vous ne pouvez pas vous arrêter, le risque de ne pas arriver est trop grand.
- Mais continuez, nous vous rejoindrons là-bas, répondit Sariska.
- Vous croyez être tranquilles parce que rien ne s'est passé, mais c'est maintenant que vous risquez le plus. 
Sariska n'en démordit pas. Il refusa d'aller plus loin sans manger. Le chemin était bien visible, seule zone enneigée sur une terre noire. Il accepta simplement de ne pas dresser de table pour manger plus vite. Les guerriers blancs se concertèrent mais ne s'éloignèrent pas. Les soldats du pays de Pomiès se moquèrent d'eux dans leur dialecte. Comme le noble Sariska, ils n'avaient rien vu et pensaient que les récits qu'on leur avait faits, étaient exagérés. Ils gardaient quand même un fond d'inquiétude. Les guerriers blancs étaient nerveux et sur le pied de guerre. La pause se passa sans souci. Chioula riait des bons mots que disait son père. L'entourage de l'ambassadeur semblait se décontracter au fur et à mesure que le temps passait. Le konsyli chargé d'être en relation avec eux vint plusieurs fois pour essayer de les faire accélérer ce qui, lui fit remarquer un de ses compagnons, eut plutôt l'effet inverse.
Ils repartirent en début d'après-midi. Les guerriers blancs allèrent voir les bouviers pour leur demander de presser les bêtes. Ceux-ci ne se firent pas prier. Ils sentaient que la peur n'avait pas quitté les macocas. Comme s'ils sentaient l'urgence de marcher plus vite, ils ne renâclèrent pas à tirer les lourds traîneaux.
Tout commença bien. Puis ils passèrent une crête. La descente vit des macocas trébucher quand leurs charges glissaient mal. La couche de neige parfois s’interrompait, laissant la roche noire à nue. Il fallait que les hommes aident au passage. Les guerriers blancs devenaient de plus en plus nerveux. Le temps passait et leur moyenne diminuait.
Le noble Sariska faisait maintenant profil bas, aidant l'un ou l'autre des attelages à passer les caps difficiles. La montée suivante redonna un peu d'espoir. Bien enneigée, la glisse fut bonne. Puis arriva une nouvelle descente.
- Une fois en bas, il faudra remonter. La zone où nous pourrons nous arrêter est de l'autre côté de la crête. Il faut aller plus vite.
Ainsi parla le konsyli au noble Sariska. Celui-ci fit le tour des groupes pour leur donner l'ordre qu'il leur fallait encore accélérer. Les hommes hochaient la tête bien conscients qu'il serait difficile d'arriver avant la nuit de l'autre côté de la crête. Les macocas ne disaient rien mais tiraient fort. L'accident arriva dans cette descente. Le bouvier n'eut que le temps de se reculer lorsque le traîneau bascula sur le côté entraînant les deux macocas avec lui. Tout le monde regarda ce qui arrivait. Après avoir glissé en arrière une centaine de pas plus bas, l’attelage s'immobilisa. Pendant quelques instants rien ne se passa et puis ce fut comme si les rochers se mettaient à bouger : des formes noires surgirent, bondirent, se jetèrent sur les animaux qui hurlèrent à glacer le sang. Puis ce fut le silence. Dans le convoi qui s'était immobilisé, une voix s'éleva :
- VITE ! 
Tous les présents se ruèrent sur les traîneaux pour les pousser, les diriger, les accélérer. La peur, la vraie peur venait d'apparaître. 
Les macocas soufflaient, suaient mais tiraient. La montée fut avalée en un temps record. Le vent au niveau du col était assez fort. La nuit s'annonçait. Le chemin qui redescendait était bien enneigé et faisait une trace blanche sur le sol noir. Chioula qui était descendue de son traîneau, n'en pouvait plus. Essoufflée, elle récupérait pliée en deux, regardant passer le convoi.
- Encore un effort, princesse. Nous allons arriver bientôt.
Kolong essayait de réconforter sa maîtresse. Le noble Sariska qui houspillait un attelage en retard, lui dit :
- Monte dans ce traîneaux. Tu vas pouvoir te reposer, c'est la descente.
Chioula s'installa comme elle put sur les grosses toiles des tentes. Le bouvier stimula ses bêtes pour recoller au convoi. Il ne voulait pas rester sans abri dans la nuit qui descendait. Chioula se laissa aller en arrière, posant sa tête sur un rouleau de cordes. Ce qu'elle avait vu lui remontait à la mémoire. Ces masses noires indistinctes bondissant sur les macocas blancs passaient devant les yeux de Chioula en boucle. Leurs cris surtout, résonnaient à ses oreilles. Elle se laissait bercer par le mouvement du traîneau. Le bouvier courait à moitié derrière son attelage continuant à les encourager de la voix. Il se rapprochait des autres. Le crépuscule opacifiait le paysage. Les ombres prenaient de la densité. Le bouvier avait peur. Ses bêtes le sentaient et prenaient peur. Le couple de macocas ne tirait plus de concert. Quand le traîneau passa sur la pierre que les autres attelages avaient évitée, il fit un écart. Emporté par la vitesse, il versa. Le timon se cassa permettant aux macocas de rester sur le chemin. Le bouvier fut accroché par un des patins. Il fut éjecté en contre-bas pendant que le traîneau commençait une série de tonneaux. Il se fracassa sur un rocher répandant son contenu sur la plaque de neige contiguë.
Tout le convoi se retourna en entendant le cri du noble Sariska. Deux guerriers blancs le retenaient pour ne pas qu'il se jette dans la pente. La nuit était presque complète et seule la lueur blafarde de la lune donnait encore une sombre vision de ce qui se passait. Le bouvier hurla à son tour mais de terreur puis de douleur.
- MA FILLE ! MA FILLE ! hurlait Sariska qu’entraînaient les guerriers.
- Ne restons pas là ! Il faut atteindre la zone de repos ! affirmait le konsyli qui donnait les ordres pour qu'on le porte de force.
Sariska se débattait essayant de voir ce qui se passait plus bas. Les cris de l'homme s'achevèrent dans d'horribles gargouillis. Des ombres noires indistinctes s'agitaient en dessous du chemin faisant des bruits dont on ne pouvait savoir s'ils étaient de mastications ou de succions.
Sur la tache blanche de la neige, là où s'étaient échoués le traîneau et son contenu, une forme en habit de couleur pâle se dressa. Elle se tourna vers le chemin. Sariska redoubla d'effort pour se dégager.
Des formes déchiquetées qui auraient pu passer pour des rocher se mirent en mouvement, convergeant vers la tache blanche de la neige. Quelques guerriers blancs tirèrent dans leur direction. Les quelques flèches qui les atteignirent, rebondirent avec un bruit clair. Des soldats du pays de Pomiès chargèrent en hurlant, détournant le mouvement vers eux. Si leurs épées frappèrent sans retenue, ils n'allèrent pas bien loin. Deux énormes têtes surgirent pour les happer, dispersant par là-même les autres petits monstres qui avaient presque atteint la zone neigeuse.
- VITE ! VITE! hurla un konsyli qui avait déjà atteint la plateforme de repos.
Dans un bruit de roche massacrée, le monstre à deux têtes courait vers ceux qui s'agitaient encore sur le chemin. Macocas, bouviers, traîneaux, rien ne résista à l'assaut. Frappant d'un côté et de l'autre, le monstre  décimait les retardataires. Si Sariska échappa plusieurs fois aux terribles mâchoires, il le dut aux guerriers blancs dont plusieurs se sacrifièrent pour lui.
Quand tous ceux qui pouvaient être sauvés furent sur la plateforme, le monstre à deux têtes se détourna pour aller fouiller les endroits des combats. En bas sur une plaque de neige, au milieu des paquets de toile de tente, une silhouette pâle se tenait debout les deux mains sur la bouche pour ne pas hurler.
Chioula s'était réveillée au milieu des affaires éparpillées, le nez dans le froid de la neige. Elle se leva, à moitié groggy. Elle regarda autour d'elle sans comprendre. Les cris affreux qui retentirent au-dessus d'elle la ramenèrent à la réalité. Elle faillit hurler quand elle vit que des formes hideuses et noires s'approchaient de la neige. Elle fut comme tétanisée. La peur l'immobilisa. C'est alors qu'ébranlant la terre de son pas, surgit la grande forme du monstre à deux têtes. Autour d'elle le vide se fit presque immédiatement. Elle entendit le combat plus qu'elle ne le vit dans cette nuit. Une ombre combattait des ombres, massacrant tout ce qui passait à portée de ses gueules. Chioula poussa un petit cri en entendant les plaintes de son père et de Kolong. Cela suffit à ce qu'une des horribles gueules qui surplombait la scène, se tourne vers elle. Chioula s'immobilisa les deux mains sur la bouche. Dans un bruit de roches qu'on malmène, le monstre aux deux têtes se rapprocha d'elle. Les deux têtes se balançaient en tous sens scrutant le coin où se tenait Chioula.
- Tu sens ce que je sens? dit l'une d'elle.
- Oui, c'est jeune et plein de vie. Quel bon repas ça va faire! répondit l'autre.
- Reste à la trouver, reprit la première.
- Allons, fouillons tout le coin. La petite créature est à nous.
Pendant que lentement l'énorme silhouette se rapprochait d'elle, elle entendait les cris de Kolong hurlant pour qu'on la lâche et ceux de son père suppliant de faire quelque chose pour elle. 


218
Lyanne sentait ses muscles. La fatigue se faisait sentir. Les vents contraires l'avaient freiné. Les Montagnes Changeantes étalaient leur paysage de cauchemar sous ses ailes. La colère y était plus forte, la haine aussi. Lyanne savait qu'avait été fait ce qui ne devait pas l'être. Il n'en connaissait pas la raison mais il se sentait affecté par cette situation. Il profita d'un courant porteur pour reposer ses ailes. Il savait qu'il aurait besoin de toute sa force. La nuit allait bientôt tomber. Le danger se rapprochait. Le gardien n'interviendrait pas. Ce n'était pas son rôle. On ne traversait pas les Montagnes Changeantes sans faire preuve d'humilité. L'orgueil était le pire ennemi du voyageur dans cette région. Il vira sur l'aile pour changer de vallée. Il visualisait le chemin que devait emprunter la délégation. Ses guerriers avaient suivi ses ordres. Il n'avait aucun doute. Les gens de Pomiès avaient-ils été assez inspirés pour faire de même ?
Un mouvement à la limite de son champ visuel attira son regard. Assez loin devant, il reconnut la silhouette déchiquetée de la Groule. Elle avait beaucoup d'avance et au rythme de ses battements d'ailes, il devinait qu'elle se pressait. Qu'avait-elle senti pour être là, volant du plus vite qu'elle pouvait ? La réponse s'imposa à son esprit. Le monstre à deux têtes avait trouvé une proie.
Malgré la douleur de ses muscles, Lyanne accéléra.
La Groule volait plus vite que lui. Ils passèrent l'un après l'autre devant l'entrée de la vallée qui menait au gardien. Un vent puissant en sortait et Lyanne vit l'accélération de la Groule quand elle rentra dans le courant. Il fit l'erreur de ne pas descendre assez profond pour en profiter et perdit encore du temps. Il plongea, prenant de la vitesse. Il fit une ressource quand il se sentit entrer dans le flux de cet air froid venu des hauts sommets. Il fut heureux de sentir du frais sur ses muscles trop chauds. Cela lui redonna de la vigueur. Loin devant, la Groule amorça une remontée profitant d'une accélération procurée par le vent qui se heurtait à la montagne. Derrière il y avait le chemin des hommes. Quand lui-même arriva à ce lieu, il se sentit comme un caillou quand une fronde le lance. Il déboucha dans l'autre vallée avec une vitesse très supérieure à son habitude. Dans le noir de la nuit, il vit une pâle silhouette tétanisée qui hurlait silencieusement sur une plaque de neige au milieu de débris. Le monstre à deux têtes avait été pris à partie par la Groule. Elle lui jetait des rochers qu'elle ramassait lors de vol en rase-mottes, tout en arrosant de feu les noirs javelots qu'il lui envoyait. Sur la plateforme des formes humaines s'agitaient, tirant d'inutiles flèches et semblant crier des mots que le chaos du combat engloutissait. Les deux êtres de cauchemar tout à leur combat, ne firent pas attention à son arrivée. Des nappes de feu s'étalaient tout autour des combattants, traces des vomissures de la Groule. Lyanne nota que certaines d'entre elles qui auraient dû s'étaler sur le chemin, formaient un arc de cercle comme un pont de flammes enjambant le sentier. Il prit conscience de la protection installée par ses prédécesseurs. La proximité de son engagement dans la bataille lui fit vivre comme à chaque fois une accélération de son temps propre.
La Groule et le monstre à deux têtes se mirent à bouger comme au ralenti devant ses yeux. Les noirs javelots jaillissaient des flancs du monstre à deux têtes en direction de la Groule. Ils retombaient un peu n'importe où, se plantant dans le sol avec un bruit sourd, d'autres rebondissaient sur la protection de la plateforme où se tenaient les hommes, les derniers et moins nombreux se plantaient dans les ailes et le corps de la Groule lui tirant des cris. Pendant ce temps ses jets de liquide noir enflammaient tout ce qu'ils touchaient. Le monstre à deux têtes sautait de côté pour en éviter la majeure partie sans pouvoir tout empêcher. Des flammes couraient sur son corps éclairant la scène de lueurs mouvantes et inquiétantes. À leurs pieds, de petites formes torturées couraient en tous sens, essayant de quitter le lieu de la bataille.
À son premier passage, Lyanne crachant une flamme bleutée, déclencha une panique encore plus grande. Les petits monstres de la taille d'un rocher se consumaient dans un bref éclair blanc. Le monstre à deux têtes hurla de douleur et de haine et la Groule fit un brusque écart pour se retrouver hors de portée du souffle ardent du dragon rouge. Les guerriers blancs poussèrent des cris de joie, quant aux gens de Pomiès, ils connurent une peur plus grande pensant qu'un nouvel ennemi arrivait pour prendre part à la curée.
Lyanne vit arriver les noirs javelots vers lui. Comme ceux de Jorohery, ils pouvaient le blesser mortellement. Leur lenteur relative dans son espace-temps de combat lui permettait de les éviter ou de les consumer avant qu'ils ne deviennent dangereux pour lui. La Groule avait repris de la hauteur pour fondre sur ce trait rouge qui filait plus vite que le vent sur le terrain. Elle arrosa le terrain de son liquide de feu. Lyanne, qui faisait un looping pour revenir vers la plateforme et le sentier, comprit le danger. La pâle silhouette de Chioula se trouvait sur le trajet de cette pluie infernale. Déjà la neige brûlait. Il entendit le cri de cette dernière qui se mit à courir dans un acte désespéré pour se sauver. Chioula heurtant une pierre, s'étala dans la neige. Elle cria à nouveau se retournant pour voir les gouttes de feu se diriger vers elle... et disparaître en heurtant le toit de glace qui venait de se déployer au-dessus d'elle. Elle vit fumer la glace quand une goutte la touchait. Elle regarda autour d'elle pour comprendre ce qui se passait et donner du sens à ce qu'elle vivait comme un cauchemar. Elle se releva et se remit à courir pour se heurter à un mur transparent mais infranchissable. Chioula s'agita comme un animal en cage pour trouver une sortie. Ses mains dessinaient un ballet incohérent sur la paroi à la recherche d'un passage sans en trouver. Elle recula brusquement quand un flot de feu arriva sur elle. Elle vit la vague brûlante s'écraser et gicler tout autour d'elle dessinant un espace protégé. Tremblante, elle regarda la scène qui se déroulait sous ses yeux à la lueur des flammes. Comme dans un théâtre d'ombres, le monstre à deux têtes se déplaçait par bonds successifs pendant qu'une silhouette plus noire que la nuit passait et repassait au-dessus. Elle mit du temps à repérer ce qui les faisait ainsi réagir. C'était fugace et très rouge. Elle pensa au roi-dragon, sans pouvoir le distinguer. Des flammes bleues jaillissaient par intermittence de différents points de l'horizon éclairant des êtres difformes dont la vue glaçait le sang.
Lyanne sentait la victoire possible. Plus rapide, plus souple, il surclassait ses adversaires. Ses flammes bleues nettoyaient le terrain de toutes les petites abjections courant partout qui pourraient profiter de la situation. Elles éloignaient aussi le monstre à deux têtes et la Groule. Il avait eu peur une fois pour Chioula quand il avait vu le noir liquide de la Groule s'enflammer et se précipiter vers elle. Il avait construit à la hâte une protection de glace comme seuls les rois-dragons savaient les faire. Après ce moment, il avait harcelé les deux monstres pour les éloigner. Il jubila quand il les vit s'enfuir. La Groule fut la première à comprendre qu'elle ne pourrait pas lutter. Le corps hérissé de noirs javelots, et les ailes brûlantes de leur rencontre avec le feu bleu, elle s'éloigna d'un vol lourd. Lyanne savait qu'elle irait se réfugier dans un de ses antres secrets, où elle panserait ses plaies. Le monstre à deux têtes résista plus longtemps. Son corps recouverts de concrétions lui offrait une bien meilleure protection. Mais lui aussi céda du terrain pour finir par s'enfuir. Volant toujours aussi vite, Lyanne revint sur le lieu du combat. Les nappes de feu commençaient à diminuer plongeant le paysage dans une ambiance crépusculaire. Il se posa près de la coque de glace entourant Chioula.
Les feux de la Groule achevaient de se consumer. Chioula regardait le roi-dragon avec un regard implorant. Lyanne jeta autour de lui un regard prudent. Ce n'est pas parce que les deux plus gros monstres avaient disparu qu'il n'y avait plus d'abominations autour d'eux. C'est alors qu'il vit le noble Sariska se mettre à courir. Ceux qui le tenaient, avaient relâché leur attention. S'étant dégagé brusquement, il se retrouva hors de la plateforme avant qu'on puisse le rattraper. Il zigzagua entre les rochers pour aller voir sa fille. Il courait encore quand un être difforme lui sauta dessus. Lyanne bondit tout en crachant une flamme bleue. Avant d'arriver, il savait ce qu'il allait voir. Le noble Sariska n'en avait plus que le nom. La blessure par un de ces êtres pourrissait le corps et l'âme de la victime plus vite que ne sautaient les dragons. Sariska n'avait pas achevé sa transformation quand il fut touché par l'éclair bleu. Son adversaire se volatilisa dans une explosion, alors que lui se tordit comme une brindille au feu. Les guerriers blancs avaient repris leur position pour empêcher les serviteurs de l'ambassadeur de se porter à son secours. Une victime suffisait. Lyanne reprit sa forme humaine en arrivant à la hauteur de Sariska. La moitié de son corps avait disparu, mais par la magie du lieu, il vivait encore :
- Ma fille ?
- Elle est sauve, Noble Sariska !
- Les augures ne m'étaient pas favorables. Mon entêtement est cher payé.
Lyanne lui souleva la tête, lui touchant le front de son bâton de pouvoir. Sariska se détendit.
- Décidément être ambassadeur est dangereux dans le pays Blanc. J'aimerais que ma fille me succède le temps que le noble Szeremle en nomme un autre.
- Il sera fait comme vous le souhaitez.
Lyanne ne sut jamais s'il avait entendu ses dernières paroles. Quand il reposa la corps sans vie du Noble Sariska, un cri monta dans la nuit. Chioula pleurait son père.  


219
Lyanne était désolé pour Chioula. Celle-ci l'avait regardé revenir vers elle sous sa forme d'homme. Quand il avait supprimé le mur de glace qui la protégeait, elle avait dit :
- Vous... vous êtes le roi-dragon !
Puis son regard avait été vers la plateforme.
- Et là-haut ?
- Venez ! avait répondu Lyanne.
Il l'avait conduite près de son père, dont il avait recouvert la majeure partie par une couverture. Ce qu'on voyait avait encore figure humaine. Elle s'était penchée sur lui, l'avait regardé avec intensité et s'était laissée entraîner vers le campement, seule zone sûre dans cette région.
Kolong l'avait prise en charge. Le silence régnait. Les gens de Pomiès étaient sous le choc. Les guerriers blancs s'étaient approchés de Lyanne pour faire leur rapport. Puis le roi-dragon s'était approché de la délégation de l'ambassadeur :
- Le Noble Sariska mérite une sépulture. La mort dans les Montagnes Changeantes est autre. Je sais que dans votre pays, il aurait été inhumé dans un mausolée. Le retour de son corps au pays de Pomiès est impossible.
Le visage des gens du pays de Pomiès exprima une tristesse encore plus grande. Le chef du détachement fit un pas en avant :
- On ne peut accepter cela. Le corps doit revenir au pays de Pomiès sinon son esprit ne connaîtra pas le repos.
- Son corps connaît le mal. Il est impossible de laisser plus de mal s'échapper dans le monde. Ce serait la fin du pays de Pomiès.
- Ce n'est pas possible... ce n'est pas possible... Son esprit...
- Son esprit sera honoré en ce lieu.
Lyanne s'était mis alors à construire un édifice de glace. Il l'avait fait de telle manière que celui qui passait pouvait voir le visage du Noble Sariska, mais personne ne pouvait deviner ce qu'il était par ailleurs devenu.
Chioula semblait frappée de mutisme. Elle restait là, bercée par Kolong, perdue dans des pensées que tout le monde pensait deviner. Si la perte de son père l'affectait et si les horreurs qu'elle avait vues hantaient ses cauchemars, le pire était la découverte qu'elle avait faite. Cet homme si beau, si aimable était un dragon ! Elle ressentait une aversion physique en pensant au contact. Les insectes aux pattes velues ou les serpents n'étaient que broutilles en comparaison avec les sensations qui l'occupaient aujourd'hui. Elle reconnaissait la beauté sauvage et la fascination de la puissance qu'exerçait le roi-dragon, mais... mais se retrouver à l'embrasser en sachant qu'on embrasse un... une... enfin quelqu'un avec toutes ces dents, ces griffes...
Lyanne était loin de se douter de cela. Il essayait de faire au mieux dans ce paysage de cauchemar. Il lui fallut quelques jours pour construire le projet prévu. Cela avait pris la moitié d'une journée pour décider avec les gens de Pomiès de la forme et de l'emplacement du mausolée. Au bord de la plateforme s'éleva un premier mur de glace blanche. Un petit passage permettait d'entrer dans l'enceinte intérieure où l'on découvrait un bâtiment dont les formes rappelaient le palais du noble Szeremle. Il ne comportait pourtant qu'une seule salle. Entièrement blanche, il n'y avait qu'un panneau fait de glace transparente qui permettait de voir une forme humaine. Lyanne avait sculpté la glace pour en faire une statue de gisant d'où émergeaient le buste et la tête du noble Sariska sous un linceul rouge.
Il sécurisa le lieu. Les gens de Pomiès purent alors venir rendre hommage au noble Sariska. Le chef du détachement exprima son désir de toucher son maître pour lui donner les soins nécessaires pour l'embaumer. Seul Lyanne savait la vérité de ce qu'était devenu le corps de Sariska. Il refusa de sortir le corps de son sarcophage de glace en expliquant que ce qu'il avait fait serait mieux que tout ce qu'il pourrait faire.
- Quand vous aurez disparu et que moi-même j'aurai rejoint le lieu où sont les rois-dragons morts, ce mausolée sera encore debout. Même quand le successeur de mon successeur aura rejoint ce lieu, ce tombeau sera encore inchangé.
- J'entends bien, Majesté, mais que vais-je rapporter au Noble Szeremle de cela ?
- Je ferai pour lui une représentation que je lierai à cet endroit afin que vous puissiez rendre hommage à l'esprit du noble Sariska.
Le chef du détachement s'inclina pour manifester son accord à cette idée.
Lyanne malgré cela était déçu. Chioula ne se manifestait pas. Kolong gardait la porte de sa tente comme un vrai cerbère, interdisant tout contact.
- La petite est trop choquée pour l'instant, il vaut mieux la laisser, disait-elle avec d'autres variantes suivant qui approchait.
Lyanne avait essuyé un refus quand il s'était approché le premier jour. Derrière la réponse de Kolong, il avait senti ce qui venait de Chioula. Les autres jours, il avait prétexté le travail qu'il avait à faire pour se tenir éloigné de la tente où elle était.
La nuit revenait avec son cortège de peurs. On entendait des raclements, des pierres qui roulaient d'un côté et de l'autre. Il était devenu inutile de prévenir de ne pas sortir de la zone protégée. Les gens de Pomiès avaient payé cher pour l'apprendre.
- Demain nous repartirons, avait prévenu Lyanne.
- Pourrons-nous faire une cérémonie d'adieu avant le départ ? demanda le chef du détachement.
- La route est longue jusqu'à la prochaine étape. Il faudra partir dès que le jour se lèvera.
- Nous ferons la cérémonie avant le lever du jour !
Les deux hommes se retournèrent au son de cette voix. Chioula en grande tenue, se tenait derrière eux.
- Le noble Sariska, reprit-elle, a ordonné que je prenne sa succession. Je le ferai.
Se tournant vers le chef du détachement, elle ajouta :
- Que tous se préparent pour demain. Il faudra aussi rationner la nourriture. Notre séjour dans ces Montagnes Changeantes a été trop long.
Se tournant vers Lyanne, elle s'inclina et dit :
- Je tenais à vous remercier, Majesté, pour votre action et votre engagement en faveur du peuple du pays de Pomiès. Je peux affirmer que le Noble Szeremle sera très sensible à ce que vous avez fait.
Si Lyanne fut heurté de ce ton trop protocolaire, il fut surtout affecté du regard froid et éteint de Chioula. Il ne savait pas ce qui touchait le plus la jeune femme. Se retrouver exposée aux monstres des Montagnes Changeantes pouvait vous affecter durablement même sans contact direct. En lui s'ouvrit une faille, celle de la solitude qui avait espéré. 


220
Si la cérémonie avait été belle, la suite du voyage s'était révélée morose. Les gens de Pomiès tremblaient de peur sur le chemin qu'ils trouvaient trop étroit. Le moindre écart d'un macoca leur tirait des cris d'alarme. Chioula restait dans son traîneau. Lyanne marchait devant. Avec les guerriers blancs, il ouvrait le chemin. Ses yeux habitués à voir ce que les autres ne voyaient pas, il remarqua les monstres qui se déplaçaient autour d'eux. Sa présence avec son bâton de pouvoir les tenait plus éloignés qu'à l'accoutumée. Bien reposés les macocas avaient tenu le rythme. Ils étaient arrivés à la zone de repos en temps et en heure. Lyanne avait regardé le soleil se coucher, assis sur un rocher. Il avait espéré sans vraiment y croire que Chioula viendrait. Elle s'était retirée rapidement dans une des casemates. Kolong lui avait servi son dîner tout en interdisant à tous de venir la déranger. Le chef du détachement avait assuré l'intendance. Il avait fait le compte des provisions. Il avait calculé ce qui serait le minimum nécessaire pour chacun. Il avait fait le constat qu'ils n'auraient pas assez pour finir le voyage. Il s'était approché de Lyanne. Celui-ci avait senti son arrivée. Il soupira. Ce n'est pas lui qu'il attendait. Le chef du détachement lui exposa ses difficultés.
- Que dit l'ambassadeur ?
- La princesse Chioula était très fatiguée. Elle se repose. Sa servante m'a dit que j'avais tous pouvoirs pour régler l'intendance.
- Bien, dit Lyanne. Combien de jours de vivres vous reste-t-il ?
- Trois en faisant attention et au maximum cinq en se rationnant beaucoup.
- Dans deux jours vous serez sortis des Montagnes Changeantes. Je vais demander qu'on vous amène des vivres. Je vais rester avec vous cette nuit. Demain je partirai.
Il était resté la nuit à contempler le ciel qui se chargeait de nuages. Demain la neige arriverait. Lyanne était préoccupé. Il sentait en lui des impressions qu'il ne connaissait pas. Ce qu'il venait de vivre avec Chioula était tellement étrange dans sa nouveauté. Il se découvrit bouleversé. Il avait vécu le passage de faire Shanga comme un accomplissement. Il était devenu lui complètement, intégralement. Il s'était découvert immense et puissant. Là il était... Il lui manquait le mot. C'est l'image de la pauvreté qui s'imposa à son esprit. Dans la nuit, alors que les monstres rodaient autour d'eux, il comprit que jamais ne se fermerait la brèche que Chioula avait ouverte. Elle avait révélé en lui un sentiment de douce violence, d'un manque délicieusement douloureux. À la limite des deux mondes, sa forme oscillait entre homme et dragon. Chose étrange, le dragon qu'il était partageait la même sensibilité à ce phénomène. Il laissa son esprit vagabonder en jouant avec toutes ses idées et toutes ses sensations.
Quand se leva le soleil, il soupira, s'étira et se remit en chemin.
Il sortit de Montagnes Changeantes en milieu de matinée. Il survola le fort qui commandait la gorge d'accès. Se posant, il donna ses ordres. Le prince-dixième qui était en poste fit grise mine. Il avait tout juste assez de vivres pour l'hiver. Lyanne avait senti sa réticence. Le prince-dixième n'avait eu qu'un minime retard dans sa réponse, mais c'était suffisant pour attirer l'attention de Lyanne.
- Manquerais-tu de vivres ?
- Non, Majesté, nous avons juste ce qu'il nous faut.
- Je croyais que des réserves existaient dans chaque fort.
- Ce sont les ordres mais nous n'avons pas reçu les vivres de réserves. La guerre nous a trop occupés.
- Combien y a-t-il de forts entre ici et la Blanche ?
- Cinq, Majesté, tous les deux jours de marche.
- Une caravane va venir des Montagnes Changeantes. Ils ont besoin de vivres pour eux et pour leurs bêtes. Vous leur donnerez ce dont ils ont besoin. Les vivres pour vous reviendront après. Je donnerai les ordres.
Lyanne était reparti. Il faudrait à Chioula trois mains de jours pour arriver à la Blanche. Il soupira en reprenant son vol. D'habitude voler le calmait. Aujourd'hui il restait préoccupé. Dans le royaume, les choses allaient mal. Jorohery avait tout désorganisé. Il pensa à la suite de ce qu'il devait faire. Le poids du pouvoir était lourd.
Il fit le tour des forts avant de rejoindre la capitale. Il avait mis en œuvre tout ce qu'il pouvait pour les gens de Pomiès et pour ses guerriers. Il avait mis en route une noria de vivres pour que l'hiver ne soit pas le témoin de morts.
Son retour au Palais fut salué par des mimiques de soulagement. Monocarana arriva pour l’accueillir. Lyanne sentit les reproches à travers ce qu'il disait. Le pays avait besoin d'un gouvernement. S'il partait tout le temps sans prévenir, rien ne pourrait s'organiser. Une longue liste de questions à trancher l'attendait, ainsi que différents conseillers, ambassadeurs, princes et autres demandeurs. Lyanne soupira : « Encore une fois », pensa-t-il et il s'attela à la tâche. Trancher lui était difficile dans bien des cas. Ceux qui connaissaient les dossiers lui semblaient plus à même de savoir ce qui était le meilleur, mais en même temps, il s'aperçut que tout ce qu'ils proposaient n'était pas conciliable. La récolte avait été médiocre. Qui manquerait ? La guerre avait détruit beaucoup de choses et nombreux étaient ceux qui devaient bivouaquer. Qui bénéficierait le premier de la reconstruction ? L'armée était au repos. Les combats avaient décimé ses rangs. Comment la réorganiser entre les princes ?
Chaque jour, il découvrait de nouveaux dilemmes. Bien que n'ayant pas besoin de dormir, il ne pouvait tout connaître des dossiers qu'on lui présentait. Les jours passaient, tous aussi chargés de réunion, réceptions, discussions. Il manquait de temps pour voler et sentait la frustration du dragon monter en lui. Si cela continuait, il courrait à l'échec. Il ne pourrait pas supporter cela très longtemps. Les mains de jours succédaient aux mains de jours. Pour Lyanne rien ne semblait changer et puis, on lui annonça l'arrivé du nouvel ambassadeur des gens de Pomiès.
Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Toutes ses occupations l'avaient éloigné de cette histoire. Il décida malgré son désir de ne pas courir prendre des nouvelles de Chioula. Il laissa aux autres le soin de lui rapporter les informations ou les bruits qui circulaient ici ou là. La princesse Chioula faisait l'unanimité. Elle était belle et froide.
Une main de jours supplémentaire passa avant qu'elle ne demande audience pour présenter ses lettres de créances. Lyanne ne la fit pas attendre.
Leur rencontre eut lieu dans la grande salle d'audience. Si Lyanne se sentait ému de la voir, Chioula ne montrait rien. Elle était superbe, superbe comme une statue de glace. Leur échange ne fut que protocolaire.
Les jours qui suivirent furent à nouveau chargés de travail. Lyanne n'avait même pas le temps de penser à Chioula. En lui un sentiment de mal-être commençait à prendre de l'ampleur. Il pensait que cela venait de ce qu'il faisait qui ne lui laissait pas le temps de s'occuper de lui. Il entendait parler des gens de Pomiès et de Chioula de temps à autre. Ils s'installaient. L'ambassadrice prenait des contacts. On lui rapportait ses faits et gestes pour en souligner l'habilité. Elle avait rapidement compris comment fonctionnaient les principaux cercles de pouvoir. Lyanne pensait même qu'elle en savait déjà plus que lui, enfermé dans un rôle à rencontrer des gens qui ne lui disaient que ce qu'ils pensaient qu'il désirait entendre. La vérité ne lui était accessible que parce qu'il la ressentait derrière les paroles. Sa sensibilité de dragon au mensonge était un atout indéniable.
Restait le manque. Cette incomplétude qu'il ne voyait pas comment combler qui venait occuper son esprit dans les moments les plus incongrus, alors qu'on lui parlait de situations difficiles.
Dans un moment plus calme, il s'en était ouvert à Monocarana. Celui-ci avait souri.
- Il y a un âge, majesté, où la personne sent le besoin d'être avec une autre personne dans une relation plus intime.
- Ah ! avait fait Lyanne.
Monocarana après s'était lancé dans une explication du monde comme il les aimait bien, sans satisfaire le besoin de réponse de Lyanne. Il n'en avait rien retenu. Quelque chose ou quelqu'un lui manquait. Il lui fallait le trouver. 


221
L'invitation surprit Lyanne. Il avait presque oublié qu'elle devait venir. Il était très occupé par les affaires du royaume comme disaient les gens autour de lui. C'est tout juste s'il avait le temps d'aller chasser. Il avait maintenant autour de lui une équipe en qui il commençait à faire confiance. Il y avait d'abord Monocarana. Il était droit et juste dans tout ce qu'il faisait, juste un peu trop paternaliste à pérorer sur tout et n'importe quoi. Pour l'armée, il pouvait compter sur un prince-deuxième Nyagorot. En face se dressait Vrestre qui avait étendu son influence sur de nombreux autres princes. Il aurait probablement renversé le Prince-majeur si celui-ci était resté au pouvoir. Aujourd'hui face au roi-dragon, il temporisait. Pour toute l'intendance, Lyanne se reposait sur un jeune prince-dixième de sa famille, Dranne. Ce dernier en plus de la dévotion envers son roi-dragon, avait un sens inné de l'organisation. Il avait déjoué les pièges de Jorohery et réinstallé une autorité au service du royaume. Dans un cercle plus large, Lyanne avait sélectionné des conseillers et des adjoints. Cette organisation commençait à porter ses fruits. Les gens semblaient avoir compris que même si l'hiver était rude, tous feraient des efforts et personne ne serait sacrifié pour qu'une caste dirigeante vive dans l'opulence.
L'invitation était écrite sur du vélin. En le touchant, Lyanne sentit l'odeur de Chioula. C'est elle qui avait couché les mots sur le parchemin. Il en fut ému. Dans une main de jours, il la reverrait. Il s'interrogea sur les sentiments de la princesse. Il la sentait sincère mais ne pouvait pas répondre. Ce qu'il sentait ressemblait à un vaste océan aux multiples courants sur lequel soufflerait la tempête. Cela le laissa perplexe. Il avait un peu l'impression de contempler son monde intérieur.
Les jours passèrent d'autant plus vite qu'il fut sollicité pour une disparition au palais. Le prince-majeur qui était gardé jour et nuit, avait disparu. Les gardes en poste étaient à genoux alignés face au mur. Le prince-dixième Yaé les avait consignés comme cela pour qu'ils ne se suicident pas. Les guerriers de la phalange noire patrouillaient partout à la recherche d'éléments pour expliquer ce qui s'était passé. Quand Lyanne arriva, tous se mirent au garde-à-vous. Yaé s'avança :
- Je ne comprends pas, Majesté. Les gardes sont formels. Le Prince-majeur était toujours aussi immobile. Seuls ses yeux bougeaient un peu.
- J'avais vu cela, répondit Lyanne.
Il regarda les gardes. Il ressentait leur honte d'avoir failli. Ils auraient préféré être morts. Il les interrogea. Ils répondirent tous avec sincérité mais ne trouva rien de nouveau. Il entra dans la chambre du Prince-majeur. Il renifla. L'air avait comme une senteur de grands espaces, étrange dans cette pièce toujours fermée. Il regarda sans rien voir. Yaé était juste derrière lui.
- Il n'y a rien. J'ai fouillé et n'ai trouvé aucun passage.
Lyanne regarda à son tour les murs. Il y avait quelque chose d'étrange ici aussi. Il passa ses mains sur les cloisons de glace.
- Ici ! dit-il.
Yaé palpa à son tour la paroi.
- Je ne sens rien.
- La glace ici n'est pas identique. Cela ne se voit pas, mais je le sens, dit Lyanne. Celui qui a enlevé le prince-majeur a de grands pouvoirs. Il a su refaire le mur à l'identique.
- Mais pourquoi l'enlever ?
- C'est bien là la question. Vous allez faire le tour du palais. Si je sens bien, vous trouverez la trace d'un convoi. Suivez-là et venez me faire un rapport.
Lyanne se serait bien lancé à la poursuite de ceux qui avaient enlevé le Prince-Majeur. Il regrettait d'être obligé de rester. Non ce n'était pas le terme. Partir lui aurait permis d'éviter la confrontation avec Chioula. Dans deux jours, ils seraient à nouveau face à face. Pourrait-il lui parler en privé et savoir enfin quels étaient ses sentiments?
Yaé et ses hommes ne réapparurent que le lendemain. Dans son rapport il n'oublia rien, ni les difficultés à trouver la trace, ni leur joie une fois repérée. Tout s'était bien passé jusqu'à la région des Monticules gris. Là, ils étaient tombés dans une embuscade. Yaé était furieux. Il avait perdu deux guerriers. Même s'ils en avaient tué deux mains, il était furieux de s'être fait avoir.
- Nous étions trop près et je ne m'en suis pas aperçu.
- Je mènerais la chasse, Yaé, vaillant prince noir. Nous partirons dans deux jours. Mobilise ta phalange et envoie déjà quatre mains d'hommes en éclaireurs. Surtout qu'ils restent à distance sans intervenir. Tu auras ta vengeance, Prince noir, mais je veux des réponses avant.
- Ce sont des fidèles de Jorohery qui n'ont pas accepté la défaite et qui cherche un symbole pour fomenter une révolte.
- Peut-être, Prince noir, peut-être. Les hommes ignorent la manière de faire la glace des murs. Il y a autre chose. C'est cet "autre chose" que je veux.
Yaé inclina la tête pour saluer et partit faire les préparatifs. Par bien des égards il rappelait à Lyanne un autre prince. Sa pensée se dirigea vers la ville et tous ceux qui y demeuraient. Que devenaient-ils ? Cela réveilla en lui comme une inquiétude. Il pensa qu'après ses succès, il allait traverser une période défavorable. Et son esprit revint vers Chioula. Il se chargeait d'appréhension. La fête était pour le soir. Elle durerait probablement toute la nuit. Déjà toute la Blanche en parlait. Apparemment les gens de Pomiès avaient dépensé sans compter. Les bruits du palais la qualifiait de somptueuse avant même qu'elle n'ait eu lieu. Lyanne décida d'y répondre en arrivant en grande pompe. Toute la phalange Louny en grande tenue, l'accompagnerait. Lui-même irait paré des atours de cérémonie dignes des rois-dragon sous forme humaine. Protocolairement il ferait ainsi un grand honneur aux gens de Pomiès et à leur ambassadrice. Pourvu qu'elle y soit sensible !
La foule s'était massée à la sortie du palais. Le bruit avait couru que le roi-dragon allait traverser la ville pour aller voir l'Ambassadrice comme on nommait Chioula. De mémoire d'homme, jamais aucune femme n'avait atteint un tel niveau dans la hiérarchie politique.
Lyanne était vêtu tout de rouge et d'or. Sa phalange était en uniforme rouge et blanc. Elle formait un arc de cercle devant l'entrée du palais. L'apparition de Lyanne déclencha une ovation qui se répandit dans toute la ville. Voir le roi-dragon était un plaisir rare. Lyanne s'arrêta en haut des marches pour saluer. Les cris augmentèrent. La phalange manoeuvra pour se mettre en position de marche. Ce fut comme un navire fendant les flots. Lyanne en était le centre. Devant, une escouade écartait les sujets trop présents.
Chioula sut que le roi-dragon arrivait en écoutant la progression des cris de la foule. Elle se prépara à accueillir son roi.
Quand Lyanne vit le palais où il allait, il repensa à ce roi-dragon qui avait agi par amour. Peut-être les choses étaient-elles plus faciles en ce temps-là? Il vit Chioula qui l'attendait en haut des marches. La garde d'honneur était au garde à vous. Il eut le temps  de détailler Chioula. Sa robe avait l'exacte couleur des murs du palais. Elle avait noué ses cheveux pour en faire un édifice compliqué mais qui mettait en valeur ce regard profond qui l'avait tant touché la première fois.
La phalange Louny fit sa jonction avec la garde d'honneur. Comme  dans un ballet bien réglé, les guerriers firent mouvement pour mettre Lyanne en valeur. Un prince-neuvième de sa famille s'avança portant le coffret à présents. Il monta derrière lui. Lyanne l'avait affecté sur les conseils de Monocarana aux relations avec les gens de Pomiès. Prince sans phalange, Lisabao s'était senti reconnu et récompensé pour son action pendant la période "Jorohery". Chaque jour il passait au Palais de l'ambassadrice pour l'aider dans son installation. C'est lui qui avait reçu la délicate mission de choisir les cadeaux de bienvenue pour Chioula. Lyanne, trop préoccupé par le reste de ses activités, lui avait donné carte blanche. Il avait vaguement écouté Lisaboa quand  celui-ci avait fait son briefing. Quand il arriva en haut des marches, la musique entonna l'hymne du roi-dragon. Tout avait été prévu minutieusement par les chefs du protocole. À la fin de l'hymne, Lyanne devait s'avancer, faire face à la foule et écouter les compliments de l'ambassadrice. À son tour, il disait quelques mots et venait l'échange des cadeaux. Lyanne ayant déjà reçu l'or des mains du père de Chioula, il reçut symboliquement un coffret en bois précieux rehaussé de métal brillant. À chaque geste, les regards de Chioula et de Lyanne se croisaient. Si Lyanne recherchait le contact, Chioula semblait le fuir, ne donnant à voir qu'un regard éteint dans un visage souriant. Lyanne se sentit profondément peiné. S'il avait ressenti un petit intérêt chez Chioula quand elle s'était agenouillée pour le saluer, elle avait rapidement construit un mur d'indifférence que Lyanne ne pouvait ou ne voulait pas percer. Lorsque vînt son tour de présenter ses présents, il se tourna pour faire signe à Lisabao. Ce dernier ne vit pas le geste-ordre de Lyanne tout occupé qu'il était à jeter des regards amoureux à Chioula. Cela aurait amusé Lyanne si en regardant Chioula il n'avait vu dans ses yeux une douceur et une complicité alors qu'elle les avait posés sur Lisabao. Il sentit monter en lui un sentiment de colère. La pensée seconde fut l'incompréhension. Chioula ne lui devait rien. Il se demanda ce que Lisabao avait de plus que lui. Il les regarda avec un oeil neuf. Lisabao physiquement lui ressemblait mais il n'avait pas fait Shanga. Jamais il ne serait un homme dragon. Pour Chioula, jamais elle ne pourrait l'identifier avec celui qui avait martyrisé son peuple. S'il ressentait de la colère, il ressentait aussi une grande peine.
- Donne les présents, dit-il d'une voix dure.
Lisabao bafouilla des excuses et s'exécuta. Lyanne s'en voulut de ce ton de voix. Chioula le regarda d'un air étonné. Il reprit la cérémonie sur un ton neutre. Quand Chioula eut terminé les remerciements, elle fit un signe pour inviter Lyanne à entrer. Il précéda Chioula comme le voulait le protocole et Lisabao leur emboita le pas... Ce qui n'était pas prévu. Lyanne vit la mine catastrophée des chefs du protocole qui veillaient dans l'ombre. Il sentit leur désir d'intervenir. Il le devança en se tournant vers le prince-neuvième :
- Lisabao, marche avec nous. Tu as bien oeuvré pour le royaume.
Il sentit le soulagement de Chioula qui avait comme lui, vu la gaffe de son amoureux. Elle se tourna vers lui, lui fit pour la première fois un vrai sourire également et lui dit :
- Puis-je m'appuyer sur vous, Majesté.
Lyanne lui rendit son sourire et proposa son bras :
- En douteriez-vous, Princesse?
Chioula éclata d'un rire franc en posant son bras sur celui de Lyanne.
Le lendemain matin, alors qu'il se préparait au départ, il pensait encore à l'excellente soirée qu'il avait passée. En acceptant Lisabao à la table du roi et de l'ambassadrice, il lui avait donné une caution devant toute la cour. Il pensait bien qu'en agissant ainsi, il officialisait leur relation. Dans la tradition, cela avait valeur de promesse de mariage. Un serviteur vint interrompre le cours de ses pensées :
-  Majesté, une servante de l'ambassadrice voudrait vous parler.
Lyanne congédia ses conseillers pour faire entrer la messagère.
Kolong entra, s'inclina et attendit que Lyanne se manifeste.
- Que viens-tu faire aujourd'hui?
- Ma maîtresse m'a envoyée pour te remercier.
Kolong s'avança avec un petit sac à la main et le remit cérémonieusement à Lyanne. Il le reçut avec beaucoup de déférence. Il l'ouvrit. Dedans il découvrit un petit bout de quelque chose d'allongé qui lui évoqua le serpent des glaces mais marron clair. Il jeta un regard interrogatif à Kolong.
- La princesse Chioula a décidé, en dépit des traditions de vous confier son calib.
Lyanne comprit en un éclair l'importance de la démarche. Les gens de Pomiès avaient des coutumes particulières. Le cordon ombilical des nouveaux-nés était gardé. Il symbolisait l'attachement à une terre. Une fois devenu adulte, lors d'une cérémonie particulière, l'enfant devenu grand le remettait à celui qui deviendrait son chef de clan. Cela traduisait son engagement envers le clan en contre-partie de quoi le jeune recevait aide et assistance. Pour les filles, il n'y avait pas de cérémonie publique. Traditionnellement, la jeune fille bonne à marier la remettait à son époux. La veille, alors que la réception se déroulait du mieux possible, Lyanne avait pu sentir la profondeur du sentiment entre Chioula et Lisabao. Il en avait ressenti un pincement au coeur, presque de l'envie. Ces deux-là étaient faits l'un pour l'autre. Il le leur avait dit en ajoutant qu'il approuverait cette union, si tel était leur désir. Il souriait en pensant à la lumière qu'il avait vue briller dans leurs regards quand il eut fini de parler.
Il ferma le petit sac, regarda Kolong et lui dit :
- A-t-elle dit pourquoi ?
- Elle a dit que vous comprendriez et que le prince Lisabao est d'accord.
- Alors dis-lui que toujours elle sera comme une fille de mon peuple, comme une princesse-neuvième aux yeux de tous. Je garderai son calib comme s'il était mon trésor, partout où j'irai, il ira. Maintenant, va. Sois la messagère zélée que tu es et sois sans crainte, elle vivra le bonheur. 


222

Lyanne courait au milieu des siens. La chasse était lancée. Cette histoire de glace l'inquiétait. Il pensait être le seul à savoir faire ce type de glace. Souvent lors de son règne un roi-dragon construisait un nouveau palais. Il lui fallait réaliser seul toute une partie des murs. Une fois cette ossature faite, les artisans pouvaient faire les autres murs ou décorations. Ils avaient aussi le pouvoir de reprendre les anciennes configurations pour les changer en fonction des nouveaux occupants. Seuls les murs premiers étaient intouchables. C'est ce qu'avaient fait les ambassadeurs du Pays de Pomiès, Chioula avait continué cette tradition. C'était dans la logique.
Le Prince-Majeur était gardé dans le palais de dernier roi-dragon. Après ce que lui avait fait subir Jorohery, il était dans un coma. Il lui arrivait parfois de réagir un peu, par exemple quand Lyanne venait le voir. Le reste du temps, il ressemblait à une poupée de son. Pour Lyanne, l'évidence était dans un enlèvement. Restait à comprendre comment il transportait le corps et quelle était la puissance en œuvre pour pouvoir toucher aux murs premiers du palais d'un roi-dragon.
Ils étaient arrivés très vite sur le lieu du combat. Dans ces collines aux passages multiples et parfois étroits, il était facile de dresser une embuscade. La région devait son nom au sable gris que le vent poussait depuis le désert glacé jusqu'à cette région de collines aux formes torturées. Lyanne examina les corps des ennemis tués.
- Des hommes sans foi ni loi, dit-il à Yaé. Leur armement par contre est intéressant. Il est trop bon pour être le leur.
- Il y a eu un vol d'armes dans un fort sur la frontière. Je l'ai appris il y a peu, répondit Yaé. La piste est bien froide et avec le vent de sable, je ne sais pas si nous retrouverons des traces après la vallée sèche. C'est là que nous les avons perdus.
Ils reprirent leur course. De loin en loin des mains d'hommes de la phalange noire les attendaient. Ils atteignirent la vallée sèche au deuxième jour. Le vent y soufflait en rafales violentes.
- Aucune trace ne résiste à cela, dit Yaé.
- Effectivement, répondit Lyanne. Je pense que tu as cherché autant que tu pouvais.
Yaé acquiesça en remuant la tête.
- J'ai envoyé des hommes partout où existait un passage. Ils n'ont rien trouvé.
- Bien. Attends ici.
Il fit un geste-ordre à sa phalange pour qu'elle se mette aussi en attente. Puis, prenant sa forme de dragon, il décolla.
Vu de haut le paysage était aussi désolé. Il regarda la vallée sèche étendre ses ramures sous ses ailes. Il changea son regard, laissant ses perceptions devenir plus riches, plus aiguës. Le paysage perdit de sa netteté tout en gagnant en profondeur. Des traces apparurent, plus ou moins nettes. Lyanne analysa les différentes pistes et en isola une. C'était la piste d'un groupe assez important. Elle remontait à quelques jours. Il la suivit du regard. Si elle arrivait comme eux de la direction de la Blanche, la piste quittait le milieu de vallée pour prendre un petit affluent et remonter vers le désert. Il compta au moins trois à quatre mains de personnes. Il remarqua un détail qui l'intrigua. Une des traces était plus profonde que celles des autres. Était-ce celle du porteur du Prince-majeur? Il suivit leur progression jusqu'au sommet d'un mamelon aux portes du désert. Vu de haut, il crut voir un passage. Quand il réajusta son regard avec la simple réalité, il s'aperçut qu'il y avait un reste de bâtiment. Même si le vent avait tout balayé, il savait où il devait aller.
Lyanne avait pris la tête des deux phalanges trottant d'un pas rapide. Derrière lui, parfaitement alignées, les deux colonnes soutenaient le rythme. Yaé avait déjà fait explorer cet endroit sans rien y trouver. Un jour complet fut nécessaire pour y arriver.
- La nuit tombe. Faites le camp ici. Bouyalma, tu prendras le début de la nuit. Prince noir, ta phalange s'occupera de la deuxième partie. Gardez vos armes à portée de mains. Nous sommes dans un lieu dangereux.
- D'un côté c'est le désert et de l'autre les terres sont vides, fit remarquer Bouyalma.
- Les choses et les lieux sont parfois différents de ce que l'on voit. Je perçois la menace sur cette terre. Allons voir là-haut, dit Lyanne.
Il fit se déployer ceux qui n'étaient pas occupés à monter le camp. Ils fouillèrent les abords rocheux. Le vent soulevait des petits nuages de sable qui venaient griffer les jambes.
- Là, hurla un homme en montrant quelque chose à ses pieds. Une trace !
Lyanne vint voir. À l'abri d'un rocher il trouva une empreinte de pas, profonde et large.
- Elle ne date pas de très longtemps, dit Yaé. Elle semble être pointée vers le sommet.
- Allons voir, dit Lyanne en sortant son marteau de combat.
Tous les autres l'imitèrent. C'est armés que le groupe de guerriers se rapprocha des ruines. Attentifs au terrain, ils trouvèrent d'autres traces. Si certaines étaient peu profondes, ils en trouvèrent plusieurs différentes, plus grandes, plus larges.
- Voilà, Prince-noir, dit Lyanne en les désignant. Ce que je cherche est ce qui a fait ces traces.
- Ce qui est curieux, dit Bouyalma, c'est qu'il semble ne pas être monté directement mais avoir fait le tour à mi-pente.
- Effectivement, répondit Lyanne. Pourquoi ?
D'un geste-ordre, il bloqua ses troupes qui firent comme un rempart humain hérissé d'épées. Lyanne, Yaé et Bouyalma se mirent à faire un cercle autour de cette petite colline, les yeux scrutant le sol à la recherche d'indices.
- Ici, dit Bouyalma. Ils se sont arrêtés.
- Ils se sont mis à l'abri du vent, déclara Yaé.
- Peut-être, dit Lyanne, ou alors ils cherchaient autre chose.
Penché en avant, il scrutait le tas de rochers qui les isolait du vent. Entre les pierres, s'étaient formés des creux de différentes tailles. Malgré la pénombre, Lyanne examinait chacun d'eux.
- Les traces les plus profondes montrent que ça s'est arrêté là, devant cette anfractuosité. Elles sont plus appuyées sur l'avant, ça s'est penché par là.
Il fouilla du regard les différents trous devant lui.
- Ici, dit-il en désignant un espace triangulaire entre les roches. Il y avait quelque chose de posé.
Il avança la main vers le trou et sentit la présence.
- Attention, murmura-t-il.
Il prit son bâton et l'avança vers l'entrée. Un mouvement vif le fit sursauter, lui faisant reculer le bâton de pouvoir. Au bout un serpent avait mordu le capuchon de peau qui en recouvrait l'extrémité.
- Un syrinyx argenté ! s'exclama Yaé.
- Oui, répondit Lyanne. Un gardien.
Il éloigna le reptile qui se contorsionnait, incapable semblait-il de lâcher sa prise. Il fouilla l'antre du serpent sans rien trouver. Il se releva perplexe. S'approchant du syrinyx, il l'examina. Il se sentait en parenté avec lui.
- Dragons et serpents sont cousins, pensa-t-il.
De ses yeux d'or, il fixa les yeux verts. L'animal cessa de se contorsionner comme hypnotisé. Lentement Lyanne le détacha du capuchon du bâton de pouvoir. Le serpent semblait sans vie quand brutalement, il eut comme un spasme et mordit Lyanne au poignet.
Yaé et Bouyalma furent bousculés et se retrouvèrent sur les fesses, surpris par la transformation tout aussi brusque de Lyanne en dragon. Le syrinyx était bloqué sous la patte du dragon qu'il mordait. Ses crocs sur les écailles rouges faisaient un bruit aigu qui déchira les oreilles des deux hommes à terre.
Les deux hommes à terre regardaient avec horreur. Le venin du Syrinyx tuait, tout le monde le savait. Le dragon rouge tourna la tête vers eux.
- Sortez de la peur ! Les dragons sont insensibles au venin. C'est le serpent qui y perd sa vie.
Lyanne reprit sa forme humaine. Le reptile atone, formait une série de boucles dans la main de roi-dragon.
- Celui-là va nous servir. Suivez-moi.
Se dirigeant vers le sommet, il s'approcha des ruines. Des pans de murs plus ou moins debout délimitaient des espaces dont on pouvait penser qu'ils correspondaient à des pièces. Lyanne se remémora ce qu'il avait vu pendant son vol. Il avança au milieu des décombres, évitant des pierres qui traînaient à terre. Délaissant des passages faciles, il semblait suivre un chemin. Il aboutit à ce qui pouvait correspondre à une salle d'assez grande taille. Trois murs tenaient encore debout, tous plus abîmés les uns que les autres. Il s'approcha du plus haut. La pierre grise présentait des reliefs étranges comme si elle avait été taillée. Il passa sa main libre sur la surface bosselée, en suivit des contours. Yaé et Bouyalma se tenaient en retrait, l'arme au poing. Autour les guerriers assuraient une veille, prêts à en découdre. Le soleil bas sur l'horizon, passa sous une frange de nuages, éclairant d'une lueur pourpre la pierre. Lyanne sursauta. Il venait de comprendre. Dans le dernier rayon du soleil, il incrusta le syrinyx argenté dans les méandres de la pierre. Sous le regard médusé des deux princes, il disparut.
Lyanne flottait. Il y avait en lui la satisfaction d'avoir compris. Le syrinyx était la clé. Le mur était la porte. Sans le serpent, on se heurtait au mur sans pouvoir passer. Il songea : « Bien ! Et maintenant ? ». Il était homme-dragon. Il se sentait planer. Le monde autour de lui semblait surtout fait de brume. Il se laissa descendre. Le sol était irrégulier et presque noir. Il atterrit. 
Une brume froide et collante traînait partout rendant la visibilité mauvaise. Il sentait une puissance autour de lui, comme une pression qui l'enserrait de toutes parts. Sa respiration en devenait difficile. Si ses yeux ne voyaient pas assez loin, il avait d'autres sens. Il se mit à les écouter. Il y avait comme une pulsation quelque part. Il se concentra sur ses sensations. La douleur le prit par surprise. Il bondit pour se soustraire à cette flamme qui le touchait. Son cri ébranla l'air. Il lâcha le syrinyx qui sembla reprendre vie en touchant le sol. Il enregistra ce détail tout en battant vigoureusement des ailes. Sans jamais l'avoir vécu, il savait. Ce qui l'avait touché était la flamme d'un autre dragon. S'il avait rêvé de ce moment, il ne l'avait jamais envisagé comme cela. Son instinct notait tout cela. Le feu qui lui avait cuit certaines de ses écailles était vert, d'un vert foncé presque noir, comme ce monde. Il eut peur. S'il était dans le monde de son agresseur, avait-il une chance de sortir du piège ?
Une autre flamme le prit par en dessous. De nouveau, il joua des ailes. Il se dit qu'encore une fois, il avait eu de la chance, il avait évité que les délicates membranes ailaires ne soient touchées. Son adversaire semblait rapide pour lancer son feu ainsi d'endroits éloignés, rapide et discret. Il ne l'entendait pas. Un autre jet brûlant l'obligea à faire un virage brutal, puis un autre. La panique commençait à le gagner. Non seulement, il ne le voyait pas, il ne l'entendait pas, mais il ne le sentait pas. Qu'est-ce que cela voulait dire ?  Il se sentait comme un jouet entre les mains de quelqu'un, mais un jouet qui ne saurait pas comment jouer. Ses écailles changeaient de teintes devenant moins écarlates, plus sombres. S'il continuait ainsi, il allait perdre ses protections et se retrouver nu face au feu. Son instinct, seul son instinct semblait lui éviter le pire. Son instinct ? Son instinct ! Il cessa de penser comme un homme pour réfléchir comme un dragon. La puissance jaillit en lui :
- Enfin, tu comprends !, hurla de joie son esprit dragon.
Et les deux ailes repliées, il tomba comme une pierre pendant qu'une langue de feu se perdait là-haut, où il n'était plus. Il cracha une flamme rouge. La brume prit des teintes rougeoyantes. Il entraperçut une ombre plus haut qui virait sur la droite. Il rugit et se précipita à sa poursuite mais la brume se referma.
Se lançant tomber à terre, il écouta la brume, le vent, ses impressions. Il pensa : « Là ! » et sans attendre cracha une longue flamme rouge qui embrassa le paysage. L'ombre se précisa. Il reconnut un dragon vert presque noir que le feu lécha. Il entendit le glapissement qu'il poussa. Avant que Lyanne n'ait bougé l'autre avait disparu. Il se déplaça en crabe, toujours à l'affût. Il décolla juste un peu trop tard pour éviter le déluge de feu. La douleur le fouetta. Son aile droite répondait un peu moins bien. Il n'eut pas le temps d'approfondir. Il fit un écart pour éviter l'autre. Emporté par sa vitesse, le dragon sombre le dépassa. Lyanne le prit en chasse soufflant une flamme d'un rouge orangé chargée de toute sa colère. Il vit l'aile de son ennemi s’embraser. Celui-ci la replia contre lui pour étouffer les flammes. Lyanne pour le suivre se laissa aussi tomber, n'ouvrant ses ailes que pour ne pas s'écraser. L'autre avait disparu. Cela le perturba. Comment pouvait-il ainsi être là puis ailleurs aussi vite ? Il redécolla et monta, monta cherchant la limite de la brume. L'autre ne tarderait pas. Il le sentait. Le tout était de savoir d'où il jaillirait.
Ce fut la catastrophe. Un courant ascendant violent se fit sentir. L'aspirant vers le haut, au point qu'il dut se mettre sur le dos pour freiner la montée. Il sentit l'autre et se mit en boule pour éviter le feu. La flamme lécha ses écailles, mais de trop loin pour être dangereux. Dès que possible, il se redéploya crachant à son tour un souffle dévastateur. Alors que le feu de son ennemi semblait étouffer la lumière, le rougeoiement de son souffle faisait des flaques plus claires s'étalant doucement. Lyanne fut déstabilisé. S'étant mis en boule, il pensait redescendre alors qu'il avait continué à monter. Il cracha à nouveau le feu vers le haut pour voir ce qui l'aspirait  ainsi. Lyanne se crut un instant devenu fou. Il était en train de tomber vers le sol à grande vitesse. Il déploya sa voilure freinant douloureusement. Le contact avec le sol fut violent. Il resta un moment étourdi, tout en pensant qu'il devait se bouger pour éviter que l'autre n'en profite. Il força ses paupières à s'ouvrir malgré cette sensation d'étourdissement qui l'avait envahi. La brume autour de lui était moins dense. Ses flammes semblaient l'avoir un peu dissipée. Son corps lui faisait mal un peu partout. Il avait besoin de repos pour guérir. Il se força à se mettre sur ses pattes. Il fallait qu'il comprenne ce qui lui arrivait et où il était.
De nouveau, il sentit la morsure du feu sur son dos. Il rugit en faisant face. L'autre était là.
Lyanne tenta de cracher le feu. Ce fut pitoyable. Toute son énergie servait à réparer les dégâts de cet atterrissage désastreux. Comment avait-il pu se laisser avoir et ne pas voir son erreur ? Prendre le haut pour le bas et le bas pour le haut allait lui coûter cher. Devant lui, un grand dragon vert sombre avançait sûr de sa puissance, crachant un feu sombre que ses quelques flammes rouges ne sauraient arrêter bien longtemps. Lyanne voyait dans les prunelles de son agresseur la jubilation de sentir la victoire proche.
- Tu croyais t'être débarrassé de moi ! Pauvre idiot !
Lyanne hurla sous la morsure du feu qui noircissait ses écailles. Il ne pouvait pas déployer ses ailes sans risquer qu'elles soient immédiatement carbonisées. Marcher lui faisait mal. Cracher du feu lui était difficile. Encore un peu et l'autre serait assez près pour détruire son armure naturelle et ce serait la fin. Ne pouvant cracher efficacement le chaud, il lança un souffle bleu et froid sur son adversaire.
Ce dernier se mit à rire.
- Et tu crois m'arrêter avec cela !
Penchant la tête, il souffla une tornade de feu. Sous la douleur, Lyanne, sans réfléchir, reprit sa forme humaine. Devenu trop petit, il vit le souffle brûlant passer au-dessus de lui. Il planta son bâton dans le sol tout en le décapuchonnant.
Le grand saurien vert se rapprochait à toute vitesse. Quand il fut proche, il souffla un déluge de flammes pour en finir.
Lyanne vit arriver ce mur incandescent. Tenant le bâton de pouvoir à deux mains, il savait qu'il n'aurait pas le temps de fuir. Son corps de dragon souffrait. S'il avait eu le temps, il se serait réparé. Maintenant c'était au corps d'homme d'encaisser l'assaut.
- Maintenant, hurla-t-il quand les premières flammes furent à deux pas.
Le bâton de pouvoir sembla prendre vie. Ce fut comme un bouclier doré qui se déploya, réfléchissant les ondes de chaleur vers le dragon vert. Lentement les volutes dorées qui repoussaient les flammes grandirent s'incurvant vers l'ennemi. Lyanne vit passer l'incompréhension, puis la panique dans le regard de l'autre. Ce dernier ne cessait de cracher le feu, mais ses yeux cherchaient déjà une issue pour fuir.
- Attrape, hurla Lyanne.
Avant qu'il n'ait fini de déployer ses ailes, un réseau de lumière dorée l'encageait. L'autre essaya de fuir mais sans y parvenir. Il tenta même de mordre ces étranges barreaux de lumière sans succès.
Lyanne s'assit alors et se mit à rire, à rire à gorge déployée. Vivant, il était vivant. Il allait enfin pouvoir régler ce dernier compte avec...
- Nanter, roi-dragon félon, tu croyais que j'ignorais ta présence, déclara-t-il. Je savais que Jorohery était un morceau de toi, sans être le tout. Ainsi tu étais aussi dans le Prince-Majeur. Ton piège était puissant mais c'est trop tard.
- Tu crois cela, coassa Nanter. Je t'ai amené là où je voulais. Dans ce monde-boule, tu es prisonnier. Moi seul en connais la sortie.
Lyanne regarda autour de lui. La brume se dissipait, comme si l'or des volutes l'absorbait. Bien qu'irrégulier, autour d'eux on devinait un grand espace clos. Nanter ricana.
- Tu fais moins le malin, maintenant. Tu crois me tenir prisonnier, alors que c'est moi qui te bloque.
- Non, Nanter. Les choses sont différentes de tes paroles. Le Dieu-Dragon, au nom béni, m'a fait une révélation. Le pouvoir est mien. Le bâton de pouvoir en est l'insigne et le porteur.
- Ici tu ne peux rien pour sortir. Moi seul en connais le secret.
- Je te l'ai dit, Nanter, roi-dragon félon. Le mal va perdre la porte qu'il avait avec toi. Tu vas redevenir ce que tu aurais dû être depuis longtemps, un souvenir.
- Alors tu es prêt à rester ici jusqu'à la fin des temps.
- Si tel est le prix pour débarrasser le monde de toi, j'y consens sans y croire. Le Dieu-Dragon a encore besoin de moi.
- Jeune présomptueux, ici, il est sans pouvoir.
Lyanne se mit à rire.
- D'où crois-tu que le bâton tire son pouvoir ?
Nanter ne répondit rien.
Lyanne se remit debout. Il reprit en main le bâton de pouvoir.
- Graph ta Cron !...
Nanter se recroquevilla en hurlant :
- NON !
Lyanne continua sa litanie. Il y avait le serment au Dieu-dragon, la parole du Shanga et d'anciennes paroles de pouvoir qu'il avait lues sans savoir qu'il les retiendrait dans la grotte aux dragons.
Le dragon vert sembla se réduire dans le filet de lumière qui rapetissait. Nanter se mit à supplier. Sa voix devint de plus en plus faible. Bientôt, le filet atteint la taille d'un homme. Lyanne se taisait. Il avait fait ce qu'il devait. Nanter venait de perdre sa dernière attache à ce monde. Il comprenait mieux ce qu'il ressentait en allant visiter le Prince-Majeur. Celui-ci, tout à son ambition, s'était laissé piéger par Nanter-Jorohery, au point d'en devenir une marionnette. Lyanne entendit un gémissement venir de la forme allongée entourée de fils de lumière. Il mit la main sur son bâton de pouvoir :
- Libère-le, dit-il.
Ce fut comme une corolle qui s'ouvrit. Il découvrit un homme, nu, couché. Il le regarda, songea que ce monde clos était un bon endroit pour un premier contact avec le Prince-Majeur dont l'ambition était à l'origine de la mort des siens. Il s'aperçut qu'il ne pouvait le haïr. Son père, sa mère... Dans son esprit, il n'y avait pas d'image associée, pas de sentiment non plus, hormis la sensation d'un immense gâchis et une nostalgie de ce qui apu être. Il soupira. Sans ce passé, il ne serait pas celui qu'il était. Il ne pouvait réécrire l'histoire, il pouvait seulement tracer son sillon dans l'avenir. Reposant son regard sur la silhouette par terre, il en sonda l'esprit.
Il trouva sans difficulté le nom de Louny. Doucement le Prince-Majeur s'éveillait à la conscience. Lyanne sentait ses idées revenir. Se déplacer dans son esprit était aussi difficile que de se déplacer dans l'eau. Il sentait une résistance. Pourtant, il lui fallait ce deuxième nom s'il voulait pouvoir lui faire prêter serment. Plus le Prince-majeur approchait de la conscience et plus Lyanne rencontrait de difficultés.
- Où suis-je ?
- Dans un monde clos, répondit Lyanne.
Le Prince-Majeur s'assit et regarda vers Lyanne, puis autour de lui.
 - On ne voit rien, dit-il.
Tellement habitué à voir la nuit, Lyanne n'avait pas remarqué que ce monde manquait de lumière. Il posa la main sur le bâton de pouvoir. Doucement il se mit à luire, créant une bulle éclairée autour d'eux.
- Je pensais bien que c'était vous, remarqua le Prince-Majeur en regardant Lyanne. Personne d'autre n'aurait pu me délivrer de Nanter.
Lyanne garda le silence pendant que son interlocuteur regardait autour de lui. Doucement la lumière diffusait éclairant de plus en plus loin.
- C'est presque comme quand le jour se lève, commenta le Prince-Majeur. Quand Nanter m'a possédé, j'ai perdu toute volonté et toute liberté. Je me suis trouvé enfermé en moi-même, observant ce que faisait mon corps...
Lyanne regarda cet homme nu, les yeux dans le vague, parlant d'une voix calme.
- J'ai tempêté, hurlé autant que j'ai pu. Tout cela sans aucun effet. Une autre volonté écrasait la mienne. Je me suis réfugié au plus profond de moi-même. Si la colère grondait en moi, je la savais maintenant impuissante. J'ai connu la solitude, la plus profonde des solitudes, coupé de tout et de tous. Il m'a fallu du temps pour arrêter de souffrir. J'ai commencé à réfléchir, à observer ce qui se passait. J'ai cherché mais je n'ai pas trouvé d'autre responsable que moi. Ce désir de puissance qui m'habitait. Je l'ai laissé faire. Je l'ai même entretenu au lieu de chercher à servir le Dieu-Dragon. Aujourd'hui, je le vois bien. J'habillais cela de beaux discours, mais je ne servais que moi et encore, la partie la plus instinctive. Le temps a passé. C'est long une journée emplie de vide. Il en passe des pensées dans la tête. J'ai voulu mourir mais je n'en avais pas plus le pouvoir que de reprendre le contrôle des choses. Alors j'ai utilisé mon défaut pour en faire une arme. Le désir de puissance m'avait conduit à la catastrophe car je l'avais laissé faire, maintenant, il allait me servir. Je l'ai développé avec un but précis : bloquer les actes de Nanter. Je n'avais pas de pouvoir sur Jorohery mais j'ai réussi à bloquer ce corps qui n'était plus tout à fait le mien. Nous avons lutté pied à pied. Je me suis arque-bouté et Nanter a dû céder du terrain. Pas autant que je voulais mais assez pour que je ne fasse plus un geste. Et puis je vous ai vu. Je n'ai eu aucun doute. Vous étiez bien le roi-dragon. Même sans le bâton de pouvoir, j'aurais senti que vous aviez fait Shanga. Vous avez sondé ce corps allongé. J'ai senti Nanter se mettre sur la défensive. J'ai essayé de bouger mais sans y arriver. Nanter avait peur. Il s'est mis à tout bloquer. Il a compris que sa personnalité humaine avait disparu. Seule restait sa partie dragon. La guerre de position a repris. Nous voulions tous les deux diriger le corps. Le temps a passé sans que rien ne bouge. Chacune de vos visites était suivie par une période de combat plus intense pour prendre plus de contrôle sur le corps. J'ai connu des moments exaltants pour des petites victoires comme la commande d'une paupière ou bien d'un doigt. Cela ne suffisait ni à l'un ni à l'autre. À chaque fois nous finissions épuisés. Et puis est arrivé ce jour où vous êtes entré comme un vainqueur. Nanter l'a senti. Sa peur a été décuplée. C'est là qu'il a pris la décision de fuir. Son attitude a changé. Il m'a fait un discours sur vos intentions par rapport à moi et sur ce qu'il pouvait faire pour moi. Il a essayé de me convaincre que j'aurais un royaume si je l'aidais. Cela m'a semblé une bonne occasion d'en finir avec cette situation. Vous aviez le pouvoir et Nanter n'en avait plus que l'illusion. Je suis resté sur ma position tout en le laissant contrôler plus de muscles. Des nostalgiques de Jorohery sont intervenus. Je ne sais comment ils ont compris que c'était le moment, mais ils sont arrivés au bon moment. Ils ont fait fondre la glace pour fuir et Nanter a refait le mur en disant qu'il effaçait les traces. Les autres l'ont cru... Moi, je savais bien que vous verriez cette glace et que vous comprendriez. C'est une fois sur la colline que j'ai perdu le contrôle, brutalement. Il a mis le serpent contre le mur et tout a basculé. Il était redevenu dragon. Mais la suite, vous la connaissez puisque nous sommes là.
Le Prince-Majeur regarda Lyanne un moment, comme s'il attendait une réponse. Ne voyant rien venir, il reprit :
- J'ai été orgueilleux et le Dieu-Dragon m'a puni. C'est justice. Aujourd'hui, je dois vous rendre des comptes. Vous êtes le roi-dragon. Ce que j'avais à faire, je ne l'ai pas fait. Ce que vous déciderez, je m'y soumettrai.
Le Prince-Majeur se mit à genoux :
- Je suis Akto Louny. Votre père était mon frère, votre mère une princesse. Je ne suis rien. Je vous l'offre.
Lyanne se mit debout. Le Prince-Majeur avait livré son nom. Il était à sa merci, prêt à tout y compris à mourir. Intérieurement, Lyanne eut un sourire, puisqu'il était prêt alors...
- Bien, tu connais les serments et la force des engagements. Tu vas chanter pour moi ton chant le plus profond. Veux-tu payer ta dette ?
Akto Louny fit « Oui » de la tête.
- Bien, tu deviendras serviteur.
- Vous me laissez vivre ? dit Akto en levant la tête.
- Tu me fais don de ta vie, je ferai de toi celui qui sera au service de tous. À côté de toi, même un esclave aura plus de liberté. Maintenant chante !
Akto Louny, Prince-Majeur, nu et à genoux, se mit à chanter les sonorités rauques du chant du serment. Il le savait, ce qu'il faisait là le liait corps et âme à Lyanne, roi-dragon, élu du Dieu-Dragon et cela lui sembla juste.
L'avenir pouvait lui réserver le pire des sorts, il se savait en paix avec lui. 


223
Yaé et Bouyalma se disputaient. La question était d'importance. Les deux phalanges revendiquaient le plus grand nombre d'ennemis tués. Quand Lyanne avait disparu, comme avalé par les ruines, ils n'avaient pas eu le temps de le chercher. Si l'attaque avait été brusque, les guerriers surentraînés de la phalange noire avaient sans problème repoussé les assaillants. La deuxième vague d'assaut avait tourné au désavantage des agresseurs. Cela avait quasiment été un massacre. Les disciples de Jorohery ne faisaient pas le poids devant la puissance de la phalange Louny. Quant à la troisième vague, elle avait essayé de déborder les défenses des deux phalanges sans avoir plus de succès que la deuxième. Des mains d'hommes poursuivaient les rares fuyards. Ceux qui espéraient rétablir « le vrai pouvoir », c'est-à-dire celui du Prince-Majeur selon Jorohery avaient mis toutes leurs forces dans cette action. Fanatisés, ou désespérés, ils savaient que leur choix était : « vaincre ou mourir ! ». Ils étaient morts, bien que plus nombreux. Sans cohésion suffisante et sans être capables de se battre à deux épées, ils avaient subi la loi des plus forts. Les guerriers blancs savaient se battre même la nuit. Yaé et Bouyalma se chamaillaient surtout pour le principe. Ils remontaient avec plusieurs mains d'hommes vers le sommet de la colline. Le soleil se levait. Les deux princes étaient inquiets pour leur roi. Ils l'avaient vu disparaître sans pouvoir le suivre. L'arrivée des ennemis les avaient empêchés de chercher ce qui s'était passé. Maintenant que la situation était bien en main, ils voulaient savoir. Ils investirent les ruines. Ils examinèrent la zone où était Lyanne quand il avait disparu. Effectivement, le mur était creusé comme si le vent avait érodé la pierre de manière irrégulière. Sans la lumière du soleil, le relief était minoré. Yaé passa ses mains dessus sans trouver ce que Lyanne avait compris. Bouyalma lui examinait le sol à la recherche d'indices. Il était tout aussi perplexe que Yaé. Les traces de pas semblaient disparaître dans le mur.
- Et si on démontait tout ça, dit Yaé en désignant les ruines.
Bouyalma se re.
- Je ne suis pas sûr que cela soit une solution. La magie affleure le sol. Je suis venu ici, il y a longtemps avec un marabout. Il m'a révélé que ces lieux avaient vu passer les dieux et qu'il existait des portes vers des mondes interdits aux hommes.
- Nous sommes sans pouvoir alors !
- Peut-être pas. Il avait un syrinyx à la main et il a fait un geste avec en le posant sur le mur. Essayons de trouver un serpent.
Yaé fit la moue. Non qu'il ait peur des syrinyx, mais le moyen lui semblait utopique. Pourraient-ils faire ce que Lyanne avait fait ? 
Pendant que des hommes rassemblaient les corps, les dépouillant de leurs armes et de tout ce qui pouvait servir ou donner des renseignements, d'autres cherchaient une cache de serpent. Sur cette colline minérale, l’œuvre était titanesque.
Le temps passa. Yaé s'impatientait. Le seul syrinyx qu'on lui avait ramené était mort. Plus le temps passait et plus il devenait partisan de s'attaquer aux murs à coups de pioche. Bouyalma imperturbable, continuait à sonder les trous. L'après-midi tirait à sa fin quand il ramena enfin le serpent qu'il recherchait. Il l'avait saisi avec une fourche et le maintenait à bonne distance.
- Dès que le soir arrivera, nous essayerons de trouver où il doit aller, dit-il en ramenant sa prise.
- Il va être en colère... Je viens de le relâcher.
Bouyalma se retourna pour voir qui parlait et sursauta en découvrant Lyanne. Il s'inclina, ainsi que tous les présents, tout en remarquant que, derrière le roi-dragon, se tenait un homme la tête basse, couvert du manteau de Lyanne. Bouyalma posa le serpent par terre qui siffla en se mettant en position d'attaque. Bouyalma recula vivement. Le syrinyx était capable d'attaques fulgurantes.
- Bon, ça suffit ! dit Lyanne, en s'adressant au reptile. Je t'ai rendu ta liberté. Maintenant va, sinon...
Comme s'il avait compris le serpent se remit à terre et se faufila dans un trou.
- Tu as été imprudent, Bouyalma. Le serpent est la clé du monde clos, mais un homme est sans pouvoir. Seuls les dieux et les hommes-dragons ont le pouvoir d'entrer et de sortir. Le dragon Nanter avait emporté le prince-majeur, le roi-dragon le ramène. Donne-lui des habits.
Se tournant vers le prince-noir, il lui dit :
- La force est une mauvaise solution ici. Tu aurais détruit cette partie du monde et toi avec. Maintenant nous allons retourner à La Blanche. Reste-t-il des hommes de Jorohery ou les as-tu tous tués ?
Genou à terre, tête penché, Yaé répondit :
- Les forces du mal étaient présentes. Je les connais bien. Je craignais pour votre sécurité.
- Tu as raison, Prince Yaé. J'ai souffert et j'ai appris. Si je détiens le pouvoir, je suis un simple dépositaire. Maintenant réponds à ma question.
- Certains attendent la mort. Les autres ont été achevés.
- Bien. Interroge-les. Il faut le nom des princes qui ont encore le cœur pourri par Nanter. L'avenir existera s'ils le rejoignent.
On amena une tenue de guerrier pour le prince-majeur. La nouvelle de leur retour se répandit sur toute la colline. Il y eut des cris de joie. Lyanne avait laissé partir les autres avant lui. Le soleil allait se coucher et il voulait sentir la colline. Il s'assit devant le mur, regardant le groupe descendre la pente. Il n'avait gardé, à sa demande que Akto. Il sentait ce dernier trop fragile pour le laisser seul au milieu des autres. Cela viendrait en son temps. Le prince-majeur était assis derrière lui comme une ombre. Le soleil lentement passa derrière l'horizon. Quand les derniers rayons touchèrent le mur, Lyanne eut la vision de ce qui était avant la ruine. Il entrevit un palais de pierre richement décoré. Des êtres aux formes étranges entraient et sortaient. Lyanne frissonna. Il contemplait les serviteurs des dieux. 
- Auriez-vous froid, Majesté ?
La voix de Akto le sortit de sa transe.
- Le froid m'est étranger, lui répondit Lyanne. Rentrons au campement. Demain la route sera longue.
Il se leva, suivi par Akto qui prenait son rôle de serviteur au pied de la lettre.  


224
- La tempête arrive, dit Akto en regardant par la fenêtre.
- Oui, dit Lyanne qui écoutait un rapport fait par un envoyé des lointaines contrées. La colère de Sioultac monte en ce moment.
Tout le monde avait pris l'habitude de voir le prince-majeur suivre le roi-dragon. Lyanne ne faisait rien pour le décourager. Akto le servait. Pour les autres, les choses étaient moins claires. Son statut faisait beaucoup parler dans le palais. Certains le disaient deuxième personnage du royaume. Ne l'avait-on pas vu conseiller le roi-dragon ? D'autres le pensaient esclave en punition de ce qu'il avait fait, d'ailleurs il remplissait des tâches habituellement réservées aux subalternes inférieurs. Seuls quelques uns savaient que Lyanne appréciait les qualités du prince-majeur. Dranne et Nyagorot en faisaient partie. Dranne qui avait connu Akto depuis son plus jeune âge, avait senti les changements opérés en lui. Il savait le serment prononcé et ce que cela entraînait. Nyagorot qui n'avait jamais douté des qualités du prince-majeur, était étonné que le roi-dragon ne s’appuie pas plus dessus. Il avait fait quelques remarques dans ce sens. Lyanne l'avait interrompu et lui avait donné l'ordre de ne pas insister.
Vrestre, lui, ne savait pas sur quel pied danser. Ce roi-dragon était trop mou. L'armée avait besoin de combats. La paix avec les Gowaï ne l'avait pas satisfait. Pire la cérémonie à laquelle il avait assistée, l'avait mis en rage. Comment pouvait-on s'abaisser à cela ? Chaque fois qu'il y pensait, il frissonnait de colère.
Quand le roi-dragon était revenu à la Blanche avec le Prince-majeur, tous les princes de haut rang avaient été convoqués. S'ils avaient tous remarqué les couleurs des écailles du dragon, devenues rouge sombre presque noires, ils n'avaient pas compris pourquoi ils leur fallait aller dans la plaine à la limite du territoire Gowaï. C'est en arrivant là-bas et en voyant les Gowaï qu'ils avaient compris.  Le roi-dragon s'était dépouillé de ces écailles abîmées pour les offrir aux émissaires du peuple Gowaï. Vrestre avait failli s'étrangler devant l'honneur fait à cette racaille juste bonne à être massacrée. Depuis il cherchait comment faire changer d'avis le roi-dragon, à moins qu'il ne disparaisse. Vrestre était un homme retors et prudent. Le retour du roi-dragon avait aussi été le signe d'une campagne de nettoyage. Tous ceux qui avaient trempé dans le complot de Jorohery, avaient été châtiés. Lui avait profité de la puissance du Bras du Prince-majeur pour prendre de l'ampleur mais avait réussi à ce que son nom ne soit jamais associé à celui de Jorohery. Aujourd'hui, il redoublait de prudence. Si ouvertement il défendait les options militaires, en secret et par personne interposée, il explorait les voies pour se débarrasser de Lyanne. Il avançait d'autant plus lentement que le roi-dragon avait fait devant lui une remarque ambiguë en forme d'avertissement. Bientôt aurait lieu un grand conseil. Il espérait en tirer des informations sur les liens entre les uns et les autres. Il adapterait alors sa stratégie.
Il n'oubliait qu'une chose : la clairvoyance de Lyanne. Le roi-dragon savait que le cœur de Vrestre était encore plus noir que celui de Yaé.
Lyanne écoutait à moitié l'envoyé des terres lointaines. Ce dernier venait assurer le roi-dragon de leur fidélité sans faille. Il s'était lancé dans un historique tout à leur gloire. Lyanne se remémora ce qu'il savait. Il avait vu beaucoup de choses dans les grottes lors de son initiation. Elles se mettaient en place au fur et à mesure qu'il en avait besoin. Les terres lointaines avaient été peuplées il y a bien longtemps par un roi-dragon qui avait fui une invasion. Pendant cette période Cotban avait pris beaucoup de puissance et avait fait reculer le froid. Un roi de la plaine avait alors tenté de conquérir le monde. Pendant plusieurs saisons, il avait remporté victoires sur victoires, jusqu'à cet hiver où la colère de Sioultac avait dépassé ses forces. C'est à partir de ces terres lointaines, au-delà du désert mouvant que le roi-dragon, Ufmal, avait reconquis le royaume.
Insidieusement, le sentiment prit naissance en lui. Il était mal à l'aise. L'envoyé pérorait, Akto était parti chercher à boire, les gardes ressemblaient à des statues. Tout semblait en place et pourtant une sorte de malaise s'insinua en lui. Quelque chose venait de bouger. Lyanne eut l'impression que tout l'équilibre du monde venait de changer. Il regarda autour de lui, sans voir d'anomalie. Il pensa que cela venait de plus loin. Tout en écoutant d'une oreille de plus en plus distraite cet ambassadeur débiter son discours, il laissa son esprit prendre son envol. Non décidément quelque chose n'allait pas. L'air de la Blanche avait subtilement changé. Il sentit une sorte de laisser-aller, tout en pensant que ce n'était pas le bon mot. Il trouva l'esprit de Yaé toujours aussi raide intérieurement, toujours aussi déterminé à chasser les derniers adeptes de Jorohery. Il sentit Vrestre occupé à penser à des manières de prendre le pouvoir. Au moins ceux-là n'avaient pas changé. Il écarta encore sa perception, trouva le peuple Gowaï. Le malaise en lui ne venait pas de chez eux. Cela lui sembla évident. Ils fêtaient encore l'arrivée des écailles rouges.
Serait-ce lui qui avait changé ? Rentrant en lui-même, il s'examina. Il se vit écoutant l'orateur qui en avait bientôt fini et à qui il allait devoir répondre. Ses deux esprits et ses deux corps étaient unis. Si le dragon qu'il était lui renvoyait une image sereine, il sentit le trouble dans l'humain...
- … C'est pourquoi je dépose à vos pieds, Majesté, ce présent qui, j'espère, vous agréera.
Lyanne se concentra sur le présent pour répondre. Il dit des phrases banales, de celles que tout le monde attend qui n'engagent à rien mais font plaisir. Il avait maintenant hâte de se retrouver seul pour analyser ce qu'il ressentait.
Il lui fallut attendre que la réception soit terminée pour pouvoir se retrouver seul. Enfin presque, Akto le suivait toujours. Ils montèrent sur la terrasse. Le vent était violent. S'il ne neigeait pas encore, Lyanne la sentait dans l'air. Si Akto se protégeait autant qu'il pouvait, Lyanne faisait face. Son bâton de pouvoir faisait comme un écran autour de lui, le vent l'évitait. Il fit le tour de la terrasse, s'arrêtant régulièrement pour sentir, ressentir. Il se retrouva poussé par la tempête contre le mur. En face de lui, les monts du chaud. Ils tenaient leur nom de leur rôle. Ils étaient le dernier rempart face aux attaques de Cotban. Lyanne s'immobilisa. Cela venait de par là. Sa mémoire de dragon évoqua l'Appel qui l'avait mis en marche. Là aussi, c'était comme un appel mais un appel intérieur. Là-bas quelque chose se passait. Quelque chose qui le touchait à distance. D'ici, il ne sentait pas bien ce qui se passait. Cela lui sembla évident : il fallait qu'il bouge. Il se retourna, regarda le prince-majeur qui souffrait du froid en silence. Il lui fit signe de rentrer. Après un dernier regard vers les monts du chaud, il fit de même.
- Es-tu toujours prêt à donner ta vie pour moi ? demanda-t-il à Akto.
Celui-ci s'arrêta, mis un genou à terre et le poing sur le cœur.
- Demandez, Majesté et j'obéirai.
- Bien, voilà ce que tu vas faire...


225
Lyanne souriait tout en volant en pensant à la tête de Akto quand il lui avait expliqué. Il l'entendait encore :.
- Non, c'est pas possible ! C'est pas possible !
Seul Nyagorot était heureux. Lyanne avait dû convaincre les autres ou leur imposer. Le prince-majeur Akto allait gouverner pendant son absence. Le serment qu'il avait prêté dans le monde clos dont Lyanne l'avait sorti, le liait puissamment à Lyanne. Pire que la mort le guettait s'il se reniait.
Le vent lui était favorable. Sioultac le poussait. Même si les nuages l'accompagnaient, il était heureux de repartir vers la ville. Dans son esprit, ce village continuait à s'appeler la ville. Il savait que la paix y régnait. Une paix relative. Sstanch lui avait fait part lors de ces rapports à travers le bâton de pouvoir, de quelques incidents avec les armées de la plaine. Les chevaliers de Flamtimo avaient réglé le problème. Il se doutait qu'ils n'avaient pas fait dans le délicat. Ses pensées glissèrent vers la guerre des généraux. Où en étaient-ils. Est-ce que cela viendrait jusqu'à Tichcou ? Avant son départ, avec Akto et Nyagorot, ils avaient décidé de renforcer la présence des guerriers blancs dans la ville. Quiloma était prince-neuvième et pouvait gérer plus de troupes. La région pouvait supporter de nourrir plus de monde maintenant que Tichcou était rattachée au pays blanc.
C'est en pensant à tout cela qu'il passa le col de l'homme mort.
Le froid s'était déjà installé. La neige recouvrait tout le haut pays. Plus bas il voyait encore les forêts habillées de vert et de roux. À l'agitation dans la ville, il sut qu'il avait été repéré. Il se laissa porter jusqu'à Montaggone qu'il survola. Son inquiétude grandissait au fur et à mesure qu'il approchait.  C'est là que l'équilibre était rompu.
Quand il se posa Qunienka arriva en courant. Lyanne avait repris sa forme humaine.
Il mit genou à terre, le poing fermé sur le cœur, inclinant la tête :
- Si nous avions su, Majesté, nous aurions préparé une réception.
- Je te crois. Pourtant je suis dans l'ignorance de ce qui est arrivé.
Qunienka s'empourpra.
- J'allais faire mon rapport, Majesté.
- Parle !
- Le prince neuvième a disparu.
Lyanne encaissa le choc.
- Rentrons et tu m'expliqueras.
Tout le monde arrivait pour le saluer. Lyanne dut faire un effort pour ne pas les bousculer. Il remarqua l'absence de la Solvette et de sa fille. Il fit un signe à Qunienka qui ouvrit la marche vers Montaggone. Les guerriers souriaient de le voir mais les gens de la ville manifestaient bruyamment le plaisir de le voir. Leur montée dura plus longtemps qu'il n'aurait souhaité. Il arriva enfin à la porte du fort et alla directement vers les bâtiments réservés aux princes. Qunienka l'y attendait. Il le fit entrer, lui proposa un siège et commença son rapport :
- Cela fait deux jours, Majesté que nous avons constaté la disparition du prince Quiloma...
Lyanne nota dans la voix de Qunienka toute la peine que lui provoquait cette disparition.
- … nous le pensions chez la Solvette, mais elle aussi a disparu. Quand nous sommes arrivés devant chez elle, c'est la petite Solvette qui a ouvert. Elle nous a simplement dit que sa mère était partie. C'est elle qui maintenant officie comme marabout. Quand je lui ai demandé où, elle m'a souri tristement et a refermé la porte. Connaissant votre volonté de la protéger, je n'ai pas insisté. Des patrouilles sont parties dans toutes les directions, mais la neige est tombée et a effacé les traces.
Lyanne fronça les sourcils. Cela ne lui disait rien qui vaille.
- Je vais aller voir Sabda, dit-il.
Lyanne descendit jusqu'à la maison de la Solvette. Il frappa et entra. Sabda préparait quelque chose sur le feu. À l'odeur, Lyanne pensa à une potion.
- Bonjour Sabda.
- Bonjour Tandrag.
- Que prépares-tu ?
- Avec le froid, les fièvres vont arriver. Cette potion les calmera.
- Tu sais pourquoi je suis venu.
- Je m'en doute. Je ne vais pas pouvoir te répondre.
- Je sais que tu ignores beaucoup de choses, mais ce que tu sais m’intéresse. Quiloma est parti, la Solvette aussi. Ils sont ensemble. Pour moi c'est évident. La question est : où sont-ils ?
- Ça, je ne le sais pas. J'ai senti ma mère préparer son départ depuis quelques temps.
- Quand sont-ils partis ?
- Il y a trois jours, juste avant la neige.
- Trois jours ! Ta mère ne marche pas vite. Les patrouilles n'ont rien trouvé.
- Quiloma sait ce qu'il doit faire pour échapper à ceux qui le chercheraient.
- Alors, ils ont décidé de fuir, mais fuir quoi ?
- Je pense que Quiloma est parti pour son dernier combat.
Lyanne sursauta :
- Son dernier combat ?
- Ma mère ne m'a rien dit. J'ai senti la santé de Quiloma décliner. Tu le connais. Il ne veut pas mourir dans son lit.
- C'est aussi grave que cela ?
- Plus que cela ! Il souffre beaucoup et ne veut pas qu'on le voit. Il est parti avant que le bruit de sa déchéance ne se répande.
Lyanne soupira. Il ne s'attendait pas à cela.
- Et ta mère ?
- Pour elle la vie aussi s'en va. Elle a plus de saisons que beaucoup. Elle a attendu longtemps avant d'avoir une fille pour lui succéder. Sans l'arrivée de Quiloma, elle n'aurait pas eu d'enfant et la ville serait sans marabout. Depuis des lunes, elle soigne mon père et refuse de se laisser aller. Elle a utilisé toute sa science pour reculer sa propre échéance.
- Et tu es restée ?
- Elle a choisi. Je lui ai fait mes adieux. C'est la vie.
Sabda continuait à remuer sa potion d'un air fataliste.
- Pour moi, c'est inacceptable ! Le prince Quiloma mérite qu'on lui rende hommage. Sans lui, je ne serais pas ici.
Lyanne ressentait de la colère. Quiloma avait été son maître. Il ne pouvait pas partir comme cela sans rien dire.
- Je vais aller à leur recherche !
- Ma mère a prévu cela. Elle m'a dit que si tu revenais trop tôt, tu n'accepterais pas...
L'émotion envahissait Lyanne, comme une envie de pleurer. Il se revoyait enfant ici, dans cette ville qui lui semblait très grande avec ces gens qu'il admirait. Cela ne pouvait pas finir comme cela.
- Elle m'a dit : « Tu lui diras que c'est mieux comme cela. Nous avons bien vécu. Nous avons été heureux et nous avons fait ce qui devait être fait pour ce monde. Qui peut en dire autant ? ».
Lyanne reconnut la sagesse de la Solvette.
- Elle a raison. Pourtant je ferai ce que j'ai dit. Ils ont encore un rôle à jouer.
- NON !, s'emporta Sabda. Elle ne veut pas. Et je ne veux pas ! Tu vas leur faire du mal.
- Peut-être, Sabda, peut-être, mais j'ai besoin de leur faire mes adieux.
Sans attendre de réponse, il sortit. Une escorte l'attendait. Il leur donna l'ordre de rentrer à Montaggone. Sans leur laisser le temps de réagir, il prit sa forme de dragon et décolla.
Où pouvaient-ils être ? Qunienka n'avait rien appris des patrouilles. Lyanne en avait conclu que Quiloma avait soigneusement évité les points de passage habituels ou même inhabituels. Vu de haut, tout était blanc sauf vers Tichcou. Seul le ciel était noir. Avec le vent qui soufflait, Lyanne estima qu'il n'avait que jusqu'à la fin de la journée avant que la tempête n'arrive. Avec elle, Sioultac envoyait sa première émissaire. Cotban reculerait jusqu'aux vallées en bas. Le pays serait alors coupé du reste du monde pendant longtemps. Il se mit à faire de grands cercles dans le ciel en élargissant le champ de ses perceptions. De ses yeux d'or, il scruta le sol. Les traces des uns et des autres lui apparurent. Tout autour de la ville, il y avait une multitude de marques se recouvrant les unes les autres, les rendant ininterprétables. Plus loin, il y avait celles des patrouilles partant en étoile et explorant toute la région. Il vit une autre piste. Elle était solitaire. Il la suivit des yeux. Au bout, il découvrit un habitant bûcheronnant. Ses cercles s’agrandirent sans rien trouver de plus intéressant. Décidément Quiloma avait fait très fort. Où pouvait-il bien se cacher ? En trois jours, s'il était aussi fatigué que le laissait entendre Sabda, ils n'avaient pas pu aller bien loin. Quand la lumière baissa, Lyanne fit demi-tour. Il avait sûrement raté quelque chose, mais il ne savait pas où. Le vent soufflait maintenant en rafales qui gênèrent son atterrissage. Des flocons épars ne tarderaient pas à  devenir plus nombreux. Combien allait-il tomber de neige cette nuit ? Demain, il ne pourrait pas voler. Avec ce qu'il préparait dans le ciel, Sioultac allait les tenir éveillés un bon moment. Il rentra vers la ville la tête basse, réfléchissant sans vraiment réfléchir. Dans sa tête, il y avait la déception et de l'amertume, et puis la blessure à son amour-propre de ne pas avoir découvert les traces de Quiloma et de la Solvette. Il s'arrêta chez Sabda pour lui dire son échec. Elle en fut soulagé.
Quand il repartit, Lyanne se sentait plus Tandrag que dragon. Il fit un détour par chez Kalgar, mais la forge était déjà calfeutrée pour faire face à la tempête qui s'annonçait. Là aussi, ce fut une déception. Une partie de lui avait besoin d'être consolée. Il reprit ses déambulations dans la ville sans rencontrer personne. Tout le monde avait senti venir la violence de Sioultac et s'était calfeutré. Il était seul dans ces rues désertes et noires. Il passa devant la maison Andrysio. On entendait les chants de l'office. Kyll ! Son image s'imposa à son esprit. Peut-être que Kyll pouvait trouver où était parti Quiloma ! Il poussa la porte.
Le sorcier qui gardait la porte ne réagit pas tout de suite. Lyanne pensa : « Soit il dort, soit il médite ! ». il toussota. L'homme jeta un regard éteint vers lui.
- C'est pourquoi ?
- Je viens voir Kyll.
- Le Maître-Sorcier ne reçoit plus à cette heure. Revenez demain.
Ayant dit cela le sorcier portier se rencogna dans son coin. Lyanne eut envie de rire. Il le toucha de son bâton de pouvoir. L'homme ouvrit un œil et sauta sur ses pieds quand il se vit entouré de lueurs orangées.
- Au feu ! AU FEU !
Ses cris firent sortir d'autres sorciers qui jetèrent des regards apeurés jusqu'à ce qu'un d'eux crie :
- Le Roi-dragon !
Les cris stoppèrent. Un des sorciers présents courut vers une porte au fond et disparut. Le sorcier portier regardait autour de lui semblant tout étonné de ne plus voir de flammes, et puis ce fut comme si une lueur de compréhension traversait son esprit. Il leva les yeux sur Lyanne et brusquement se mit à genoux en disant :
- Majesté !
Lyanne allait le faire se relever quand la porte du fond s'ouvrit sur un homme qui avançait d'un pas décidé. Il reconnut Kyll. Tous baissèrent encore plus la tête.    
- Majesté, c'est un honneur pour nous. Voulez-vous assister à la fin de la cérémonie du soir ? Nous pourrons parler après.
Lyanne fit un signe d'approbation de la tête et Kyll l’emmena dans le temple. Dans ce qui fut une grange, le chœur des sorciers chantait un mantra. Le retour de Kyll sembla être le signe de la reprise de la cérémonie. Le chant changea. Kyll fit signe à Lyanne qui prit place à côté de lui. L'atmosphère était surchargé de l'odeur entêtante de cette herbe dont il ne se souvenait plus du nom. Derrière Kyll, il remarqua une silhouette dans la pénombre qui tournait sur elle-même. Il pensa que le sorcier dansait quand il vit que les pieds de ce dernier ne touchaient pas terre. Son regard absent, ses bras étendus donnaient un spectacle curieux. Les autres ne semblaient pas intrigués. Lyanne en conclut que cela devait être habituel. Le chant diminua pour renaître sous l'impulsion de Kyll, plus grave, plus rythmé. Le roi-dragon sentit la pulsation le traverser. Il reconnaissait ce chant même s'il ne l'avait jamais entendu. Il parlait la langue des dragons. Son cœur se mit à battre au rythme des tambours. Il senti son corps de dragon vouloir être présent ici, maintenant, tout de suite. Il choisit une taille adapté à la salle. Il n'y eut pas de cris de surprise quand il se changea, simplement le chant prit de l'ampleur. Capable de voir plus que la réalité des hommes, il vit arriver les esprits des animaux et des arbres, plantes et tout ce qui pousse. Le monde autour de lui se peuplait de formes et de présences. Le sorcier tournoyant qui se nommait Tasmi les regardait tous avec un regard de feu. Lyanne comprit que ce sorcier voyait aussi ce qu'il voyait. Puis la salle fut encore plus remplie quand arrivèrent l'esprit de la montagne et ceux des autres lieux. Tout ce monde dansait au rythme des tambours qui parlaient la langue des dragons. Il était le roi-dragon. Il était le dragon-roi. Il était le dragon et l'avatar du Dieu Dragon. Il était.
Sur un dernier coup de tambour tout se figea. Lui seul semblait pouvoir bouger. Il fut étonné. Il se déplaça doucement contemplant le monde figé. L'esprit de la montagne était là non loin, porteur d'une petite flamme. L'esprit des animaux volants était suspendu dans les airs. Il vit même l'esprit des crammplacs poilus. Lyanne se promena au milieu des esprits immobiles comme on se promène dans une forêt en évitant les arbres. Il vit que le litmel était son propre avatar. Il vit même l'esprit des machpes qui brillait doucement. Des souvenirs lui revirent en mémoire. Il continua à se déplacer, s'étonnant de ne pas trouver de représentant des hommes. Mais peut-être que Tasmi était comme lui ou le litmel son propre avatar.
Il y eut un coup de tambour puis un deuxième comme un écho. Ce fut comme un dialogue de battements. Lyanne y entendit deux cœurs qui pulsaient en s'accordant l'un à l'autre au fur et à mesure que le temps passait.
Doucement la voix du chœur des sorciers se mêla aux sons des tambours. Il y eut comme un appel à revenir et Lyanne vit tous les esprits perdre leur consistance. Lentement, comme à regret, ils s’effaçaient. Bientôt, il ne resta plus que les sorciers et Lyanne. Il reprit sa forme humaine. Kyll s'approcha de lui, Tasmi le suivait. 
- Ta venue... Votre venue, Majesté, a été source d'une grande cérémonie. Tous les esprits sont venus vous saluer.
- Là où est la lumière, là est ce que tu cherches.
Lyanne regarda Tasmi qui venait de parler. Il avait le regard fou semblant ne voir personne. Il se tourna vers Kyll :
- Que dit ton disciple ?
- Le sorcier Tasmi est un grand voyant, qui reste toujours un peu accroché au monde des esprits, mais je confirme ce qu'il a dit. Ce que tu cherches est là où est la lumière.
Tout en parlant, ils étaient arrivés près d'une porte que Kyll ouvrit. Des serviteurs s'affairaient à préparer une table.
- Puis-je vous inviter, Majesté ?
Lyanne ne se sentait pas de refuser. Ils s'assirent de part et d'autre de la table qu'on avait dressée. Tasmi s'installa derrière Kyll et s'immobilisa.
- Est-il toujours comme cela ? demanda Lyanne.
- Oui, répondit Kyll. D'habitude, il épaule mon second, le sorcier Natckin, mais ce dernier est en mission à Tichcou. Nous avions senti votre arrivée, et le besoin que vous auriez de nous. Tasmi est toujours l'homme de la situation. Ces visions ont toujours été très ajustées.
Lyanne demanda des explications, mais les sorciers ne semblaient pas en savoir plus que ce qu'ils avaient dit. L’interprétation finale appartenait à Lyanne et lui seul pouvait la donner. La cérémonie était une porte ouverte sur une autre chose. Être homme-dragon avait un avantage dans ces cas-là puisque les dragons sont naturellement en phase avec ces mondes. Ils parlèrent aussi de la ville, de ce qui s'y passait, de Tichcou, de l’implantation d'un autre temple là-bas, du prince-roi de Flamtimo qui voulait à toutes fins, démolir la ville pour en faire une ville de palais. Lyanne écouta plus qu'il ne parla. Ses pensées revenaient sans cesse sur Quiloma et la Solvette et sur le mystère des paroles dites. La nuit était avancée quand il quitta les sorciers. Dans son esprit, il avait comme le début d'une idée. Il fallait qu'il y réfléchisse. 
Dans la ville endormie, il déambulait. Il en ressentait le climat de paix qui tranchait avec ses souvenirs. Il n'y avait pas de patrouille, pas d'ombres furtives de ceux qui se déplaçaient quand même. Cela, la ville lui devait. Ses pas le conduisirent vers son ancienne maison. Il passa devant, se demandant ce qu'était devenu Abci, le petit félin qui l'avait conduit parfois dans les dessous de la maison. Le vent forcissait maintenant, bientôt il  hurlerait dans les rues, projetant la neige avec violence. Il vit l'entrée des grottes à machpes. Il y pénétra. Comme toujours dans un coin protégé, brûlait un feu à côté d'une réserve de torches. Que lui avait dit Tasmi ? Là où est la lumière... Il se rappela aussi ce qu'il avait vu dans la cérémonie. Seul l'esprit de la montagne et l'esprit des machpes portaient des lueurs. Il sourit. Ce serait bien en accord avec ce vieux renard de Quiloma. Faire croire à son départ pour le lointain, alors qu'il se cachait à deux pas. Accordant sa vue au noir des tunnels, Lyanne entama sa progression. Les grottes à machpes formaient un ensemble complexe s'étendant sur des distances considérables et sur plusieurs niveaux. Personne n'avait jamais exploré tout cet ensemble. Si la plupart le pensait naturel, quelques uns disaient qu'il avait été creusé par les dieux à une lointaine époque. Lyanne se dirigea vers l'entrée la plus proche de la maison de la Solvette. Ses yeux d'or scrutaient le noir à la recherche des signes du passage de Quiloma ou de la Solvette. Les dragons sont les seuls capables de suivre des traces quasi effacées. Ce fut la subtilité d'un parfum qui le mit sur la piste. Il lui évoqua le feu dans la cheminée et une silhouette penchée sur ce qui mijotait. Il était alors enfant et allait chercher un remède que lui avait demandé Sealminc. Il avança dans le couloir et arriva à un carrefour. Il essaya d'un côté puis de l'autre. Il choisit celui qui lui donnait l'impression la plus forte. Cette senteur était au milieu d'un mélange issu de toutes celles laissées par les utilisateurs de ce boyau. Il continua, s'enfonçant dans le cœur de la montagne. Il ne connaissait pas le secteur où il était. Les grottes sentaient fort les machpes qu'on a semées. Il ne savait pas à quelle maison appartenait ce lieu. Il était manifestement bien tenu. Les couloirs étaient propres. Il arriva dans une dernière salle. Il jeta un regard circulaire. Il était dans un cul de sac. Ce n'était pas possible. L'odeur était là. Il en suivit les effluves. Il arriva près d'un puits. Au fond, de l'eau miroitait.
Un instant déstabilisé, Lyanne se pencha. Il entendit le clapotis de l'eau. Ce n'était pas un puits mais le lit d'un ruisseau souterrain. Et puis... et puis... il y avait indiscutablement cette odeur qui ne pouvait être que celle de Quiloma. Il sourit. Le vieux renard avait trouvé un improbable chemin pour semer ses éventuels poursuivants. À part lui, personne n'aurait pu suivre cette trace. Il examina les parois. Cela n'avait pas dû être facile de descendre par là. Il devint dragon, petit dragon et se mit à voler dans le conduit vertical. Quand il atteignit le niveau de l'eau, il découvrit une galerie basse qui s'enfonçait horizontalement vers le cœur de la montagne. Il continua sa progression. Son vol était silencieux. Il pensa à la Solvette et à Quiloma qui avaient probablement pataugé dans l'eau pour avancer. À un endroit, il fut obligé de plonger sous l'eau puisque la roche touchait par endroits la surface. Elle était froide. Il s'imprégna de sa réalité. Elle était vieille et parlait des hauts glaciers là-bas au loin. Il émergea assez longtemps après, autre épreuve pour les fuyards. Mais que fuyaient-ils ainsi pour emprunter des chemins aussi difficiles ? Le ruisseau le quitta brusquement. Il étendit les ailes en se sentant ainsi projeté. Faisant demi-tour, il regarda la cascade. Si l'eau tombait avec bruit, ce qu'elle transportait se retrouvait projeté plus loin. Il descendit en vol plané jusqu'au sol. Là un ensemble hétéroclite d'objets prouvait  qu'un sac avait explosé en atterrissant. Il y reconnu les affaires de la Solvette. Le long de la cascade, il trouva les restes d'une corde. Le tunnel s'enfonçait se séparant en deux, si l'eau plongeait vers les profondeurs du massif, une galerie semblait plus horizontale. Ils l'avaient suivie. Lyanne fit de même. Après un tournant, une vague lueur apparut. Le cœur de Lyanne qui avait repris forme humaine, se mit à battre plus fort. Il découvrit une salle plus grande aux murs couverts de mousse phosphorescente. Le sol en était très inégal. Les traces étaient plus précises. Il fut déçu de ne pas les voir. Un nouveau couloir permettait de continuer à progresser. Il l'emprunta. La luminosité baissa brusquement avec la fin du champ de mousse. Il entendit alors comme une voix qui chuchotait. Il fit un pas et glissa. De nouveau, il se transforma en dragon déployant ses ailes dans le noir. Il regarda derrière lui. Après une petite marche, un long plan incliné presque vertical représentait un terrible piège. En bas il repéra deux silhouettes. Il descendit en spirale. La voix s'était tue. En approchant, il vit que la Solvette le regardait. Elle était à genoux, tenant la tête de Quiloma entre ses mains. Il prit de l'ampleur et se posa non loin.
- Ainsi, tu nous as trouvés.
Lyanne, ayant repris sa forme d'homme s'approcha et regarda autour de lui. Les affaires étaient éparpillées autour d'eux. Quiloma était en tenue de combat avec ses deux épées. Il respirait difficilement, allongé sur le dos, les yeux fermés.
- Oui, répondit-il.
Plantant son bâton de pouvoir, il le fit luire. La Solvette avait les yeux pleins de larmes. Autour d'eux, il sentit les présences de nombreux esprits.    
- Vous avez été très loin, reprit Lyanne.
- Je ne pouvais pas le laisser comme cela, dit la Solvette. Il souffrait trop. Il a toujours souhaité mourir au service du royaume. Quand il a vu que tu étais arrivé, il a compris que sa mort serait sûrement sans honneur. Quand il a senti arriver le moment, il a décidé de disparaître.
- Le chemin pour arriver ici est bien difficile.
- Il a glissé en passant le seuil, là-haut. La rivière l'a épuisé.
- Vous aussi, votre chemin est difficile. Vous avez utilisé vos pouvoirs comme il est interdit de le faire.
La Solvette baissa la tête. Elle resta un moment sans rien dire. Puis presque comme si elle défiait Lyanne, elle le regarda avec des yeux flamboyants.
- Je ne pouvais pas partir avant lui. Il avait trop besoin de moi. J'ai fait ce que je devais faire.
- Oui, mais vous avez utilisé vos pouvoirs pour reculer votre mort. Les esprits sont en colère.
- Je sais, roi-dragon. J'ai choisi et j'assumerai mes choix.
Quiloma gémit.
- Il n'entend plus. Quelque chose s'est brisé en lui quand il est tombé. Sa tête a     heurté les pierres. Il ne se réveillera plus.
- Je sais la Solvette. Je vais faire de la chaleur pour lui.
Lyanne se leva. Il tourna sur lui-même.
- Les esprits l'attendent avec beaucoup d'impatience, dit-il.
Le regard de la Solvette se voila en attendant les paroles de Lyanne :
- Il n'a rien fait, cria-t-elle.
- Les esprits l'accusent d'être l'origine de vos faits et gestes. Ils veulent une réparation.
Lyanne prit une pierre en main. Quand il la reposa, elle irradiait de chaleur. Il fit de même avec d'autres. La Solvette avait repris son monologue pour Quiloma quand ce dernier avait gémi à nouveau. Quand il se calma au son de sa voix, elle se retourna vers Lyanne :
- Je ne peux que lui parler, j'ai perdu l'indispensable après la cascade.
Lyanne revit l'image des affaires éparpillées qu'il avait découvertes plus haut.
- Alors, manque aussi ce qui est nécessaire pour prolonger votre vie !
Ce n'était pas une question. Lyanne venait de comprendre la situation. Depuis des lunes la Solvette retardait sa mort de tout son savoir pour accompagner Quiloma malade. Elle l'avait suivi jusqu'ici pour lui donner la fin qu'il souhaitait. En faisant cela, elle avait transgressé les lois des marabouts. Maintenant était venu le temps de la fin. Quiloma trop épuisé, avait fait une chute dont il ne se relèverait pas et la Solvette allait manquer de ses drogues qui prolongeaient artificiellement sa vie.
- Vos pouvoirs sont grands maintenant. Ne pouvez-vous rien faire ?
- Mes devoirs aussi. L'équilibre du monde doit être respecté. Quiloma est au bout de son chemin, vous aussi. Je vais soulager sa douleur, mais il partira.
- Et les esprits ? Il n'a rien fait, je suis la seule coupable !
- Est-on coupable quand on aime ?
- Vous sentez comme moi la pression des esprits. Faut-il que je meure avant lui pour qu'ils le laissent ?  Faut-il... ?
La Solvette laissa sa phrase en suspens. Lyanne aussi tourna la tête. Une nouvelle présence venait d'arriver, puissante, immense. Le roi-dragon mit genoux à terre. Toute la grotte fut illuminée.
- Qu'est-ce … ? balbutia la Solvette.
Cela ne dura qu'un instant puis doucement la lumière diminua. Quiloma ne gémissait plus. 
La Solvette se pencha sur lui, l'embrassa tout en pleurant.
Lyanne se releva :
- Le Dieu-Dragon a repoussé les esprits pour un temps par sa venue. Il a honoré le prince Quiloma et a éclairé mon intelligence. Ce lieu est un lieu sacré.
Ayant dit cela, il se tut. Le silence les entourait. La Solvette pleurait simplement. Lyanne ressentait le chagrin de la perte, mais plus encore, la détresse de la Solvette le bouleversait. Le Dieu-Dragon sans prononcer un seul mot l'avait enseigné. Le prince Quiloma devait être honoré. Lyanne au bout d'un moment se leva. S'approchant du couple, il récupéra les deux épées de Quiloma. Il les entrelaça comme on entrelace des brindilles. Il regarda ce qu'il avait fait. C'était bon. Le simalbaba fait avec ces épées serait un puissant réceptacle pour la puissance du Dieu-Dragon. Planté au-dessus de Quiloma, il le protégerait de tout danger. Il regarda la Solvette. Elle n'était déjà plus de ce monde. Perdue dans son chagrin, le corps épuisé, elle allait s'éteindre comme s'éteignent les bougies. Lyanne avait intercédé pour elle. Le Dieu-Dragon avait entendu. Elle aussi méritait le repos et le calme. Le simalbaba protégerait les deux amants.
En pensant cela, la gorge de Lyanne se noua. Quiloma était mort, la Solvette allait le rejoindre. Il prenait conscience du rôle qu'ils avaient joué. Il leur devait beaucoup. S'asseyant non loin, il attendit. 


226
- Elle n'aurait pas dû...
Lyanne regarda la fille de la Solvette qui parlait.
- … On ne viole pas les lois de la nature sans en payer les conséquences. Elle a beaucoup souffert.
Sa voix était chargée d'émotions. Lyanne était venu la voir en sortant des grottes à machpes. Il avait attendu que la Solvette s'éteigne pour faire ce qu'il avait à faire. Quand il avait quitté la salle, un catafalque de glace trônait au milieu, à son sommet deux épées entrelacées.
- Le Dieu-Dragon sait ce qu'elle a fait et pourquoi elle l'a fait. Quiloma sans elle aurait-il pris la bonne décision ?
Sabda leva un regard interrogateur vers lui :
- Et alors ?
- Le Dieu-Dragon a décidé de les protéger. J'ai fait pour eux un simalbaba.
- Un simalbaba ! Ta puissance est grande. 
- Elle est en moi. Si je l'ai reçue, j'en ignore la raison. Je dois vivre avec. Ce n'est pas un choix.
- Tu pourrais la refuser.
- C'est impossible, la refuser revient à me refuser à moi-même.
Lyanne se rapprocha de Sabda :
- Je vais partir.
Elle tourna son regard vers lui.
- Le royaume t'attend ?
- Ta mère avant de fermer les yeux m'a dit que ce qui me manquait n'était pas dans les montagnes.
- Mais tu as tout !
- C'est ce que tout le monde croit. Moi aussi je le croyais jusqu'à ce qu'une princesse me démontre le contraire.
Sabda lui sourit :
- Alors tu es beaucoup plus normal que je le pensais. Peut-être...
- C'est impossible, dit Lyanne en lui coupant la parole. Si je commettais une erreur, ce serait la mort. La puissance peut détruire même sans le vouloir.
Sabda le regarda gravement :
- Viens par là !
Elle lui prit la main et le conduisit dans une des alcôves. Elle s'assit, l'invitant à faire de même.
- Ma mère sentait mieux que moi les choses et les êtres. J'ai besoin de supports.
Sabda jeta des osselets sur le sol. Elle les regarda avec attention. Au moment où Lyanne allait perdre patience et prendre la parole, Sabda ouvrit la bouche :
- Longue et hasardeuse est ta route. J'y vois aussi de la violence. Tant de choses semblent liées à ta présence... Tu as laissé des objets de pouvoir. Ils ont un rôle à jouer dans ton avenir.
Brusquement un jako tira la tenture et sauta au milieu d'eux bousculant les osselets. Sabda lui sourit et le prit contre elle.
- La nature ne veut pas que tu en saches plus. Je ne relancerai pas pour toi.
Lyanne plongea ses yeux d'or dans le regard de Sabda. Elle était bien la fille de sa mère !
- Tu es chère à mes yeux et à mon cœur. Même si je suis loin, je penserai à toi. Mais il me faut partir, ton oracle me le confirme.
Ils se levèrent. Elle lui prit la main et la mit sur son cœur.
- Il battra pour toi, même si je sais que tu ne seras jamais mon compagnon.
Lyanne doucement souleva sa main entraînant celle de Sabda qu'il embrassa.
- Si cela avait été possible, nous aurions eu la plus belle fille du monde.
Sabda eut un sourire triste. Lyanne lui toucha la joue :
- Que tes jours soient prospères et ton chemin tranquille, Sabda.
- Que tes jours soient prospères et ton chemin tranquille, roi-dragon !
Ayant dit cela, elle se jeta à son cou, l'embrassa avec fougue et s'enfuit le laissant abasourdi. Lyanne l'entendit pleurer derrière la tenture. Il baissa la tête et se dirigea vers la porte.


227    
C'est le cœur lourd qu'il quitta la ville. Il lui fallait s'arrêter à Tichcou. Le prince-roi l'attendait. Avant son départ, il avait rencontré Qunienka. Ce dernier n'avait pas assez d'expérience pour diriger le secteur. Il le savait. Lyanne devait nommer quelqu'un pour remplacer Quiloma. En attendant, il le nomma responsable de la ville. Sans raconter ce qu'il savait, il glissa dans la conversation que Quiloma était mort avec honneur et que le Dieu-Dragon lui-même était venu. Qunienka se redressa. Ses yeux  brillèrent. Il n'osa pas interroger le roi-dragon. Lyanne sentit son désir de savoir. Il ne dit rien mais sortit de ses affaires un petit mausolée surmonté de deux épées entrelacées. Il le donna à Qunienka en disant :
- Le Dieu-Dragon a décidé. Ils sont ensemble sous la protection des deux épées du prince.
Qunienka prit la maquette religieusement.
- Nous l'honorerons comme nous aurions honoré le tombeau du prince Quiloma.
Qunienka avait fait une pièce mémorial pour y déposer le cadeau du roi-dragon. Tous les soldats étaient venus spontanément pour rendre l'hommage qu'on doit à un prince-neuvième et surtout au prince qui avait recueilli votre chant du serment.
Lyanne était parti peu après. Il avait été en contact par le bâton de pouvoir avec le prince-majeur. Celui-ci devait envoyer deux phalanges avec un prince-neuvième. Lyanne lui faisait confiance, il ferait le bon choix. Succéder à Quiloma était impossible. Le nouveau prince-neuvième serait choisi en conséquence aussi différent que possible.
Les vents étaient contraires. Ne voulant pas lutter, il se laissa porter. Il reconnut la colline et puis la vallée. Ici aussi les choses avaient changé. Un homme faisait des grands signes. Lyanne alla vers lui. Schtenkel !
Il se posa.
Le grand dragon rouge était manifestement le bien venu. La forêt avait été dégagée pour laisser la place à un ensemble dédié au Dieu-dragon et à son avatar le roi-dragon. Des bâtiments longs et bas entouraient une esplanade ouverte sur le lac qui s'était constitué après son départ. De là une cascade conduisait l'eau dans la vallée en contre-bas. Aux cris de Schtenkel, une foule était sortie des habitations et se prosternait devant le grand dragon en chantant : « Graph ta cron » avec un accent épouvantable. 
- Qu'est-ce que tout cela ? demanda-t-il
- ROI-DRAGON, C'EST UN GRAND HONNEUR...
- Cesse tous ces cris, dit Lyanne, mes oreilles t'entendent !
- Je sais, roi-dragon, je sais, mais c'est pour tous ceux-là ! répondit Schtenkel, en désignant toute la foule prosternée. Votre présence honore ce lieu et signifie que leur pèlerinage est béni. Rares sont ceux qui vous ont vu. 
Lyanne sursauta. Il voulait en savoir plus.
- Bien, dit-il. Sais-tu encore aller dans la vallée en bas ?
- Oui, majesté, mais pourquoi ?
- Retrouve-moi en bas dans la grotte à côté de la cascade !
Lyanne décolla et plongea dans la vallée. Il vit des hommes partout sur les crêtes. Il plongea dans le lac au pied de ce qui fut sa grotte. Il avait senti l'or. Son trésor n'avait pas bougé. Il était sous les roches sous l'eau de l'étang au pied de l'esplanade.  Cela le rendit heureux. Sous l'eau, il ajusta sa taille pour ressortir entre des racines. C'est à l'abri des regards qu'il redevint comme un humain.
Le fond de la vallée aussi avait changé. Un chemin maintenant conduisait vers l'aval. Quand il sortit du bois, il rencontra un groupe de pèlerins. Ils semblaient tous excités.
- Vous l'avez vu ? Vous l'avez-vu ?
Comme il semblait ne pas comprendre, un plus exalté le prit par le bras :
- Le Dragon ! Où est le Dragon !
- Il a plongé dans le lac, répondit Lyanne.
Se tournant vers les autres, l'homme cria :
- Venez, nous allons peut-être le voir !
Tout le groupe se précipita dans le bois d'où venait Lyanne en le bousculant au passage. Lyanne trouva la situation cocasse. Il y avait une saison, on venait dans cette vallée pour le tuer, aujourd'hui, ils voulaient l'adorer. Se retournant pour reprendre son chemin, il vit un homme qui n'avait pas bougé. Son instinct le mit sur ses gardes. Il le regarda. S'il avait la tenue des pèlerins, il n'en avait pas le cœur. Lyanne le sentait noir et retors. Il s'approcha de l'homme.
- Vous n'êtes pas un pèlerrrin, dit l'homme en regardant Lyanne.
- Je suis un passant, répondit Lyanne.
- Arrrmé, dit l'homme en montrant le marteau qui pendait à la ceinture de Lyanne.
- Je viens de régions dangereuses.
- Ccceux qui viennent iccci, viennent pour le drrragon, mais je te prrréviens, il est à moi !
Lyanne fut surpris de l’intonation de l'homme. Celui-ci dégaina une épée qui était caché sous sa chasuble de pèlerinage et menaça Lyanne qui resta imperturbable.
- Oui, il est à moi ! Et perrrsonne ne m'empécherrra de le tuer, alors passsssse ton chemin.
- Mon but est autre. Je vais vers Tichcou.
L'homme sembla se radoucir sans perdre son regard soupçonneux. Il rangea son arme.
- J'aurrrais ccce qui me rrreviens ! Ne me gêne pas !
Ayant dit cela, il monta lui aussi vers le lac. Lyanne le laissa passer. Il resta pensif tout en descendant vers la grotte plus bas. Les flamtimiens n'étaient manifestement pas tous convaincus par sa royauté. Il entendit l'eau qui tombait de la falaise au-dessus. Elle avait commencé à modeler le terrain. Elle avait décapé le rocher à son arrivée, puis formait un ruisseau qui rejoignait la rivière un peu plus loin. Elle tombait en rideau devant un creux maintenant bien visible, porche d'entrée d'une grotte. Lyanne passe derrière. Le sol était sec et sablonneux. Il s’assit et attendit l'arrivée de Schtenkel. 
Il étendit ses perceptions tout autour.
Il ressentit l’excitation du groupe de pèlerins autour du lac. Tous les esprits étaient concentrés sur la scrutation de l’eau qui stagnait. À part, traînait le flamtimien dont la colère brillait comme une aura autour de lui. Il vivait une injustice. Lyanne ne comprenait pas laquelle mais cela motivait son action. Contrairement aux autres, il examinait les environs. Son esprit fourmillait de désir de vengeance, élaborant des plans, oscillant entre délire et réalité. Plus haut d'autres groupes suivaient leur chemin. Près de la forêt, ceux qui avaient vu le roi-dragon préparaient une grande fête. Leurs cœurs étaient légers, tellement ils étaient persuadés qu'ils étaient bénis pour le reste de leur vie.
Lyanne passant de groupes en groupes, comprit ce qu'était devenu ce lieu. Il l'avait connu caverne profonde, il le retrouvait esplanade ouverte à tous les vents, fréquentée par une foule en mal de bénédiction. La neige pourtant déjà profonde n'avait pas encore ralenti la fréquentation du lieu. Schtenkel aurait beaucoup à raconter.
Ce dernier était arrivé tard dans la journée. Il avait sursauté en voyant Lyanne:
- L’chasseur ! Qu’est-ce que tu fais là ?
- J’attendais ta venue.
- Et l’dragon qu’est-ce t’en as fait ?
- Le dragon est là où je suis et je suis là où est le dragon.
- C’est pas banal, ça ! dit Schtenkel en se laissant tomber à côté de Lyanne. Ça doit pas être marrant tous les jours !
Il soupira.
- Tu sais, l'chasseur, toi comme moi, on est victime du destin, t'crois pas ? Si on l'avait pas rencontré c'dragon, on en serait pas là.
- Le regrettes-tu ?
- Ben non. J'ai jamais été aussi considéré qu'maintenant. Depuis qu'ma main a repoussé, les gens m'regardent pas pareil. Ici j'suis quelqu'un. Y'en a eu d'autres qu'ont été guéris mais j'suis l'seul dont la main ait repoussé. Les guerriers blancs et surtout leur prince, t'sais, l'Quiloma, un sacré çui-là, y m'ont aidé. L'coin est y devient un grand sanctuaire. C'qu'est sûr, c'est q'c'est déjà un grand lieu sacré. En plus on a le trésor du dragon et ça c'est encore mieux. J'apprends les légendes par ceux qui viennent. En fait l'trésor y restera là jusqu'à c'que le dragon y trouve une compagne. Ça m'laisse du temps.
Dans la nuit qui tombait Lyanne écouta Schtenkel lui raconter sa vie depuis leur dernière rencontre. Quiloma avait décidé de faire de ce lieu un haut lieu sacré. Comme cela la ville serait protégé des pèlerins envahisseurs pasicifiques mais envahisseurs quand même. Quelques uns y allaient mais la guérison de la main de Schtenkel attirait plus que tout le reste. Bientôt la neige rendrait les lieux impraticables. Même Schtenkel redescendrait à Tichcou pour rejoindre sa maison.
- T'sais qu'ton feu y brûle toujours ! T'es un sacré mec l'chasseur !
Lyanne l'orienta après sur les pèlerins et sur le flamtimien. Il apprit ainsi que certains défendaient encore la position du prince-roi qui avait été vaincu. Schtenkel les reconnaissait sans difficulté. Ils avaient le regard fou des chasseurs de dragon.
- Et tu vas faire quoi, l'chasseur ?
- Mon destin est ailleurs. Je reprend la quête. Je cherche ce qu'il me manque.
Schtenkel se mit à rire.
- J'en étais sûr. Un chasseur est toujours un chasseur. Maintenant que t'as réglé l'sort du dragon, te v'là parti sur une autre piste !
Lyanne sourit à cette remarque. Schtenkel n'avait pas tort. Il était encore à la recherche de quelque chose. Sa vie entière serait-elle une quête ?


228
Lyanne était reparti le lendemain avant la levée du jour. Il avait pris la route de Tichcou. La bourgade vue d'en haut avait bien changé en une saison. Plusieurs chantiers avaient été menés. Le Milmac blanc s'agrandissait et s'embellissait. Des remparts commençaient à prendre forme. Lyanne pensa que le prince-roi allait faire de Tichcou une quasi-capitale. Les guetteurs signalèrent son arrivée en sonnant de la trompe. Devant le fort, la place avait été dégagée et aplanie. À plusieurs endroits, la forêt avait été dégagée pour de futurs bâtiments dont on voyait déjà les premiers murs.
Lyanne se posa et dans le même mouvement devint comme un homme. Les soldats couraient vers lui pour faire une haie d'honneur.
Dramtel les suivait de près. Il mit genou à terre :
- Mon roi ! Si nous avions su pour votre arrivée, nous aurions fait une réception.
- Nul besoin de fête ou de réception. Je viens voir le prince Kaltrim.
- Il est au Milmac.
Lyanne se dirigea vers l'ancienne auberge devenue résidence du prince de Flamtimo. Une escorte l'accompagnait. Dans Tichcou, il rencontra de nombreux pèlerins qui voulurent le voir, le toucher. Le plus gros travail des soldats fut de les maintenir à distance. Son arrivée au Milmac fut saluée par des ovations et des cris de joie. Kaltrim était sorti à sa rencontre, Sstanch suivait.
- Majesssté, c'est une joie..., commença Kaltrim
- Ici aussi les choses ont bien changé en une saison, le coupa Lyanne.
- Oui, dit Sstanch. Votre ascension sur le trône a bouleversé le monde.
Ils entrèrent dans la grande salle. Lyanne ne la reconnut pas. Des cloisons avaient été abattues, seuls persistaient quelques piliers. Kaltrim avait fait décorer la pièce au goût des flamtimiens. Lyanne trouvait cela surchargé, mais le prince de Flamtimo lui détaillait avec fierté tout ce qu'il avait fait. Il y avait maintenant une statue de tête de dragon peint d'un rouge criard. Lyanne ne s'y reconnut pas. Kaltrim vantait le savoir-faire de l'artiste qui venait de son pays d'origine.
- Ccce ssserrrait un honneurrr pourrr le pays de Flamtimo que de vous accueillirrr !
Lyanne opina de la tête, écoutant d'une oreille plutôt distraite le prince Kaltrim lui vanter les mérites d'un tel voyage. Son devoir de roi-dragon était d'y aller un jour. Mais était-ce pour maintenant ? Il redevint attentif quand il entendit le prince-roi parler de la situation militaire. Les flamtimiens allaient pouvoir prouver leur bravoure. Les deux généraux qui avaient passé l'été à se battre, avaient conclu un accord, séparant le monde en deux. Maintenant les armées étaient libres de faire régner l'ordre dans les pays conquis. Les flamtimiens en reconnaissant le roi-dragon se mettaient hors cette loi... Lyanne entendit une certaine jubilation dans la voix de Kaltrim. Ils allaient enfin pourvoir se battre et prouver que les chevaliers de Flamtimo étaient les meilleurs des guerriers. Lyanne soupira. Le combat ne finirait-il jamais ?
Il demanda comment s'établissait la nouvelle répartition entre Saraya et Altalanos.
Altalanos avait consolidé sa position loin près de la mer. Il avait tenu le long de frontières naturelles qui lui avaient servi de remparts. En bloquant quelques passages, il avait fait du pays une forteresse. Le lac de Jelentos était le seul point faible. Mais une grande partie des troupes du général Altalanos, pardon, du roi Altalanos, étaient massées sur la rive du lac dans une série de forts que Saraya n'avait jamais réussi à circonvenir.
Saraya, depuis son mariage avec Salcha, avait été moins présent sur le terrain. Il avait surtout profité de l'été pour consolider son pouvoir. Contrairement à Altalanos, Saraya avait à gérer une multitude de petits royaumes dont certains avaient été tentés par l'indépendance. Heureusement pour lui, son adversaire était aussi occupé à faire face aux pirates. Même si aucun traité n'avait été signé, dans les faits une sorte de trêve s'était installée. C'est à peine si quelques combats autour du lac symbolisaient l'absence de paix.
Les flamtimiens faisaient partie de ces peuples qui posaient problème au nouveau roi. Yas les avaient soumis après de longs combats. Saraya les avaient laissés tranquilles le temps nécessaire pour soumettre les autres. L'hiver arrivant, les armées allaient se mettre au repos. Au prochain printemps Kaltrim prévoyait déjà la guerre. Ses espions l'avait prévenu. Saraya se disant roi, ne supporterait pas de les laisser faire. Le prince-roi organisait déjà la résistance. Les forgerons allaient passer la saison froide à créer des armes.
- Nous vaincrrrons ou nous mourrrrrrons ! affirmait Kaltrim.
Lyanne le croyait. Il se souvenait de ce qu'il avait vu avant son arrivée à Tichcou. Les flamtimiens allaient se battre à un contre cent. La victoire ne lui semblait pas possible. Cela ferait encore beaucoup de morts, beaucoup trop. À moins...
- Prince-roi, croyez-vous qu'en tant que roi-dragon je puisse laisser mon peuple se faire massacrer ?
- Mon rrroi, ccc'est notrrre rrrôle de prrrotéger le cœurrr du rrroyaume. Sarrraya nous passsssserrra sur le corrrps avant de pouvoirrr arrrrrriver iccci. Tout le pays entrrre Tichcou et le Flamtimo vous est acquis.
- Bien, Prince-roi, très bien. Je suis un roi de paix qui doit se battre. Cela me déplaît mais Saraya me l'impose. Alors j'agirai comme je le sens et non en lui laissant l'initiative.
Kaltrim se mit à sourire :
- Quels sssont les ordres ?
- Préparez des vivres pour une armée. Nous allons attaquer.
- Mais l'hiverrr...
- Les guerriers blancs sont les serviteurs du Dieu-dragon et se moquent de l'hiver.
Lyanne avait contacté le prince-majeur à travers son bâton de pouvoir. Les phalanges allaient se mettre en route dans une main de jours. Dans une lunaison au plus, elles seraient à Tichcou. Dans deux, elles frapperaient Saraya. Restait à savoir, où ?


229
Une intense activité régnait à Tichcou. S'il y avait quelques chutes de neige, Cotban refusait de partir et faisait régner une certaine douceur. Lyanne avait du temps. Le prince-roi et Sstanch géraient la situation. Le prince-majeur faisait de même à la Blanche. Ainsi libre de ses allées et venues, Lyanne volait souvent. Il avait décidé de se faire une idée de ce qui se passait aux alentours. Ses souvenirs de jeune dragon étaient assez flous.
Ce matin-là, il décolla et prit de la hauteur. La ligne blanche de la neige était à mi-chemin entre Tichcou et la Ville. Lyanne se concentra sur ce qu'il voyait. Une barre de moyennes montagnes s'étendait derrière la ville. Plus loin dans les nuages soulevés par Sioultac, il y avait le pays blanc. De cette ligne de sommets descendaient des ruisseaux plus ou moins encaissés. Tichcou était sur la berge de l'un d'eux. En descendant un peu la rivière, on trouvait le confluent avec le cours d'eau qui venait de la vallée du dragon. Il le survola et continua son chemin. Un moutonnement plutôt régulier de monts s'élevait jusqu'à la vallée des Izuus.
Vu de très haut, la vallée des Izuus était séparée en deux par la neige. Il revit la rivière et ses gorges et le col que la caravane avait emprunté. Plus loin, il survola la ville de l'eau. En lui affluèrent les souvenirs du dragon et ceux de Puissanmarto. Mocsar ! Si ses yeux humains ne l'avait jamais vue, il se rappelait le mouvement de panique quand il l'avait survolée. Il s'était posé sur une plateforme qui n'avait pas résisté à son poids. Il avait alors battu des ailes pour se stabiliser, déclenchant une mini tornade. Les hommes avaient fui. Il avait alors suivi l'odeur de l'or en progressant vers une grande bâtisse. De passerelles qui s’effondraient en maisons qu'il écrasait, il avait atteint son but. Si quelques hommes s'étaient dressés contre lui, la majorité s'était enfuie. Une groupe plus structuré avait tiré des flèches et des lances. Un jet de feu les avait réduits à merci. Le dragon avait pu alors déchiqueter la baraque et trouver le lieu où était caché l'or. Il avait alors tout raflé avant de redécoller. Aujourd'hui, la ville avait retrouvé son aspect. Lyanne préféra ne pas descendre. Il n'était pas nécessaire de réveiller de vieilles blessures. Il continua son trajet en revenant vers la vallée de Tichcou, reconnaissant çà et là des lieux où il était passé.
Au loin un mont dont déjà le haut se couvrait de neige, attira son attention. La montagne solitaire !  C'était un bon endroit pour se reposer et avoir des nouvelles. Virnita et Ouldanabi étaient-ils encore là ? Lyanne dirigea son vol vers le sommet du grand cratère. Il descendit en vol plané. Arrivé au sommet, il resta un moment à faire des cercles. Il ne voulait pas les surprendre. Il les vit s'agiter en bas. L'alerte était donnée. Il vit les hommes s'armer et se répartir près de chaque grande maison. Lyanne les sentait attentifs, prêts au combat sans désirer se battre. Quand il vit arriver la petite silhouette boitillante, il commença sa descente. De nouveau les hommes manœuvrèrent. Les arcs furent bandés. Presque paresseusement, Lyanne perdait de l'altitude. Même si l'ordre ne fut pas crié, il entendit distinctement : « Ne tirez pas tout de suite, attendez qu'il soit à portée ! ». Il était presque à hauteur de tir quand il entendit la première vibration. Il ne fut pas le seul. Les hommes en bas détendirent leurs armes en se regardant. Alors que Lyanne poursuivait son tour de cratère, d'autres vibrations vinrent se mêler à la première. C'est alors qu'il les repéra. Ils commençaient à briller d'une lumière rouge tranchant avec le vert profond de la forêt de résineux. 
- Les simalbabas chantent ! hurla la voix aiguë de Ouldanabi. Ne bougez pas, C'est leur maître qui arrive.
Avec difficulté, elle mit genou à terre. Les guerriers la voyant faire, hésitèrent. Lyanne eut le temps de faire un autre tour avant que tous aient imité Ouldanabi.
D'une brusque cambrure de ses ailes, il se posa et prit immédiatement figure humaine. Il s'approcha de la vieille chamanesse et lui tendit la main :
- Tu me fais trop d'honneur, toi qui sais si bien voir dans les osselets. Relève-toi, nous avons à parler.
- Qu'est-ce qui se passe ici ? cria l'homme qui arrivait, à la tête d'un détachement d'hommes et l'épée à la main.
Il s'arrêta brusquement, jeta un regard autour de lui, nota que les simalbabas brillaient tout en émettant des sons qui s'accordaient comme une mélodie et se retourna vers Lyanne :
- Toi ! Tu es... Tu es...
- Oui, Virnita, Je suis revenu.
Ouldanabi qui s'était péniblement relevée, souriait de toutes ces quelques dents :
- Les simalbabas chantent pour toi ! Tu as trouvé ton nom ! Il faut faire la fête.
Lyanne entendit un murmure passer dans toute l'assemblée des présents : « L'homme-dragon est là ! Les légendes sont vivantes ! »
Lyanne se dit qu'il n'avait pas le choix. Il devait rester avec eux au moins pour ce jour.

La fête battait son plein sous un ciel chargé de nuages. Lyanne avait admiré l'efficacité des Ouatalbi. Le maître de forge était arrivé, dans la main, une épée neuve. Fier de son ouvrage, il l'avait montré à Lyanne qui n'avait pu que constater les progrès.
- Ton passage a été une bénédiction pour nous, lui dit Virnita. Nos guerriers vont presque tous rentrer et les récoltes ont été bonnes.
- Comment se passe la guerre en dehors ?
- La guerre est loin, homme-dragon. Depuis que les Izuus ont rejoint Saraya, Altalanos a dû céder du terrain. Pour le moment, l'hiver arrive. La trêve est là depuis les premières neiges. Saraya va hiverner dans la plaine assez loin d'ici. Tous les mercenaires ont été renvoyés.    
- Combien de jours de marche ? 
- Pour des Ouatalbi, dix jours de marche, le double pour les autres, ils ne vont pas bien vite.
- Tous les tiens sont rentrés, as-tu dit ?
- Non pas encore. Les premiers sont arrivés. Les autres suivront rapidement, mais au rythme des chariots pour les vivres. Si la récolte a été bonne, elle ne permet pas de nourrir tout le monde pendant tout l'hiver. Les nôtres reviennent avec ce qu'il leur est nécessaire.
- Combien serez-vous ?
- Les miens forment plusieurs escouades dans l'armée de Saraya.
- Vous êtes un peuple fidèle. Si la guerre éclate entre les gens de la montagne et Saraya, pour qui vous battrez-vous, peuple du mont solitaire ?
- Les Ouatalbi sont fidèles à leur parole. Saraya les avaient engagés pour cette année. Quand l'hiver sera passé, nous verrons à qui nous vendons nos bras. Qui est le peuple de la montagne ?
- Il est mon peuple.
Virnita mit genou à terre :
- Nous ne pourrons pas nous battre contre ton peuple.
- Saraya se bat contre tous les petits royaumes. La mort du roi Yas les a libérés. Mais Saraya roi, leur refuse le droit de décider pour eux. Sais-tu cela ?
- Oui, homme-dragon. Nous avons marché sur de nombreuses villes. Toutes se sont rendues sans combattre devant la grandeur de notre armée sauf une ou deux que Saraya a fait raser. Ils restent plus loin vers le soleil levant quelques nations qui ont refusé les émissaires. La guerre les rejoindra au prochain printemps.
- J'ai pour certaines de ces populations beaucoup d'attachement. Elles m'ont juré fidélité et je les protégerai de Saraya.
- Ton rôle sera difficile, homme-dragon, car l'armée de Saraya est vaste et puissante même sans les Ouatalbi.
Quand elle est en marche, seul Altalanos a une armée suffisante pour l'arrêter.
- Celle de Yas a échoué aux portes de ce qui est devenu mon royaume. L'hiver verra la chute de Saraya ou sa soumission.
- Quelle armée se battrait en hiver ?
Lyanne sourit en pensant aux phalanges qui allaient déferler bientôt. Dans la plaine, personne ne pourrait soutenir l'assaut de ses guerriers blancs.


230
Lyanne était revenu à Tichcou avec de précieux renseignements et des alliés. Ouldanabi avait jeté les osselets pour son peuple. L'avenir était avec Lyanne. Virnita au nom des siens, avait prêté serment de fidélité. Pour Lyanne le mont solitaire pouvait devenir une puissante forteresse défendant l'accès aux vallées vers le Royaume Blanc. En attendant cet avenir, il fallait gagner la guerre contre Saraya. Le Prince-roi y voyait surtout une manière de mourir avec gloire. Pourtant, il préparait la campagne avec sérieux et efficacité. Les forgerons forgeaient avec entrain les armes qui demain sèmeraient la mort. L'intendance réunissait tout le nécessaire pour une troupe en campagne. Les entrepôts se remplissaient au fur et à mesure qu'arrivaient les réquisitions.
La tension était palpable. Partir en guerre en hiver était insensé pour la majorité des présents. Les déplacements et le ravitaillement seraient les pires ennemis des guerriers. Lyanne soutenait les uns et les autres. Se déplaçant beaucoup, il trouvait le temps d'aller à la forge, soit à Tichcou, soit à la Ville chez Kalgar. Sa venue était toujours une fascination pour les hommes. Le feu se prêtait à toutes ses demandes comme un être vivant. Entre ses doigts, le métal devenait pointe de flèche ou de lance, épée ou dague avec grâce et rapidité. Les gestes fluides de Lyanne dansaient un ballet aérien dont la musique était le tintement du métal.
Ce temps de calme tendu dura jusqu'à l'arrivée des phalanges. La neige les avait précédées. Dans un alignement impeccable, elles rendirent hommage à leur roi. Elles ne restèrent pas à Tichcou. Le Dieu-Dragon les accompagnait puisque la neige tombait régulièrement devant eux, couvrant le terrain d'une couche régulière les favorisant. C'est de toute la vitesse de leurs planches de glisse que progressaient les phalanges.  Lyanne était heureux de les accompagner, non qu'il aime la guerre. Ils progressaient en pleine nature, dépassant les villages sans que ceux-ci ne les remarquent. Au bivouac, il se retrouvait à discuter librement avec les princes. Chaque soir, grâce à son bâton de puissance, il rentrait en contact avec le prince-majeur et Monocarana. Le Royaume Blanc vivait cette expédition comme le commencement de la réalisation des prophéties légendaires. Lyanne espérait. Il savait que même sans les mercenaires, l'armée de Saraya restait plus importante que la sienne. Il profitait de ce temps à glisser comme les autres tout au long de la journée. Les  éclaireurs devant, traçaient la route. Après la troupe suivait. C'était un long ruban d'hommes avançant d'un même mouvement. Dans cette région de montagnes, le rôle des éclaireurs était primordial pour trouver la route la plus rapide. Lyanne avait réformé l'ancienne répartition. Si chaque phalange avait encore des guerriers pisteurs, les crammplacs poilus étaient beaucoup plus efficaces. Ils allaient vite, exploraient de grandes régions sans fatigue. Pour eux et pour leurs partenaires, cette expédition étaient l'occasion de prouver et leur bravoure et leur fidélité au roi-dragon. Quand le soir venait, les crammplacs partaient préparer la voie pour le lendemain. Lyanne en profitait pour s'envoler. Il dirigeait ainsi plus facilement la colonne en évitant les villes les plus importantes. Même si elles avaient fait soumission à Saraya, elles ne représentaient pas une menace pour lui. Leurs forces étaient justes suffisantes pour les protéger des bandes armées qui couraient le pays.
Un matin, un groupe d'éclaireurs s'était arrêté à un col. Lyanne arriva avec Karagali, le prince-cinquième qui commandait l'expédition. L'un d'eux désigna le bas de la vallée :
- La ville avec des remparts !
Lyanne s'approcha.
- C'est Felmazik. Bien, nous sommes où nous devons être. Karagali !
- Oui, mon roi !
- Continue avec les phalanges. Je vais aller saluer quelqu'un. Je vous rejoindrai plus tard.
Karagali fit un geste d'acceptation et fit les gestes-ordres pour indiquer qu'ils repartaient sans descendre. Lyanne resta un moment à regarder passer la colonne en enlevant ses planches de glisse.  Puis il se détourna et commença à descendre à pied. Sa tenue blanche le rendait difficilement visible. Il attendit d'être à mi-pente,  dans un bois, pour enlever son vêtement blanc. Quand il déboucha à l'orée de la forêt, il sentit le mouvement des sentinelles. Il était repéré. Il descendit sur le chemin tranquillement et arriva à proximité de la ville. Les portes étaient fermées. Des gardes patrouillaient sur les remparts. Il s'arrêta devant la porte. Il sentait sur lui les regards de surveillance. Un archer le tenait en joue. Un garde l'interpella :
- Qui es-tu ? Et que cherches-tu ?
- Je viens voir la Tchaulevêté. J'ai besoin de ses services.
Le garde regarda derrière Lyanne et vers les sommets.
- Tu es seul ?
- Oui, la neige m'a surpris.
- Où sont tes armes ?
- Je n'ai que mon couteau et mon marteau de forgeron.
- Approche !
La porte s'entrouvrit sur un ordre du garde. De l'autre côté, les gardes le fouillèrent.
- Tu n'as pas d'argent !
- Non, mon macoca est tombé dans la montagne. J'ai laissé mes affaires là-bas.
Le chef des gardes le secoua.
- Et bien, tu vas aller les chercher et tu reviendras...
Lyanne ne voulait pas se battre. Il réfléchissait à la meilleur manière de réagir quand une voix les interrompit.
- Je ne crois pas, Sergent !
L'homme se retourna brutalement. La Tchaulevêté toisait l'homme. Celui-ci bredouilla quelques mots et fit des gestes pour faire reculer ses hommes. Lyanne regarda la guérisseuse qui lui fit signe de le suivre.
- Tu savais que je venais.
- Oui, les charcs n'arrêtent pas de piailler. Toi et les tiens faites beaucoup de bruit.
Lyanne se mit à sourire.
- Pourquoi es-tu revenu ?
- J'avais promis à Tchavo de venir lui dire mon nom.
Ce fut au tour de la Tchaulevêté de sourire.
- Elle t'attendait. Les charcs nous ont apporté les nouvelles mais à la manière des charcs.
Ils arrivèrent en vue de la maison. La neige tombait doucement. Les bruits étouffés, donnaient une impression de calme et de douceur.
- Je voulais aussi te remercier, La Tchaulevêté. Ton remède était le bon.
Elle fit un sourire tout en ouvrant la porte de la maison. Une douce chaleur y régnait. Lyanne pensa à Sabda et à la Solvette. L'ambiance était similaire. Les charcs présents dans la maison s'envolèrent. La guérisseuse les écouta piailler.
- Ta présence les rend nerveux. Ils sont sensibles à ta nature...
Une porte s'ouvrit laissant passer une jeune femme fine. Lyanne reconnut Tchavo. Elle avait bien grandi et avait atteint cet âge où on voit l'enfant dans l'adulte qui se devine.
- Nevt ! dit-elle en se précipitant dans ses bras. Vodcha sera heureuse de savoir que tu es revenu.
Elle l'entraîna vers son coin. Comme dans ses souvenirs, la pièce était encombrée de toutes sortes de choses et des blessés occupaient les différentes paillasses. Felmazik avait connu plusieurs épisodes de razzia. L'affaiblissement du pouvoir leur avait laissé le champ libre. Une troupe de Saraya était passée aussi. Elle n'avait tué personne mais avait exigé et la soumission au roi Saraya et des vivres. Pour les habitants, cela n'avait été qu'un pillage de plus. Après son départ d'autres bandes étaient réapparues rendant la campagne peu sûre et multipliant les exactions. On espérait que l'hiver allait tuer la vermine. L'espoir était ténu. Un messager venu de Tulka, une ville à cinq jours de marche, avait apporté la nouvelle de son occupation par une troupe de hors-la-loi. Tchova racontait cela à Lyanne tout en jouant les maîtresses de maison. Elle avait maintenant droit à son espace, derrière une cloison de tissu. Elle avait aménagé l'endroit avec soin. Une alcôve  délimitée par d'autres tentures abritait sa paillasse. Un passage en hauteur restait toujours ouvert pour que les charcs puissent aller et venir selon leur bon vouloir.
- ...le bourgmestre nous tient en haute estime. Les charcs sont de précieux informateurs. Grâce à eux nous savons quand approche une troupe. Ils nous ont signalé ton arrivée. Nous savions que tes hommes et toi passaient non loin d'ici. Curieusement ils ne nous ont pas fait peur. Comme le grand être qui vole, était à leur tête, nous avons compris que Felmazik n'était pas leur but.
Tchavo s'arrêta de parler un instant, regarda Lyanne et lui dit :
- Les charcs ont raison ! Tu es devenu immense.
Lyanne était toujours étonné de la capacité de ces femmes à sentir tant de choses derrière les apparences.
- Alors tu sais, lui répondit-il.
- Non, je ne sais pas, mais je le sens. Autant quand tu étais Nevt, je te sentais incomplet, autant aujourd'hui que je te sens immense.
- J'ai fait une erreur quand ta mère m'a donné son remède. Je l'ai pris trop tôt. Tout compte fait, cela m'a été favorable, car j'ai fait ce que je devais faire pour être qui je suis. Que sais-tu ?
Tchavo ne quittait pas Lyanne des yeux.
- Je sais que tu as accompli ce que ces temps demandaient, malgré les esprits mauvais qui rôdent. Je sais que la puissance est en toi depuis. Mais... je ne sais pas ton nom.
- Je suis un homme-dragon !
En disant cela, il y eut comme une aura de puissance qui emplit la pièce. Tchavo eut un regard étonné presque apeuré.
- Comme ceux des vieilles vieilles légendes !
- On peut dire cela. Je ...
Tchavo eut un haut-le-cœur et tomba par terre comme une masse. Elle fut secouée de soubresauts. Lyanne appela sa mère.
En voyant sa fille, celle-ci dit :
- Vodcha !
Elle se tourna vers Lyanne :
- Aide-moi à la porter sur sa paillasse.
- Qu'arrive-t-il ?
- Les deux filles sont jumelles. Si une vit un malheur l'autre le ressent. Vodcha est en danger !
Le cœur de Lyanne fit un bond dans sa poitrine :
- Où ça ?
- Je ne sais pas, homme-dragon. Tchavo nous en dira plus si je peux la réveiller. 


231
La neige précédait Lyanne. Il avait décollé de Felmazik depuis plusieurs heures. Le vent qui poussait les nuages, le portait vers son but. Il avait choisi une taille assez grande mais pas trop, pour aller vite. Tchavo à son réveil, n'avait rien pu dire de plus que la sensation de danger. Lyanne lui avait demandé la permission d'explorer ce qu'elle ressentait. Posant son front sur celui de la jeune fille, il avait alors ressenti un paysage. Quand il s'était redressé, il avait décrit ce qu'il avait lui ressenti. Cela n'avait rien dit à la Tchaulevêté. Vodcha et son père bougeaient beaucoup. Le pays que décrivait Lyanne pouvait être n'importe où entre ici et la mer. Lyanne avait pensé aux charcs. Il les avait mis à contribution. Pénétrant leurs esprits de proche en proche, il avait exploré leurs souvenirs. La réponse était venue tard dans la nuit. Il avait aussitôt quitté Felmazik. La guérisseuse l'avait vu courir trois pas dans la cour et devenir dragon. C'est sous une forme ramassée qu'il avait quitté la ville pour aller vers les montagnes. Loin de tout, il avait ajusté sa taille. En même temps qu'il volait, il avait contacté les crammplacs et leurs compagnons. Une unité faisait route vers le lieu qu'il leur avait décrit. À sa vitesse actuelle, il lui faudrait une demi-journée. Le groupe mixte était assez loin devant lui pour arriver sur les lieux en même temps que lui.
S'il avait assisté au lever du soleil, cela s'était résumé à un bref rayon qui avait fait briller son œil. Les nuages avaient avalé l'astre, n'en laissant filtrer qu'une lumière blanchâtre. Lyanne monta un peu et s'enfonça dans la couche nuageuse, ne descendant que de temps à autre pour se repérer. Des charcs volaient plus bas. Ils ne pouvaient pas le suivre, mais de groupe en groupe se passaient le relais pour accompagner le « grand être volant rouge » comme ils appelaient le dragon. 
Quand le soleil descendit, il y eut un bref flamboiement rouge à l'horizon habillant la neige qui tombait toujours de couleurs de sang. Lyanne redescendit sous les nuages. Il approchait. Il repéra le groupe mixte qui avançait au grand galop. Il sourit et envoya un message mental aux quatre mains de guerriers et de crammplacs qui couraient en bas. Il vit alors le lac, au loin. Les vents favorables lui avaient permis de voler sans trop se fatiguer. Il sentait ses muscles devenir durs. Un peu de repos lui ferait du bien. Les charcs de la région étaient venus vers lui. Lyanne se mit en vol plané pour les suivre. Ils remontèrent le cours d'une rivière et bientôt ils aperçurent des feux. Lyanne se laissa glisser sans bruit au-dessus. Une troupe assez nombreuse, qu'il estima à au moins une phalange, une phalange et demi campait sur cette espèce de promontoire. Une falaise en protégeait l'accès d'un côté. La forêt ceinturait l'endroit rendant difficile la visibilité vue d'en haut. Lyanne ajusta sa taille à celle des charcs. Moins habitué qu'eux à cette envergure, il découvrit que son vol était assez instable. Néanmoins, il s'approcha de cette forteresse naturelle en survolant la canopée. Toujours guidé par les charcs, il zigzagua entre les branches pour venir se poser sur une branche maîtresse d'un litmel. De là, il observa.
Dans la clairière en dessous de lui, des hommes se disputaient sur la qualité de la nourriture autour d'un feu. Un trépied soutenait une marmite. Un des hommes en avait soulevé le couvercle et exprimait son mécontentement. Celui qui tenait le manche de la grande cuillère lui répondit quelque chose qui fit rigoler tout le groupe assis non loin de là. Lyanne compta deux ou trois mains d'hommes. D'autres feux semblaient organisés de la même manière. Les hommes étaient tous l'arme au côté ou proche d'elle. Pour Lyanne, il fut évident qu'il était face à un groupe issu d'une armée mais en rupture, des déserteurs qui s'organisaient en bande armée pour piller en profitant des guerres entre les grands. De temps à autre, on racontait comment, à d'autres époques, ces troupes sans foi ni loi, se sédentarisaient sur une terre. Leur chef en devenait alors le seigneur.
Pour le moment, vu l'état des uniformes et la taille de la forêt, Lyanne ne pensait pas à cette option. Plus loin de lui, mais plus proche de l'eau, il vit des tentes plus grandes. D'arbre en arbre, il s'en rapprocha sans attirer l'attention. Selon les charcs, il fallait chercher dans cette partie celle dont il leur avait transmis l'image. Il surplombait manifestement le poste de commandement. Un homme à l'uniforme chamarré donnait des ordres. Lyanne se laissa descendre sur une branche plus basse. Il vit les sentinelles.
- … on verra quand le messager reviendra. La gamine a parlé d'un roi. Si elle nous a menti, je la laisserai aux hommes. Ils pourront s'amuser avec.
- La neige qui est arrivée, va compliquer les choses.
- T'inquiète pas, Shrima. Saraya est loin et a d'autres choses à faire. Je connais une petite vallée pas trop loin où nous serons bien pour passer l'hiver, si la neige tient.
Lyanne sentit la colère monter en lui. Vodcha était aux mains de ces soudards. Il examina le reste de la clairière et repéra une tente un peu à l'écart, près de la falaise et surplombant l'eau. Deux gardes l'encadraient. En s'approchant, il repéra l'odeur de la jeune fille. Il la ressentait bouleversée.
Comment la sortir de là ?
Il y eut un petit cri au loin. Lyanne découvrit ses crocs dans un sourire de dragon. Les crammplacs poilus étaient proches. Bientôt, il entra en contact mental avec leur chef. Il lui décrivit ce qu'il voyait. Allant d'arbre en arbre, il fit le tour du promontoire, cherchant et trouvant les sentinelles. La soirée était bien avancée quand il se retrouva près de la tente où il sentait la présence de Vodcha. Par contre, il n'avait pas trouvé de trace de son père ni de leur attelage.
- « Leurs cœurs sont mauvais » dit l'esprit de Scomaïa.
Lyanne entendit la pensée du grand crammplacs.
- « Oui, tu as raison ! Ils s'éloignent du bien. Leurs actes amènent mort et désolation et leurs esprits sont incapables de penser plus loin que l'immédiate satisfaction. »
- « Ils ne méritent pas de vivre, ils n'ont pas d'honneur ! »
- « Je sais, Scomaïa. Notre but est de délivrer la demoiselle. Si la justice est faite en même temps, ce sera bien. Préparez l'attaque. Le sommeil commence à gagner les sentinelles. »
Lyanne se posa derrière l'arbre le plus proche de la tente qu'il surveillait. Il reprit forme humaine. Derrière lui, quelques bruits légers venant de la falaise, l'informèrent qu'un crammplacs grimpait. Lyanne sourit. La neige tombait plus dru, étouffant les bruits.
- « Scomaïa, certains ont le cœur moins noir que les autres, laissez-les vivre. Ils passeront l'épreuve de la vérité ! »
- « Bien, roi-dragon. Nous accomplirons ta volonté. »
Sans bruit, Lyanne avança vers la tente. La sentinelle qui la gardait, somnolait appuyée sur un tronc, le regard tourné vers le camp. L'homme n'eut pas un cri quand le marteau de roi-dragon le mit hors de combat. Le garde ne toucha même pas le sol. Un grand crammplacs l'avait saisi dans sa gueule et l'entraîna. Son cavalier ayant démonté au vol, et les deux épées à la main, arriva vers Lyanne. Par gestes-ordres, le roi-dragon lui donna la marche à suivre. Lui-même pénétra dans la tente. Il vit le geste de terreur d'un corps qui se rétractait le plus loin possible de l'entrée, un bras protégeant la tête. Il s’accroupit :
- Vodcha ! Vodcha !
L'instant d'après une jeune fille lui sautait dans les bras en pleurant :
- Nevt ! J'ai eu si peur...
Lyanne la rassura du mieux qu'il put en lui caressant les cheveux. Il la berça doucement, chantant d'une voix grave une chanson à faire dormir. Il sentit le corps de Vodcha se laisser aller. Il continua son chant jusqu'à ce qu'il soit sûr qu'elle dorme profondément. Il la déposa sur le sol et sortit de la tente. Le guerrier blanc était aux aguets. Lyanne lui fit signe et lui dit :
- Garde-la !
Le marteau à la main, Lyanne s'éloigna. Il ne fut rapidement plus qu'une silhouette indistincte perdue dans la neige qui tombait toujours recouvrant tout. Il se guida aux sons. Vingt crammplacs montés par vingt guerriers étaient plus dangereux que ce semblant d'armée. Quand il arriva sur ce qui devait servir de place de rassemblement, il n'avait vu que des cadavres. Quelques hommes grelottants y avaient été rassemblés par les grands fauves. Un konsyli s'approcha de lui :
- Voilà ceux qui restent. Les autres avaient le cœur trop noir pour être épargnés par Scomaïa et les siens.
Le grand crammplacs arrivait en poussant devant lui un dernier groupe de prisonniers :
- « Roi-dragon, tes ordres ont été exécutés ! Seuls survivent les moins noirs ! »
- « Bien, vous avez fait vite et bien. Que l'un des tiens aille vers la tente où sont Vodcha et la garde. »
Scomaïa fit un mouvement de tête et un autre crammplacs partit en courant vers le bout du promontoire. Lyanne se tourna vers le groupe disparate des prisonniers. Un homme se jeta à genoux :
- Pitié, grand roi ! La petite avait dit qu'un roi viendrait la délivrer. Sarkar et Shrima ont eu tort de ne pas la croire. Je ne voulais pas cela...
- Que refusais-tu ? demanda Lyanne.
- Je ne voulais pas qu'on la prenne en otage.
Le roi-dragon ressentait de la répulsion face à cet homme. Il lui dit :
- Soit tu dis vrai et quand tu toucheras ce bâton tu vivras, soit ta parole est fausse et tu mourras.
Ayant dit cela, il tendit le bâton de pouvoir à portée de main de l'homme. Ce dernier regarda le bout du bâton avec des yeux exorbités. Il s'effondra en poussant un cri, tenant sa main droite avec sa main gauche. Il la plongea dans la neige qui se mit à fondre.
Lyanne regarda les autres :
- Voici votre choix. Devenir mes serviteurs porteurs de la marque du roi-dragon, ou mourir.
Il n'avait pas fini de parler qu'un homme tenta de s'enfuir. Il n'avait pas fait cinq pas qu'un coup de patte de crammplacs l'avait coupé en deux.
- Allez qu'on en finisse ! dit Lyanne. L'un derrière l'autre les prisonniers approchèrent et mirent la main sur la bâton. Seuls quelques uns s'effondrèrent sans vie dans la neige. Les autres serrèrent les dents pour ne pas crier lors de la brûlure. Les derniers n'avaient pas fini de passer qu'un des crammplacs dressa l'oreille. Lyanne les vit partir au galop avec leurs cavaliers. Quelques instants plus tard, il entendit les hurlements des hommes mourant sous les griffes de ses guerriers. Il eut un sourire triste. Il avait bien senti un groupe qui s'échappait, mais il pensait qu'ils auraient eu l'intelligence de fuir. Les hommes qui restaient, se hâtèrent de toucher le bâton de pouvoir. Lyanne arrêta le plus jeune :
- D’où viens-tu ?
Ce dernier, s’il avait des larmes qui coulaient, n’avait pas poussé un cri quand le feu l’avait marqué à la main. Il répondit les dents serrées :
- Je suis du pays de Trinoy.
- Où est-ce ?
- Loin d’ici près de la mer, c’est un pays tout en vallée et en vertes collines.
- Tu en es bien loin…
- On ne peut pas tous rester sur nos terres. Nos enfants sont trop nombreux. Les plus hardis prennent la mer, les plus forts partent mercenaires.
- Depuis quand êtes-vous ainsi dans la région ?
- La mort du roi Yas a donné beaucoup de liberté aux capitaines. Sarkar en a profité. Nous étions sous ses ordres. Nous avons suivi. Il nous a donné le goût de la puissance et des plaisirs faciles. Mon père disait toujours que cela avait un coût. Il avait raison. Votre venue en est la preuve.
- D’où vient l'enfant de la tente et où est celui qui l’accompagnait ?
- Nous avons fait un raid sur une ville plus loin vers où le soleil se lève. Nous avons subi des pertes et le butin n’était pas extraordinaire. Sur le chemin du retour nous sommes tombés sur cette carriole. Il y avait deux hommes et un jeune fille. Shrima qui menait l’avant-garde, a lancé ce facile assaut. Ce type transportait plus de biens que ce que nous avions trouvé en ville. Il s’est défendu avec son garde, mais nous étions trop nombreux. Le garde a été tué et lui, je ne sais pas. Quand je suis arrivé avec Sarkar et le gros de la troupe, il gisait par terre. La fillette se démenait comme une diablesse. Shrima a failli la laisser aux hommes pour qu’ils en profitent mais elle hurlait que viendrait le grand roi rouge et que nous serions tous punis. Qui dit roi dit or. Sakar a donné l’ordre de l’entraver et de lui amener. Il l’a un peu malmenée mais juste pour qu’elle révèle où était ce roi. Elle a parlé de Tichcou, la ville où était mort Yas et que le nouveau roi de Tichcou viendrait pour tous nous punir. Elle a dit des choses insensées qu’il viendrait sur les ailes du vent et qu’il serait accompagné par les serviteurs de la blanche mort. Sarkar a surtout entendu la richesse derrière ses paroles. Il a envoyé un messager vers la ville et attendait son retour pour savoir ce qu’il ferait… et vous êtes arrivé, Majesté.
Ce disant l’homme avait mis genou à terre. Lyanne connaissait le processus. Le bâton ne faisait pas que marquer la paume des hommes comme au fer rouge, il liait leurs âmes à celle du roi-dragon pour toujours.
- Ton père était un homme sage, homme de Trinoy. Quel est ton nom ?
- Pavura, Majesté.
- Tu étais chef de ton détachement sous les ordres de Sarkar, alors tu seras chef de ce détachement sous mes ordres.
Se tournant vers les guerriers blancs, il appela :
- Scomaïa et Tannoy, venez !
Le grand crammplacs et son cavalier arrivèrent.
- Désignez une main mixte pour aider ici. Ce promontoire doit devenir forteresse. Que les hommes liés et vous fassiez ce qui est bon pour le renforcer et le tenir. J’enverrai des troupes pour le renforcer en temps et en heure.
Ayant dit cela, il se détourna pour retourner vers la tente où était Vodcha. Quand il pénétra sous la toile, la jeune fille dormait encore. Il fit un signe au garde qui répondit que rien n’avait bougé depuis son départ. Doucement Lyanne lui prit la tête dans sa main et l’appela pour la réveiller. Quand elle ouvrit les yeux, il y eut comme une interrogation puis elle cria :
- Nevt !
- Sois sans peur, petite fille, sois sans peur, je suis là pour te protéger.
Il lui laissa du temps qu’elle passa à se blottir contre lui. Puis avec douceur, il l’écarta :
- Sens-tu ton père ?
- Oui, il est vivant, mais je ne sais pas où.
- Bien, Vodcha, bien, nous allons partir à sa recherche. Je sais où a eu lieu l’attaque, nous allons le retrouver. 


232
Les grands crammplacs marchaient discrètement dans les bois bordant le chemin. Lyanne et Vodcha cheminaient ensemble. Le jeune fille ne lâchait pas le main de son compagnon. Son regard apeuré restait en alerte. Lyanne avait renoncé à la convaincre qu'elle ne risquait rien. Il faudrait du temps pour qu'elle reprenne confiance, si jamais, elle y arrivait. Il lui parlait de ce qu'elle avait fait avant. De leur chemin et de leur vie dans les bourgades. Vodcha racontait comment la peur avait monté en elle petit à petit et comment son père n'avait pas entendu. C'est elle qui lui avait fait quitter Liubia avant l'attaque. Mais ils étaient partis trop tard pour ne pas être rattrapés par les soudards. Elle avait peur pour son père, même s'il était en vie... Comment allaient-ils le retrouver ? La journée passa comme cela. Doucement, Vodcha sembla se calmer. La paix que Lyanne diffusait semblait l’imprégner.
- Nous allons bivouaquer ici, dit Lyanne.
Il poussa un cri qui aurait pu être celui d'un jako. Dans les instants qui suivirent une main de crammplacs avec leurs cavaliers arriva près d'eux. La neige était tombée en abondance. Il n'y en avait toutefois pas assez pour faire des briques. Les flocons qui paraissaient dans le ciel étaient juste suffisants pour effacer leurs traces. Avec des branches de résineux aux aiguilles serrées, ils firent une cabane.
- « On vient, majesté », pensa un crammplacs.
- « Qui sens-tu ? »
- « Une meute de loups ».
Lyanne fut étonné. Les loups se tenaient le plus éloigné possible des crammplacs. À moins que ce ne soit des loups noirs. Mais RRling était loin. Perplexe, il attendit.
- Que se passe-t-il ? demanda Vodcha. Les grosses bêtes blanches semblent nerveuses.
- Nous avons des visiteurs.
Un éclair de panique passa dans le regard de la jeune fille.
- Les crammplacs sont là. La situation est sans danger.
Dans la nuit noire apparut une tache blanche qui se précisa sous la forme d'une grande louve. En file indienne, comme il sied à une meute en paix qui se déplace, suivaient les mâles dominants puis les autres loups noirs. Ils passèrent sans un écart entre deux crammplacs pour se diriger vers Lyanne. Arrivée à quelques pas du roi-dragon, la grande louve se coucha et présenta sa gorge en signe de soumission. Derrière elle, les autres s'étaient arrêtés, attendant l'issue de la reconnaissance. Lyanne s'approcha de la louve, lui mit la main sur la gorge et dit :
- Bienvenue à toi, meute gardienne de ce lieu.
La louve blanche se releva. Les autres loups se couchèrent ou s’assirent.
- Quel est ton nom ?
La louve émit une sorte de ronronnement. Vodcha regardait cela d’un air étonné.
- Tu comprends les loups ?
Lyanne se tourna vers elle et fit oui de la tête.
- Les loups noirs sont des êtres meutes qui vivent ensemble. La meute est quasi-immortelle puisque chaque mort est compensée par chaque naissance. RRling fut la première des meutes. Elle a eu des descendants. Celle-ci est une des filles de RRling. Son nom est Wasch. Elle est ancienne aussi, elle est la trois ou quatrième des filles de RRling. La meute a connu les dragons quand ils étaient maîtres de la terre. Elle a senti ma présence et vient rendre hommage. C’est une chance pour nous qu’elle soit gardienne de ces lieux.
Lyanne se retourna vers la louve et lui posa la main sur la tête. La louve se mit à ronronner.
- Voilà une bonne nouvelle, Vodcha. Elle a vu le combat quand tu as été capturée. Elle a vu les hommes à terre et a vu ce qui s’est passé ensuite. Ton père est vivant. Elle a vu une femme qui est comme ta mère venir et le recueillir. Demain, elle nous conduira.
- Pourquoi pas maintenant, dit Vodcha soudain ragaillardie.
- Il se fait tard et tu as besoin de dormir. Allez petite fille ! Au lit !
Vodcha râla un peu pour le principe mais se laissa conduire dans la cabane qui venait d’être construite. Lyanne attendit qu’elle s’endorme. Il donna des ordres pour qu’on la garde en son absence. Il fit signe à Wasch de se mettre en route. Lui-même fit trois pas sur le chemin et se transforma pour s’envoler. La meute courait en-dessous de lui. Comme toujours les loups noirs filaient comme le vent. Pour un dragon, cela n’allait pas trop vite. Ils furent bientôt dans une clairière proche d’une ville. De haut, Lyanne vit les stigmates d’une attaque. Il se posa dans un chemin un peu plus loin. Il préférait finir le chemin avec ses pieds d’homme. Il ne voulait pas inquiéter celle qui habitait là.
Il arriva en vue de la maison. Wasch s’était mise en retrait. Lyanne était encore à dix pas quand la porte s’ouvrit. Une femme s’avança :
- Bonjour étrange étranger. Les animaux m’ont prévenue de la venue d’un grand être. Je ne pensais pas voir un homme.
- Bonjour, guérisseuse. Je suis venu voir l’homme que tu soignes.
- Tu as bien fait, étrange étranger. Il ne va pas bien. Mon savoir ne peut pas plus pour lui. La fièvre ne le quitte pas. Sa vie s’en va de ne pouvoir lutter contre ce mal. Peut-être, toi qui irradie la puissance, peux faire quelque chose pour lui.
- Guide-moi, répondit Lyanne.
La femme s’effaça pour laisser passer le roi-dragon. Lyanne en rentrant reconnut la même ambiance que chez la Solvette ou la Tchauvêlté.
- Qui t’a ainsi prévenue de mon arrivée et de ma puissance ?
- Il y a non loin une meute de loups noirs. Son alpha est une grande louve blanche. Elle est venue hier. J’ai senti que la personne à qui elle allait se soumettre était un grand être. Le dernier connu était un être de légende.
Lyanne sourit. Ici aussi couraient des légendes sur les grands êtres dragons qui peuplèrent le monde. La femme reprit :
- Il irradie de toi, puissance et force, ton aura est rouge et le feu doit couler dans tes veines. Alors si quelqu’un peut sauver cet homme, c’est toi. Je ne crois pas au hasard, étrange étranger. Si tu es là ce soir, c’est que le destin est en marche et tu en es le messager.
Ils arrivèrent près de l’homme allongé. Son souffle était court, sa respiration hachée. Lyanne eut du mal à reconnaître Maester dans cette silhouette amaigrie au visage creusé et à la barbe folle. Il s'agenouilla à côté de lui. Son teint blafard ne lui disait rien de bon. Il regarda les différents pansements. Ils avaient été faits avec art, mais ils dégageaient une odeur nauséabonde, laissant échapper des sanies verdâtres. Lyanne se pencha sur lui. Lui touchant le front, il le trouva sec et brûlant. Il se pencha sur lui et mit son front contre celui du harda. Et... il plongea dans le monde de ses souvenirs.
Il y eut un temps noir, puis une lumière brutale qui diminua doucement. Une balle passa devant ses yeux, il essaya de l'attraper en hurlant de joie. La scène changea. La falaise était vertigineuse et le chemin très étroit. Il marchait dessus d'un pas mal assuré mais sûr de ne pas renoncer. Derrière jaillissaient les cris de dépit des autres qui lui avaient couru après et qui n'osaient pas s'aventurer sur ce sentier entre deux à-pics. Comme un rideau qu'on tire, un autre paysage apparut. Lyanne le reconnut. C'était le chemin où il avait rencontré Maester et Vodcha. Il vit l'attaque et tomber le serviteur. « Sauver Vodcha ! » était la seule pensée cohérente dans cet esprit enfiévré. Il sentit le désespoir des blessures qui l'affaiblissaient. Et il fut sur le chemin face à la troupe de Sarkar. Les pensées de Maester devinrent regrets amers de ne pas avoir écouté sa fille, jusqu'à ce choc. Lyanne quitta le tourbillon des pensées qui pouvaient l'entraîner n'importe où, pour descendre plus loin dans le corps.
Il y retrouva les signes de la lutte et d'un organisme qui menait un combat d'arrière-garde. Le désir ? Où était le désir de vivre qu'il aurait dû trouver, même affaibli ? Lyanne continua son exploration. Partout la même désolation entraînait le même recul. C'est comme si la question : « À quoi bon lutter ? » ne trouvait plus sa réponse. Seul planait le désir de mort. Lyanne doucement inséra de la puissance dans ce cœur qui donnait des signes de faiblesses, dans ces défenses qui étaient débordées. Il savait pourtant que cela ne suffirait pas. Il se déplaça vers le monde des émotions de Maester. C'était un maelström de courants puissants, le pire étant cette culpabilisation. Le harda se sentait seul responsable de ce qui était arrivé à sa fille qu'il pensait morte.
Lyanne pensa que seule Vodcha avait la réponse. Doucement, après avoir vérifié que ce qu’il avait fait rendait Maester assez fort pour tenir, il se retira.
Quand il se releva, il vit la guérisseuse qui le regardait d’un air perplexe.
- Tu es un être étonnant, étrange étranger. Tu as passé presque toute la nuit à t’occuper de ce corps souffrant. Que lui dois-tu?
- Vois-tu, guérisseuse, quand j’ai eu besoin, il était là. Sa fille va venir. Elle achèvera ce que j’ai commencé. Le jour va bientôt se lever. Je dois y aller. Nous allons nous revoir bientôt.
Ayant dit cela, Lyanne se leva et sortit. L’aube s’annonçait. Une lueur bleutée se devinait, là où le soleil se lève. La neige ne tombait plus. Un tapis blanc s’étendait tout autour d’eux. Il repéra la louve blanche qui attendait. Il s’approcha d’elle :
- Wash, serviteur comme l’est RRling, reste ici et veille. Je reviens.
Lyanne s’appuyant sur son bâton, reprit le chemin vers la ville voisine. Dès qu’il fut hors de vue, il devint dragon et vola à tire-d’ailes vers le bivouac où dormait Vodcha.
Quand elle se réveilla, Lyanne faisait chauffer le petit déjeuner. L'air sérieux, elle regarda le roi-dragon.
- Quand tu es venu, je ne t'ai pas bien regardé. Ces hommes m’effrayaient. Tu es devenu grand. Tu es toujours un ange, mais tu es devenu grand.  
Inclinant la tête, comme un dessinateur pour mieux voir son modèle, elle ajouta :
- Tu trouveras. Même si tu ne sais pas ce que tu cherches, tu trouveras.
Ayant dit cela, elle retrouva le sourire et se jeta dans les bras de Lyanne :   
- Je ne t'ai pas assez remercié ! Sans toi...
- Oui, mais il faut aussi remercier les autres qui ont permis cela.
- Daïdaï ne m'a pas écoutée. Nous aurions dû être loin avant que ces brutes n'arrivent.
- Il doit le regretter.
- J'ai hâte de le retrouver. Il doit s'en vouloir, alors que finalement c'est une bonne chose puisque tu es là.
- Allons, jeune demoiselle, il est temps de manger et de reprendre la route.
Les crammplacs avaient déjà fait mouvement et exploraient le chemin quand ils se mirent en marche. Leur voyage se déroula sans incident. Ils arrivèrent devant la maison de la guérisseuse. Si Lyanne remarqua la silhouette d'un loup derrière les buissons qui bordaient la clairière, Vodcha ne sembla pas s'en apercevoir. Elle était devant la porte semblant hésiter. Elle jeta un regard inquiet vers Lyanne comme pour lui dire une fois encore sa peur. Elle n'eut pas à attendre, la porte s'ouvrit toute seule.
- Entre, Jeune fille, quelqu'un t'attend.
La femme qui se tenait devant elle lui rappela sa mère. Dans la pièce un peu sombre, elle repéra l'homme allongé et s'immobilisa comme interdite. La silhouette allongée bougea un peu. Elle s'approcha, s'agenouilla à côté de lui. Elle posa sa main sur le front. Il était chaud mais sec. Maester bougea en gémissant. Vodcha lui entoura le cou de ses mains, posa la tête sur son épaule et pleura en murmurant :
- Daïdaï ! Daïdaï !
Lyanne s’approcha d’elle, contempla la scène un instant. Puis il s’agenouilla et mettant une main sur chaque tête, commença à réciter une étrange litanie. Tous ceux qui l’entendirent connurent une certaine torpeur. Ce fut comme si le temps et l’espace se dilataient en une immensité sans limites... Et puis, la réalité sembla redevenir réalité et le temps se remit à courir. La main de Maester se souleva et vint se poser sur la tête de Vodcha. Lyanne se releva et s'éloigna, préférant les laisser seuls pour se retrouver.
La femme qui n’avait rien perdu de la scène, invita Lyanne à venir s’asseoir à la table.
- Ta  puissance est aussi étrange que toi, étrange étranger. Je ne sais pas faire cela.
- Ta puissance est grande aussi, guérisseuse. Nombreux sont ceux qui te doivent la vie. Tu es liée au monde et à sa trame. Toutes celles que j’ai rencontrées et qui ont le même don, sont comme des balises sur le bord du chemin. L’enfant qui est là est fille d’une autre guérisseuse, plus loin vers les montagnes. Elle te racontera. Son père va mieux, il guérira vite maintenant. Je vais partir avec les miens.
- Ceux qui sont dehors ?
- Oui, ceux-là mêmes dont la force te remplit de crainte. La jeune fille m’a dit quelque chose. Comme toujours, elle dit des choses qui ont besoin de se dévoiler. Le temps me confirmera. Mon avenir est plus loin.
- Elle ressent ce que je ressens. Va, grand être, va vers ceux qui te ressemblent. Celui qui est comme la montagne te guidera mieux que moi.
- Tu parles aussi en énigme, femme. Mais je sais que tu ressens sans voir clairement.
Lyanne se leva, regarda derrière lui, Maester et sa fille se dire ce que se disent ceux qui s’étaient perdus et qui se retrouvent. Il se dirigea vers la porte.
- Dis-leur au revoir de ma part. Les loups veilleront sur eux.
- Je ferai comme tu le souhaites, dit la guérisseuse. Que ta quête soit favorable.
- Que tes jours soient emplis de paix.
Ayant dit cela, il s’éloigna dans le chemin. Saraya l’attendait.  


233
- L’hiver est précoce, cette année !
La femme aux yeux noirs enveloppée dans une cape de fourrure regardait par la fenêtre le vent ramener de nouveaux nuages.
- Nous serons obligés de passer la mauvaise saison ici, ajouta-t-elle.
- On aurait pu tomber plus mal, répondit Saraya.
La ville était sur un plateau rocheux escarpé. La seule entrée se situait vers le ponant. C'était une longue crête étroite qui surplombait la vallée. Aucun soldat ne pouvait gravir ces pentes les armes à la main. Quelques chèvres et quelques moutons parvenaient à tenir l'équilibre précaire nécessaire pour atteindre quelques plateformes herbeuses qui faisaient leurs délices. À part dans la direction du soleil levant, où que se porte le regard, il voyait la tranchée profonde de la rivière. Étroite et encaissée, elle ne laissait que deux points de passage, le pont des soupirants au septentrion, appelé ainsi depuis que la princesse Davana, il y a bien longtemps, avait fait attendre des jours et des jours ses prétendants devant la poterne qui en défendait l'accès, et le vieux pont, ainsi appelé car nul ne savait qui l'avait construit. Étroit, il était fait d'une grande dalle de pierre que la légende disait avoir été apportée là par les êtres de légendes. On lui avait adjoint il y a peu, des rambardes en bois qui le rendaient plus sûr mais empêchaient le passage des chariots. La route elle-même était difficile. Après avoir traversé le pont des soupirants, elle serpentait en suivant le fond de la vallée jusqu'au vieux pont. Après avoir passé la deuxième poterne, elle s’élevait en lacets courts et pentus vers le haut de la crête puis après un dernier virage revenait vers la ville.
Saraya était dans un de ses fiefs traditionnels. Les hommes qui vivaient là, lui étaient dévoués et prêts à défendre la position contre tout ennemi. Yas ne l'avait pas conquise. La ville avait suivi Saraya quand il avait fait soumission au roi.
Sacha avait du mal à se résigner à l'inaction, comme toutes les folles de guerre, elle ne vivait que par et pour le combat. Elle pensa tout ce temps où elle allait devoir patienter simplement en s’entraînant sans connaître l'ivresse des vrais combats.
Saraya s'il aimait les combats, avait aussi le pouvoir et l'exerçait. Depuis leur rencontre et leur union, il était comblé. Son royaume s'agrandissait. Il y avait bien Altalanos pour s'opposer à lui. Mais l'un comme l'autre, dans une sorte de consensus, avaient mis l'accent sur la consolidation de ce qu'ils avaient. Saraya avait ainsi pris le contrôle de plus de la moitié du royaume de Yas. Quand reviendrait le printemps, il soumettrait les quelques royaumes qui se voulaient indépendants en commençant par ces gens de Flamtimo. Leur réputation était telle que les autres ne combattraient même pas. S'il avait écouté Sacha, ils auraient fait campagne immédiatement. Mais les hommes étaient fatigués et, qui se battait quand l'acier gelait ? Saraya avait renvoyé l'armée et les mercenaires, charge à eux de passer l'hiver dans leurs clans. Aux beaux jours, il savait qu'il les verrait tous revenir. La paye était bonne et la victoire, c'est-à-dire les pillages, quasiment assurée.    
Sacha se retourna vers Saraya :
- Te rappelles-tu le jour de notre rencontre ?
- Rien ne saurait me le faire oublier, répondit Saraya en se levant.
Il vint enlacer Sacha et lui posa un baiser dans le cou.
- Je pense encore à notre combat-union.
Le repoussant doucement pour le regarder dans les yeux, elle lui dit :
- Aujourd'hui, j'ai ce même ressenti. Le monde change sous nos yeux,... Majesté, ajouta-t-elle avec un brin de moquerie.
Saraya essaya de l'embrasser à nouveau mais elle se dégagea.
- Non, je ne parle pas de ce combat-là..., dit-elle. Je ressens approcher le moment de la confrontation.
- De quoi parles-tu ?
- De mon ressenti ! Salcha vibre d'excitation. Je la sens.
Saraya regarda Sacha dans les yeux. Il y vit cette lueur qu'il connaissait bien, celle qui précédait les combats.
- Qui pourrait venir nous chercher querelle alors que la neige tombe ?
- Lui ! répondit Sacha en montrant le ciel du doigt.
Saraya regarda la direction que montrait sa compagne. Des nuages formaient des silhouettes mélangées et mouvantes dont certaines évoquant d'étranges créatures volantes.
- Ce ne sont que des nuages changeants !
- Ceux-là peut-être mais Il vient. 


234
Lyanne n'avait pas besoin de ses éclaireurs pour savoir où il devait aller. Il sentait Salcha. La magie contenue dans l'arme avait à voir avec son bâton de puissance et le guidait. Il commençait à comprendre la force qui l'habitait. Le soir arrivait vite. Si grâce à la neige, ses troupes progressaient vite, beaucoup plus vite que les autres, il ne voulait pas qu'elles arrivent épuisées pour se battre. Régulièrement, Lyanne s'approchait des villages et récupérait des renseignements. Tant qu'ils étaient fascinés par son bâton de puissance, les gens étaient bavards, oubliant tout dès qu'il les avait quittés. Il avait ainsi appris que nombreux étaient ceux qui étaient rentrés sur leurs terres pour l'hiver. Saraya s'était replié dans un de ses fiefs. La haute ville de Ainval l'abritait ainsi qu'une garnison conséquente. On la disait imprenable sur son roc. Plus ils approchaient et plus les renseignements étaient précis. Ainval était ceinturée de falaises et son seul accès était barré par un mur qu'une poignée d'hommes pouvait défendre contre la plus grande des armées. Ses caves nombreuses et profondes lui assuraient une capacité de stockage digne des plus grandes villes. Sioultac les aidait toujours en poussant ses noirs nuages de neige loin des blanches montagnes. Il était leur meilleur allié dans cette guerre.
- Dans une main de jours nous serons à destination, dit Lyanne.
- Oui, mon roi, répondit le prince Fays.
C'est lui qui dirigeait les phalanges. Tous les princes étaient réunis pour le briefing du soir. On y faisait le point des vivres, des blessés et on préparait le lendemain.
- Je vais vous précéder, avec les groupes mixtes. Il nous faut étudier la topographie du terrain pour savoir la meilleure stratégie. Les crammplacs et leurs cavaliers sont déjà partis. Je les rejoindrai demain soir. Cela nous laissera quatre jours pour préparer une stratégie.
- Devons-nous accélérer ? demanda un jeune prince-dixième.
- Je préfère que les guerriers soient en forme pour attaquer. Soyez près de Ainval dans une main de jours sans qu'on vous repère et tout sera bien.
Se tournant vers le prince Fays, Lyanne lui dit :
- Je vous laisse finir, je rejoins les groupes de l'avant-garde.
Lyanne décolla sans attendre.
Il aimait voler dans la nuit. Le vent le portait. Avant que le soleil ne se lève, il serait près de Ainval. Ces guerriers devaient avoir couvert une bonne partie de la distance. La neige avait tout recouvert. Les reliefs s'étaient adoucis. Cela plaisait à Lyanne. Si le gens de la plaine ne savaient pas en profiter, les guerriers blancs y trouvaient avantage. C'est en milieu de nuit qu'il survola la ville. Si Saraya se croyait à l'abri, il se trompait lourdement. Pour les planches de glisse la neige était porteuse, les pentes même raides leur étaient accessibles.
Lyanne se posa dans la forêt. Il était sur la crête en face de la ville. Il regarda les lumières au loin et les fumées des maisons. Les flocons tourbillonnaient mollement mais arrivaient en rangs serrés. Demain, la couche atteindrait au moins une coudée. Cela le fit sourire. Le temps que les guerriers soient là, et la neige serait idéale pour les porter. Une lumière s'alluma, plus haute que les autres, attirant son regard. Le donjon était donc là, surplombant la vallée de toute sa taille, faisant comme un prolongement vertical à la falaise. Celui qui avait construit cette ville avait bien travaillé. Demain les groupes mixtes seraient là. Il regarda les nuages qui se pressaient dans le ciel. La neige allait continuer. Il reporta son regard sur la ville tout en se déplaçant à la lisière de la forêt. Il ne voyait pas de remparts et pas de garde, hormis sur le mur barrant la crête. Les quelques soldats se réchauffaient autour d'un brasero plus attentifs à la chaleur qu'à ce qui pouvait se passer dehors. Le mieux pour le moment était que personne ne se doute de sa présence. Avant de repartir à la recherche d'un lieu de bivouac, il sentit comme une force qui l'attirait vers le donjon : Salcha ! Il regarda et vit une silhouette se découper en ombre chinoise à une des baies. La finesse de cette ombre chinoise ne pouvait appartenir qu'à Sacha. « Bien, pensa-t-il, leurs appartements sont là. Reste à les déloger ! ».
Lyanne s'enfonça sous le couvert des arbres. Plus loin, il trouva une petite vallée avec un abri qui serait très bien pour ses guerriers et les crammplacs. En cette saison, il ne devait pas être fréquenté...
Les premiers groupes mixtes arrivèrent le lendemain en milieu de journée. Lyanne avait été à leur rencontre. La petite vallée et son abri sous roche les avaient accueillis. Ils étaient repartis à la nuit. Blancs sur blanc, ils étaient invisibles. Ils s'arrêtèrent à la lisière de la forêt. La nuit était noire. Seules les lumières de la ville se distinguaient derrière le rideau mouvant de la neige.
- Approchons-nous, murmura Lyanne.
Sans bruit grâce à la neige et avec l'instinct de prédateur qui était le leur, les crammplacs poilus furent rapidement au pied de pente. Devant eux la rivière faisait une barrière naturelle. Le pont des soupirants était sur leur gauche et l'autre pont de l'autre côté de la ville. Des rapides barraient toutes possibilités de navigation mais les rochers à moitié submergés furent d'excellents points d'appui pour leur passage. Ils se déplacèrent jusqu'à être sous le mur qui barrait la crête. Sans un bruit, ils commencèrent leur ascension. Les roches offraient des prises solides à leurs griffes. Si Lyanne s'était transformé en dragon, il avait choisi d'avoir deux fois la taille d'un charc. Il s'était élevé au-dessus de la ville, près du mur d'enceinte. La neige s'était accumulée par endroit en raison du vent, faisant des tas par-ci, par-là. Il survola le mur désert. Qui aurait eu idée de rester dehors par cette neige et ce vent glacé? Il sourit de toutes ses dents et se posa à côté de la porte, à l’intérieur. Là-haut, il entendait les gardes des remparts se plaindre du froid et réclamer après des boissons fortes pour se réchauffer.
- T’frais mieux d’aller faire une ronde !
- T’es fou, personne n’oserait être dehors.
- Discute pas ! Tu connais les ordres. Va.
L’homme grommela mais s’habilla d’une chaude pelisse. Lyanne entendit la porte s’ouvrir en grinçant :
- Saloperie !
- Dépêche-toi de refermer, y gèle !
Le garde grommela tout en refermant la porte.
Un crammplacs se glissa à côté de Lyanne. Dans la nuit sans lune, posé sans un mouvement, il était in-repérable. Lyanne reprit sa forme humaine. On entendait au-dessus les bruits de la conversation des soldats. D’autres crammplacs, tout aussi silencieux, arrivèrent.
- « Les hommes, là-haut, faut-il les tuer ? »
- « Attendez, que deux d’entre-vous restent ici. Agissez s’ils veulent donner l’alerte. »
Lyanne, ombre dans la nuit, se mit à remonter la rue déserte. Plusieurs portes le séparaient du donjon. Arrivé à la première, s’il entendit les hommes à l’intérieur, personne ne sortit. Silencieusement, avec les grands fauves et les guerriers blancs, il passa. Il montra une porte basse renforcée de ferrures :
- « Bloquez-les s’ils veulent sortir. »
Deux guerriers et deux crammplacs se mirent en poste. Le reste du groupe avança. Aux deux autres portes fortes, ce fut le même scénario. Personne n’était dehors. La ville était à eux. Ils passèrent sur une place, sur la droite une grande rue descendait vers le quartier des cantonnements. Le roi-dragon laissa là un groupe mixte, charge à eux d’empêcher tout mouvement de troupe. Les grands fauves se courbèrent prenant entre leurs pattes leur cavalier. Ainsi posés, ils devenaient semblables aux tas de neige tombés des toits. La rue continuait à serpenter en montant vers le donjon. Une lumière les alerta. Lyanne et deux mains d’hommes précédaient les crammplacs. Ils se renfoncèrent sous les arcades là où le noir était le plus profond. La lumière vacillante se révéla être une torche portée par un homme à la capuche enfoncée jusqu’aux yeux. Lentement le roi-dragon et ses hommes se déplacèrent en faisant le tour des piliers. L’homme portait la livrée de Saraya. Lyanne le scruta :
- « Probablement un serviteur, laissez-le passer . »
Protégé par les arcades, l’homme avançait vite. Il passa devant Lyanne et les guerriers blancs sans les remarquer. Avant d’avoir atteint la place, il ouvrit une porte et se glissa à l’abri. La nuit reprit ses droits. D’un claquement de langue, Lyanne donna le signal du départ. S’il était à l’aise dans la nuit, les crammplacs servaient d’yeux pour les guerriers blancs. Chacun était lié à un homme. Ils arrivèrent ainsi jusqu’au dernier pont-levis. Le donjon s’élevait, masse sombre sans ouverture.
- « Veux-tu que nous l’escaladions ? » demanda le chef des crammplacs.
- « Vous allez m’attendre là. Nul besoin de se battre sans nécessité. »
Une rampe en bois permettait de se retrouver à hauteur de la porte. Étroite et raide, elle ne permettait que le passage d’un homme. Au bout, une poutre pouvait supporter le poids du pont-levis. Lyanne n’en vit aucune trace. Devant lui, de l’autre côté du vide, une lourde porte ferrée fermait la tour. Il leva la tête. D’étroites meurtrières la surplombaient. Il se jeta dans le vide et déploya ses ailes. Salcha l’attendait. Il la sentait toute proche. Il s’éleva en faisant le tour cherchant les ouvertures. Il atteignit ainsi le troisième étage avant de trouver un passage. Il pensa que les deux premiers niveaux étaient réservés aux gardes et aux cuisines. Il se glissa par une petite ouverture. L’odeur était épouvantable. Il rit intérieurement à l’idée d’être entré dans le donjon par la lucarne des commodités. Il reprit sa forme humaine et le marteau à la main, il tira sur la porte doucement. Celle-ci émit quelques protestations mais s’ouvrit assez pour qu’il voie le couloir plongé dans l’obscurité. À cette heure de la nuit, çà et là, à même le sol, enveloppés dans leur manteau, des hommes dormaient. Il écouta leurs respirations. Le bruit de la porte avait un peu alerté l’un ou l’autre. Il attendit que de nouveau les respirations retrouvent leur calme et leur régularité avant de s’avancer. Il ne devait pas être loin. Les hommes allongés étaient des guerriers Izuus de la haute garde. Sacha devait avoir ses appartements juste à côté.
Toujours aussi silencieux, Lyanne avança jusqu'à la porte. Avant de l'atteindre il s'était arrêté. Deux gardes dormaient contre les vantaux. Si l'un était un Izuus, l'autre portait la livrée de Saraya. Il était impossible d'ouvrir la porte sans les réveiller. Contrarié, il se dirigea vers une des fenêtres. De lourds volets de bois y étaient assujettis. La barre qui les retenait était entrée en force dans ses taquets. Lyanne imagina le bruit s'il essayait de passer par là. Il fit demi-tour. Son parcours de retour se passa aussi doucement et aussi silencieusement. En cette heure du milieu de la nuit, le sommeil était le plus lourd. Il entendit un homme bouger alors qu'il n'était qu'à deux pas de son but. Ce dernier se leva. Il n'avait pas fait un pas qu'il buttait dans son voisin tellement la nuit était profonde. Il y eut des grognements et des jurons, les hommes se réveillèrent les uns les autres en chuchotant. Celui qui était le plus près du brasero se leva en maugréant, jetant des branches de résineux sur les braises qu'il venait de remuer. Le premier debout profita de ces premières lueurs pour se diriger vers les commodités. Quand il y arriva, elles étaient vides. Il regarda par la lucarne jurant en voyant la neige qui tombait encore. Un peu en-dessous, une silhouette de la taille d'un grand charc faisait un vol plané.
Lyanne avait juste profité de la confusion du réveil pour se précipiter vers la fenêtre. D'un même mouvement, il s'était transformé et jeté dans le vide. C'est trois pieds plus bas qu'il avait étendu ses ailes, entamant une ressource qui l'éloignait de la seule entrée sur cette face de la tour. Il continua à monter, atteignant bientôt le sommet. Une petite guérite protégeait l'échelle et le guetteur, qui ne guettait rien, réfugié sous l'abri. La couche de neige était immaculée, aucune trace ne la violait. Il vit le bout de l'échelle dépasser. Il en conclut qu'une trappe existait entre le toit et l'étage inférieur. Il redescendit au niveau du pont levis et se posant, il donna l'ordre de partir :
- « On se retrouve au bivouac ! » leur transmit-il avant de s'envoler. 


235
- Mon roi, mon roi !
Un guerrier monté sur un crammplacs arrivait au grand galop. Lyanne se leva et se tourna vers les arrivants.
- Ils ont ouvert les portes et pavoisé les remparts !
- « Nous étions en surveillance, roi-dragon, et nous avons entendu sonner les trompes. »
Lyanne se rapprocha d'eux accompagné des konsylis et du prince qui commandait le groupe.
- Nous avons vu sortir en grande pompe sur des tracks magnifiques une femme vêtue de bleu et de nuit et un homme en pourpre et or. Derrière eux, toute l'armée de la ville.
- Quelle heure était-il ?
- C'était le milieu de la journée quand la neige avait cessé de tomber et qu'un rayon de soleil est venu se poser sur la ville.
- Et alors ? demanda quelqu'un.
- Ils ont défilé jusqu'au premier tournant sur la route, là où il y a un belvédère qui surplombe la rivière. Arrivés là, ils se sont alignés face au soleil et ont commencé à crier quelque chose que le vent a emporté. Puis ils ont fait demi-tour. Les deux cavaliers se sont approchés de l'autre bord. Plusieurs hommes se sont avancés jusqu'au bord du précipice et là, ils ont aussi crié. Nous étions sur la crête en face, invisibles sous les arbres.
- Que disait le message ? demanda Lyanne.
- Il vous a injurié, Mon roi !
Lyanne eut un regard étonné.
- Il a appelé vos ancêtres avec des noms inqualifiables et vous a comparé à des choses que je ne répéterais pas. 
Lyanne se mit à rire et dit :
- Et il attend que je me présente...
- Oui, dit le guerrier, mais comment...
- Comment je le sais ? Ils viennent de me défier et dans les règles du pays Izuus. Sacha est derrière tout cela. Repartez et surveillez. Je veux savoir si des messagers sont partis.
Des couples guerriers-crammplacs partirent immédiatement. Lyanne se retourna vers le prince :
- Ils croient que je vais venir mais telle n'est pas ma volonté.
- Que vas-tu faire, roi-dragon ?
- Je vais jouer le jeu comme je dois le jouer et non comme ils veulent que je le joue. Les nôtres arriveront dans trois jours. D'ici-là nous avons à faire. 


236
Saraya tournait en rond dans la pièce du donjon :
- Je sais que tu ne mens pas et que tu ressens le danger avant qu'il n'arrive. Mais aujourd'hui, je ne comprends pas. Tu es nerveuse. Les guetteurs n'ont rien vu et avec cette neige...
- Je sais, Sar. L'autre jour je sentais une puissance qui approchait mais hier Salcha a pris une couleur que je ne lui connaissais pas.
- Mais elle est toujours noire.
- Tu la vois toujours noire. Elle est de toutes sortes de noirs différents suivant les forces qui tendent le monde autour d'elle. Hier soir, elle était noire lumineuse.
- Je la vois toujours pareille. Je l'ai juste trouvée plus propre.
- Si tu veux ! Le métal en était comme neuf. Elle en a connu des combats et pourtant hier soir elle brillait. Celui que j'ai senti approcher, est là !
- Et tu crois qu'il va répondre au défi ?
Sacha n'eut pas le temps de répondre, quelqu'un venait de frapper à la porte.
- ENTREZ, cria Saraya.
Le serviteur s'inclina :
- Mon roi, les guetteurs ont vu quelque chose.
Sacha et Saraya se regardèrent et allèrent sur le toit du donjon.
La neige recouvrait tout. Si les nuages étaient bas, le vent était tombé. La visibilité était bonne. Les soldats étaient tournés vers le vieux pont.
-  LÀ ! cria l'un deux en montrant quelque chose. 
- C'est gros et ça se déplace dans la forêt, dit un autre.
Ils se mirent au garde-à-vous en voyant arriver le couple.
- Où ? demanda Saraya.
Un soldat désigna du doigt une partie de la forêt de l'autre côté de la vallée. Certains arbres semblaient comme agités par le vent.
- On ne voit pas ce que c'est, dit Sacha.
- Non, répondit un guetteur. On a commencé à voir les arbres de la ligne de crête bouger puis maintenant ceux-là.
- Pour faire bouger des arbres comme ceux-là, ça doit être un monstre.
Saraya se tourna vers un messager :
- Va, cours, et transmets. Qu'on prépare deux grands arcs sur le rempart. Si cette chose approche, il faut pouvoir l'accueillir.
L'homme salua et partit en courant.
- Ce n'est pas ça, dit Sacha. Mon épée ne vibre pas...
- LÀ ! cria le guetteur de l'autre côté du toit. 
Tout le monde fit mouvement pour voir le même spectacle.
Saraya tapa du poing sur le parapet.
- On ne voit rien non plus. Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas une armée qui se déplace.
- Mon arme reste sage, dit Sacha, là aussi ! Ce sont des leurres. Le danger est ailleurs.
Lentement elle tira l'épée sinueuse de son fourreau. Elle se mit au centre du toit et la tint tendue à l'horizontale devant elle. Elle ferma les yeux et se mit à tourner doucement sur elle-même, écoutant les sensations qu'elle ressentait. Elle avait presque fait un tour quand elle s'arrêta. Elle ouvrit les yeux :
- Le vrai danger vient de par là !
Saraya alla au parapet. Il regarda. En bas la rivière coulait indifférente à ses interrogations. Sur la poterne qui fermait le pont des soupirants, les gardes étaient à leur place. Ils y avaient quelques allées et venues sur la route mais la neige et le froid bloquaient les déplacements. Sur le coteau en face, les champs étaient d'un blanc immaculé. Un peu plus haut quelques taillis précédaient la forêt de résineux.
- Là, en rouge ! dit un des soldats qui avait accompagné le mouvement de son maître, sous les basses branches du litmel.  
Tous les regards fouillèrent l'orée du bois sans rien voir.
- Qu'as-tu vu ? demanda Sacha.
- Ma reine, j'ai vu quelqu'un en rouge vif se jeter en arrière.
- En rouge vif ? reprit Saraya, c'est des gens de Targertun.
- Targertun ? questionna Sacha.
- C'est une petite principauté près des grands lacs à plusieurs semaines de marche d'ici. Il n'y a qu'eux pour savoir faire des vêtements d'un tel rouge. Je ne comprends pas ce qu'ils viennent faire ici.
- Mon roi, ce que j'ai vu est juste un mouvement comme un pan de manteau qui vole au vent.
- Juste une cape ou un manteau ! Ce ne sont peut-être pas eux. Je ne vois pas comment ils pourraient mobiliser des bêtes assez grosses pour faire bouger les arbres.
- À moins que ce soient des monstres avec des humains à leur service.
- Qu'on envoie des patrouilles, dit Saraya.
Ils restèrent un moment sans rien voir. Saraya fit un signe à Sacha et ils redescendirent, allant vers le rempart pour voir comment se passerait l'installation des grands arcs. Ils étaient encore à inspecter quand ils virent arriver un coureur.
- Mon roi, mon roi...
L'homme fit son rapport. Les patrouilles avaient toutes disparues sauf une dont un était revenu. Le soldat rescapé était grièvement blessé et avant de mourir, avait décrit des traces monstrueuses de bêtes encore plus monstrueuses qui les avaient attaqués et réduits en pièces, littéralement en pièces.
Saraya et Sacha se regardèrent. Avec de telles nouvelles, la peur allait s'installer dans la ville.
Le soir tombait quand ils retournèrent au donjon. La soirée fut sinistre. Ils supputaient sur ce qu'ils auraient à affronter et sur les chances que les messagers aient pu passer.
- Ce sont les êtres de la neige qui nous attaquent, dit Saraya.
- Quels qu'ils soient, Salcha les taillera en pièces.
Leur réveil fut douloureux. Le serviteur qui était venu les chercher avait peur. Sacha le sentait. Elle avait ceint Salcha avant de sortir. Quand ils étaient arrivés sur la place haute, les gardes tenaient les habitants à distance. Autour du puits, réparties régulièrement, il y avait les têtes des messagers, de tous les messagers. Saraya resta sidéré un moment. Ce fut en hurlant qu'il donna ses ordres. Il déclencha le branle-bas de combat. Sacha, de son côté, tenta d'avoir des informations sur qui avait pu faire cela. Elle interrogea les gardes sans rien apprendre. Le nuit était noire et la place sans lumière. Seule une femme parlait d'une ombre volante qu'elle aurait aperçue lors d'un lever nocturne. Sacha ne savait pas si elle devait la croire. Cette femme de mauvaise vie qui noyait sa peine dans les boissons fortes, était-elle crédible ?
La journée se passa ainsi. Les troupes se mettaient en place contre un ennemi invisible qui les remplissait d'effroi. Le bourgmestre était venu voir le roi. Saraya n'avait pas pu le rassurer. Les garnisons des deux poternes avaient été renforcées. Les habitants de la vallée avaient demandé d'être hébergés dans la ville haute. Tout le monde se préparait au combat.
Le troisième jour fut pire encore. Rien ne se passa. Le vent se releva en fin de journée, ramenant son lot de nuages sombres et bas qui firent jurer plus d'un. Annonciateurs de neige, ils venaient compliquer la situation.
- La seule chose positive, dit Saraya, c'est que la neige va aussi compliquer la vie de nos ennemis.
Sacha lui jeta un regard dubitatif :
- Tu vois, Sar, je n'en suis même pas sûre !


237
- La neige revient, mon roi.
- Oui, prince Fays. Elle est notre alliée. 
- Les paysans se sont mis en mouvement. Nous n'avons pas voulu les massacrer selon tes ordres. Ils vont aller se réfugier à Ainval.
- C'est bien. Cela fera plus de monde, plus de pression sur les soldats. Je suis sûr que les pires histoires circulent maintenant.
C'est sous un ciel bas que les phalanges se mirent en route. Ils atteignirent la vallée au milieu de la matinée. Sur le chemin, des paysans se dépêchaient d'atteindre la poterne du pont des soupirants. Lyanne fit un geste-ordre. Avec des branches les guerriers blancs se mirent à frapper sur des troncs en rythme. Le roi-dragon put observer l'effet sur la vallée et sur la ville. Ce fut comme un coup de pied dans une fourmilière. Il fit un signe à Fays qui se rapprocha.
- On garde ce rythme au moins jusqu'à ce soir. Je vais aller faire un tour au-dessus de la ville, histoire d'améliorer leur moral.
Fays eut un sourire carnassier en entendant son roi. Il fit un signe et les messagers s'approchèrent pendant que Lyanne allait vers le haut de la colline. Il décolla à l'abri des regards des gens de Ainval. Il prit de la hauteur dans les nuages. Il s'aligna sur la crête avant de plonger et de remonter la route d'accès en vol en rase-motte.
Il vit les soldats sur le rempart pousser des cris d'alarme. Les servants des grands arcs s'agitèrent pour essayer de charger l'arme. Il ouvrit la gueule et vomit un torrent de flammes au moment où les archers s’apprêtaient à tirer. Le temps qu'ils se mettent à couvert, il était passé. En dessous de lui, il entendit les hurlements de habitants et des soldats. Quelques flèches volèrent mais mal ajustées, elles se perdirent dans le ciel. De quelques vigoureux coups d'ailes, il se hissa à la hauteur du sommet du donjon. Les hommes furent aussi impressionnés par les flammes que ceux du mur. Seule une silhouette ne bougea pas. L'épée tendue, elle hurlait quelque chose qui se perdit dans les cris de peur des soldats.
Lyanne n'avait pas besoin d'entendre pour savoir que c'était un cri de défi. Il fit une brusque volte-face et se mit en vol stationnaire à la hauteur de la plateforme. Sous le souffle du vent, les hommes roulèrent par terre. Seule Sacha resta debout l'épée tendue vers le rouge dragon.
- Regarde-moi, femme. Bientôt je serai là !
- Viens, monstre rouge, viens et tu sauras qui je suis !
Lyanne partit d'un grand éclat de rire. D'un dernier battement d'ailes, il se redressa et se laissa glisser en vol plané vers le fond de la vallée.
Sacha hurlait sa haine en entendant rire le dragon qui s'éloignait. Elle le vit bientôt remonter sans effort en face et disparaître au-dessus de la crête opposée dans le seul rayon de soleil ayant réussi à traverser les nuages.
Elle courut jusqu'à la balustrade. En face apparurent les uns après les autres des guerriers à l'uniforme aussi blanc que la neige qu'ils foulaient. Lentement dans la nuit qui arrivait, rang après rang, une armée blanche prit position sur les bords de la rivière, pendant que résonnait sans s'interrompre le bruit des troncs martelés. 
Le prince Fays faisait faire mouvement à ses troupes sans se presser. Le soir venait et les choses sérieuses ne commenceraient qu'une fois la nuit noire arrivée.
Quand le soir fut là, des feux furent allumés sur les remparts et dans la ville. Habitués aux longues nuits du  Pays Blanc, les guerriers de Lyanne se rangèrent en ligne sur les berges. Ce fut la dernière vision dans la lumière du soir que purent contempler les assiégés. La neige se mit à tomber plus serrée rendant la visibilité nulle. C'est le moment que Lyanne choisit pour lancer ses troupes.
Les crammplacs sortirent de leur cachette dans les bois. Ils s'avancèrent dans l'eau avec prudence. En ce début d'hiver les basses eaux n'offrirent aucune difficulté à leur progression. Ils s'arrêtèrent au milieu du courant les uns à côté des autres. Ce fut bientôt comme un pont. Aussitôt prêt, Lyanne sur ses planches de glisse, ouvrit la route aux phalanges. Il glissa sur le dos des crammplacs poilus comme sur la neige. Son tomcat faisait entendre son petit bruit malgré le tambourinement venu de la forêt. Derrière lui rapidement, phalange après phalanges, ils empruntèrent le passage pour se retrouver sur l'autre rive. Lyanne s'était arrêté laissant un groupe mixte continuer à guider. Il regarda vers le petit fort sur le pont des soupirants. Même si la neige étouffait les bruits, des centaines d'hommes avec des tomcats ne pouvaient passer inaperçus. Il sentit les soldats sur le remparts qui scrutaient la nuit. Bientôt une flèche enflammée partit des remparts pour aller se planter sur le pont. Sa faible lumière éclaira un groupe de guerriers blancs qui progressait. L'alerte fut donnée. Peu après, de la ville haute, partirent des volées de flèches enflammées qui allèrent se planter au bout du pont provoquant une débandade dans les mains de guerriers blancs qui allèrent se réfugier dans le noir hors de portée des arcs. Les autres volées portèrent un peu plus loin, mais guère plus. Dans le cercle de lumière qu'elles délimitaient, on ne voyait que la neige.
Lyanne était content. La diversion marchait. Tant que les yeux scruteraient là où ils n'étaient pas, ils ne couraient aucun risque. La neige s'était accumulée partout transformant le paysage et autorisant des passages improbables. Lyanne scruta la pente. Il estima le temps nécessaire pour que ces hommes arrivent en haut. De nouveau des flèches volèrent du haut des falaises venant rafraîchir le cercle de lumière devant le pont des soupirants. Si les soldats de la poterne avaient regardé derrière eux, ils auraient vu un homme monter malgré la raideur de la pente. Obnubilés par leur peur, ils scrutaient l'autre côté décochant de temps à autre une flèche sur une ombre entr'aperçue.
Lyanne debout dans la pente contemplait de ses yeux d’or les guerriers blancs se ruant sur la rive et remontant les pentes menant à la ville. Ils devaient se séparer en deux groupes et investir la ville en évitant le rempart. La neige leur en donnait l’occasion en leur permettant de se déplacer sur un relief autrement inaccessible. Quand toutes ses troupes auraient traversé, les crammplacs et leurs compagnons feraient de même et à ce moment l’assaut commencerait.
- Bien, se dit-il, il est temps.
Se jetant dans le vide, il déploya ses ailes. La neige lui chatouillait le corps. Le vol n’en était que plus voluptueux. Il se laissa planer profitant de ce moment de calme et de répit avant la confrontation. Il fit le tour de la ville pour se retrouver à l’opposé du pont des soupirants. Son vol se fit plus puissant et il s’éleva dans les airs. La nuit et la neige étaient son meilleur camouflage. Quand il arriva à la hauteur des premières maisons, il vit que personne ne veillait. Il cria l’information sur un mode suraigu inaudible aux hommes mais audible aux crammplacs. Il fit ainsi le tour des différents quartiers. Quand il eut transmis les informations, et les ordres, il commença à s’élever pour atteindre le sommet du donjon en évitant la face qui surplombait le pont des soupirants. Il dépassa la terrasse et scruta ce qui s'y passait. Les hommes étaient accoudés au bord commentant ce qu’ils pensaient voir en bas. Par moment, un d’eux criait un ordre et de plus bas partait une volée de flèches aux pointes enflammées. Dans le plus grand silence, il se posa derrière eux. Reprenant forme humaine, il se dirigea vers l’escalier. Il souhaitait être en bas quand l’alerte surviendrait. Arrivé à l’étage du logement de Sacha et Saraya, il scruta le couloir. Quand il le découvrit vide, il s’avança. Une trappe permettait de descendre à l’étage en dessous. Une échelle dépassait. Il écouta les bruits que faisaient ceux qui discutaient et se préparaient au combat. Les supputations allaient bon train sur leurs adversaires sans qu’aucune hypothèse ne soit en rapport avec lui ou le peuple du Pays Blanc. Il calcula combien il lui faudrait de temps pour retirer l’échelle et isoler l’étage. Au-dessus sur la plateforme, il y avait deux ou trois mains d’hommes, équipés pour le froid, mais ne disposant que d’armes légères. Plus bas, tous les soldats devaient être de rudes combattants. Il attendit près des commodités sans bruit, sans bouger. Puis vint le signal. Un cri de crammplacs, non pas un de ces cris signal que les hommes n’entendaient pas mais un rugissement de combat et de défi. L’attaque de la ville venait de commencer.
Les trompes sonnèrent. Ce fut le branle-bas de combat à l’étage en dessous. La porte s’ouvrit avec fracas non loin de lui, livrant passage à Saraya en armure noire. Il sauta plus qu’il ne descendit l’échelle. Toujours sans bruit, il s’avança dans le couloir. La porte était ouverte. Quelqu’un souffla la lumière dans la pièce mettant tout dans l’obscurité. Lyanne sourit. Il était attendu.
- Qu’est-ce que tu attends ? Mon épée est là. Viens en goûter le tranchant !
Lyanne rit à haute voix et sentit la perplexité de son adversaire. Il se glissa jusqu’à la porte, tous les sens en alerte. Elle était là, prête à bondir et aussi dangereuse qu’une femelle crammplacs défendant ses petits. Il patienta, écoutant la pièce, humant la présence. Des bruits venaient de l’extérieur, cris d’alarme ou ordre hurlé. Les bruits des armes viendraient plus tard. Il avait demandé à ses troupes d’épargner les non-combattants, mais il savait que quand reviendrait la lumière, la neige serait rouge.
Une respiration s’accéléra sur sa droite, il fit un pas de côté. Salcha trancha sans effort le montant contre lequel il était appuyé.
Il était maintenant dans la pièce. Il fit face. Aussi noire que lui était rouge, elle le regardait.
- Serviteur du monstre, tu ne m’intéresses pas ! Va dire à ton maître que c’est lui que j’attends.
- Je n’ai d’autre maître que moi ! répondit-il. Tu devrais le savoir, toi qui vois dans le noir.
Sacha attaqua. Lyanne sans effort esquiva. Elle se fendit puis frappant de taille et d’estoc, tenta d’acculer Lyanne dans un coin. Plus rapide qu’elle, il se déplaçait l’obligeant à multiplier les attaques. Sans qu’elle n’eut l’air de s’en apercevoir, il avait planté son bâton de pouvoir au centre de la pièce. Armé de son marteau de combat qui avait forgé la sinueuse épée qu’elle tenait, il la testa une ou deux fois sans vraiment chercher à la toucher. Il admira son armure. Légère et très bien faite, elle était parfaitement ajustée à ce corps musclé et nerveux qui dansait presque en face de lui. Il remarqua même les points prévus pour accrocher ces voiles noirs qu’elle affectionnait quand elle combattait.
- Ta vie n’est-elle que combat ?
- Que sais-tu de ma vie, toi qui te crois ton maître ?
Il sourit. Elle n’avait toujours pas compris qui il était vraiment. En la voyant se déplacer et porter ses attaques, Lyanne pensa au récit qu’il avait entendu dans cette auberge, sur le combat de Sacha et de Saraya.
- Tu te dis ange de la mort et tu danses comme une fille de joie !
Sous l'insulte, Sacha perdit toute mesure. Elle frappa encore plus vite encore plus fort, détruisant tout ce que la pièce contenait pour essayer de toucher Lyanne qui esquivait à chaque pas. À chaque coup, elle hurlait sa rage et sa colère. Certains gardes venus de la terrasse, vinrent pour l'aider. Ils furent balayés comme des flocons. Quand il sentit qu'elle s'essoufflait, Lyanne cessa de reculer pour se rapprocher du bâton de pouvoir. Il guida son adversaire pour l'amener à un face à face avec le bâton au centre. Sacha haletait. Elle tenait encore l'épée haute, mais n'avait plus de souffle. Son corps lui faisait mal. Elle avait trop couru après cet adversaire insaisissable qui avait semblé se jouer d'elle tout au long de la joute. Intérieurement, et c'était la première fois qu'elle envisageait cela, elle se sentait inférieure à ce combattant au marteau. Elle avait même l'impression que les quelques coups qu'elle n'avait pas pu parer, n'avaient fait que l'effleurer. Elle se sentait jouet entre les mains de plus fort qu'elle. Elle respirait à fond pour se préparer à une nouvel assaut. Depuis qu'elle maîtrisait Salcha, elle avait découvert qu'elle voyait la nuit. Dans cette pièce sans lumière, cela lui servait bien. Elle observa la silhouette en face. Entre eux un bâton qu'elle ne connaissait pas. Des impressions lui revenaient sans pouvoir devenir des souvenirs.
- Alors, reine Sacha,...
Elle sursauta en entendant son nom. Rares étaient ceux qui le connaissaient.
- … Voudrais-tu te reposer ?
La voix ne lui était pas étrangère. L'accent était curieux mais elle l'avait déjà entendu. Il fallait qu'elle le fasse parler.
- Nous étions en paix et tu nous attaques. Que cherches-tu ?
- Je cherche la paix, mais tu es, vous êtes des êtres de guerre. Les combats font rage autour de vous. Tu rêves de victoire à la pointe de ton épée. J'aimerais la tranquillité.
- Tu mens, serviteur du démon ! Ce monstre qui nous a survolés en crachant ses flammes ne peut chercher la paix. Seuls le chaos et la destruction sont ses passe-temps. Toutes les légendes le disent !
- Mes légendes sont différentes. Elles parlent de paix et de tranquillité troublées par les passions humaines.
- Tu mens ! hurla Sacha en se précipitant en avant.
Lyanne ne bougea que le bras pour enlever le capuchon du bâton de pouvoir.
Ce fut un éclair dans la pièce. Salcha en fut immobilisée. Sacha, emportée par son élan, continua son mouvement pour se retrouver brutalement bloquée. Elle eut un regard étonné d'incompréhension. Salcha la noire était gaînée d'une lumière aussi dorée que les yeux de l'homme qu'elle avait en face de lui. Sacha regarda son épée, puis Lyanne, puis de nouveau Salcha en essayant de la forcer à bouger, puis de nouveau Lyanne. Ses yeux s'agrandirent :
- Tu es... Tu es...
- Tu commences à comprendre, reine Sacha. Je suis qui j'ai été appelé à être. 
En entendant cela, elle s'agita encore plus, forçant pour dégager Salcha de sa gangue lumineuse.
- Tu t'épuises en vain. C'est impossible de la faire bouger. J'ai forgé Salcha. Elle m'obéira. Que vaux-tu sans cette arme ?
Sacha hurla sa rage, lâcha son arme et courut sus à Lyanne avec sa dague. Il reconnut une de ces vieilles armes noires forgées il y a des temps immémoriaux. Au moment où elle armait son bras, il devint dragon. Le haut plafond suffisait à peine à le contenir. La dague glissa sur ses écailles pour aller se planter profondément dans le sol. Sacha tira dessus de toutes ses forces. Il l'envoya bouler d'un coup de pattes, déchiquetant de ses  griffes l'armure qu'elle portait. Ses réflexes lui permirent de tomber et de se relever dans le même mouvement.
Dans la lumière du bâton, elle regarda les dégâts faits à son armure. Elle vit le blanc de sa peau ressortir sur le noir du métal. Quelques traces rouges trahissaient la profondeur de la découpe. Elle regarda autour d'elle ce qu'elle pourrait utiliser comme arme contre lui. Elle pensa que vu sa taille, le dragon serait gêné pour bouger. Elle trouva une tige de métal qu'elle agrippa à deux mains. Elle essaya de trouver l'endroit où frapper pour atteindre le monstre.
Lyanne suivait ses pensées. Elle n'avait pas renoncé, pas encore. Elle allait charger avec cette ridicule barre de métal. Il la vit se ramasser. Quand elle bondit, il reprit sa forme humaine et la laissa passer. Emportée par son élan, elle alla se fracasser contre le mur en face. Elle resta allongée par terre sans conscience. Lyanne s'approcha. Il la retourna. Elle s'était assommée sur le morceau de métal qu'elle brandissait quelques instants avant. Il la débarrassa de son armure. Elle était vêtue d'une tunique légère. Elle était déchirée par endroits. Les plaies étaient superficielles. Elle ne risquait rien. Lyanne fit un geste-ordre. La lumière s'éteignit. Salcha tomba au sol. Sur chacun de ses flancs courait une ligne sinueuse et dorée. Il la ramassa, prit son bâton de pouvoir et s'approcha de Sacha. Il la lia et la bâillonna. Les bruits de combat se rapprochaient. Saraya n'allait pas tarder à se réfugier dans son donjon. 


238

Saraya haletait. Autour de lui ses principaux lieutenants le défendaient. Ils reculaient vers le donjon. En face d'eux, des diables avaient surgi de partout et investi la ville. Personne n'aurait pu penser qu'ils passeraient  ainsi de derrière le rempart. Les pentes étaient inaccessibles et pourtant ils étaient passés, aidés par ces énormes bêtes dont les griffes valaient toutes les épées. Surpris par la brutalité de l'attaque en pleine nuit, les défenseurs n'avaient pas réussi à les repousser. Ils reculaient sans cesse. Saraya, de ses puissants moulinets, tenait ses adversaires à distance. Il commençait à fatiguer. Sacha ne l'avait pas rejoint. C'est le premier combat qu'elle manquait. À moins qu'elle ne soit engagée sur un autre front, mais personne ne semblait l'avoir vue.
Le groupe de Saraya se trouva brusquement renforcé par des troupes venues d'une ruelle. Il se dégagea en se repliant vers le donjon, laissant ses soldats d'élite contenir les assaillants. Ses pensées restaient confuses, cherchant des réponses à tout ce qui arrivait. Qui étaient ces guerriers blancs ? Et ces bêtes énormes ? Et ce dragon ? Où était Sacha ? Pour la première fois de sa vie, il avait l'impression que tout lui échappait. À la luminosité des quelques torches qui brûlaient ça et là, il vit bondir ces monstres plus gros que des ours qui venaient tailler en pièces sa garde rapprochée. Il n'eut pas le temps de s'appesantir sur leur absence avant. Dans un coin de son esprit, il nota le fait que ces bêtes monstrueuses ne l'avaient jamais attaqué. Seuls des soldats l'avaient contraint à reculer. Il arriva au pont du donjon, tout en entendant les cris de ses hommes mourant sous les griffes. Plus par instinct que par réflexion, il fit fermer la lourde porte de bois renforcée de métal après avoir retiré le pont de planches. Ils soufflèrent un moment, le corps heureux de ce moment de répit.
- Combien restons-nous ? demanda-t-il.
- De la trentaine, nous ne sommes plus que dix, répondit l'homme à sa droite.
Saraya frappa la paroi de son poing en jurant.
- Personne n'a jamais vu cela, hurla-t-il. Une attaque en plein hiver !
- Il reste le souterrain mais il faut tenir jusqu'au jour. Nous ne pouvons pas fuir dans la nuit, dit un de ses compagnons.
Autour d'eux, les archers tiraient au jugé. La nuit était trop noire et les torches trop rares pour voir correctement les cibles.
- Ils éteignent toutes les lumières, dit l'un des tireurs. On ne voit plus rien.
- Vu la hauteur du donjon, on va être tranquille un moment, reprit un autre. La porte ne cédera pas facilement et les murs sont assez gorgés d'eau pour ne pas prendre feu.
- Montons, dit Saraya. Il faut que j'évalue ce qui se passe.
Ils se précipitèrent vers l'échelle, laissant les archers scruter l’extérieur. Les réserves de flèches étaient suffisantes pour tenir un bon moment et la tour solide.
Le niveau supérieur était vide depuis le début de l'attaque. Les paillasses traînaient partout. On avait manqué de temps pour les ranger. Les dix hommes continuèrent vers l'échelle suivante. Saraya monta en tête. Les autres les suivirent. C'est le bruit du métal sur le métal qui les alerta, mais trop tard.
Le second à monter tombait en arrière entraînant les autres dans sa chute. Saraya qui déjà se précipitait vers l'accès au toit, se retourna pour voir une silhouette remonter brusquement l'échelle. Il sortit son arme. La nuit l'enveloppa quand la trappe fut fermée. Se fiant à son ouïe, il se fendit sans toucher personne. Il recula vivement pour recommencer. Un coup brutal dévia son épée, la faisant tinter comme une cloche. 
- Bienvenu, roi Saraya ! Je t'attendais, dit une voix dans l'obscurité.
Saraya se recula et se mit en position de parer une attaque. Il avait la montée à la terrasse derrière lui et le couloir devant. La double porte de la chambre devait être à trois pas sur la droite, la trappe à au moins cinq pas devant et  au fond, le réduit avec les toilettes. Vu la puissance de la voix, l'attaquant devait être devant la porte. Il se remémora ce qu'il avait vu en montant l'échelle. La porte de la chambre devait être ouverte. Oui, c'est cela, la porte devait être ouverte. L'homme avait dû se cacher là. Sacha ! C'est pour cela qu'elle n'était pas au combat. Elle avait dû être neutralisée par l'agresseur. Peut-être y en avait-il d'autres ? Son instinct lui disait que non. Il écouta avec attention essayant de repérer un signe dans le noir pour savoir où frapper. Le couloir, bien que large, ne permettait pas de se cacher. Il pensa que l'homme était reparti dans la pièce de vie.
- Entre, Roi Saraya. Entre, fais comme chez-toi, reprit la voix depuis l'intérieur de la chambre.
Saraya se déchaussa pour ne pas faire de bruit et s'avança, tous les sens aux aguets.
Devant la fenêtre une silhouette se tenait debout, une épée à sa droite. Faiblement éclairée par la luminosité reflétée par la neige, elle lui rappela quelqu'un. Avait-il été victime d'une trahison ? Cela pourrait expliquer bien des choses. Il avança à pas de loup, l'épée en avant prête à frapper. L'oreille aux aguets, tous les sens en alerte, il fit un pas, puis un deuxième. Il allait en faire un troisième quand un choc violent lui arracha l'épée de la main, endolorissant son poignet. Il recula brusquement. Deux ! Ils étaient deux. De sa main gauche il chercha sa dague et tomba à la renverse en buttant sur un obstacle imprévu. Il fit une roulé-boulé arrière et fut arrêté par le mur dans une position défavorable. Il tenta de se démener pour se relever quand le poids énorme d'une patte pleines de griffes le cloua au sol. Le souffle coupé, le bras écrasé, il tenta de se dégager. Ses efforts ne firent qu'aggraver sa situation. Il perdit connaissance.
Lyanne regardait ses prisonniers, tout en écoutant les coups portés sur la trappe par ceux qui étaient restés en dessous. Le bois allait résister un bon moment. Sacha le regardait, furieuse, mais rendue muette par son bâillon. Il l'avait assise sur un siège qu'il avait redressé. Saraya était attaché sur celui d'à côté. Il dodelinait de la tête en reprenant doucement conscience. Lyanne prit le temps de rallumer des torches. Si Sacha et lui voyaient dans le noir, pas Saraya. Par la fenêtre largement ouverte, les flocons s'accumulaient en une pente blanche et duveteuse. Lyanne contempla la pièce ravagée par le combat. Il entendit des bruits à l'extérieur. Il sourit en voyant la tête d'un des crammplacs s'encadrer dans l'ouverture.
- « Bien, amène une escouade sur le toit », lui intima Lyanne.
- « Oui, mon roi ! », pensa Scomaïa.
Son cavalier entra dans la pièce.
- Tannoy va dans le couloir et préviens-moi si la trappe cède.
- Oui, mon roi !
Une noria de crammplacs escalada le mur du donjon déchargeant les hommes sur la terrasse. Certains descendirent se mettre aux ordres de Lyanne. Pendant qu'ils dégageaient la chambre, Lyanne gifla doucement Saraya jusqu'à ce qu'il reprenne conscience.
- Roi Saraya ! Roi Saraya ! appela-t-il d'une voix douce.
Celui-ci ouvrit les yeux, battit des paupières et posa un regard encore vide sur Lyanne. Il eut un sursaut en arrière en voyant le visage de Lyanne penché vers lui. Ces yeux d'or le mirent mal à l'aise :
- Qui êtes-vous ?
- HUMMMM !!!!!, s'exclama Sacha à travers son bâillon.
Lyanne se mit à rire. Le couloir grouillait maintenant d'uniformes blancs. On entendait le bruit des griffes des crammplacs sur les parois extérieures. Saraya testa ses liens et en sentit la solidité.
Saraya reporta son regard sur Lyanne.
- Je ne vous connais pas…
- Tu es comme ton maître le roi Yas, aussi sûr et imbu de toi-même, lui répliqua Lyanne. Tu pensais que tu passerais l’hiver tranquille à Ainval, parce que rien qu’à entendre ton nom, le monde tremblait.
- Tu as connu Yas !
- On m’a raconté sa mort.
- HUMMMM !!!!!
Lyanne se tourna vers Sacha avec un sourire.
- La reine Sacha qui ne peut rien dire… voilà qui doit la changer !
Se retournant vers Saraya, il reprit :
- Oui, je suis celui à cause de qui il est mort.
Saraya regarda Lyanne avec un air étrange. Comment un homme qui semblait aussi banal pouvait dire cela ?
Le mot de fou lui vint à l’esprit pour être repoussé tout de suite. Un fou ne sait ni commander comme lui ni se battre comme cela, pensa-t-il. En face de qui était-il ?
Lyanne se rapprocha de Saraya quand son visage ne fut plus qu’à une main du visage de Saraya, il reprit la parole :
- Je suis …
Tout en parlant, son corps se transforma, s’allongeant, devenant gueule, crocs, écailles et griffes.
- … le roi-dragon. Celui dont parlent les légendes et dont les guerriers blancs surpassent tous les guerriers. La neige, le froid, la nuit sont sans pouvoir pour nous arrêter. C’est toi le pauvre fou qui croyais pouvoir t’en prendre à ceux qui sont mes vassaux.
Saraya ouvrit des grands yeux en se retenant de hurler. Devant lui une gueule aux crocs aussi gros que sa dague proférait d’une voix douce des paroles d’homme. En lui le monde et ses certitudes basculaient. Les vieilles légendes qu’on lui avait racontées, devenaient vraies. C’était d’autant plus facile que le dragon était là devant lui.
Lyanne de ses yeux d’or, observa la décomposition de Saraya. Il eut un sourire de dragon quand Saraya mouilla son pantalon. Celui-ci crut sa dernière heure arrivée.
- Tu as quand même de la chance, roi Saraya...
Dans les yeux pleins de panique devant lui, passa une lueur d’espoir.
- Oui, tu as de la chance. Tu as rencontré Sacha. On m’a raconté votre combat. Celui qui l’a fait disait vrai… Le feu du ciel vous a bien touchés tous les deux…
A chacune des pauses de Lyanne, Saraya suspendait sa respiration. Lyanne jouait avec lui reprenant la parole quand il sentait que son interlocuteur étouffait presque.
- Vois-tu, roi Saraya. Les rois-dragons ont partie liée avec le feu… Il est notre serviteur au point que parfois nous pouvons l’enfermer dans la noire coque d’un acier pour une épée…
Redevenant brusquement comme un homme, il fit sauter le bâillon de Sacha :
- Oui, reine Sacha, tu as fini par me reconnaître. Je suis celui qui forgea Salcha. Contre moi, elle est sans pouvoir puisque de moi, elle tient son pouvoir.
Saraya les regardait, le regard de plus en plus perdu.
- Je te parlais de chance, roi Saraya et je disais vrai. J’ai forgé Salcha et j’en suis responsable. Sans elle, votre rencontre était impossible. Je suis à l’origine de ce que vous êtes devenus. Le monde a changé par mes actes. Reste à savoir si cela est bien ou mal. Si je vous tue….
Lyanne eut un sourire en voyant se dilater les pupilles de Saraya et en entendant Sacha intervenir :
- Tu… TU ES UN MONSTRE...
Il se mit à rire.
- C’est toi qui dis cela, toi qui te réjouis des morts que tu causes lors de tes combats. Sais-tu, folle que tu es, que tu as tué plus de monde que moi...
Ce fut au tour de Sacha d’ouvrir de grands yeux. Lyanne attrapa Salcha qui était restée plantée non loin de là.
- Regarde, femme ! Regarde bien ! Ta lame est autre !
Sacha regarda Salcha et elle faillit hurler. Le noir de la lame était maintenant rehaussé d’un filet d’or qui brillait juste en son milieu.
- Tu es dans l’incompréhension. Quand j’ai forgé Salcha, j’ignorais tant et tant de choses. Aujourd’hui, je suis roi-dragon et j’ai la connaissance avec moi.
Le couple regarda Lyanne avec des yeux emplis d’incompréhension et de peur. Lyannne faisait des moulinets avec Salcha la faisant passer au ras de leur oreilles, sans même les regarder, tout en parlant. La ligne d’or qui brillait sur ses flancs dessinait dans l’espace des figures complexes et envoûtantes.
Elle s’arrêta brusquement devant leurs yeux. Pendant un instant, ils ne virent que la lumière d’or.
- Salcha vous a sauvé la vie en se soumettant à son créateur.
Ayant dit cela, il fit un moulinet rapide et coupa les liens des deux prisonniers qui mirent quelques instants à comprendre qu’ils n’étaient plus attachés.
- Vous êtes libres d’aller et venir. Libres mais limités par le lien qui a été créé.
Sacha  fut  la première à se mettre debout. Saraya le fit plus lentement. Un guerrier blanc s’approcha de lui en lui présentant la garde de son épée et de sa dague. Lyanne fit un moulinet avec Salcha et comme la première fois la présenta à Sacha. Incrédule, celle-ci la regarda, regarda Lyanne puis à nouveau la garde de Salcha avant d’oser la prendre.
- Et si je te tuais, maintenant ? dit-elle.
- Tu te heurterais au lien tissé, reine Sacha. Si ta lame a changé, tes yeux aussi.
Regardant Saraya qui venait de récupérer ses armes, il dit :
- Vos yeux ont changé. Pour toujours votre regard sera différent.
Saraya et Sacha s’entreregardèrent pour découvrir un cercle d’or au milieu de leurs yeux noirs. Ils se tournèrent vers Lyanne :
- Qu’est-ce que cela veut dire ?
- Je vous l’ai dit, vous êtes libres mais liés par le lien que porte Salcha. Quand tu poseras ton regard sur quelqu’un tu auras le savoir. S’il est mon vassal, tu sauras et tu le respecteras, sinon tu mourras. Pour les autres, tu es libre de faire selon ta volonté.
Ce fut à ce moment-là que tinta Salcha en tombant par terre. Lyanne se retourna pour voir Sacha se tenant la main droite qui fumait.
- Je savais que tu essayerais d’outrepasser la limite. Regarde ta main maintenant. Tu as usé ta seule chance. Si tu recommences, tu mourras.
Sacha ouvrit doucement en grimaçant sa main droite. Salcha l’avait brûlée. Quand elle vit sa paume, elle contempla, fumant encore, la silhouette d’un dragon incrustée dans sa chair. 


239
Le temps avait changé. La neige s'était mise à fondre. Depuis cette nuit qui avait vu la première prise de la ville, les choses étaient devenues très différentes. Si les troupes de Saraya s'étaient bien battues, les pertes avaient été lourdes. Les archers s'étaient révélés inefficaces dans la nuit. Les crammplacs avaient été l'atout décisif de cette bataille, taillant en pièces les plus solides des combattants. Dans la lumière du pâle soleil, les patrouilles de guerriers blancs contrôlaient la ville. Ceux qui s'étaient réfugiés en ville, étaient renvoyés chez eux. Ils partaient avec plaisir. La vue des monstres blancs, comme ils appelaient les crammplacs, réveillait leurs peurs. Pourtant aucun d'entre eux n'avait eu à subir des attaques de leur part. La vue des morts le lendemain du combat avait suffi pour faire naître un sentiment de terreur. Les habitants d'Ainval avaient des sentiments plus partagés. Si la peur était présente, une certaine reconnaissance existait. Ces guerriers blancs et leur animaux dressés à tuer, ne les avaient pas touchés. Seuls ceux qui avaient pris les armes avaient eu affaire à eux. La peur du pillage avait disparu. Depuis que les occupants tenaient la ville, il n'y en avait pas eu. L'armée du roi-dragon recevait son ravitaillement et chassait. On était loin des fastes et des exigences du roi Saraya et de sa reine aux yeux noirs. La rumeur les disait prisonniers. Dans la maison du gouverneur qu'il avait réquisitionnée, le roi-dragon avait fait son quartier général. Saraya et Sacha y habitaient sous le même toit. Ce roi sorcier capable de devenir dragon était le plus grand sujet de peur de tous. Le deuxième jour de l'occupation, ils avaient tous vu, le grand dragon rouge prendre son envol du haut du donjon et revenir en fin de journée. La crainte qu'il avait ainsi inspirée valait mieux qu'une armée.

Dans la ville, la vie avait repris un cours presque normal. Seules les patrouilles dans les rues donnaient un air étrange à la cité. Dans la maison du gouverneur, Sacha restait enfermée, refusant de bouger, refusant de manger. Elle vivait la brûlure de sa main comme une trahison de Salcha. Saraya avait retrouvé une certaine sérénité au moins extérieure. Il avait décidé de lutter pied à pied pour garder ce qui pouvait être gardé. Il vivait mal l’attente que lui imposait Lyanne. Ce dernier semblait se désintéresser de ce qui se passait. Il était parti plusieurs fois pendant plusieurs jours. C’est comme si le temps s’était figé.
Lyanne cherchait. Il était retourné voir Vodcha et Maester. Celui-ci allait mieux et se remettait de ses blessures. Vodcha ne lui en avait pas dit plus. Elle ne savait pas ce que cherchait Lyanne. Le roi-dragon avait fait l'aller retour jusqu'à Tichcou. Même en volant vite cela lui avait pris du temps. Il avait désespéré le prince-roi de Flamtimo en lui apprenant sa victoire sur Saraya. La perspective de ne pas avoir à mourir pour défendre sa patrie et son honneur le rendait amer. Il lui fixa des buts pour organiser le royaume en attendant qu’il revienne. Il devait partir. Il le savait. Mais ne savait ni pour où, ni pour combien de temps.
En revenant vers Ainval, il pensa à la suite. Il lui fallait régler définitivement le problème de frontières avec Saraya. Il se posa sur le toit du donjon, tard dans la nuit. Il regarda les étoiles. Le ciel dégagé était prémices de soleil. Ce serait une belle journée. En atteignant la maison du gouverneur, il convoqua le prince Fays, qui lui fit un rapport détaillé sur les faits et gestes de Saraya et de Sacha. Il donna l’ordre de convoquer Saraya à la première heure.
Celui-ci se présenta habillé comme un roi, entouré de conseillers. Lyanne était seul face au grand parchemin accroché au mur.
- Je vois que tu as dessiné le monde, dit-il à Saraya tout en examinant les dessins faits sur la peau.
- Un roi se doit de connaître son royaume, répondit Saraya.
- En effet, roi Saraya. Je sens ta peur. Rassure-toi, ton royaume est à toi, comme mon royaume est à moi. Je suis venu simplement défendre les miens avant ton attaque. Je crois le problème résolu. Approche.
Saraya s’avança jusqu’à la carte que Lyanne n’avait pas quittée des yeux.
- Montre-moi ton royaume, roi Saraya.
Celui-ci s’approcha encore et examina les symboles sur la carte. Il poussa un petit cri de surprise en découvrant des dessins mordorés.
- Exactement, lui dit Lyanne. Tu as maintenant le pouvoir de voir ce qui est mien. Ton regard a changé comme tes yeux.
Saraya avait remarqué l’étonnement de ses serviteurs quand ils le regardaient et avait exigé de savoir d’où il venait. Un plus courageux que les autres lui avait révélé que ses yeux entièrement noirs depuis le fameux combat avec Sacha, avaient retrouvé un iris aux reflets dorés, tout comme Sacha. Cela avait mis quelques jours pour se faire. Il avait remarqué ainsi que tout vassal de Lyanne était entouré d’une sorte de brume dorée. Les autres ne changeaient pas.
- La reine Sacha est invisible, m’a dit le prince Fays. Sais-tu pourquoi, roi Saraya ?
- Elle souffre de sa main, lui répondit Saraya. Salcha n’a pas été tendre avec elle.
- Un jour ou l’autre, on voit les conséquences de ses choix. Sacha était dans l’ignorance de ce qu’elle demandait et pourtant elle l’a demandé. Aujourd’hui, elle comprend le lien qu’elle a ainsi créé. Demain, elle viendra au banquet que je donne pour notre départ.
Saraya en eut le souffle coupé. A la place de Lyanne, il aurait réduit en cendres la ville et tué tous ses habitants pour en faire son fief. Vraiment, il ne comprenait rien à cet homme sorcier.
- J’y veillerai personnellement. Ce sera un honneur que de fêter votre départ.
- As-tu compris ma condition, roi Saraya ? As-tu bien compris les limites que je mettais à ton pouvoir ?
- Je crois, roi-dragon. Au printemps, j’irai voir chez Altalanos. Nous verrons si une paix honorable peut être trouvée.
- Tu as raison de défendre la paix, roi Saraya. Il serait néfaste pour vous que j’intervienne à nouveau.
Pour demain, présente une requête à la reine Sacha. J’aimerais qu’elle porte Salcha.
- Tout sera fait selon tes désirs, répondit Saraya en s’inclinant.
Il se retira encore sous l’effet de la surprise de cette rencontre. Les guerriers blancs repartaient sans pillage ni tribu. La seule demande de ce roi étrange était de ne pas entrer en guerre contre des pays à la marge de ce qu’il considérait comme son royaume. Il avait le sentiment d’une chance incroyable. Non seulement il était encore en vie, mais il gardait ses possessions. La seule perte était l’or. Le roi dragon avait exigé qu’on lui livre tout l’or présent dans la ville. Ses guerriers semblaient savoir où il se trouvait. Ils avaient fouillé maison par maison et ramené tout ce qui en contenait. Là aussi, Saraya pensa qu’il avait de la chance. Son trésor était gardé loin d’ici dans une forteresse. Les habitants de Ainval avaient laissé faire, trop heureux de garder leur vie. Leur monnaie était surtout de bronze et de fer. Seuls les riches firent grise mine en voyant partir leurs bijoux.


240
Quand arriva l'heure, Sacha se présenta richement parée, Salcha au côté et une bande entourant la main droite. Elle était pâle et amaigrie. Au centre de ses yeux, brillait un cercle mordoré.
Dans la grande salle, on avait dressé une table. Elle était richement décorée d'étoffes précieuses. Le gouverneur d'Ainval y avait veillé. Dans son entourage, il avait trouvé un interprète capable de comprendre tout ce que disait le prince Fays. Ils s'étaient longuement rencontrés pour mettre au point les modalités de remise de l'or. Il avait âprement négocié pour que cela soit un échange et non une perte. Ainval était innocente de ce que Saraya voulait faire, disait-il. Ses exigences avaient paru mesurées à Fays qui avait accepté. C'est ainsi que contre la remise de l'or, le gouverneur avait reçu des peaux dont il savait qu'il tirerait un bon prix. Il avait utilisé les plus belles pour décorer la salle de réception lui donnant un air étrange aussi bien aux yeux des habitants du cru qu'aux yeux des guerriers blancs. Une garde était répartie tout autour. Impeccablement alignée, d'une immobilité quasi parfaite, la phalange qui avait été choisie, avait pris position tout autour.
Sacha et Saraya étaient arrivés les premiers. Ils contemplèrent la table. Ce décor à moitié barbare les mit mal à l’aise. Ils comptèrent les places. Leur suite qui avait aussi été conviée, suffisait à remplir la quasi totalité des sièges. Seuls deux restaient libres. Un serviteur arriva et par gestes leur fit signe de le suivre. Il plaça chacun sur un siège. L’interprète approcha de Saraya pour le prévenir du léger retard du roi-dragon. En attendant, on leur servit à boire. La tension était palpable parmi les vassaux de Saraya présents. Leur peur se sentait.
- Peut-on faire confiance à quelqu’un comme lui ? demanda l’un d’eux.
- Je crois, Mézenguy, pour le moment, il ne semble pas vouloir nous exterminer.
- Mais mon roi, je n’ai jamais vu cela. Pourquoi ne pousse-t-il pas son avantage jusqu’au bout ? Aucun de nous n’agirait comme cela !
- Il n’est pas comme nous. Le peu que j’ai pu voir de son pouvoir…
Saraya marqua une pause en entendant quelqu’un arriver. Quand il vit que ce n’était qu’un serviteur les bras chargés de victuailles, il reprit :
- Personne ne peut lutter contre ce que j’ai rencontré. Je ne sais si c’est un homme qui devient dragon ou un dragon qui se déguise en homme, mais c’est aussi éloigné de nous que les dieux eux-mêmes.
Sa remarque fut suivie d’un silence gêné. Tous se jetèrent des regards interrogatifs ou inquiets. Le temps qui passait les rendait plus nerveux. De nouveau la porte s’ouvrit. Une escouade entra. Tous les présents se tendirent sauf Sacha qui semblait indifférente. Elle n’avait rien bu, rien mangé. Rien ne semblait la toucher. Les guerriers blancs se rangèrent impeccablement de part et d’autre de la porte. Ils dégainèrent leurs épées d’un même geste et se mirent à les frapper l’une contre l’autre. Pour les hommes désarmés autour de la table, la peur monta d’un cran :
- Scantal Fays, hurlèrent-ils tous ensemble.
Le prince Fays entra. Sa tenue en peau de Milmac était superbe, étrange aux yeux des gens d’ici mais d’une beauté qui les laissa sans voix. Il s’approcha de Saraya pendant que l’escouade manoeuvrait pour s’en aller, au grand soulagement des officiers de Saraya.
- Tsq… (Roi Saraya, mon salut va vers toi et les tiens. Que la paix et la force du dieu Dragon soient dans ta vie!)
L’interprète traduisit la salutation. Saraya s’inclina :
- Je suis honoré d’être l’invité d’un hôte tel que vous. Que le bonheur coule dans votre vie et que vos ennemis vous servent de marchepieds.
De nouveau l’interprète fit la traduction. Fays s’inclina et se dirigea vers Sacha toujours aussi absente.
- Cepn… (Princesse et reine Sacha, je vis un grand honneur aujourd’hui. Vous avoir à ma table est pour moi le signe que le dieu Dragon me comble de ses bienfaits. Votre réputation au combat est plus qu’éloquente. Votre épée a été forgée par un grand être.)
Quand l’interprète traduisit, il butta sur la dernière partie. L’oeil de Sacha s’alluma à peine. L’interprète se pencha vers Fays :
- Ngadr… ( Grand être: je ne sais pas traduire ce mot. Comment pourrais-je le dire autrement ?)
- Ngadr… ( Un grand être est ce qui est juste avant les dieux. Il est le représentant du dieu dragon sur la terre et vient faire ce qui est bon pour le dieu dragon)
L’homme se retourna vers Sacha et lui dit :
- Votre épée a été forgée par un Ngadral. Ce mot désigne une semi-dieu au service du dieu des dragons.
Sacha le regarda quand il prononça le mot Ngadral. Comme si cette sonorité lui disait quelque chose.
- Ngadral, Ngadral…, répéta-t-elle songeuse sans même daigner répondre à la salutation de Fays.
Après un moment d’attente, comme Sacha ne semblait pas vouloir répondre, il s’inclina et se dirigea vers un siège au bout de la table à côté du haut siège réservé au roi. Arrivé là, il invita tous les présents à s’asseoir. Quand tous eurent obéi, de nouveau, on leur servit à boire. Saraya se pencha vers le gouverneur :
- Où est le roi-dragon ?
- Je ne sais, Roi Saraya. Personne ne l’a vu ce matin.
Sacha assise en face de Saraya, à droite du prince Fays, jouait avec son gobelet en le faisant tourner entre ses mains sans pour autant boire ce qufil contenait.
Saraya secondé par le gouverneur et l’interprète, tentait de meubler le temps en meublant la conversation avec le prince Fays. Sacha devenait de plus en plus nerveuse. Son gobelet lui échappa des mains. Le liquide rubis qu’il contenait se répandit sur la fourrure de milmak blanc devant elle. Elle se leva d’un bond quand la tache qui s’étendait s’étendit vers sa robe.
- QU’EST-CE QU’IL ATTEND ?
Son hurlement interrompit toutes les conversations qui dérivaient de platitudes en platitudes. Tous se regardèrent puis regardèrent les guerriers blancs toujours aussi impassibles autour de la salle, pour finir par scruter la réaction du prince Fays. Au cri de Sacha, il s’était levé. Son sourire avait disparu. Il posa son regard sur la femme aux yeux noirs. Quand les autres convives le virent de profil, ils ne purent qu’évoquer les oiseaux de proie.
Sacha, insensible à ce qui se passait autour d’elle, tournait la tête en tous sens :
- NGADRAL, appela-t-elle, NGADRAL !
Comme s’ils n’attendaient que son cri, tous les guerriers       blancs présents s’animèrent, dégainant leurs deux épées, ils les frappèrent ensemble tout en reprenant son cri :
- NGADRAL ! NGADRAL ! GRAPH TA CRON ! NGADRAL ! NGADRAL ! GRAPH TA CRON ! NGADRAL ! NGADRAL ! GRAPH TA CRON !
Le rythme du choc des épées s’accéléra comme s’accélérait le cri des guerriers. Le prince Fays debout ajouta sa voix à celles de ses hommes tout en reculant contre le mur le plus proche. Sacha se mit à hurler un cri inarticulé en se bouchant les oreilles. Les invités avaient un air atterré, cherchant une issue à tout cela. C’est à l’acmé du bruit que s’ouvrirent brutalement les volets extérieurs. Une silhouette rouge pénétra telle une flèche pour atterrir au bout de la pièce. Grand comme deux fois un homme, le dragon rouge se tenait dressé de toute sa hauteur.
Son arrivée coïncida avec un grand silence. Seuls restaient audibles les pleurs de Sacha qui avait fini par s’effondrer par terre.
Lyanne reprit sa forme humaine dans un éclair rouge. Tout habillé de cuir rouge, son bâton de pouvoir à la main, il s’avança vers la table.
- Soyez les bienvenus à ma table.
Pendant qu’il parlait, des volutes de poussières irisées aux reflets d’or s’écoulaient du bâton. Il se tourna vers Sacha.
- Princesse et reine Sacha, appela-t-il tout en dirigeant les spirales dorées vers la silhouette à terre.
Sous les yeux des invités, elles l’entourèrent rendant sa forme indistincte au milieu d’un brouillard mordoré. Lentement, comme avec douceur, elles soulevèrent la femme qui semblait ne plus bouger. Seule Salcha restait d’un noir de jais dans le tourbillon qui entraînait la femme. Quand elle fut près de Lyanne, il posa sa main sur son front tout en récitant des paroles que personne n’entendit. Quand il eut fini, il enleva sa main et fit un geste. Des guerriers se précipitèrent sans un bruit pour recueillir Sacha qui semblait glisser en dehors de son cocon lumineux. Ils la portèrent jusqu’à sa chaise. Des serviteurs avaient discrètement évacué la peau de milmak souillée pour la remplacer par un fin drap or et noir.
Lyanne fit un geste d’invitation à l’intention de tous :
- Asseyons-nous et festoyons. Ce soir est notre dernier soir en commun. Demain nous serons partis.
Se tournant alors vers sa droite, alors que s’asseyait le prince Fays, il regarda Sacha. Elle lui rendit son regard. Les reflets d’or de ses yeux brillèrent plus intensément. Devant elle, on avait mis un autre gobelet. Elle le prit, se leva et le leva en direction de Lyanne :
- La première fois que nous nous sommes rencontrés, je t’ai trouvé étrange, mais tu étais étranger. Quand tu m’as donné mon épée, tu m’as prévenue qu’avoir une arme noire, n’était pas un jeu. Tu as été celui par qui est arrivée la rencontre qui a donné sens à ma vie. Ton arrivée à Ainval m’a fait perdre toute confiance et tout espoir. Mon arme noire n’était pas toute puissante. Son créateur était plus puissant. Aujourd’hui, dans ma détresse, tu es venu me secourir, alors que je dérivais vers les courants de la mort. Dans ce voyage j’ai beaucoup appris...
Lyanne avait à son tour pris son gobelet et le leva en réponse dans la direction de Sacha qui continua à parler :
- … Alors que je dérivais encore dans de sombres lieux, j’ai vu l’esprit de celle qui t’avait volé ta mémoire. Sa colère est immense mais impuissante. Au-dessus de toi, se tient l’ombre d’un dieu en forme de dragon. Son oeil rond et or m’a fixé. En moi, se sont gravés des mots de force et puissance. J’en serai dépositaire tant que la paix régnera entre nous. Salcha m’a été rendue pleine et entière. Mais Salcha est ta création et avant qu’elle ne soit entièrement à moi et détachée de toi, elle doit t’indiquer la direction.
L’assistance qui avait imité le geste des deux protagonistes, restait silencieuse. Sacha vida son gobelet d’un trait et le reposa en le claquant sur la table. Tous firent comme elle. Lyanne la salua et le vida à son tour. Souple et puissante comme un crammplacs, elle sauta sur la table et dégaina Salcha. Tout le monde retint son souffle quand elle en passa la pointe sur la gorge de Lyanne qui fit un geste-ordre pour intimer l’immobilité aux siens.
- Regarde, roi-dragon, elle tourne pour toi !
La posant sur la table, elle lui imprima une violente impulsion qui la fit tournoyer. Quand elle s’arrêta, elle désignait la direction du soleil levant.
Sacha regarda Lyanne dans les yeux un long moment sans ciller. Lyanne soutint ce regard. Puis Sacha éclata de rire. Dans un même mouvement, elle ramassa son épée qu’elle rengaina et sauta à sa place avec souplesse :
- Festoyons pour fêter notre alliance, dit-elle.
Se tournant vers Saraya, elle ajouta :
- Et à la paix entre nos royaumes. 


241  
Lyanne avait écouté Salcha. Il s'était mis en marche vers le soleil levant. Ne voulant pas se montrer sous sa forme de dragon, de peur de faire peur, il marchait. Après un dernier briefing avec le prince Fays et les princes-dixièmes, il était parti seul. Cette quête le concernait lui et lui seul. Il avait écouté les arguments de ses princes, tout en refusant de leur donner raison. Il les avait rassurés. Avec son bâton de pouvoir, il restait en contact avec eux. En cas de besoin, il reviendrait à tire-d'aile.
Il marchait maintenant depuis une main de jours. C’était une marche solitaire et ennuyeuse. Après avoir quitté les profondes entailles de la vallée où était Ainval, il était descendu dans une plaine. La terre y était riche, les cultures nombreuses. Avant de descendre le coteau qui la surplombait, il avait admiré le paysage et repéré sa route. Des bois parsemaient l’horizon et des villages, repérables par la fumée de leurs feux, formaient un réseau assez dense. Il pensa qu’il devait y avoir de nombreuses routes et chemins. Salcha avait montré une direction, il comprit que la suivre ne serait pas toujours évident. Si la forêt qu’il quittait lui avait permis de progresser en ligne droite, il en serait différemment dans la plaine. Il se voyait mal traverser champs et villages sans dévier. Et puis il y avait un deuxième problème. Dans les forêts, Lyanne chassait, un peu pour son corps d'homme et beaucoup pour le dragon. Dans un milieu aussi ouvert, comment allait-il faire ?
Le malaise s'installa en lui alors qu'il descendait dans la plaine. Une crainte diffuse venait de l'envahir. Sa première idée se focalisa sur les dangers de ce voyage. Le pays était encore en guerre. Les généraux qui se disaient roi, continuaient à se battre. L’hiver les avait calmés. Il restait quand même des troupes en armes un peu partout. Pour éviter de devoir se battre tout le temps, il avait obtenu un sauf-conduit de Saraya. C’était une sorte d’écusson qu’il portait au bout d’une cordelette. Cela lui éviterait probablement des ennuis jusqu’à ce qu’il sorte du territoire contrôlé par les armées de Saraya. Jusque là, il avait évité les villages et les endroits trop dégagés. Il regarda le ciel qui s’assombrissait. La nuit arrivait. Il avait vu un troupeau non loin. Le ciel couvert, sans lune, lui serait favorable. Demain, il n’aurait plus faim… pour quelques jours. Il avait été étonné de voir ce que consommait un corps de dragon. Il avait un gros besoin d’énergie. Les légendes disaient que les dragons pouvaient jeûner plus longtemps que la vie d’un homme. C’était peut-être vrai mais Lyanne ne se voyait pas essayer.
Comme il était près des habitations, il se fit un campement sommaire dans un petit bois pour attendre la nuit. La neige n’était pas arrivée jusque là. En entendant du bruit, il se dissimula. Des hommes approchaient. Assis sur une branche maîtresse, Lyanne observa. Mal habillés, sales et dépenaillés, les nouveaux arrivants avançaient relativement sans bruit. Ils portaient de l’or. L’odorat de Lyanne était infaillible sur ce point. Depuis qu’il avait fait Shanga, il s’était calmé, ne courant plus après des trésors dont il n’avait pas besoin. Il n’était pas un dragon lié, ni un dragon libre, il était roi-dragon et son trésor était le peuple qu’il dirigeait. Il repéra sans mal les sacs lourds de métal précieux qu’ils transportaient. Ils en avaient chargé un mibur. La brave bête soufflait bruyamment tandis qu’ils la poussaient à avancer :
- Ici ! Ce sera parfait, dit celui qui portait une des lumières.
- T’es sûr qu’on nous voit pas du village ? demanda un autre.
- T’inquiète, quand ils nous verront, ça sera trop tard, répondit le premier en riant.
Laynne les vit poser les bagages et préparer un campement. Il n’aimait pas cela. Il pensa à une bande de déserteurs prêts à piller. Cela ne l’arrangeait pas du tout. Il avait faim et ces bougres allaient lui gâcher son repas. Il se sentit tiraillé. S’il laissait faire, il pourrait profiter de la confusion pour se régaler, mais l’idée lui déplaisait. S’il agissait, il allait se mêler de ce qui ne le regardait pas. L’idée lui déplaisait aussi, il ne pouvait en prévoir les conséquences. Il prit le parti d’attendre. Si les hommes attaquaient le village, il serait toujours temps d’intervenir tout en restant le plus discret possible. Il ne voulait pas que la présence d’un dragon soit signalée partout dans la région.
Le temps s’écoula doucement. Le mibur attaché à un arbre, renâclait de temps en temps. Lyanne décida de s’approcher de lui. L’animal était un gros et grand mâle. Il pensa immédiatement à une bête volée il y a peu. Il ne s’imaginait pas des gens comme ceux-là prendre soin des bêtes. Sans un bruit quand il fut au-dessus, il commença à se transformer en dragon. L’effet fut immédiat. Le mibur releva la tête, renifla bruyamment, se mit à mugir et, arrachant sa corde, prit la fuite en direction du village pour se mettre le plus loin possible de cette odeur terrible qui venait de lui toucher les naseaux. Il renversa deux hommes en s’enfuyant et alerta tous les autres. Il y eut des cris d’alerte et tous se mirent à courir pour arrêter l’animal qui prenait de la vitesse. Celui qui semblait être le chef, jura et hurla :
- Vite ! Vite ! Mais, bordel, plus vite, il va donner l’alerte…
Tous les hommes se mirent à courir les armes à la main poursuivant le mibur chargé d’or, pour aller attaquer le village. Lyanne qui les avait suivis, les éliminait les uns après les autres d’un coup de marteau en commençant par les moins rapides. Il était aidé par le sol inégal qui piégeait les autres, incapables de voir les mottes de terre dans la nuit. À l’approche du village, il vit sur les palissades les silhouettes des défenseurs. Ils avaient des arcs et attendaient que les assaillants soient à portée de tir. Quand le mibur atteignit les abords du village, les premières flèches volèrent. Lyanne comprit que les archers ne voyaient pas mieux dans la nuit que les assaillants. Il pensa qu’il avait l’avantage. Passant en vitesse de combat, il finit d’estourbir les agresseurs. Dans la nuit, on n’entendit plus que les vagissements d’un mibur affolé et les gémissements des hommes blessés. Les gens du village ne semblaient pas pressés de sortir voir ce qu’il se passait. Lyanne en profita. Devenant dragon, il se rua sur le troupeau qui passait la nuit dans le champ d’à côté. À la troisième bête, il s’arrêta : des hommes avec des lumières avaient trouvé le courage de sortir.
- Là-bas… ! hurla l’un d’eux, y a quequechose de rouge qui attaque les bêtes.
- J’vois rien, répondit une autre voix, mais c’est sûr qu’y a quequechose… Y gueuleraient pas comme ça autrement.
Quand les porteurs de torches arrivèrent, ils ne virent rien de plus qu’un troupeau affolé. Il fallut attendre le matin et la lumière du jour pour découvrir les flaques de sang par terre. Mais Lyanne était reparti.
Il pensait que le ventre plein, il retrouverait sa sérénité. Ce ne fut pas le cas. Le malaise persistait. C’est comme… C’est comme… il avait déjà senti cela mais sans vraiment pouvoir préciser.
Il décida de s'arrêter avec le jour. Un bois l'accueillit. Malgré la chute des feuilles, il trouva un refuge entre les troncs serrés d'un groupe de résineux. Il était tranquille. Personne ne le trouverait ici.
Il resta deux jours entiers à observer les environs. La région était traversée de groupes armés qui semblaient se suivre ou se poursuivre. Mais qui poursuivait qui ?
Il médita sans se faire voir. La question qui l’obsédait plus que savoir ce qu’il cherchait était de comprendre ce malaise qui ne faisait que croître en lui. Il sentait… Il sentait… Ce tiraillement intérieur qui devenait une déchirure, une brûlure, le dragon l’avait déjà senti avant… avant Shanga. Son esprit s’ouvrit à l’esprit du jeune dragon… Les souvenirs affluèrent. L’or ! L’OR ! Quelqu’un en voulait à son or ! Son sang ne fit qu’un tour avant de bouillir. Il sentit la colère, il devint colère. Dans la nuit, ce fut un rugissement puis un jaillissement de crocs et de griffes qui anéantit presque la troupe en armes qui patrouillait dans la plaine. Les survivants racontèrent qu’ils avaient croisé la route d’un monstre rouge qui avait disparu dans le ciel en rugissant. C’était tellement gros que plus de la moitié des hommes étaient morts de son simple passage.
Le dragon aveuglé par sa rage volait de toute la puissance de ses muscles. Son trésor, quelqu’un voulait toucher à son trésor. Il fit en peu de temps ce que le marcheur avait fait en cinq jours. Lyanne reprit le contrôle de lui-même quand la douleur envahit son corps trop sollicité. Cette réaction d’avant Shanga l’avait surpris. Il ne la pensait pas possible. En lui persistait la tension, intense, violente, de la colère. Il savait pourtant qu’il était trop loin de son ancienne grotte pour être efficace. Combien de jours lui faudrait-il ? hurlait le jeune dragon en lui pour espérer sauver son trésor. Lyanne entendit l’homme en lui dire que, s’il existait un moyen, seul le roi-dragon pouvait le connaître. Si cela ne calma pas ses ardeurs de vol, une écoute se fit. Oui, il existait un moyen… le même que celui dans les Montagnes Changeantes. Ce pouvoir était le sien. Il se força à l’immobilité du planeur, reposant son corps. Il ne lutta plus avec le vent venu avec la neige. Il ne lutta plus avec lui-même. Il lui fallait simplement être ce qu’il était. Il concentra son esprit sur l’étendue d’eau recouvrant son trésor. Avant même qu’il ait fini de l’évoquer, il la vit. La neige et le froid avaient bien habillé de blanc la vallée et la forêt. La nuit était encore noire. Pourtant sous son regard d’or, il vit…
Un campement s’était installé à l’orée de la forêt. Alors que l’hiver arrivait, tous les habitants habituels avaient pris leurs quartiers d’hiver dans des lieux plus hospitaliers, laissant le froid et le gel garder les lieux pour eux. Il sentit les esprits de nombreux hommes remplis d’avidité et de violence. Ils avaient le plan de détourner l’eau que la glace figeait puis de creuser pour déterrer le trésor,       sûrs que personne ne viendrait les déranger pendant l’hiver. Ils étaient assez nombreux pour réussir malgré des pertes déjà importantes. La moindre erreur pouvait se révéler fatale dans ce couloir où le vent venu du froid congelait un humain en quelques minutes. Déjà un barrage avait détourné le cours d’eau qui maintenant formait une cascade gelée plus loin. Les travaux devaient durer depuis plusieurs jours. Une cuvette de bonne taille était déjà vidée de sa glace. Sans eau courant sous la surface, le lac ne pouvait que geler. Les pilleurs pensaient creuser un puits d’accès au fur et à mesure que l’eau gèlerait. Le matin se levait quand la foudre rouge s’abattit sur eux. Si certains tentèrent de résister, la majorité mourut avant d’avoir compris. Quelques uns prirent la fuite. Lyanne les laissa. Sans logistique, ils seraient morts en quelques jours. Peut-être un ou deux plus vaillants, plus résistants et plus aguerris arriveraient à s’en sortir. Ce serait même une bonne chose. Rien ne vaut un bon récit de rencontre avec un dragon en colère pour calmer les imaginations les plus aventureuses.
Lyanne, grand dragon rouge, était posé au bord du lac dont il avait rétabli l’alimentation en eau. Sa colère se calmait peu à peu en regardant les corps gelés de ceux qu’il avait tués. Involontairement sa gorge laissait échapper un grondement sourd et menaçant. Rien ne bougeait autour de lui. Autour de lui la neige fondait. Sa rougeur était autant due à son ire qu’au feu qui l’habitait. Le jour passa suivi par la nuit. Quand la lumière revint, il n’avait pas bougé. Cela dura plusieurs jours.
-Tu vas encore grogner longtemps ?
La tête du dragon, grande comme une cabane, se tourna vers la voix qui venait de surgir. La petite silhouette lui rappelait quelqu’un. Son or était en sécurité, il le sentait. Il cessa de gronder.
-Voilà, c’est mieux !
Une main se leva, la paume vers le haut. La langue du dragon vint la lécher pour en capter l’odeur. Elle parlait de paix et de calme. Se retournant, la main se posa sur le mufle bouillant. Cela fit l’effet d’un baume.
- Toi, tu t’es perdu, reprit la voix.
Le dragon posa la tête au sol pour mieux ronronner. La main allait et venait sur les fines écailles près de l’œil.
- Maintenant, tu peux te reposer. Je suis là pour m’occuper de toi.
Doucement l’œil d’or se ferma. La petite silhouette, sans cesser de caresser la tête du dragon, fouilla dans un sac porté en bandoulière. D’une seule main, elle ouvrit un pot et vint le tenir sous les naseaux grands ouverts du saurien.
« Cela sent bon ! On se croirait… Oui, c’est cela …»
L’esprit du dragon dériva. Il revit des images. Il entendit de nouveau l’appel, l’appel impérieux qui le fit voler jusqu’à cette grotte où il avait commencé à accumuler son trésor. Il se rappela cette blessure qui lui avait valu l’Anneau. L’Anneau… L’Anneau de pouvoir qui donnait sens à sa quête. C’est l’Anneau qui l’avait appelé, non pas exactement. L’appelant était celui qui devait porter l’anneau quand il aurait fait Shanga. Il revit les petits hommes qui venaient pour voler ou tuer, tous ces petits hommes ridicules et puis… et puis, le petit homme différent. Déjà son odeur était différente et puis il avait su raconter son histoire et puis… et puis SHANGA !
Lyanne ouvrit les yeux. Sabda lui caressait doucement les écailles autour de l’œil droit. Elle continuait à parler. C’était comme une eau fraîche sur un corps brûlant.
- Sabda !
- Heureuse que tu reviennes, roi-dragon. J’ai eu peur pour ton esprit.
- Que s’est-il passé ?
- Quelqu’un a voulu toucher à ton or.
Un grondement lui sortit involontairement de la gueule.
- Tu vois ! Tu n’es pas guéri. Tu es resté attaché dans ton passé, à moins que ce soit lui qui n'arrive pas à se détacher de toi. Les charcs m’ont prévenue de ton retour. Ils étaient affolés par ce qu’ils ont vu. J’ai été voir le prince Qunienka qui m’a donné des hommes pour te venir en aide.
- Qunienka est là ?
- Bien sûr ! Il n’allait pas laisser son roi en danger. Heureusement une escouade mixte était dans la ville. C’est eux qui nous ont conduits jusqu’ici. Ma mère m’avait prévenue. La fièvre de l’or est une maladie fréquente chez les dragons. Elle peut même les tuer. Le prince m’a dit que tu n’étais ni un dragon libre, ni un dragon lié, cela te protège.
Lyanne ferma les yeux. Se laissant aller à la douceur d’une main sur ses écailles. Ce qu’il avait vécu là était important. Avec Sabda présente, il avait maintenant du temps pour comprendre. Il lui faudrait reprendre sa quête mais d’abord en finir avec le risque de son passé. 


242
Lyanne avait repris son chemin. Ce séjour dans son antre lui avait fait du bien. Cela lui avait permis surtout de comprendre que le passé était une page tournée et que depuis qu’il avait fait Shanga, il n’y était plus lié. Sa quête devait le mener vers une autre chose.    
Il volait sur les ailes du vent allant vers là où le soleil sortait de terre. Il était maintenant libéré de la soif de l’or.
Sabda avait un savoir différent de celui de sa mère. Elle portait en elle le secret des parfums. Elle avait par différentes préparations, amené Lyanne vers une paix intérieure. Elle lui avait dit :
- Je sais que jamais tu ne seras mon compagnon. Tu es tellement autre. Mais j’ai senti ce que disaient les esprits. Tu es une âme sœur.
Devant l’incompréhension de Lyanne, elle avait continué.
- Ma mère a œuvré pour que tu vives. Elle a lié ainsi son âme à la tienne. Quiloma a œuvré pour que tu vives, même s’il ne le savait pas. Je suis leur fille. Nous sommes liés depuis avant que je naisse. Aujourd’hui, je fais ce pourquoi je suis née : aider. J’ai senti avant que les charcs n’arrivent qu’un évènement perturbait le monde. J’ai senti que tu étais impliqué mais je te croyais loin, très loin. D’ailleurs tu étais loin mais pas de la manière où je le pensais.
Lyanne se rappelait qu’il lui avait fallu du temps pour se retrouver. Sabda l’impressionnait comme la Solvette. Elle avait ces capacités à ressentir et à soigner auxquelles il devait d’être de nouveau lui.
Ce temps passé en vol lui faisait du bien. L’exercice physique avait un effet relaxant. Sa quête était importante. Il ne ressentait cependant aucune urgence. Il s’arrêta chez la Tchaulevêté. Ce fut un temps simple et convivial. Tchavo, heureuse de sentir que sa sœur et leur père allaient bien, fut une hôtesse parfaite. La neige avait beaucoup fondu quand Lyanne décida de repartir. Les deux femmes l’accompagnèrent. Tchavo voulait voir Lyanne devenir dragon. Elle battit des mains quand le grand dragon rouge décolla. Lyanne était porteur d’un message pour Vodcha et son père. Il les retrouva dans la petite maison dans la forêt. Maester allait bien. Vodcha fut heureuse de voir Lyanne. La guérisseuse regarda le roi-dragon avec étonnement :
- Je te pensais loin, près de celui qui est comme une montagne.  
Lyanne fut surpris de cette remarque.
- Mais femme, où est ce personnage ?
- Je ne sais pas, grand être, la vérité est en toi.
Quand il repartit, Lyanne avait l’esprit empli de cette question. Où devait-il diriger sa quête ? Salcha avait désigné la direction du soleil levant. Il reprit cette direction. En survolant Ainval, il eut un sourire. Il sentit en dessous de lui la puissance contenue de Salcha.
Il arriva avec le lever de soleil au-dessus du coteau rejoignant la plaine. Il se laissa planer pour se poser en haut de la pente. Au loin, il avait vu une ville.
Lyanne avait repris forme humaine une fois la bête avalée. Il avançait dans la forêt se dirigeant vers la lisière quand il vit un autre homme. Sans se dépêcher, ni tenter de l’éviter, Lyanne continua son chemin. Il désirait rejoindre la route. La ville lui semblait une bonne opportunité pour en apprendre plus sur celui qui est grand comme une montagne. Il pensait à une légende locale, d’ici peut-être ou d’ailleurs plus loin vers le soleil levant.
L’homme l’entendit et se retourna. S’il avait le teint hâlé des gens qui vivent dehors, il avait le regard apeuré des gens pauvres qui attendent le prochain coup du sort.
- Tu l’as vu ? demanda-t-il à Lyanne.
- Vu qui ?
- La bête qui a attaqué le mibur !
- Une bête ?
- Une bête volante ! J’ai vu une grande ombre noire juste avant l’aube plonger vers le mibur qui s’était éloigné du troupeau. J’avais jamais rien vu d’aussi gros.
- Tu gardes les troupeaux ?
- Oui, je suis au Seigneur Etouble.
- Son nom m’est inconnu.
- D’où viens-tu pour ne pas connaître le Seigneur d’ici. Il a guerroyé sous les ordres de Yas qui l’a récompensé en lui donnant de nombreux fiefs.
- Je viens de très loin. Son nom est inconnu dans mon pays. Le nom de Yas est connu. Ses armées sont arrivées dans nos vallées.
- Il faut que je retrouve ce mibur ou ce qu’il en reste. Si je reviens sans, je vais me faire écorcher vif !
Lyanne vit le regard du gardien s’emplir de terreur à l’idée de retourner vers son maître.
- Si tu racontes ce que tu as vu, il comprendra.
- Non, tu ne le connais pas. Je ne peux rentrer sans savoir.
- J’ai bivouaqué non loin d’ici. J’ai entendu beaucoup de bruit ce matin. J’ai pensé à des bandits, puis tout est redevenu silencieux et personne ne s’est montré.
- Et c’était loin ?
- Viens, lui répondit Lyanne en faisant demi-tour. S’appuyant sur son bâton de pouvoir encapuchonné, il remonta la pente qu’il venait de descendre. Il se dirigea vers la clairière où il avait mangé sans y aller. L’homme qui le suivait, dit :
- Par là, il y a un espace dégagé ! Vu sa taille, la bête n’a pas pu se poser ailleurs.  
Prenant les devants, il prit la direction qu’il indiquait. Lyanne le suivit jusqu’à la clairière. Le jour était maintenant tout à fait levé. Il découvrit en même temps que l’homme la flaque de sang au sol.
L’homme tomba à genoux en se prenant la tête entre les mains :
- C’est pas possible ! C’est pas possible !
Lyanne s’approcha de lui.
- Mais c’est un mibur, simplement un mibur et tu étais impuissant devant une telle bête.
L’homme continua à se lamenter un moment. Le monde extérieur avait disparu pour lui. Il ne cessait de répéter :
- Il va m’écorcher vif ! Il va m’écorcher vif !
Lyanne se sentit bouleversé par ce qui arrivait. Sa faim de dragon avait des conséquences imprévues. Jusque-là, il n’avait mangé que des bêtes sauvages ou des bêtes prévues pour lui. Les souvenirs du jeune dragon remontèrent à la surface. Il avait déjà chassé comme cela et avait trouvé cela normal. Faire Shanga n’avait pas que des avantages, pensa-t-il. Sa conscience lui disait qu’il ne pourrait pas se rassasier comme il le voudrait dans cette plaine à la dense population. Il mit sa main sur l’épaule de l’homme et dit :
- Je vais t’accompagner et je dirai que j’ai vu la bête. Nous connaissons un être comme cela dans ma vallée, nous l’appelons dragon.
À ce nom, l’homme releva la tête :
- Un Gragon ? Comme dans la légende ?
- J’ignore tout de la légende du Gragon, répondit Lyanne.
- Je la connais mal, mais ma grand-mère me racontait que le Gragon viendrait me chercher, si je n’étais pas sage, pour m’emmener et me dévorer.
- Oui, ce que tu as vu pourrait être comme ce Gragon dont tu me parles.
- Le Seigneur Etouble ne voudra rien entendre. Perdre une bête est passible de mort ! Je suis perdu !
- Tu pourrais le dédommager.
- Je n’ai rien, répondit l’homme, même ce que j’ai sur le dos vient de lui.
- Que sais-tu d’autre sur les Gragons ? demanda Lyanne en s’interrogeant intérieurement sur ce qu’il pourrait faire pour éviter la colère d’un seigneur qui avait droit de vie et de mort.
- Les Gragons volent la nuit. Ils sont très grands, certains sont grands comme des montagnes. Celui-là doit être un petit s’il s’est contenté d’une seule bête.
Lyanne sursauta en entendant « ...grands comme des montagnes ». Il fallait qu’il en sache plus. Il eut une idée. Pendant que l’homme contemplait la tache que faisait le sang sur le sol, il fouilla tout autour du bout de son bâton. Il sortit de sa besace un croc de crammplacs et le laissa tomber à terre. Il appela l’homme :
- Regarde-là ce que je viens de trouver...
L’homme vint voir et fut comme hypnotisé par la dent qui gisait au sol.
- Oui ! Oui ! haleta-t-il, ça pourrait bien être au Gragon.
Il la ramassa.
- Mais c’est lourd !
- Si la bête est comme tu le décris, cela me semble normal. Trempe-la dans le sang, cela sera plus convaincant.
L’homme lui jeta un regard reconnaissant.
- Avec ça j’ai peut-être une chance.
- Je viens avec toi pour confirmer tes paroles.
L’homme regarda Lyanne comme s’il le voyait pour la première fois :
- Qui es-tu ?
- Je suis un forgeron, répondit Lyanne. Je cherche à découvrir le monde. Je m’arrête là où je peux travailler un temps et je repars quand mes yeux sont lassés du paysage.
- T’es un homme libre, alors ?
- Oui. Je suis mon maître.
L'homme reprit sa contemplation de la dent de crammplacs. Plus grande que ses mains, elle pouvait servir de dague en cas de besoin. C'est le rôle que Lyanne lui réservait jusque-là. Maintenant qu'elle était couverte de sang, elle allait pouvoir alimenter la légende des Gragons.     


243
Le seigneur Etouble regardait ce manant prosterné devant lui. On le lui avait amené pour qu'il entende de sa bouche les terribles nouvelles. Le Gragon qui avait été vu à Ainval aurait attaqué un mibur de ses troupeaux. Il jouait avec la dent de Gragon encore pleine de sang que son conseiller lui avait donnée. La bête qui avait de telles dents ne pouvait être que redoutable. La rumeur avait précédé le serf. Toute la ville était en émoi. On disait comme toujours n'importe quoi. Tout se mélangeait. Ce qui était arrivé à Saraya posait questions. Etouble avait reçu un messager personnel du général. Un peuple d'hommes en blanc les avaient attaqués et vaincus dans la ville citadelle de Ainval considérée comme imprenable. Ils étaient arrivés et repartis avec la neige. La plaine avait eu beaucoup de pluie et de vent sans être recouverte de blanc. Le Gragon ou dragon, Etouble ne savait pas bien ce qu'il fallait dire, avait été vu lors de cette bataille accompagnant les troupes d'un roi-dragon qui depuis serait reparti dans ses terres après avoir signé un traité avec Saraya. Etouble se sentait mal à l'aise avec cette nouvelle. Il avait bien fait de faire venir ce manant pour entendre de sa bouche le récit de l'attaque. En fait, il n'avait rien vu hormis une grosse masse sombre qui avait enlevé le mibur. Ce qui intéressait plus Etouble était la présence d'un étranger. En ces temps troublés, toute présence insolite pouvait être un signe de danger. Etouble l'avait fait convoquer. Restait à le trouver. L'étranger, qui se disait forgeron, avait été vu avec le manant quand ils étaient arrivés à la ferme. Il avait corroboré la version du gardien et avait repris son chemin. L'intendant dans son rapport, avait signalé qu'il était parti vers la ville. Etouble avait envoyé sa police à sa recherche.
Ils retrouvèrent Lyanne chez un forgeron de la ville. L'homme était grossier et malhabile. Son seul atout aux yeux de Lyanne était de l'avoir accepté comme compagnon. Avant l'arrivée des sergents de ville, il avait fait en deux jours ce que l'autre faisait en dix jours. Si le forgeron avait vu arriver avec angoisse le pandores, il fut  heureux de les voir emmener Lyanne. Il pensa qu'il n'aurait pas à le payer et que cela serait tout bénéfice pour lui.
La patrouille qui l'avait retrouvé, était composée de brutes dont le crâne épais ne comprenait que peu de choses. Ils avaient eu l'ordre de le ramener, pas de le rudoyer. C'est ainsi qu'il l'encadrèrent jusqu'au château  du Seigneur. En voyant la grosse bâtisse aux murs épais, sans grâce aucune, Lyanne pensa que son propriétaire devait lui ressembler. Il ne fut pas déçu.
Etouble était râblé. Son visage, couvert de cicatrices récupérées au combat, avait de quoi faire peur. Par moment, un tic lui déformait les traits, transformant sa face en un masque grimaçant. L'épée au côté, prête à être dégainée, était une solide rapière efficace et sans beauté. Il reçut Lyanne dans une pièce enfumée et sombre.
- Qui es-tu ? lui demanda Etouble.
- Un passant, répondit Lyanne debout entre deux gardes.
Derrière eux une troupe dépenaillée vivait bruyamment sa vie quotidienne, les obligeant à élever la voix. Etouble fronça les sourcils :
- Tu viens d'où ? Tu fais quoi ?
- Regarde cela, lui répondit Lyanne en lui tendant une plaquette
Le seigneur prit l'objet, le regarda et sursauta en reconnaissant le sceau de Saraya.
- Comment t'as obtenu cela ?
- J'ai travaillé pour lui et pour sa reine. J'ai forgé une arme.
Etouble se renfrogna. Le document qu'il avait en main, était un laissez-passer et un ordre de rendre-compte.
- Tu as rencontré le Général ?
- Oui, j'ai même mangé à sa table.
Lyanne sentit la bouffée de jalousie emplir son vis-à-vis. D'un geste brusque, il lui rendit sa plaquette.
- Qu'as-tu vu là-bas ?
- Peu de choses, je l'ai déjà dit à vos serviteurs.
- As-tu vu la bête ?
- Ce que j'ai vu, c'est son ombre sur le sol, une très grande ombre.
- Je ne sens pas ta peur.
- Où était la menace ? Dans mon pays, j'ai déjà vu un tel être. Chez nous, on dit que les légendes sont en train de prendre vie. Partout dans la ville les gens m'ont parlé de gragons, mais tout le monde ignore la légende. La connais-tu ?
Etouble fut décontenancé. Il s’attendait à voir quelqu’un d'impressionné de se trouver en face d’un puissant seigneur et il se retrouvait en position de celui qu’on interrogeait. Ce n’était pas normal. Ce forgeron n’en était peut-être pas un, peut-être était-ce un agent de Saraya qui faisait le tour du royaume pour le compte du roi. Il décida de le mettre à l’épreuve, tout en tirant bénéfice de la situation. Il posa de nouvelles questions à Lyanne sans tirer d’autres renseignements intéressants. Il lui parlait du vieux barde qui devait connaître toutes ces légendes poussiéreuses mais le rencontrer voulait dire qu’il fallait une contrepartie… Une épée par exemple, celle de la reine était fameuse.
- J'entends bien ta demande, seigneur Etouble. Une arme puissante est une chose difficile et exigeante qui a un prix. La reine y a laissé certaines choses auxquelles elle tenait. En la voyant, je me suis demandé qui sert qui.
Etouble eut un regard étonné. Que voulait dire cet homme avec son discours sur les armes ? Une épée est une épée, et tous les mages qui étaient passés trop près de lui n’avaient pas survécu à la traversée d’une bonne et robuste lame dans leurs entrailles.
- Fais-moi une arme et je dirai au vieux Nivyou de te raconter toutes les légendes qu’il sait… Ce vieux radoteur n’est d’ailleurs bon qu’à ça, dit le seigneur avec mépris.
- Comme tu le souhaites, mais sache que si moi je me contente de cela, ton arme sera peut-être plus exigeante.
Etouble se mit à rire d’un rire sonore qui fit se tourner les têtes. Lyanne sentit la vague de panique envahir les esprits en même temps que le silence se faisait. Son marteau fut dehors avant que l’épée de Etouble ne soit arrivée à sortir de son fourreau. Le tintement métallique fut bref et Etouble regarda sans comprendre le bout d’épée qui lui restait en main.
- Crois-tu, Seigneur Etouble, dit avec emphase Lyanne, que le roi Saraya m’aurait convié à sa table sans de bonnes raisons. Je ferai une épée pour toi, tu as proposé un marché, alors tiens ta promesse. Dans trois jours tu auras une arme comme tu n’en as jamais rêvée.
Ayant dit cela, sans attendre, Lyanne se retourna et s’en alla en remettant son marteau arme à sa ceinture, sous le regard médusé des hommes de Etouble qui n’osèrent pas intervenir devant l’immobilité de leur seigneur. Sentant le feu, Lyanne se dirigea vers la forge. Elle était dans un appentis un peu plus loin pour que le feu ne puisse se transmettre au château en cas d’accident. Il vit une sorte de géant, noir de poil et aux muscles proéminents qui s’échinait à taper sur du métal qu’il martyrisait.
- Tu frappes comme un sourd, dit Lyanne à l’homme. Tu ignores le cri du métal. Il souffre.
L’homme se retourna furibond et resta interdit, le marteau levé, en regardant Lyanne.
- TU… tu… tu es l’homme au marteau sacré, dit le forgeron en posant un genou à terre.
Ce fut au tour de Lyanne d’être surpris.
- Que dis-tu ?
- Je sais qui tu es… Je suis passé chez les Ouatalbi et j’ai appris d’un maître qui avait appris de l’homme au marteau sacré capable de faire des objets porteurs de puissance. Il m’a décrit ce marteau. Jamais je n’aurais pu penser que je te rencontrerais un jour. Ma forge est tienne, homme au marteau sacré.
Des images de forge dans un cratère lui revinrent en mémoire. Il revit Virnita et Ouldanabi. En regardant mieux le géant incliné devant lui, il lui trouva des ressemblances avec le forgeron des Ouatalbi. L’homme disait vrai.
- Donne-moi le métal, dit Lyanne qui déjà se tournait vers le foyer de la forge.
Le feu sembla rugir de plaisir quand Lyanne s’adressa à lui. La pièce fut bientôt comme il le désirait et en quelques coups de marteau bien appliqués, le forgeron Hodent, fils de Saill, vit apparaître le rond parfait de l’anneau qu’il confectionnait pour fixer dans les écuries.
Lyanne lui tendit la pince et l’anneau encore fumant, en lui demandant :
- Montre-moi tes réserves de métal. J’ai une commande pour le seigneur Etouble.
Posant brutalement la métal dans le seau où se refroidit en fumant et en sifflant, Hodent conduisit Lyanne vers un coin de l’appentis. Il traînait là des restes de faux ou de lances qu’il mit de côté.
- Le métal est pauvre, dit le roi-dragon en se relevant. Existe-t-il d’autres choses ?
Ils cherchèrent un moment sous les yeux de quelques soldats venus du château. Lyanne pensa qu’Etouble le faisait surveiller. Il rassembla ce qu’il avait trouvé et en fit un tas qu’il mit dans un creuset.
- J’ai besoin de bois, dit-il à Hodent. Ce feu est trop faible pour mes besoins.
Hodent tapa dans ses mains en hurlant :
- DEGALA ! DEGALA ! DU BOIS ! ET TOUT DE SUITE !
Un enfant sortit précipitamment d’une cachette pour courir vers un coin de la basse-cour et revint en portant des bûches presque aussi grosses que lui. Lyanne fit une grimace de dégoût. Jamais Kalgar n’aurait permis cela. Il ne dit rien et enfourna les bûches au fur et à mesure qu’elles arrivaient. Il laissa un moment le feu pour aller chercher, de la paille et du fumier sous le regard de plus en plus perplexe de Hodent. Lyanne prépara un mélange curieux le fumier avait un rôle à jouer. Il en remplit un seau, exigea de l’eau propre que Degala fut sommé de ramener et fit une sorte de pâte qu’il étendit dans un trou au sol. Se retournant alors vers le feu, il lui parla, disant des mots que personne ne comprit sauf le feu qui monta haut et fort.
La nouvelle s’était répandue de l’arrivée d’un forgeron étranger. Bientôt l'appentis fut entouré d’une foule de curieux, observant ce qu’il se passait.    
Lyanne, tout à sa chauffe, ne fit attention à rien. Dans un creuset sifflait et fumait le métal au contact des braises que Degala attisait du mieux qu’il pouvait. Hodent s’était reculé. La chaleur autour du feu était insupportable au point qu’il faisait arroser le toit de son abri pour qu’il ne prenne pas feu.
Cela dura une partie de la nuit. Plus le temps passait et plus la réputation de Lyanne grandissait. L’homme au marteau sacré possédait le pouvoir de résister au feu qui consumait maintenant les poutres malgré l’eau versée dessus. Il y eut un début de flamme, puis un autre. Les spectateurs reculèrent en poussant des cris. Le feu allait se propager. Lyanne leva la tête, regarda autour de lui l’agitation, puis levant les yeux vit l’embrasement du toit :
- ÇA SUFFIT , ordonna-t-il au feu qui commençait à courir sur les lauzes.
Sous les yeux écarquillés de ceux qui voyaient une catastrophe, le feu se fit rougeoiement, puis simple fumée. Lyanne avait déjà repris sa contemplation de son mélange. Cela dura ainsi toute la nuit. Autour de lui, les réactions allèrent de l’admiration sans borne de Hodent ou de Degala à la haine des peureux qui regardaient cela de loin.
Au petit matin, alors que la lumière du soleil rendait pâle le rouge du feu, Lyanne fit un signe à Hodent. Ils sortirent le creuset du feu et versèrent son contenu dans le creux qu’il avait préparé. Une fumée âcre et piquante s’en éleva.
- Bien, dit Lyanne quand le vent eut dispersé les effluves malodorantes, nous avons maintenant quelques temps. Allons nous restaurer !
Degala, petit homme à tout faire de la forge, servit le repas sous un auvent. Il amena des plats qu’il avait été chercher à la cuisine du maître. Il finissait quand Etouble arriva. Il était entouré de sa cour habituelle. Il paradait.
Si Hodent s’était levé brusquement, Lyanne était resté assis.
- Où en es-tu, forgeron ? demanda le seigneur.
- Le métal repose. Où est le conteur ? Il faut du temps au métal, j’aimerais l’entendre. Cela stimulerait mon travail.
Etouble fit un geste à un serviteur. Celui-ci s’inclina et partit en courant.
- Il va venir. Il va venir. J’espère que l’épée sera à la hauteur de ta réputation et de ton marteau sacré !
La dernière partie de la phrase était dite sur un ton ironique.
- Si jamais tu la rates...
La voix était menaçante. Tous ici la connaissaient. Nombreux étaient ceux qui en étaient morts. Ils furent d’autant plus surpris du rire de Lyanne.
- J’entends tes paroles, seigneur Etouble mais l’épée que je te remettrais sera exceptionnelle. Tu as promis de la prendre quel qu’en soit le prix pour toi. C’est toi qui devrais trembler. Le feu habite mes réalisations.
Ce fut au tour de Etouble de rire, mais son rire sonna faux. Déjà partout couraient des histoires sur ce forgeron qui maîtrisait le feu de son marteau sacré. Les gens du coin tremblaient à l’idée que les esprits pouvaient habiter parmi eux.
- Regarde bien, et vous aussi regardez bien. Je mange, je bois, je respire, je suis homme. Si mon savoir est grand, il est sans lien avec ces esprits que vous craignez tant. Allons, dit-il à Hodent, allons voir le métal.
Quand Lyanne se leva, les gens se poussèrent, même Etouble lui laissa la place.
Il se rapprocha de la forge. Les gens qui étaient autour, venus pour voir le toit qui ne brûlait pas et le métal rougeoyant qui reposait au sol, firent un couloir entre eux. Lyanne s’avança suivi de Hodent qui semblait complètement dépassé par les évènements. Quand Etouble se rapprocha, ce fut un sauve-qui-peut.
Lyanne mit un genou à terre. Il se pencha sur le lingot de métal.
- Bien, bien, murmura-t-il.
Il se releva et regarda Hodent.
- Je pourrais commencer ce soir.
Le serviteur qui s’avança, s’approcha de Etouble et lui murmura quelque chose à l’oreille. Ce dernier eut un petit sourire.
- Le conteur ne veut pas venir, forgeron. Il dit qu’il est trop vieux pour courir dans les cours.
Lyanne jeta un coup d’oeil au serviteur, puis à Etouble et s’adressant au premier, il lui dit :
- Va dire au maître conteur, que j’irai le voir plus tard.
Puis se tournant vers Etouble, il dit :
- Ton maître conteur commande ! Alors je vais forger.
D’un geste vif, il prit son marteau et tapa sur le lingot de métal, doucement. Il rendit un son bref.
Se relevant brutalement, il se tourna vers les badauds :
- PARTEZ ! PARTEZ TOUS !
Il se dirigea vers la forge sans attendre. Attrapant les bûches, il les jeta dans le foyer. Le feu se mit immédiatement à ronfler et à fumer. Des volutes lourdes et malodorantes se répandirent à terre, s’étalant sur le sol. Ce fut comme un signal quand le premier rang en sentit la puanteur. Tous prirent la fuite. Etouble mit un peu plus de dignité mais il ne resta bientôt plus personne.
- Ce n’est pas comme cela que les gens d’ici t’accepteront, dit Hodent.
- Waouh ! Tu m’apprendras, dis, tu m’apprendras ? demanda Degala.
Lyanne lui adressa un sourire.
- Peut-être… si tel est ton désir !
Avec une pince, il dégagea le lingot de sa gangue de boue.
- Je ne comprends pas, maître, dit Hodent, tu as dit que tu forgerais cette nuit et là tu vas le faire.
- Multiples sont les chemins qui mènent au résultat. Si l’un se ferme, l’autre s’ouvre.
Il posa le métal sur la pierre enclume.
- Tu vois, Hodent, là on va pouvoir l’allonger, simplement l’allonger.
Le marteau entra en action. Pour ceux qui étaient dans la cour, s’ils entendirent le bruit, ils ne virent rien. La fumée lourde et opaque continuait à cacher l’intérieur de la forge à leurs yeux.
Le martelage dura toute l’après-midi, entrecoupé du bruit des soufflets.
Hodent ne quittait pas des yeux le métal qui s’étirait, se pliait, s’étirait à nouveau. Il ne comprit pas pourquoi Lyanne après certaines chauffes passaient des herbes sur le métal puis le plongeait dans l’eau. Il ne comprenait pas, mais il enregistrait, se disant qu’il ferait lui aussi de belles armes s’il imitait l’homme au marteau sacré.
À la fin de la journée, un longue barre de métal était posée sur la pierre. Lyanne l’avait refroidie une dernière fois dans l’eau.
- Regarde bien, Hodent, avec une telle matière tes épées seront les meilleures. Je sais que tu retiendras tout cela.
Regardant le ciel, il ajouta :
- Le soleil va bientôt se coucher. Arrive l’heure des légendes. Je vais aller voir le conteur. Je te laisse la barre. Surveille-la bien. 


244
Lyanne laissa Hodent et Degala sous l’auvent. La nuit était maintenant noire. Le conteur habitait une hutte près de la haute cour. Etouble avait pour lui le respect qu’on doit à un compagnon de son père. Il ne pouvait le mettre dehors sans déshonorer la parole de son père, ancien seigneur de ce lieu.
Quand il approcha, il ne vit aucune lumière. On lui avait pourtant assuré de la présence du conteur en lui disant :
- Ce vieux fou de Nivyou, il ne bouge jamais.
La porte était branlante et ne résista pas quand il la poussa. C’était une cabane faite de branchages entrelacés dont les interstices avaient été comblés par de la boue. Dans un coin un feu de braises luisait doucement. Il repéra une silhouette assise à une table. L’homme leva la tête vers lui à son entrée. Il vit ses yeux blancs d’aveugle.
- Tu dois être cet étranger dont tout le monde parle, dit Nivyou d’une voix de basse bien timbrée.
- Tes oreilles sont exactes, conteur.
- Entre, si tu le peux.
- Ta parole est pour moi curieuse. Ta hutte est bien assez grande pour nous deux.
- Je te sens beaucoup plus grand que ce que tu montres.
- Tu es plus perspicace que beaucoup ici, conteur.
- Il y a bien longtemps que l’on ne m’a pas donné ce titre et voilà deux fois que tu l’emploies. J’ai plus souvent le droit à “vieux fou”.
- Ceux qui emploient de tels mots, que connaissent-ils de la sagesse ?
- Les bruits que j’ai entendus sont bien conformes à ce que je sens de ta présence. Il y a plus de puissance en toi que tout ce que contient cette ville. Que souhaites-tu, toi dont le savoir est déjà si grand ?
- Je désire entendre la légende des Gragons.
Nivyou partit d’un rire franc :
- Plus personne ne s’intéresse à cette légende. Les grands-êtres ont disparu depuis si longtemps que seuls restent ces récits.
- Pourtant, un gardien de troupeau a vu un être volant qui a attaqué un mibur. J’ai vu son ombre, elle est immense.
Nivyou se racla la gorge et garda le silence. Lyanne s’assit et attendit. Le temps passa. Dehors les activités s’arrêtaient les unes après les autres.
Nivyou murmura :
- Il y a une présence dehors.
- Je l’ai sentie, répondit Lyanne sur le même ton, il s’agit du jeune serviteur de la forge.
- Hum ! Ta présence l’attire.
- J’ai senti cela, conteur. Il est capable d’entendre la légende. Son esprit est vif et ouvert, beaucoup plus que beaucoup ici.
- Hi ! Hi ! Hi ! Ton jugement est bon. L’arrivée du seigneur Etouble a beaucoup fait pour les soldats et très peu pour les conteurs. Les Gragons… Les Gragons… Sais-tu déjà ce qu’étaient les Gragons ?
- J’attends tes paroles.
- Il y a bien longtemps. Les pères des pères de nos pères avaient déjà oublié la plus grande partie du savoir sur les Gragons quand le maître conteur de l'époque inventa cette légende, fixant ainsi le savoir des hommes. Il parlait de temps que les hommes ne savent pas compter. Le ciel était aux Gragons. Le passage d'un de ces grands êtres était une bénédiction. Chaque ville, chaque village gardait un enclos avec quelques bêtes pour les satisfaire. Leur appétit était légendaire. Ils étaient les protecteurs. Des monstres ravageaient la terre, tout en crocs et en carapace, ils ne craignaient pas les pauvres efforts des hommes. Le souffle de feu des Gragons était le seul rempart contre ces porteurs de mort. Malheureusement, leur nombre ne suffisait pas à combattre tous ces monstres. Des mages avaient réussi à se lier avec certains Gragons. Leurs services étaient fort chers, mais quand vos récoltes sont dévastées et que menace la famine, vous êtes prêts à beaucoup de sacrifices. C'est ainsi que vivait la caste des mages. Parfois, la chance souriait à un village. Un Gragon solitaire passant par là, nettoyait le pays de cette vermine immonde. La légende commence dans un village isolé, là-bas près de la mer. Venait de naître un enfant quand le guetteur hurla son cri. Tous les hommes se ruèrent sur leurs outils les plus tranchants. Certains firent des torches. Le tarasque arrivait. C'était une bête énorme. Courageusement les hommes attaquèrent qui avec sa fourche, qui avec sa torche. Pendant ce temps, les femmes aussi rapidement qu'elles purent, rassemblèrent des affaires et des provisions pour fuir dans les grottes de la falaise. Le tarasque affamé, avait entamé le combat. Ses pattes aux griffes puissantes, firent plus d'un mort. Il balaya les porteurs de torches comme on renverse les quilles dans un jeu. Quand presque tous les hommes furent à terre, les survivants fuirent aussi vite qu'ils le pouvaient, essayant d'entraîner le monstre loin de leurs maisons et de leurs maigres biens. Mais le tarasque avait faim. Délaissant les fuyards, il dévora les corps à terre, éventrant, déchirant de tous ses crocs les agonisants. De l'autre côté de la palissade, ce fut la panique. Les femmes retardataires, laissèrent tout tomber pour se mettre à l'abri. La jeune accouchée n'eut pas la force de s'enfuir. Épuisée par la difficulté de ce premier accouchement qui avait commencé le jour précédent, elle avait sombré dans un sommeil qui confinait au coma. Le bébé, petit être au teint sombre, vagissait dans son berceau ignorant des évènements qui se passaient autour de lui. Le tarasque affamé, leva son mufle pour prendre le vent. La nourriture n'était pas loin, il la sentait. La palissade, que les villageois avaient eu tant de peine à monter, s'effondra comme un fétu de paille. Le monstre poussa un glapissement rauque de satisfaction quand ce dernier obstacle céda. A chacun de ses mouvements, il détruisait quelque chose. Quand il ne le faisait pas par maladresse, il effondrait une hutte ou une maison pour la fouiller à la recherche de quelque chose à manger. Il détruisit la moitié du village avant qu'il ne renifle l'odeur de la viande fraîche. Le toit voisin ne résista pas. Il fouilla avec application les décombres sans trouver ce qu'il cherchait. Pourtant l'odeur n'était pas loin. Il bondit au milieu des débris qu'il avait lui-même faits, grattant frénétiquement le sol à la recherche de nourriture. Tout le monde sait que la seule obsession des tarasques était de se nourrir. De loin, les hommes le virent déblayer tout en grognant et hurlant de frustration. L'odeur était là et il ne pouvait l'avoir. Ils entendirent le cris de victoire du monstre quand il vit le mibur s'échapper de sa cachette. L'animal n'avait pas fait vingt pas que le grand tarasque lui sautait dessus pour le dévorer. Dans les bois, plus loin, le chaman tentait d'influencer les esprits pour sauver ce qui restait du village. Ses litanies étaient couvertes par les cris du monstre toujours affamé qui était reparti sur une nouvelle piste. Il égorgea les quelques bêtes que les villageoises n'avaient pas réussi à emmener avec elles dans les grottes de la falaise surplombant la mer. Brusquement, le tarasque s'immobilisa. Dans le silence revenu, on entendit distinctement les pleurs d'un bébé. Cela rendit le tarasque comme fou. Laissant les carcasses à demi-dévorées, il se précipita vers l'origine des cris, arrachant tout sur son passage. Arrivé près d'un morceau de palissade resté debout, il s'arrêta un instant pour écouter à nouveau. Et il bondit sur la hutte encore debout, l'éventrant à grands coups de patte, envoyant voler des débris en tous sens. Dans le bois, un homme tomba à genoux en pleurant. Un des présents s'approcha en lui mettant la main sur l'épaule. Tout le monde avait compris. La mère et l'enfant, ce premier fils tant attendu, étaient perdus. Le tarasque hurla sa victoire et plongea son mufle dans la cabane. Il en ressortit avec un corps qu'il avala en quelques bouchées. Il allait replonger dans les débris pour saisir le nourrisson quand surgit un Gragon. C'était un grand Gragon femelle, au ventre rond des porteuses d’œufs. Elle souffla son souffle ardent sur le dos du tarasque qui hurla. Il se dressa sur ses pattes arrières essayant de saisir le Gragon sans y réussir. Quand il vit le grand être virer sur l'aile et revenir, le monstre battit en retraite. Il hurla à nouveau en accélérant quand la langue de feu lui atteignit le dos. Le Gragon continua sa chasse, poursuivant le tarasque qui freinant brutalement, échappa à la fin de l'attaque. Il fit demi-tour repartant vers le village, provoquant des cris de désespoir chez les hommes à l'orée du bois. Le Gragon reprit sa poursuite, arrivant sur les talons du tarasque en rase-motte. Si les flammes firent encore accélérer l'immonde bête, elles enflammèrent les débris des maisons. Le tarasque freina de toute la force de ses six pattes quand il arriva au bord de la falaise. N'ayant pas d'autre choix, il fit volte-face et se dressa sur ses pattes arrières. Le Gragon lancé à pleine vitesse, ne put l'éviter. Le choc vu de loin, sembla se dérouler au ralenti. Le tarasque bascula en arrière et le Gragon se retrouva à terre, comme étourdi. La terre trembla quand la lourde bête heurta les rochers en bas de la falaise. Son hurlement fut étouffé par les vagues qui le réduisirent au silence. Le Gragon accroché de toutes ses griffes  au bord de la falaise, poussa un cri, puis se laissa tomber dans un vol plané. Les hommes dans le bois, virent partir la femelle Gragon.
- Elle doit être pressée d'aller pondre vu le ventre qu'elle a, dit l'un d'eux.
Ils n'attendirent pas la réponse. Tous se mirent à courir pour revenir au village sauver ce qui pouvait l'être.
En arrivant, ils constatèrent, toutes les huttes étaient détruites sauf quelques unes plus près du bord de la falaise. Fman qui avait vu sa femme se faire dévorer, se mit frénétiquement à fouiller les décombres de sa maison, guidé par les pleurs de l'enfant qui maintenant hurlait de faim. Si quelques hommes étaient avec lui, les autres étaient partis vers les refuges. Ainsi s'appelait le réseau de grottes dans la falaise. On y accédait par un étroit chemin qu'aucun tarasque ne pouvait suivre et l'ouverture même des grottes, juste assez grande pour un mibur, constituait une protection efficace. Ils allèrent prévenir les femmes qui remontèrent vers le village. Ce fut à ce moment-là que Lmon découvrit une grosse boule brune. Comme elle était là où s'était posé le Gragon, tout le monde en conclut que c'était un œuf de Gragon.
Tout le monde fut d’accord pour dire qu’on ne jouait pas avec un oeuf de Gragon. Il fut recueilli et déposé dans une niche creusée à même le rocher. Les gens du village, le chaman en tête, espéraient que si un Gragon naissait, ce serait leur Gragon et qu’il les protégerait contre tous les tarasques…
Les premiers jours, tout le monde vint le voir, le toucher, le sentir. Comme rien ne se passait et que le village avait besoin de bras, on le laissa là. Le rocher creux marquait l’entrée du chemin menant aux grottes refuges. Personne n’aimait y aller sauf en cas d’alerte. Quant au fils de Fman, il commença sa vie en étant mis en nourrice chez la femme de Lmon qui avait perdu son bébé de fièvre un peu avant l’attaque. Une saison passa. Le soleil fut généreux et les récoltes poussèrent bien. Les voisins d’autres villages restèrent sur leurs terres. Personne n’essaya de savoir pourquoi. Cette année-là, il n’y eut pas de razzia. Pour un étranger, le village avait repris un aspect normal. Seuls les villageois voyaient encore çà et là les traces du passage du monstre. Les huttes étaient moins nombreuses qu’avant. Le fils de Fman fut présenté. On le tint au-dessus du vide en demandant s’il était de la race des hommes ou de celle des esprits. Fman vint. Tout orné de feuilles et de branches, il réclama cet enfant comme étant un petit homme, fils d’un homme. On lui donna le nom de Nmin. Maintenant qu’il était sevré, il allait et venait dans le village. Quand il découvrit l’oeuf avec les autres garnements, ils ne comprirent pas ce que cela représentait. Ils avaient entendu parler de tarasques et de Gragons, mais n’ayant jamais vu ni l’un ni l’autre, ils en ignoraient la forme. Pour eux ce ne fut qu’une balle qu’ils emmenèrent dans la première salle sous la falaise pour jouer entre eux. Ils se lassèrent vite. Trop lourde et peu capable de rebondir, ils la laissèrent dans un coin près de la muraille sans plus s’en occuper. C’est là, après leur départ, un soir, que se déchira la membrane de l’oeuf. Le Gragon qui en sortit était tout petit et tout gris. Dès qu’il put, il se réfugia dans une niche creusée dans la paroi. C’est là que Nmin le découvrit. Il le prit tout d’abord pour une statue, en s’étonnant de ne pas l’avoir remarquée plus tôt. C’est en voulant la saisir qu’il comprit son erreur. La gueule du Gragon se referma sur sa main. Nmin hurla, le Gragon piailla, relâchant son étreinte, et tenta de s’envoler pitoyablement vers un abri. Nmin se tenant la main, fut prit de pitié pour ce drôle d’oiseau gris qui semblait si maladroit. Il pensa qu’il pourrait peut-être l’apprivoiser ce qui le ferait passer pour un héros aux yeux des autres qui le traitaient toujours de bébé. Restait à le faire. Nmin du haut de sa première saison, chercha comment il pouvait faire pour l’apprivoiser. Une idée lui vint.
- Bouge pas, Bestiole… Bouge pas, je reviens.
Le Gragon pencha la tête en l'écoutant comme s'il l'avait compris et se renfonça tout au fond de cette niche refuge.
Nmin courut chercher de la nourriture. Il se posa la question de ce que pouvait manger un tel oiseau. Il ne ressemblait pas aux piafs que son père ramenait parfois, petites boules de plumes colorées. Ce devait être une sorte d’oiseau des cavernes, tout gris et sans plume. Il fouilla dans les déchets de ce qui avait été mangé, n’osant pas prendre dans les provisions.
Il ramena des ossements sur lesquels restait de la viande, trop cuite d’ailleurs et divers autres rogatons dont sembla se régaler son drôle d’oiseau. Une fois rassasié, l’oiseau tendit le cou vers Nmin. Celui-ci un peu impressionné, tenant sa main mordue à l’abri, le laissa s’approcher. L’animal émit une sorte de grondement sourd et posa sa tête sur l’épaule de Nmin. Il le laissa faire et de sa main valide, il caressa le cou de l’oiseau. Il était doux. L’animal gronda plus fort, fermant les yeux, semblant apprécier ce qui se passait. Ils restèrent ainsi un moment. Nmin était content. Cet ami-là, personne ne pourrait lui enlever. Leur amitié se renforça au fur et à mesure qu’il lui amenait à manger. Le temps passa. Nmin fut confronté à une question. Comment l’appeler ? Il voyait bien que ce drôle d’oiseau, qui maintenant se nourrissait tout seul la nuit, avait une envergure importante. Le nom devait être en rapport. C’est en arrivant un matin que l’idée lui vint. Il venait de se faire mettre à mal par les autres enfants, encore une fois. Petit en taille et en carrure, il était régulièrement le souffre-douleur de la bande d’enfants qui parcourait le village. Son seul refuge était ces grottes. Les autres n’osaient pas s’y aventurer. On y entendait des bruits et on voyait des ombres plus qu’inquiétantes. Quand il se sauvait, poursuivi par l’un ou l’autre, il se réfugiait ici. Les autres n’osaient pas le suivre dans ces couloirs trop sombres où devaient régner les mauvais esprits. La notion de vengeance lui vint à l’esprit. Cet oiseau, par sa seule présence, serait sa vengeance. Il l’appela Mossaro, du nom de celui qui est désigné pour aller porter la vengeance entre les villages.
Quand arriva la saison du vent du large, celle qui amène la pluie et les tempêtes, Nmin n’avait toujours pas réussi à convaincre Mossaro de sortir au grand jour. Un jour qu’il était encore plus triste que d’habitude, Nmin posa sa tête contre celle de Mossaro. Les grands yeux allongés maintenant entourés de fines écailles brillaient comme du métal jaune. Il fut comme happé par ce regard.
- “Manger ! Manger du vivant !”
Nmin se recula vivement. Quelle était cette voix ? Il regarda tout autour de lui mais il était seul, seul avec son animal. Il le regarda curieusement.
- Tu parles ?
Seul le silence lui répondit. Mossaro approcha la tête de Nmin. Elle était maintenant presque aussi grosse que son torse. Il pensa : “encore un peu et il n’entrera plus ici !”
- “ Non, il me faudra un autre lieu !”
De nouveau, il sursauta. Il n’avait pas rêvé. Mossaro ne parlait pas mais s’adressait quand même à lui. Il le regarda dans les yeux :
- Je vais te chercher cela. Il y a, pas très loin, une petite rivière qui coule jusqu’à la mer. J’ai vu un grand trou assez haut. J’irai voir si cela peut te convenir.
Mossaro répondit par ce grondement sourd qu’il faisait quand il était heureux.
Nmin savait qu'il allait se faire disputer, mais il avait promis à Mossaro d'aller voir. Les adultes étaient déjà tous rentrés à l'abri. la tempête arrivait. Le vent soufflait déjà fort et la pluie cinglait la région. Dans la combe, Nmin était encore relativement à l'abri. Il tentait de se hisser vers la cavité qu'il avait repérée. La végétation assez dense de la pente, l'aidait. Il ne lui restait que peu de temps pour gagner un abri. Avant la fin de la journée, le hurlement du vent couvrirait tous les bruits et malheur à ce qui n'avait pas été attaché. Quand il arriva juste en dessous de l'entrée, il jura. Il y avait là une marche de pierre trop grande pour lui. Il se déplaça avec précaution vers le chemin qui lui sembla le moins difficile. Quelques vagues racines lui permirent de s'accrocher. Il se félicitait de ne pas être trop lourd. Il était agrippé à une liane qui lui offrait une bonne chance de passer l'obstacle quand un brusque coup de vent le prit violemment par en-dessous. Il se cramponna de toutes ses forces et ferma les yeux. Il se sentit soulevé, emporté. La liane se tendit, l'obligeant à resserrer sa prise. Il hurla de peur tout en sachant que personne ne serait là pour l'entendre. Il se sentait comme un drapeau secoué par le vent. Brutalement, alors que la pluie l'avait détrempé, il sentit la rupture de la liane. Il resta comme suspendu un court instant et heurta brutalement quelque chose de dur. Il perdit conscience.
Quand il revint à lui, il avait chaud. Il était confortablement installé sur un lit de mousse. Un doux grondement le berçait. Nmin ouvrit les yeux. Mossaro était là, lové autour de lui. Il ne l'avait jamais vu aussi grand. Il avait cessé d'être gris. Sa peau s'était couverte de sorte d'écailles comme les poissons, aussi brillantes que les poissons. Il avait déjà vu cela une fois, c'est quand Flin, le chef du village, avait montré sa puissance en sortant un couteau qui avait la même brillance. Il était bien, il se rendormit.
Il faisait grand jour quand il se réveilla. Mossaro n’était pas là. Il se leva pour aller jusqu’au bord de la caverne. Il recula devant le vide. Il se demanda comment il avait pu monter sur cette corniche. Il se rappela vaguement la liane. Maintenant se posait la question de sa descente. Son père devait être fou d’inquiétude sans parler de la femme de Lmon qui l’avait nourri. Il appela :
- Mossaro ! Mossaro !
Sa voix semblait trop faible dans ce vent qui soufflait encore. Une ombre lui cacha la lumière, lui faisant peur. Il se recula dans la partie la plus sombre de la grotte. Ce fut juste assez rapide pour permettre à Mossaro d’atterrir. Immédiatement, ouvrant sa large gueule, il fit tomber des poissons devant Nmin. Ce fut à ce moment-là qu’il s’aperçut combien il avait faim. Il rassembla de la mousse et quelques branchages. Il avait déjà vu son père faire du feu. On frottait du bois contre du bois en tournant très vite et cela prenait. Il tenta une fois, deux fois sans succès. Cela lui donna envie de pleurer. Mossaro lui donna des petits coups de museau comme s’il voulait que Nmin se pousse. Fatigué par son effort pour enflammer ce qu’il avait préparé, il se laissa faire. Avec de petits cris, Mossaro approcha son museau du tas de brindilles et doucement fit jaillir de sa gueule ce que Nmin n’aurait jamais osé espérer. Mossaro était un oiseau cracheur de feu. Nmin comprit alors son erreur. Les seuls êtres capables de cracher du feu étaient les Gragons. Mossaro n’était pas un drôle d’oiseau nocturne, Mossaro était un Gragon et son ami. L’émotion lui serra la gorge. Nmin se jeta au cou du Gragon qui, surpris, fit en bond en arrière et bascula dans le vide. Nmin, entraîné par le mouvement, s’accrocha de toutes ses forces. D’un mouvement fluide et puissant, Mossaro avait déployé ses ailes et fait un demi-tour pour que Nmin se retrouve sur son dos, à la racine du cou. Le grand être se laissa glisser sur le vent qui le portait, emmenant Nmin qui n’en croyait pas ses yeux. Ils volaient…
- « Tu aimes, Nmin ? »
Les paroles s’inscrivirent dans sa tête comme s’il les avaient entendues.
- J’ADORE, hurla-t-il pour couvrir le bruit du vent.
- « Tu n’as pas besoin de hurler comme cela, je t’entends où que tu sois ! »
Au-dessus de la mer, Mossaro lui fit découvrir tout ce qu’il savait faire en vol, éclatant de rire chaque fois qu’il surprenait Nmin. Au bout d’un moment, il se mit à voler un peu au-dessus de la surface de la mer.
- « Tu vois, là-bas, le trait blanc ? »
- Oui, je le vois.
- « C’est ton village. On y va ? »
- OUIIII !
Mossaro reprit ses puissants battements d’ailes et prit de la vitesse. Nmin avait trouvé un endroit à l’abri du vent derrière une écaille presque transparente, comme si l’endroit avait été fait pour lui.
- « Tu penses bien, Nmin. Tu es moi et je suis toi. Alors quand un Gragon se lie à un humain, cet endroit se crée pour l’accueillir. »
Nmin se mit à rire de bonheur. Jamais, il n’avait pensé pouvoir être aussi heureux.
La vitesse de Mossaro devint prodigieuse. Les falaises si lointaines il y a un instant, devinrent un mur grandissant à toute vitesse. Nmin eut presque peur, mais Mossaro savait, cela ne pouvait être autrement. Cambrant ses ailes il fit une chandelle qui lui fit raser la paroi de roches blanches. Telle la plus rapide des flèches, ils surgirent du gouffre, effrayant les humains qui vaquaient à leurs occupations. Il y eut des cris :
- Un Gragon ! UN GRAGON !
Mossaro fit un tour du village à basse altitude en regardant les humains s’agiter en-dessous. Nmin lui dit :
- Je ne vois rien !
- « Ferme les yeux, Nmin et regarde ! »
Étonné, il fit ce que lui commandait Mossaro. Il poussa un nouveau cri de surprise. Il voyait ce que voyait Mossaro. C’était extraordinaire. Il voyait tout l’ensemble du village et en même temps, il pouvait détailler le moindre recoin. Il vit son père, la main au-dessus des yeux, qu’il avait plissés, regarder le Gragon volant. Il vit Lmon sortir de sa hutte suivi de sa femme. Il vit même Flin, le couteau à la main et le chaman qui s’était arrêté en pleine cérémonie d’offrande au totem du village.
- « On se pose ? »
- On se pose !
Il y eut des mouvements de panique quand le Gragon, arrivant à grande vitesse, bloqua son mouvement d'une brusque cambrure des ailes pour se poser sur la place du village.
Puis ce furent des cris de joie. Un Gragon dans le village était signe de bénédiction. Pourtant personne n’osait approcher. Nmin se dégagea de sa place et apparut sur le dos du Gragon. Il y eut de nouveaux cris, à commencer par son père et sa nourrice. Nmin se rengorgea en voyant les regards plus qu’envieux que lui jetèrent les autres enfants. Il descendit de son perchoir pour être accueilli par le chef du village et le chaman. Celui-ci, revêtu de son habit de cérémonie, s’approcha en faisant force courbettes devant le Gragon.
- « Il est curieux ce petit homme »...
Nmin n’osa pas lui répondre directement. Il émit juste la pensée que c’était le chaman et que ce dernier était un grand sorcier plein de pouvoirs qui pouvait donner la vie ou la mort. Cela fit rire Mossaro.
- « Est-il aussi puissant que tu le dis ? J’ai vu dans l’esprit des gens qu’il n’avait rien fait contre le tarasque. »
Nmin se renfrogna.
- Les tarasques sont des monstres pleins de malice. Que peut un homme contre eux ?
Il avait parlé tout fort. Les gens autour ne comprirent pas tout de suite à qui il s’adressait et puis la compréhension se fit dans leur esprit. Leur regard sur Nmin changea à nouveau. Il parlait aux Gragons. Il était donc plus fort que le chaman. Est-ce qu’il allait garder le Gragon dans le village ? Certains pensaient que plus jamais ils ne risqueraient de se trouver aux prises avec un tarasque, pendant que d’autres pensaient au coût de l’entretien d’un Gragon.
- C’est que ça mange, ces bêtes-là, murmura une femme à sa voisine. Si on doit le nourrir tout le temps, on va mourir de faim avant peu.
Nmin était perturbé par tout ce flot de pensées que Mossaro lui transmettait. Sans ouvrir la bouche, il dit :
- « Tu entends vraiment tout ça ? »
- « Oui, et d’autres choses qu’ils ne savent même pas qu’ils pensent. »
La gêne s’installa. Qu’allait-on faire ? Comment se conduit-on avec un Gragon ? Et puis Nmin, qu’allait-il devenir ?
Flin prit la parole après s’être concerté avec le chaman.
- Nous allons faire une grande fête. Les villages voisins viendront. Nous leur montrerons que nous avons un Gragon, parce que bien sûr, Nmin sera notre relais auprès du Gragon…
- « Je crois qu’il n’a rien compris », pensa Mossaro.
- « Mais c’est le chef », lui répondit Nmin.
- « Et cela ne l’autorise pas à faire ce qu’il dit. »
- « Tu ne serais pas content de pouvoir manger ? »
- « Effectivement, s’il y a un banquet ».
Pendant leur échange, Flin avait continué son discours. Nmin n’avait pas écouté, mais la fin parlait des étapes de l’organisation. Les taches furent distribuées et bientôt, les uns après les autres, les villageois partirent faire ce qu’il y avait à faire. Cela se fit d’autant plus vite que la pluie s’était remise à tomber.
- « On devrait rentrer à la grotte », dit Mossaro.
Nmin approuva. Il ne savait pas vraiment à quoi il s’attendait en atterrissant là, mais il repartait insatisfait. Il ne se sentait pas intérieurement en paix. Le vol de retour vers la grotte le détendit. Sur le dos de Mossaro, il oubliait tout, se laissant aller au plaisir
Quelques jours plus tard, alors que de voir le Gragon devenait une routine pour le village, revint un porteur de message. Il arrivait du village situé à une journée de chez eux. L’homme avait une mine sombre. Quand il s’approcha de Flin pour délivrer son message, tout le monde avait compris… Un tarasque était signalé. Cela leur rappela de mauvais souvenirs. Le monstre qui avait presque détruit le village, venait déjà de ce village. Les avis furent partagés. Certains pensaient qu’on ne risquait rien avec un Gragon dans le village, d’autres le trouvaient trop petit et trop jeune pour venir à bout de la bête décrite par le messager.
Mossaro se promenait quelque part. Nmin avait repris ses activités normales. Les travaux n’attendaient pas. La saison des pluies permettait que poussent les récoltes. Il fallait lutter contre les nuisibles, qu’ils soient animaux ou végétaux. Il fallait beaucoup de temps pour faire cela. Quand il avait vu le Gragon, le père de Nmin avait décidé de défricher un peu plus pour avoir un champ de plus. C’était un pari sur l’avenir. Fman prenait le pari qu’aucun tarasque ne viendrait détruire les récoltes et manger les animaux. En apprenant ce qui se passait à Gianthad, il douta. Le messager parlait d’un monstre plus gros que celui des saisons passées. Ses pensées influençaient Nmin qui ne savait plus ce qu’il devait croire. Il avait posé la question à Mossaro à son retour qui avait répondu de manière énigmatique :
- « Quand un tarasque est gros, le Gragon est gros ».
Pour Mossaro, c’était tellement évident qu’il ne voyait pas ce qu’il devait expliquer.
- « Viens », dit-il alors à Nmin. « On va aller à Gianthad. Ce n’est pas très loin. »
Pour Nmin qui pensait comme un piéton, la proposition de Mossaro lui semblait irréaliste. Pensant qu’il allait voler et échapper aux corvées, il acquiesça tout de suite. Il se retrouva bientôt à sa place sur le dos du Gragon. A chaque fois, c’était la même joie, la même découverte, le même plaisir. Il ne leur fallut pas longtemps pour rejoindre   Gianthad. Cela étonnait toujours Nmin. Il découvrit le village de haut. Bientôt, il repéra le tarasque. Gianthad était un bourg beaucoup plus grand que leur village. Les troupeaux y étaient nombreux. C’est sur l’un deux que s’acharnait la bête, décapitant les mibur aussi facilement qu’on fait tomber un fruit mûr. Bloqué par les haies d’épineux, le troupeau ne pouvait que tourner en rond sans pouvoir s’échapper. Dans les autres parcelles, des hommes, tout en restant le plus discret possible, tentaient de sauver ce qui pouvait l’être. Nmin sentit sa colère monter comme celle de Mossaro. Ces monstres méritaient la mort. Leurs victimes criaient vengeance. Si Nmin en était convaincu, il ne voyait pas comment son petit Gragon allait attaquer une bête plus grosse que lui.
Mossaro fit un survol du champ. Le tarasque tout occupé à dévorer ses proies, ne fit pas attention à ce qui se passait au-dessus de lui. Mossaro prit de la hauteur. Nmin vit le sol s'éloigner à toute vitesse. Tout rapetissait rapidement. Même s'il n'avait pas beaucoup volé, le phénomène lui sembla étrange. C'est comme si... Il décrocha du regard de Mossaro pour regarder autour de lui. Il poussa un cri de surprise.
- « Tu ne savais pas, Nmin ? Les Gragons peuvent choisir leur taille. »
Mossaro à cette taille, n'aurait pas tenu dans la grotte de la falaise. Il était maintenant plus gros que le tarasque. Il vira et se mit en piqué. Nmin qui ne voulait rien perdre de la confrontation, fondit son regard dans celui du Gragon. L'instinct du tarasque avait dû l'avertir, car lâchant le mibur qu'il dévorait, il tourna la tête en tous sens. Il n'eut pas le temps d'éviter l'attaque de Mossaro. Les flammes lui léchèrent le dos. Nmin fut impressionné par la taille qu’avait prise le Gragon. Il était maintenant deux fois plus grand que le monstre qui, sur ses pattes, était haut comme deux hommes. Le tarasque hurla et tenta de fuir. Il fut ralenti par la haie. Plus que les longues épines, ce fut la dureté des troncs qui le bloqua un temps. Mossaro en profita pour revenir à la charge. Le monstre se battait encore avec les branches qui l'entravaient quand les griffes du Gragon lui labourèrent le dos. Son cri fut entendu jusqu'à Gianthad. Le sang toxique de la bête se  répandit sur le sol y créant de vastes taches brûlées. Mossaro de nouveau piqua, crachant son feu sur le tarasque qui, après s'être libéré des arbustes, galopait pour échapper à la chaleur. Quand le Gragon passa au-dessus du monstre, celui-ci fit un prodigieux bond en l'air de toute la puissance de ses six pattes. Nmin entendit claquer la monstrueuse mâchoire à quelques coudées de son abri. Le combat continua ainsi. Mossaro avait l'avantage. Le tarasque devait se protéger du feu, en particulier, il devait fermer les yeux, ce qui donnait un avantage certain au Gragon. Nmin vivait cela aussi intensément que Mossaro. Quand arriva l'hallali une foule s’était rassemblée pour voir les derniers moments de la bête honnie. Quand se furent apaisés les derniers soubresauts du tarasque, ce fut une explosion de joie. Quand Nmin descendit du dos de Mossaro, l'ovation fut tellement gigantesque qu'il ne l'oublia jamais. La fête fut à la hauteur de l'événement. Bientôt dans la région, on ne parla plus que du Gragon de Nmin. Certains même espéraient que leur seule présence suffirait à éloigner les tarasques. Mais si la bête est puissante, elle ne raisonne pas, elle ne sait que chasser.
Ils étaient encore à être fêtés quand arriva un homme qui se présenta à Nmin  :
- Mon Maître est prêt à payer cher pour que vous le débarrassiez du tarasque qui hante ses terres. Il vous sera éternellement reconnaissant de faire cela pour lui.
Nmin qui entretenait maintenant une relation mentale continue avec Mossaro, n'eut même pas besoin de lui demander.
- « Si c'est pour revivre ce qu'on vient de vivre, alors je suis partant  ! »
C'est ainsi qu'ils repartirent à la chasse au tarasque. C'était une femelle. Le combat fut plus difficile, mais Mossaro en vint à bout. C'est au moment de l'hallali que Nmin repéra par les yeux de Mossaro les petits. Ils comprirent alors pourquoi, elle n'avait pas changé de lieu comme les autres monstres. Ses petits l'avaient bloquée dans ce territoire. Il y en avait deux qui avaient déjà la taille d'un grand humain. Si l'un se traînait et fut rapide à éliminer, l'autre opposa une résistance farouche comme un grand.
De nouveau, ils furent fêtés comme des sauveurs, mais cela ne dura pas. De nouveau, on vint implorer leur aide pour une nouvelle éradication. Ce fut ainsi pendant des lunes et des lunes jusqu'à ce qu'un jour, ce soit le roi qui demande leur aide. Mossaro en fut ravi  :
- « On va pouvoir lui demander de l'or ! »
L’œil de Mossaro en était devenu brillant de désir. Nmin sourit à l'idée de voir le roi et surtout d'avoir de l'or.
Quand le Gragon se présenta en vol près de la capitale, ce fut comme un signal pour une fête malgré la situation. La ville était quasiment en état de siège avec plusieurs tarasques tournant autour. Les troupes avaient tenté d'éliminer les monstres, mais ils avaient subi de très fortes pertes sans pouvoir en éliminer un. Ils avaient blessé une des bêtes sans autre résultat que la colère des tarasques qui étaient venus attaquer les remparts. Les hauts murs bloquaient le passage des monstres. Si ceux-ci tentaient de monter, des meurtrières permettaient de les repousser avec des baliveaux qui, malheureusement, ne résistaient pas aux violents coups de pattes. Alors que Mossaro se posait, on entendit les cris des tarasques qui, eux aussi, l'avaient repéré.
Le roi avait bien fait les choses. Mossaro et Nmin furent accueillis comme personne ne les avait jamais accueillis. On leur donna de l’or, et de bonnes choses à manger. Mossaro prit l’or dans sa gueule quand Nmin s'empiffrait de sucreries. On les conduisit jusqu’au palais avec force ovations. C’est assez grisés, qu’ils arrivèrent devant le roi. Nmin fut décontenancé par la prestance du personnage. Il se sentit subitement insignifiant. Quand le roi s’adressa à lui, Nmin n’eut plus qu’une envie, l’aider. Mossaro fut conduit dans les jardins où une grotte artificielle avait été dressée. C’est là qu’il creusa la terre pour enterrer ce qui était son trésor. On lui avait amené un beau mibur à croquer. C’est là qu’ils se retrouvèrent pour dormir après le banquet donné pour Nmin, le chevaucheur de Gragon. On entendait encore les bruits de la fête qui continuait dans les jardins en contrebas de la grotte de Mossaro. Nmin trouva le Gragon lové sur la terre fraîchement remuée recouvrant son or.
- Tu entends la fête ?
- « Oui, ils font beaucoup de bruit. »
- Le roi est vraiment un homme extraordinaire...
- « Te voilà bien enthousiaste ! Pendant que tu bois et que tu manges, j'ai été voir... »
- J'croyais qu't'avais pas bougé !
- « Tu es plein de vin ! »
- Ouais !
- « Alors, écoute bien ! Pendant que tu faisais la fête, j'ai fait un tour en ville. J'avais pris la taille d'un de leurs petits oiseaux. Dans cette ville, il n'y a qu'ici qu'on mange à sa faim. Les tarasques n'arrêtent pas d'attaquer. C'est une horde complète qui est dehors. »
- Et alors, on va les réduire les cendres !
- « Tu ne comprends pas ! C'est la première fois qu'on va se retrouver face à une horde qui sait chasser en groupe. »
Mossaro coupa court à la conversation. Nmin était trop saoul pour voir le danger.
Il le réveilla avant l'aube. S'il rechigna, Nmin se leva quand même et accepta l'idée que lui exposa le Gragon, même s'il la trouva curieuse. Ils déambulèrent tous les deux dans la ville. Nmin portant sur son épaule Mossaro qui avait prit la plus petite taille qu'il pouvait. La réalité le toucha de plein fouet. La ville était en siège, le rationnement existait bel et bien, et les cris des tarasques attaquant sans cesse couvraient les quelques bruits de la vie courante.
- « Vois pourquoi le roi a appelé ! »
Toujours sous le charme de la soirée d'hier, Nmin fut renforcé dans son idée d'aller les griller tout de suite. Mossaro lui répondit :
- « Bien sûr qu'on va y aller, mais un roi qui fait la fête pendant que ses sujets meurent de faim, est-ce un bon roi ? »


245
Nivyou avait cessé de parler :
- Il fait soif, dit-il.
On entendit une cavalcade de l'autre côté de la paroi. Lyanne sentit Degala qui partait en courant.
- Ton jeune aide semble plein d'attention, reprit Nivyou.
- Oui, je pense qu’il apprécie les légendes.
- Surtout quand elles se vivent…
Nivyou n’alla pas plus loin. Déjà Degala revenait les bras chargés de pots de malch noir. Il se glissa plus qu’il n’entra dans la cabane du conteur. Il posa ce qu’il portait sur un tabouret et versa le liquide épais et noir dans des chopes qu’il tendit aux deux hommes.
- Tu es un être étonnant, Degala, dit le conteur. Ce malch est excellent. On dirait celui du seigneur Etouble.
Degala rougit jusqu’aux oreilles. Il avait été dérober les pots dans la cuisine même du maître des lieux.
- Personne m’a vu, répliqua-t-il d’une voix rauque.
Nivyou buvait sa chope en longues rasades et s’en fit resservir une autre immédiatement bue. La troisième se retrouva sur un tabouret près de lui.
- Mossaro avait peur. Il ne voyait pas comment il allait pouvoir combattre la horde de tarasques. Ils étaient gros et avaient le cuir très épais. Plusieurs d’entre eux avaient encore des lances et des flèches plantées ici et là. Si la peau des Gragons est recouverte d’écailles, elle ne résistait pas à une monstrueuse mâchoire. Ils décollèrent avant le milieu du jour. Ils étaient à peine visibles dans le ciel qu’un des tarasques poussa un cri strident. Les autres, répartis tout autour de la ville, firent mouvement vers le guetteur. Mossaro qui pensait pouvoir essayer de les combattre un par un, ne put faire qu’un passage sur le monstre crieur. Celui-ci n’essaya même pas de réagir. Il se mit en boule, ne laissant à la chaleur que le cuir renforcé de son dos. Tous les organes fragiles étaient intouchables derrière les pattes. Mossaro avait à peine atteint le haut du rempart qu’arrivait le deuxième tarasque sur le lieu de l’attaque. Lancé à pleine vitesse, il courut en montant sur le mur faisant un bond prodigieux qui le fit arriver presque en haut. Heureusement des gardes un peu plus attentifs, avaient mis un tronc pour casser son élan. Mossaro compléta sa figure aérienne pour prendre le deuxième tarasque par le travers avant que celui-ci ne fut en position de sauter pour l’attraper. Se roulant en boule comme le premier, il se laissa rouler jusqu’aux pieds des remparts qu’il avait failli enfin réussir à escalader. Le Gragon reprenait de la hauteur quand arrivèrent deux autres tarasques. Nmin jura à leur arrivée. Puis jura à nouveau quand les autres monstres arrivèrent. Il les compta. Il y en avait dix. Il les recompta pour être sûr.
- « Ça fait beaucoup. En plus ce sont des adultes à pleine maturité. Ils veulent faire des provisions avant que n’arrivent les grands froids. »
- On pourrait peut-être les attaquer la nuit ?     
Cela fit rire Mossaro.
- « Ils ont l’odorat tellement développé que cela ne changerait rien. Je vais essayer sur le côté. »
Mossaro fit un premier passage au grand plaisir des gens massés sur les remparts. Il était trop loin, et sa flamme ne fit que mettre le feu aux herbes sèches qui entouraient le glacis. Il se dégagea en se laissant porter par le vent et se prépara à faire un autre passage, plus près cette fois-ci. Les tarasques le virent arriver, ils avaient formé une masse compacte ne présentant que des surfaces de cuir solide comme celui qu’on trouve chez les forgerons.
- « Il faudrait pouvoir se poser et souffler directement dessus. »
- Bien d’accord avec toi. Peut-être devrait-on partir ?
Mossaro se prit à rire, lui rappelant combien la veille au soir, Nmin était ivre.
- « Tu as même ajouté que tu étais prêt à mourir pour un aussi bon roi... »     
Nmin répondit vertement par une boutade acerbe, rappelant à son tour au Gragon que lui, au moins, était libre de ses mouvements, alors que dans son abri, le danger était manifeste.
Mossaro décida de faire une attaque en piqué. Il partit chercher deux gros blocs de pierre qu’il saisit entre ses griffes. Prenant de la hauteur sur le retour, il les lâcha d’assez haut. Un des monstres poussa un glapissement sonore et s’effondra quand le projectile le toucha. L’autre pierre tomba trop loin pour être d’une quelconque efficacité. Concentré sur la suite de ses actions, Mossaro ne vit pas bien comment bougeaient les monstres en dessous. Ils semblaient se monter les uns sur les autres. Il se mit à vomir autant de feu qu’il pouvait avant de plier ses ailes dans une position inconfortable mais nécessaire pour casser son élan. C’était le moment délicat. Très bas, avec peu de vitesse, il se savait en danger. C’est Nmin qui l’avertit du danger. Les tarasques, dans un beau mouvement d’ensemble, avaient propulsé un des leurs en hauteur. Nmin, regardant toujours par les yeux de Mossaro, vit le tarasque monter plus haut qu’eux et bientôt vers eux. Il cria pour prévenir Mossaro qui lui répondit qu’il faisait tout ce qu’il pouvait. Leur vitesse insuffisante, les mit sur la trajectoire du monstre qui avait déjà ouvert la gueule…
Mais si Mossaro avait calculé trop juste son mouvement, les tarasques n'avaient pas pensé que leur congénère se mettrait à tournoyer en vol. Il se retrouva bientôt à tourner le dos au Gragon et c'est dans cette position qu'eut lieu le choc. Même plus gros que le Tarasque, Mossaro ne pouvait porter sa masse. D'ailleurs le tarasque lui bloquait les ailes par sa masse même. Nmin entendit les griffes du monstre crisser sur les écailles de Mossaro, alors qu'il essayait de se remettre d'aplomb pour pouvoir mordre son ennemi. Malgré les ailes déployées du Gragon, la chute était inévitable. Nmin paniqua. Toujours en contact télépathique étroit avec le Gragon, il voulut se débattre. Son corps coincé dans sa loge sur le dos de Mossaro ne pouvait pas bouger, ce fut le corps du Gragon qui se mit en mouvement. Sans savoir comment, Nmin sentit les muscles, les os, les griffes et tout le reste du corps de Mossaro qui, beaucoup plus fataliste, attendait la fin de la chute pour tenter quelque chose. Nmin se mit à se débattre et d'un coup sans savoir comment, il se transforma en un petit petit Gragon de la taille d'un piaf. Le lourd tarasque poussa la petite bête qui se retrouva bientôt libre de voler comme elle l'entendait. Il y eut un bruit sourd quand le monstre toucha le sol. Les autres se précipitèrent, puis s'arrêtèrent, cherchant en tous sens où pouvait être passé le Gragon. Ils sentaient son odeur sans le voir. Nmin piaillait par la bouche de Mossaro, il piaillait comme il avait piaillé quand le tarasque avait attaqué son village. Ce cri de Gragon, inaudible pour les oreilles humaines, porta loin, très loin, tellement loin que d'autres oreilles entendirent. Ce piaillement, c'était un petit en détresse. Il n'y avait qu'une manière de répondre. De partout, arrivèrent à la manière particulière des Gragons, des centaines d'individus. Bientôt le ciel de la capitale fut rempli de ces grandes silhouettes au long cou gracile, brillant de toutes leurs couleurs dans le soleil de cet après-midi. Sur les remparts, on criait, on admirait, on jubilaitc Des Gragons, il y en avait partout. Les tarasques voulurent fuir. Ce fut leur perte. Quand le soleil s'approcha de l'horizon, il n'y avait plus trace d'eux. Les Gragons les avaient éliminés. Dans le ciel de la capitale, les hommes émerveillés, purent voir ce qu'aucun roi n'avait pu faire. Un maelström de Gragons de toutes les couleurs dans un arc-en-ciel chatoyant et au centre un Gragon gris argent qui menait la danse.
Nivyou laissa ses auditeurs savourer l'image tout en buvant une chope de malch, aussitôt resservi par Degala qui savait que le vieux conteur n'en serait que plus bavard. Degala était heureux. Il aimait les histoires, les légendes et celle-ci lui était inconnue. Nivyou savait raconter. Degala voyait les Gragons comme s'ils avaient été devant ses yeux. En remplissant la chope du conteur, il voulait lui donner du goût à raconter et raconter encore avec force détails, les légendes du temps passé. Degala avait bien entendu parler d'un Gragon plus loin vers les montagnes, un Gragon rouge qui serait même devenu roi. Mais les gens qui passaient, racontaient tellement d'histoires invraisemblables qu'il ne savait pas si celle-là était vraie.
- Si la fête fut extraordinaire, la suite fut à la hauteur de l’événement. Mossaro devint, quand Nmin était avec lui, le leader incontesté des Gragons. Il entreprit de chasser tous les tarasques. Si cela prit du temps et coûta beaucoup d'or, car les Gragons aimaient l'or, il n'y eut plus de monstres dans le pays. Le roi fut très content malgré la perte de son trésor. La richesse de son royaume augmentait rapidement maintenant qu'il n'était plus dévasté régulièrement. Les royaumes voisins, voyant cela, demandèrent l'aide de l'armée volante. Le premier à agir fut le roi Ficam. Il arriva avec un chariot plein d'or. Ce fut un argument majeur dans la négociation. Les Gragons s'envolèrent vers le royaume du roi Ficam au grand soulagement de la population de la capitale. Ils n'auraient pas à les nourrir ce qui était une grosse charge. Quand le royaume du roi Ficam fut lui aussi débarrassé des tarasques, un autre pays arriva pour demander le même service. Les Gragons qui habitaient les monts des Gragons, près de la mer, entassèrent l'or dans leurs grottes. De pays en royaume, de royaume en principauté, de principauté en comté, tout le monde fut débarrassé des tarasques. Cela prit des saisons et des saisons.
Quand vint le jour où personne n'eut à se plaindre d'un tarasque, ou même plus personne ne pouvait dire quand on avait vu le dernier monstre, les Gragons se retirèrent dans la région des monts des Gragons. Mossaro devint le roi-Gragon. Et Nmin me direz-vous ? Et bien ce fut le plus curieux. Plus personne ne revit Nmin. Certains disent qu'il était simplement retourné dans son village, écœuré de tous ces massacres et de tout ce sang versé, même si les tarasques étaient des monstres. D'autres disent que Nmin s'était retrouvé bloqué sur le dos de Mossaro et qu'il avait péri dans un des derniers combats dans le Comté de Souyas. Les plus fous disaient que Mossaro et lui étaient devenus une unique et même personne.
Mais moi qui ai bien connu, le grand Asnira puisqu’il fut mon maître, je peux dire que ni les uns ni les autres n’ont raison. Quant aux fous, personne ne peut savoir s’ils disent vrai. Les autres légendes perdues des Gragons racontent la suite de cette légende. Asnira qui avait passé sa vie à colliger toutes les légendes, me disait que, après cette période, les hommes et les Gragons s’évitèrent. Oh ! Ce n’était pas la guerre, juste de l’indifférence. Seul restait dans l’esprit des hommes, le souvenir des fabuleux trésors amassés par les Gragons. Les saisons succédèrent aux saisons. D’autres hommes vinrent au monde qui ne savaient rien des tarasques et de la malédiction qu’ils représentaient. Puis les fils des fils de ces hommes gouvernèrent le monde. Certains plus aventureux allèrent sur les monts des Gragons voir les animaux de légendes. Ils ne trouvèrent que de vieux lézards se chauffant au soleil et s’ils étaient grands, ils semblaient bien inoffensifs. Le drame arriva quand un plus hardi que les autres pensa que ces vieux Gragons n’avaient nul besoin de tout cet or. Il mit la main sur une belle assiette en or, qu’il cacha sous ses habits. C’est au dixième pas que la flamme du Gragon le toucha, le réduisant en cendres comme elle réduisait en cendres les tarasques. Les autres prirent peur et fuirent. Pourtant ils firent un récit qui, de bouche en bouche, donna envie à tous les aventuriers de tenter leur chance. Pendant une saison, les expéditions qu’ils montaient, furent plus ou moins heureuses. Chovmsi fut l’archétype de la réussite. Son équipe avait été décimée en tentant de dérober des pièces d’or dans une grotte. Le Gragon les ayant tous étripés, il n’avait dû son salut qu’à sa petite taille. Il avait sauté dans un boyau à l’abri des terribles pattes et du souffle brûlant. Il avait alors glissé jusqu’à une autre cavité. Là, il avait atterri sur un tas d’or. N’osant plus bouger, tellement il avait peur, il attendit que la lumière fut un peu meilleure pour voir autour de lui. Cela prit du temps. Avec le lever du jour, il découvrit les lieux. Il était sur un tas d’or plus gros que lui. Une bouffée de plaisir l’envahit, immédiatement éteinte par la peur de voir arriver le propriétaire. Des yeux, il chercha une cache, quand il découvrit la grande forme d’un Gragon. Il lui fallut encore quelques temps pour que la lumière soit celle du grand jour pour qu’il comprenne. S’il y avait bien un Gragon devant lui, ce dernier était mort. Le toit de sa caverne s’était effondré, lui écrasant la tête. Il sourit, subitement beaucoup plus décontracté. Il bourra ses poches de pièces, et à pas rendus lents par le poids de l’or, il chercha une sortie. Grâce à sa petite taille, il parvint à se faufiler jusqu’au dehors. Avec d’infinies précautions, il évita de passer devant les ouvertures des cavernes des Gragons. Quand il atteignit la ville de Zalbac, il eut la certitude d’être un homme riche et chanceux, ou plutôt chanceux et riche. Son aventure fut maintes fois racontée et amplifiée. On assista à une ruée vers l’or. Les Gragons entrèrent dans une colère sans limite quand ils comprirent que jamais plus ils ne seraient tranquilles. Mossaro était encore roi des Gragons. Il alla négocier avec le seigneur pour que cessent ces expéditions et les morts qu’elles entraînaient. C’est ainsi que naquit la grande muraille qui sépara le pays des hommes du pays des Gragons. Ce fut la dernière fois que les annales parlèrent du roi des Gragons.
- Alors personne ne sait ce qu’il est devenu ? demanda la petite voix de Degala.
Cela fit rire Nivyou.
- Non, personne ne sait. Pourtant…
Le vieux conteur, sûr de son effet, laissa passer le temps sans rien dire jusqu’à ce qu’il sente que Degala n’en supporterait pas plus.
- Pourtant, de vieux récits parlent du temps lointain, quand les Gragons avaient presque tous disparu. Les pilleurs reprirent leur travail. Cela leur prit plusieurs saisons pour visiter les grottes scellées sur le corps de leurs occupants morts. La fièvre de l’or était déjà très forte à cette époque. On dit qu’en dehors des éboulements fréquents le seul danger était un Gragon dont la couleur évoquait l’acier. On l’avait appelé le Gardien. Vue la description, les chroniqueurs pensent qu’on peut l’assimiler à Mossaro. Un curieux conte fait se rencontrer ce gardien avec un des voleurs, qui n’était qu’un apprenti. À la fin, après qu’ils eurent discuté de la Vie, de la Mort, l’apprenti voleur raconte que le grand Gragon Gris lui expliqua qu’il quittait ce monde pour se retirer sur une île loin d’ici, au milieu du vaste océan pour finir tranquillement ses jours. L’apprenti voleur précisa même que le Gragon Gris lui aurait révélé un oracle précieux, beaucoup plus précieux que l’or puisqu’il l’avait écouté et qu’il avait fini roi des monts des Gragons, à la tête d’un peuple puissant, riche et craint.
Ce fut au tour de Lyanne de sourire.
- Ton histoire est belle, vieil homme. Je connais peut-être la suite.
Ce fut au tour de Nivyou d’être intrigué par ces paroles.
- Personne ne sait la suite, dit-il péremptoire.
- Connais-tu la légende du chevalier de la Basse-vallée.
- Il n’y a pas de basse vallée par ici, répliqua le vieux conteur.
- Je vais quand même te la conter. Il était une fois, il y a longtemps une famille de puissants guerriers. Le grand-père avait été nommé chevalier après la bataille des mille-morts...
La nuit était presque finie quand Lyanne acheva le récit de la légende de Ohtman. Le silence qui s’en suivit, fut un silence plein de toutes ces paroles échangées.
Degala dormait à même le sol. Le pot de malch était vide depuis longtemps.
- Sais-tu qu’il vient du bord de la mer, ce petit ? questionna le conteur.
Lyanne fut intrigué par les paroles de Nivyou.
- J’ignorais cela, répondit-il.
- Sais-tu, toi qui es légende, que les bons guides sont rares.
- Tu sembles en savoir beaucoup plus que ce que croient les autres.
- Je sens ta présence, et si ta voix me parle d’un homme de belle stature, mais simplement d’un homme, je sens que tu es beaucoup plus grand que ce que croient les autres. Une telle taille ne peut appartenir qu’à un de ces êtres de légendes, un de ces grands êtres qui font les légendes.
- Serais-tu, oracle ?
- Si peu, répondit Nivyou. Je dis simplement que Degala est un bon guide et qu’il est né au bord de la mer.
De nouveau le silence envahit la petite hutte. Lyanne réfléchissait à tout ce qu’avait dit le vieil homme.    
- Je le regretterai, reprit le vieux conteur. Il est le seul à encore me respecter et à me rendre des services. Mais mes jours sont comptés, les siens sont encore innombrables. Tu ne regretteras pas.
Lyanne fut étonné de la justesse des paroles du conteur. Il venait effectivement de conclure qu'il pourrait l'emmener avec lui pour découvrir cette île et voir si cet oracle dragon existait vraiment. 


246
Nivyou avait cessé de parler :
- Il fait soif, dit-il.
On entendit une cavalcade de l'autre côté de la paroi. Lyanne sentit Degala qui partait en courant.
- Ton jeune aide semble plein d'attention, reprit Nivyou.
- Oui, je pense qu’il apprécie les légendes.
- Surtout quand elles se vivent…
Nivyou n’alla pas plus loin. Déjà Dégala revenait les bras chargés de pots de malch noir. Il se glissa plus qu’il n’entra dans la cabane du conteur. Il posa ce qu’il portait sur un tabouret et versa le liquide épais et noir dans des chopes qu’il tendit aux deux hommes.
- Tu es un être étonnant, Degala, dit le conteur. Ce malch est excellent. On dirait celui du seigneur Etouble.
Degala rougit jusqu’aux oreilles. Il avait été dérober les pots dans la cuisine même du maître des lieux.
- Personne m’a vu, répliqua-t-il d’une voix rauque.
Nivyou buvait sa chope en longues rasades et s’en fit resservir une autre immédiatement bue. La troisième se retrouva sur un tabouret près de lui.
- Mossaro avait peur. Il ne voyait pas comment il allait pouvoir combattre la horde de tarasques. Ils étaient gros et avaient le cuir très épais. Plusieurs d’entre eux avaient encore des lances et des flèches plantées ici et là. Si la peau des Gragons est recouverte d’écailles, elle ne résistait pas à une monstrueuse mâchoire. Ils décollèrent avant le milieu du jour. Ils étaient à peine visibles dans le ciel qu’un des tarasques poussa un cri strident. Les autres, répartis tout autour de la ville, firent mouvement vers le guetteur. Mossaro qui pensait pouvoir essayer de les combattre un par un, ne put faire qu’un passage sur le monstre crieur. Celui-ci n’essaya même pas de réagir. Il se mit en boule, ne laissant à la chaleur que le cuir renforcé de son dos. Tous les organes fragiles étaient intouchables derrière les pattes. Mossaro avait à peine atteint le haut du rempart qu’arrivait le deuxième tarasque sur le lieu de l’attaque. Lancé à pleine vitesse, il courut en montant sur le mur faisant un bond prodigieux qui le fit arriver presque en haut. Heureusement des gardes un peu plus attentifs, avaient mis un tronc pour casser son élan. Mossaro compléta sa figure aérienne pour prendre le deuxième tarasque par le travers avant que celui-ci ne fut en position de sauter pour l’attraper. Se roulant en boule comme le premier, il se laissa rouler jusqu’aux pieds des remparts qu’il avait failli enfin réussir à escalader. Le Gragon reprenait de la hauteur quand arrivèrent deux autres tarasques. Nmin jura à leur arrivée. Puis jura à nouveau quand les autres monstres arrivèrent. Il les compta. Il y en avait dix. Il les recompta pour être sûr.
- « Ça fait beaucoup. En plus ce sont des adultes à pleine maturité. Ils veulent faire des provisions avant que n’arrivent les grands froids. »
- On pourrait peut-être les attaquer la nuit ?     
Cela fit rire Mossaro.
- « Ils ont l’odorat tellement développé que cela ne changerait rien. Je vais essayer sur le côté. »
Mossaro fit un premier passage au grand plaisir des gens massés sur les remparts. Il était trop loin, et sa flamme ne fit que mettre le feu aux herbes sèches qui entouraient le glacis. Il se dégagea en se laissant porter par le vent et se prépara à faire un autre passage, plus près cette fois-ci. Les tarasques le virent arriver, ils avaient formé une masse compacte ne présentant que des surfaces de cuir solide comme celui qu’on trouve chez les forgerons.
- « Il faudrait pouvoir se poser et souffler directement dessus. »
- Bien d’accord avec toi. Peut-être devrait-on partir ?
Mossaro se prit à rire, lui rappelant combien la veille au soir, Nmin était ivre.
- « Tu as même ajouté que tu étais prêt à mourir pour un aussi bon roi... »     
Nmin répondit vertement par une boutade acerbe, rappelant à son tour au Gragon que lui, au moins, était libre de ses mouvements, alors que dans son abri, le danger était manifeste.
Mossaro décida de faire une attaque en piqué. Il partit chercher deux gros blocs de pierre qu’il saisit entre ses griffes. Prenant de la hauteur sur le retour, il les lâcha d’assez haut. Un des monstres poussa un glapissement sonore et s’effondra quand le projectile le toucha. L’autre pierre tomba trop loin pour être d’une quelconque efficacité. Concentré sur la suite de ses actions, Mossaro ne vit pas bien comment bougeaient les monstres en dessous. Ils semblaient se monter les uns sur les autres. Il se mit à vomir autant de feu qu’il pouvait avant de plier ses ailes dans une position inconfortable mais nécessaire pour casser son élan. C’était le moment délicat. Très bas, avec peu de vitesse, il se savait en danger. C’est Nmin qui l’avertit du danger. Les tarasques, dans un beau mouvement d’ensemble, avaient propulsé un des leurs en hauteur. Nmin, regardant toujours par les yeux de Mossaro, vit le tarasque monter plus haut qu’eux et bientôt vers eux. Il cria pour prévenir Mossaro qui lui répondit qu’il faisait tout ce qu’il pouvait. Leur vitesse insuffisante, les mit sur la trajectoire du monstre qui avait déjà ouvert la gueule…
Mais si Mossaro avait calculé trop juste son mouvement, les tarasques n'avaient pas pensé que leur congénère se mettrait à tournoyer en vol. Il se retrouva bientôt à tourner le dos au Gragon et c'est dans cette position qu'eut lieu le choc. Même plus gros que le Tarasque, Mossaro ne pouvait porter sa masse. D'ailleurs le tarasque lui bloquait les ailes par sa masse même. Nmin entendit les griffes du monstre crisser sur les écailles de Mossaro, alors qu'il essayait de se remettre d'aplomb pour pouvoir mordre son ennemi. Malgré les ailes déployées du Gragon, la chute était inévitable. Nmin paniqua. Toujours en contact télépathique étroit avec le Gragon, il voulut se débattre. Son corps, coincé dans sa loge sur le dos de Mossaro, ne pouvait pas bouger, ce fut le corps du Gragon qui se mit en mouvement. Sans savoir comment, Nmin sentit les muscles, les os, les griffes et tout le reste du corps de Mossaro qui, beaucoup plus fataliste, attendait la fin de la chute pour tenter quelque chose. Nmin se mit à se débattre et d'un coup sans savoir comment, il se transforma en un petit petit Gragon de la taille d'un piaf. Le lourd tarasque poussa la petite bête qui se retrouva bientôt libre de voler comme elle l'entendait. Il y eut un bruit sourd quand le monstre toucha le sol. Les autres se précipitèrent, puis s'arrêtèrent, cherchant en tous sens où pouvait être passé le Gragon. Ils sentaient son odeur sans le voir. Nmin piaillait par la bouche de Mossaro, il piaillait comme il avait piaillé quand le tarasque avait attaqué son village. Ce cri de Gragon, inaudible pour les oreilles humaines, porta loin, très loin, tellement loin que d'autres oreilles entendirent. Ce piaillement, c'était un petit en détresse. Il n'y avait qu'une manière de répondre. De partout, arrivèrent à la manière particulière des Gragons, des centaines d'individus. Bientôt le ciel de la capitale fut rempli de ces grandes silhouettes au long cou gracile, brillant de toutes leurs couleurs dans le soleil de cet après-midi. Sur les remparts, on criait, on admirait, on jubilait ! Des Gragons, il y en avait partout. Les tarasques voulurent fuir. Ce fut leur perte. Quand le soleil s'approcha de l'horizon, il n'y avait plus trace d'eux. Les Gragons les avaient éliminés. Dans le ciel de la capitale, les hommes émerveillés, purent voir ce qu'aucun roi n'avait pu faire. Un maelström de Gragons de toutes les couleurs dans un arc-en-ciel chatoyant et au centre un Gragon gris argent qui menait la danse.
Nivyou laissa ses auditeurs savourer l'image tout en buvant une chope de malch, aussitôt resservi par Degala qui savait que le vieux conteur n'en serait que plus bavard. Degala était heureux. Il aimait les histoires, les légendes et celle-ci lui était inconnue. Nivyou savait raconter. Degala voyait les Gragons comme s'ils avaient été devant ses yeux. En remplissant la chope du conteur, il voulait lui donner du goût à raconter et raconter encore avec force détails, les légendes du temps passé. Degala avait bien entendu parler d'un Gragon plus loin vers les montagnes, un Gragon rouge qui serait même devenu roi. Mais les gens qui passaient, racontaient tellement d'histoires invraisemblables qu'il ne savait pas si celle-là était vraie.
- Si la fête fut extraordinaire, la suite fut à la hauteur de l’événement. Mossaro devint, quand Nmin était avec lui, le leader incontesté des Gragons. Il entreprit de chasser tous les tarasques. Si cela prit du temps et coûta beaucoup d'or, car les Gragons aimaient l'or, il n'y eut plus de monstres dans le pays. Le roi fut très content malgré la perte de son trésor. La richesse de son royaume augmentait rapidement maintenant qu'il n'était plus dévasté régulièrement. Les royaumes voisins, voyant cela, demandèrent l'aide de l'armée volante. Le premier à agir fut le roi Ficam. Il arriva avec un chariot plein d'or. Ce fut un argument majeur dans la négociation. Les Gragons s'envolèrent vers le royaume du roi Ficam au grand soulagement de la population de la capitale. Ils n'auraient pas à les nourrir ce qui était une grosse charge. Quand le royaume du roi Ficam fut lui aussi débarrassé des tarasques, un autre pays arriva pour demander le même service. Les Gragons qui habitaient les monts des Gragons, près de la mer, entassèrent l'or dans leurs grottes. De pays en royaume, de royaume en principauté, de principauté en comté, tout le monde fut débarrassé des tarasques. Cela prit des saisons et des saisons.
Quand vint le jour où personne n'eut à se plaindre d'un tarasque, ou même plus personne ne pouvait dire quand on avait vu le dernier monstre, les Gragons se retirèrent dans la région des monts des Gragons. Mossaro devint le roi-Gragon. Et Nmin me direz-vous    ? Et bien ce fut le plus curieux. Plus personne ne revit Nmin. Certains disent qu'il était simplement retourné dans son village, écœuré de tous ces massacres et de tout ce sang versé, même si les tarasques étaient des monstres. D'autres disent que Nmin s'était retrouvé bloqué sur le dos de Mossaro et qu'il avait péri dans un des derniers combats dans le Comté de Souyas. Les plus fous disaient que Mossaro et lui étaient devenus une unique et même personne.
Mais moi qui ai bien connu, le grand Asnira puisqu’il fut mon maître, je peux dire que ni les uns ni les autres n’ont raison. Quant aux fous, personne ne peut savoir s’ils disent vrai. Les autres légendes perdues des Gragons racontent la suite de cette légende. Asnira qui avait passé sa vie à colliger toutes les légendes, me disait que, après cette période, les hommes et les Gragons s’évitèrent. Oh ! Ce n’était pas la guerre, juste de l’indifférence. Seul restait dans l’esprit des hommes, le souvenir des fabuleux trésors amassés par les Gragons. Les saisons succédèrent aux saisons. D’autres hommes vinrent au monde qui ne savaient rien des tarasques et de la malédiction qu’ils représentaient. Puis les fils des fils de ces hommes gouvernèrent le monde. Certains plus aventureux allèrent sur les monts des Gragons voir les animaux de légendes. Ils ne trouvèrent que de vieux lézards se chauffant au soleil et s’ils étaient grands, ils semblaient bien inoffensifs. Le drame arriva quand un plus hardi que les autres pensa que ces vieux Gragons n’avaient nul besoin de tout cet or. Il mit la main sur une belle assiette en or, qu’il cacha sous ses habits. C’est au dixième pas que la flamme du Gragon le toucha, le réduisant en cendres comme elle réduisait en cendres les tarasques. Les autres prirent peur et fuirent. Pourtant ils firent un récit qui, de bouche en bouche, donna envie à tous les aventuriers de tenter leur chance. Pendant une saison, les expéditions qu’ils montaient, furent plus ou moins heureuses. Chovmsi fut l’archétype de la réussite. Son équipe avait été décimée en tentant de dérober des pièces d’or dans une grotte. Le Gragon les ayant tous étripés, il n’avait dû son salut qu’à sa petite taille. Il avait sauté dans un boyau à l’abri des terribles pattes et du souffle brûlant. Il avait alors glissé jusqu’à une autre cavité. Là, il avait atterri sur un tas d’or. N’osant plus bouger, tellement il avait peur, il attendit que la lumière fut un peu meilleure pour voir autour de lui. Cela prit du temps. Avec le lever du jour, il découvrit les lieux. Il était sur un tas d’or plus gros que lui. Une bouffée de plaisir l’envahit, immédiatement éteinte par la peur de voir arriver le propriétaire. Des yeux, il chercha une cache, quand il découvrit la grande forme d’un Gragon. Il lui fallut encore quelques temps pour que la lumière soit celle du grand jour pour qu’il comprenne. S’il y avait bien un Gragon devant lui, ce dernier était mort. Le toit de sa caverne s’était effondré, lui écrasant la tête. Il sourit, subitement beaucoup plus décontracté. Il bourra ses poches de pièces, et à pas rendus lents par le poids de l’or, il chercha une sortie. Grâce à sa petite taille, il parvint à se faufiler jusqu’au dehors. Avec d’infinies précautions, il évita de passer devant les ouvertures des cavernes des Gragons. Quand il atteignit la ville de Zalbac, il eut la certitude d’être un homme riche et chanceux, ou plutôt chanceux et riche. Son aventure fut maintes fois racontée et amplifiée. On assista à une ruée vers l’or. Les Gragons entrèrent dans une colère sans limite quand ils comprirent que jamais plus ils ne seraient tranquilles. Mossaro était encore roi des Gragons. Il alla négocier avec le seigneur pour que cessent ces expéditions et les morts qu’elles entraînaient. C’est ainsi que naquit la grande muraille qui sépara le pays des hommes du pays des Gragons. Ce fut la dernière fois que les annales parlèrent du roi des Gragons.
- Alors personne ne sait ce qu’il est devenu ? demanda la petite voix de Degala.
Cela fit rire Nivyou.
- Non, personne ne sait. Pourtant…
Le vieux conteur, sûr de son effet, laissa passer le temps sans rien dire jusqu’à ce qu’il sente que Degala n’en supporterait pas plus.
- Pourtant, de vieux récits parlent du temps lointain, quand les Gragons avaient presque tous disparu. Les pilleurs reprirent leur travail. Cela leur prit plusieurs saisons pour visiter les grottes scellées sur le corps de leurs occupants morts. La fièvre de l’or était déjà très forte à cette époque. On dit qu’en dehors des éboulements fréquents le seul danger était un Gragon dont la couleur évoquait l’acier. On l’avait appelé le Gardien. Vue la description, les chroniqueurs pensent qu’on peut l’assimiler à Mossaro. Un curieux conte fait se rencontrer ce gardien avec un des voleurs, qui n’était qu’un apprenti. À la fin, après qu’ils eurent discuté de la Vie, de la Mort, l’apprenti voleur raconte que le grand Gragon Gris lui expliqua qu’il quittait ce monde pour se retirer sur une île loin d’ici, au milieu du vaste océan pour finir tranquillement ses jours. L’apprenti voleur précisa même que le Gragon Gris lui aurait révélé un oracle précieux, beaucoup plus précieux que l’or puisqu’il l’avait écouté et qu’il avait fini roi des monts des Gragons, à la tête d’un peuple puissant, riche et craint.
Ce fut au tour de Lyanne de sourire.
- Ton histoire est belle, vieil homme. Je connais peut-être la suite.
Ce fut au tour de Nivyou d’être intrigué par ces paroles.
- Personne ne sait la suite, dit-il péremptoire.
- Connais-tu la légende du chevalier de la Basse-vallée ?
- Il n’y a pas de basse vallée par ici, répliqua le vieux conteur.
- Je vais quand même te la conter. Il était une fois, il y a longtemps une famille de puissants guerriers. Le grand-père avait été nommé chevalier après la bataille des mille-morts...
La nuit était presque finie quand Lyanne acheva le récit de la légende de Ohtman. Le silence qui s’en suivit, fut un silence plein de toutes ces paroles échangées.
Degala dormait à même le sol. Le pot de malch était vide depuis longtemps.
- Sais-tu qu’il vient du bord de la mer, ce petit ? questionna le conteur.
Lyanne fut intrigué par les paroles de Nivyou.
- J’ignorais cela, répondit-il.
- Sais-tu, toi qui es légende, que les bons guides sont rares.
- Tu sembles en savoir beaucoup plus que ce que croient les autres.
- Je sens ta présence, et si ta voix me parle d’un homme de belle stature, mais simplement d’un homme, je sens que tu es beaucoup plus grand que ce que croient les autres. Une telle taille ne peut appartenir qu’à un de ces êtres de légendes, un de ces grands êtres qui font les légendes.
- Serais-tu, oracle ?
- Si peu, répondit Nivyou. Je dis simplement que Degala est un bon guide et qu’il est né au bord de la mer.
De nouveau le silence envahit la petite hutte. Lyanne réfléchissait à tout ce qu’avait dit le vieil homme.    
- Je le regretterai, reprit le vieux conteur. Il est le seul à encore me respecter et à me rendre des services. Mais mes jours sont comptés, les siens sont encore innombrables. Tu ne regretteras pas.
Lyanne fut étonné de la justesse des paroles du conteur. Il venait effectivement de conclure qu'il pourrait l'emmener avec lui pour découvrir cette île et voir si cet oracle dragon existait vraiment. 


247
Cela faisait quatre jours qu’ils marchaient. Lyanne avait interrogé Degala sur la mer. Il avait pris la route de Malemok. Cette ville était un carrefour important. Bien que serpentant un peu d’un village à l’autre, la route de Malamok allait vers le soleil levant. Degala était jeune, même s’il ne savait pas depuis combien de saisons il était sur terre. Lyanne découvrit que pour lui, les saisons étaient plus nombreuses. S’il connaissait l’hiver et l’été, il connaissait aussi le printemps, l’automne, la petite saison des pluies, la saison du vent, la grande saison des pluies. L’accueil dans les villages était juste acceptable. Comme souvent, on n’aimait pas beaucoup les étrangers. Si Lyanne avait un aspect curieux pour des yeux locaux, Degala se fondait bien dans le paysage. Il connaissait les us et coutumes les plus courants. En ce quatrième jour, la pluie les accompagnait. Si Lyanne s’en moquait, Degala était complètement trempé.
- C’est normal, mais ça ne va pas durer. Lors de la petite saison, ça tombe bien, mais ça dure pas. J’vais sécher.
Quand le soleil commença à décliner sur l’horizon, Degala n’avait toujours pas séché. Ils arrivèrent à une bourgade avec les derniers rayons du soleil. Lyanne décida de ne pas passer la nuit dehors. Il repéra l’auberge locale, infâme bâtisse qui lui rappela le Milmac Blanc, la première fois qu’il avait poussé la porte. Quelques pauvres lumières éclairaient une pièce basse. L’odeur était un mélange de sueur, de relent de nourriture mal digérée et de mauvais malch noir. Oui, il avait une chambre, oui, elle était libre mais non, on ne payait pas demain, on payait d’avance. Le marchandage s’engagea mais fut rapidement conclu. Degala claquait des dents. Lyanne se posa la question de savoir si il était malade ou simplement fatigué. Quand ils arrivèrent dans la chambre, les planches disjointes laissaient passer les courants d’air, la rendant glaciale. Un tas de paille servait de matelas et un vieux tonneau pouvait faire office de table. L’aubergiste leur laissa une mauvaise bougie, fumant sans éclairer. Lyanne coucha Degala, l’enveloppant dans la seule couverture qu’ils avaient. Il toucha la bougie de son bâton de puissance. La flamme gagna en intensité et surtout en chaleur. De petites volutes rouges s’en échappaient pour venir entourer Degala qui déjà dormait.
Avait-il bien fait de prendre cet enfant avec lui ? S’il était malade, il allait falloir ralentir. Il resta là pensif un moment, puis alla dans la salle pour manger. Il y avait un peu de monde. Les hommes revenaient des champs et s’arrêtaient pour boire avant d’aller dans leur maison. Ils lui jetèrent des regards durs quand ils le virent. Bien qu’enveloppé d’une grande cape de voyage, ses mains le trahissaient. Trop belles, trop lisses pour appartenir à un gars comme eux. Il y eut des remarques faites dans un patois que Lyanne ne connaissait pas. Cela les fit rire. Sans un mot il s’assit, posant le bâton de puissance encapuchonné le long du mur.
- T’as pas l’air du coin, lui dit un grand gars aux épaules larges et aux mains énormes.
- Tu as raison. Je voyage et mon jeune ami est malade.
Quand il eut entendu cela, l’homme se redressa vivement.
- L’est malade, alors faut pas qui reste. L’dernier, y nous a amené la peste…
- Il a pris froid avec la pluie. Nous sommes loin de la peste.
- N’empêche, c’est c’qu’il a dit l’mec quand le père de mon père lui a donné l’hospitalité. Et puis trois jours après, l’était mort, tout raide, tout noir…
Lyanne ne savait pas trop comment faire. Il connaissait la peur qu’il voyait chez les gens du coin.
- Je viens de Rovti. Le Seigneur Etouble est mort et c’est son chef de l’armée qui a pris le pouvoir.
- Quoi ? demanda l’homme. C’te crapule est morte ?
- Il a voulu une épée enchantée mais il a fait ce qu’il ne fallait pas faire, m’a-t-on dit et il est mort.
La conversation dévia sur cette nouvelle. Degala avait été oublié. Etouble commandait ici et sa mort pouvait changer bien des choses.
L’aubergiste eut un petit sourire. Une telle nouvelle était de nature à remplir son auberge pendant plusieurs jours. Pendant que tout le monde parlait ou interrogeait Lyanne, il lui avait servi un bol de soupe même pas chaude et un plat comportant des galettes et un pâté.
Lyanne s’éclipsa dès qu’il put avec des provisions. Quand il entra dans la chambre, Degala dormait déjà. Il mit les provisions sur le tonneau en se disant qu’il fallait probablement se méfier des rats.
Il s'occupa de Degala qui ne bougea pas. Il posa la main sur le front du jeune. Fermant les yeux, il suivit les courants de puissance qui partaient de sa paume pour voyager dans le corps de l'enfant. Il voyagea ainsi, trouvant les zones malades. Il les trouva chaudes. C'était une bonne chose. Le corps se défendait. Il ne trouva pas de vrai danger. C'était une maladie banale. Il pensa que quelques jours suffiraient à rétablir le jeune. Restait la question de leur séjour dans ce village. L’auberge était mauvaise, l’accueil rebutant. Il sortit de ses pensées en entendant un bruit de pattes. Les rats ! Il devint dragon. Il avait pris une taille proportionnée à la pièce. Il se posa sur le tonneau et ne bougea plus. Attirés par la nourriture, il les entendit qui venaient voir. Un éclaireur allait arriver. S’il revenait, les autres pourraient prendre le risque de se montrer. Il le laissa prendre pied sur le haut du tonneau. Le rat s’assit sur son derrière, regarda cette chose rouge qui ne bougeait pas. Il était juste au bord, prêt à déguerpir. Il sentait une présence qu’il ne comprenait pas. Lissant ses moustaches, le rat renifla. L’odeur lui était inconnue mais inquiétante. Il regarda derrière lui pour voir un chemin de fuite. L’odeur de la nourriture fut la plus forte. Il s’approcha doucement de l’écuelle. Rapide, il s’empara d’un morceau de quelque chose et poussant un petit cri partit en courant le long du tonneau. Lyanne n’avait pas bougé. Il attendait la suite. Le temps passa. La respiration de Degala était régulière. Bientôt des bruits de pattes sur les planches vinrent se mêler au son que produisait le dormeur. Lyanne ouvrit un oeil. Il écouta attentivement. Il estima à une dizaine de bêtes le nombre nécessaire à produire un tel bruit. La première chose qu’il vit, ce fut un bout de museau aux longues vibrisses. Le corps massif d’un mâle suivit. Comme le premier, ce rat s’arrêta un moment pour renifler. Cette odeur inconnue le gênait. Devant l’absence de bruit, il avança d’un pas, puis d’un second, les yeux fixés sur cette chose étrange et immobile posée à côté de la nourriture. Il s’immobilisa. Cette odeur… dans sa mémoire atavique, cela réveillait un souvenir… mais lequel ?
Un souvenir de … DANGER ! Avec toute la vivacité qui le caractérisait, il bondit pour faire demi-tour et …
Le dragon engloutit le rat d’une seule bouchée. Cela ne valait pas un mibur, mais il ne se voyait pas chasser en ce moment. Tout cela se fit sans un bruit et tellement vite que le second rat s’arrêta interloqué en arrivant sur le couvercle. Il fut bientôt bousculé par deux autres qui avaient hâte de participer au repas. Ils subirent le même sort. Tout compte fait, le goût de ces bestioles était meilleur que celui des loups gris. Il passa ainsi sa nuit à s’empiffrer de rats assez dodus. La nuit était bien avancée quand il entendit un autre bruit. Les quelques rats qui traînaient sur le plancher disparurent prestement. Il pensa qu’un humain arrivait, marchant à pas qu’on disait de loup. Lyanne n’avait jamais entendu un loup marcher aussi bruyamment. Il se mit face à la porte.
Les pas s’arrêtèrent devant la chambre. Le bruit des respirations confirma ce qu’il avait déduit des bruits de pas. Ils étaient deux. Il les imaginait la tête penchée vers la cloison écoutant ce qui se passait à l’intérieur.
- J’te dis qu’y dorment, l’plancher a pas bougé d’puis longtemps, murmura une voix grasseyante.
- J’préfère en être sûr… chuchota l’autre.
L’attente dura un moment, puis le loquet sembla doué d’une vie propre en se soulevant tout seul. Le dragon eut un rictus de dragon. Quand la porte s’ouvrit en grinçant, deux silhouettes se précipitèrent vers la paillasse où étaient sensés dormir les voyageurs. Il frappèrent de leurs couteaux au hasard, surpris de ne rien rencontrer avant le sol. Le martèlement de leurs coups, les rendit sourds au bruit que fit Lyanne. Ayant repris forme humaine, il les assomma avec son marteau. La scène n’avait pas duré plus de quelques instants. Il retourna les corps sans vie pour découvrir que l'un des protagonistes était l'aubergiste. Il valait mieux qu'il fuit s'il ne voulait pas faire plus de morts. Il se tourna vers Degala qui dormait toujours, flottant en hauteur, reposant sur un lit de volutes noires qui le soutenaient. Il lui mit la main sur le front. Il le trouva frais. Prononçant des paroles de sommeil, il s'assura qu'il n'allait pas se réveiller. Lyanne se félicita de l'avoir installé sur un lit de volutes pour lui éviter les rats. Sans cela, il aurait été la première victime de cette attaque. Il le prit et le poussa vers le couloir. Il avait repéré une fenêtre dans le couloir. Le plancher grinça faisant grimacer Lyanne. Quand il arriva au bord de l'ouverture, il se pencha de l'autre côté. Le village semblait désert. Il n'entendit que les bruits nocturnes. Il poussa Degala doucement, ombre noire dans le ciel noir. Se transformant, il attrapa le dormeur avec ses pattes avant et s'éleva dans le ciel nocturne. Il s'éloignait quand il entendit le cri. Quelqu'un venait de trouver les morts. 


248
Il vola tranquillement dans la nuit noire. Il se demanda le sens de ce qui venait de se passer. Depuis qu'il était né tout semblait concorder pour l'amener vers l'accomplissement d'une destinée. Il avait pensé un temps que sa vocation était d'être roi-dragon. Depuis, il avait entrepris une autre quête. Degala émit un petit cri, détournant Lyanne de ses pensées. Il se pencha pour regarder le jeune garçon. Peut-être cauchemardait-il ? Le roi-dragon chercha des yeux un endroit pour se poser. Il repéra un feu, là-bas au loin. Il était même dans la bonne direction. Il en fut heureux. Se laissant planer, il atterrit doucement. Pourtant il y eut du remue-ménage, autour de lui. Les miburs s’égaillèrent dans toutes les directions. Un grand animal ressemblant beaucoup au snaff arriva en grondant, la gueule ouverte sur des crocs impressionnants. Pourtant dès qu'il sentit l'odeur du dragon, il repartit en courant et en gémissant :
- Qu'est-ce t'as, L'roucou ? D'habitude c'est toi qui fais peur.
L'homme qui arrivait avait une lance dans une main et une torche dans l'autre.
Lyanne portait Degala dans les bras et avançait tranquillement. L’homme le regarda d’un air mauvais :
- C’est toi qui mets mes miburs en fuite ?
- Je crains. Ils ont fui quand je suis arrivé.
- Ouais, mais L’roucou y t’aurait bouffé, donc y a qui d’autres.
L’homme avait posé sa torche et tenait sa lance à deux mains, prêt à faire face.
- Crois pas qu’j’vais m’laisser faire par des voleurs d’miburs!
- Je me suis perdu en voulant trouver un abri pour mon camarade qui a de la fièvre. Il a déliré un moment, mais je pense que le pire est passé. Je voudrais le poser. Je le porte depuis un bon moment.
- L’roucou, AU PIED !
Le grand snaff arriva la queue basse, gémissant à moitié mais obéissant. L’homme le regarda, regarda Lyanne.
- L’roucou s’est jamais trompé, il a toujours bouffé les mauvais, mais c’est ben la première fois que j’le vois comme ça. J’sais pas c’que tu sens, mais l’aime pas !
Lyanne fit un pas en avant.
- Bouge pas mec ! dit l’homme. Que j’regarde c’que t’as…
Lyanne ne bougea pas pendant que l’homme inspectait leurs maigres balluchons. Il se saisit de la dague et du marteau de Lyanne et du couteau de Degala.
- Comme ça c’est mieux… J’serai plus tranquille.
Il fit signe à Lyanne de passer devant lui. Il s’exécuta. Il posa Degala sur la paillasse, le laissant dormir.
- D’où tu viens ? interrogea l’homme. J’suis loin de tout ici et personne ne passe...
- Je suis forgeron et je loue mes services à qui me paye. Mon apprenti est tombé malade, il y a deux jours et depuis je cherche un abri. J’ai pensé prendre un raccourci pour la ville mais nous nous sommes perdus.
L’homme écouta tout en détaillant Lyanne à la lumière du feu.
- Fais voir tes mains !
Lyanne montra ses paumes de mains. L’homme regarda les durillons dus au marteau.
- Tu t’es sacrément perdu, mon gars ! Mais comme ça fait deux lunes q’j’ai vu personne, tu peux rester au moins pour la nuit. L’roucou émit un gémissement.
- TA GUEULE, TOI ! T’es même pas foutu de faire ton boulot. Allez, fous le camp !
Le snaff baissa la tête mais sortit dans la nuit noire.
- Ça, ça m’dépasse. J’comprends pas c’qu’il a.
- J’ai forgé un truc, pour le seigneur Etouble. C’est lui qui m’a fourni le métal et depuis je fais peur aux animaux. Je dois avoir une odeur particulière.
- C’est quoi ton nom ?
- Louny !
- C’est pas d’ici.
- Non, je viens de loin.
- Les forgerons, ça bouge pas beaucoup, d’habitude !
- C’est vrai. Je voulais voir la mer. J’ai rencontré quelqu’un qui m’a parlé d’une île avec un oracle à qui on peut tout demander… et j’ai des choses à lui demander.
- Ah ! tu veux voir la mer !
L’homme se mit à rire…
- L’est bien bonne celle-là ! En fait t’es un fou !
L’homme continua à rire, comme si ce qu’avait dit Lyanne était la meilleure des histoires drôles. Cela dura un bon moment, puis l’homme essuya les larmes qu’avaient amené ces éclats de rire.
- Bon, on va pouvoir dormir…
L’homme se leva, se dirigea vers un coin de la hutte, prit de la paille et étendit la zone déjà paillée où reposait Degala. Tout en travaillant, il dit :
- Mon nom c’est : L’vieux Jangmo.
- C’est un drôle de nom, répondit Lyanne.
- Avant j’en avais un autre mais j’l’ai oublié. Bon faut aller dormir…
Joignant le geste à la parole, il couvrit le feu et alla se coucher.
Lyanne attendit que la respiration de Jangmo soit devenue régulière. Sans bruit, il se leva. La nuit était étoilée. L’roucou se fit tout petit dans son coin. Lyanne s’approcha de lui en murmurant des paroles rassurantes. Le snaff prit une position de soumission que Lyanne accepta. Quand il eut fini, il s’éloigna un peu, et prit son envol. Rapidement, il trouva une porte vers les Montagnes Changeantes et atterrit à La Blanche. Là-bas l’aube pointait déjà son nez. Il alla retrouver le Prince-majeur et ses conseillers. Si la réunion fut courte, elle fut fructueuse, les objectifs prévus et les directives préparées.
- J’ignore quand je pourrais revenir. Je préviendrai comme je l’ai fait aujourd’hui. Tu remplis bien ta mission, dit-il au Prince-Majeur.
Akto, le poing sur la poitrine dans la position du salut à celui qui est votre maître, fut rempli de joie, plus qu’il ne pensait. Le roi-dragon le félicitait et il en était heureux d’un bonheur dont il n’avait jamais rêvé quand il pensait détenir tous les pouvoirs sur le Royaume. Il regarda Lyanne décoller et disparaître. Il n’était pas inquiet. Il le reverrait.
Les oiseaux chantaient déjà quand Lyanne se posa près de la cabane du Jangmo. Il s’approcha sans bruit pour trouver le vieux berger en train de faire sa toilette avec l’eau de la source qui coulait près de la hutte.
- T’es ben sorti tôt c’matin, dit-il.
- J’étais réveillé. Le sommeil m’a quitté.
- Ton p’tit va mieux  sa respiration est calme.
L’roucou s’approcha en rampant pour lécher les pieds de Lyanne.
- C’est ben la première fois, qu’j’vois ça. D’habitude l’est méchant.
L’vieux Jangmo se redressa s’essuya avec un linge et regarda Lyanne.
- Tu dois pas être normal, pour qu’y fasse ça. T’élève des snaffs ?
- Je suis un simple forgeron. Je cherche un oracle.
L’vieux Jangmo s’arrêta de se frotter le corps avec des herbes.
- Un oracle, tu dis ?
- Tu en connais un ?
- Par ici, y a bien la diseuse mais j’s’rais toi, j’y fierais pas.
- Elle radote ?
- Non, elle dit souvent n’importe quoi.
- Et plus loin…
- Ah ! Plus loin…
La voix du vieux Jangmo avait pris des accents nostalgiques.
- T’sais, tu m’vois là, mais j’ai pas toujours été là… J’ai bourlingué… quand j’pouvais...
L’homme se redressa et regarda le ciel.
- Va pas faire beau… On aura la pluie.
- Tu es un oracle, toi aussi ?
Il partit d’un grand rire :
- Nan ! C’est juste que j’vis ici d’puis longtemps. Tu lui veux quoi à l’oracle ?
- Je suis en quête mais j’ignore de quoi. Un oracle me le révélera.
- Alors y a p’têtre quequ’un…
Lyanne laissa Jangmo aller à son rythme. Ils rentrèrent dans la cabane. Il le vit farfouiller dans un placard pour en sortir des galettes.
- J’dois rassembler les bêtes, t’vas m’aider !
La journée se passa calmement. Lyanne fut heureux de s’occuper des bêtes. Seul L’roucou faisait un détour quand il approchait. Quand vint le soir, ils se réfugièrent dans la hutte avec l’arrivée de la pluie. Degala était nettement mieux. La soirée fut rythmée par le bruit de l’eau sur le toit. Peu de paroles furent échangées. Les trois hommes allèrent se coucher. Lyanne, les yeux ouverts, pensait à la suite. Jangmo avait quelque chose à dire. Il en était sûr. Il écouta les respirations lentes et régulières. Il se leva et sortit. La pluie tombait maintenant fine et régulière. Les miburs s’étaient groupés sous les frondaisons pour se protéger. Il repéra L’roucou qui était couché plus loin. Il s’éloigna un peu et s’envola. Vu d’en haut, la région était vallonnée. Une rivière coulait non loin de là. Il n’y avait ni maison, ni autre signe d’occupation humaine. Il était dans un désert de pâturages. Il repéra un troupeau de chienviens. Il plongea vers le sol, attrapant une bête au passage. Le troupeau se dispersa pour se regrouper un peu plus loin. Quand il eut avalé sa proie, il refit un passage, en capturant une deuxième. Cette chasse lui prit une bonne partie de la nuit. Il revint vers la hutte alors que le ciel se dégageait. Il vit quelques étoiles. Avec le jour, viendrait le soleil. En tout cas, il l'espérait. Quand il rentra dans la hutte, il vit le regard de Degala sur lui. Il lui fit signe de se taire et alla se coucher.
Le lendemain ressembla à la veille. Ils s’occupèrent des bêtes dans différentes pâtures. Il fallut aussi renforcer des barrières qui s'effondraient. Ils allèrent chercher des épineux assez loin. C’est comme cela que Lyanne se retrouva au bord de la rivière qu’il avait vue de haut.
- Où va-t-elle ?
- Ben, à la mer…
Il n’insista pas. Il la contempla un moment, lente et calme, l’eau entraînait quelques branches vers l’aval. Il se retourna en entendant les grognements de Jangmo. Celui-ci se battait avec des branches. Lyanne alla l’aider. Ils restèrent une main de jours et puis un matin :
- C’serait bon que vous partiez…
- Si tu crois que c’est nécessaire.
- Ouais, on va m’amener les provisions. Y z’aiment pas voir des étrangers.
- Tu me conseilles d’aller par où ?
- L’autre jour, tu m’as d’mandé où qu’allait la rivière. T’as qu’à la suivre. Et quand t’arriveras à la côte, demande l’île de l’oracle. T’en trouv’ras ben un qui sait.
Jangmo les regarda se préparer. Dès que les baluchons furent prêts, Lyanne et Degala les mirent sur leur épaule.
- Merci de ton accueil, dit Lyanne.
- T’es un bon compagnon. On a bien bossé ensemble. Allez, bon voyage ! répondit l’vieux jangmo en sifflant L’roucou et en se dirigeant vers les miburs.
Lyanne regarda partir le vieux gardien de troupeaux. Quand il fut assez loin, il fit signe à Degala et ils se mirent en route. Quand ils arrivèrent près de la rivière, il allèrent vers l’aval. 


249
Degala marchait derrière Lyanne. Il avait trouvé normal de se couper un bâton qui curieusement ressemblait à celui du roi-dragon. Il avait même entrepris de le sculpter. Lyanne souriait de le voir faire. Arrivé au milieu du jour, ils se posèrent pour manger. Le ciel était menaçant. Ils parlèrent de la pluie possible. Degala n’avait que peu d’affaire et surtout pas de manteau pour le protéger si une averse arrivait. Ils mâchaient les galettes quand Degala demanda :
- Comment j’suis arrivé chez Jangmo ?
- Je t’ai porté. Tu avais la fièvre et tu délirais.
- J’ai pas d’souvenir. Enfin si, j’avais l’impression de voler...
- Parfois la fièvre fait voir des choses curieuses. Tu aidais bien chez Hodent. Es-tu du fief de Etouble ?
- Nan, je crois pas. En fait j’en sais rien. J’viens de j’chais pas où. J’ai commencé à aider chez Hodent en apportant c’qui faut pour la forge. J’me rappelle d’un homme qui s’occupait de moi à cette époque. Il était pas méchant mais j’mangeais pas si j’avais pas assez porté d’trucs.
- Tu as eu d’autres vêtements, un jour ?
- Non, enfin je crois pas. Près de la forge, fait toujours chaud et puis on est à l’abri. J’ai jamais eu besoin de manteau.
- Je m’en doute, mais aujourd’hui à l’aube de la mauvaise saison, ce serait utile. On va se remettre en route. Si la pluie arrive, il nous faudra un abri.
Ils rassemblèrent leurs affaires et repartirent d’un bon pas. Le bord de la rivière montait et descendait rendant leur progression moins facile. Quand le soir arriva, ils étaient sur un sol plus pauvre, plus caillouteux et la rivière se coulait maintenant entre des berges de roches. La pluie fit son apparition avec le coucher du soleil. Degala jurait. Lyanne entendant l’étendu des connaissances en jurons de son jeune coéquipier, sourit intérieurement. Il lui faudrait l’éduquer un peu. La rivière faisait un coude un peu plus loin. Lyanne espérait y trouver un creux pour qu’ils s’y réfugient pour la nuit. Ils trouvèrent un abri sous roche à peine assez grand pour eux deux. Lyanne fit signe à Degala de s’asseoir. Il posa ses affaires et repartit chercher du bois. À son retour, Degala avait sorti le nécessaire pour manger. Il était pelotonné au fond, les bras autour des genoux en essayant de se réchauffer. Lyanne posa le bois. Ses sens lui disaient que cet endroit avait déjà été utilisé pour faire la même chose. Il creusa un peu le sable pour faire le foyer et trouva des restes de feu.
- L’est trop humide, prendra pas !
Lyanne se retourna pour regarder Degala.
- J’ai trouvé des restes de charbon de bois sous le sable, je vais y arriver.
Il posa le bois sur le sol. La première flamme jaillit presque instantanément. Bientôt la chaleur monta sous l’abri. Lyanne fit une cloison avec son manteau et les bâtons. Le feu brûlait d’une flamme chaude et presque sans fumée. On entendait juste le grésillement de l’eau qui s’évaporait.
- Maître Hodent avait raison. Jamais vu personne faire du feu comme toi.
- Je sais cela. Mais peut-être as-tu aussi des talents cachés ?
- Je ne sais pas. Je n'ai jamais réussi à faire naître le feu comme toi.
- Je sais cela. Mais peut-être as-tu aussi des talents cachés ?
- En attendant de les trouver, réchauffe-toi. Je vais aller chasser.
Lyanne passa, écarta son manteau pour sortir. La pluie se faisait plus drue. Il prit immédiatement son envol dans l’obscurité du soir. Il survola la région, remontant la rivière. Son œil fut attiré par une lueur en amont. Il se laissa planer jusque là. Il découvrit un campement. Des hommes bivouaquaient sur la berge. Attaché à un arbre, un radeau bougeait au rythme de la rivière. C’était un grand radeau, chargé de marchandises. Demain ou après-demain au plus tard, ils le verraient arriver et les doubler. Diminuant sa taille, il se laissa planer jusqu’à un arbre non loin du bivouac. Il se posa sur une branche juste au-dessus de la bâche qui protégeait les hommes des intempéries.
- Foutue saloperie de temps, jurait l’un deux. Ça aurait pu attendre qu’on passe les gorges de la Schtalle. Ça va être difficile avec l’bois mouillé.
- T’inquiète, Bogich, on en a vu d’autres.
- Ouais, mais la pluie va gonfler la rivière et ça s’ra difficile. T’aurais pas du prendre autant et en plus mettre une remorque. Faudra qu’on sépare dans les gorges et avec la flotte, on va pas rigoler.
Lyanne resta un moment à écouter. Il comprit qu’il s’agissait de descendeurs. Ils étaient spécialisés dans le convoyage de radeaux chargés de marchandises entre le haut pays et la région de la côte. Bogich et Marken avaient décidé de faire un gros transport avant l’hiver. Ils avaient recruté une équipe d’hommes habitués mais qui risquait de se révéler insuffisante si la pluie se maintenait. Bogich reprochait à Marken de n’avoir pris que trois hommes avec eux. Une ou deux paires de bras en plus auraient été les bienvenues. Comme la conversation ne s’occupait que de parler des difficultés, Lyanne redécolla. Il se dirigea un peu plus haut dans la plaine et repéra dans une prairie des chienviens. Il descendit en piqué pour en capturer un qu’il dévora avec plaisir. Il repéra un jeune qui allait faire son affaire pour ramener au campement. S’il échoua à sa première tentative, il le captura à la deuxième. Se posant un peu plus loin, il reprit sa forme humaine pour le tuer et le dépecer. Il rapporta ainsi simplement une bête prête à cuire. Quand il se posa non loin de l’abri, la lumière brillait toujours à travers les fentes entre le manteau et le rocher. Lyanne rentra se mettre à l’abri.
- J’ai ramené de quoi nous caler l’estomac, dit-il à Degala. Il vit s’illuminer le visage de son compagnon.
- La chasse a été bonne, on va se régaler.
Ils firent cuire le chienvien et mangèrent sans se presser.
- Ça change des galettes, dit Degala.
- Tu peux le dire, répondit Lyanne.
La nuit se passa tranquillement. La pluie ne cessa pas, parfois plus forte, parfois moins intense, elle venait frapper le manteau créant une petite rigole dans le sol. Quand la lumière du jour fit son apparition, seul subsistait un petit crachin. Le feu avait fait régner une douce chaleur dans leur abri. Lyanne préparait déjà un morceau de viande quand Degala se réveilla. Le cheveu en bataille, il regarda autour de lui, posant des yeux interrogatifs sur ce qui l’entourait.
- Y pleut ?
- Oui, et tu es sans protection.
- J’ai jamais eu de manteau, enfin depuis que je me rappelle.
- Tu prendras ton sac pour te protéger. Je prendrais tes affaires. Maintenant viens manger, j’aimerais qu’on parte tôt.
Les deux hommes firent honneur à la viande de Chienvien. Lyanne prépara son balluchon. Degala avec la toile du sien, se fit une sorte de cape qui couvrait la tête et les épaules.
Ils partirent sous un ciel bas qui laissait filer une bruine entêtante. Au bout d’un millier de pas, ils étaient trempés. Lyanne avait prévenu Degala qu’il ne faudrait pas s’arrêter. Les vêtements mouillés étaient ce qu’il y avait de pire pour attraper froid. La rivière coulait dans une région vallonnée. Elle avait creusé un lit assez large pour elle. Les berges étaient en pentes assez raides couvertes de forêts. La bruine laissait la place à de grosses gouttes venues des branches et des feuillages. Quand arriva le milieu du jour, ils avaient bien marché. Degala ne se plaignait pas malgré le froid qu’il devait ressentir. Il montra à Lyanne une grande pierre plate qui dégageait un espace à l’abri :
- On s’rait bien là pour manger !
Lyanne avait approuvé et ils s’étaient serrés sous le rocher. Lyanne, comme toujours, fit un feu qui les réchauffa.
- On n’a vu personne, dit Degala tout en mangeant.
Lyanne, qui l’observait pour voir si cessaient les tremblements de froid, répondit :
- La terre est mauvaise et en pente. Les gens préfèrent d’autres endroits. Il faudrait que tu aies quelque chose d’imperméable… Je verrai ce soir si je peux chasser quelque chose.
Lyanne laissa le feu mourir. Ils repartirent dès qu’ils furent réchauffés. Cela ne dura pas. Ils sortirent du bois pour retrouver la bruine et surtout un vent venu du haut des collines voisines. Lyanne jura intérieurement. Ce n’était pas un temps à voyager. Quand arriva le soir, ils durent marcher jusqu’à la nuit noire avant de trouver un coin presque à l’abri. Lyanne alluma un grand feu immédiatement, confinant Degala derrière pour qu’il se réchauffe au sec. Ils avaient encore du chienvien pour le soir.
- Demain, il faudra chasser, dit Lyanne qui était resté sous la pluie.
- Vous n’allez pas dormir dehors, fit remarquer Degala.
- Je vais trouver des branchages pour agrandir l’abri. En attendant, chauffe-toi !
Lyanne était parti chercher des branchages d’épineux. Il en ramena assez pour faire un toit qui prolongeait le mince espace sous la pierre.
À son troisième voyage, il vit que Degala s’était endormi. Il en profita pour toucher le rocher de son bâton de pouvoir. Il devint chaud, irradiant de la chaleur qui pénétra les vêtements mouillés du jeune homme, le faisant fumer. Lyanne eut un sourire. Demain, il serait sec. La pluie semblait avoir cessé. Les arbres continuaient à s’égoutter. Il s’éloigna un peu et devint dragon pour aller explorer les environs. La rivière continuait dans la bonne direction pour sa quête. Après avoir vérifié que le chemin de demain ne poserait pas de problème, il alla vers l’amont pour découvrir où en étaient les radeaux. Il les trouva à un coude de la rivière non loin de leur campement de la veille. Si tout allait bien, demain ils arriveraient à leur niveau. Lyanne reprit de la hauteur. La rivière coulait dans une vallée creusée dans un plateau. Il repéra au loin les feux d’une petite ville ou d’un gros village. Plus loin, ils allaient rencontrer une zone plus chaotique à en juger par le relief qu’il devinait au loin. Il regarda aussi le ciel. Cela lui fit plaisir de voir qu’il se dégageait. Demain, ils pourraient marcher sans pluie. Il revint vers le campement. Se posant non loin, il reprit sa forme humaine. La nuit se passa sans incident.
L’humeur des deux hommes fut meilleure. Un bref rayon de soleil avait éclairé le paysage. Degala était presque sec. Il eut froid en quittant la proximité du feu. Cela ne dura pas. La marche le réchauffa. Ils suivaient les berges, ne les quittant que lorsqu’un obstacle leur imposait un détour. C’est au milieu du jour qu’ils entendirent les voix. Ils s’arrêtèrent sur le bord de la berge.
- C’est quoi ? demanda Degala.
- Des descendeurs sur leur radeau, répondit Lyanne. On les entend sans les voir. Ils sont encore assez loin. Viens on va se mettre sur le bord.
Les deux hommes avancèrent jusqu’au bord de l’eau. C’était un haut fond. On voyait le gravier par transparence. L’eau semblait s’étirer paresseusement à cet endroit. La rivière était large. Lyanne sortit un morceau de viande froide qu’il donna à son compagnon.
- Tiens ! On va manger là en attendant.
Un tronc flotté s’était échoué là et leur servit de siège.
- Tu crois qu’y vont nous prendre. J’en ai marre de marcher.
- J’espère. Cela nous éviterait une longue route.
Suivant les moments, on entendait les voix plus proches ou plus éloignées.
- Là ! cria Degala, un radeau !
Au détour d’un méandre, venait d’apparaître le convoi des deux radeaux. Ils étaient attachés ensemble et formaient un grand esquif avançant au centre du courant. À l’agitation qui régnait sur l’embarcation, ils surent qu’ils avaient été vus. Le radeau était maintenant bien visible et manœuvrait pour s’approcher d’eux.
Lyanne debout, les regardait faire. Il était le plus près du bord et c’est à lui qu’on lança la corde. Il attrapa le filin au vol et tira pour arrêter le radeau. Un homme sauta de l’arrière dans l’eau avec un autre bout pour amarrer l’arrière.
- On voit pas grand monde, dit un des embarqués.
Lyanne reconnut la voix de Bogich.
- On va vers la mer, répondit Lyanne.
- Nous aussi.
L’homme, grand et large, sauta à terre. Il toisa Lyanne et Degala.
- Vous venez d’où ?
- Nous étions au château du Seigneur Etouble. J’ai forgé pour lui, maintenant je veux voir la mer.
- Ça vous dirait de moins marcher ?
- C’est tentant, répondit Lyanne. Ça nous coûterait combien ?
- Si vous aidez à bord, ça peut s’arranger, au moins pour une partie du trajet. Plus bas, ya les gorges de la Schtalle. C’est un passage resserré. J’vous offre la place jusqu’à Nouska si vous tenez les gaffes.
- Nouska ?
- Ouais, c’est une ville à deux jours de radeaux après les gorges de la Schtalle. À pied, il vous faudra plus de dix jours, faut passer les monts autour des gorges et c’est pas toujours facile.
- C’est long, les gorges, interrompit Degala.
- Avec le courant, on y sera demain matin.
Lyanne sentit que Degala était conquis par l’idée de ne pas marcher.
- Tope-là, dit-il à Bogich.
On les fit embarquer. À peine étaient-ils à bord que le radeau repartait vers l’aval. Bogich leur donna les noms de tous les présents.
- Tiens, Kla, passe une gaffe à nos amis, qu’on voit comment ils s’en servent.
Si Lyanne eut besoin d’explications, Degala fut tout de suite à l’aise avec cette grande perche. Tout en se concentrant sur ce qu’on lui montrait, Lyanne entendit Marken s’en prendre à Bogich pour les avoir pris à bord :
- T’sais même pas qui c’est ! Moi, j’te dis qu’on aurait pu passer même sans eux.
- Tu sais combien ya de cadavres dans les gorges ? J’aimerais autant pas en être un.
- P’être, mais ces deux là, tu les connais pas !
Le reste de la conversation se perdit dans le bruit de l’eau. Si Lyanne était sur le radeau avec les provisions, Degala était sur l’autre. L’après-midi se passa tranquillement. Le vent était tombé, la pluie les laissait tranquille. Lyanne n’était pas assuré sur cet enchevêtrement de bouts de bois. Il entendait Degala rire de plaisir. Il se déplaçait comme sur la terre ferme, voire mieux.
En fin de journée Bogich s’approcha de Lyanne :
- On va bientôt accoster. Demain, on séparera les radeaux pour passer les gorges de la Schtalle. Tu vas être avec moi. Nous serons au gouvernail arrière. Burriak et Nousma seront à celui de devant. Ton jeune sera sur l’autre radeau. Y s’débrouille pas mal. C’est pas toi qui l’as formé. Tu sais où il a appris ?
- Je l’ignore, répondit Lyanne. Je découvre comme toi qu’il sait faire cela.
- Y vient d’où.
- Il était apprenti forgeron chez le seigneur Etouble…
- Ah ! Avec Hodent !
- Oui, avec Hodent...
La conversation tourna court, Bogich criant des ordres pour une manoeuvre.
- ON VA ABORDER LÀ, cria-t-il en désignant un coude de la rivière. FAUT ÉCHOUER L’AVANT SUR LE SABLE…
Tout le monde participa à l’effort, qui aux gouvernails, qui aux gaffes. C’est Marken qui sauta le premier sur la plage pour arrimer le convoi.
- Fait encore jour, on va séparer les radeaux tout d’suite ! dit-il à la cantonade.
Cela les occupa jusqu’à la nuit noire. Bogich avait demandé à Lyanne et Degala de faire le repas, dans la mesure où ils ne savaient pas ce qu’il fallait faire sur les radeaux. Le repas fut plutôt silencieux. Lyanne posa des questions sur les gorges. Marken répondit qu’il n’aurait qu’à suivre le mouvement, ce qui fit sourire les autres. Bogich coupa court aux explications en envoyant tout le monde au lit. Il voulait partir dès que le jour  serait suffisant pour voir les berges. Lyanne resta tranquille, écoutant pendant la nuit, tous les bruits. Il laissa ses perceptions s’étendre assez loin sans ressentir autre chose que des animaux. Son parcours lui semblait toujours aussi étrange. Il allait un peu comme sur cette rivière, porté de vague en vague vers un lieu où il accomplirait son destin. La vie était-elle déjà écrite ? Cela heurtait ce qu’il avait appris dans les cavernes des dragons. Il pensa  quand même qu’il ne voyait pas quel serait son avenir ni où le conduirait sa quête.
L’aube le trouva au bord de l’eau, jouant à faire des ricochets. Bogich lui jeta un regard étonné, mais ne dit rien. Le feu attendait qu’on l’utilise. Ils déjeunèrent quasiment en silence et puis ce fut le départ.
La rivière était calme et tranquille. Lyanne en fit la remarque à Burriak :
- Ti fie pas ! T’vas  vouaire ! ça va s’couer !
Chacun gagna sa place. Bogich donnait des ordres brefs. Les radeaux se mirent en mouvement lentement. Bogich les fit naviguer au centre de la rivière, essayant de trouver le courant le plus favorable. L’autre embarcation suivait à quelques encablures. Lyanne qui attendait le danger eut le temps de se détendre. La rivière resta calme une bonne partie de la matinée. Bogich les fit accoster près d’un arbre tombé :
- On va manger maintenant, dit-il.
Personne ne prit la parole pour protester. Pour Lyanne ce fut le signe qu’on approchait de l’endroit où il faudrait se méfier. Il les sentit tous tendus sauf Degala qui avait l’ait complètement heureux. Le repas fut expédié et les radeaux furent remis dans le lit du courant.
- Viens par là, lui dit Bogich. Tiens ça et surtout ne lâche que sur ordre...
Il lui colla le manche du gouvernail entre les mains. Il alla vers l’avant, Burriak tenait le gouvernail avant. Nousma était debout à côté.
- Vu la quantité de flotte, va falloir tenter par bâbord au rocher du loup, leur dit Bogich.
Ils hochèrent la tête, pendant que Bogich revenait sur l’arrière.
- Qu’est-ce que le rocher du loup ?
- C’est un knam de caillou planté au milieu de la rivière. Les courants autour sont traîtres, faudra s’méfier. Tu vois, le gros rocher ?
- Celui qui est couronné d’un litmel ?
- Ouais, et bien après prépare-toi. On va commencer par un passage étroit. Ya qu’un danger, celui d’se faire coincer. L’eau est calme mais le courant trop rapide. C’est après que ça va commencer à danser !
Quand ils passèrent le rocher couronné, Lyanne ne vit que le miroir de la rivière sans autre signe. De part et d’autre, des falaises lissées par les courants fermaient la perspective. Le radeau accéléra brusquement et commença à se mettre en travers. Burriak et Nousma réagirent très vite en s'arc-boutant sur le gouvernail, le manoeuvrant vite et fort. Bogich aidé de Lyanne, qui avait un petit temps de retard, aligna la poupe. Le radeau se remit au centre du passage et prit encore plus de vitesse. Les parois défilaient maintenant rapidement. Les arbres qui dépassaient ça et là, étaient autant d’espars qui n’attendaient que leurs proies. Ils devaient sans cesse faire attention et redresser leurs embarcations qui ne demandaient qu’à aller sur les bords. Cela dura un moment et brutalement, comme s’il existait un mur sous-marin, de vagues apparurent faisant tanguer et rouler l’embarcation. Lyanne se cramponnait autant au gouvernail qu’il aidait à la manoeuvre. Il se sentait ballotté en tous sens. Le bruit empêchait toute conversation. Lyanne nota que tout le monde semblait savoir ce qu’il devait faire sauf lui qui aidait autant qu’il pouvait Bogich dans ses actions. A un moment ou à un autre, il regardait derrière. L’autre radeau suivait toujours à distance. Degala était à l’avant, arc-bouté sur le gouvernail. L’eau volait de partout, les détrempant.
- COMBIEN DE TEMPS ? hurla-t-il en direction de Bogich.
- JUSQU’AU SOIR !
Bogich s’agita faisant des grands gestes en direction de Nousma qui le regardait.
- LE ROCHER DU LOUP ! lui hurla-t-il.
Lyanne ne savait pas s’il avait entendu, mais il avait compris. Il toucha l’épaule de Burriak et montra quelque chose devant. Dans le bouillonnement de la rivière, un peu plus loin, on voyait apparaître et disparaître un cône de roche qui séparait le flot en deux. Le pire était que le courant les entraînait droit dessus.
- SOUQUE ! SOUQUE ! hurla encore Bogich, en plein effort.
Lyanne ne comprit pas comment la lourde embarcation put passer sans rien toucher. Il n’eut pas le temps de poser la question car ils touchèrent un autre rocher invisible sous l’écume blanche. Le radeau se mit en travers et bientôt grâce aux efforts des hommes, Bogich et Lyanne se retrouvèrent devant. S’il y avait quelques tronçons plus calmes, la plupart du temps, ils se battaient avec les éléments pour tenir leurs embarcations. Plus le temps passait et plus Lyanne se demandait s’ils allaient tenir. Il y eut d’autres chocs, d’autres retournements. Il y eut surtout le choc du blocage quand leur radeau se coinça entre un rocher et un arbre tombé. Ils furent doublés par le deuxième radeau. Lyanne eut la fugitive vision d’un Degala qui semblait trouver tout cela très drôle. Ils travaillèrent un moment pour se dégager. Lyanne avait saisi la hache et tranchait dans les branches qui les retenaient dans une fâcheuse posture. L’eau recouvrait tout le radeau rendant les déplacements dangereux. Nousma glissa à un moment et ne dut son salut qu’à la promptitude de Bogich qui l’attrapa au passage. Se tenant d’un bras, il essayait de remonter Nousma sans y arriver. Ce dernier était incapable de reprendre pied sur le bois détrempé face au courant qui lui était contraire. C’est à ce moment-là que, dans un craquement sinistre, le tronc céda et libéra le nez du radeau qui remonta aussi brutalement qu’il avait plongé. Nousma fut projeté vers le haut, Bogich put ainsi le tirer vers lui. Le radeau se retrouva à frotter sur le rocher puis il retrouva le courant principal et prit de la vitesse. Tout allait si vite qu’ils n’eurent même pas le temps d’avoir peur.
La rivière continuait son cheminement dans un canal toujours bordé de falaises. Les vagues furent un peu moins hautes, leur permettant de respirer. Un rayon de soleil fit briller la surface changeante de l’eau, faisant prendre conscience à Lyanne qu’il commençait à se faire tard. Puis un nouveau passage agité accapara son attention et aussi brutalement que cela avait commencé, les vagues disparurent laissant la place à une étendue d’eau large et lisse, brillante de reflets dorés dans la lumière du soir.
- C’est fini ? demanda-t-il.
- Y reste le rocher du passage de Messedy, là-bas, répondit Bogich en montrant une barre rocheuse devant eux. La rivière la contournait. De nouveau le courant s’accéléra. Lyanne remarqua alors le fort sur le bout de la montagne. L’endroit était bien choisi. Il dominait directement le lit de la rivière.
- Des signaux ! cria Burriak. Ils nous ont vus. Ils attendent qu’on arrive…
Bogich se tourna vers Lyanne :
- Et bien, on va pouvoir dormir au sec !
Ils traversèrent une nouvelle zone de turbulences, mais sans avoir l’intensité de ce qu’ils avaient déjà passé. La fatigue était maintenant le plus grand danger. Ils négocièrent le dernier passage en suivant le deuxième radeau qui se rapprocha de la berge tribord. Des bateaux étaient échoués sur la berge, d’autres flottaient dans le courant. Sur la berge des gens faisaient signe et poussaient des cris de bienvenue.
Bogich fit manoeuvrer pour arriver à proximité de la berge avant que le courant ne devienne trop faible pour qu’ils puissent se diriger. Burriak fut le premier à sauter à terre avec une amarre. Il fut immédiatement aidé par ceux qui les regardaient arriver.
C’est alors qu’arriva un homme en arme.
- Salut vieux brigand, dit-il à Bogich. T’as encore réussi et ma foi, avec un sacré chargement. A la dernière lune, un radeau s’est disloqué un peu plus haut, on a tout juste réussi à récupérer le bois.
- Tu sais bien qu’c’est pas un peu de pluie qui m’fait peur. Mais c’est pas parce qu’on est passés qu’il faut qu’tu m’étrangles avec les taxes.
Le soldat se mit à rire.
- Tu m’connais, toujours le juste prix… T’as quoi à bord ?
- Des étoffes et des pots de terre cuite. 
- Ça tombe bien, ya ma femme qui s’ferait  bien une robe…
Bogich fit un signe à Marken qui arriva avec un sac de toile goudronnée. Il le jeta par terre et entreprit de l’ouvrir sous le regard intéressé de Stonar qui, les mains passées dans la ceinture de son épée, regardait tout cela d’un oeil acéré.
Quand la toile fut étalée, découvrant les richesses qu’elle renfermait, Stonar remarqua plusieurs coupons. La discussion s’engagea, serrée sous des dehors de bonhomie. Quand il partit, deux rouleaux d’étoffe sous le bras, un rouge et un bleu, Bogich distribua les rôles pour la nuit. Chacun son tour, il devrait monter la garde. Il ne voulait pas que tous les vauriens du coin en profitent.
Lyanne était resté près des radeaux. Degala complètement épuisé, s’était couché, lové sous des fourrures contre les marchandises. Les autres étaient partis fêter leur passage des gorges de la Schtalle. Ils revinrent tard dans la nuit, beuglant des chansons à boire, complètement saouls. Lyanne assis contre les ballots les regardaient descendre vers le bord de l’eau. Il repéra quelques silhouettes qui se cachaient derrière des cloisons ou des marchandises entreposées. Bogich arriva enfin après de nombreux détours au bord de l’eau :
- BURRRRRRIAK ! TU TE METtras de garde………
Le reste se perdit dans ses borborygmes lorsqu’il s’affala sur les amas de toiles goudronnées qui protégeaient les étoffes.
- Gueule pas comme ça ! T’vas réveiller les autres, répondit Burriak en s’appuyant sur le mat central.
Les autres continuaient à chanter et à rire, jusqu’à ce qu’ils arrivent sur les radeaux. Là, chacun s’affala dans un coin et ce fut bientôt un concert de ronflements plus sonores les uns que les autres.
Lyanne, immobile, s’était recouvert d’une toile pour se protéger de l’humidité de la nuit. Il garda les yeux ouverts, tout en pensant à ce qu’il devait faire. Bogich lui avait dit qu’il les conduirait à une ville à deux jours d’ici. Il avait interrogé l’un ou l’autre des ouvriers du port pendant la soirée. Le fort de la Schtalle avec son village était le dernier des forts du fief du seigneur Lizach. La ville à deux jours par la rivière, s’appelait Trallizach. Elle était la capitale de ce comté. Après, on lui avait cité d’autres noms. La rivière continuait jusqu’à la mer, au port de Hunique. Il n’avait pas eu de renseignements sur ce port. Il était au bout… c’est tout ce qu’on lui avait dit. Personne ne connaissait ce lieu vraiment. Les histoires qui couraient, le décrivait comme l’endroit où l’on pouvait trafiquer. Lyanne cherchait des arguments pour convaincre Bogich de l’emmener plus loin s’il allait plus loin. Il ne lui avait même pas demandé le but de son voyage.
Les ronflements des dormeurs agissaient comme un soporifique sur Burriak dont la tête tombait de plus en plus souvent. Cela le faisait sursauter et il se redressait pour un moment, de plus en plus court. La lune se leva, demi croissant éclairant chichement les lieux. Burriak à son tour, s’était mis à ronfler après avoir glissé jusqu’à terre. Cela fit sourire Lyanne jusqu’à ce qu’il entendit un bruit de pas. Il empoigna son marteau et se prépara. Quelqu’un marchait dans l’eau. Il sentit le radeau bouger quand ce quelqu’un monta à bord. Puis il y en eut un deuxième et encore un. Il vit une arme briller en reflétant la lumière de la lune. Brutalement, il se leva, rejetant la toile qui le protégeait et prenant la forme du grand rouge dragon. Il vit les petites silhouettes le regarder d’un air incrédule. Il souffla une flamme, juste une petite flamme, même pas très chaude et ils partirent en hurlant, abandonnant leurs armes sur place. Quand ils eurent atteint la berge, Lyanne les stimula encore une fois d’une flamme d’un beau jaune qui grilla l’herbe jusqu’à leurs talons. Immédiatement après, il reprit forme humaine se rallongeant sous la toile. Il rit tout bas en constatant que pas un des dormeurs ne s’était réveillé.
Quand arrivèrent les gardes avec leurs torches, tout était tranquille. Ils tenaient liés entre eux, un des hommes qui avait tenté d’attaquer. Celui-ci essayait de se dégager pour s’enfuir sans y parvenir.
- Tu vois bien qu’il n’y a rien ! T’avais trop bu !
- Mais j’vous dis qu’c’était là et qu’ça crachait du feu…
Un des hommes s’approcha de la berge. Il appela :
- Sergent, là !
Le sergent s’approcha de ce que montrait le soldat.
- L’herbe est brûlée et c’est pas vieux. 
Ils se relevèrent regardant autour d’eux avec des yeux devenus soudainement plus anxieux.
- Va voir sur le radeau ! dit le sergent.
- Sur le radeau ? demanda le soldat d’une voix mal assurée.
- Allez, tu vas pas croire des racontars d’ivrognes.
L’homme s’avança avec précaution, l’arme à la main. Lyanne le laissa s’approcher sans bouger. Les torches, qui étaient restées avec le groupe principal, plus haut dans la pente, n’éclairaient que très médiocrement les radeaux. Il entendit les pas du soldat dans l’eau et sentit le mouvement du radeau. Le pas, lourd et prudent, se rapprocha. Il regarda les uns et les autres ne trouvant que des dormeurs avinés. Il s’arrêta brutalement prêt à fuir, quand un tas de fourrures se mit à bouger. Il avait l’arme haute quand Degala sortit la tête en demandant ce qui se passait.
Le soldat baissa son arme.
- T’as rien vu, petit?
Clignant des yeux, Degala le regarda :
- Non, M’sieur, j’dormais et ya rien eu.
Le soldat se détourna et repartit. Son pied heurta alors une épée au sol. Il la ramassa et rejoignit le groupe.
- Tout va bien à bord, j’ai rien vu de suspect, juste cette épée.
Le sergent prit l’arme la regarda et fit signe à ses hommes de repartir. Degala qui s’était levé, les regardait. Se tournant vers lui, le chef de la section lui dit :
- Le mieux c’est que vous soyez partis demain matin !
Ayant dit cela, il fit quelques pas rapides pour reprendre la tête de son détachement et ils remontèrent vers le fort.
Degala, resté seul, se gratta la tête. Il regarda les uns et les autres, haussa les épaules et repartit se coucher.
Aux premières lueurs du jour, Lyanne était debout. Les deux radeaux étaient amarrés l’un derrière l’autre. Sur la berge, une grande traînée d’herbes brûlées était le seul indice qu’il s’était passé quelque chose la nuit. Il réveilla Degala. Les autres  lui semblaient incapables de faire quelque chose de bien. Il ne savait pas ce qu’ils avaient bu, mais c’était beaucoup. Il secoua Bogich :
- Oh ! Réveillez-vous ! Réveillez-vous !
- Knam ! J’dors ! répondit-il en se retournant pour éviter la lumière.
Degala qui l’avait regardé faire, dit :
- Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
- Tu as entendu le garde cette nuit, on ferait mieux de partir. Te rappelles-tu comment étaient accrochés les deux radeaux ?
- Ben ouais, juste l’un à côté de l'autre.
- Tu saurais m’aider à le refaire ?
- Ouais, c’est facile.
Joignant le geste à la parole, il sortit de grandes tresses de cordes.
- On prend ça et on attache.
Ils se mirent à la tâche de lier les deux plateaux de bois ensemble. Degala avait une dextérité que remarqua Lyanne. Ses nœuds serraient sans problème alors que lui avait des difficultés malgré sa force plus grande. Pour finir, il se chargea de passer les cordages là où il le fallait, y compris sous les troncs, laissant à Degala le soin de finir l’arrimage. Tout était prêt quand une patrouille descendit du fort.
- Prépare les gaffes, dit Lyanne, je crois qu’on a intérêt à partir.
Ils poussèrent ensemble détachant le lourd convoi de la berge. Le courant se mit à agir doucement.
- ATTENDEZ ! Hurla un garde. LE CHEF VEUT VOUS VOIR !
Bogich ouvrit un oeil et devant ces hommes qui couraient vers lui, se réveilla complètement. En un instant il jugea de la situation et prenant une gaffe se mit à pousser lui aussi.
- J’sais pas c’qu’on a fait, mais on dégage, on dégage !
En s’éloignant encore de la berge, le radeau fut prit dans le courant central et accéléra. Trop loin pour qu’un homme saute à bord, ils étaient à l’abri. Les soldats crièrent et firent encore des signes mais ne sortirent pas les arcs.
- Ça doit pas être trop grave, dit Bogich, ils ne tirent pas.
Degala s’était mis au gouvernail et orientant la proue, il rejoignit le centre de la rivière. Bogich se mit à inspecter les nœuds et les cordages.
- C’est vous qu’avez fait ça ?
- C’est surtout Degala qui a tout fait. Je me suis contenté de passer les cordages où il me disait, répondit Lyanne.
- T’as appris ça où ? demanda-t-il à Degala en le rejoignant au gouvernail.
- J’ai r’gardé comment y zétaient attachés et j’ai refait.
- T’savais pas avant ?
- J’ai toujours attaché des trucs ensemble mais jamais des radeaux.
- Pendant qu’les autres cuvent, tu vas rester là, moi j’vais à l’avant. La rivière est tranquille, on d’vrait s’débrouiller à deux.
Se tournant vers Lyanne, il ajouta :
- Toi, tu restes là, et tu l’aides si ya besoin.
Lyanne regarda le fort de Schtalle s’éloigner. La patrouille remontait sans se presser. Lyanne et Bogich pensaient qu’ils avaient bien fait de partir mais pas pour les mêmes raisons.
Ils traversèrent une région de campagne bien organisée. Dans des endroits abrités des berges, ils découvraient de petits villages aux masures de bois. Si l’ensemble ne respirait pas la richesse, les gens faisaient des signes de salut auxquels Lyanne répondait. Les champs étaient cultivés et en ordre.
- Le pays a l’air calme, dit Lyanne.
- Tant qu’on est là, ya pas de risque. Mais t’y fie pas. Les miliciens rigolent pas avec les étrangers…
- Ah ! pourquoi ?
- L’seigneur Lizach y tient pas à avoir la guerre pour ruiner ses campagnes. Les étrangers c’est pas bon pour ça. Y’en a trop qu’espionnent.
- Et sur la rivière, on nous laisse tranquille.
- J’suis pas vraiment un étranger, ça fait des tas d’saisons que j’ramène du bois et des marchandises. Faut graisser quelques pattes comme hier soir… D’ailleurs j’me d’mande c’qu’y l’a pris d’envoyer la patrouille c’matin. On avait pas tant exagérer que ça !
Bogich se tut, semblant se perdre dans ses pensées. Lyanne respecta son silence un moment.
- La fin du voyage…
- Ouais
- C’est Trallizach ?
- Ouais.
- Il est possible d’aller plus loin ?
- Ouais, il y a d’autres descendeurs qui vont vers la mer.
La conversation s’arrêta là avec le réveil des autres. Ils interrogèrent Bogich et Lyanne pour savoir ce que les radeaux faisaient déjà en chemin, alors qu’ils n’avaient pas fini de cuver ce qu’ils avaient bu. Manifestement, s’ils se rappelaient le début de soirée, la fin sombrait dans un brouillard estompant tous les souvenirs. Quand Bogich leur parla de la patrouille, ils furent tous unanimes à dénier toute participation à un quelconque problème. Ils parlèrent ainsi jusqu’à ce que le soleil, haut dans le ciel en signifie qu’il était l’heure de manger.
On faisait la cuisine sur un foyer dressé sur un tas de pierres et de terre, posé sur les troncs. C’est Nousma qui fut désigné. Il s’activa, toujours silencieux, à préparer un brouet épais. S’il n’était pas beau, il était bon et Lyanne lui fit honneur. Degala sembla se régaler au point de finir tout ce qui restait. Des tours de quart furent organisés. Bogich avait décidé de naviguer sans s’arrêter. Il préférait mettre le plus de distance entre le fort de Schtalle et lui.
L’après-midi se passa tranquillement. Le paysage défilait doucement. La rivière avait pris un rythme régulier qui berçait les uns et les autres. Quand le soleil se coucha, Bogich souriait. Il chercha un lieu pour accoster. Ils le trouvèrent à un coude de la rivière. Un banc de sable offrait un atterrissage facile. Tirant les cordages jusqu’au rivage, ils amarrèrent pour la nuit. Quand tout fut calme, avant que la lune ne se lève pour éclairer le paysage, Lyanne avait repris une forme plus mobile. Il s’envola sans bruit et arrivé assez haut, il agrandit sa taille pour pouvoir prendre encore de la hauteur. La rivière s’étalait indolente, faisant de multiples détours dans ce paysage assez plat. Il repéra au loin leur destination, Trallizach. C’était une grande ville. Beaucoup plus grande que celle du fief d’Etouble. Plus loin encore, la rivière serpentait. Tout autour d’eux, s’étendaient des champs et des champs entrecoupés de hameaux sans lumière. Sur une colline, un fort semblait monter la garde. On était bien dans une région civilisée, pensa Lyanne. Il avait envie de chasser.  Il se dirigea vers un bois plus loin, cherchant une proie. Il fondit sur un jako dont il ne fit qu’une bouchée. La nuit, très noire, était son alliée. Il avait encore un peu de temps avant que la lumière ne revienne. Il en profita autant qu’il put. C’est la panse bien remplie qu”il regagna les radeaux. Nousma qui était censé monter la garde, somnolait à moitié et rêvait avec l’autre. Lyanne approcha en suivant les eaux en rase-mottes. Au fur et à mesure qu’il approchait, il devenait plus petit. Le choc de son atterrissage fut tellement minime que Nousma n’eut aucune réaction. Lyanne se glissa sous la toile qui était censée le protéger du froid et de l’humidité. Il avait à peine fini que se leva la lune.

Le lendemain ressembla à la veille. Le courant avait faibli, faisant grogner Bogich.
- Si on n’arrive pas avant demain soir, ils auront mis les chaînes...
Lyanne vint se renseigner.
- Les chaînes, c’est pas qu’une façon de parler. Elles barrent l’entrée de la passe pour atteindre les quais de déchargement. On pourra pas passer. Déjà qu’avec le courant, il faut tirer fort pour le faire passer, on risque de ne pas pouvoir…
- T’affole… On a toujours réussi, on réussira, intervint Marken.
- On peut continuer la nuit, surtout si la lune est claire, reprit Degala.
- On voit pas assez, trancha Bogich
- Ben moi si, j'vois bien la nuit, presque comme en plein jour. Si on continue, on arrivera demain matin.
- Tu vois la nuit, toi     !
- Pas vous     ?
Marken se tourna vers Bogich     :
- Y s'débrouille bien. Il a pigé l'truc     ! J'voudrais pas rater le marché aux bois.
Bogich se tourna vers Degala     :
- Tu dis qu'tu peux, alors on va voir     !
La journée passa paresseusement. Quand le soleil se coucha, Degala était au gouvernail arrière. Il avait appelé Lyanne pour l'aider. Bogich était à l'autre extrémité pour s'occuper du gouvernail avant. Lyanne suivait précisément ce que lui disait son compagnon. Degala commentait ce qu'il voyait, où était le meilleur courant et où étaient les zones à éviter. Bogich les yeux écarquillés, ne voyait que du noir.
La nuit s’avançait aussi doucement que la rivière. La monotonie avait envahi tous les participants. Lyanne regardait s’endormir les uns et les autres. Bogich  fut le dernier à s’effondrer sur son manche de gouvernail. La position était inconfortable mais elle avait le mérite d’avoir sorti le gouvernail de l’eau. Degala avait la tête qui tombait régulièrement mais à chaque fois, il se reprenait et forçait ses yeux. Lyanne ne dit rien mais se tint prêt. Il se doutait qu’à un moment ou à un autre, Degala ferait comme les autres. Il trouvait surprenant que Degala voie la nuit comme lui. Il avait remarqué que les autres ne possédaient pas cette vision. La lune finit par se cacher derrière des nuages, opacifiant le paysage. Degala sombra dans le sommeil. Lyanne eut un sourire en le posant à moitié assis contre un tas de cordages. Il écouta la respiration des autres. Il était maintenant le seul réveillé à bord. Il tenait le convoi au milieu du chenal. Il ne pouvait pas faire mieux.
Quand la lune se leva, Lyanne admira les reflets qu’elle faisait dans l’eau. Le temps était doux et tranquille. Il apprécia particulièrement ce temps de pose. Bogich fut le premier à se réveiller. Il regarda autour de lui, regarda vers Lyanne et sauta sur ses pieds.
- Où il est ?
- Il vient de s’endormir, répondit Lyanne en désignant Degala. Il a bien guidé jusque là.
Bogich grogna quelque chose d’indistinct qui se perdit dans le cri d’un oiseau de nuit.
- J’aime pas ces bêtes-là, dit-il, ça porte le mauvais œil.
Lyanne repéra le grand oiseau de proie nocturne qui chassait sur la berge. Il aurait bien été faire un tour pour l’accompagner…
- On est encore loin ? demanda-t-il.
- Nan, plus vraiment. Avec ce courant on devrait être bon.
Le silence retomba. L’oiseau cria une nouvelle fois mais derrière eux. Lyanne se demanda s’il avait trouvé une proie. Le paysage était monotone. La campagne ressemblait à la campagne et des bois coupaient la vue. Le temps s’écoula doucement. Certains se réveillèrent, puis retournèrent se coucher jusqu’au moment où Bogich donna l’ordre de réveiller tout le monde.
- On est assez près maintenant, on va s’amarrer jusqu’au jour. Vaut mieux pas arriver de nuit. Y seraient trop nerveux.
- La ville est loin ?
- Non, derrière le prochain tournant. Dès qu’il fera jour, on verra le donjon.
Ils prirent le temps de mettre les amarres et retournèrent se reposer. C’est Marken qui prit la garde.
Avec l’aube, Lyanne se leva et prépara le feu. Ils déjeunèrent en silence, accompagnés par les chants des oiseaux qui se réveillaient les uns après les autres. Les premiers rayons du soleil les vit larguer les amarres. Bientôt, ils arrivèrent au centre de la rivière et là, ils découvrirent la masse sombre et haute du donjon de Trallizach.
- Tu peux le regarder, mais tu peux être sûr qu’y nous ont vus, dit Marken à Lyanne qui, la main protégeant les yeux, regardait le donjon au loin.
Lentement le convoi progressait. Lyanne vit des silhouettes d’embarcations apparaître. Il en conclut que le port devait être là. Bogich commença à donner des ordres pour préparer l’accostage. Le convoi était long. Les manœuvres allaient être compliquées.
Plus ils avançaient, et plus Lyanne put détailler les différents bateaux. Il vit surtout des petites embarcations avec un seul homme à bord, sûrement des pêcheurs. Il vit aussi un bac chargé qui bougeait lentement. Il entendit jurer Bogich.
- Trop lent ! Trop lent ! On va s’le payer !
Marken et un autre coururent sur l’avant, pendant que Degala, Lyanne et Bogich essayaient de faire bouger leurs lourds radeaux.
- ATTENTION AU CÀBLE ! hurla Marken, tout en se baissant.
Le bac s’était arrêté pour éviter la collision mais son câble était un danger pour un équipage comme eux qui suivaient le courant. Nousma s’en empara et courut sur toute la longueur des radeaux, pour diriger et faire attention qu’il ne se bloque dans rien.
- Knam ! Knam ! jura Bogich, on va être trop long ! On ne pourra jamais tourner à temps.
Tous ceux qui étaient disponibles vinrent aider aux gouvernails. Après bien des efforts, ils ne purent constater qu’une chose : ils ne pourraient pas rentrer au port !
Le convoi fit son atterrissage après l’entrée de la passe. Ils eurent droit aux cris des dockers et des marins parce que le convoi gênait le passage. Bogich répondit sur le même ton. Les choses allaient s'envenimer quand arriva une patrouille. Subitement tout le monde devint plus calme. Bogich donna l’ordre de laisser filer les amarres jusqu’à ce qu’ils soient le long de la berge. Si les habitants leur jetèrent des regards noirs, ils ne dirent rien. Les gardes virent inspecter le chargement. Manifestement Bogich avait déjà rencontré le sergent qui les commandait. Il lui fit cadeau d’un petit paquet, ce qui sembla lui convenir. En descendant du radeau, il ajouta à haute voix :
- Et puis, je vous donne jusqu’au soir pour dégager…
Bogich fit un signe à Marken qui s’approcha :
- Je vais voir Munch, le marchand de bois. On a besoin de ses gars pour mettre les radeaux dans le port. Tu finis ici.
Marken fit un signe de tête affirmatif. Bogich s’en alla d’un pas pressé vers le port et la ville. Nousma et Burriak se firent engueuler parce qu’ils voulaient eux aussi aller en ville. Tout le monde fut consigné à bord pour, entre autres, garder les étoffes, jusqu’au retour de Bogich et des acheteurs. La matinée passa ainsi, lentement. Lyanne observa les mouvements des bateaux qui allaient et venaient. Il vit de plus grandes embarcations qui remontaient la rivière tirées par des miburs. Il en vit d’autres du même genre, descendre. À chaque fois ce fut le même problème. Ils gênaient le passage. Ils durent aider plusieurs fois le halage et participer à l’attelage des miburs qui allaient manœuvrer les embarcations. Tout cela entraînait des cris, des injures, des bousculades. Lyanne remarqua que personne n’allait trop loin, les patrouilles très présentes, faisaient régner une peur efficace. Il n’eut pas le temps de penser à ce qu’il allait faire. Maintenant qu’il était à Trallizach, il lui fallait continuer vers le soleil levant et le port de Hunique. Degala dormait malgré les bruits, se reposant de sa nuit blanche.
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand Bogich revint suivi d’un attelage de huit miburs, accompagné de quelques solides gaillards.
- Munch nous prend le bois moins le prix du remorquage…
- Ah ! Y perd pas d’argent çui-là ! s’exclama Marken.
- On n’a pas l’choix. Tu l’sais bien. On a raté la passe.
Bogich fit découpler les radeaux. Les miburs entraînèrent les troncs vers le port à bois. Cela leur prit tout le reste de la journée de bouger les grumes. Quand la nuit tomba, ils étaient sur la cale à côté du tas de troncs qui avait été déjà sorti. Bogich, revenant de la ville où il avait été négocier ses étoffes, s’approcha de Lyanne :
- Nous v’là arrivés. Comme j’t’avais promis
- Tu avais parlé de Nouska…
- Ah ouais ! Mais c’est l’ancien nom de la ville. C’est l’seigneur Lizach qu’a changé l’nom quand il a pris l’pouvoir. Vous avez bien aidé. On n’a pas raté l’marché aux bois et on a très bien vendu. T’sais qu’en ville, on parle beaucoup de c’qu’est arrivé dans l’fief d’Etouble. On y parle d’un forgeron qu’a forgé une drôle d’arme et qu’Etouble en est mort. Y paraît même qu’le forgeron s’rait en route pour ici.
- On en dit des choses en ville, répondit Lyanne.
- Ouais et même bien plus, l’seigneur Lizach y voudrait bien l’voir c’forgeron qui, en plus, connaîtrait l’roi.
- Le roi ?
- Ben ouais, Saraya ! Tu vois, mon gars, j’me suis dit que t’aimerais pas traîner par ici alors j’tai trouvé une place sur la barge d’un copain. Y part demain. Dès qu’le soleil se lève.
- Ça me semble une bonne idée...
- Pour sûr ! T’vois l’tas d’barriques ?
- De l’autre côté du port ?
- Ouais, c’ui-là. Ben soyez-y avant le lever du soleil. Tiens, t’y donneras ça, y saura qu’tu viens d’ma part.
Bogich lui donna une petite plaque gravée que Lyanne glissa dans ses affaires. Puis il se détourna de lui et fit signe à ses hommes :
- Allez, v’nez on va fêter l’arrivée !
Les autres crièrent leur approbation et tous partirent vers les tavernes du port. Degala s’approcha de Lyanne :
- Va falloir qu’on marche ?
- Bogich nous a trouvé un autre bateau… On va continuer à naviguer. En attendant, on va aller dans un coin discret.
L’activité sur le port était intense. Lyanne ne pensait pas voir autant d’embarcations. Il y avait différents bassins. La région produisait beaucoup de malch noir et l’exportait partout. Ils traînèrent un moment sur le quai près des barriques. Régulièrement des patrouilles arpentaient le coin. Lyanne les évita soigneusement, sans pour autant chercher à fuir quand, par hasard, ils en croisaient une. Tard dans la nuit, ils s’assirent à une petite échoppe. Du poisson grillait sur un mauvais feu. Le vieil homme édenté qui le surveillait, était en grande conversation avec un type maigre presque chauve. Ils parlaient dans une langue chantante que Lyanne ne comprenait pas. Degala s’occupa d’acheter deux parts de nourriture. Le vieil homme lui jeta un regard soupçonneux :
- T’es d’où, toi ? J’t’ai jamais vu !
- On vient d’débarquer et on r’part demain, répondit-il en payant.
Il sentit le regard le suivre quand il s’assit. Arrivé près de Lyanne, il lui donna sa part et dit :
- J’aime pas trop comme y m’a r’gardé.
Lyanne lui fit signe de le suivre, dès qu’ils eurent fini de manger. Il partit d’un pas tranquille le long du quai. Dès qu’ils furent hors de vue de la boutique, ils bifurquèrent entre deux rangées de marchandises. Lyanne attrapa Degala et le hissa sur un des ballots et lui fit signe de monter encore. Arrivés en haut de la pile, ils trouvèrent un espace plat à l’abri des regards.
- On va rester là jusqu’à demain, dit Lyanne à mi-voix
Degala approuva en hochant la tête.
La nuit était tombée quand ils entendirent le bruit des galoches. On parlait un peu plus loin mais de leur cachette, ils n’entendaient pas. Avec beaucoup de précautions, Lyanne et Degala passèrent la tête. En bas ils virent une troupe armée avec des torches. Un officier parlait avec un homme que Degala reconnut comme celui de la boutique, maigre et chauve. Il faisait des grands gestes en donnant force explications. L’officier donna des ordres et des patrouilles se déployèrent dans toute la zone. Heureusement pour eux personne n’osa monter sur les ballots composés de paille avec des torches. Cela dura un moment. Puis ils entendirent la troupe s’en aller, Lyanne osa glisser de nouveau un œil. Il vit entre deux soldats, l’homme maigre partant la tête basse et des liens aux poignets.
- Je pense qu’on va pouvoir dormir tranquille, dit-il à Degala. Demain, il faudra être prudent.     


250 
Les oiseaux avaient commencé leur chant quand Lyanne regarda sur le quai. Le soleil n’était pas levé, et la lumière bien pauvre. Lyanne repéra les soldats plantés au bout du quai, ainsi que la barge qui les attendait. Le chemin ne serait pas facile. Il réveilla doucement Degala et lui fit signe de se taire. Ils descendirent le tas de ballots à l’abri des regards. Profitant de la nuit qui se terminait, ils passèrent de pile en pile. Ils furent bientôt dans le secteur des barriques. La barge était remplie. Il vit le capitaine vérifier le chargement. Entre eux et cet homme, il y avait un espace libre et des gardes. Ils restèrent postés, prêts à courir.
- Tu crois qu’on va y arriver ? souffla Degala.
- Fais confiance, lui répondit Lyanne. Il y a toujours de la cohue quand un bateau part. Là, il est encore loin du départ. Les miburs ne sont pas là pour le tirer.
- J’crois pas qu’y viendront. Regarde, y-z-amènent une amarre.
Lyanne jura entre ses dents. Effectivement une barque amenait une corde depuis l’autre rive. La barge allait être halée de l’autre côté avant d’être attelée. Un marin allait se saisir de la corde quand une pirogue se prit dedans un peu plus loin, faisant tomber à l’eau ceux qui la tenaient. Les gardes s’esclaffèrent et se rapprochèrent du bord pour mieux rire du spectacle. Lyanne bondit en avant suivi de Degala. En quelques pas, ils furent sur la barge, ne s’arrêtant qu’une fois entre deux piles de barriques. Ils entendirent le capitaine hurler après ses hommes qui lui faisaient perdre du temps et après la pirogue qui avait filé sans demander son reste. Le boucan se calma. Lyanne espérait être tranquille pour pouvoir montrer la plaquette de Bogich quand deux hommes armés de gourdins fermèrent le passage. Le capitaine apparut derrière l’un deux :
- Vous êtes qui ? Ici les clandestins, on les fout à l’eau !
- C’est un descendeur qui m’envoie. Il m’a dit que vous pourriez m’emmener voir la mer.
- Si t’es lui, t’as quelque chose pour moi.
Lyanne tendit la plaquette.
- Jette-la, dit un des hommes au gourdin.
Elle tomba au sol avec un bruit mat. L’homme la ramassa et la tendit au capitaine qui l’examina attentivement.
- Ok, laissez-les ! Mais vous, ajouta-t-il en s’adressant à Lyanne et Degala, vous bougez pas d’ici tant qu’on n’est pas dans le ch’nal.
Rapidement les deux hommes de main mirent des barriques devant le passage, les cachant à la vue du monde extérieur. Lyanne et Degala s'assirent tranquillement.
- On n'a plus qu'à attendre, dit Degala.
Lyanne acquiesça. Ils sentirent les mouvements de la barge quand commença la traction. Ils l’imaginèrent traversant le port pour rejoindre l’autre rive. Il y eut un choc, puis des cris quand on attela les miburs. Cela prit du temps, puis le silence revint. On ne sentait rien, on n’entendait rien. Degala somnolait quand on vint enlever les barriques.
- V’nez ! L’cap’taine veut vous voir.
Le capitaine surveillait le comportement du bateau quand ils arrivèrent près de lui. Il donna un ordre au barreur et se tourna vers eux. Ils descendaient entraînés par le courant et l’attelage de miburs. Ils allaient nettement moins vite que les radeaux. On était loin des gorges de la Schtalle et de son courant. La rivière avait pris un aspect calme et tranquille bien en accord avec la campagne environnante. Au loin derrière eux, le donjon rapetissait.
- Bogich m’a prévenu que tu préférais ne pas rester à Nouska. On va jusqu’à Ergasia. De là vous devrez trouver quelqu’un pour vous emmener plus loin. Bogich m’a dit qu’étais forgeron ?
- Je sais forger, répondit Lyanne
- Même que c’est le meilleur, intervint Degala.
Lyanne lui jeta un regard noir qui le rendit tout penaud.
- Alors tu vas pouvoir payer ton voyage en travaillant pour moi. Si la plupart des barriques sont pleines, j’en ai un certain nombre dont il faut refaire les cercles. Tu saurais ?
- Oui. On a combien de temps jusqu’à Ergasia.
- On y sera dans dix jours.
- Alors tope-là, dit Lyanne, je ferai ce travail.
L’arrière de la barge était prévue pour loger le personnel et les miburs si besoin. On lui trouva un coin sur le toit de la cabine. Lors d’un changement d’attelage, Lyanne était descendu pour aller chercher de la terre pour se faire un coin pour son feu. Il avait calculé qu’il aurait assez de temps pour faire ce qu’on lui demandait.
Lyanne ne vit pas le temps passer. Il reforgeait les cercles qui entouraient les barriques. En même temps, il les améliorait. Celui qui avait fait le travail, n’y connaissait pas grand chose. Le métal avait été torturé comme il l’avait dit à Degala en lui montrant les traces des coups de marteau et l’irrégularité de l’épaisseur. Quand il rendait son travail, chaque cercle était parfaitement rond et parfaitement lisse. La remontée des barriques en fut grandement facilitée.
Un matin le capitaine monta le voir :
- On arrive à Ergasia en milieu de journée. Vous aurez intérêt à descendre un peu avant, lors du dernier changement d’attelage.
- C’est une bonne idée, répondit Lyanne, le métal à travailler me manque.
- Bogich m’avait dit que tu travaillais bien, trop bien au point d’intéresser Lizach. Tu n’usurpes pas ta réputation. C’est parfait.
- Merci pour le voyage. Est-on loin de la mer ?
- Tout dépend de comment t’y vas. La rivière se jette dans l’Anterpen. Le fleuve est large et les voiliers vont vite. Sinon à pied, il faut plusieurs lunaisons.
- On va trouver un voilier, hein Lyanne ! intervint Degala. J’me vois pas marcher…
Cela fit rire Lyanne.
- On verra quand nous serons sur le port. Maintenant il faut tout ranger.
Le capitaine les fit descendre avec l’attelage de miburs. Ils participèrent au changement et se glissèrent dans le bois adjacent au départ de la barge.
- Viens, on va rejoindre la route et voir.
Ils traversèrent le bois pour retrouver la campagne. Au loin des murailles signalaient la ville.
- Elles sont hautes ! s’exclama Degala.
- Le royaume d’Ergasia est puissant, lui répondit Lyanne. C’est ce qu’a dit le capitaine.
Traversant quelques champs, ils approchèrent de la route. Il y avait beaucoup d’allées et venues. De nombreuses charrettes circulaient. Ils se mirent dans le mouvement. En approchant, les murailles devinrent encore plus impressionnantes. Elles faisaient dix hauteurs d’hommes. Bien qu’en terre, elles donnaient un air redoutable à la ville. Les portes étaient grandes ouvertes et les gardes ne semblaient pas s'intéresser au trafic. Ils étaient plantés là, l’air absent. Lyanne et Degala s’engagèrent sous une voûte assez haute pour faire passer plusieurs charrettes les unes au-dessus des autres. Cela faisait comme un tunnel. C’est en arrivant presque au bout qu’ils virent le contrôle. Il fallait payer l’octroi pour passer. Lyanne les fit se ranger contre le mur pour observer. Ceux qui transportaient des marchandises étaient dirigés vers les agents chargés du contrôle, les autres, et surtout les piétons, étaient interrogés. La plupart passait sans autre formalité mais quelques uns étaient conduits derrière un mur.
- Qu’est-ce qu’ils font là-bas ? demanda Degala.
- Je l’ignore, répondit Lyanne.
Ils virent un mouvement de foule. Des soldats couraient en criant :
- PLACE ! PLACE !
Derrière eux arrivait un palanquin tiré par un attelage. Ils le regardèrent passer sans s’arrêter et disparaître rapidement vers la ville. Il y eut un mouvement de foule que Lyanne mit à profit pour se remettre en route. Ils arrivèrent à leur tour devant les gardes :
- Vous venez pour quoi ?
- Je suis forgeron et voici mon apprenti. Nous cherchons du travail.
- Et vous venez d’où ?  
- D’Ainval !
- C’est pas dans l’coin ?
- C’est loin d’ici. J’y ai travaillé pour le roi Saraya…
Le garde regarda Lyanne dans les yeux :
- Toi, t‘as travaillé pour le roi ! Si c’est l’cas, j’suis le prince de la ville ! ça t’coûtera cinq pièces pour passer.
Lyanne fit la grimace. Ils n’avaient pas cette somme.
- T’as travaillé pour l’roi Saraya et t’as même pas ça en poche… Y t’a pas payé ? C’est ça hein !... Allez dégage   ! Y’en a d’autres qu’attendent.
Lyanne fit signe à Degala et ils retournèrent hors les murs. Ils achetèrent à manger à un marchand qui tenait une petite échoppe juste posée contre le rempart dans le souk qui s’étendait devant les murs. Ils virent aussi un forgeron. On lui amenait des outils à réparer. Ils le regardèrent travailler tout en mangeant. Lyanne repéra un petit groupe. L’image d’une meute de loups lui vint à l’esprit. Il comprit pourquoi en les voyant agir. L’un d’eux bousculait un passant, le détroussait et passait immédiatement son butin à un complice qui s’en débarrassait auprès d’un troisième et tout ce petit monde se dispersait. Il donna un coup de coude à Degala :
- Viens !
Ils se mirent à les suivre. Ils les virent continuer leur chasse tout l’après-midi. Le soleil commençait à descendre quand ils les perdirent de vue. Lyanne accéléra pour passer dans l’allée suivante. Il ne vit personne. Étendant ses perceptions, ils les repéra dans une allée plus loin. Il fit un signe à Degala qui lui emboîta le pas. Ils s’enfoncèrent dans le dédale du souk. Après bien des tours et des détours, ils se rapprochèrent des remparts. Ils les suivirent jusqu’à une tente où ils disparurent. Quand Lyanne arriva devant l’entrée, il ne les sentit plus devant lui. Il souleva la toile qui servait de porte.
- Kéfoulà ?
Devant lui, une sorte de géant au front bas s’était levé. À la main, il avait une masse d’arme.
- Je cherche la porte ! répondit Lyanne.
- Teconnaipastoi ! FOULCAN !
- Doucement, mon gars, doucement.
Lyanne avait laissé Dagala dehors. Il était seul dans la tente avec le géant. Il sentit en lui cette accélération précédant les combats. Quand la masse d’arme s’abattit, il n’était plus là. Le géant se redressa, l’air surpris et s’effondra sous le coup du marteau de Lyanne. Ouvrant la porte, il fit signe à Degala de rentrer. Celui-ci regarda le corps à terre, puis Lyanne.
- Il est encore vivant, mais il nous laissera tranquille un moment. On cherche la sortie.
Ils fouillèrent la tente, derrière une cloison, Degala trouva l’entrée d’un tunnel.
- Eh bien voilà ! Cela nous évitera de payer la taxe, dit-il à Lyanne en faisant un clin d’œil.
Plus petit, il s’engagea tout de suite. Lyanne lui emboîta le pas.
Le tunnel était bas mais étayé. Il y faisait noir mais cela ne gênait ni Degala ni Lyanne. Assez loin devant ils virent des reflets de lumière et entendirent des échos de voix. Degala se retourna pour dire quelque chose à Lyanne qui lui mit la main sur la bouche en lui chuchotant un chut. Il s’approcha de son oreille et lui dit tout bas :
- Ils pourraient nous entendre. Il faut faire attention.
Degala fit oui de la tête et reprit sa progression. Lyanne ressentait au-dessus de lui la masse imposante des murailles. Ils virent disparaître la lumière de la bande de voleurs. Lentement, ils approchèrent du bout du tunnel. Une toile en fermait l’extrémité. Lyanne écarta doucement le rideau. Le tissu en était lourd. Lyanne découvrit que c’était un tapis mis au mur. Derrière il découvrit une cave. Il y faisait noir. Une lueur diminuait dans le couloir. Lyanne repoussa le tapis et se glissa dans la cave. Il fit signe à Degala qui n’avait pas attendu pour sortir. Ils se glissèrent hors de la pièce. Le couloir était vide. Il desservait diverses caves et réserves. Le brouhaha des voix leur indiquait que le groupe s’était dirigé vers un escalier. Quand ils y arrivèrent dans l’escalier, ils virent la lumière des torches. Les voix se firent plus précises. Ils s’arrêtèrent au milieu de la volée de marches.
- Vlà vo’te part !
- Il y a le compte ?
- S’vez bien que j’prendrais pas l’risque de tricher.
- Tu as tout intérêt. Recompte.
Une troisième voix se mêla à la conversation.
- Il y a moins que la dernière fois.
- TU ME VOLES !
- Non, monseigneur, jamais.
Lyanne entendit comme un corps qui s’effondrait.
- Fouillez-moi ça ! reprit la deuxième voix.
On entendit un cliquetis d’armes qu’on posait à terre. Lyanne monta une marche de plus et risqua un œil. Des soldats fouillaient les bandits devant un homme grand et fort qui avait fière allure. Les vêtements ne résistèrent pas tous, mais la fouille se termina rapidement.
- Ya rien de plus, dit un des soldats en reprenant son arme.
- Bon, filez ! Mais demain, vous avez intérêt à ramener plus, sinon…
La menace resta en suspens. Les voleurs se répandirent en remerciements et en salutations tout en sortant à l’autre extrémité de la pièce. L’homme fit un signe aux soldats qui emboîtèrent le pas à la bande. Il resta seul avec le comptable.
- Va mettre ça en lieu sûr. Il faudra les surveiller, je trouve qu’ils se relâchent.
- Oui, maître. Je surveillerai.
Ayant dit cela, ils se dirigèrent vers une autre ouverture qui donnait sur un jardin. Quand la pièce fut vide, Lyanne et Degala décidèrent d’emprunter le chemin des truands. Ils progressèrent dans la maison, longeant des pièces, craignant à chaque instant de se faire surprendre. Arrivés près de la porte, ils se plaquèrent le long du mur.
- Knam ! murmura Degala. On pourra jamais sortir. T’as vu les gardes.
Lyanne ne répondit rien mais entraîna Degala vers un escalier. A l’étage, ils découvrirent une galerie couverte qui desservait des pièces disposées autour d’une cour. Quand ils entendirent du bruit, ils se réfugièrent dans une des pièces.
- Une chambre, dit Lyanne. Vite allons voir la fenêtre.
L’ouverture était petite et fermée par des barreaux de bois. En dessous, il y avait la rue.
- Elle est assez grande pour que tu passes, dit-il à Degala. Je vais m’occuper des barreaux et tu vas filer. Je te rejoins au coin de la rue.
- Comment vous allez faire? Ya des gens partout.
- Sois sans crainte… j’ai plus d’un tour dans mon sac.
Lyanne s’approcha de l’ouverture. Prenant un barreau dans la main, il le toucha de son bâton de pouvoir. Il y eut comme un éclair, et du bois, il ne restait qu’un petit tas de cendre.
- A toi, dit-il à Degala en lui faisant la courte échelle. Attends-moi au coin. Je serai rapide.
La rue était sombre dans la nuit qui était tombée. Lyanne aida Degala à descendre jusqu’à ce qu’il fut contraint de le lâcher. Il écouta le bruit de la chute. Ce n’était pas très haut. Lyanne entendit le bruit rapide des pas de Degala qui s’échappait. Il retourna vers la porte, l'entrebâilla. La coursive était vide. Il sortit et s’approcha de la rambarde. Dans la cour en bas, des serviteurs dressaient la table tout en discutant. C’est comme cela qu’il apprit qu’il était dans la maison du chef des gardes et qu’il allait recevoir ce soir le vice-roi d’Ergasia qui allait arriver. Les quelques braseros ne donnaient qu’une lumière jaune et pauvre. Lyanne devenant dragon s’envola.
Vu de haut la ville était composée de grosses maisons séparées par des quartiers de petites masures aux rues tortueuses. Il repéra le convoi du vice-roi qui arrivait. Brillamment éclairé, le vice-roi, dans une chaise à porteur, saluait les gens rassemblés sur son passage. Lyanne se mit à craindre que Degala ne se retrouve où il ne faut pas. Le vice-roi était accompagné d’une garde. Lyanne plongea et se retrouva dans sa forme humaine dans une petite venelle non loin de leur point de rendez-vous. Il approcha de Degala qui surveillait la façade et lui toucha l’épaule. Il sursauta en reconnaissant Lyanne :
- Mais comment… ?
- On parlera plus tard. Une troupe arrive, il est préférable de les éviter.
Ils se fondirent dans la nuit d’une ruelle quand les premiers porteurs de torches se présentèrent dans l’entrée de la rue.
Ils avancèrent au jugé, ne sachant pas où était le port. Ergasia était une grande ville. Lyanne ne l’avait pas vu le temps de son vol trop bref. Arrivés à un carrefour, ils s’arrêtèrent pour écouter. Ils avaient besoin d’un endroit pour se reposer. Un endroit où personne ne viendrait les déranger. Un cahute, plus délabrée que les autres, attira leur attention. Ils y pénétrèrent avec précaution. Si une puanteur y régnait, elle ne semblait pas occupée. Lyanne désigna une échelle de meunier dans un coin. Il l’escalada. L’étage était en piteux état, mais les nombreuses fentes des murs chassaient les mauvaises odeurs. Lyanne fit signe à Degala :
- Mets-toi là. On va se reposer ici et on verra demain.
Le jeune homme ne répondit rien, trop fatigué par sa journée. Il s’allongea sur un bout de plancher qui semblait assez solide et s’endormit tout de suite. Lyanne le regarda un moment. Sans dire un mot, il se dirigea vers l’ouverture sur sa droite. Le sol craqua sinistrement. Il se recula. Haussant les épaules, il se jeta dans le vide et étendit ses ailes. Il prit sa taille de croisière plus loin et, passant par les Montagnes Changeantes, il partit pour la Blanche.
Quand Degala ouvrit les yeux, il comprit que quelque chose n’allait pas. Sans bouger, il essaya de repérer ce qui l’avait réveillé. Des voix ! C’était cela, des voix l’avait réveillé. Une dispute avait lieu en dessous du lieu où il dormait. Il essaya de se tourner pour mieux voir. Il lui fallait y aller très doucement pour éviter que tout craque.
- J’te dis qu’on l’aura pas !
- Cherche pas ! On fait comme j’ai dit et ça va marcher.
- J’ai pas confiance, reprit la première voix. Avant y’avait ton père, mais maintenant qui l’est plus là, ya plus personne qui sait vraiment où c’est.
Degala ne comprenait rien à ce qu’ils disaient. Avec ce qu’il entendait, il n’arrivait même pas à décider si ceux qui étaient là, étaient du bon ou du mauvais côté de la loi. La dispute continuait à mi-voix l’empêchant de tout entendre. C’est à ce moment-là qu’il repéra l’oiseau, enfin peut-être un oiseau. C’était gros et de couleur sombre. Il avait cru voir des yeux jaunes qui l’avaient fixé un instant et la vision avait disparu d’un coup d’ailes silencieux. Il avait bougé plus vite et le sol avait protesté d’un craquement. Les voix s’étaient immédiatement tues. Il entendit bouger dans la pièce en dessous. Degala jura intérieurement. Il était bloqué sans pouvoir sortir sur son bout de plancher. Il sortit son couteau prêt à faire payer très cher à son agresseur. Il ne bougea plus quand émergea la tête en haut de l’échelle.
- T’vois ququechose ?
- Nan, mais j’aime pas. On s’tire…
Degala ne put s’empêcher de soupirer ce qui immédiatement attira l’attention du grimpeur.
- Ya ququechose ! reprit la voix
- Attends, j’vais voir.
Degala banda ses muscles pour accueillir l’assaut qui allait arriver. Il avait peut-être une chance s’il pouvait le faire basculer dans un des trous du plancher. Le grimpeur monta encore d’un échelon en scrutant l’obscurité. Il avait manifestement repéré le bruit de la respiration. Degala le vit monter encore… et subitement disparaître dans un grand fracas de bois brisé. S’ensuivit une bordée de jurons.
- C’te baraque est pourrie, tirons-nous, dit l’homme en se relevant.
Degala l’entendit jurer encore une fois.
- Oh ! réveille-toi ! disait la voix en secouant l’autre personnage, Faut qu’on s’tire.
Il y eut un grognement suivi de bruits divers, puis les deux hommes sortirent dans la rue en se soutenant. Le silence revint. Degala laissa sa main se décrisper avant de ranger son couteau. Il entendit un nouveau bruit qui le remit sur le qui-vive :
- C’est moi, dit la voix familière de Lyanne. Ils sont partis.
Degala entendit qu’on bougeait en bas, puis il vit se dresser une poutre et Lyanne apparut.
- J’étais parti faire un tour quand j’ai vu ces deux-là. On va rester prudent. Je vais monter cela, là.
Joignant le geste à la parole, il hissa la poutre qu’il posa sur ce qui restait du plancher. Il interrogea Degala sur ce qu’il avait vécu puis il lui dit :
- On peut dormir, personne ne viendra plus.
Aux première lueurs du jour, Lyanne secoua Degala.
- Réveille-toi  ! Il vaut mieux qu'on parte avant qu'on nous voie    .
Dans l'aube blafarde, ils se glissèrent dehors. Des ombres se glissaient dans la ruelle. Si elles leurs accordaient un rapide coup d’œil, elles ne montraient aucune envie de s'attarder. Degala chuchota  :
- On va par où  ?
- On va suivre l'eau, répondit Lyanne en montrant la rigole qui coulait au milieu de la rue.
Ils déambulèrent ainsi de rus en ruelles. Ils découvrirent une partie de la ville. Ergasia était faite sur des collines plus ou moins pentues. Les belles maisons étaient en générale construites sur les hauteurs et plus on était bas, plus on s’enfonçait dans la pauvreté. Ils marchaient comme ils pouvaient le long d’un cours d’eau qui servait d’égout. L’odeur rappelait celle du quartier des tanneurs. De temps à autre ils pataugeaient dans un liquide noir et épais, passant sous les ponts qui reliaient les quartiers supérieurs. Degala se plaignait à chaque fois, essayant de trouver de l’eau propre pour se rincer les pieds. Lyanne l'exhortait à patienter en lui montrant l’extrémité du canal qu’ils suivaient. Quant ils arrivèrent au bout, la journée était bien avancée. Une sorte de barrage barrait le chemin faisant s’accumuler les eaux sales en une mare boueuse. Ils montèrent par un petit sentier glissant pour se retrouver dans une rue bordant une rivière couverte de plantes aquatiques. Lyanne regarda d’où ils venaient. Les eaux noirâtres contrastaient avec cette surface vert clair brillant sous le soleil. Degala lui montra une fontaine un peu plus loin. Ils s’y lavèrent les pieds sous le regard indifférent des gens qui passaient. Pourtant Lyanne sentait qu’on les observait. Sans se presser, il regarda autour de lui pour voir, un peu plus loin, une tête qui se détourna vivement. Il continua son inspection comme s’il n’avait rien remarqué de particulier. Se penchant en avant pour prendre de l’eau, il dit :
- Je crois qu’une bande nous a repérés. On voit trop que nous sommes étrangers.
Ils discutèrent un moment avant de voir le sens du courant puis une fois qu’ils l’eurent trouvé, ils partirent rapidement dans la direction où ils espéraient trouver le port. Lyanne, tous les sens en alerte, ressentait la présence hostile de celui qui les avait repérés. Il n’avait pas besoin de se retourner pour savoir qu’il les suivait accompagné d’autres répartis un peu partout dans la foule. Ils étaient manifestement dans une des grandes artères de Ergasia, d’autres rues la croisaient provoquant à chaque carrefour son lot de bousculades. Degala serrait son baluchon contre lui. Lyanne gardait toutes ses affaires à l’abri sous son manteau, utilisant son bâton de pouvoir comme un bâton de marche. Ils marchaient depuis un bon moment quand ...
- Monseigneur doit être un grand mage…
Il regarda celui qui l’avait ainsi abordé. Comme il le sentait, il était en présence d’un des complices du guetteur qu’il entrevit un peu plus loin.
- … pour avoir un tel objet de pouvoir en main. Ces arabesques sont bien connues de mon maître qui a plusieurs objets du même genre en sa possession.
Lyanne s’arrêta provoquant des remous dans le flux de la circulation. Rapidement des vociférations et des insultes jaillirent.
- Ne restons pas là, monseigneur, dit l’homme habillé comme un quelconque serviteur.
Il les entraîna vers une petite place, à côté d’une autre fontaine.
- Mon maître ne me pardonnerait pas de ne pas offrir l’hospitalité à un mage qui voyage. Mais peut-être alliez-vous chez lui ? Mon maître est le grand Semtone.
Lyanne regarda l’homme, devinant le piège derrière ses propos, tout en sentant qu’il y avait derrière une source de puissance et de pouvoir. L’homme se trompant sur la réaction de Lyanne qu’il prit pour de l‘ignorance, continua son discours pour l’inviter. Degala qui était passé derrière lui faisait des signes de dénégation vigoureux. Lyanne reprit :
- Mon apprenti me fait signe que nous sommes pressés d’arriver au port…
L’homme se tourna vivement vers Degala une lueur mauvaise dans les yeux qu’il cacha sous une sourire affable.
- Monseigneur a à faire au port, mais c’est une heureuse coïncidence, mon maître habite sur le chemin du port, laissez-moi vous guider.
- Cela me semble une excellente idée, répondit Lyanne au grand désespoir de Degala.
Ils se mirent en route, l’homme servant de guide et parlant sans arrêt, se mit à décrire Ergasia et toutes ses merveilles. Lyanne qui l’écoutait d’une oreille distraite, percevait le reste de la bande se rapprochant doucement. Degala  suivait, ruminant des pensées inquiètes. Ils quittèrent la grande avenue pour prendre une rue latérale. Leur guide toujours aussi bavard, leur fit quitter cette voie pour en prendre une encore plus petite.
- Voilà la maison du maître Semtone.
- Où est le port ? demanda Lyanne.
- Par là, répondit l’homme en montrant la direction du soleil couchant. Un peu plus loin par là, mais la nuit va tomber, entrez monseigneur, entrez, mon maître sera honoré de votre présence.
Lyanne regarda dans la direction du port et sembla hésiter. Degala le tira par la manche de son manteau pour lui chuchoter :
- Je ne suis pas sûr de ce qu’il nous raconte. Je crains un piège.
- Bien sûr, répondit Lyanne, mais il a dit quelque chose que je veux vérifier.
Se redressant, il regarda l’homme et lui dit :
- Je serais très heureux de rencontrer maître Semtone.
L’homme eut un sourire carnassier et leur fit signe d’entrer. Lyanne sentit les autres entrer dans la maison par d’autres portes. On était devant une de ces grandes maisons sur le sommet d’une colline. On les accueillit dans un atrium. La pièce était superbe. Lyanne remarqua tout de suite dans la collection de bâtons de pouvoir un bâton aux entrelacs bien particuliers. Il sourit. Il avait sous les yeux la puissance qu’il avait sentie. Le bâton scintilla à ses yeux sans que les autres n’aient l’air de remarquer quoi que ce soit. Degala était  de plus en plus anxieux, Lyanne le sentait.
Un homme arriva grand, affable, ayant l’air de tout sauf d’un mage. Le serviteur se perdit en courbettes :
- Maître, voici un grand mage que j’ai invité à venir vous voir… Son bâton laisse à penser qu’il a plus qu’il n’y paraît.
Derrière l’homme, apparurent des hommes armés. Lyanne prit la parole :
- Ergasia semble une ville dangereuse. Nombreux sont les gardes ! Nous sommes de simples voyageurs en quête de la mer, maître Semtone. Je crains que votre serviteur ait exagéré mon importance.
- Je ne crois pas, maître.
- On m’appelle Louny dans mon pays.
- Maître Louny, vous devez venir de loin, la sonorité de votre nom est inconnue dans nos régions.
- Le maître est un bien grand titre pour un simple forgeron, répondit Lyanne.
- Un forgeron voyageur ? Je n’ai jamais entendu cela, Semtone en riant. Non, je crois que Vasalopp a bien choisi. Tu possèdes quelque chose qui peut m’intéresser.
- Tu es dans l’erreur, maître Semtone. Je possède quelques affaires... et mon marteau.
- Ton bâton te trahit. Tu dois être porteur d’un bien plus précieux… Et je le veux.
- Crois-tu que tu peux me forcer à faire ce que je refuse de faire ?
Semtone se mit à rire. Il fit un signe de la main et ses hommes se rapprochèrent.
- Tu vois au mur, tous ces bâtons, ils m’ont été donnés…
- Tu peux mentir, maître Semtone, la vérité est autre...
- Tu as le choix Louny… soit tu me donnes ce que tu as de précieux, soit je le prendrai. Et ne crois pas que ta magie agisse. Ici, aucune magie n’a de puissance.
Si Degala tremblait de peur devant tous ces hommes qui sortaient leurs armes, Lyanne se mit à rire. Semtone fit un geste :
- Prenez-le vivant !
Les hommes se précipitèrent. Degala se jeta à terre mettant ses mains pour protéger sa tête. Il n’y resta que peu de temps, après quelques bruits de course, le silence était revenu et Lyanne riait toujours. Degala regarda. Lyanne le marteau à la main regardait Semtone qui ouvrait des yeux horrifiés. Tous les hommes étaient à terre, hors de combat.
- La vérité, Semtone, est que tu es un bandit et que cette ville est un repaire de bandits. Ton serviteur m’a offert l’hospitalité en ton nom et je l’accepte. Ton repas sera mon repas et ce bâton, dit-il en prenant le bâton de pouvoir au mur, sera celui de mon apprenti.
Il se tourna vers Degala qui se relevait, l’air effaré devant ce qu’il voyait.
- Tiens Degala, voilà le début de ton équipement. D’ailleurs je pense que maître Semton va se faire un plaisir de te donner des vêtements pour voyager.
Semtone pendant ce temps, était parti en courant. Lyanne se retourna pour le voir partir.
- Prends le bâton et regarde-le, dit-il à Degala.
Décapuchonnant le sien, il toucha le bâton et puis Degala. Des volutes sortant de cet antique objet de pouvoir vinrent tourner autour du jeune homme comme pour l’enserrer dans un filet d’arabesques blanches.
- Bien, dit Lyanne. Je reconnais là le très ancien bâton d’un très ancien roi d’un très ancien pays que tu ne connais pas. Mais lui te reconnaît. Tu es celui qui doit guider. Cela se confirme. Viens allons dîner… Notre hôte va s’impatienter.
Lyanne se dirigea vers le porte où avait disparu Semtone. Il fit quelques pas et se retournant vers Degala, il ajouta :
- Que ce bâton reste toujours dans ta main, ou contre toi. Le mal ainsi t’épargnera.
Ils empruntèrent un couloir pour se retrouver dans une autre cour. Lyanne n’y avait pas fait trois pas qu’une volée de flèches siffla et ... se planta par terre. Degala regarda étonné, la seule flèche qui lui était destinée, vibrant en l’air comme bloquée par une volute blanche. Le temps qu’il cherche Lyanne des yeux, ce dernier arrivait en sautant de la galerie supérieure, le marteau à la main.
- Et les archers ? demanda Degala.
- Ils sont morts, répliqua Lyanne. Notre hôte aime faire les choses correctement. Mais je suis qui je suis et ça il l’ignore.
La cour suivante abritait un homme qui incantait des paroles obscures au-dessus d’un brasero fumant.
- Voilà le magicien, dit Lyanne en posant un pied sur le dallage de la cour. L’homme se releva brutalement, regarda Lyanne et tomba à genou pour se prosterner :
- Graph ta cron ! Graph ta cron ! Épargne-moi, Oh grand roi, je ne suis que le prisonnier de cet homme.
- Relève-toi et chante ton chant !
Le magicien releva la tête :
- J’ai tout oublié, grand roi. Même mon nom secret m’a été dérobé par le talisman qu’il porte. Mais tu es qui tu es, et contre toi, il ne peut rien.
- Ouvre-moi ton esprit alors.
Le magicien prononça une incantation, à genoux, les deux mains bien à plat sur le sol. Lyanne sonda son esprit. Il y vit la topographie de la maison et bien d’autres choses qu’il nota. Cela dura un instant, comme une éternité, puis l’homme s’effondra par terre inconscient.
- Il est mort ? demanda Degala.
- Lui est resté vivant. Il a su et il s’est soumis.
- Mais dis-moi… Qui es-tu ?
- Un forgeron en quête…
- Il t’a appelé “grand roi” !
- Je le suis aussi. Mais viens, nous arrivons bientôt.
Quittant cette cour, ils pénétrèrent dans une grande salle, richement décorée. Semtone était au bout, tenant à la main un sceptre.
- Par la puissance des dieux, que ce sceptre te capture, démon.
Lyanne se mit à rire.
- Tu crois en ta puissance avec un hochet pour enfant, Semtone. La vraie puissance est mienne.
Lyanne frappa le sol de son bâton qui se planta dans une dalle de pierre. Les volutes dorées qui en sortirent terrorisèrent plus Semtone que tout le reste. Son sceptre parut fondre dans sa main. Quand il n’eut plus rien à tenir, il s’effondra au sol. Lyanne fit un geste. Les volutes se répandirent dans toute la maison, ne laissant aucune pièce vide de leur présence, remplaçant la lumière par une luminescence dorée. Puis brusquement tout cessa. Lyanne venait de retirer le bâton de pouvoir du sol.
- Le danger est parti, dit-il à Degala. Nous pouvons manger et nous reposer. Notre hôte va être le plus heureux des hommes, il va me servir. 


251
Ils étaient restés trois jours dans la ville avant de reprendre un voilier rapide mis à leur disposition par le roi de la ville lui-même. Semtone était devenu un hôte plein d’attention. Degala n’en revenait pas de ce qui était arrivé. Il voyait Lyanne comme un forgeron génial et il se retrouvait avec un roi combattant. Il avait parlé un peu avec le mage qui s’était soumis. Ce dernier avait révélé que Semtone l’avait capturé avec son sceptre de fer et l’avait enchaîné avec cette magie. Depuis, il servait de protecteur face aux mages que Semtone capturait. Il tremblait encore quand il raconta avoir vu l’aura du dieu dragon autour de Lyanne. “Son aura était plus grande que la maison”, déclara-t-il. Il avait été très intéressé par l’appariement entre Degala et le bâton de pouvoir. Cet antique relique dont même Semtone ne savait pas d’où elle venait était chargée d’une énergie de même nature que celle de Lyanne.
SI Ergasia s’était révélée une ville corrompue, Semtone y était passé maître. Sa soumission avait permis à Lyanne de rencontrer les plus grands, y compris le roi. Dans son enthousiasme, Semtone l’avait présenté comme le plus grand des mages. Le roi en avait été grandement étonné, peu habitué à de telles manifestations d’enthousiasme de la part de Semtone qu’il jugeait comme un être retors et dangereux. Lyanne lui avait offert un talisman fait d’un bois couvert d’arabesques. Quand les yeux du roi s’étaient posés dessus, il n’avait pas pu les en détacher avant d’en avoir suivi toutes les lignes. Il l’avait fait en chantonnant un chant. Lyanne avait souri. Un tel chant était le signe indiscutable que le roi d’Ergasia devenait vassal de Lyanne, même s’il n’en prenait pas encore conscience.
C’est lui qui proposa un embarquement pour Hunique, le grand port face à la mer. Semtone s’occupa de tout, au grand étonnement de ses serviteurs.
Degala accoudé au bastingage regardait le grand fleuve dérouler ses méandres devant lui. Lyanne, à ses côtés, se tenait comme il l’avait déjà vu, le front posé sur son bâton de pouvoir. Il l’avait vu souvent le faire. Il ne pouvait pas savoir qu’ainsi le roi-dragon prenait contact avec les siens. Une idée lui vint, pourquoi ne ferait-il pas pareil ? Depuis qu’il avait reçu ce bâton, les choses avaient été trop vite. Il avait été reçu par un roi. On l’avait traité comme un prince et sur ce bateau tout le monde montrait de la déférence pour lui. Comme Lyanne, il posa sa tête sur le haut de son bâton.
Au début rien ne se passa. Puis devant ses yeux fermés, des volutes blanches apparurent. Des images floues s’y dessinèrent. Il ne reconnaissait rien. Des ombres gigantesques allaient et venaient. Il se sentit flotter. Il fut dans un autre monde, un autre temps...
Il ne comprenait pas pourquoi il voyait le monde de haut et puis, il s’aperçut qu’il volait. Les images devinrent nettes en dessous de lui. Il voyait à la fois le paysage et certains petits détails au sol. Il s’entendit penser :
- « Pantone a trahi. C’est la seule explication… Il mérite la mort. »
Mais qui était Pantone ? Qu’est-ce que c’était ces sensations de muscles qu’il ne possédait pas ? Il ne trouva qu’une explication, il était dans l’esprit d’un autre. Le bâton de pouvoir lui avait ouvert une chemin vers un être volant et puissant que Pantone avait trahi.
De son œil, il balaya le paysage à la recherche de la trace de Pantone. Un détail attira son attention. Il se focalisa dessus. Une branche cassée avec un fil jaune. La couleur du renégat ! Pliant ses ailes il plongea. La vitesse fut impressionnante. Au dernier moment, le grand être fit un début de ressource pour passer au-dessus de la cime des arbres. Le fil jaune avait gardé l’odeur. Il ne pouvait être bien loin. D’un mouvement brusque de ses ailes, il cassa son élan et se posa dans une clairière. À peine posé, le monde reprit son aspect habituel. Il revit des mains d’homme qui tenaient le bâton de pouvoir. Degala pensa à Lyanne. Était-il lui aussi comme cet être double ? Il n’eut pas le temps de s’interroger. Un homme venait de pénétrer à son tour dans la clairière. Il regardait par dessus son épaule. Son visage exprimait la peur. Une méchante balafre lui barrait le visage. Son bras gauche pendait, du sang tombait en gouttes de sa main. Une tache rouge maculait sa manche. Sa main droite serrait compulsivement une épée rouillée. Il avança jusqu’au milieu de l’espace avant de repérer l’homme assis avec son bâton de pouvoir. Il s’arrêta interloqué pour tomber à genoux :
- Mon roi !
- Bonjour, Oristra…
- Je me suis échappé…
- Pantone ?
- Je ne sais pas. Je l’ai perdu voilà trois jours quand nous nous sommes battus.
L’homme-dragon se leva :
- Tu connais la règle.
- Oui, mon roi !
- Alors combats.
Degala sentit son hôte se transformer. Il était redevenu ce grand être puissant. Oristra se leva et attaqua. L’épée toucha une des griffes sans lui faire plus de mal qu’une caresse. De son autre patte, le grand être le fit voler. Avant même qu’il ne touche terre, il était mort. Sans plus attendre, ce grand être qui était roi, redécolla.
Tout se brouilla un instant. Quand revint la netteté, il était dans un paysage tout de blanc. Son souffle provoquait un nuage de condensation. S’il faisait froid, il ne ressentait rien. Les montagnes déchiquetées autour d’eux étaient faite de roches d’un noir dense.
- Quand sera-t-on arrivés ? demanda une voix derrière lui.
- Nous sortirons des Montagnes Changeantes bientôt. Prépare les phalanges, Pantone ! La bataille n’attendra pas.
Sur le bord du chemin, il y avait un bouquet d’arbres. Derrière lui, il entendait des hommes sortir leurs armes. Le sentier changea pour devenir plus large et devant eux, s’étendait un champ de bataille.
- À L’ATTAQUE ! hurla le roi.
Les cris de ceux qui le suivaient firent entrevoir leur grand nombre à Degala. Des guerriers blancs combattaient des guerriers blancs dans la plaine devant eux. Le coup le prit par surprise. Se retournant, le roi vit le visage plein de haine de Pantone qui s'apprêtait à porter un deuxième coup d’épée. Les hommes derrière lui avaient bandé leurs arcs et tiraient vers lui. Brutalement avant même que Degala le comprenne, il était devenu immense et fort. De sa bouche surgit une flamme transformant tout ce qui était blanc en eau et calcinant les guerriers comme s’il s’agissait de paille. Pantone avait esquivé en se jetant à terre. Les clameurs dans la plaine lui indiquaient que son armée avait le dessous. Laissant le problème du traître pour plus tard, il donna de violents coups d’ailes pour aller porter secours à ses phalanges. Son arrivée et sa puissance changèrent le cours de la bataille. Bientôt, il ne resta sur place que des morts ou des fidèles, les autres étaient en fuite. Se posant près d’un groupe un peu moins abîmé, il dit :
- Alors Prince Omur, où en est-on ?
- Mon roi, le prince-majeur est en fuite. Votre arrivée a mis la défaite dans son camp, mais ses forces sont encore nombreuses.
- Bien, rassemblez tous les valides, nous allons le poursuivre. Maintenant cela suffit. Je suis roi-dragon et je vais le prouver.
Il y eut de nouveau un flou. Puis de nouveau la vision redevint nette pour Degala.
- Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron !
Des centaines de gorges criaient cela dans une ville toute blanche qui avait été pavoisée de couleurs. Avançant seul devant une troupe parfaitement alignée, le roi-dragon était scintillant. Il voyait son reflet dans les murs de certaines constructions. Degala fut surpris. L’être qu’il voyait était un gragon selon ce qu’avait raconté le vieux conteur. Alors c’était cela un dragon. Lyanne devait en être un lui aussi. Était-il blanc comme celui dont il partageait l’esprit ? Il sentit qu’on lui secouait l’épaule.
- Degala ! Degala !
Il se redressa, ouvrant les yeux, laissant ses paupières battre le temps de s'accommoder à ce qu’il voyait. Lyanne avait mis sa main sur son épaule.
- Bien, tu as un bon accord avec ce bâton. Voilà quelque chose d’étrange ! Tu as à voir avec les rois-dragon.
- Es-tu un roi-dragon ?
- Tu as compris. Ma quête nécessite de la discrétion. Évite de le crier sur les toits.
- Comment dois-je t’... vous appeler ?
- Maître me va très bien, et le tutoiement aussi. Tu es mon disciple, simplement. Ma royauté est pour mon peuple.
Ils regardèrent le fleuve. Le vent était régulier. En continuant comme cela, Hunique serait visible dans quelques jours. Degala fut perturbé par cette expérience. Était-il aussi un roi-dragon ? Lyanne n’avait pas la réponse. Le bâton de pouvoir blanc était ancien, très ancien. Il avait appartenu au roi-dragon Tunivog. Il avait eu un début de règne difficile, ayant connu de nombreuses trahisons. Il avait dû beaucoup combattre à son époque. Si Lyanne était un dragon rouge, Tunivog avait été un dragon blanc. Si Degala comprenait les couleurs, il ne comprenait pas beaucoup de choses en plus. Les dragons étaient des grands êtres dont la puissance était immense et en même temps, ils pouvaient être des hommes à l’allure, on ne peut plus banale. De penser à Lyanne en ces termes le gênait. Ce bâton de pouvoir, pourquoi communiquait-il avec lui ? Lyanne lui avait dit qu’il n’existait que très peu de gens capables de rentrer ainsi en contact avec le maître d’un bâton de pouvoir, surtout un maître aussi ancien qui avait disparu depuis bien longtemps. Degala se sentit fier et différent. Fier d’être différent, il eut peur de cette différence. En écoutant Lyanne, il se sentit responsable de ce qu’il pouvait faire maintenant.
Quand vint le soir, le bateau fit escale dans une petite ville. Faisant partie de la flottille du roi, ils eurent droit aux honneurs. Le bruit se répandit rapidement que deux mages voyageaient. Le gouverneur qui les recevait, s’excusa de la rudesse des gens du coin.
- Ils manquent d’éducation, messeigneurs ! Deux mages, ils rêvent de voir des signes miraculeux.
Lyanne refusa son invitation à faire charger les gardes pour disperser la foule.
- Laissez-les, dit-il. Ils se lasseront avant la fin de la nuit.
Quand le festin fut terminé, on les conduisit dans un des appartements réservés aux hôtes de passage. Quand enfin, ils furent seuls, Degala s’étala sur le lit :
- Je ne voyais pas le monde comme cela. Je n’avais même jamais pensé voir cela.
Lyanne eut un sourire. Degala avait trop bu et disait un peu n’importe quoi depuis un moment. Il le laissa se coucher. Il sortit sur le balcon. En bas, la foule était toujours là. Ils avaient fait des feux, bien décidés à patienter pour voir un signe. Lyanne resta dans l’ombre pour ne pas se faire remarquer. De nombreuses personnes scrutaient le palais du gouverneur pour essayer de voir quelque chose. Il s’assit au bord de la fenêtre dans le coin le plus sombre et posa sa tête sur son bâton de pouvoir. Il entra ainsi en contact avec le prince-majeur. Sans bruit, ils échangèrent des nouvelles. Le pays Blanc était calme. Il pouvait continuer sa quête tranquille. Un bruit attira son attention. Cela venait de l’intérieur de la chambre. Il allait se lever quand il vit une ombre se découper dans le passage. Degala avançait, la blanc bâton de pouvoir à la main, les yeux clos. Lyanne le regarda s’avancer ainsi jusqu’au bord du balcon. Il posa le bâton sur la pierre de la rambarde.
- Aï, aï, aï, pensa Lyanne qui se leva pour intervenir.
Il n’eut pas le temps que la lumière jaillissait du bâton. Ce fut une lumière blanche aveuglante. Des cris s’élevèrent de la foule et tous furent sur pied à l’instant même.
- Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! hurlait Degala.
Le cri fut repris par les centaines de personnes présentes. Degala se mit à faire varier le rythme, la puissance et la hauteur tonale de son invocation. La foule le suivit. Lyanne voyait chaque visage en bas, comme en extase devant cette lumière qui dessinait maintenant la forme évidente d’un dragon. Il faillit éclater de rire. Ainsi Tunivog était capable d’interagir avec Degala. Ce roi-dragon mort depuis des générations et des générations, avait senti la présence de l’esprit de Degala en lui et venait de trouver le chemin vers aujourd’hui. Lyanne avait appris son histoire dans la grotte aux dragons en suivant les lignes sinueuses de son initiation. Il reconnaissait bien là, le caractère grandiloquent du personnage. C’est à lui qu’on devait une bonne partie du protocole des rois-dragons  que Lyanne n’avait pas voulu suivre.
Les gardes qui sortirent pour faire régner l’ordre, furent à leur tour saisis par ce mantra tel un envoûtement. De partout arrivaient des gens. Bientôt la place fut remplie. Il pensa :
- “Tunivog doit jubiler…”
Plus les cris devenaient puissants et plus l’ombre lumineuse du dragon blanc prenait de la consistance. Lyanne sentit la crainte de voir arriver le vieux roi-dragon en chair et en os. Il fallait arrêter le phénomène. Prenant à son tour la forme d’un dragon, il s’envola pour venir s’inscrire dans la forme lumineuse. Ce fut un hurlement qui accueillit son initiative. Pour les gens, vue d’en bas, se superposèrent deux ombres de dragons qui se confondirent dans leurs esprits. Partout, ils iraient raconter qu’ils avaient vu, adoré, et acclamé le grand Gragon rouge et blanc, venu apporter paix et bonheur sur leur ville. Puis tout cessa. Il ne resta que le noir de la nuit. Lyanne se posa sans bruit sur le balcon. Degala était allongé par terre, inconscient. Sa respiration était régulière. Il dormait. Lyanne le porta jusqu’à son lit. Il lui prit le bâton de pouvoir blanc. Il était chaud et semblait pulser d’énergie. Prenant un capuchon, il l’emmaillota et le posa loin de Degala. Puis il revint vers le balcon. Sur la place, les gens n’étaient pas partis, mais discutaient.
- “Bien”, pensa-t-il. “Ils ne risquent plus rien”.
Il lui faudrait faire attention que Degala ne libère par mégarde l’esprit de Tunivog. Il n’était pas bon que le passé vienne s’inscrire dans le présent. Seul le présent peut écrire l’avenir. Degala avait un rôle à jouer. Il était lié aux rois-dragons. Lyanne devait trouver pourquoi et comment. Cela était important pour lui. Il le sentait.

Au petit matin, ils reprirent le bateau sous les hourras de la population. Déjà des petits malins vendaient des représentations du grand Gragon rouge et blanc.
- Je ne sais pas ce qui s’est passé, Maître, mais je n’ai jamais vu cette ville comme cela.
- L’esprit du grand Gragon est venu cette nuit, répondit Lyanne, et cela a bouleversé la ville.
- Je croyais que c’était une légende pour enfants…
- Eux aussi, jusqu’à cette nuit ! Mais le vent souffle, Capitaine et il souffle dans la bonne direction…
- Vous avez raison, Maître, ne perdons pas de temps.
Lyanne contempla les marins déployer les voiles. Pendant ce temps, Degala était parti se recoucher dans la cabine. Il avait la gueule de bois. 


252
Le voilier traçait sa route sans effort. Le vent était favorable. Lyanne contemplait les étoiles. La lune bien qu’incomplète,  éclairait le paysage. Lyanne avait obtenu que le bateau ne fasse pas escale et qu’il continue son voyage. Il sentait la tension de la vigie et du pilote. Le capitaine était aussi resté sur le pont. Ils n’avaient pas l’habitude de voyager ainsi. Lyanne scrutait aussi devant. Degala avait cédé sa place et était parti se reposer. Il avait passé la journée à poser des questions à Lyanne sur la forge et sur les rois-dragons. Une question en appelant une autre, il n’avait pas cessé de la journée. Ils avaient trouvé refuge près du beaupré pour éviter que tout le monde entende les réponses. Degala s’était senti frustré. La seule grande question pour lui était lui. D’où venait-il vraiment ? Pourquoi ce bâton de puissance s’accordait-il avec lui ? Qu’est-ce qui allait lui arriver ? Lyanne l’avait laissé entrevoir les hypothèses les plus folles sans rien démentir des théories que Degala avait pu concevoir.
Lyanne écoutait le bruit de l’eau qui glissait sur la coque. S’ils avançaient aussi bien toute la nuit, ils arriveraient dans le delta au petit matin et le port ne serait plus qu’à une journée de voyage, si le vent se maintenait.
- Plus loin, il y a des monstres dans l’eau, tout en dents et en griffes, avait prévenu le capitaine. Il faudra les éviter, ils pourraient être dangereux.
Petit à petit le paysage changeait. Il devenait plus luxuriant, plus vert. Hunique était un grand port. Ses bassins nombreux abritaient une foule cosmopolite. Lyanne sentait qu’il y trouverait une piste pour aller plus loin. Il cherchait ce qu’il cherchait sans trouver de réponse. Il trouverait quand il verrait de ses yeux ce qu’il cherchait. Il pensa qu’il tournait en rond. Il comptait sur Degala pour rompre ce cercle d’interrogation sans fin.
La nuit avançait quand il remarqua la galère. Elle aussi profitait de la nuit claire pour avancer. Il ne connaissait pas le pavillon qu’elle arborait. Il demanda au Capitaine qui somnolait sur la dunette. Celui-ci lui jeta un regard torve, regarda la galère sans comprendre, puis de nouveau Lyanne et puis ses yeux se reposèrent sur la galère. Lyanne les vit s’agrandir et un cri muet sortit de la bouche du capitaine…
- Les Nasr ! finit-il par articuler plus mort que vif.
Le pilote vira jaunâtre et donna un grand coup de barre pour s’éloigner.
- Qu’est-ce ? demanda Lyanne.
- C’est la mort !!! lui répondit le capitaine qui fit réveiller tout le monde.
Lyanne regarda le bateau qui venait vers eux avec une régularité impressionnante. Il y eut une bousculade quand tous les marins arrivèrent sur le mont. Lyanne descendit dans la cabine. Degala, indifférent à tout dans son sommeil, reposait tranquillement. Lyanne, sans le réveiller, devint dragon et s’envola. Personne ne fit attention à lui quand il passa le panneau de cale. Il fut bientôt plus haut que leur voilier. Le bateau qui fonçait vers eux en prenant de la vitesse, était porteur de forces obscures. Lyanne se laissa dériver vers la galère. Pour lui, elle dégageait une odeur putride. Elle semblait animée d’une volonté propre. Le choc semblait inévitable. Elle allait beaucoup plus vite que le voilier. Ce ne pouvait être des pirates. Il aurait senti l’or. Cette galère n’en transportait pas. Lyanne plongea dans l’eau et prit sa taille habituelle. Immédiatement, il toucha le fond du fleuve et il sentit glisser la coque de la galère sur les écailles de son dos. Il s'arc-bouta faisant le dos rond. Il vit les mouvements frénétiques des avirons qui petit à petit sortaient de l’eau pour remuer de l’air dans une inefficacité totale. Puis elle partit en biais pour plonger dans l’eau boueuse du fleuve. Une bonne partie des rames se cassa dans l’accident. Lyanne entendit le bruit de son retour dans l’eau. La vague fut superbe. Mais bien que sans force motrice coordonnée, elle ne coula pas. Elle sembla rebondir pour se mettre à tourner en rond. Puis elle s’immobilisa.
Là-bas, le voilier fuyait de toute la puissance de sa voilure.
Lyanne bondit tout en prenant une taille plus petite pour finir sur le pont de cet étrange navire. Il était vide. Reprenant sa forme humaine, iI marcha jusqu’à l’arrière sans rencontrer personne. Il vit une écoutille. Il s’en approcha. Il mit la main dessus et sentit la puissance prête à bondir. Il se jeta en arrière déployant ses ailes dans le même mouvement pendant que le panneau semblait jaillir vers le ciel et qu’une gueule pleine de crocs en forme de dagues, tentait de saisir quelque chose là où il n’était plus. Alors qu’il s’éloignait, il vit d’autres formes serpentines surgir de diverses ouvertures semblant chercher une proie.
Il vola rapidement pour rejoindre le voilier tout en faisant le tour pour l’aborder par le côté. Quand il fut sur le pont, il vit tout l’équipage tourné vers l’arrière qui regardait la distance grandir entre le navire et eux. Ce fut une explosion de joie quand ils comprirent que la galère avait cessé de les poursuivre. Il les vit danser. Il s’approcha et fut entraîné dans une joyeuse sarabande. Lorsqu’il put se dégager, il s’approcha du capitaine qui avait fait mettre en perce un tonneau de malch noir.
- La joie vous habite cette nuit, lui dit-il.
- Tu es étranger et tu ne connais pas le delta du fleuve. Je savais que je n’aurais jamais dû naviguer de nuit dans ces eaux, mais les ordres du roi étaient de faire ce que tu demandais.
- La nuit est mauvaise ?
- Ce n’est pas la nuit qui est mauvaise. Avec une telle lune on peut naviguer. Ce qui est mauvais, c’est ce truc qu’on a laissé derrière nous.
- Les Nasr ?
- Oui, les Nasr ! Je crois que de mémoire d’homme jamais ils n’avaient raté un bateau qu’ils prenaient en chasse. S’ils n’avaient pas heurté quelque chose, sûrement un de ces monstres sous-marins, ils n’auraient pas lâché et nous serions morts à l’heure qu’il est.
- Qui sont les Nasr ?
- Nul ne sait vraiment. Tout le monde le sait ici, voir les Nasr, c’est mourir… Sauf nous ce soir, alors buvons !
Le soleil va bientôt se lever, les premiers oiseaux ont commencé à chanter.
Au milieu de la liesse, seul le pilote gardait son calme. Lyanne s’en rapprocha, son gobelet à la main.
- Tu restes sans faire la fête, constata-t-il.
- Oui, il en faut bien un qui reste sobre. Même si les oiseaux ont commencé leurs chants, la nuit n’est pas finie et les Nasr pourraient encore venir.
- J’ai vu leur bateau faire une embardée terrible. Je me demande encore comment il n’a pas coulé.
- Les Nasr ne peuvent pas couler. Il y a sur ce bateau tous les maudits du pays gardés par des monstres qui te tuent rien qu’en te regardant.
- Je crois comme le capitaine qu’ils nous laisseront tranquilles cette nuit.
- Je navigue depuis très longtemps dans ces eaux. Les récits sont multiples mais tous le disent, jamais ils n’ont abandonné.
Le pilote se redressa brusquement en regardant devant le bateau :
- C’est quoi cette ombre ? …… ALERTE ! ALERTE ! LES NASR !
Subitement tout le monde sembla se dégriser, le capitaine hurla des ordres pour virer de bord. Lyanne vit la masse sombre de la galère qui se précipitait vers eux. Il sauta une nouvelle fois du bateau, touchant l’eau de son bâton de pouvoir avant même de l’atteindre.
- De feu et de glace, je suis ! dit-il transformant ce bras du delta en une banquise qui emprisonna la galère dans un grand bruit de craquement quand elle heurta la glace. Cela stoppa net la manœuvre sur le voilier. Tout le monde se précipita à l’arrière pour voir la frêle silhouette d’un homme seul face à la masse de la galère.
Tout le monde jura avoir vu des serpents géants sortir de la galère pour se jeter sur la silhouette qu’ils devinaient plus qu’ils ne la voyaient. Ils virent la glace monter comme monte un soufflé dans un four chaud, enrobant la galère d’une gangue transparente. Ils virent le soleil toucher le haut de l’iceberg pour illuminer tout le bloc glacé. Ils virent l’éclair immense qui les rendit aveugles un moment. Quand enfin, ils purent contempler le paysage dans le lever de soleil, ils ne virent plus rien que la nature qui avait repris ses droits.
Tous s’interrogeaient sans comprendre. Si quelques uns avaient remarqué la silhouette, la plupart ne l’avait pas vue, Lyanne le premier. Degala se fit raconter la nuit par différents membres d’équipage sans arriver à avoir un récit cohérent. Tout ce qu’il put savoir était qu’ils étaient vivants après une rencontre avec les Nasr.
- Quand on dira ça à Hunique, personne ne nous croira… disait un des matelots.
Les autres renchérissaient, tout en ajoutant des détails de ce qu’ils avaient vu.
Degala rejoignit Lyanne sur l’avant.
- La capitaine vient de me dire que nous arriverons en début d’après-midi. Il a bu beaucoup, on dirait.
- Oui, les événements de la nuit l’ont perturbé…
- Que s’est-il passé en vrai ?
- La nuit est peuplée de forces maléfiques dans ces régions. L’une d’elles a une forme de bateau et se nourrit des imprudents qui naviguent de nuit comme les contrebandiers… par exemple.
- Mais nous, on n’a rien fait !
- Bien sûr, nous sommes d’honnêtes voyageurs, mais elle ne s’arrête pas à ce détail…
- Et moi qui dormais… Je n’ai rien vu, se désola Degala. Comment on a pu s’en sortir ?
- D’autres forces étaient à l’œuvre. Les Nasr ont perdu leur proie. J’ai été surpris de la disparition quand la lumière du soleil les a touchés. Je crois que nous garderons notre ignorance sur leur nature réelle et c’est aussi bien comme cela. Maintenant allons voir si on peut manger quelque chose. J’ai faim.
253

Leur arrivée à Hunique se passa dans l’anonymat. De nombreux bateaux allaient et venaient. Lyanne fut heureux de cette discrétion. Il ne désirait pas qu’on les remarque. Le port s’étalait dans un ancien marais aux multiples canaux. Toute une population vivait sur l’eau, quand d’autres occupaient des cabanes construites de bric et de broc. Surveillant toute la baie, le Mont du Fort surplombait le paysage de toute sa masse. Si les murs étaient en bois et en terre, ils étaient haut perchés sur un rocher qui les rendaient quasi imprenables. Lyanne qui avait détaillé le fort pendant qu’ils approchaient, n’avait pas vu d’autre route possible que la chaussée qui montait en serpentant le long des rochers noirs qui composaient le mont. C’est tout juste si au pied des remparts, pouvait se tenir un homme. Jamais une armée n’aurait pu attaquer cette position. La seule solution pour circonvenir cette place forte était d’en faire le siège. Le capitaine avait été assez laconique. Il ne venait que rarement à Hunique et n’avait jamais eu à faire avec d’autres que les quelques officiels venus accueillir ses passagers. Il avait juste signalé que la ville était sous l’autorité du roi dans son château, plus prêt d’un chef de bande que d’un souverain comme le roi d’Ergasia. Chaque guilde entretenait sa propre milice. Les combats de rues et les rixes étaient fréquents. Il lui avait indiqué l’auberge du Poisson Blanc. C’est là qu’il déposait ceux qui préféraient vivre à terre lors de ses escales.
- Nous ne repartons que dans deux jours. Si vous avez besoin de revenir à Ergasia...
Lyanne l’avait remercié pour son accueil et l’avait félicité d’avoir échappé aux Nasr. Le capitaine avait changé de couleur en entendant cela. Il avait assuré Lyanne que jamais plus, il ne voyagerait de nuit. Si on pouvait avoir de la chance une fois, on ne pouvait pas compter dessus pour s’en sortir lors d’une autre rencontre. Lyanne et Degala s’étaient perdus dans la foule. Ils avaient débarqué au bout du quai le plus important. Le voilier n’avait pas eu le droit d’y rester.
- L’auberge est un peu plus loin, dit Lyanne. Nous y poserons nos affaires et puis nous irons faire un tour.
Degala regardait tout autour de lui, étonné de voir un ville aussi grande.
- J’pensais pas qu’on pouvait voir autant d’monde en une fois, dit-il.
Lyanne avait souri à sa remarque. Des mendiants s’étaient approchés pour les solliciter. Lyanne avait distribué quelques pièces, tout en demandant confirmation de son chemin. Rapidement quelqu’un s’était proposé comme guide. Il avait refusé. Il ne voulait pas renouveler ce qui s’était passé à Ergasia. Il continuèrent leur chemin sans plus répondre à personne. Bientôt, il repéra l’enseigne du Poisson Blanc. La bâtisse était trapue mais faite de ce bois sombre comme les remparts. Devant la porte, deux solides gaillards, le gourdin à la main et l’épée au côté surveillaient la rue. Ils dévisagèrent Lyanne et Degala des pieds à la tête tout en leur ouvrant la porte. L’intérieur était moins sombre qu’ils le craignaient. Des fenêtres s’ouvraient sur une cour intérieure en donnant assez de lumière. L’aubergiste était un homme jovial au regard rusé. Il les fit asseoir le temps qu’on prépare la chambre. S’il se fit payer d’avance les trois premiers jours, il leur offrit un malch noir pour leur souhaiter la bienvenue. Lyanne et Degala se retrouvèrent assis dans la salle. Lyanne inspecta ceux qui s’y trouvaient. La clientèle était aisée, à en juger par l’habillement. Les vêtements n’étaient pas neufs, loin de là, mais l’aisance des uns et des autres montrait qu’ils avaient l’habitude de commander. Il en fit la remarque à Degala.
- Si vous pensez que c’est des capitaines, y’en a p’être un qui va nous emmener à son bord.
- L’idée est intéressante mais que cherchons-nous ? Ou plutôt, qu’est-ce que je cherche ?
Lyanne sirota un peu de malch en silence avant de rependre la parole :
- Pour l’instant, je dois aller vers le soleil levant. Nous verrons si nous trouvons un embarquement qui va dans cette direction.
Bientôt une servante vint les conduire à leur chambre. L’auberge était de plein pied. Lyanne en fit la remarque à celle qui les guidait dans les couloirs.
- On voit bien que vous êtes étrangers. On ne peut rien construire en hauteur, le sol est trop mou. Mais vous ne risquer rien des bandits, maître Terque a une bonne milice et ils font des rondes régulièrement…
La chambre était petite mais propre. La porte et la fenêtre donnaient sur une autre cour intérieure. Le mur extérieur était aveugle. Ils posèrent leurs sacs.
- Bien, nous allons aller voir le port de mer, et nous reviendrons pour la nuit. C’est là-bas que nous trouverons un embarquement.
Ayant demandé le chemin avant de sortir, ils suivirent des chemins encombrés de chariots et de portefaix. Hunique était composée à moitié d’eau et à moitié de terre. On passait sans arrêt sur de fragiles passerelles pour aller d’un morceau de terre ferme à un autre. D’autres fois, il fallait passer sur de petits bacs retenus par des filins suspendus sous lesquels passaient les barques. Les plus grands canaux nécessitaient des bacs plus imposants qu’on ne pouvait manœuvrer seul. A chaque fois, il fallait y aller de son obole. Lyanne et Degala ne dénotaient pas dans ce milieu mélangé. On entendait de multiples dialectes. Les injures qui fusaient régulièrement lors des rencontres parfois brutales entre deux porteurs, avaient parfois des sonorités aussi étranges que les habits des protagonistes. Lyanne essayait de marcher en dehors du courant principal, évitant autant que possible de se faire bousculer. Il repéra quelques tire-laines en action et en attrapa un qui tentait de visiter ses poches. Degala, qui avançait en posant un regard étonné sur tout ce qui l’entourait, eut la surprise de voir l’homme faire un vol plané et atterrir dans l’eau. Le bruit attira les regards un instant et puis tout le monde reprit ses activités. Ils empruntèrent une nouvelle passerelle encore plus branlante que les autres.
- Je pense que nous arrivons, l’air sent la mer.
Au détour d’une ruelle, ils virent des maisons plus hautes. Cela les étonna jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’elles étaient sur une colline. Nettement moins hautes que le mont du fort, elles occupaient toute la face vers la ville et s’arrêtaient à la crête. La colline allongée formait une digue naturelle qui permettait d’abriter les bateaux qui arrivaient de la mer. L’activité y était fébrile et les odeurs puissantes. Cela parlait haut quand ça ne criait pas. Des marchandises descendaient quand d’autres étaient chargées à bord. On entendait même claquer le fouet pour accélérer les mouvements. Lyanne s’arrêta au bord de l’eau, s’appuya sur son bâton de pouvoir et regarda l’ensemble. Degala le rejoignit bientôt.
- On fait quoi maintenant ? demanda-t-il.
- On va regarder, répondit Lyanne. On va s’asseoir et regarder.
Ils trouvèrent place sur un banc d’une petite échoppe. Le marchand servait des jus d’un fruit exotique qu’il récupérait directement à la descente du bateau, ce dont il était très fier. Il parlait tout le temps avec tout le monde, passant entre ses différents clients voire avec les gens qui passaient devant chez lui. C’est comme cela qu’ils entendirent les potins du port de mer. On disait haut et fort qui trafiquait avec qui. Quand un contradicteur exprimait son opinion, il était réduit au silence par un : “Ya qu’les imbéciles qu’savent pas ça!”. Le port de mer était un important lieu d’échanges. La majorité des marchandises étaient débarquées sur des barques et des chalands pour aller ailleurs vers une destination plus ou moins connue. Loin du Mont du Fort, le port de mer était sous le contrôle d’une cohorte de douaniers. La guilde des marchands payait fort cher pour que le roi, là-bas dans son fort, ne vienne pas mettre son nez dans leurs affaires. Chaque douanier avait un prix pour fermer les yeux. Quant aux rares honnêtes qui étaient venus, on les avait retrouvés flottant entre deux eaux au milieu du bassin. Lyanne vit tout cela. Il sentait les âmes viles et les capitaines qui n’avaient pas le choix s’ils voulaient survivre dans cet univers. La journée se déroula dans se brouhaha incessant jusqu’à ce qu’arrive le silence. Lyanne en fut surpris. Il vit tous les gens autour de lui regarder vers la passe ; tournant les yeux à son tour, il vit une galère qui lui rappela beaucoup celle des Nasr. Il sursauta.
- Qu’est-ce qu’ils viennent foutre ici, demanda le marchand.
- Ya eu une attaque la nuit dernière, répondit un des clients.
- Une attaque ! Qui y est passé ?
- Personne.
- Tu t’fous d’moi !
- Non, non, Yalmis qui avait amarré sur la petite île de Tchmos pour la nuit a été aux premières loges. Il a vu les Nasr poursuivre l’voilier d’Ergasia. Et l’voilier d’Ergasia, il est à quai, près de la capitainerie. Y sont tous vivants. Malfous qui buvait un coup dans l’coin, les a vus. Y f’saient encore la fête d’avoir échappé.
- Mais c’est jamais arrivé ça ! dit un autre client.
- Non, jamais, répondit le marchand. On sait pourquoi ?
- Yalmis dit qu’y ont heurté quelque chose dans la rivière comme un rocher, mais à cet endroit, y a rien. Y s’demande si y avait pas autre chose comme un monstre dans l’eau, il a cru voir des écailles.
Il y eut un silence pendant que de nouveau les regards se portaient vers la galère qui manœuvrait sans se presser.
- Qui est-ce ? demanda Lyanne en désignant la galère.
- Eux, c’est des pirates, répondit le marchand avec du mépris dans la voix.
- Et ils arrivent ici comme cela ?
- Ah ! Étranger, c’est compliqué. Cette galère a jamais attaqué personne, mais ceux qui sont à bord sont du peuple des pirates des îles Waschou.
- Quel rapport avec les Nasr ?
- Z’êtes pas en ville depuis longtemps, sinon on vous l’aurait raconté… Mais au fait vous v’nez d’où ?
- C’est une longue histoire. Disons pour faire court que je suis un maître forgeron en route pour une quête. Je viens des montagnes lointaines où le roi Yas trouva la mort. Mon compagnon est mon apprenti, répondit Lyanne en désignant Degala, dont le visage était caché par sa capuche.
Lyanne lui avait fait rabattre son capuchon assez bas quand il avait vu les regards que lui jetaient certains passants et surtout quand il avait senti les bouffées de haine qui les accompagnaient. Ni lui, ni Degala n'avaient compris pourquoi. Qui haïssaient-ils comme cela        ?
- Ah        ! Vous avez vu Yas        ?
- Je suis forgeron. Les forgerons rencontrent-ils les rois        ?
- Bien sûr, j’comprends... répondit le marchand qui de nouveau regardait vers le port.
- De voir ce bateau vous inquiète…
- Faut qufjfvous raconte, dit-il en sfasseyant... タ l'駱oque, y'avaient deux forts. Le fort d'la mer sur la colline au dessus et l'fort d'la terre sur le mont du fort. Hunique 騁ait pas aussi grande. Y avaient plut des petits villages un peu partout. Et pus y'a eut l'attaque des pirates...
Lyanne qui regardait en même temps manœuvrer la galère, s'exclama       :
-  Ça sent l'or       !
Le marchand le regarda d'un drôle d'air et dit       :
- Bien sûr. Viennent pour ça, échanger leur or contre des marchandises.
- Je vous ai coupé dans votre récit... reprit Lyanne qui sentait des envies de devenir dragon.
- Bref, reprit le marchand, les pirates de Waschou ont conquis le fort de mer et pillé les entrepôts. C'est Tredman qui les a chassés en fédérant tous les petits villages. 
- Qui est Tredman ? demanda Degala.
- C’est l’ancêtre de Foutji, qui commande le fort aujourd’hui. Mais il est loin de le valoir… Pense qu’au pognon et c’est depuis qu’il est là qu’on revoit ces pourris par ici. Il aime trop leur or…
La galère courait sur son erre. Les rames étaient à la verticale. Lyanne nota la courbe parfaite.
- En tout cas y sait naviguer l’mec, dit Degala. Va juste arriver où y faut !
- P’être mais c’est des pourris quand même. Ici on tient pas à avoir affaire avec eux. Z’allez voir, les bateaux de Foutji vont arriver avec ceux de la guilde des marchands…
Le marchand les planta là pour retourner vers d’autres clients qui, manifestement, étaient du même avis que lui.
Bientôt le bateau pirate accosta. Un marin sauta à terre avec une amarre. Contrairement aux autres arrivées, personne ne s’était approché de son lieu d'atterrissage. Le vide se faisait autour. Les commentaires allaient bon train, allant de la simple indifférence à la franche hostilité.
Lyanne paya et se leva. Degala l’imita. Ils reprirent leur déambulation en dirigeant leurs pas vers les nouveaux arrivants. Une fois qu’il eut doublé l’amarre avant, il entreprit de faire la même chose à l’arrière. Pendant ce temps, l’agitation régnait sur le pont. Des soldats, au vue de leurs uniformes, prirent position, lance à la main.
- Je serais vous, j’éviterais le secteur, leur dit un portefaix qui s’éloignait avec sa charge.
Ils se retournèrent pour voir celui qui avait parlé. L’homme ne s’était même pas arrêté. Lyanne regarda de nouveau vers la galère des îles Waschou. Le vide se faisait de plus en plus. Même les voisins de quai semblaient éviter le secteur, préférant faire un détour plutôt que de passer sous le regard scrutateur des soldats en poste.
- Allons vers ce tas de bois, dit Lyanne. Nous y serons bien pour regarder.
Quand ils furent assez près, Lyanne sursauta :
- Regarde, Degala, c’est extraordinaire…
Degala ouvrit de grands yeux, mais ne vit rien de nouveau :
- Ça on peut dire qu’ils font le vide…
- Je parlais d’autre chose, regarde-les !
- C’est des soldats bien armés, disciplinés, j’vois rien d’extraordinaire là-dedans.
- Regarde leurs visages…
- Je n’vois rien de particulier.
- C’est vrai, dit Lyanne en le regardant, tu ignores à quoi tu ressembles, ou plutôt à qui. Et bien regarde-les bien… Ils pourraient être tes frères.
Degala resta sans voix, Il ne comprenait rien à ce qu’il voyait.
- C’est pas possible, dit-il, c’est pas possible…
- Cela expliquerait pourquoi les gens te regardaient de travers.
- Il faut que nous en sachions plus. On est bien là, dit Lyanne en regardant autour de lui. On va observer ce qui se passe.
Ils s’assirent entre les piles. Lyanne ne cherchait pas à se cacher. Il voulait être simplement discret. La galère et ses étranges personnages étaient dans leur champ de vision. Ils attendirent un bon moment avant de voir arriver des bateaux venus des canaux. Ceux qui en descendirent portaient la livrée du roi de Hunique.
- Voilà les émissaires de Foudji, dit Degala.
- Oui, observons.
Leur approche fut prudente. Dès qu’ils furent repérés, les soldats à bord de la galère se mirent en position de combat et d’autres apparurent sur le pont. Un homme se détacha du groupe sur le quai. Il attendit qu’on lui envoie la passerelle. Il entendit des voix qui donnaient des ordres sans comprendre ce qu’elles disaient. Puis apparurent des marins. Ils manœuvrèrent  la longue planche de bois pour l’envoyer jusqu’à terre. En homme habitué, l’émissaire monta à bord. Les deux troupes de soldats se faisaient face. Sur le bateau, ils étaient en position de combat, sur le quai, on sentait une troupe dans un relâchement complet. L’entrevue dura un moment. L’émissaire quitta le bord avec la même agilité, passa devant ses soldats et sans même les regarder, leur fit signe de le suivre. Même s’ils étaient assez loin, Lyanne et Degala purent voir le masque du mécontentement sur la figure de l’homme qui rejoignait son bateau à grands pas.
De nouveau, ils attendirent. Un autre bateau accosta. Il avait les couleurs de la guilde des marchands. Lyanne et Degala ne le voyaient pas bien. Il devait être bas sur l’eau pour qu’ils n’en voient pas plus. Ils entendirent quelqu’un qui hélait la galère :
- Oh ! Oh oh ! Ya quelqu’un ?
Le bateau était maintenant tout près de la galère. Un des soldats leva son arme visant celui qui criait.
- SUFFIT !
L’ordre claqua, fort et sec. Le soldat se mit au garde-à-vous. Un homme apparut sur le pont. S’approchant du bastingage, il apostropha les marchands :
- Des nouvelles ?
- Non, rien. Nous avons perdu la piste à cause des mouvements militaires de la dernière période.
- Vous êtes des incapables… Vous aviez promis…
- Non, Seigneur Djoug, nous avions promis d’essayer. Nous avons dépensé beaucoup pour cette mission. Il faut nous payer.
- Hors de question ! Vous avez raté tant pis pour vous !
- Nous allons encore essayer. Les derniers rapports laissent espérer…
- C’est trop tard, marchand !
- Mais, seigneur Djoug…
- Je te dis que c’est trop tard… La date arrive !
Ayant dit cela, le seigneur Djoug quitta le bastingage pour disparaître à l’intérieur de la galère.
- Seigneur Djoug ! Seigneur Djoug !
Un soldat s’approcha, menaçant. Le marchand n’insista pas. Il fit un signe et des marins, armés de gaffes, se repoussèrent loin. Dès qu’ils purent, ils mirent la voile pour s’éloigner au plus vite.
Le temps passa. Ils virent de nouveau l’émissaire du roi revenir et redescendre l’air toujours aussi furieux. Comme il avait accosté de leur côté, Lyane et Degala l’entendirent parler à quelqu’un de sa suite :
- Mais pour qui,  y s’prend ? Nous mettre ainsi un ultimatum.
- Il a proposé beaucoup d’or, maître. Ne l’oubliez pas. Le roi veut cet or. Il va céder.
- Oui, mais des armes… Toutes les guildes vont hurler, sans parler des ambassadeurs…
Le reste se perdit dans le bruit des manœuvres.
- Ils cherchent quelque chose d’important pour eux et ils veulent des armes, dit Lyanne.
- Oui, mais ils ne l’auront pas puisque le seigneur Djoug a dit que c’était trop tard.
Lyanne regarda Degala qui avait enlevé son capuchon.
- J’ai cru sentir, dit-il, qu’ils cherchaient quelqu’un…
- Et alors ? répondit Degala.
- C’est peut-être toi. Tu ne connais pas tes origines.
Degala se mit à rire.
- Voilà l’idée la plus folle que j’aie entendue…
- Peut-être, peut-être pas. Les îles Waschou sont du côté où le soleil se lève. C’est un signe. Ma quête passe sûrement par là…
Degala s’arrêta brusquement de rire.
- On va pas…
- Se battre ?
- Ou tenter d’embarquer là-dessus ?
Lyanne regarda la galère, pensif. Degala avait l’air alarmé. Ce que Lyanne avait senti en entendant le seigneur Djoug pouvait correspondre à Degala. Par contre, pourquoi avait-il besoin de lui ? Quand il avait entendu parler de date, il avait senti à la fois l’urgence et la peur… Il décida d’attendre.
L’après-midi passa sans que rien ne se passe. Avant que le soleil ne soit trop bas, Lyanne donna le signal du départ.
- Nous reviendrons demain, dit-il à Degala en atteignant le chemin près du bord. Degala semblait perplexe. Ils avancèrent d’un bon pas jusqu’au premier bac. C’était une méchante barquasse attachée à une chaîne à ses deux extrémités. On tirait dessus pour aller d’un bord à l’autre. Ils embarquèrent en même temps que d’autres qui les regardèrent de manière hostile.
- Y’en a f’rait mieux rester chez eux, dit une voix dans le groupe au moment où ils accostaient. D’autres sur la berge les regardèrent, le regard alerté par la remarque.
- UN PIRATE ! cria une femme en tendant un doigt vers eux.
Ce fut un vrai branle-bas. Lyanne s’aperçut
 que Degala n’avait pas remis sa capuche. Au cri de la femme, des hommes sortirent d’un peu partout armés et d’humeur belliqueuse. Voyant cela Lyanne poussa Degala qui tomba dans le bac. Lui-même sauta dedans en donnant une impulsion forte qui les propulsa presque au milieu du canal. Voyant de chaque côté des hommes se précipiter sur la chaîne, Lyanne d’un coup de marteau, les fit sauter.
- Rame ! dit-il à Degala en lui tendant une des planches qui servait de banc.
- J’suis désolé, répondit ce dernier… J’aurais dû r’mettre ma capuche… Vous pouvez pas devenir dragon et les faire fuir.
- Il est toujours préférable d’éviter de faire peur aux gens… La peur crée de la colère… comme tu peux le voir.
De la berge, on leur lançait des pierres. Heureusement pour eux, le canal était assez large pour qu’ils puissent éviter les plus grosses. Ils débouchèrent dans le bassin du port de mer, accompagnés par une foule hurlante. Tout en ramant, Degala et Lyanne regardaient derrière.
- Ils abandonnent, dit Degala.
- Oui, on est trop près de la galère. Regarde, répondit Lyanne en montrant les javelots qui se plantaient devant leurs poursuivants pour les dissuader d’aller plus loin.
Lyanne se fit la réflexion qu’ils tiraient très bien malgré le manque de lumière. Les lourds nuages sur l’horizon avaient obscurci le ciel du soir, obligeant l’allumage des lampes bien avant l’heure habituelle. Ils continuèrent à ramer se dirigeant vers la galère pendant que vociférait la foule restée hors de portée des lances. Sur le pont, un groupe de soldats, l’arme à la main, les regardaient approcher. Puis apparut au bastingage un officier à en juger par la réaction des hommes présents. Il regarda la barque qui approchait et ses occupants, puis il regarda la foule. Il se détourna en disant quelque chose. Un soldat fit un signe d’approbation et cria des ordres aux autres. Les lances se levèrent toutes et furent lancées avec un bel ensemble.
“ Trop haut “ pensa Lyanne, en suivant leur trajectoire des yeux. Il les vit tomber juste derrière eux comme pour interdire le chenal aux barques qui accouraient pleines de gens excités.
- VOUS ! dit le soldat en les désignant du doigt, MONTEZ !
Degala fit accoster la barque en cassant son erre d’un judicieux coup de sa pagaie improvisée. On leur lança une échelle de corde. Pendant qu’ils escaladaient le plat-bord, ils entendirent les trompes qui annonçaient l’arrivée des troupes de Foudji. Les gens se dispersèrent rapidement. Tout le monde connaissait la réputation de violence des troupes.
Quand il furent à bord, des marins repoussèrent le bac et les soldats reprirent leur position de veille. Celui qui les avait interpellés les fit avancer jusqu’à une écoutille.
- Descendez !
Degala s’engagea le premier. Avant de descendre, Lyanne regarda les troupes de Foudji qui arrivaient. Il nota qu’elles aussi s’arrêtaient à une distance raisonnable de la galère. Et puis Lyanne baissa la tête pour pénétrer sous le barrot. Il y faisait sombre. Ils arrivèrent dans un long couloir dont le bout se perdait dans le noir absolu. Degala avançait devant lui vers la seule lueur visible. Lyanne le suivit. Ils passèrent devant des portes fermées. Degala s’arrêta devant le battant entrebâillé d’où filtrait la lumière. Il se tourna vers Lyanne avec un air interrogatif. Lyanne allait lui faire signe d’entrer quand la port s’ouvrit toute grande. L’officier apparut sur le seuil :
- Entrez, Djoug le magnifique vous attend.
Degala avança d’un pas dans la pièce, Lyanne resta sur le seuil, tous les sens en alerte. Quelque chose était bizarre. D’abord ce couloir qui semblait trop grand et maintenant cette pièce qui raisonnablement ne pouvait pas tenir dans un tel bateau.
Djoug le magnifique releva la tête en entendant son titre. Il était à l’autre bout d’une salle qui aurait pu servir de salle de bal.
- Ainsi, on vous poursuivait en vous traitant de pirate… mais avancez, avancez !
Ils se sentirent poussés en avant alors que personne n’était là. Degala avait le visage rempli de crainte, mais il avança vers la grande table qui occupait cette partie de la pièce. Lyanne le suivit. Il lui sembla qu’il pouvait maîtriser la force qui le poussait. Il resta un peu plus loin de la table et de la lumière.
Les yeux à moitié plissés, Djoug le magnifique regarda Degala. Si son regard se posa sur Lyanne, ce fut par distraction.
- Qui es-tu ?
- J’suis Degala.
- D’où viens-tu ?
- J’sais pas ! J’étais apprenti chez un forgeron. Je ne me rappelle pas autre chose.
- Approche ! dit Djoug en tendant le main vers Degala.
Ce dernier jeta un coup d’oeil vers Lyanne et fit les deux pas en avant qui le séparait de Djoug qui lui attrapa la main.
- Qu’est-ce que ça ? dit-il en désignant le bâton de pouvoir.
- C’est à moi, répondit Degala en le serrant contre lui.
- C’est toi qui l’as fait ?
- Non, c’est lui qui l’a donné, dit-il en montrant Lyanne.
Si le regard de Djoug fit un aller-retour vers Lyanne, il revint très vite sur le jeune homme.
- C’est un objet très ancien… qui fut entre nos mains… Comment est-il arrivé dans les tiennes ?
Degala se lança dans un récit décousu, où les détails l’emportaient sur le fil de l’histoire. Djoug le laissa continuer sans l’interrompre. Lyanne remarqua qu’il sursauta juste un peu quand Degala mentionna les rois-dragons.
- As-tu une marque ?
- Quelle marque ?
- Sur le bras droit ?
Degala remonta la manche de son habit. Il y avait au-dessus du coude sur la face extérieure de son bras, cinq traits rouges sombres.
Djoug se leva en les voyant :
- Tu as la marque… Alors tu es…
Djoug les laissa tous les deux, interdits, pour courir vers le couloir :
- Capitaine ! CAPITAINE !
Un homme surgit d’une porte comme un diable de sa boîte.
- Oui, Seigneur ?
- On appareille! Les oracles ont dit vrai !
- Mais les armes ?
- Aucune importance… Et cap sur l’île de Fanhieme.
- Sur l’île de Fanhieme ? Mais …
- Il n’y a pas de mais.. Allez ! dit Djoug en plantant le capitaine dans le couloir pour revenir vers la table.
Lyanne et Degala s’entre-regardèrent. Ils étaient dans une incompréhension totale.
- Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda Degala.
Lyanne haussa les épaules.
A ce moment-là, Djoug s’approcha de Degala :
- Tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir, mais voilà des saisons et des saisons que nous te cherchons…
- Mais pourquoi ?
- Bientôt la lune entrera dans le cercle sacré pendant que le soleil en sortira. Il faut que tu y sois. Tu as la marque…
- Mais c’est quoi cette marque ?
- Ce sont les marques des griffes de l’esprit du cercle sacré. Tu as été marqué à ta naissance lors de la cérémonie de la présentation…
Degala était de plus en plus abasourdi par tout ce qu’il entendait. Lyanne était beaucoup plus attentif aux bruits extérieurs. Manifestement les ordres d’appareillage fusaient de toutes parts. Ils partaient. 
254
La galère avait atteint la haute mer et filait dans la nuit de toute la puissance de ses rames. Djoug avait fait dresser une table. Les mets servis étaient délicieux bien qu’étrange de goût. Leur hôte avait repoussé toutes les explications à la fin du repas. On avait amené des fruits rouges aux formes curieuses tout en étant très sucrés.
Djoug repoussa son assiette.
- Nous sommes partis rapidement, dit Lyanne. J’en suis étonné.
- Le temps nous est compté, répondit Djoug en montrant Degala. Sans lui, le malheur sera sur nous.
Degala en resta abasourdi.
- Que… Moi… Mais Pourquoi ?
- Parce que quand le Soleil sort du cercle sacré au moment où y entre la lune, commence le nouveau cycle, qui connaîtra son point culminant quand la lune sortira du cercle sacré à l’arrivée du soleil. Il se passe plusieurs saisons entre ces deux évènements. Lors du premier, on expose les nouveau-nés. Ceux que le sort a désignés. L’esprit du cercle en marque un, des fois deux, mais c’est rare. Ce bébé doit être élevé pour être le cérémoniaire lors du début de la grande rencontre du cercle quand le soleil viendra remplacer la lune et nous garantir la lumière et la chaleur pour les saisons à venir.
- Et s’il est absent, demanda Lyanne ?
- La nuit s’abattra sur nous pour des saisons et des saisons. Ce sera la vengeance du dieu endormi.
- Qui c’est ? demanda Degala
- Les prêtres, qui consignent tout dans leurs archives, nous apprennent. Notre monde fut créé par la volonté du dieu Randa. C’est sa volonté qui créa le monde. Il se nourrit d’adoration. Pendant plus de saisons qu’une plage ne compte de grains de sable, il y eut une adoration continue. Nos ancêtres vivaient, travaillaient, se battaient pour que vive cette adoration. Puis est venu l’enfant marqué. Nul ne sait comment fut le premier marqué. Les archives sont illisibles à cet endroit. Une fois marqué, le prêtre-oracle eut la vision qu’il officiait la cérémonie du début de la grande rencontre entre les luminaires du ciel. Alors lui fut donné l’Enseignement. Quand il officia, l’ombre du dieu posée sur la pierre recula, recula jusqu’à devenir une silhouette sur la terre. Le temps sembla suspendu. Les prêtres décidèrent de sacrifier un poisson gigantesque pour lire dans ses entrailles. Il fallut plusieurs jours pour le repérer, encore plus longtemps pour le capturer. Quand enfin la galère le ramena à terre, tous les prêtres approchèrent. Le chef des prêtres donna le premier coup de cimeterre, puis chaque prêtre y alla de son entaille. Le poisson était le plus gros de tous les poissons que nous ayons jamais pêché. Les Archives disent qu’il fallut une journée entière pour que enfin son ventre soit ouvert. Au dernier coup de cimeterre du dernier des derniers prêtres, toutes les entrailles se répandirent sur le sol. Ce fut un cri parmi les prêtres. Le dieu Randa dormait, rassasié par des saisons et des saisons d’adoration. Mais cet état n’était que passager et chaque fois que la lune sort du cercle sacré quand arrive le soleil, l’enfant marqué doit officier pour que le Dieu Randa ne se réveille pas. Les archives disent que ce serait terrible car sa faim au bout de toutes ces saisons de sommeil serait colossale. Notre peuple perdrait toute liberté et toute possibilité de faire autre chose que de répondre à la faim du dieu Randa. Ce serait la nuit et le froid jusqu’à ce que le Dieu Randa soit assez rassasié pour nous confier à nouveau les luminaires célestes.
Le silence suivit le discours de Djoug.
- Et moi là-dedans ? demanda Degala d’une petite voix.
- Toi, tu es l’enfant marqué qui nous fut enlevé par un renégat pour être vendu comme serviteur sur le continent.
- Oui, ça j’veux bien, mais qu’est-ce que j’vais avoir à faire ?
- Tu dois conduire les prières qui feront que le dieu Randa ne se réveillera pas.
Degala eut un regard de panique.
- Mais j’ai jamais fait ça… J’saurais pas!
- Les prêtres vont t’enseigner et t’accompagner. Il nous reste un peu de temps. La galère file vers l’île du cercle sacré, l’île de Fanhieme.
- Nous y arriverons dans combien de jours ? demanda Lyanne.
- Nos galères sont rapides. Nos rameurs sont infatigables. Nous arriverons dans deux jours au maximum trois. La fête de la rencontre est dans dix jours...
- Une question, noble Djoug, dit Lyanne.
- Parle, je répondrai. Tu es celui par qui est revenu l’enfant marqué. Notre roi sera heureux de t’honorer.
- Vers où allons-nous ?
- Vers l’île de …
- Excuse-moi, je voulais parler du soleil. De quel côté se lève-t-il ?
- Tu verras la proue dans le cercle rouge au petit matin. Mais pourquoi cette question ?
- Si ta quête était cet enfant, la mienne me conduit vers le soleil levant et cet enfant m’a bien guidé jusqu’ici. Il est signe que le destin est en marche.
Djoug se tourna vers Lyanne pour l’examiner plus en détail.
- Je ne t’ai pas accueilli comme tu le méritais. Tu es habillé comme un voyageur mais ton regard est celui d’un porteur de pouvoir… Seuls les maîtres des rameurs ont des yeux comme les tiens.
- Les maîtres des rameurs ?
- Accompagnez-moi, vous comprendrez.
Djoug les précéda dans le couloir.
- Nos galères sont anciennes, très anciennes. Le dieu Randa nous les a données ainsi que les rameurs, charge à nous de les contrôler...
Degala et Lyanne échangèrent de nouveau un regard d’incompréhension.
- La magie règne dans ces bateaux, une magie puissante. A chaque naissance, les parents scrutent les yeux des enfants. Ceux qui portent de yeux comme les tiens sont conduits aux magiciens sur l’île de Drohm. Ils y deviennent magiciens à leur tour et peuvent conduire les galères. Sans magicien, une galère devient folle et dangereuse.
- Comme celle qui parcourt les canaux du delta de Hunique ? demanda Lyanne.
- Ah ! Vous l’avez vue.
- Nous l’avons même rencontrée…
- Ce n’est pas possible, les Nasr ne laissent personne en vie.
- Le soleil leur est insupportable, répondit Lyanne.
- Comment le sais-tu, demanda Djoug en se tournant vers lui. Ceux qui ont rencontré cette galère folle sont tous morts.
- La chance nous accompagnait, noble Djoug. Elle a heurté un haut-fond en poursuivant notre voilier, puis le temps qu’elle nous rattrape, le soleil s’est levé et elle a disparu.
Djoug lui jeta un regard suspicieux.
- Ton histoire est étrange. Je n’ai jamais entendu qu’une galère ait heurté quoi que ce soit.
- C’est ce que m’ont raconté les marins qui ont tout vu, dit Degala.
Djoug continua sa route sans rien dire. Il mit la main sur une porte et avant de l’ouvrir, se tourna vers les deux hommes :
- Ne faites ni bruit, ni commentaires, les magiciens n’aiment pas cela. Les Nasr sont difficiles à maintenir dans ces cas-là.
Djoug entrebâilla la porte, jeta un coup d’œil et se glissa par l’ouverture en faisant signe de le suivre. Ils se retrouvèrent dans une cage d’escalier. Plus bas on entendait du bruit. Djoug leur fit signe de le suivre tout en mettant un doigt devant sa bouche pour leur faire signe de se taire.
En bas de l’escalier, ils découvrirent une petite pièce dont une cloison était faite d’un moucharabieh. Lyanne approcha son visage des croisillons jusqu’à voir de l’autre côté. Il sursauta. Il découvrit une salle immense occupée par de multiples créatures serpentiformes qui agitaient en rythme les manches des rames. Leur couleur variait du jaune au vert clair. Cela lui évoqua ces nids de serpents qu’il avait pu voir. Il remarqua non loin de lui sur une estrade, un homme assis en tailleur, les bras à moitié levés, les paumes vers le ciel. Dans le vacarme produit par les Nasr, la voix de l’homme semblait irréelle :
- Nasr lam bai tap onha cua ban ! Nasr lam bai tap onha cua ban !
Lyanne sentit la puissance contenue dans ces paroles. Un autre homme arriva l’interrompant dans ses pensées. Il s’assit à côté du premier prenant la même position. Pendant un moment rien ne se passa puis une deuxième voix fut audible pendant que la première diminuait, diminuait jusqu’à l’inaudible. Avec des gestes lents et las, le premier homme se leva, tourna la tête vers eux. Lyanne fut surpris de voir ses yeux en tous points semblables aux siens. Puis l’homme se dirigea vers l’arrière de la salle et disparut à leur regard.
Djoug leur fit signe de le suivre en se dirigeant vers l’escalier. 
255
Degala paniquait :
- J'pourrais pas, J'te dis que j'pourrais pas.
Il parlait vite et fort tout en faisant les cents pas dans la cabine qu'on lui avait allouée.
- L'cérémo... j'sai pas quoi... j'pourrais pas.
- Qu'est-ce qui te fais peur ? lui demanda Lyanne.
- Mais tu t'rends pas compte. J'vais devoir relancer le soleil et la lune... Leur foutu Dieu qui dort, là ! Y viendra pas pour l'faire... alors va falloir que j'le fasse. Mais t'rends compte que moi, avant ton arrivée, j'pensais que j'finirais aide-forgeron dans l'meilleur des cas et là j'deviens celui qu'ils attendent pour que leur monde tourne. C'est pas possible !!!!
Lyanne le regardait s'agiter, appuyé sur son bâton de pouvoir. La nuit était bien avancée. Djoug les avaient retenus longtemps pour leur parler de son monde. Degala ne s'appelait pas comme cela pour eux, les gens des îles Waschou. Ce nom était un nom pour les continentaux. Lui s'appelait Lmansine. Degala avait changé de visage en entendant cela. Djoug s'était montré diplomate en disant que les jeunes pouvaient changer de nom si tel était leur souhait et par exemple, Degala pourrait devenir Dgala. Cela lui avait amené le premier sourire depuis son arrivée sur la galère.
- Tu as maintenant un bâton de pouvoir. Il était à un roi-dragon, il est aujourd’hui à toi. Les rois-dragons sont maîtres de ces bâtons et savent les créer. Tu es le propriétaire et tu vas apprendre à t’en servir. Déjà tu as senti beaucoup de choses...
Degala se mit à écouter Lyanne. Il ne parlait pas très fort, et d’une voix sourde, pour ne pas mettre tout le monde au courant des pouvoirs que contenait le bâton.
- … et ce bâton de pouvoir est aussi un lien avec le Dieu Dragon.
- Il existe un Dieu Dragon ?  
Lyanne lui fit le récit de la création du monde et des hommes telle qu’il la connaissait.
- … Le dieu Randa est un inconnu pour moi. Des légendes parlent de jeunes dieux arrivés plus tard dans notre monde quand Sioultac et Cotban se sont retirés. Ma connaissance s’arrête là.
Lyanne, qui n’avait pas quitté Degala des yeux, l’avait vu se mettre à somnoler sur son siège. Il était maintenant appuyé sur le mur et sa respiration régulière montrait qu’il s’était endormi. Sans bruit Lyanne se retira dans sa cabine.
Il y ressentit la puissance de la magie tout autour de lui. Il se mit debout au centre, posa son bâton au sol et posant le front sur le haut, il invoqua l’aide du dieu dragon. Un brouillard doré envahit la pièce. Il pulsait doucement comme un cœur qui bat. Lyanne sentit la magie reculer jusqu’aux murs. Il contacta alors la Blanche, puis Tichcou. Tout le monde lui assura que tout allait bien. Il revint dans la cabine et se redressa. Le brouillard se dissipa doucement. La porte s’ouvrit brutalement. Djoug et des soldats se précipitèrent dans la pièce.
- Je vous salue, seigneur Djoug.
- C’est toi ?
- Moi ?
- Toute cette puissance… c’est toi ?
- Qu’as-tu ressenti pour venir ainsi ?
- Tout le bateau a vibré et les Nasr ont nagé comme jamais ils n’ont nagé. Les magiciens ont été bouleversés. Le jeune Dgala dort son bâton de puissance sur la poitrine et ta porte a refusé de s’ouvrir quand nous avons tenté de le faire. Serais-tu … ?
Le visage de Djoug se décomposa en un instant.
- Mais non, ce n’est pas possible, tu ne peux pas être un dieu.
- Je suis un homme, répondit Lyanne avec un sourire, un homme qui est en quête de son à venir.
- Un homme étrange, ajouta Djoug en faisant signe aux soldats de sortir.
Lyanne resté seul, regarda la porte un moment. Il pensa que le jour allait bientôt se lever. Autant aller voir le soleil sortir de la mer. Il attendit que les bruits se calment et ouvrit la porte. Le couloir était désert. Il partit vers la poupe à la recherche de l’écoutille. Il la trouva. Son ouverture fut difficile. Dehors le vent soufflait fort. Lyanne dut faire un effort pour se hisser sur le pont. Ce dernier était désert. Regardant derrière la galère, il vit qu’ils filaient aussi vite que lui volait. Toujours luttant contre le vent de leur vitesse, il rejoignit la proue. Malgré la houle, il avançait fendant la mer. Le bruit des rames sourd et rythmé, accompagnait ce mouvement. Déjà les prémices de la lumière trônaient sur l'horizon. Les mains posées sur le garde-corps, Lyanne contemplait l’océan. Sa couleur virait du bleu sombre au doré. Au loin, quelques voiles signalaient d’autres bateaux qui fuiraient dès qu’ils reconnaîtraient la galère. La réputation des pirates n’était pas usurpée. Tout le monde le disait, on n’échappait pas à la puissance des rameurs. Lyanne comprenait qu’avec cette magie à bord, personne ne pouvait lutter. Il ferma les yeux pour goûter le plaisir du vent sur le visage et dans les cheveux. Il les ouvrit quand la lumière frappa ses paupières. Rouge comme ses écailles, le disque solaire sembla jaillir de l’eau. Il était juste devant lui. Il sourit. De toute la force d’une antique puissance, il se précipitait vers ce qui était le but de sa quête. 
256
Leur arrivée sur l’île de Fanhieme eut lieu le lendemain soir. L’île lui rappela la montagne des Ouatalbi. Elle était haute, le sommet entouré de nuages. Sa forme aurait été symétrique sans une sorte de plaie béante d'où s'échappait un rougeoiement se reflétant dans la couverture nuageuse la surplombant. Les marins à bord de la galère sortaient rarement sur le pont. Ils préféraient le confort intérieur. Lyanne avait compris que la magie qui régnait à bord rendait l'intérieur de la galère plus grand que ce qu'on pouvait en attendre en la voyant.
Dgala avait passé son temps à bord avec Djoug qui lui enseignait les us et coutumes des Waschou. Si l’un était dans la peur de ce qu’il avait à faire, l’autre était atterré de découvrir les lacunes de Dgala pour vivre dans la société Waschou. Il ne savait pas se battre, il ne savait pas les légendes, il ne savait pas les rites, il ne savait pas les salutations rituelles… Il ne semblait même pas diriger ce bâton de pouvoir qu’il traînait partout comme un objet encombrant. Autant Lyanne se déplaçait avec aisance et donnait un sentiment de tranquille puissance, autant Dgala ressemblait à un adolescent qui ne savait pas quoi faire de son corps.
Lyanne était resté sur le pont plat étonnant pour les autres marins par cette absence de mât. Il s’était assis contre le cabestan pour méditer tranquillement. Il avait senti la magie de ce bateau comme on voit les vagues sur la mer. Il avait senti partir la force vers l’île là-bas qui venait surgir sur l’horizon. Il avait compris qu’il y avait un lien entre tous les bateaux des îles Waschou. Les Nasr et la galère du delta de Hunique devaient avoir échappé au contrôle des magiciens.
Alors qu’ils approchaient des côtes, Dgala arriva sur le pont. Il resta un moment en silence.
- J’en ai plein la tête de tout ce que m’a dit Djoug.
Lyanne regarda Dgala qui était resté debout. Il regardait au loin vers l’île. Lyanne ne répondit rien.
- J’chais pas si j’serais capable de faire ce qu’ils veulent…
- Sait-on un jour si on est capable ?
- Quand on a fait ?
- Alors essaye, répondit Lyanne en se levant. Tu peux avoir confiance. Tu possèdes un bâton de pouvoir. Utilise-le quand tu auras besoin.
- Mais j’le saurais quand ?
- Sois sans crainte, tu sauras. Rentrons maintenant. Nous allons bientôt arriver.

Le débarquement avait eu lieu dans une petite crique qui servait de port. Plus loin, une pointe de rochers noirs et acérés coupait la houle venue du large. Lyanne et Dgala étaient sur le pont. Sur la berge un groupe était rangé en un carré parfait. Sur leur droite, des trompes se mirent à sonner. Cela évoqua à Lyanne le son du meuglement du mibur mâle qui veut défendre son territoire. Lui revint en tête le souvenir de sa rencontre avec le maître sorcier Kyll dans les tunnels. Cela le fit sourire.
- Vous trouvez ça drôle ? demanda Dgala que l'inquiétude avait gagné en importance.
- Cela me rappelait un vieux souvenir. J'étais jeune et mon ignorance était grande. La plus grande était de méconnaître la puissance qui m'habitait. Si tu as été choisi, c'est que tu possèdes ce qui est nécessaire. Le rite est l'habillement de la puissance.
Dgala avait maintenant les yeux fixés sur Lyanne qui poursuivit son discours.
- Le vrai puissant est celui qui peut faire, simplement, sans rien ajouter à son faire. Pense à cela quand tu auras à faire.
Les sonneries de trompes devinrent plus complexes, changeant de rythmes et de tons rapidement. Il s'en dégageait une impression d'exaltation et de joie qui toucha Lyanne au plus profond de son être. Le visage de Dgala exprimait ce même sentiment. Avant que la galère n'ait touché terre, Lyanne sentit chez lui combien il communiait avec cette musique.
Une barque s'approcha d'eux. Djoug vint les chercher. On les fit descendre sur un siège manœuvré par les marins qui, eux, allaient et venaient par des échelles de corde. Ce fut une expérience curieuse pour Lyanne que cette impression de se déplacer en l'air sans voler.
Sans l'intervention des marins pour stabiliser son siège, il aurait sûrement fait la toupie. Il trouva l'expérience désagréable. À voir le visage de Dgala à son arrivée dans la barque, il vit qu'elle avait été partagée.
Sur la berge, le comité d'accueil se mit en mouvement pour s'approcher de l'eau. Bientôt, ils joignirent leurs voix au son des trompes. Pour Lyanne, la mélopée fut étrange, agréable à l'oreille mais très inhabituelle. À côté de lui, Dgala respirait bruyamment.
Quand il touchèrent terre, un homme vêtu d'une longue tunique rouge vif, s'avança.
- Tchi... ( Bienvenu à toi qui fut choisi...)
Dgala fut atterré. Il ne comprenait rien. Djoug lui fit la traduction.
Pendant le discours de bienvenue, Dgala glissa dans l'oreille de Lyanne :
- J'sais même pas leur langue... J'y arriverai pas !
Lyanne n'eut pas l'occasion de répondre. L'homme en rouge s'était approché, en disant :
-  cluncguluk chemolka ramokalga.
Djoug lui dit :
- Il veut voir ton bras, celui avec les traces.
Dgala releva sa manche, découvrant les trois cicatrices. L'homme en rouge, lui prenant le poignet, se pencha pour mieux voir. D'un geste vif, il lui donna un coup d'un bâton en forme de fourche. Ce fut tellement rapide que Dgala ne sentit rien. Puis doucement du sang perla de trois nouvelles plaies qui prolongeaient les vieilles cicatrices. Dans le même temps, la douleur arriva jusqu'à sa conscience. Il sursauta en reculant son bras brutalement. L'homme en rouge tint bon en maintenant fermement sa prise.
- Tlac masour glitsa ventaïa...
Djoug fit la traduction en même temps, preuve pour Lyanne que c'était une prière.
- Que le dieu qui nous a donné le jour et la nuit, la nourriture et l'eau, accueille cette marque comme il se doit. Qu'il agrée cet homme comme intercesseur auprès de lui afin que soit renouvelé le don qu'il nous fait, a nous ses fidèles serviteurs...
Quand l'homme en rouge lui lâcha le bras, trois lignes rouges couraient vers sa main. Se tournant vers les autres, il fit le geste de designer une direction en disant :
- Gatmanou !
Avec un parfait ensemble, le groupe entoura Dgala. Une fois en place, les trompes changèrent de rythme pour une invitation à la marche. Lyanne se retrouva seul avec Djoug.
- Que va-t-il arriver à Dgala ?
- On va le conduire au temple au centre de la montagne et ils vont essayer de lui apprendre le déroulement de la cérémonie. S'ils échouent, le jour ne se lèvera plus. Mais allons...
Djoug, Lyanne et les magiciens des Nasr prirent un autre chemin. Si la procession était partie vers le centre de la montagne, eux prirent un sentier qui grimpait en lacets. Tout en marchant, Lyanne apprit qu'il ne reverrait Dgala qu'à la cérémonie qui aurait lieu dans quelques jours. Face à son étonnement, un des magiciens lui répondit que les oracles avaient sacrifié un animal. Dans ses entrailles, ils avaient pu voir que le moment favorable, où les deux astres seraient là où ils devaient être, arriverait dans cinq jours. D'ici là, il était un hôte, eu égard à sa puissance.
Quand vint le soir, Lyanne voulut s'isoler pour entrer en contact avec les siens. Il avait à peine fait trois pas dans le jardin qu'il repéra les gardes qui le surveillaient. Ça le gêna d'autant plus qu'il avait une faim de dragon. Il rusa pour les semer. Il avait repéré un petit bois aux arbres serrés. Passant entre les troncs, il disparut à leurs yeux. Dans ce sous-bois, la lumière était presque absente. Lyanne y trouva le meilleur des camouflages. Il entendit les gardes s'interpeller. Ils se répartirent autour du bois puisque Lyanne finirait bien par sortir. Il ne firent pas attention au curieux oiseau qui s'en envola, tout occupés qu'ils étaient, à scruter la nuit.
Lyanne ne trouva pas de gibier sur les pentes de la montagne. Vue de haut, elle ressemblait encore plus à celle des Ouatalbi. Il sentit comme une pulsation venant du fond du cratère. Il avait trop faim pour en chercher la cause. Il vit un troupeau près d'une bâtisse. Il fut déçu en s'approchant. C'étaient des bêtes d'élevage. Ne voulant pas attirer l'attention sur sa présence, il les ignora. Il survola la mer pour aller vers un autre endroit, quand un mouvement dans l'eau le détourna. Quelque chose la tourmentait. Il fit un piqué et referma ses serres sur un poisson. Plus gros qu'un homme, l'animal se débattit rendant son vol chaotique. Lyanne dragon le laissa tomber sur une plage de cailloux. Quand il atterrit, le poisson avait cessé de bouger. Il se régala de cette viande venue de la mer. Comme la petite crique où il se trouvait était déserte, il en profita pour entrer en contact avec le prince-majeur. Ce fut bref. Tout allait bien.
Son retour fut aussi discret que son départ. Il rejoignit sa chambre, suivi par les gardes soulagés de le voir.
Ce fut Djoug qui lui en parla le lendemain. Lyanne sentit que sa liberté d'aller et venir était limitée. Il parla de méditation et de prière dans la nature.
- Et quel Dieu priez-vous ?
- Votre langue ignore le mot pour le désigner. Nous disons : " Graph ta cron" quand nous le professons.
- Est-il plus fort que le dieu des Waschou ?
- Mes connaissances sont limitées, seigneur Djoug. Mais est-ce une bonne chose que de comparer les dieux ? Mon dieu a mis sur mon chemin l'enfant marqué, ce qui vous a permis qu'il soit présent pour le grand jour que vous allez fêter. Y voyez-vous une opposition ?
Djoug ne répondit pas, préférant changer de sujet.
- Dès demain, vous verrez arriver les galères de toutes les îles. C'est un grand spectacle. Un serviteur vous guidera là où vous verrez le mieux.
Lyanne remercia Djoug de sa sollicitude, tout en se demandant pourquoi on préférait l'éloigner.
Le lendemain, alors qu'il partait en suivant le guide, il vit Dgala à un carrefour. Avant que quiconque ait put dire quelque chose, il l'avait rejoint
- Ton enseignement se passe-t-il bien ?
- J'crois que j'ai la tête qui va exploser. Mais faites attention à vous ! L'mec en rouge qu'est l'grand chef, dit à tout l'monde qu'vous êtes dangereux...
Un serviteur s'inclina profondément devant Dgala :
- Gôtrem ferga strilm chor schorba
- Voilà, ça r'commence... reprit Dgala, faut qu'je m'dépêche !
- Fais ce qui doit être fait et que toujours à ton esprit soit présent que la puissance est tienne.
Ayant dit cela, Lyanne rejoignit le guide dont le visage trahissait le mécontentement.
Ils marchèrent une bonne partie de la matinée, passant par des chemins parfois escarpés. Lyanne remarqua la volonté évidente de son guide de lui rendre le retour impossible. Il en déduit que la cérémonie devrait avoir lieu aujourd'hui ou cette nuit. Ils arrivèrent à un escarpement surplombant la ville. Lyanne reconnut au-dessus de lui le bord du cratère tel qu'il l'avait vu lors de sa nuit de chasse. En bas les maisons de la ville avec une grande construction massive adossée à la montagne, descendaient jusqu'à la crique d'arrivée. Déjà plusieurs galères y avaient jeté l'ancre. Plus loin en mer, arrivant de toutes parts, une multitude de bateaux faisaient route vers l'île.
- Vous voilliezzz, maître étraaaanger, le speccctaaacllle est suuupeerbe, baragouina le serviteur.
- Très bien, répondit Lyanne. Me voilà aux premières loges...
Le guide s'inclina et se retournant, se mit à donner des ordres à ceux qui suivaient. Lyanne vit qu'ils avaient monté de quoi rester plusieurs jours. Il ne fit aucune remarque. Il les laissa pour faire un tour du promontoire. Il découvrit des grottes peu profondes avec des signes d'occupation temporaire comme des restes de feux ou du bois empilé. Plus loin surplombant l'à pic, un rocher plat, Lyanne y vit une invitation à s'y asseoir. Ce qu'il fit, mettant son bâton de puissance en travers de ses genoux.
En bas les galères accouraient laissant derrière elles, des sillages presque droits. Ce signe vint conforter Lyanne. C'était pour ce soir quand se lèverait la Lune dans son premier quartier. Il eut une pensée pour Dgala, espérant qu'il trouverait sa place.
Le temps passa. Lyanne méditait. Le guide s'impatientait mais n'osait pas le déranger.
Lyanne l'entendit s'éloigner au bout d'un moment. Puis lui parvinrent des bruits de repas. Les dernières galères entrèrent dans la rade alors que le soleil était encore haut. Tout fut calme. Le silence n'était troublé que par le chant des oiseaux et les « cri-cri » des insectes.
Quand la lumière baissa, Lyanne vit le lever de la Lune. Ce fut à ce moment-là qu'on entendit les trompes.
Lyanne eut la satisfaction d'avoir raison. On l'avait éloigné. Il ne bougea pas, laissant ses gardiens scruter ses réactions.
Le son des trompes chuta brusquement quand la procession entra dans le temple. Face au soleil couchant, il contempla le disque solaire s'enfoncer dans la mer en donnant au ciel parsemé de nuages des couleurs violines.
Alors que disparaissait l'astre solaire, le son des trompes s'arrêta. Lyanne ignorait ce que devait faire Dgala, pourtant il pensa à lui en cet instant précis. Il l'imagina s'avançant seul, en grande tenue. Était ce dans un couloir ou dans une grande salle ? Quelque part il y avait quelque chose ou quelqu'un qu'il valait mieux laisser dormir.
La nuit s'installa. Il y avait eu trois sonneries de trompes. Annonçaient-elles l'ouverture de portes ? À moins qu'elles ne signifiaient une autre phase de la cérémonie ? Lyanne ne savait pas. Il ressentait juste la montée de la puissance.
Derrière lui, les serviteurs s'étaient réunis et semblaient psalmodier quelque chose. Quand le ciel fut devenu noir, retentit une nouvelle sonnerie, plus longue, plus solennelle. Lyanne eut la vision d'un Dgala tremblant de peur, s'avançant seul dans la nuit, serrant son bâton de puissance comme un enfant serre sa peluche.
C'est à ce moment-là que la terre trembla. La panique s'empara des gens de Waschou qui tombèrent à genoux en levant les mains au ciel. Ils se mirent à implorer la clémence du dieu qui se réveillait. Lyanne, dès la première secousse, s'était laissé tomber dans le vide et déployant ses ailes, prit de la hauteur. Devant les yeux d'or du dragon le monde montra toute l'étendue des forces en présence. Si l'eau était tranquille, l'air vibrait. Le feu et la terre semblaient entrer en ébullition. Lyanne pensa à Dgala. Survolant le cratère toujours vibrant, Lyanne chercha la présence de son compagnon. En scrutant le fond de la dépression, il vit une petite sphère de tranquillité dans un maelström de forces incontrôlées. Il plongea tout en invoquant la puissance qui était sienne, héritière et continuatrice de toutes celles de tous les rois-dragons. Il sentit la réponse de bâton de puissance que tenait Dgala. Se dirigeant sur elle, il atterrit à côté de Dgala au moment où la terre cessant de trembler, commença à se soulever. Posant son bâton de puissance il ordonna et, tout en hurlant de ses grondements, la terre obéit. Lyanne et Dgala devinrent comme des rochers face à un tsunami.
- ORDONNE, cria Lyanne à l'oreille de Dgala qui répondit par un regard terrorisé.
- ORDONNE ! TU ES LE MAÎTRE !
- Ça suffit, murmura Dgala.
- PLUS FORT !
- STOP !
Il y eut un instant de calme et de silence. Dgala regarda Lyanne, les yeux pleins de fierté qui se mua en panique quand reprirent les grondements souterrains. Autour d'eux, tout explosa dans un fracas de fin du monde.
Jaillit le feu poussant la roche puis vint la roche en feu. Si Lyanne était encore debout, Dgala était à quatre pattes, les mains sur les oreilles. Autour d'eux, tout était rouge et or.
- DEBOUT, DGALA ! hurla Lyanne.
Dgala le regarda sans se relever. Devenant dragon, il ajouta d'une voix forte :
- TU AS LA PUISSANCE QUI EST TIENNE ET CELUI, DONT TU TIENS LE BÂTON, TE PRÊTE LA SIENNE. ORDONNE ET LES ÉLÉMENTS T'OBÉIRONT.
Dgala regarda autour de lui le mur de roches en feu qui avait ondulé aux paroles de Lyanne.
Regardant Lyanne-dragon, il se mit debout. Prenant son bâton de puissance à deux mains, il le tendit vers le fleuve de feu :
- PAR LA PUISSANCE QUI EST MIENNE ET PAR LA FORCE DE CE BÂTON, JE TE L'ORDONNE, QUE LA TERRE REDEVIENNE FROIDE ET QUE LE FEU REPOSE EN DESSOUS !... QUE CESSENT CES MOUVEMENTS ET CES GRONDEMENTS.
Autour la roche devint noire et si les grondements persistaient, ils allaient decrescendo. Ils étaient maintenant dans une grande caverne, à taille de dragon.
- Tu es vraiment un dragon ? demanda Dgala à Lyanne quand le silence se fit.
- Je suis aussi un dragon, et même le roi-dragon pour ce temps, répondit Lyanne reprenant sa forme humaine. Et maintenant quel est ton désir ?
- Sortons d'ici.
Lyanne montra la paroi de roche à Dgala qui fit un grand sourire. Il toucha la paroi noire de son bâton blanc, la faisant littéralement exploser. Ils découvrirent un tunnel où s'écoulait encore un peu de lave. Dgala lui ordonna de se figer.
Ils progressèrent vers la source d'air frais qu'ils sentaient, laissant derrière eux un noir tunnel qui venait des profondeurs. Ils débouchèrent quelques centaines de pas plus loin au milieu de ce qu'il restait de la ville. Rares étaient les constructions qui étaient encore debout. Le flot de lave avait ouvert une brèche sur la droite incendiant tout ce qu'il n'emportait pas. C'est à cette lumière qu'ils découvrirent l'ampleur de la catastrophe.
Dgala tourna des yeux agrandis par l'horreur vers Lyanne.
- C'est moi qu'a fait ça ?
- Tu as arrêté ça, répondit Lyanne. Le coupable est le dieu de cette montagne. Et les responsables sont ceux qui ont laissé seul un enfant comme toi face à des forces qui lui étaient inconnues.
- Mais j'aurais dû...
- Dû quoi ? l'interrompit Lyanne, savoir ce que les savants ignoraient, prévoir l'avenir, connaître tout du monde et de ses forces...
- Non, mais je devais le faire.
- Qui t'a dit que c'était ton devoir ?
- Djalm, le grand prêtre, celui qui était en rouge.
- D'où savait-il cela ?
- J'ai été marqué alors je devais le faire.
- Comment expliquait-il que tu étais où nous nous sommes rencontrés ?
- La faute en revient à ma mère qui ne voulait pas que j'aille ici pour être enseigné.
- Qu'a-t-elle fait ?
- Elle a fui avec moi quand j'étais un bébé. Mais le bateau a coulé. Nul ne sait comment j'ai survécu. Djalm savait que j'étais encore en vie car ma bougie ne s'était pas éteinte.
- Que t'a-t-il dit ? Quels devaient être les signes de ton échec ?
- Le dieu se réveillerait et détruirait tout.
- Précise !
- Les étoiles devaient tomber sur la terre en répandant la mort sur tout le monde. La lune aurait dû s'éteindre ainsi que le soleil, et la nuit éternelle aurait fini de consommer les hommes.
- J'ai vu d'autres signes que ceux que tu me décris.
- Oui, mais peut-être que ton arrivée a tout bloqué et que sans ta venue ça aurait été la fin du monde.
- Peut-être aussi que le grand prêtre qui devait savoir, était un ignorant.
- Tu crois ?
- Savait-il que la montagne allait exploser ? Savait-il qu'un fleuve de feu allait couler ? Savait-il que je devais être près de toi ? Ce qui est venu est différent de son attente. S'il avait su, il aurait pris des mesures différentes et agi différemment.
Lyanne demanda à Dgala de lui décrire le temple et la cérémonie.
- On a commencé devant le temple, tout le monde était réuni autour de la terrasse où nous étions...
- Nous ?
- Oui, les prêtres et moi, puis les trompes ont sonné. Alors on s'est mis en marche. Les grandes portes du temple étaient ouvertes. On a monté les marches. Je suivais Djalm, et Djoug m'accompagnait pour me traduire ce que je ne comprenais pas. Y'avait une grande salle mais plus grande, beaucoup plus grande que celle du seigneur Etouble. Au fond y'avait encore des portes, plus belles que les premières tout en bois sculpté, j'avais jamais rien vu de pareil. Les trompes ont encore sonné. On les a ouvertes. Djalm semblait très fier et Djoug m'a dit que c'était parce que c'était lui qui les avait fait faire. Derrière y'avait encore des portes mais là, elles étaient en pierres...
- Juste derrière celles en bois ?
- Ben oui. Ça m'a étonné. Ya des tas de gens qui se sont précipités avec des tas de cordes et des leviers. Ils les ont fait basculer vers l'arrière. Puis ils ont mis des marches pour que je puisse marcher dessus. Alors l'grand prêtre il a voulu que j'passe le premier. J'avais pas trop envie mais c'était mon devoir. Alors j'ai serré mon bâton et j'suis monté. C'était juste une autre salle, enfin, j'croyais. Quand ils sont montés avec les torches derrière moi, j'ai vu qu'y'avait encore des portes de pierre.
- Les mêmes ?
- Tout pareil, les trompes, les cordes, les torches pour trouver encore des portes...
- Les troisièmes ?
- Ouais et on a refait pareil mais là c'était pas pareil. Y z'avaient tous peur. Djoug m'a dit: « maintenant c'est à toi. Vas-y. Fais ce que tu dois faire ». Djalm s'est avancé. Il m'a dit quelque chose, un ordre vu l'ton qu'il employait, mais j'ai pas compris. Djoug m'a dit : « Il veut que tu laisses ton bâton, mais avance et il ne pourra rien faire. » J'ai vite monté les marches que Djalm puisse pas m'arrêter. J'l'ai entendu crier mais j'ai continué. Quand j'me suis retourné, Djoug s'en allait et Djalm faisait des signes.
- Que t'avait-on dit ?
- J'devais m'avancer jusqu'à ce que je vois les étoiles. J'avais juste une torche et mon bâton. Quand j'suis arrivé au bout des portes, c'coup-ci j'étais tout seul. Ça faisait pas beaucoup d'lumière. J'ai vu un tunnel dans la paroi. J'ai rien vu d'autres, ni monstres, ni génies ni rien, juste c'trou noir...
Lyanne regarda Dgala qui manifestement réfléchissait. Il reprit son récit après quelques instants.
- ... En fait c'tunnel que j'ai pris, il était comme celui qu'on a emprunté pour sortir.
- Était-ce le même ?
- Ça, j'sais pas. Mais il y ressemblait beaucoup. J'suis arrivé à l'air libre et j'ai vu les étoiles. Alors j'ai dit la prière qu'ils m'ont fait répéter des dizaines de fois. Ça a rien fait. J'ai un peu attendu et puis j'ai fait demi-tour. C'est à c'moment qu'la terre a commencé à trembler et toi, t'es venu à mon secours.
Lyanne allait répondre quand il vit des torches un peu plus bas.
- Regarde, il y a des gens qui cherchent. Allons voir si nous pouvons les aider.
Quand il vit devant lui de la lave encore chaude, Dgala se tourna vers Lyanne :
- Je peux ?
- Tu peux !
Étendant son bâton vers la lave, Dgala lui ordonna :
- Deviens froide !
Lyanne reconnut un souffle glacé comme savent en faire les dragons. Le rougeoiement cessa dans un bruit de sifflements. Dgala continua à descendre ce qui avait été la rue de la ville en ordonnant aux flammes, aux incendies, aux roches de refroidir. Il y prenait un plaisir évident. Des gens sortirent derrière eux, regardant avec étonnement ces deux silhouettes éteignant les lueurs des incendies. Arrivé à la mer, Dgala se retourna. Il avait le sourire de celui qui a réussi son épreuve. Son sourire se figea quand il vit la foule. Tous les survivants étaient là et l'acclamèrent. Une forme se détacha du groupe, un des rares porteurs de torche. Dgala figé, ne savait pas quoi faire. L'homme s'approcha. Il reconnut Djoug.
- Tu es l'enfant marqué ! lui dit-il. Celui qui saura conduire le peuple.
Derrière se massèrent tous les autres. Une première voix cria :
- DGALA ROI !
Ce fut repris par un voix masculine, puis une autre, puis une dizaine. Les différents groupes se synchronisèrent et ce fut une clameur intense :
- DGALA ROI ! DGALA ROI ! DGALA ROI !
Dgala regarda Lyanne affolé. D'autant plus affolé que Djoug s'approcha et fit la génuflexion devant lui. Dgala s'adressa à Lyanne :
- Mais j'veux pas ! Dis-leur que j'saurais pas.
Lyanne lui sourit.
- Il est des moments dans la vie où les choix sont déjà faits. Tu es le maître de cette montagne. Tu t'es montré comme celui que tu es. Et cela est pour tous ces gens ce que doit être un roi. Maintenant sois celui que tu es.
Dgala se tourna vers Djoug qui, à genoux, présentait, posée sur ses deux mains, la dague aux germes pourpres qu'il avait, d'habitude, à sa ceinture. Il prit la dague et la souleva sous les acclamations pour l'offrir à Dgala.
257
Les jours qui suivirent furent très chargés. Des équipes avaient été organisées pour fouiller la zone de la catastrophe. En écoutant les uns et les autres, Lyanne avait mieux compris la société des îles Waschou.
Chaque île était sous le contrôle d'un prêtre du dieu endormi et tous étaient sous la gouverne du grand-prêtre. Le dernier était Djalm dont on n'avait rien retrouvé. Pour les questions pratiques un chef de galères comme Djoug, était nommé par le prêtre de l'île, charge à lui de répartir le travail et les missions. Djoug était le chef de galère de Djalm. Mais si leur entente avait été bonne, elle s'était altérée au point que Djoug risquait d'être démis. Djoug faisait partie de ces plus jeunes qui souhaitaient faire évoluer la société. C'est-à-dire une société où lui et les autres chefs de galère auraient plus de pouvoir. Ils s'appuyaient sur le mécontentement du petit peuple qui souffrait de voir le temple engloutir le fruit de leur travail. Les premières portes en bois avaient demandé, vue leur taille, un an de récoltes et des razzias.
La cérémonie avait fait venir sur l'île tous les prêtres sauf Dgada, tellement vieux qu'il n'aurait pas supporté le voyage. Contrairement aux chefs de galère qui avaient été laissé de côté, tous les prêtres présents avaient fait des pieds et des mains pour être bien placé derrière Djalm. Ils étaient tous dans la dernière salle au moment du tremblement de terre et n'avaient pas eu le temps de se sauver avant l'arrivée de la lave. Djoug avait raconté que non seulement Djalm avait ruiné les îles en voulant de grandes portes en bois sculpté mais qu'il avait changé le cérémonial pour donner plus de place aux prêtres dès le début ce qui avait causé leur perte. Un apprenti prêtre avait expliqué à Lyanne le déroulement normal de la cérémonie. Dgala ne l'avait pas remarqué mais il existait une petite porte, juste assez grande pour laisser passage à un homme. C'est par cette ouverture que devait se glisser l'enfant marqué avec quelques serviteurs et ainsi de porte en porte. À la dernière, l'enfant marqué passait seul. Par un trou dans la pierre on passait une corde. Il tirait sur la corde quand il avait réussi sa mission et on venait le délivrer en ouvrant les grandes portes devant l'enfant vainqueur. Un événement avait permis à Djalm de changer cela. Lors de la cérémonie précédente, l'enfant était mort malgré sa réussite. La corde s'était coincée et le grand prêtre de l'époque était resté intransigeant. Il avait laissé passer dix jours avant d'envoyer un éclaireur. Pour éviter cela, et comme jamais les annales n'avaient mentionné d'échec, Djalm avait décidé d'accompagner l'enfant marqué pour bénéficier de sa gloire.
Lyanne avait beaucoup accompagné Dgala les premiers jours. Il prenait conscience petit à petit de sa puissance. Avec Djoug, ils prenaient le pouvoir. Au total, la catastrophe avait détruit la classe dirigeante sans détruire les rouages du pouvoir. Auréolé de ses miracles, Dgala était la personne idéale pour incarner une nouvelle ère.
Quand Lyanne avait remarqué l'osmose entre Dgala et son bâton de pouvoir, il avait pris du recul. Il parcourait les pentes de la montagne, s'arrêtant ici ou là pour méditer. Le Pays Blanc était en paix. Tichcou était en paix. Lui seul ne l'était pas.
Ce jour-là, il était sur un rocher, reste d'une éruption ancienne, devant lui, la mer. Il avait choisi le côté opposé à la rade. Personne n'y habitait. Le soleil brillait. Il déploya ses ailes pour se laisser chauffer. Sa perception du monde devint plus riche, plus complexe. Il vit la terre devant lui. Elle était comme lui, pleine d'une pression intérieure. La mer en était affectée. Le temps se contracta. Il vit surgir une nouvelle île à côté, puis une autre après, puis encore une autre. Dans des milliers de saisons, tout un archipel s'étalerait.
Quand il revint à la réalité de l’instant, la mer avait encore cet aspect curieux à ses yeux. Le rougeoiement qu’il avait vu à son arrivée semblait se superposer avec le bleu profond de l’eau. Pour Lyanne, ce fut évident, une nouvelle île de feu et de roches allait naître à cet endroit. Il prit cela pour un signe. Les dragons sont des êtres de feu, le feu du soleil couchant l’avait guidé, maintenant c’était le feu de la terre qui lui donnait la direction. Il se dit : “ Quand jaillira le feu de la terre, je partirai !” En attendant, les ailes largement étalées, il profitait de la chaleur du soleil.

Il rencontra Dgala le soir en redescendant. Il lui fit part de sa vision.
- Ton royaume va s’agrandir. Bientôt de nouvelles terres naîtront à côté de l’île de Fanhieme.
Dgala le regarda bizarrement.
- Comment sais-tu cela ?
- Je regarde et je sens ce qui ce passe. Les forces que tu as bloquées l’autre jour, doivent sortir. Tu leur as interdit un chemin, elles en trouveront un autre. La magie des bâtons de pouvoir est faite pour aider, pas pour bloquer la vie. La vie court et va son chemin. Si tu t’y opposes… tu seras perdant.
- Alors, j’dois pas empêcher ça.
- Tu es libre de faire ou de t’abstenir de faire. Tu peux tout faire, mais est-ce que tout est favorable ? Penses-y à chacun de tes actes. Nombreuses sont les conséquences de nos décisions. Certaines se dévoileront tout de suite, d’autres beaucoup plus tard et d’autres encore plus tard quand nous ne serons plus là. Regarde le bâton de pouvoir que tu as en main. Crois-tu que le roi-dragon qui l’a fabriqué savait que tu t’en servirais ?
Dgala resta pensif.
- Alors on peut rien faire !
- Il est nécessaire de faire pour vivre. On fait du mieux qu’on peut et à chaque geste, petit ou grand, qu’on y pense ou pas, on fait un choix. Reste à faire le plus favorable.
- Ben comment tu fais ?
Lyanne se mit à rire.
- Je fais simplement en suivant ce que je sens, ressens, et en fonction de ce que je crois. Et puis, parfois je demande l’aide du Dieu-Dragon.
- Quand tu le dis, ça a l’air simple, mais moi, j’vois pas tout ça… J’essaye de faire plaisir à ceux qui m’entourent.
- C’est une bonne chose. Pourtant méfie-toi, sache que que tu as besoin de rester en accord avec toi. Si tu t’oublies, tu finiras par être malheureux. Chaque jour, prends un temps. Assieds-toi et pose ton front sur ton bâton. Il t’aidera.
Dgala eut un sourire.
- Ça, j’veux bien, c’est pas trop dur.
Ce fut au tour de Lyanne de sourire.
- Bien, roi Dgala ! Sache que je vais bientôt partir. Tu as trouvé ta place. Ma quête continue.
Dgala se renfrogna.
- J’saurais pas sans toi.
- Tu sais déjà. Comme pour la puissance du bâton, tu ignores ce que tu sais.
- Mais si tu pars qui me conseillera ? Comment j’pourrais faire confiance à ceux que j’connais pas ?
- Grâce au bâton de puissance, tu as appris la langue du peuple. C’est aussi un bâton de vérité. Quiconque le touche en mentant, meurt. Tu auras, malheureusement, l’occasion de l’expérimenter. Quant à ceux qui auront assisté à la scène, auront répandu la nouvelle, cela t’aidera à gouverner...
Lyanne se tourna vers le large, il ajouta :
- Je partirai quand jailliront les roches de feu dans la mer. 
258
L’éruption avait commencé dans la nuit. Lyanne regardait le panache de fumée et de vapeur qui s’élevait de la mer dans la lumière du soleil levant. Il avait l’intuition que son chemin allait dans cette direction. Il allait maintenant partir. Sa quête le menait de voyage en rupture sans lâcher ce qu’il était, un roi-dragon, incomplet tant qu’il n’aurait pas trouvé…
Il posa son bâton de pouvoir au sol. Il en sentit le tremblement, comme le grommellement d’un être qui exprimait sa colère. Devant lui, elle sortait en lourds nuages du fond de la mer. Il pensa : « Ce soir, peut-être demain, la terre émergera. Le royaume de Dgala s’agrandit ».
Il devint dragon rouge, aux larges ailes pour voler loin. Le vent lui serait favorable. Cela le fit sourire, découvrant ses crocs dont la blancheur contrastait avec le rouge profond de sa robe. Une sensation le fit se retourner.
Il vit Dgala.
- Cette nuit, j’ai entendu la terre. J’voulais pas qu’tu partes sans t’saluer.
Il s’approcha de Lyanne :
- J’tavais jamais vu en dragon.
- Cette vision te plait-elle ?
- J’comprends mieux ce que je ressens dans l’bâton. J’croyais pas qu’tu s’rais si grand.
Dgala eut un mouvement de recul quand le dragon rouge se mit à sourire de toutes ses dents. Il fut rassuré en entendant la voix de Lyanne :
- La vérité est souvent plus grande que l’apparence. Sois un bon roi, Dgala. Nous nous reverrons quand ma quête sera finie.
Lyanne se lança dans le vide, déployant largement ses ailes. Dgala le regarda s’éloigner, les yeux embués. Quand il rejoignit ses gardes, ceux-ci le regardèrent avec encore plus de considération. Désobéissant aux ordres dans l’intention de protéger leur roi, ils avaient vu ce qu’ils ne devaient pas voir. Ils avaient vu aussi Dgala discutant d’égal à égal avec cet être gigantesque pour lequel, ils n’avaient pas de nom. La légende se répandit doucement de l’intervention d’un oiseau rouge comme la lave et grand comme une colline pour rétablir la justice sur l’île de Fanhienne.
  Lyanne contourna la colonne de fumées. Il survola le point d’éruption et vola droit dans cette direction. Tous ceux qu’il avait interrogés, lui avaient dit ne pas connaître de terre par là. Ceux qui avaient tenté la traversée n’étaient jamais revenu. Leurs bougies s’étaient éteintes sans qu’on les revoit. Tout en battant des ailes, Lyanne repensa à cette magie particulière du peuple des îles Waschou. Chacun, à sa naissance avait droit à une bougie qu’on allumait et qu’on déposait dans un temple. La flamme brûlait sans la consumer tant qu’il vivait. À sa mort, la flamme s’éteignait. Tout le monde savait ainsi qu’il était inutile d’attendre le retour de celui que la mer avait pris. Lui avait-on allumé une bougie ? Il en doutait.
Le temps passa. Quand le soleil passa au zénith, Lyanne planait. Il volait assez haut, se laissant porter par le vent régulier. Il avait perdu de vue l’île depuis longtemps et rien ne venait troubler le moutonnement de la mer en dessous de lui.
La vision du coucher de soleil le remplit de joie. Les rouges le disputaient à l’or. Il prit ce chatoiement du ciel pour un présage favorable. 
Le matin le trouva somnolant en vol. Le vent était régulier à cette altitude et la mer… vide.
« Bon, pensa Lyanne, c’est plus loin que je ne le pensais ! »
Pour se remettre en forme, il battit des ailes prenant de la vitesse. Il alla ainsi jusqu’au soir sans voir d’autres choses que ses ombres de poissons dans l’eau et des vagues à l’infini. Il était entre deux mondes aussi bleus que différents.
A l’aube du troisième jour, il vécut comme une déception de ne rien découvrir de nouveau. La mer était-elle si grande ? Pourtant il ne douta pas de son intuition. Il lui fallait continuer. Ce jour passa comme la veille. Quand arriva le lendemain, il ne fut même pas surpris de ne rien voir de nouveau, mais sa faim de dragon s’était réveillée, d’autant plus forte, qu’il volait depuis plusieurs jours. Il descendit près de l’eau. Il sentit qu’en volant à une certaine hauteur qui devait dépendre de sa taille, il fatiguait beaucoup moins. Il se perdit dans la contemplation des vagues, recherchant de la nourriture. Il captura ainsi quelques poissons. Moins gros que ceux de l’île de Fanhienne, ils suffirent à calmer sa faim par leur nombre. Cela lui occupa une bonne partie de la journée. Les attraper n’était pas toujours facile. Il lui fallait parfois plusieurs essais et il avait dévié plusieurs fois de sa route. Avec la nuit vint la brume. Il sentit l’air mouillé sur ses écailles. Sa mémoire fut emplie de souvenirs. Pour la première fois depuis le départ de Tichcou, il soupira sur la longueur de sa quête. Son pays lui manquait. Même si un dragon ne dormait pas, ou pas comme un humain, il aurait apprécié de se poser.
Au septième jour, il avait des bouffées de haine contre le brouillard et rêvait de mibur. La visibilité était nulle. Heureusement ses autres sens fonctionnaient.  Il devenait vent avec le vent, lumière avec la lumière. Allait-il en ligne droite ou tournait-il en rond ? Il ne savait plus. Le monde autour de lui avait cette couleur laiteuse qu’il avait rencontré dans le grand pays froid ou dans les chemins des Montagnes Changeantes. Était-il revenu en ces lieux si éloignés ?  Le vent lui indiqua un chemin, il le suivit. Il se laissait porter doucement, en faisant confiance… Il entendit le bruit des vagues. Il descendait. Quand il fut juste au-dessus de l’eau, il ralentit autant qu’il put et se laissa tomber. Il fit un grand bruit avec beaucoup d'éclaboussures. Il écarta largement les ailes qui s’étalèrent à la surface. Il se mit à flotter, bercé par le mouvement de la mer. Il n’y avait plus qu’à attendre. Il ferma les paupières. 


259

Tong ! Tong ! Lyanne ouvrit les yeux. Le bruit se rapprochait. Il était régulier. D’une sonorité grave, il lui évoquait les tambours Gowaï. Cela éveilla son intérêt. Il n’avait pas de glace en mer pour y creuser des tambours. L’eau transmettait aussi ces vibrations, ainsi que d’autres qui semblaient leur répondre. Repliant ses ailes, il se laissa couler. Il nagea vers la source du bruit.
Toong ! Toong ! Celles-là venaient d’en dessous de lui. Plus fortes, plus graves, il les relia à une source plus grosse qui montait vers la surface. Il sonda. Dans la lumière de plus en plus ténue, il sentit plus qu’il ne vit, la créature marine qui se dirigeait vers la surface. Malgré sa taille, il fut bousculé par la vague qui l’accompagnait. Il espéra ne pas avoir à lutter avec. Il la suivit. Parfaitement adaptée au milieu marin, la créature avait poursuivi sa route à une vitesse que Lyanne n’atteindrait jamais dans l’eau.
Quand il arriva près de la surface, il vit le chaos. L’eau était brassée dans tous les sens par un grand corps qui se débattait en s’agitant. En se rapprochant, il vit aussi des hommes qui tentaient de survivre dans ces maelströms. Un corps inanimé passa à côté de lui, il l’attrapa. On était en plein combat. Fort de son pouvoir, il fit une bulle d’air pour y enfermer celui qu’il avait attrapé. Prudemment, il resta en dessous de la bataille. D’autres hommes coulaient. Il laissa passer les morts et récupéra les vivants pour les mettre avec le premier.  
Lentement les événements se calmèrent. L’énorme créature des profondeurs était maintenant prise dans un réseau de cordes entremêlées dont elle ne pouvait sortir. Ainsi réduite à l’impuissance, la myriade de petites embarcations entreprit de la remorquer. De temps à autre la bête remuait encore sans pouvoir se libérer. Lyanne pensa qu’il était temps pour lui de sortir. La flottille était devant lui quand il émergea. Le premier qui le vit poussa un cri. Tous les autres se retournèrent. D’un même ensemble, ils se jetèrent sur leurs armes. Lyanne poussa en avant ceux qu’il avait récupérés. Un homme fit un geste et posa sa sagaie. Une embarcation se détacha du groupe pour s’approcher de lui. De son museau, il poussa les restes des barques et les hommes qui y étaient accrochés.
- TIMINKALOF ! hurla le barreur de l’embarcation en direction de la flottille.
À son annonce, il y eut des cris de joie. D’autres barques vinrent vers les rescapés qui se répartirent entre elles.
Resta celle qui s’était approchée. Le barreur fit des signes à ses rameurs qui par petites poussées, amenèrent l’embarcation près de la tête de Lyanne qui était la seule partie émergée.
- Rame na ko tongtong borsal.
Lyanne fixa l’homme dans les yeux. Comme toujours quand Lyanne faisait cela, l’homme se troubla, bafouilla un peu, mais Lyanne avait eu le temps de voir dans son esprit la langue qu’il parlait.
- Tu n’es pas un tongtong mais ta tête est aussi grande. Tu as sauvé les nôtres.
- Qu’il vienne ! hurla celui qui commandait la flottille.
Le barreur qui parlait à Lyanne s’était retourné en entendant crier, il regarda à nouveau Lyanne.
- Viens, nous ferons la fête.
Il sursauta quand Lyanne lui répondit.
La barque reprit le chemin du retour, suivant la flottille qui traînait le tongtong. Lyanne leur emboîta la pas.
Ils mirent une journée et une nuit à rentrer au port. De temps à autre le tongtong se manifestait en essayant de se débattre. Les barques étaient remuées dans tous les sens mais les cordes tenaient bon. Quand ils approchèrent de la côte, Lyanne ne put voir si s’était une grande île ou un continent.
Les hommes traînèrent le tongtong le plus près de la côte. L’énorme bête s’échoua. Elle eut des soubresauts qu’ils utilisèrent pour la monter encore plus haut. Sa queue et ses nageoires arrières étaient arrivées à la limite de la terre quand elle cessa tout mouvement. Pendant ce temps Lyanne était sorti de l’eau en ajustant sa taille.
Il s’approcha du tongtong.
Des hommes à longues sagaies encerclèrent et le tongtong et Lyanne. Le chef s’approcha prenant à son tour une de ces lances au manche démesuré. Il regarda Lyanne :
- Veux-tu le sacrifier ?
- Ce geste est celui du chef, répondit Lyanne. Tu es le chef.
Une silhouette, la tête couverte d’un grand masque, arriva en agitant des tubes qui faisaient du bruit.
- Que la paix soit sur notre peuple et la compassion dans son coeur. Tongtong ne nous maudit pas de t’ôter la vie pour que vivent les nôtres…
Lyanne recula, écoutant la psalmodie de bénédictions du chaman. Quand celui-ci eut fini, il s’arrêta auprès de la queue du tongtong. Sortant un court épieu, il le planta dans la peau épaisse qui en composait l’extrémité. Le chef s’élança alors sur l’épine dorsale de la bête échouée. Il courut jusqu’à sa tête sur son échine. Arrivé au bout, il enfonça sa lance en poussant un grand cri. On entendit un puissant TONG TONG pendant que se soulevait la tête dans un dernier spasme, secouant l’homme accroché à sa lance. Puis dans une grande éclaboussure, tout s’acheva. La tribu poussa des cris de joie et se rua vers la proie tant convoitée. Derrière les hommes, armés de longues sagaies tranchantes, venaient les femmes et les enfants avec des paniers pour récupérer ce qui allait être découpé. Le premier panier qui descendit fut amené à Lyanne, le deuxième au sorcier qui était à côté.
Ne sachant que faire, Lyanne regarda le chaman. Celui-ci quitta le masque et le costume qui le recouvrait. Comme tous les autres, il était d’une grande maigreur, ses yeux étaient aussi noirs que la nuit. Sans faire plus de cérémonie, il se jeta sur la nourriture. Lyanne, à son tour, goûta le tongtong. Il eut dans la bouche une chair élastique manquant de saveur. Il eut la vision des profondeurs de la mer et de ses noirs abysses.
Lyanne ne termina pas ce qu’on lui avait amené. Il autorisa le chaman qui avait englouti le sien à finir. L’homme avait ralenti et prenait le temps de mâcher entre deux bouchées.
- Vous étiez affamés, dit Lyanne
- Il n’y a plus… de nourriture… depuis des jours et des jours… J’ai intercédé... maintes et maintes fois… sans que les dieux… nous écoutent.
- La terre est pauvre.
- Oui, et la récolte… a pratiquement séché sur pied… Nombreux furent les morts.
Lyanne le laissa continuer à manger un moment puis il reprit la parole quand le chaman s’arrêta.
- Chassez-vous souvent les tongtong ?
- Traditionnellement quand les vivres viennent à manquer. Mais la chasse est difficile. Sans ton intervention, nous aurions eu encore plus de morts. Ta venue est une bénédiction qui va nous coûter.
- Explique-toi ?
- Nous sommes le peuple maudit. Notre terre est presque stérile, la pluie ne tombe presque jamais. Les autres peuples disent de nous que nous portons le mauvais oeil. Quand nous arrive un bienfait, nous devons le payer. Les morts lors de la pêche au tongtong, sont le prix à payer pour que les autres survivent. Beaucoup ont été sauvés cette fois-ci. Alors qu’allons-nous devoir payer ?
Le chaman leva un regard aux prunelles noires vers Lyanne.
- Tu ne peux comprendre, toi dont les yeux sont comme de l’or.
Le découpage dura plusieurs jours. Lyanne alla pêcher pour son compte, capturant des poissons aux reflets argentés qu’il rattrapait par son vol rapide.
Il profitait des repas du chaman pour venir parler avec lui qui jouait le rôle du maître sorcier auprès de ce peuple décharné aux yeux noirs. En survolant la région, il avait vu qu’il était sur une grande île non loin du continent. Le manque d’arbres, d’eau et de terres arables, rendait l’endroit peu enviable. Lyanne lui avait demandé pourquoi il ne pêchait pas les autres animaux. Le chaman avait répondu que les poissons autour de l’île étaient empoisonnés. Celui qui en mangeait se vidait de ses fluides intérieurs jusqu’à mourir. Quand Lyanne avait parlé des grands poissons argentés qui bondissaient en mer, là où ils avaient capturé le tongtong, le chaman parla du manque de lignes de pêche. Ils ne pouvaient faire que des cordes à tongtong avec les fibres de l’herbe qui poussait. Des cordes rêches et rugueuses qui agrippaient  bien la peau des tongtong mais pas les poissons argentés. Quand Lyanne avait parlé de chercher de l’eau pour arroser la terre, le chaman avait parlé du manque d’outils. Seul le bois flotté existait et on le gardait pour les indispensables sagaies à tongtong. À chacune de ses interrogations, le chaman répondait par une impossibilité, avec souvent un commentaire sur l’incompréhension de ceux qui n’avaient pas les yeux noirs.
Lyanne avait compris que ce peuple forgeait son identité autour de ses malheurs. Sans la croyance que rien d’autre ne pouvait exister pour eux, ils n’auraient pas pu continuer à vivre sur cette île.
Il fut un peu surpris de voir l’enfant venir vers lui.
- Z’est toi qu’a péché mon papa ?
- Il était à la pêche au tongtong?
- Z’est lui qui bat les tambours.
- Raconte-moi.
- T’as vu la grande barque ? Ben non t’as pas vu, elle est cassée.
L’enfant avait dit cela comme une évidence.
- Même qui vont la refaire, mais on sait pas quand.
Il disait cela en jouant avec une tige de ces herbes hautes qu’on trouvait en abondance et qui servait à faire les cordes à tongtong. Il traçait des traits dans la poussière se rapprochant et s’éloignant des griffes de Lyanne.
- Z’est vrai qu’tu voles ?
- Oui, répondit Lyanne.
- Pourquoi j’vole pas, moi ?
- As-tu déjà vu des humains voler ?
- Ben nan, mais si j’volais…
- Que ferais-tu ?
- J’ramènerai plein à manger !
- As-tu souvent faim ?
- Tout le temps, même que des fois, on manze des herbes.
- Comme celles que tu tiens...
- Ben ouais, ya rien d’autre... t’sais !
- Aujourd'hui, tu as du tongtong.
- L'est pas bon. J'préfère quand ya des galettes.
- Il faut autre chose que des herbes pour faire des galettes, répliqua Lyanne. Où trouve-t-on cela   ?
- Viens, j'te montre.
L'enfant parti en sautillant. Lyanne se leva et le suivi. Ils montèrent un moment pour atteindre un
 plateau un peu plus haut. La terre y était plus riche qu'au bord de la mer. Bien entretenue et bien arrosée, elle donnerai assez pour nourrir la tribu. Lyanne regarda autour de lui   :
- Où est la source   ? Il faut de l'eau pour que les plantes poussent.
- Faut aller la chercher là-bas, dit l'enfant en désignant un point au loin.
- C'est loin   !
- Et pi c'est lourd   ! Y'en a jamais assez   !
Lyanne regarda la terre devant lui. Il sentait l'eau qui courait en dessous.
- T'mag laisse l'invité, dit un adulte qui arrivait avec une cruche ébréchée pleine d'eau.
- Il m'enseigne, dit Lyanne...
Cela fit rire l'adulte aux yeux noirs.
- Il est bien petit pour enseigner. Y sais pas de quoi il parle.
- Il me parlait de l'eau qu'il faut aller chercher là-bas quand elle court sous la terre.
- C'est ce que j'vous disais   ! Il ne sait pas de quoi il parle. Y a pas d'eau en dessous. Dès qu'on creuse un peu, on tombe sur d'la roche qu'on peut pas casser. Même si y'avait d'l'eau on pourra pas l'atteindre. Y’aura d’eau quand la saison des pluies arrivera.
L’homme ne s’était pas arrêté pour parler et ses derniers mots s’étaient perdus dans vent pendant qu’il redescendait vers le village.
- Crois-tu tout cela T’mag ? demanda Lyanne à l’enfant.
- Tout l’monde dit ça, répondit l’enfant.
- Savent-ils tout ce qu’il y a à savoir ? Je regarde la terre par-là et je sens l’eau.
- Tu sens l’eau ?
T’mag renifla.
- J’sens rien !
- Viens, approchons-nous.
Lyanne se dirigea vers l’épaulement de terrain qui bordait les champs en amont.
- Que vois-tu ? demanda Lyanne à l’enfant.
- Ben rien !
- Rien ?
- Ben si, la terre, les cailloux, les herbes et puis les buissons...
- Vois-tu comment sont les herbes et les buissons ?
- J’comprends pas.
- Je vois des buissons presque verts alors que les autres sont jaunes. Pourquoi ?
- Parce que z’est comme ça, dit T’mag en haussant les épaules.
- Quelle curieuse réponse ?
- Z’est c’qu’on m’dit quand j’demande.
- Ah ! Peut-être voudrais-tu savoir ?
- Tu sais, toi ? demanda T’mag en jetant un regard plein d’espoir vers Lyanne.
- Allons-voir.
La bordure du champ était faite dfépineux aux branches fines. De petites feuilles vertes en montraient la vivacité sur une petite portion.
- Regarde, T’mag. Le sol est différent ici.
Lyanne donna un coup de patte, creusant un profond sillon au pied de l’arbuste.
- Tu pourrais creuser ici.
- Tu crois ?
- Essaye ! Sinon comment sauras-tu si tu peux le faire ?
T’mag chercha un peu et trouva une pierre plate qu’il put manipuler à deux mains. Il revint tout fier de sa trouvaille et donna quelques coups dans le fond du sillon creusé par les griffes de Lyanne. Il retira du sable grossier tassé par le temps. Quand il heurta la pierre, il dit :
- T’vois, ya que d’la pierre !
- Je vois, mais ce que tu viens de retirer est humide.
- Ah ouais ! j’avais pas vu. C’est curieux ça.
T’mag se remis au travail en suivant la zone humide.
- Aie ! dit-il en se piquant
Il regarda Lyanne :
- Y m’gêne, dit-il en désignant l’arbuste. Ça vient d’en dessous.
Lyanne posa ses griffes sur la plante et tira. Elle résista un moment avant de céder dans un grand craquement.    Elle sortit lentement de son logement avec une longue racine sur laquelle étaient encore accrochées des pierres.
T’mag siffla entre ses dents pour exprimer son étonnement. Il se pencha à nouveau vers le trou dans le sol. La terre y était humide. Il déblaya le cône laissé par la plante. Plus il enlevait de terre et plus elle était mouillée.
- D’l’eau ! dit-il en se relevant.
Son sourire se mua en masque de peur.
- Qu’est-ce q’va dire mon père ?
- L’eau est indispensable pour les champs, répondit Lyanne. Il en sera heureux.
- Mais tu ne comprends pas, c’est nouveau…
- Et ?
- Tout c’qu’est nouveau est dangereux. Si les anciens l’faisaient pas, c’est qu’y faut pas l’faire.
T’mag se mit à reboucher le trou.
- J’veux pas être celui qu’amène l’malheur…
Lyanne secoua la tête.
- Tu sais que l’eau est vie. Aujourd’hui tu as le droit de choisir. Un jour moi aussi, j’ai eu à choisir. C’était un anneau. Soit je le prenais, soit je le laissais. Dans un cas je vivais, dans l’autre je mourais.
T’mag s’était arrêté de remettre de la terre. Il regarda Lyanne.
- J’ai choisi ce qui pouvait sembler le plus risqué et… je suis là aujourd’hui.
T’mag avait hésité un moment mais sa peur fut plus grande.
- Faut remettre tout ça en place…
Lyanne mit un moment à le convaincre qu’on ne pouvait pas replanter l’arbuste, d’autant plus que l’eau avait trouvé son chemin. L’enfant avait pris peur et avait beaucoup insisté pour partir. Ce qui au départ lui était apparu comme un jeu, l’effrayait. Lyanne l’avait suivi sans rien dire.
Il avait fallu deux jours pour que l’eau remplisse le trou. Il fallut encore autant de temps pour que naisse le ruisseau.
Le chaman avait été convoqué pour faire une cérémonie conjuratoire. Quel mal allait arriver ?
Lyanne avait entendu T’amg dire à son père :
- En attendant qu’le mal arrive, on pourrait cultiver la terre.
- Tais-toi, mon fils. Il faut attendre ce que va dire le chaman. Les esprits sont contrariés. Rien de semblable n’est jamais arrivé.
- Ben oui, mais ya eu aussi l’arrivée du dragon qu’a sauvé les chasseurs de tongtong et ya rien eu de mal.
- Tais-toi, mon fils. Le chaman va parler.
- PEUPLE AUX YEUX NOIRS, hurla le chaman. La trame du monde a bougé.
Sa déclaration sidéra les participants. Tous se regardèrent avec des yeux inquiets. Qu’allaient-ils devenir ?
- Les antiques règles sont bouleversées. Un passage s’est ouvert entre les entrailles de la terre et notre plan de vie.
T’mag regarda Lyanne qui se tenait assez loin de là. Qu’avaient-ils fait ? La seule chose qui le rassurait, était que personne ne semblait savoir qu’il était celui qui avait ouvert le passage.
- Les esprits m’ont parlé. Cette eau n’est ni malédiction, ni bénédiction. Elle est force, tellement forte qu’elle les déplace. Leurs voix devenaient faibles… Bientôt, ils ne seront plus là pour nous guider.
Il y eut des cris dans l’assistance. Plus d’esprits pour les guider ? Qu’allaient-ils pouvoir faire ?
Si un des plus jeunes proposa de cultiver pour se préparer au pire, les autres décidèrent de faire un rite d’expiation pour les fautes qu’ils avaient dû commettre pour se voir ainsi punis.
Lyanne vit la majorité du peuple aux yeux noirs se diriger vers la plage. Les enfants furent écartés et s’égaillèrent dans toutes les directions. Lyanne arrêta T’mag quand il passa près de lui.
- Que vont-ils faire ?
- Faut qu’le sang coule pour apaiser les esprits. P’t-être qu’y reviendront ?
Lyanne le laissa continuer son chemin et se dirigea vers la plage. Le chaman haranguait les hommes pour qu’ils offrent leur sang sur la pierre à offrandes. Avec un morceau de coquillage, ils s’entaillaient suffisamment pour que le sang tache la pierre. Pendant qu’un participant officiait, les autres psalmodiaient un chant aux sombres accents. Les paroles parlaient de malédictions et de fautes. Lyanne ressentit une lassitude. Il était arrivé depuis maintenant assez longtemps. Il espérait avoir un signe de la direction à suivre. Rien ne se passait comme il espérait. Il décida de prendre du recul puisque tout ce qu’il faisait pour eux semblait leur compliquer la vie.
Il avait vu plus haut sur la colline, un surplomb. Il pensa qu’il y serait bien pour réfléchir. À l’abri des regards, il pourrait même reprendre sa forme humaine. Depuis qu’il avait fait Shanga, c’était la première fois qu’il restait aussi longtemps sous une seule forme. L’autre lui manquait. Jetant un dernier coup d’œil aux hommes qui se sacrifiaient pour une cause qu’il ne pouvait comprendre, il décolla. 


260
Lyanne se chauffait au soleil. Allongé sur le dos, il laissait la chaleur l’envahir. Le soleil au zénith lui intima de baisser les paupières. Doucement, il se laissa aller. Se retrouver homme lui était agréable surtout sous cette lumière qui irradiait. Il avait chassé la nuit dernière. Les poissons gris argent qu’il affectionnait, venaient plus souvent à la surface la nuit. Il laissa ses pensées aller sur tout ce qu’il avait déjà traversé pour se retrouver sur cette île où vivait un peuple perdu. Où était le signe pour continuer sa quête ?
La variation de lumière lui fit ouvrir les yeux. Un lourd nuage noir passait devant le soleil. Il réalisa que c’était de la fumée. Bientôt l’odeur fut sur lui, une odeur âcre et lourde. Il se leva, s’approchant du bord de la corniche. En bas, au bord de l’eau, brûlait un grand feu. Il fut étonné que le peuple aux yeux noirs fit un tel brasier. Le bois était rare. Ils récupéraient le bois flotté qu’ils utilisaient avec parcimonie. Que devaient-ils ainsi consumer pour faire un tel feu ? Une longue file se dirigeait vers le foyer, y jetait du combustible et repartait. Vu d’en haut, cela faisait comme une flèche tracée sur le sol. Il suivit du regard la direction ainsi donnée. Au loin, très loin, il sentit comme l’idée d’une présence. Il eut un sourire. Son cœur battit plus vite. Après tous ces jours passés, bloqué ici, un chemin se présentait à lui. Il prit conscience de son erreur. En voulant ne pas effrayer T’mag et les siens, il s’était enfermé dans une seule de ses natures. Il n’avait pu sentir ce qui, ici, lui semblait évident. Il plissa les yeux en reportant son regard vers la longue file près du feu. Les silhouettes étaient grandes comme des fourmis et il ne distinguait pas ce qu’il mettait dans le feu. Il voyait seulement la combustion brutale et la fumée noire qui s’élevait. Son esprit déjà tourné vers autre chose, il décida de partir sans plus de cérémonie. En redevenant dragon pour prendre son envol, il eut une pensée pour T’mag. Peut-être l’enfant pourrait faire autre chose que ses parents. Il en avait le potentiel, en aurait-il l’audace ? Il donna un grand coup d’ailes pour s’élancer et se laissa aller dans la pente avant de reprendre de l’altitude. Sous cette forme, sa vision était beaucoup plus précise. Tout en battant des ailes pour maintenir sa vitesse, il regarda une dernière fois le peuple aux yeux noirs. Il fut étonné de ce qu’il vit. La longue file qui attendait avant le feu n’était pas passive. Celui qui suivait rasait la tête de celui qui précédait. Le plus proche du feu jetait ainsi sa chevelure en offrande dans le feu puis repartait tout en psalmodiant. Lyanne ne pouvait pas comprendre cette folie. Où s’arrêteraient-ils ? Il chassa l’idée de son esprit pendant qu’il vérifiait son cap. Son avenir était là-bas.
Il lui fallut deux jours de vol avec un vent de travers pour apercevoir quelque chose. Ce fut étonnant pour lui de voler aussi longtemps en allant presque comme les crabes. Au loin fumait une montagne. Il pensa être revenu près de îles Waschou. En s’approchant, il vit des différences. Il avait atteint un autre lieu, à un autre endroit. Il pensa que les volcans étaient beaucoup plus nombreux qu’il ne le pensait. C’était une grande île avec un cône de belle taille. Il avait dû connaître de nombreuses éruptions car son flanc était entaillé et à ses pieds s’élevait une forêt lui donnant de loin un aspect vert et noir. Le soleil était encore haut dans le ciel quand il approcha. Il décida de faire le tour pour chercher un endroit pour se poser. Il fit deux fois le tour de l’île avant de repérer la construction sous les frondaisons. Il ne vit pas âme qui vive. Il décida de se poser sur un piton rocheux plus haut et de descendre à pied pour se rapprocher de ceux qui habitaient là, si toutefois quelqu’un y habitait. Il longea la pente. En passant à côté de la déchirure dans le cône, il crut voir une silhouette qui le fit sursauter. Son imagination devait lui jouer des tours. Il ne sentait pas de présence. Les roches noires pouvait prendre des formes bizarres. Pourtant, il sut qu’il viendrait voir ce qu’il avait seulement aperçu.
Il termina par un vol plané et se posa en cabrant brusquement ses ailes pour casser ce qui lui restait de vitesse.
La pierre était tiède, incontestablement tiède. Le feu de la terre devait être proche. La dalle surplombait la forêt. Il chercha un chemin pour descendre. Des pierres s’étalaient en pente douce. En sautant de l’une à l’autre, il descendit jusqu’au sol, au pied des grands arbres. Il continua à suivre la pente. La végétation était dense. Il décida de suivre la ligne de pente. Un fond de ruisseau lui servit de fil conducteur. Il atteignit le bord de la mer à la nuit tombée. La bâtisse devait être plus loin sur la droite. La soirée était douce. Le mieux était de se reposer là et de repartir le lendemain. Avec son couteau, il se coupa des branchages aux grandes feuilles pour s’en faire une litière. Il manipulait avec de grands gestes quand un serpent en tomba. Se dressant de toute sa hauteur, le reptile siffla. Lyanne le regarda et lui parla doucement :
- Je sais bien que je te dérange. Va en paix. Ton chemin est dans les arbres et le mien sur la plage.
Ils se regardèrent un moment sans bouger. Ce fut le serpent qui se remit en mouvement le premier. Il commença par se laisser aller au sol sans quitter des yeux Lyanne qui ne bougeait pas. Sans se presser le reptile retourna vers la forêt. Quand il eut disparu dans la végétation, Lyanne termina son couchage. Il ne vit pas d’autres menaces. Il laissa ses muscles endolori par le vol se reposer tout en regardant le soleil se coucher. Les pourpres du ciel le disputèrent un moment avec les bleus profonds de la nuit, puis les étoiles régnèrent en maître sur le paysage. C’est alors que commencèrent les bruits et les mouvements. Émergeant du sable des crabes par milliers se mirent en mouvement. Derrière lui, la forêt s’anima aussi. Entre les cris et les mouvements des branchages, c’est toute une vie qui se faisait entendre. Lyanne en fut étonné. Pendant sa traversée, s’il avait entendu des oiseaux, il n’avait pas remarqué autant d’être vivants. Si certains cris lui semblèrent familiers, la plupart lui étaient étrangers. Il devinait tout un monde de chasses, de fuites, de luttes. Il laissa son esprit vagabonder sur ce paradoxe de ces morts qui permettaient à d’autres de vivre.
Quand l’aube arriva, il vit les crabes s’enfoncer sous le sable de la plage. Il remarqua que toutes les bêtes avaient évité la proximité de son couchage. Cela le fit sourire. Il se mit en marche en suivant le bord de l’eau. Tout, autour de lui, semblait paisible. Même le ruissellement, pourtant sonore, semblait se fondre avec la sérénité du lieu. Lyanne en sentit toute l’ambivalence. Les nuits étaient fureur quand les jours étaient paradisiaques. Il profita du soleil pour avancer plus vite. Régulièrement il pataugeait pour traverser un ruisseau qui venait se jeter dans la mer. Le sable crissait sous ses pas le reste du temps. Le chant des oiseaux l’accompagnait même s’il ne les voyait pas. Il marchait depuis le matin quand il aperçut une voile au loin. Le vent bien établi, le faisait avancer rapidement. Lyanne le regardait se diriger vers la berge plus loin. Il pensa qu’il allait vers l’habitation qu’il avait vue depuis le ciel. Il reprit sa marche. Il estima qu’il arriverait là-bas au coucher du soleil.
Plus tard, il vit disparaître le bateau derrière un cap de roches noires qu’il atteignit alors que le soleil commençait à être bas sur l’horizon. Il fut heureux de sentir sous ses pieds quelque chose de plus dur que le sable. Il reconnut les mêmes roches que celles qui étaient sorties en feu lors de l’éruption. Refroidies depuis longtemps, elles se perdaient en mer. Il se mit à marcher en évitant les arêtes les plus coupantes. Il repéra le bateau au loin qui balançait doucement à quelques encablures du rivage. Il peina à avancer puisqu’il devait regarder où il mettait les pieds pour éviter de se faire mal. Le soleil bientôt arriva sur l’horizon plongeant dans la mer dans un superbe flamboiement. La nuit allait être belle. Il continua son chemin, il ne devait plus être très loin de son but. La lune se leva éclairant d’une lumière pâle ces roches sombres. De petites plages de sable aussi noir que les roches entrecoupaient les coulées qui faisaient comme autant de monticules sur son chemin. Il ne découvrait la suite de son parcours qu’à chaque sommet, découvrant une nouvelle difficulté ou une nouvelle plage. Les crabes commençaient à sortir. Son arrivée sur leur territoire mettait la panique dans le peuple des crustacés. C’est à celui qui fuirait le plus vite.
Au milieu de la nuit, il gravit une dernière coulée de lave, découvrant une plage au sable plus clair et un peu au large, le bateau à l’ancre. La plage était couverte de crabes comme les autres. La mer s’était retirée avec la marée, laissant un espace plus vaste. Quelque chose attirait les crabes qui semblaient former un monticule. Cela l'intrigua. Il se dirigea vers ce phénomène curieux. De nouveau sa présence les fit fuir. Un peu plus loin, il découvrit les bâtiments de pierre claire se détachant sur le vert de la végétation. Aucune lumière n’en émanait. Tout le monde devait dormir. Il reporta son attention sur la plage. Les crabes s’écartaient aussi vite qu’ils pouvaient de son chemin. Quand il arriva près de l’entassement de carapaces, ils mirent du temps à laisser la place, refusant de quitter l’endroit. Lyanne s’approcha pour découvrir ce qui les retenait là. Il sursauta et se pencha pour regarder de plus près. Dépassant du sable, il ne vit que le crâne presque complètement nettoyé par les crabes. Ils avaient même commencé à s’enfoncer plus profond. Il comprit mieux la réticence des crustacés à quitter ce lieu de nourriture. Il se releva. 
Il regarda à nouveau vers les bâtiments, s’interrogeant sur ce qui s’était passé. Il se remit en marche vers le littoral. Il atteignit la partie sèche de la plage. Il détailla les constructions qu’il découvrait plus en détail. Un long bâtiment bas se dressait le long de la plage. Au bout, une jetée s’enfonçait dans la mer. Plus loin, le bateau se balançait mollement. Une légère lueur clignotait le long d’un mât. Cela évoqua une lanterne oscillant au rythme des vagues. Lyanne s’avança en contournant le bâtiment. D’autres maisons plus petites s’étalaient sous les arbres derrière. Au milieu, il découvrit une esplanade couverte entourée de colonnes en bois. Il se dirigea vers cette construction. Une vasque en occupait le centre. En approchant, il vit des vapeurs qui s’en échappaient. Il se pencha pour mieux les sentir. Il plissa le nez. Cela sentait le feu et la terre brûlante. Il se releva.
- Que faites-vous ici, dit une voix dans son dos ? Vous n'étiez pas sur le bateau.
Lyanne se retourna vers l’origine de la voix. Il découvrit une petite silhouette assise dans le noir.
- Je suis venu par la plage, répondit-il.
- Alors vous avez vu.
- Pourquoi un tel sort ?
- Il était le passé.
Lyanne lui jeta un regard d’incompréhension.
- Qui est là ? demanda une voix grave.
- Moi, répondit la petite silhouette.
Un grand homme, large d’épaule, à la peau presque noire, s’approcha. Dans sa main, il tenait un solide gourdin.
- Vous n’êtes pas seule, ô oracle.
- Non, Vimes, je suis avec celui qui voit dans le noir. Tu peux continuer, il n’y a pas de danger ici.
Vimes s’inclina et se fondant dans les ombres des bâtiments faiblement éclairés par la lune, il reprit sa ronde.
- Parfois des animaux s’approchent trop près des maisons. Vimes les écarte.
Lyanne détailla mieux la silhouette quand elle se mit debout. L’aspect ne le renseigna pas plus que la voix, homme ou femme ? Il ressentait un être double.
- Vous me regardez et vous vous interrogez. Il est préférable d’ignorer ce que je suis vraiment. Personne n’arrive là où je suis, sans avoir traversé d’épreuves. Quand les gens du bateau m’ont demandé un oracle, j’ai senti que vous arriveriez bientôt. La respiration de la terre ne ment jamais. Un être de puissance était en chemin et vous arrivez.
- Je suis un simple voyageur en quête…
- Arrivant par la plage sans peur des myriades de crabes qui dévorent tout ce qu’ils trouvent.
Lyanne eut un sourire.
- Tous viennent me trouver pour trouver les réponses qu’ils ont déjà en eux. Les vapeurs de la terre me donnent la clairvoyance nécessaire. Votre arrivée est pourtant entourée de mystère.
- J’ai vu la montagne qui fume là-haut et comme une grande silhouette.
- Vous avez bien vu. Il fut un temps, très long, où l’oracle de la montagne siégeait sur le sommet de la montagne. C’était un grand être, grand comme une colline et sage comme la terre. A sa mort, le feu de la terre l’a transformé en pierre. Il avait formé le premier oracle humain. Là-haut est le grand sanctuaire. Les mystères y sont nombreux et les forces puissantes. Rares maintenant sont ceux qui s’y osent. La montagne est dangereuse pour les présomptueux.
- Mon désir me pousse à y aller, oracle.
- J’ai vu cela. Quand le soleil se sera levé trois fois, arriveront les bateaux. Alors viendra pour vous le temps d’escalader la montagne. 


261 
Le premier matin, les serviteurs de l’oracle regardèrent Lyanne d’un drôle d’œil. Il les vit s’interroger. Il entendit même un bout de conversation entre deux hommes qui n’avaient pas conscience qu’il était dans la pièce d’à côté. Ils s’étonnaient de sa présence. Comment avait-il pu arriver sur l’île ? Son arrivée dans le couloir les avait fait fuir. L’oracle, dont il ne savait toujours pas si c’était un homme ou une femme, avait donné l’ordre de le loger dans une des petites maisons qui bordaient la forêt. De l’autre côté de l’esplanade, il vit un groupe de gens. Il pensa aux occupants du bateau. Il n’eut pas le temps de s’interroger sur ce qu’il allait faire. Quelqu’un lui amena à manger. Il s’installa sur un morceau de tronc coupé qui servait de tabouret pour déguster un brouet fait de soupe de crabes. Cela le fit sourire. En face de lui, il vit les autres invités faire comme lui. Pensaient-ils à l’individu dans le sable ? S’il en avait l’occasion, il pensa qu’il lui serait profitable de savoir l’histoire. Quand il eut terminé, un serviteur s’avança :
- L’oracle m’a demandé d’être à votre service et de répondre à vos questions. Mon nom est Trend.
- Bien, Trend. D’où viennent les gens d’en face ?
- Leur royaume est à des jours de navigation sur une grande terre. Ceux-là ont fui en emmenant un personnage qui était garrotté quand ils ont débarqué. L’oracle les a reçus immédiatement. Je ne suis pas autorisé à écouter ce qui est dit quand l’oracle respire les vapeurs de la terre. Je ne sais pas ses paroles. J’ai entendu leurs cris et j’ai vu leur colère. Ils ont immédiatement emmené le prisonnier sur la plage. Je n’en ai pas vu plus. Mais on m’a dit qu’il avait été enterré dans le sable devant la marée montante. Ceux qui logent sur le devant, m’ont dit qu’il avait hurlé jusqu’à ce que l’eau le recouvre.
- Sais-tu pourquoi cela ?
- Non, invité de l’oracle. Seul notre maître le sait et ceux du bateau.
Puis le serviteur lui fit les honneurs de l’habitation. Lyanne en profita pour se glisser dans la vasque naturelle qui était en bordure de la forêt. L’eau qui y coulait était chaude et cela lui détendit bien les muscles. Il se laissa aller. Il aimait ces moments de pure sensation. Ce flottement lui était plus qu’agréable. C’est dans cet état un peu second qu’il entendit arriver d’autres personnes. Elles marquèrent un temps d’arrêt en le voyant, puis leurs pas reprirent leur progression. Ils les entendit échanger des paroles dans une langue chantante. Quand il ouvrit les yeux, il vit deux jeunes femmes habillées de grandes étoffes chatoyantes.
- Bonjour, dit-il.
- Bonyour, répondit la plus jeune.
Son corps mince était enveloppé d’une étoffe aux reflets verts qui s’harmonisait avec ses yeux. Sa compagne beaucoup plus effarouchée, faisait deux fois sa taille. Son habit tirait sur les bruns. Derrière elles, apparurent des guerriers, grands et élancés, armés de lances. Fermant la marche, un grand gaillard portait un casque de fibres séchées orné de plumes. Il regarda Lyanne semblant soupeser en tant que combattant. Il s’adressa à la jeune femme dans une langue aussi chatoyante que son étoffe. Elle se renfrogna et lui répondit sur un ton sans équivoque. Elle était le maître, pas lui. Cela fit sourire Lyanne. Elle le regarda et lui sourit en retour. Puis d’un geste gracieux, elle dénoua le noeud sur son épaule et dans une superbe nudité, se mit à l’eau. Le chef des gardes aboya des ordres et ses guerriers se mirent en faction autour de la vasque dans laquelle il barbotait. L’autre femme, que Lyanne estima être une suivante, fit de même. Puis sans autre cérémonie, elle entreprit de laver la chevelure de sa maîtresse.
- Yous êtes là depuye longtemps ? demanda la jeune femme.
- Je suis arrivé après vous, répondit Lyanne en se redressant.
Son mouvement provoqua une réaction des guerriers qui se mirent en garde.
- Myinda trouve que you êtes danyereux.
- Il a raison. Je suis un être dangereux.
- Ye ne vous ressens pas comme ça. Ye me trompe yamais.
- Vous avez raison aussi. Je suis sans violence envers vous. Vous êtes une belle inconnue.
- Ye suis Voyvoylin, fille de Kayallin et nièce de Yourtalin qui fut yugé et puni.
- L’homme de la plage est… était votre oncle.
- Oui, mon père l’a amené pour le yuyement de l’oracle et l’oracle l’a yuyé mauvais. Il a subi le sort des mauvais.
- Votre peuple aime la justice.
- La yustice est nécessaire, sinon c’est la guerre.
Elle se tourna brutalement vers sa suivante et lui dit d’un ton sec, une phrase qui la fit rougir. Lyanne en profita pour sortir de l’eau.
- Princesse Voyvoylin, nous aurons sûrement l’occasion de nous revoir. Que le jour vous soit favorable.
Lyanne se retourna mais pas assez vite pour ne pas voir la déception qui traversait le visage de la princesse. Il décida de s’enfoncer dans la jungle derrière. Il n’avait pas fait plus de dix pas que Vimes le rattrapa.
- Il ne faut pas, invité de l’oracle !
- Quoi ? demanda Lyanne.
- Il ne faut pas s’enfoncer dans la jungle sans guide ni armes. Il existe trop de mauvaises choses.
- Sois sans crainte, serviteur de l’oracle, toutes ces mauvaises choses m’éviteront.
Devant un tel aplomb, Vimes en resta interdit. Lyanne en profita pour s’éloigner. La végétation était dense et rapidement, il ne vit plus ni les gens ni les bâtiments. Les sens en alerte, il progressa jusqu’à tomber sur une piste. Le soleil était haut dans le ciel. Il s’arrêta au bord. La visibilité était très réduite. D’un côté comme de l’autre, des virages bloquaient toute visibilité. Il examina le sol. Il en déduisit que la pente allait descendant vers sa gauche. Il prit à droite. Bien qu’étroite, la piste était bien marquée. Il monta ainsi un moment sans rencontrer personne. Il trouva la marche monotone. La végétation de part et d’autre était tellement dense qu’il ne voyait rien. Il avait l’impression de marcher dans un couloir dont le ciel serait le plafond. Quand il ressentit la faim, il décida de prendre son envol. Il se retrouva bientôt au-dessus de la forêt. Battant des ailes, il se dirigea vers la mer. Les quelques heures de marche qu’il avait faites, l’avait éloigné de la maison de l’oracle et l’avait rapproché de la montagne fumante. Son instinct lui disait qu’il lui faudrait aller au sommet. Il pensa qu’il était préférable de suivre ce que lui avait dit l’oracle. Inclinant ses ailes, il vira vers la mer. Il monta plus haut dans le ciel jusqu’à être au niveau du sommet. De nouveau, il entraperçut cette silhouette qui l’intriguait. Pourtant son attention fut attiré par une forme au loin. Il battit des ailes pour s’en rapprocher, survolant la mer et ses nuages bas. Il repéra le bateau et comprit pourquoi son oeil avait été attiré. Sa voile était rouge. Le vent bien établi, le poussait à une bonne allure. Lyanne pensa encore une fois aux paroles de l’oracle. Il faudrait bien deux jours pour que ce bateau arrive sur l’île. Cela le rendit joyeux. Voulant éviter de se faire remarquer, il s’éloigna, cherchant dans l’eau une forme allongée caractéristique de ces poissons goûteux qui lui plaisaient bien.
C’est rassasié qu’il retourna vers l’île. Jetant un dernier coup d’oeil en arrière, il remarqua d’autres voiles, rouges elles aussi. Les évènements allaient devenir intéressants. Il atterrit sur la piste près de l’endroit d’où il avait décollé. Reprenant la marche, il se mit à descendre vers les habitations.
Il arriva à la nuit tombée. Sa maison était ouverte, sur le banc, un plateau avec des victuailles et à côté, Trend qui l’attendait.
- Vimes a été inquiet de vous voir partir ainsi, invité de l’oracle, mais notre maître l’a rassuré. Selon lui, vous ne risquiez rien tant que les bateaux ne sont pas là. Demain, il y aura un repas donné quand le soleil sera au zénith. Notre maître vous invite. Il m’a dit de préciser que le prince Kayallin et sa fille serait avec vous.
- Bien, dis à ton maître que je serai présent. Maintenant, serviteur de l’oracle, tu peux te retirer. Je peux me débrouiller seul.
Trend le salua et à reculons, partit vers le grand bâtiment. Lyanne mangea un peu tout en se demandant ce que voulait l’oracle avec cette rencontre. Se retirant dans le noir de sa chambre, il prit son bâton de pouvoir et entra en contact avec les siens. 


262
Le soleil brillait le lendemain. Lyanne alla se promener sur la plage alors que la mer était haute. Il regarda l’horizon. Il ne vit pas de voile au loin. Il se promena ainsi se laissant bercer par le bruit des vagues et le souffle du vent. Cela dura un moment. Quand le soleil approcha du zénith, il remonta vers la ligne des bâtiments.  C’est alors qu’il vit arriver la princesse. Elle avançait toujours suivie par sa suivante et par ses guerriers.
- Ah ! yous aussi, yous yous promenez.
- Le soleil est haut. L’oracle nous attend bientôt. Avez-vous vu quelque chose en mer ?
- Non, le prince mon père ne les attend que demain. Nous sommes partis précipitamment.
- Votre histoire semble mouvementée.
- Ye sens la vôtre aussi très yntéressante. 
Les guerriers s’étaient remis en cercle autour d’eux, l’arme au poing.
- Ils vous protègent beaucoup, dit Lyanne.
- Sans eux, ye ne serais pas là.
- Vous pourrez me raconter cela.
Voyvoylin ouvrit la bouche pour répondre quand le chef des guerriers dit quelque chose tout en montrant l’homme qui venait d’arriver au bord de la plage. La princesse eut l’air contrarié. Elle fit une petite moue et dit :
- Mon père me demande de rentrer. À bientôt.
- À bientôt, princesse Voyvoylin.
Lyanne la regarda s’éloigner en se posant des questions sur les intentions de la jeune femme et sur l’attente qui était la leur.

Quand il regagna sa maison, Trend l’attendait.
- L’oracle m’a envoyé. Il vous demande de vous joindre à sa personne maintenant. Si vous le désirez, il a mis ce vêtement à votre disposition. Mon maître a choisi du rouge.
- Tu remercieras l’oracle, serviteur de l’oracle. Le rouge est une bonne couleur pour moi.
- Dès que vous êtes prêt, je vous montrerai le chemin, dit Trend en s’inclinant.
Lyanne s’habilla rapidement. Trend attendit devant la porte que Lyanne soit prêt. Il s’inclina devant lui quand il sortit puis se retournant le guida vers l’esplanade. Lyanne fut amusé par tout ce cérémonial. Les habitations formaient comme un hameau où il aurait été difficile de se perdre. Non loin du kiosque où se tenait l’oracle pour prophétiser, avait été posés des tables basses et de multiples coussins formant des espaces qu’on devinait doux.
Un des espaces était déjà occupé par la princesse. Derrière elle se trouvait sa servante, et encore derrière Myinda raide comme une lance et ses guerriers aussi immobiles que les colonnes du bâtiment des fumées où se tenait l’oracle. Si les convives allaient manger allongé, l’oracle état déjà assis sur un curieux siège bas en bois dont on devinait la richesse des sculptures. 
Voyvoylin était allongée face à l’oracle, à sa droite et à sa gauche les places étaient libres. D’autres emplacements étaient disponibles un peu en retrait. Moins richement décorées, elles attendaient d’autres convives.
- You êtes là… mais ye ne sais même pas votre nom...
- Mon nom est Louny, princesse Voyvoylin.
- Yous êtes au moins prince…
- Oui, princesse, au moins. Je suis en quête et mon royaume est loin d’ici.
- UNE QUête, c’est passionnant.. Nous yaussi.
- J’ai cru comprendre en arrivant que justice venait d’être rendue…
- Oui, cher prince… Yustice fut rendue. Il y a bien longtemps que cela aurait dû être fait… Mais yous-même… Ye n’ai pas vu de bateau.
- J’ai abordé l’île de l’autre côté et je suis venu en suivant la plage.
- Et yous yavez survécu à tous ces yorribles monstres qui grouillent dessus.
- Ils sont plus souvent absents que présents. J’ai choisi les moments.
Lyanne sentait la princesse très curieuse d’en savoir plus sur sa quête. Il éluda encore une ou deux questions quand apparurent des gardes.
- Voilà mon père, dit Voyvoylin en se redressant.
Lyanne se leva aussi, seul l’oracle resta assis. Ce dernier avait écouté l’échange sans dire un mot, le visage caché sous la capuche.
Kayallin était grand et large d’épaules.
“ Superbe guerrier !” pensa Lyanne. La démarche souple lui rappela celle des loups noirs. À sa ceinture une épée longue lui battait les jambes comme mue par une volonté propre. Derrière lui venaient deux autres personnages lui ressemblant par leur allure, encore après venait la garde. Kayallin vint s’incliner devant l’oracle.
- Y’espère ne pas être en retard ?
- Rassurez-vous, roi Kayallin, vous arrivez au bon moment.
- Ye ne suis pas encore roi. Tant que le conseil ne m’aura pas reconnu…
- Les bateaux arrivent, prince futur roi. Nous monterons alors au sommet pour un grand oracle.
Kayallin s’inclina à nouveau et se dirigea vers la place restée libre. Les autres se répartirent sur les sièges dans un ballet bien réglé. Lyanne nota ce détail. Ils savaient tous comment se comporter.
Avant de s’installer, Kayallin se tourna vers Lyanne.
- Ye vous salue, noooble étranyer.
- Je vous salue, prince, futur roi Kayallin.
- Êtes-yous familier de ces lieux comme l’est mon peuple.
- Je suis en quête et passe par ici en suivant les signes que m’adresse le destin.
- Une quête ? Nous réservons ça aux enfants ! Les hommes faits ont d’autres ambitions.
- Comme celle de devenir roi ?
- NON ? Comme celle de la yustice ! Nous nous battons pour la yustice !
Lyanne n’insista pas. Il ne sentait pas chez son interlocuteur assez d’humour pour supporter la discussion.
L’oracle intervint :
- Prenez place, vous êtes mes invités.
Après un dernier échange de regard, Kayalin et Lyanne prirent place.
Aussitôt un gong résonna. Ce fut le signal. Les premiers plats arrivèrent. Devant la qualité de ce qui était servi le prince qui attendait d’être roi se détendit.
L’oracle reprit la parole :
- Le prince Louny qui cherche ce qu’il ne sait pas nous racontera sa quête plus tard. Il serait bon qu’il entende la vôtre prince, futur roi Kayalin.
Ce dernier fit un signe de tête d’approbation.
- Mon pays est à trois yours de bateau de cette île. Depuis touyours nous entretenons des relations étroites avec l’oracle. Quand il exiSte plusieurs prétendants au trône, nous venons iCi. Souvent nous avons évité des guerres. Nous faisons de même quand menaCent les catastrophes. Quand Yourtalin arriva sur le trône, il était yeune et puissant. Il était notre yespoir face à la menaCe des Sérinya. Ils avaient déjà envahi la vallée de Stiefline et nous allions manquer de vivres. Il a trouvé les mots pour que tous nous avancions ensemble. On n’avait pas vu ça depuis… depuis… Ye crois que le grand oracle était encore vivant.    
- Qui est le grand oracle ? interrompit Lyanne.   
Ce fut l’oracle qui lui répondit :
- Il fut le premier et sa vie fut longue et riche de toutes les paroles qu’il a dites. Quand les bateaux seront là, nous irons au pied de la statue que lui a faite la montagne pour la grande divination.
Kayalin reprit la parole :
- Y’étais yeune mais déyà, ye servais. Ye portais les flèches pour les guerriers. Y’ai assisté à la bataille. Les Sérinya étaient comme des sauterelles dans un nouage, avec des lances. Leur armée couvrait la plaine à la sortie de la vallée de Stiéfline. Y’ai cru que yamais ye ne verrai le soleil se lever le lendemain…
Kayalin s’interrompit la gorge serrée à l’évocation de ce souvenir. Il reprit après quelques instants :
- Les Sérinya nous ont laissé nous mettre en place. Yourtalin avait mis en avant tous les porteurs de lances. Il les avait ranyés sur la colline qui fermait la vallée. Face à la marée des ennemis, nous n’avions que dix rangs de guerriers. Voyant notre faiblesse, c’est en hurlant que les Sérinya sont montés à l’assaut. Mais Yourtalin avait misé sur les arcs de sa tribu. Derrière la colline, tous les hommes et toutes les femmes capables de tirer à l’arc s’étaient groupés. Ces arcs étaient si puissants que malgré la distance, ils firent des ravayes dans les rangs des Sérinya qui durent se replier. À chaque assaut,  les archers les ont repoussés. Entre deux nous courions récupérer les flèches. Malgré notre vitesse  et notre souplesse, nombreux furent les yeunes qui tombèrent.
De nouveau Kayalin s’interrompit. Un voile passa devant ses yeux à l’évocation de cette journée.
- Quand se coucha le soleil… la vallée était yonchée des corps des Sérinya. Personne n’a su qui avait lancé la flèche qui avait tué leur roi. Sa mort alors que le soleil disparaissait derrière l’horizon, nous a donné la victoire. Ainsi commença le règne de Yourtalin.
L’arrivée de serviteurs les bras chargés de nouveaux plats interrompit Kayalin. Il fit silence quelques temps puis après avoir bu, reprit son récit.
- Le début du règne de Yourtalin fut un temps de paix. Le peuple Sérinya avait été repoussé loin des frontières. On pouvait voyayer et faire du commerce. Les paysans faisaient leurs récoltes en temps et en heure… C’est à cette époque que y’ai épousé ma bien aimée Voylin. Ye suis parti avec elle sur l’île de Beryam pour la gouverner au nom de Yourtalin le bien aimé. Nous avons passé les plus belles années de notre vie. Et puis, Yourtalin a fait ce qui est mauvais aux yeux des dieux, mais ye ne le savais pas. Y’ai pris le jour de la grande tempête pour un your de malchance. Dans les yours qui ont suivi, nous avions trop à faire pour nous interroyer. Il nous a fallu une saison complète pour tout remettre en ordre et une année entière pour avoir le temps de penser à autre chose. C’est alors que nous a frappés la deuxième catastrophe. La saison de la pluie avait été abondante, nous nous réjouissions de ce que donnerait la moisson quand sont arrivés les piqueurs. Avec les piqueurs sont arrivées les fièvres. Ye fus le premier touché. Voylin m’a soigné de toutes ses forces avant de tomber malade elle-même. Heureusement nous avions envoyé Voyvoylin sur le mont de l’ïle car les piqueurs n’y allaient pas. Cette saison fut pire que la guerre. Des bateaux partaient tous les yjours pour immeryer les corps au larye. Arriva même le jour, où il n’y eut plus assez de marins pour le faire. Ce furent les yours noirs. Avec la chaleur de la saison du grand soleil, les corps se putréfièrent. Ce fut l’enfer. On ne compta plus les morts, on compta les vivants. Un jour, leur nombre ne diminua pas. Ce fut le premier your de la renaissance. Nous n’étions plus que des squelettes qui bouyeaient encore. Quand nous nous sommes rassemblés dans le palais, toutte la population tenait dans la salle d’audience. C’est alors que Cagnylia, le seul prêtre survivant déclara qu’une faute avait été commise, une faute tellement grande qu’elle avait entraîné notre châtiment à tous. Tout le monde a fait silence pour l’écouter. “Nous sommes passés par le feu de l’épreuve, a-t-il déclaré. Nous sommes purs”. Puis il nous a exhortés à chercher autour de nous ceux qui avaient fait un pacte avec les démons. Notre seule yoie a été de découvrir que ceux que nous avions envoyé sur le mont de l’île étaient presque tous vivants et surtout ma bien-aimée Voyvoylin.
De nouveau Kayallin s’arrêta de parler,la voix trop chargée d’émotions. Puis il reprit :
- Y’avais perdu sa mère. Voylin a été exemplaire jusqu’à ce que les fièvres ne l’emportent. Elle a aidé tous ceux qu’elle pouvait et même au-delà. Ye ne voulais pas perdre ma fille. Y’ai cherché qui pouvait ainsi avoir passé un pacte avec les démons. Les malheurs nous frappaient encore. Nos eaux qui nous avaient donné tant et tant de poissons, étaient maintenant presque désertes. Ce fut une rumeur qui m’alerta. Un de mes serviteurs en parlait avec un autre pendant que ye passais non loin d’eux. Un marin lui aurait dit qu’il avait entendu parler du retour des Sérinya. Ye les ai interrogés moi-même, mais ils ne savaient rien de plus. La nouvelle était assez grave pour que y’en parle avec Cagnylia. Il a intercédé pour nous. Les dieux ont donné leur réponse. Ye devais y aller.
Y’ai réuni des hommes, les plus valides et les plus vaillants. Nous avons embarqué dans la dernière barcasse qui nous restait et nous sommes partis vers la grande terre. La traversée fut longuye et difficile. Les vents nous étaient contraires comme si les démons de la terre et de la mer nous repoussaient autant qu’ils pouvaient. Nous n’avons pas réussi à atteindre le port au cinquième your, alors y’ai donné l’ordre d’accoster. Nous avons touché terre dans les landes de Ryalmak. Ye pensais qu’elles seraient désertes. Les légendes en font la terre des malheurs. Y’ai eu la surprise de la voir couverte de feux de camp. Nous avons presque dû nous battre quand s’est avancé celui dont la mère avait nourri ma jeunesse. Tous ici étaient des réfuyiés qui avaient fui devant les Sérinya. Devant mes reproches d’avoir fui sans se battre, on m’a répondu qu’on ne pouvait pas combattre les siens. Ye suis resté sans voix, yusqu’à ce qu’on m’explique que Yourtalin avait vendu la terre aux Sérinya, mais une terre vide. Son armée, notre armée avait chassé notre peuple, mon peuple pour laisser la place à nos ennemis…
Lyanne sentit la colère vibrer dans les paroles de Kayallin à l’évocation de ce désastre. Nombreux avaient été les morts. Nombreux étaient-ils encore dans ces landes de Ryalmak tout juste bonnes pour abriter les bêtes sauvages.
- C’est alors que y’ai vu un groupe de soldats qui maltraitaient une pauvre femme. Y’ai même pas réfléchi… Ye les ai tous tués. Autour de moi, tous m’ont acclamé. D’autres soldats sont arrivés pour venyer les morts. Ce fut une bataille yénérale que nous avons gagnée. Derrière mes quelques hommes se tenait une foule armée de bric et de broc prête à en découdre pour se venyer de tout ce qu’elle avait subi…
De nouveau Kayallin s’arrêta de parler comme si trop d’émotions l’envahissaient.
- C’est alors que la reconquête a commencé. Ye suis parti des landes de Ryalmak avec quelques escouades et ye suis arrivé devant la capitale avec toutes les troupes que nous avions rencontrées.
Dans la ville, ne restait que la garde proche, tous les autres avaient déserté pour nous rejoindre. C’est alors que nous avons vu les Sérinya. Ce fut un hurlement qui fit trembler les murs de la ville quand ceux qui me suivaient les virent. Y’ai dû batailler ferme pour les retenir et les faire ranyer en ordre de bataille. Notre fougue les a balayés. Eux qui venaient pour défendre Yourtalin furent tous décapités. On fit des pyramides de leurs têtes. Avec la nuit, on fit des feux et ce fut la fête seulement ternie par la disparition de Yourtalin. Certains disaient qu’il avait quitté le fort bien avant que nous arrivions, qu’il était en route pour les terres occupées. Mais personne ne savait. Y’ai laissé la foule se réjouir. Y’ai mis mes hommes à la recherche de Yourtalin. Toute la nuit, ils l’ont cherché sans le trouver. Au petit matin, ils m’ont ramené un serviteur tout tremblant qui nous a avoué l’avoir vu partir. Toute la foule hurla sa colère le lendemain quand y’ai annoncé l’absence de Yourtalin. Tous voulurent partir à sa poursuite. Y’ai dû les ralentir et les organiser. Nous sommes partis dix yours plus tard avec armes et bagayes pour reconquérir notre terre. Sur le chemin nous avons vu arriver l’armée. Ye me suis avancé seul devant eux. Leur chef m’a reconnu. Il est venu parlementer. Cela a pris deux yours mais il s’est ranyé à nos côtés. C’est plein de cette force que nous avons atteint la plaine où nous attendaient les Sérinya. Ce fut une bataille terrible qui dura plusieurs yours. À un moment, nous avancions, à un autre, nous reculions… Et puis, et puis des forces nouvelles sont arrivées. Toutes les tribus étaient là. Ce fut une immense clameur sur le champ de bataille. Alors les combats ont tourné à notre avantage. Plus nombreux que les Sérinya, nous tenions le fleuve. Leurs renforts ne pouvaient pas traverser. Nous les avons massacrés une ligne après l’autre yusqu’au dernier carré.
De nouveau Kayallin s’arrêta pour se désaltérer. Seul l’oracle semblait ne pas être sensible au récit. Lyanne se demanda s’il le connaissait déjà. Son attention se reposa sur l’orateur quand il reprit la parole.
- Y’ai alors découvert Yourtalin au milieu. Y’ai fait arrêter les combats. Ye leur ai laissé le choix, la vie et l’esclavaye, ou la mort. Ils ont choisi la mort. Nous les avons abattus de loin. Les archers à chaque volée, décimaient les rangs encore debout. Seul Yourtalin restait étranyement indemne. À la fin, il ne resta que lui, blessé mais debout. Aucun archer n’osait le mettre en joue. Alors y’ai dit qu’on devait en appeler à l’oracle. C’est comme cela que nous sommes arrivés ici et que Yourtalin a été yugé.
Ce fut le silence derrière ces paroles. Puis, sur un signe de l’oracle, des musiciens se mirent à jouer un air aux harmoniques étranges. Lyanne en sentit le bercement. Ce fut pour lui, comme la voix d’une mère qui console son petit enfant. Il revit la Ville et Talmab quand elle l’avait accueilli pour son apprentissage. “ Quelle étrange musique !” pensa-t-il. Il regarda les autres qui semblaient eux aussi perdus dans des souvenirs aussi doux que les siens.
Voyvoylin prit la parole d’une voix pleine de cette douceur pour demander à Lyanne de parler de sa quête. Cela fit se renfrogner son père pour qui le mot sonnait comme un enfantillage.
La musique s’était arrêtée sans que personne ne remarque à quel moment. Lyanne regarda tour à tour l’oracle, Kayallin et Voyvoylin. Il ne savait pas trop quoi dire après cela.
- Je cherche ce que je ne sais pas. Ma route ne fait que suivre les signes que j’y découvre sans savoir où ils me conduisent. Votre fille, futur roi Kayallin, me demandait si j’étais prince. Je peux dire que je suis roi. Mon royaume est loin d’ici. J’ai déjà beaucoup voyagé pour atteindre cette île.
- Ye n’ai pas vu votre navire, l’interrompit Kayallin.
- Je suis arrivé sur l’autre versant de la montagne et j’ai fait le tour pour arriver ici. J’ai déjà beaucoup appris. J’attends comme vous la montée au sommet. Aurais-je la réponse ? Ou bien encore une fois aurais-je simplement la direction vers où aller ?
Voyvoylin eut une petite moue charmante devant cette réponse. Elle minauda :
- C’est avec plaiyir que ye ferais cette escalade avec vous !
La soirée s’écoula doucement. Voyvoylin semblait tester ses charmes sur Lyanne sous le regard réprobateur de son père qui ne cachait pas son animosité envers cet étranger.
Quand tout le monde se retira, Lyanne partit vers sa chambre et après avoir renvoyé le serviteur, se coula dehors dans l’ombre. Il allait s’envoler quand il entendit des bruits de pas, furtifs. Se perchant sur une branche basse, il examina la silhouette qui s’avançait en rasant les murs. Il sourit de tous ses crocs en voyant la suivante de Voyvoylin qui cognait à sa porte en l’appelant à voix basse. Il l’entendit dire que sa maîtresse l’invitait mais devant son silence, elle repartit tout aussi discrètement.
Lyanne, déployant ses ailes, prit son envol et plongea vers l’endroit qu’il avait repéré. Les Montagnes Changeantes l’attendaient…


263  
Quand Lyanne revint sur l’île de l’oracle, le soleil était encore derrière l’horizon même si l’aube éclairait déjà le paysage. Il repéra les bateaux qui approchaient. Il estima qu’ils toucheraient terre avec la marée. Sans attendre, il plongea vers le sol et vers la forêt se posant sur une branche basse. Autour de lui ce fut un sauve-qui-peut général. Tous les animaux mirent de la distance entre eux et lui. Il ne put s’empêcher de sourire de ce phénomène. Lui savait qu’il avait chassé sur les terres au-dessus de Tichcou. Ici l’odeur du dragon réveillait la peur chez tous les occupants de ces bois. Reprenant sa forme humaine, il se laissa glisser sans bruit à terre et se dirigea silencieusement vers la maison de l’oracle.
Trend l’attendait. Sa mine renfrognée trahissait la contrariété.
- L’Oracle m’a dit de vous attendre. Par votre absence, le doute est entré en sa personne m’a-t-il dit.
Lyanne ressentit tout le désagrément que Trend en retirait.
- Mais vous êtes là… Comme il l’espérait. Je dois vous transmettre sa demande. Quand les bateaux seront là, venez sur la plage.
Ayant dit cela, il s’inclina et repartit vers le bâtiment central.
Lyanne entra dans la maison qu’on lui avait réservée. Il y trouva des provisions pour le premier repas de la journée. Tout cela avait été préparé avec soin. Il prit un fruit pour le grignoter en attendant. Les bateaux seraient là avec la marée et lui aussi.
Il pensait à la suite quand on frappa à l’huis. Il se retourna pour voir la suivante de la princesse s’incliner profondément :
- Ma maîtresse demande votre présence, maintenant si cela est possible…
Sa voix était sévère, loin de la légèreté de la démarche de la nuit dernière. Lui faisant un signe montrant le chemin, il se mit en route.
Ils traversèrent l’esplanade. Beaucoup de gens s’y déplaçaient, armes au point.
- Que se passe-t-il ? demanda Lyanne.
- Les gardes disent que l’Oracle a vu passer l’aile de la puissance au-dessus de l’île et qu’elle s’y est posée. Les animaux de la forêt ont fui en masse. Tout le monde est inquiet.
- La princesse aussi ?
- Surtout la princesse...
Tout en regardant les gens au bord du mur extérieur, ils poursuivirent leur chemin. Arrivée devant la maison de la princesse, la suivante fit de nombreuses courbettes. Myinda l’arrêta :
- Si tu crois que cet étranger fera plus que nous, tu te trompes !
La suivante dégagea son bras que le soldat tenait d’une main de fer, releva la tête dans un air de défi et reprit sa progression. Myinda l’ayant lâchée, se tourna vers Lyanne :
- T’avise pas d’y toucher...
Après avoir jeté un regard noir à Myinda, la suivante souleva la tenture pour le faire entrer dans la pièce où était Vyovyolin. Il la trouva à peine couverte d’un fin voile, allongée sur une pile de coussins, l’air perdu...
Il s’approcha et lui prit la main :
- Quelle est cette peur qui vous occupe ?
Languissante, la princesse eut un certain mal à répondre.
- Ah ! Aaaah ! Ye prenais un bain dans la vasque là-bas quand un gros animal est arrivé, toutes griffes dehors… Y’ai crié pour demander de l’aide mais personne n’est venu. Le monstre s’est approché de moi avec un grondement sourd montant du fond de ses entrailles. Y’ai cru ma dernière heure arrivée. Et brutalement après avoir regardé autour de lui, il est parti à toute vitesse.
Lyanne lui tapota la main, comme on essaye de consoler un enfant.
- La bête est partie… la bête est partie… vous ne risquez plus rien. Les gardes de l’oracle vont repousser celles qui restent.
- Ye sais, mais l’oracle n’a pas prévenu. Elle aurait pu dire, puisqu’elle voit l’avenir. Mais là rien ! Elle se dit perturbée par une force qui semble ne pas faire ce qu’elle avait senti.
Lyanne remarqua que pour Voyvoylin, l’oracle était une femme. Il reprit la parole :
- Tant que je serai près de vous, le risque sera absent.
Voyvoylin eut un pâle sourire. Cela amusa Lyanne qu’elle déploie ainsi des efforts pour lui plaire.
- Les bateaux vont bientôt arriver, ajouta-t-il. Je vous attends dehors.
Quand il voulut se lever, elle s’accrocha à lui. Il décrocha ses bras en disant doucement :
- Jeune princesse, celui qui est pour vous, est ailleurs qu’en moi.
Il sortit sans se retourner pendant qu’elle lui criait :
- YE VOUS HAIS...
Les gardes apparurent en l’entendant ainsi élever la voix mais s’arrêtèrent en voyant Lyanne devant la porte. La servante lui jeta un regard noir tout en se dépêchant d’entrer avec des vêtements dans la chambre de la princesse.
Lyanne s’adossa au mur pour attendre que Voyvoylin finisse de se préparer. La marée serait bientôt haute. L’accostage allait se faire. D’où il était, il voyait le chemin qui conduisait à la plage. Des serviteurs de l’oracle allaient et venaient. Il y eut l’appel d’un cor venant du large auquel répondit le gong de l’esplanade. C’était le signal pour que tous se rendent au bord de la mer. La princesse apparut, altière, dans une superbe tunique aux broderies ouvragées. Lyanne s’approcha et lui offrit sa main. La princesse le regarda un instant avant de poser la sienne dessus. Ils s’engagèrent ainsi sur le sentier suivis par les gardes qui s’étaient mis en formation.
Quand ils arrivèrent sur le chemin du bord, ils virent des voiliers manœuvrant pour accoster.
- Les connaissez-vous ?
- Le bateau à voiles bleues vient des landes de Ryalmak. À son bord sont les guerriers des tribus qui ont yuré allégeance à Kayallin. Dans l’autre bateau, viennent les fidèles de Yourtalin. Ils lui ont yuré fidélité et refusent de voir comment il laissait tout aller et comment il a vendu notre terre. L’oracle va départager les deux camps pour éviter une guerre.
- Mais Yourtalin est mort !
- Oui, son corps n’est plus, mais son esprit demeure. C’est pour ça que l’oracle veut nous faire monter au sanctuaire primordial devant la statue du premier oracle. Seule cette force peut nous libérer de cet esprit devenu mauvais.
Lyanne regarda les délégations descendre à terre. Elles s’ignoraient où plus exactement faisaient comme si l’autre n’existait pas. Lyanne fut surpris du nombre de soldats que transportait chaque bateau. Lourdement armés, ils semblaient être de redoutables guerriers. L’oracle était déjà arrivé. Sa silhouette voûtée faisait face aux arrivants. Les deux colonnes arrivèrent à la berge. L’oracle leur fit signe de s’arrêter avant de sortir de l’eau.
- Pourquoi êtes-vous venus ? demanda-t-il d’une voix qui surprit Lyanne. C’était un chuchotement que tous pouvaient entendre malgré la distance. Il en admira la magie.
- MON NOM EST RYENNAP et ye suis venu en paix, dit l’un des chefs en levant ses deux mains ouvertes au-dessus de sa tête.
- MON NOM EST OYLER ET YE SUIS VENU EN PAIX, répondit l’autre chef en faisant le même geste.
- Que demandez-vous en abordant ces rivages ?
- Moi, Oyler, ye suis venu demander la lumière de ton savoir, toi qui guides le peuple.
- Moi Ryennap, ye suis venu demander la lumière de ton savoir.
- Sachez que quiconque pose le pied sur cette terre doit suivre la loi de cet endroit. MALHEUR à qui ne s’y soumettrait pas.
Les deux chefs de groupe parlèrent en même temps :
- Que la paix soit ma compagne si y’obéis, et que la mort me frappe si ye refuse de suivre tes paroles.
Tout en parlant, les deux orateurs se regardaient d’un œil méchant.
- Alors si vous êtes prêts à obéir en tous points, faites un pas en avant et venez chercher avec moi ce que vous êtes venus chercher.
D’un même ensemble, ils firent ce pas qui les amena sur le sable du bord de plage. Les deux cohortes suivirent leurs chefs sur la plage se rangeant derrière eux en deux colonnes. S’ils échangeaient des regards en coin, les soldats n’osaient pas se regarder. L’oracle se mit en mouvement avec lenteur. Kayalin était un peu plus haut sur la plage, regardant ce débarquement. La main toujours appuyée sur la main de Lyanne, Voyvoylin descendait le chemin.
L’oracle fit signe à Kayalin qui approcha. Se retournant vers les groupes armés, il leur fit un autre signe pour les inviter à venir vers lui. Ryennap fut le premier à se mettre en marche. Derrière lui, la vingtaine d’hommes levant leurs lances se mirent à avancer presque en sautillant. Voyant cela, Oyler fit aussi mouvement mais contourna l’oracle pour se positionner derrière son prince. Voyvoylin arriva  bientôt à leur hauteur.
L’oracle, le visage toujours caché par son capuchon, se tourna vers chacun des protagonistes comme pour les examiner. Le silence s’installa un moment. Lyanne sentit s’installer le malaise au fur et à mesure que le temps passait. Quand l’oracle prit la parole, ils furent tous surpris.
- Le roi Yourtalin a été jugé. Et son jugement est vrai. Il a payé pour avoir fait honte aux dieux de votre peuple.
Ryennap sursauta en entendant cela. Il allait parler quand l’oracle d’un geste de la main lui imposa le silence.
- Je sais la fidélité que te lie à Yourtalin. Je sais que le fils du roi est vivant et que tu es là pour être son champion. Votre peuple est toujours venu ici pour entendre la vérité. Aujourd’hui encore, tel sera ce qui sera.
Kayalin, à son tour, sembla prêt à parler. De nouveau l’oracle l’arrêta d’un geste.
- Je sais ton amour de la justice et de ton peuple. Je sais ce que tu as souffert. Aujourd’hui tu es venu pour parler d’avenir et non pour le passé.
Se tournant alors vers Ryennap, il ajouta :
- Fais venir Yenlinn.
Devant la figure ahurie de Ryennap, il ajouta :
- Je sais. Le fils de Yourtalin est à bord. Il doit être présent pour le grand oracle comme doit être présent la fille de Kayalin.
- Et lui, répliqua Ryennap en désignant Lyanne.
- Les augures réclament sa présence. Il sera témoin ou acteur. Le grand oracle nous le fera savoir. Maintenant fais ce que tu dois faire.
Sans s’élever, la voix était tellement chargée de puissance que Ryennap courut au bord de l’eau pour faire de grands signes au bateau. On vit alors un jeune homme apparaître sur le pont. Kayalin sursauta en voyant sa ressemblance avec son père. On le fit débarquer et un serviteur l’accompagna jusqu’aux pieds de l’oracle où il se prosterna.
- Relève-toi, enfant ! Je ne suis ni un dieu, ni ton maître.
Se tournant vers Lyanne, il ajouta :
- Toi, l’inattendu qui voisines avec l’insaisissable, je te confie ces deux jeunes qui sont l’avenir.
L’oracle fit un geste auquel répondirent ses serviteurs en accourant avec un siège porté par quatre solides gaillards.
Bientôt ils furent en route. Devant marchait un groupe armé de lances, aux aguets, suivi par un deuxième groupe rythmant la marche sur leurs tambours. Derrière suivait l’oracle, puis Lyanne entouré de Voyvoylin à sa droite et de Yenlinn à sa gauche. Encore en arrière en colonne par un, derrière Voyvoylin, on trouvait Kayalin, Myinda, Oyler et ses soldats et de l’autre côté Ryennap et les siens.
Le chemin était assez large et bien tracé. Lyanne reconnut le passage qu’il avait déjà emprunté. Hormis les tambours, on n’entendait aucun bruit. Ils marchèrent ainsi longtemps avant de faire une pause. Le chemin devenait plus étroit et plus escarpé. Lyanne vit les serviteurs de l’oracle lui poser des questions. Ils semblaient inquiets. Il s’approcha surprenant la fin d’une question :
- … les animaux ? Ce silence est anormal.
L’oracle leva la tête vers Lyanne.
- Viens-tu m’interroger ?
- Tes serviteurs semblent inquiets. Je m’en étonne.
- Jamais ce chemin n’a connu un tel silence. Les animaux semblent s’éloigner au fur et à mesure que nous approchons. Qui les rend aussi craintifs ?
- As-tu la réponse, ô oracle ?
- Vois-tu, porteur de puissance, l’aura qui t’entoure ?
- Je connais de moi, ce que je ressens dans mon monde intérieur. Puis-je me voir de l’extérieur ?
- Les animaux ressentent cette aura. Leur prudence est grande, comme ta puissance.
- J’admire leur sagesse. Puissent les hommes l’être autant !

Le voyage reprit peu après sur un chemin devenant plus abrupt. Lyanne aida Voyvoylin à plusieurs endroits. Les serviteurs de l’oracle étaient maintenant tous autour du siège pour le hisser. Seul un tambour continuait son battement régulier. Quand vint la nuit, ils étaient arrivés sous le cône terminal. La forêt laissait la place à la roche. Des roches taillées en plateforme formaient un lieu propice au bivouac. Chacun s’installa pour la nuit. Lyanne regarda les trois groupes. Il ne se sentait proche d’aucun d’eux. Il alla s’installer un peu plus haut sur une roche qui ressemblait de loin à un siège.
Il regarda les groupes vivre. Chacun était dans sa bulle. Si quelques regards étaient échangés, il n’y eut pas de rencontre entre eux. Bientôt les feux furent couverts et seuls les gardes restèrent attentifs.
Lyanne laissa flotter son esprit. Il se sentait à la frontière du domaine où régnait la vraie puissance. L’oracle n’en était qu’une parcelle. Le lendemain allait être intéressant.
Après un bref rayon de soleil matinal qui leur permit de plier le camp, la pluie s’invita sur leur chemin. Chacun avait sorti ce qu’il pouvait pour se protéger. L’oracle avançait sous un dais tenu par ses serviteurs. Lyanne avait fait un parapluie avec de grandes feuilles qu’il avait pris sur un des derniers arbres. Ils marchaient maintenant sur une roche nue et noire. Voyvoylin avait profité de la pluie pour se rapprocher de lui sous prétexte d’être mieux abritée. Yenlinn au contraire, voulait prouver sa vaillance et préférait marcher comme les hommes en se laissant tremper. Cela faisait sourire Lyanne. Il avait de la chance, pensa-t-il. Ici l’eau du ciel qui tombait était chaude. La matinée se passa ainsi. Chacun regardait le bout de ses pieds. La vision était limitée par le rideau de pluie qui les isolait. Quand arriva l’heure de se poser pour manger, ils eurent du mal à trouver un abri. Tous étaient mouillés sauf l’oracle. Ce fut un repas maussade. Ils rangeaient leurs affaires quand la terre trembla. Ce fut court mais tous se figèrent sur place. Le grand oracle se réveillait-il ?
- Ce n’est que la montagne qui frémit, expliqua l’oracle. Ne respirez pas les fumées. Vous en perdriez la vie.
La procession se reforma avec crainte. La pluie avait presque cessé. Lyanne comprit qu’ils étaient juste sous l’entrée. Encore un petit effort et ils prendraient pied là où avait vécu le grand oracle.
Quand les porteurs de l’oracle prirent pied sur la plateforme, de nouveau la montagne trembla. Ils virent même de la fumée s’échapper du cône au-dessus de leur tête. Lyanne arriva à son tour tenant Voyvoylin par la main pour l’aider à gravir les derniers pas, les plus escarpés. Yenlinn s’était aidé de ses mains et les avait précédés. Lyanne le regarda se figer. Il tourna la tête vers ce qui sidérait ainsi le jeune homme et à son tour, il fut rempli de surprise. Devant lui se tenait la gigantesque statue du grand oracle. Il comprit tout de suite. Le grand oracle avait été un dragon. Même recouvert de cette gangue de pierres qu’avait vomi la montagne, la silhouette ne pouvait être que celle d’un dragon. Il se sentit très ému à cette idée. Le dernier des dragons n’avait pas disparu depuis si longtemps. Il mourait d’envie de s’approcher mais l’oracle avait fait un signe pour leur intimer l’ordre de ne plus bouger. Il détailla ce qu’il voyait. La statue était à l’entrée d’une grotte gigantesque, non plus qu’une grotte c’était un tunnel qui traversait la montagne. Les roches de feu avaient dû passer maintes fois par ce chemin mais malgré leur présence, le tunnel restait impressionnant. Il repéra sur les parois en hauteur des traces. Son cœur se mit à battre plus vite. Cela lui rappela les lignes de la grotte aux dragons qu’il avait suivies lors de son initiation. Il se reprocha de ne pas être monté plus tôt pour les examiner. Il aurait été seul et aurait pu ainsi prendre son temps. Il se demanda comment il allait faire pour les voir. Devant ce qui avait été le nez du dragon, on avait dressé une pierre. L’oracle s’en approchait suivi de ses serviteurs tenant des plantes odoriférantes qui brûlaient en dégageant des odeurs suaves. Il commença à psalmodier. À chacune de ses pauses, la terre répondait par un grondement sourd.
- Le grand oracle lui répond, dit Yenlinn
- C’est la statue qui parle, répliqua Voyvoylin.
- La terre s’exprime, mais faites silence, leur intima Kayallin.
Lyanne ne quittait pas la statue des yeux. La terre tremblait à chaque grondement donnant l’illusion du mouvement à cette grande forme allongée. Intérieurement Lyanne se retenait pour ne pas devenir dragon. Tout dans ce lieu appelait sa forme rouge. C’est tout juste s’il entendait Voyvoylin et Yenlinn qui se disputaient à voix basse sur la suite des évènements.
La pluie cessa tout à fait mais le vent se leva. Les fumées issues du cratère se trouvèrent soufflées dans le tunnel. Elles passaient près d’eux les enrobant parfois de leur odeur méphitique. Les hommes toussaient, seul l’oracle semblait insensible à cela. Sur la pierre, il faisait brûler les plantes mais le vent en chassait la pauvre fumée la mélangeant avec les émanations de la terre.
Il leva les bras au ciel en criant quelque chose que le vent emporta. La terre y répondit par un tremblement de terre qui dura quelques secondes. Les hommes furent secoués, certains tombèrent. Voyvoylin se retrouva accrochée à Yenlinn dont les yeux fous trahissaient la peur. Lyanne s’était stabilisé en ancrant ses quatre pattes au sol. Il était maintenant la réplique rouge de la statue. Ce fut un cri dans l’assemblée quand ils découvrirent la grande silhouette au-dessus d’eux. L’oracle se retourna, leva la tête et se prosterna :
- Maître, vous êtes revenu...
Lyanne abaissa sa tête vers lui, provoquant un mouvement de panique parmi les guerriers et les serviteurs de l’oracle.
- Si je suis de la race du grand oracle, je suis autre.
- Tu es le signe promis, répondit l’oracle. J’ai senti ta puissance arriver sur l’île. Quelle est ta parole pour ce peuple ?
- Je dois aller dans la caverne pour lire ce que le grand oracle m’a écrit.
D’un mouvement vif, il se glissa jusqu’au tunnel. Sur les murs, il découvrit les lignes que gravent les dragons pour les dragons. Il mit ses pattes antérieures sur le mur et se mit à suivre les longues griffures dans la roche avec ses griffes. Ce fut comme si une parole naissait dans sa tête : « Bienheureux es-tu, toi qui viens. Ici et maintenant ton avenir prend corps. Il y a bien longtemps un homme est venu et est reparti après avoir fait la paix en lui-même. Son nom évoquait la grandeur de l’homme. Il avait beaucoup combattu, mercenaire d’un instinct destructeur. » Sans mot, mais nettement une silhouette blanche se forma devant ses yeux. Lyanne vit l’homme tout de blanc vêtu. Othman ! Il était sur l’île de Othman. Faisant quelques pas, il reprit son décryptage. « Tu as connu la guerre et tu as unifié ce qui devait l’être sauf toi. Aujourd’hui, tu dois être celui que tu es et aller vers ce qui fera des dragons l’avenir de ce monde. Le Dieu Dragon est le dernier des dieux du début des mondes. Sois à son service. Sois pacificateur. Tu voleras vers le pays des Cousmains. » Une autre image prit naissance devant ses yeux. Il voyait un monde de déserts et de falaises. Il sut vers où aller. « Alors tu trouvera une île où le feu de la terre bouillonne en permanence. Là est ton but, là est l’objet de ta quête, si en toi règne la paix. »
Les griffures s’arrêtaient là. Lyanne reposa ses deux pattes au sol. Il dominait toute la troupe de ceux qui étaient montés avec lui. Ils ne l’avaient pas quitté des yeux le temps qu’il parcoure le tunnel. Il revint vers l’oracle. Le voyant faire mouvement vers lui, ce dernier prit un panier d’herbes odorantes qu’il fit fumer en l’élevant au-dessus de sa tête.
- Fils du grand oracle, dis-nous la parole qui va nous éclairer !
- Que les opposés s’unissent, que les cœurs soient en paix et le pays sera en paix.
Il avait à peine fini de parler que la terre trembla violemment et une éruption débuta, un nuage de poussière les couvrit brutalement les rendant tous aveugles.
Quand le vent venu de la mer les dégagea, ils fuirent tous. Ils se regroupèrent un peu plus loin. Après la première explosion, et ce nuage, l’éruption sembla se calmer. De la lave jaillit du tunnel pour descendre en cascade incandescente vers la mer sur le versant opposé. Lyanne avait profité de la confusion, du manque de visibilité et de la panique pour reprendre forme humaine. Comme les autres, il toussait et larmoyait, les yeux irrités par la poussière noire qui les avait enveloppés.
Kayalin se tourna vers l’oracle :
- Qu’a voulu dire, le fils de l’oracle ?
- Il a dit ce qu’il a dit et tu as à discerner.
Ryennap s’était rapproché, ainsi que Oyler. Voyvoylin et Yenlinn étaient plus loin. Les deux jeunes semblaient complètement perdus.
Kayalin regarda les deux jeunes qui se rassuraient en se serrant l’un contre l’autre.
Se tournant vers Ryennap qui avait suivi son regard, il dit :
- Y’entrevois ce qu’il a voulu dire...
Ryennap regarda Kayalin en souriant :
- Ye crois que y’entrevois aussi...


264
Lyanne était reparti sans attendre la fin de l’histoire. Il avait repris son vol. De signe en signe, il approchait de son but. Il le sentait. Le Dieu Dragon l’avait mené là où il désirait, donnant à Lyanne les signes dont il avait besoin. Il volait vers le pays des Cousmains. C’était un peuple guerriers. Y trouverait-il la paix ?
Les nuages étaient bas et Lyanne suivait son instinct. Il était capable de garder un cap même sans visibilité. Il sentait son corps jouissant du mouvement de ses muscles. S’il tenait cette vitesse, il estimait voir la terre dans deux jours ou trois s’il prenait le temps de chasser quelques poissons.
Sous la lune, le pays Cousmain lui apparut d’abord comme une longue ligne jaune orangée sur l’horizon. En s’approchant, il découvrit les profondes failles qui le parcouraient. C’était autant de ports naturels, chacune des failles pouvant être défendue par une poignée d’hommes résolus. Il pensa qu’en arrivant par là, il commencerait pas combattre et ce n’était pas son intention. Il jugea préférable d’arriver par la terre. Le vent lui était favorable. Il se laissa porter, survolant ces profondes vallées sans s’arrêter.
La pâle lumière nocturne lui montra un long plateau qui était barré très loin par une chaîne de montagnes, le désert des Cousmains. Il se posait la question de la vie dans ce monde minéral quand il repéra la petite lueur du feu d’un campement. Planant loin au-dessus, il repéra les étincelles vitales de toutes les créatures vivantes dans cette région. Il fut étonné d’en trouver autant. Il se concentra sur celles au moins de taille humaine. Hormis le petit groupe autour du feu, il n’y en avait pas. Il fut alerté par des sentiments de violence qui allaient et venaient comme le flux et le reflux de la mer. Il se concentra sur ces sensations, contactant de nombreux esprits animaux. Il y trouva le souvenir de la morsure de la chaleur et la sensation du froid de la nuit.  Si la faim tenaillait la majorité des estomacs, le besoin d’eau enflammait les gorges. Brutalement, il sentit l’exultation du chasseur attrapant sa proie pendant que disparaissait l’étincelle de vie anéantissant toutes sensations. Les hommes étaient plus calmes. La chasse avait été bonne, le repas copieux. Ils se reposaient tranquillement. Dans ce désert, il n’y avait nul besoin de sentinelle. Le sable et le vent suffisaient. Malheureux était celui qui ne connaissait pas les points d’eau. Ses ossements rejoindraient la poussière du sol.
L’aube pointait quand Lyanne se posa. Il était assez poche du groupe qui se reposait. Il souleva du sable que le vent emporta. Non loin de là, il découvrit des restes humains. Si le squelette était bien blanchi, les habits avaient moins mal supporté le séjour dans le désert. De la gourde, il ne restait que le système de fermeture et la lanière de portage. Le manteau était quasiment intact. Le cuir qui le composait avait été tanné avec art. Il était encore souple. Par contre l’étui de l’arme n’avait pas eu cette chance. Le long couteau de pierre à manche d’os reposait à terre. Les autres vêtements étaient composés de lambeaux plus ou moins abîmés. “Qui avait été cet homme ? Quand avait-il vécu ?” furent les questions qui vinrent à l’esprit de Lyanne. Il pensa qu’il était mort de soif, peut-être perdu dans une tempête de sable. Avec beaucoup de délicatesse, comme s’il craignait de déranger un dormeur, Lyanne dégagea le manteau. En le prenant, il comprit pourquoi il était ainsi conservé. C’était un objet marabouté. Le porter revenait à porter une armure. C’était un manteau couleur cuir naturel. Il se fondait bien dans le paysage. Les couleurs étaient en harmonie. Quand Lyanne avait posé la main dessus, il avait senti ce frisson particulier des forces magiques. L’objet s’était plié à sa volonté en ravivant ses couleurs. Il le tourna dans tous les sens et découvrit le dessin. Il sursauta. On voyait un grand oiseau rouge et jaune. Mais était-ce bien un oiseau ? Avec un petit peu, un tout petit peu d’imagination, on aurait pu y voir un dragon. Il le mit sur ses épaules, une petite fibule en or, petite forme ailée, fermait le col. Les premiers rayons du soleil vinrent jouer avec. Lyanne se mit en marche. Il gravit une première dune, suivie d’une deuxième et continua ainsi son chemin. En milieu de journée, il n’avait toujours pas atteint le campement qu’il visait. Il pensait pourtant s’être posé assez prêt. Il commença à douter. Se serait-il trompé de direction ? Un petit écart au départ pouvait avoir de fâcheuses conséquences. Il se remémora ce qu’il avait vu d’en haut. Pourtant il lui semblait bien reconnaître cette dune. À moins que ce ne soit la suivante. De nouveau, il escalada la pente mouvante. Arrivé en haut, il put sourire, devant lui se tenaient les restes d’un feu. Il descendit dans le vallon sans se presser. Les hommes étaient partis. Il se pencha sur le feu. Les cendres étaient encore chaudes.
- Ne bouge pas, étranger ! dit une voix derrière lui.
Lyanne leva la tête. Il découvrit un homme couvert d’un manteau de la même couleur que le sien, une lance à la main, prêt à l’embrocher. Lentement, il se retourna pour découvrir son compagnon dans la même posture. Les autres surgirent bientôt, l’encerclant de toutes parts.
- Les gens de ta race sont pas les bienvenus ici, reprit l’homme.
- Quelle est ma race ? demanda Lyanne maintenant entièrement enveloppé dans le manteau trouvé. 
- Fais pas l’idiot ! On connaît les marabouts comme toi. Ils sont toujours signe de malheur.
- Dis-tu cela à cause du manteau que j’ai trouvé ?
- T’as trouvé ça où ?
- Si tu vas à une demi-journée de marche par là, tu trouveras les restes d’un homme à qui appartenait ce manteau. Son arme était de pierre et sa gourde vide.
- Et tu dis que t’as ramassé son manteau ! T’es qu’un menteur ! Tous ceux qu’ont voulu le faire ont eu la main brûlée.
- Tu dis sûrement vrai. Je viens d’un pays où cette magie est sans pouvoir.
Il sentit les hommes autour de lui remuer. Celui qui était à sa droite prit la parole :
- L’est pire qu’les marabouts ! Faut l’tuer tout d’suite !
Celui qui était à gauche s’exprima à son tour :
- L’a pas d’eau ! Y a qu’à l’laisser ! Y va crever comme l’autre ! Même les marabouts doivent boire !
Le premier homme qui avait parlé, cria :
- SILENCE !  Chmaragon !
Et il partit à reculons en même temps que tous les autres. Bientôt Lyanne se retrouva seul. Il escalada de nouveau le flanc de la dune en suivant une des traces. Il la vit s’éloigner en ligne droite. Le vent qui soufflait déjà commençait à l’effacer. Il soupira. Il n’aurait même pas le temps d’en rattraper un avant que les traces ne soient emportées par le vent. Ce premier contact n’était pas ce qu’il espérait. Il soupira de nouveau et se remit en route. Le prochain point d’eau était assez loin, autant ne pas traîner. Il se doutait qu’il y retrouverait les hommes qui l’avaient encerclé. Le point le plus positif qu’il trouva dans les événements était qu’il n’avait pas été obligé de les tuer.
Le soleil commençait à décliner quand il entendit le bruit. C’était plus une vibration qu’un bruit. Plus que ses oreilles, il sentit vibrer sa poitrine. Quel animal pouvait avoir un tel cri ? Il perçut deux séries de sons et revint le silence. Il reprit sa marche, s’interrogeant sur ce qu’il venait de percevoir.
C’est parce qu’il était resté en alerte qu’il ressentit la faible vibration qui le traversa. Bien que différent dans sa modulation, c’était bien le même genre de cri, mais venant de beaucoup plus loin. Peu après vint une troisième vibration d’une autre direction. Ses oreilles de dragon l’aurait probablement mieux perçue.
Quand la nuit tomba, il avait ainsi entendu tout un échange. Il soupçonna les hommes de ce désert d’utiliser quelque chose pour pouvoir ainsi communiquer sur de longues distances. Lyanne ne s’arrêta pas de marcher malgré le manque de lumière. Il entendit autour de lui tous les petits chasseurs nocturnes se mettre en quête de proies. La chasse était ouverte, restait à savoir : qui chassait qui ?
Tous les sens en alerte, Lyanne avait marché toute la nuit. Le vent soufflait toujours, lui servant de boussole, tout en effaçant ses traces. Il avait repéré une ou deux fois des dessins dans le sable à demi effacés, qui pouvaient être le signe qu’un pied humain s’était posé là.
Au matin, le vent tomba et très vite la chaleur devint intense. Toute la faune du désert s’était réfugié à l’abri des rayons du soleil.  Lyanne continuait comme si de rien n’était. Dragon de glace et de feu, cette chaleur lui était seulement agréable, elle le nourrissait presque lui communiquant un surplus d’énergie. De nouveau, il entendit les étranges vibrations. Seulement, elles étaient maintenant toutes derrière lui. Il pensa à trois groupes différents qui communiquaient ainsi, trois groupes de chasseurs. Cela lui évoqua les meutes de loups. Une de leur technique favorite était de prendre en tenaille le gibier pour le rabattre sur une autre partie de la meute. Cela le fit sourire. Il n’était plus dans la tenaille.
Plus la journée avançait et plus le sable devenait chaud. Il entendit craquer les rochers se fendant sous la chaleur. Il vit les ondes de chaleur s’élever tout autour faisant danser le paysage. Ce fut une longue journée solitaire. Il marcha en évitant de monter au sommet des dunes. Il n’était pas nécessaire qu’il se fasse repérer. Quand arriva le soir, il sentit une odeur, une odeur mouillée. Il se dirigea en la suivant. Il vit les premiers arbres à la lueur de la lune. Ils dépassaient la dune qui était devant lui. Il l’escalada.
Arrivé à mi-hauteur, il entendit des mouvements de piétinement non loin de lui. Il vit un troupeau de bêtes qui lui étaient inconnues. Courtes sur pattes, râblées, elles avaient senti Lyanne et tentaient de s’éloigner. Il avait fait à peine deux pas dans leur direction qu’une lance l’arrêta.
- Qui t’es, toi ?
Immédiatement deux autres silhouettes jaillirent de l’ombre. Armés de lance, les gardiens le menacèrent. Lyanne s’arrêta.
- Je suis l’inconnu, répondit-il.
- Il a un manteau-oiseau, dit un des hommes derrière lui.
Les lances s’abaissèrent.
- Bienvenu, homme au manteau-oiseau. Nous avons entendu les cordes-son et nous craignons les hommes des sables. Ils viennent nous voler nos bêtes.
- Je suis la cause de leur alerte, répondit Lyanne. Je les ai rencontrés hier.
- Tu les as rencontrés hier ! Alors tu es un vrai homme-oiseau. Sinon tu ne serais pas là ce soir. Toi, dit le chef à un gardien, va prévenir le marabout.
Lyanne vit un homme saluer et partir en courant.
D’autres ordres fusèrent dispersant les hommes qui s’étaient rassemblés.
- Je suis Braeguen, homme-oiseau, dit l’homme qui était resté en s’inclinant. Viens, suis-moi.
Il descendit la dune vers le point d’eau. Lyanne le suivit. Les bêtes s’écartèrent prestement à son approche dégageant un large espace autour d’eux. Ils arrivèrent à un village de tentes qui ressemblait à une fourmilière dans laquelle on aurait donné un coup de pied.
- Suis-je la cause de cette agitation ? demanda Lyanne.
- Oui, homme-oiseau, voilà bien des générations que nous n’avions pas reçu d’hôte comme toi. Aujourd’hui nous sommes bénis de t’accueillir.
Braeguen s’arrêta devant une petite tente, plus haute que les autres, il s’effaça en faisant signe à Lyanne d’entrer.
Simplement éclairé par une petite lampe à huile, l’intérieur était sobre. Un tapis chamarré couvrait le sol. Dans un coin, un coffre patiné par le temps était ouvert. Un vêtement était posé à cheval sur le bord. Une table basse ronde, finement ciselée, occupait le centre de l’espace. Un homme se leva. Il était âgé, aux cheveux blancs et à la barbichette rare. Bien que courbé, il se déplaçait avec souplesse.
- Homme-oiseau ! Homme oiseau !
L’émotion semblait le paralyser.
- Jamais je n’aurais cru voir un homme-oiseau de mon vivant !
Se tournant vers l’extérieur, il cria :
- Qu’on amène le doormin, aujourd’hui est jour de fête !
Puis il se tourna vers son coffre et alla prendre le vêtement à moitié sorti. Il le leva et Lyanne put voir la reproduction infidèle de ce qui décorait le manteau. Le vieil homme le revêtit.
- Je sais, je sais, ce n’est qu’une bien pâle copie…  Assieds-toi, on va amener le doormin et on le partagera.
L’homme était tellement ému qu’il en tremblait.
- Vieil homme, j’ai trouvé ce manteau dans le sable…
- Oui, oui, répondit le vieux, mais tu es homme-oiseau. Nul autre que les hommes-oiseaux peuvent porter ces vêtements. Les couleurs sont vives. Tu es vie, tu es homme-oiseau. Ta venue est bénédiction.
Une femme entra faisant force courbettes, elle déposa un plateau sur la table, s’inclina profondément devant le vieil homme et s’aplatit quasiment devant Lyanne pour lui toucher les pieds.
- Que fait-elle ? demanda-t-il.
- Va, Nouscra ! N’embête pas notre hôte.
Relevant la tête pour regarder Lyanne, il ajouta :
- Nombreux sont ceux qui vont vouloir te toucher. Rares sont ceux qui ont vu de leurs yeux un tel événement. Le doormin est là, partageons-le pendant qu’il est chaud.
L’homme s’assit en tailleur invitant Lyanne à faire de même. Il servit le liquide brûlant dans des timbales en bois sombre.
- Qu’est-ce ? demanda Lyanne.
- Le doormin ! C’est la plante sacrée par excellence. Pour faire ce pot, il a fallu un an de récolte et des sacrifices. Nombreux sont les cueilleurs qui ne reviennent pas. Son rôle est indispensable dans le rite de la vie. Sans cette plante, nulle femme ne pourrait être femme, nul homme ne pourrait être homme. Chacun y trempe les lèvres et la timbale passe de l’un à l’autre.
- Aujourd’hui j’interromps le rite si je bois tout cela.
Le vieil homme éclata de rire.
- Ta présence est comme mille récoltes, homme-oiseau. Mais bois, bois…
Lyanne trempa les lèvres. La saveur était douceâtre. Il sentit l’énergie contenue et le poison qu’elle représentait. Il regarda le vieil homme qui se mouillait juste les lèvres. Lyanne continua à boire. Le doormin était feu. Sa nature dragon l’accueillit avec plaisir, tout en pensant que n’importe quel humain qui boirait cela s’écroulerait raide mort. Il posa la coupe et regarda le vieil homme :
- Quel est ton nom ?
- Je suis Storguez, homme-oiseau et je me prosterne…
Tout en parlant, il s’était incliné jusqu’à terre. Se relevant, il cria  :
- Il a bu le doormin ! IL A BU LE DOORMIN !
Autour de la tente, ce fut une explosion de cris de joie. Bientôt un tambourin se mit à résonner, une flûte se joignit à lui, puis ce furent des chants.
- Viens, homme-oiseau, allons faire la fête, dit Storguez, demain nous parlerons. 


265
La fête avait duré jusqu’au petit matin. L’aube pâle répandait sa clarté et sa lumière prenait le pas sur celle des feux. Tous les présents dans l’oasis avaient défilé pour venir lui toucher les pieds. Storguez était le marabout de ce peuple. Il était parti se reposer en milieu de la nuit. Lyanne était sur une des dunes entourant l’oasis quand il entendit la vibration. Immédiatement Braeguen surgit à ses côtés.
- Les cordes-son vibrent tôt ce matin. C’est mauvais signe.
- Qu’est-ce que des cordes-son ?
- Les nomades les utilisent pour communiquer. Ils tendent une grande corde entre deux piquets devant une sorte de tambour. Cela s’entend de très loin. La venue d’un homme-oiseau leur fait peur.
- Est-ce la guerre entre vous ?
- Non et oui. Ils viennent chercher de l’eau et nos lois nous interdisent de leur refuser, mais souvent des bêtes disparaissent quand ils sont là, voire des gardiens sont tués et cela est punissable. Nous faisons une expédition punitive mais ils sont maîtres dans le grand désert et nous n’allons jamais bien loin.
Braeguen regarda autour de lui.
- Les hommes sont fatigués avec la fête. S’ils viennent chercher le combat, cela sera difficile.
Lyanne soupira. Il se trouvait à nouveau dans une situation délicate. Son arrivée faisait bouger des équilibres. Un sentiment de nostalgie l’envahit. Parfois, il avait le désir d’une vie un peu plus calme.
Avant qu’il n’ait pu se laisser aller à cet état d’esprit, il ressentit l’approche des gens du désert. Il le signala à Braeguen qui fit la grimace.
- Je vais aller à leur rencontre, ajouta Lyanne.
- Seul ?
- Oui, Braeguen, je suis Homme-oiseau.
Braeguen le regarda partir. Dans le dos de Lyanne, les mouvements du manteau donnait vie au dessin de l’oiseau rouge et jaune.
Lyanne marcha un moment passant d’une dune à l’autre. Il était hors de vue de l’oasis quand eut lieu la rencontre. Il sentit leur présence avant de les voir. Certains étaient presque enterrés, d’autres juste derrière un repli de terrain. Le piège n’attendait que lui.
L’homme qui l’avait déjà interpellé s’avança :
- T’aurais mieux fait de ne pas te montrer, marabout !
Dans sa bouche, les mots prenaient une connotation injurieuse.
- Contrairement à ton opinion, je crois que je suis là où je dois être.
Lyanne avança presque au centre du dispositif qu’ils avaient mis en place.
- T’as peur de te battre que t’approches pas !
- Je voudrais vous laisser une chance de vie.
L’homme du désert ricana.
- J’vais m’occuper de toi puis on ira voir les éleveurs.
- Tu as mal compris, homme du désert. Soit toi et les tiens vous partez, soit vous êtes morts.
De nouveau l’homme ricana. Il siffla un signal et d’autres guerriers apparurent tout autour de Lyanne.
- Vous ignorez ce que vous combattez. C’est une erreur fatale.
Derrière lui, petits pas par petits pas, il sentait approcher les combattants. Dans quelques pas, ils seraient à portée d’armes.
Lyanne releva le pan du manteau, dégageant son marteau. Ce fut comme un signal, tous se précipitèrent en hurlant.
Leurs armes frappèrent le vide. Lyanne avait décollé. Le vent de son envol les envoya tous à terre. Le temps qu’ils comprennent, un déluge de feu vitrifiait le sable autour d’eux. Ils hurlèrent de peur, rampant les uns vers les autres dans une recherche illusoire de protection.
Le dragon rouge se posa devant eux.
- Tu vois petit homme, il est des jours où la guerre est une mauvaise chose. Vous allez fuir vers vos tentes. Peut-être y arriverez-vous… sans eau !
- TU… VOUS… vous… vous pouvez pas faire ça.
- Tu voulais bien me tuer, petit homme et tuer les éleveurs qui osent accueillir l’inconnu. Je te laisse une chance… une petite chance de vivre mais… peut-être préfères-tu mourir tout de suite ?
Une langue de feu vint lui roussir la tête, le faisant crier de peur.
- Le cercle de feu est incomplet. Fuyez maintenant… ou mourez !
Le sable en fusion rendait l’air quasi irrespirable. Les plus proches étaient déjà morts. Ceux qui restaient en vie, se précipitèrent dans le goulot froid que Lyanne avait laissé.
- Ne revenez pas, hommes du désert. Je ne serai pas aussi clément la prochaine fois.
Lyanne les regarda fuir. Ils ne s’arrêteraient pas de si tôt.
Derrière lui montèrent les acclamations de joie. Braeguen était sorti avec ses guerriers qui criaient leur joie de cette victoire.
Braeguen s’inclina devant le dragon rouge qui le surplombait de toute sa hauteur :
- C’est une chose d’entendre les récits, c’en est une autre de les voir prendre vie!

- Avant nous étions aussi sauvages que les hommes du désert et puis est arrivé le premier homme-oiseau.
Ainsi parlait Storguez dans la pénombre de sa tente. Lyanne l’écouta lui faire le récit de l’histoire des Muranu. Leur tradition orale parlait de temps très lointain sans préciser le nombre de générations. Dans ce désert, l’évolution se faisait lentement. De loin en loin, dans le temps, passaient des hommes-oiseaux. Voilà ce que retint Lyanne du récit. Personne ne les avait décrits précisément. Ils étaient hommes et ils volaient, comme lui. C’était le seul point commun à diverses légendes. Lyanne s’inscrivait dans cette tradition. Les dragons n’étaient qu’une sorte d’oiseau aux yeux des Muranu. Storguez parlait toujours quand tombèrent les premières gouttes de pluie. Comme cela coïncida avec la légende de l’homme-oiseau faiseur de pluie, il leva vers Lyanne un regard étonné.
- Serais-tu le plus grand des hommes-oiseaux ? demanda-t-il.
Lyanne n’eut pas besoin de répondre. La pluie tombait maintenant en cataracte. Le vent avait soufflé toute la journée poussant devant lui des hordes de nuages qui crevaient maintenant au-dessus de leurs têtes. Dehors c’était de nouveau des cris de joie, entrecoupés de cris d’alerte et de cavalcades des uns et des autres pour mettre les affaires à l’abri. La tente de Storguez présentait des gouttières que le vieil homme regardait avec bonheur. Lyanne le voyait imaginer l’avenir, l’herbe serait au rendez-vous, les bêtes seraient grasses. En le regardant sourire ainsi béatement devant des gouttes d’eau qui s’écrasaient sur un sol maintenant détrempé, Lyanne imaginait Storguez en train de composer le prochain épisode de l’épopée des hommes-oiseaux.
- Je suis un passant, dit-il à Storguez. Mon chemin continue. Il me faut aller vers la côte.
- Oui, oui, je sais. Tu iras chez les Cousmains dès que la pluie aura cessé.
- Comment sais-tu que je vais là ?
- Tous les hommes-oiseaux ont été vers le soleil levant, là où habitent les Cousmains.
- Les légendes disent-elles quelque chose sur leur devenir ?
- Elles ne parlent que des Muranu…
La porte de la tente se souleva brutalement :
- Il nous faut vous déménager, dit Braeguen, les fleuves morts reprennent vie. Bientôt ici vous serez dans l’eau.
Lyanne sortit en même temps que Braeguen. La pluie était dense. Tout autour, les gens s’agitaient pour vider le centre de l’oasis de tout ce qu’il contenait. Avec des protections de fortune, ils vinrent chercher les affaires de Storguez et ils l’aidèrent à traverser l’eau qui commençait à ruisseler partout. Lyanne comprit qu’il était sur la passage de la rivière. Il pensa que, comme toute rivière, celle-ci finirait dans la mer. Il en fit part à Braeguen.
- Pas toujours, répondit ce dernier. Parfois elle se perd dans les sables. Si la pluie continue comme cela, l’eau atteindra la mer cette année.
- Alors, je vais tenter ma chance et me laisser porter par le courant. Les forces de la terre sont avec moi… Elles me conduiront.
L’eau montait de plus en plus. Il en avait déjà jusqu’aux chevilles et cela continuait à grimper. Lyanne fit ses adieux à Braeguen et attrapa un morceau de bois entraîné par le courant.
- Voilà mon guide ! Que tes jours soient prospères et ton chemin tranquille !
Braeguen répondit par un grand signe du bras, criant quelque chose que le bruit de l'eau emporta.
Ainsi Lyanne quitta l’oasis à cheval sur un morceau de bois emporté par le flot. 


266
Dans ce désert existait ce que Lyanne pensait impossible : des rivières. Il suivait le fil de l’eau tout en songeant à l’ironie de son destin. Il était roi-dragon, maître d’une bonne partie du monde et il était là, sur un rondin de bois à se laisser aller sur une rivière improbable au milieu d’un paysage quasi désertique où êtres et hommes ne faisaient que survivre. L’eau était claire, mais le courant violent. Lyanne avançait vite. Une fois ou l’autre, il avait été très chahuté et avait failli tomber. Il avait réussi à rester à cheval sur son morceau de tronc. Cela lui avait valu d’être mouillé de la tête au pied. cela ne l’avait pas inquiété. La pluie avait cessé et le soleil s’était montré entre les nuages, réchauffant l’atmosphère rapidement. Il estimait que la vitesse du courant l’entraînait à la vitesse du vol paresseux du dragon. Autour de lui, le paysage était toujours aussi rude bien que tempéré de quelques touches vertes, ici et là. Avec cette pluie, elles gagneraient en surface et les Muranu seraient heureux de venir y faire paître leurs bêtes. Derrière lui, de plus en plus loin, les lourds nuages de pluie continuaient à déverser leur cataracte. Il en fut satisfait. La rivière ne se tarirait pas trop vite. La journée passa ainsi sans qu’il ne voie personne. Sur le soir, il aperçut au loin, des silhouettes de troupeau. La nuit fut calme et étoilée. Le cours d’eau serpentait maintenant entre de petites collines. Au milieu de la matinée, il remarqua que le courant avait fortement diminué. La rivière s’étalait en méandres paresseux se divisant et se réunissant au gré des bosses. Plusieurs fois, ses pieds avaient raclé le fond. Maintenant, il devait plier les jambes pour que son embarcation improvisée continue sa navigation. Cela retarda l’échouage qui eut lieu au sortir d’un méandre plus étalé que les autres.
Lyanne avait pied. Il marcha dans l’eau rejoignant un banc de sable un peu plus loin. Il repéra un monticule un peu plus loin et s’y dirigea. Il marchait alternativement dans l’eau et sur le sable dérangeant à l’occasion un certain nombre de bestioles qui y avaient trouvé refuge.
Un gros lézard s’enfuit en sifflant quand Lyanne monta sur le sommet de la butte. Il dominait la région. La rivière s’étalait formant une sorte de lac aux multiples îles. Il repéra assez loin une ligne de rupture comme si le paysage disparaissait. La mer devait être par là. Il se mit en marche dans cette direction. L’eau s’étalait sous ses pas. Il ne savait jamais ce qui venait après le prochain repli. La rivière formait un vaste lacis de canaux qu’il devait traverser les uns après les autres. Il s’enfonçait parfois jusqu’au genou. La plus souvent, l’eau lui recouvrait seulement les pieds gênant à peine sa progression. 
Il entendit la cataracte avant de la voir. Il suivait le courant qui avait repris de la vitesse quand il lui parvint le bruit de l’eau qui tombait.
C’est à ce moment-là qu’il les vit. Le groupe semblait émerger de la terre. Eux le virent aussi. Le premier leva le bras. La main était ouverte et ne portait pas d’arme. Lyanne répondit de même et dirigea ses pas vers eux. Ils étaient une dizaine qui s’étaient mis au travail. En approchant, Lyanne découvrit qu’ils bougeaient des pierres pour fabriquer une digue pour contenir l’eau qui avait trouvé un chemin. Avec un sourire, il se mit à les aider. Leur langue avait des tonalités rauques comme le relief. En les écoutant, il apprenait. Il aidait à construire une défense contre la rivière qui avait emprunté le sentier escarpé qui plongeait dans la faille. Il se rapprocha du bord pour mieux voir ce qui était en dessous. Le plateau était échancré à cet endroit. Il repensa à ce qu’il avait vu en volant. La mer ne devait pas être loin et un village Cousmain devait être en dessous. Dans le babillage de ceux qui l’entouraient, Lyanne avait compris qu’avec la pluie, un véritable ruisseau envahissait le village en ravinant tout. Ils étaient montés pour refaire le mur qui s’était effondré. La rivière n’avait pas atteint ce point depuis au moins deux générations. Si les dieux bénissaient ainsi ce temps, c’est que quelque chose de bon se préparait pour les Cousmains. Lyanne était maintenant au bord du plateau. D’autres personnes montaient et, sans plus de question, se mettaient au travail dès leur arrivée. Ils furent nombreux en fin de journée à aider à la réfection du mur. L’eau maintenant ne passait plus. Il sentit leur joie.
- Viens, homme-oiseau, nous allons fêter la pluie et ton arrivée.
L’homme qui avait parlé, était petit et carré d’épaules. Lyanne l’avait vu bouger des rochers impressionnants. Sa force ne faisait aucun doute. Les autres lui avaient obéi sans discuter.
- Ainsi tu sais qui je suis, répondit Lyanne.
- Ton manteau est à nul autre pareil. Seuls les hommes-oiseaux savent faire ces manteaux. Nos légendes parlent d’eux, mais tu es le premier que je vois de mes yeux.
- Vos légendes parlent des hommes-oiseaux.
- Oui, ils venaient pour chercher un guide et poursuivre leur quête.
Ils parlaient tout en descendant le chemin que la boue rendait glissant. À certains passages, on avait tendu des cordes pour éviter les chutes. Lyanne pensa à ses montagnes d’enfance et à tous ces chemins escarpés qu’il avait parcourus. Au fond, se nichait le village. Les maisons, à moitié troglodytes, s’étageaient tout le long des parois.
- Où sommes-nous ici, demanda Lyanne.
- Mon village s’appelle Rémaï. Les hommes y sont braves et les bateaux solides.
Lyanne, pour sa part, constata que, hormis le chef du village qui semblait avoir gardé sa carrure, les hommes étaient maigres et les baraques bien délabrées.
- Les saisons dernières ont été peu favorables, dit-il. La pluie vous sera une aide.
- Je ne te cache pas que nous avons connu de meilleures années. La dernière razzia date d’avant la saison des tempêtes. Avec toute cette eau sur le plateau, nous pourrons cultiver.
L’homme s’arrêta, regarda Lyanne dans les yeux et ajouta :
- Ta venue est bénédiction. Mon village deviendra un grand village. Les autres chefs vont m’envier.
Ils étaient maintenant à côté des bateaux. C’était le seul endroit presque plat de ce fjord. De toutes parts arrivaient les habitants. Ceux qui avaient un tambourin ou une flûte les avaient amenés. Bientôt, la musique jaillit. Des rondes s’organisèrent. Lyanne ne put s’y soustraire. Après la première danse, il y en eut une deuxième, puis une troisième. Lyanne était invité à chaque fois. Chacun voulait danser avec lui. Quand les instruments se taisaient, on lui fourrait dans la main une timbale pleine d’un liquide ocre au fort goût d’alcool. Quand la nuit arriva, on fit des feux en divers endroits sans pour autant arrêter de danser, de chanter et de boire. Lyanne, que la boisson ne saoulait pas, vit s’écrouler les participants, les uns après les autres, tous ivres. Il regrettait de ne rien avoir à manger. La faim commençait à le tenailler. Quand il vit qu’il restait seul debout, il décida de profiter de la nuit pour aller pêcher. Il devint dragon et, de quelques vigoureux coups d’ailes, s’en alla vers le large.
Une vieille femme, sur le seuil de sa maison, le regarda partir en hochant la tête.
- Les légendes revivent ! Par tous les dieux, les légendes revivent !


267     
Lyanne vola un moment avant de trouver de quoi se nourrir. Il eut la chance de trouver un de ces bancs de grands poissons argentés dont le dos brillait sous la lune. Il en captura trois qu’il mangea en vol. Il pensa qu’à Rémaï, la faim devait tenailler bien des ventres. Il profita d’un passage du banc près de la surface pour en attraper deux d’un coup. C’est avec ces proies de la taille d’un homme que le dragon rouge reprit le chemin de la faille où se logeaient les Cousmains.
La lune s’était couchée et la nuit bien noire. La largeur entre les falaises était juste suffisante pour sa voilure. Lyanne fit quelques acrobaties pour arriver au village sans toucher les parois. Il posa son fardeau au milieu de l’espace avant de se dégager de forts coups d’ailes. Les quelques personnes à moitié réveillées, témoignèrent que l’homme-oiseau était venu et qu’ils avaient vu sa silhouette. Lyanne eut droit aux remerciements appuyés du chef du village. Ils firent une autre fête pour partager le repas. Ils firent un grand feu. De nouveau l’alcool coula à flots jusqu’à ce que résonnent les trompes qui mirent tout le monde en alerte. À Lyanne, on expliqua que des bateaux approchaient de la passe. Rapidement d’autres sonneries se firent entendre. L’atmosphère se détendit aussi vite qu’elle s’était tendue.
- Les messagers reviennent avec des délégations, lui dit le chef.
Des sonneurs de trompes prirent position sur les bords de la plage. Lyanne vit s’approcher toute une flottille de bateaux rapides aux formes effilées. Chaque fois que retentissait la sonnerie d’un marin, répondaient les trompes. Il compta ainsi une vingtaine d’embarcations portant de trois à quatre hommes chacune. Elles atterrirent avec élégance. Ceux qui débarquaient, déposaient devant le chef du village, des provisions tout en lui adressant les salutations d’usage. Ils s’inclinèrent après, devant Lyanne, appelant la bénédiction des hommes-oiseaux sur leur clan. Chacun d’eux appela Lyanne à choisir un guide de leur village. Il en fut étonné. L’un d’eux lui expliqua que dans la légende, le guide de l’homme-oiseau devenait le roi des Cousmains. Il était celui qui fédérerait tous les clans en une grande nation. Certains lui firent remarquer que Rémaï était une bourgade pauvre et sans importance, alors que chez eux, vivaient de grands guerriers et de redoutables navigateurs. Lyanne sentait bouillir Rémaïkhan, le chef de Rémaï, quand il entendait ce type de propos. Pourtant, Rémaïkhan n’intervint pas, preuve pour Lyanne qu’il y avait des contraintes qui pesaient sur lui, soit des lois sur l’hospitalité, soit des craintes pour le village face à des groupes plus puissants.
- J’ai suivi le courant et la rivière m’a déposé près de Rémaï. Ainsi en ont décidé les dieux, fut la réponse que Lyanne fit à l’un des chefs qui insistait.
De lourds nuages passaient au-dessus de leurs têtes, signe que cette année la saison des pluies serait une vraie saison. Lyanne interrogeait les uns et les autres pour mieux connaître les Cousmains et sentir vers qui il devait se tourner pour continuer sa route. Tout en déambulant, il s’était approché des bateaux qu’on avait remontés sur la plage. Un jeune Cousmains lui en détailla les histoires. Chaque bateau avait la sienne. Dans un pays où le bois vient de ce que la mer rejette, aucune embarcation n’avait la même structure.
- Tu vois, Homme-oiseau, ceux-là c’est des “coulepasvite”.
- Des coulepavite ?  Qu’est-ce que c’est ?
- Si tu veux rester à flot, il faut écoper tout le temps, répondit le jeune en rigolant. Tiens, regarde celui-là ! c’est mon préféré.  C’est celui de Sounka. Il l’a capturé lors de la dernière razzia. C’est Rémaïkhan qui lui prend tout le temps parce que c’est le meilleur mais c’est bien à Sounka.
- Qui est Sounka ?
Le jeune regarda autour de lui, cherchant du regard Sounka.
- Tu vois, celui qui monte avec la nourriture vers la vieille femme, là-haut ?
- Celui qui boîte ?
- Oui ! Il a pris un mauvais coup à sa première razzia. Il a jamais eu de chance. Son père s’est fait tuer quand il était petit. Lui et sa mère z’ont vécu du partage jusqu’à ce qu’il puisse partir. Mais même-là, il a pas ramené beaucoup de butin, juste une sale blessure qui lui fait traîner la patte. Rémaïkhan lui y sait s’battre, c’est pour ça qu’il est chef. Il a toujours ramené beaucoup de butin. C’est pour ça qu’il continue à avoir plus que les autres même quand y’a pas de butin.
- Et Sounka, il sait bien naviguer ?
- Ah ! Ça c’est sûr ! Il ne s’est jamais perdu. On le prend dans la flottille pour ça, parce qu’au combat, y vaut pas l’coup.
- Est-il mauvais au combat ?
- C’est pas ça, mais il est trop lent. Vaut mieux qui reste sur le bateau.
- Et ce bateau d’où vient-il ?
- D’une razzia ! Un groupe était parti avec Sounka sur un coulepavite. Quand ils ont débarqué dans la crique, ils sont tous descendus pour l’attaque. Sounka était resté pour vider l’eau. Ils avaient caché l’embarcation dans des buissons. C’est de là qu’il a vu arriver ce bateau. Ses occupants ont fait comme nous, mais de l’autre côté de la plage. Il les a vus partir une fois qu’ils l’eurent camouflé. Quand les nôtres sont revenus, Sounka avait dégagé le bateau étranger et avait réussi à le remettre à flot. Heureusement car les gens de la ville avaient lancé la chasse. Grâce à Sounka et son bateau, ils ont pu dégager vite malgré les flèches. Si y zavaient dû repartir avec le coulepavite, ils seraient tous morts.
- Pourquoi ?
- Il était lourd et lent. Alors que ce bateau tu l’verrais, une flèche ! Léger et solide ! Sounka l’entretient tous les jours. Il l’appelle Haafefe.
- Qu’est-ce que cela veut dire ?
- Ça parle du vent et de vitesse.
Lyanne fut empli de la certitude qu’il avait trouvé l’homme qui le guiderait.
- Dis-lui que j’aimerais le voir pour lui parler de son bateau.
L’enfant partit en courant en criant le nom de Sounka. Cela attira l’attention des présents. Ils jetèrent un regard interrogatif vers Lyanne. Rémaïkhan s’approcha de lui :
- Que se passe-t-il avec Sounka ?
- Les hommes-oiseaux ont besoin de voler. Quoi de meilleur que le Haafefe pour le faire ?
- Je peux t’emmener partout où tu as besoin.
- Tu es un guerrier, Rémaïkhan et un grand guerrier, comme tous ces messagers qui sont venus aujourd’hui. Là où je vais, je dois arriver en paix.
- Où vas-tu ?
- Dans une île où le feu de la terre bouillonne en permanence.
Rémaïkhan resta sans voix. D’autres s’approchèrent, demandant ce qui se passait. Rémaïkhan leur donna la réponse de Lyanne. Tous se retrouvèrent en silence sauf un qui déclara :
- Parle-t-il de l’île de la mort ?
Rémaïkhan lui fit signe trop tard de se taire. Lyanne tourna ses yeux aux pupilles d’or vers lui :
- Tu sais de quoi je parle. Dis m’en plus…
L’homme avala sa salive :
- En fait, Homme-oiseau, je ne sais rien de plus que ce que disent les légendes.
- Bien, que disent les légendes ?
- Derrière le mur des tempêtes se trouve un endroit où la terre, l’eau et le feu bouillonnent ensemble dans un univers interdit aux mortels. C’est déjà la terre des dieux.
- Alors tu sais où aller..
- NON ! On ne va pas derrière le mur !
L’homme s’était décomposé. Les autres, pourtant tous farouches guerriers, n’en menaient pas large non plus. Sounka arriva à ce moment-là. Visiblement mal à l’aise de voir tous ces grands personnages autour de son bateau et de l’homme-oiseau. Lyanne le regarda. Il ne le sentait pas en difficulté, juste mal à l’aise d’être ainsi exposé à tous ces regards.
- Connais-tu le mur des tempêtes ? lui demanda Lyanne.
- C’est un endroit difficile.
- Tu y as déjà été.
Ce n’était pas une question. C’était une affirmation. Sounka regarda Lyanne dans les yeux.
- Oui,...
L’air se remplit de murmures de désapprobation et de peur.
- …, c’est le seul endroit où l’on trouve du poisson quand tous les autres sont vides.
- Saurais-tu y retourner ?
- La saison des pluies est mauvaise pour naviguer. Je préférerais attendre.
- Mon désir est autre, répondit Lyanne.
- Tu as apporté la pluie, Homme-oiseau. Tu as apporté du poisson. Ma vieille mère là-haut t’a vu. Si tel est ton désir, j’irai. Tes pas sont bénédictions.
- Quand pourrais-tu partir ?
- Quand tu le désires, répliqua l’homme.
- Tu es fou, Sounka, dit Rémaïkhan. Un homme-oiseau a des pouvoirs que tu n’as pas. Peux-tu affronter les tempêtes ?
- Haafefe le peut et je serai dessus.
Lyanne regarda les hommes débattre de ce voyage. Sounka n’avait pas les peurs qui habitaient les autres. Ne connaissant pas les légendes des Cousmains, Lyanne ne comprenait pas l’interdiction d’aller là-bas. Les mots “sacré” et “tabou” revenaient tout le temps dans la conversation avec “homme-oiseau”. Au bout d’un moment, un des chefs de clan dit :
- Convoquons une assemblée ! Elle nous dira quoi faire.  


268
Le soleil se levait sur les falaises du pays Cousmain et le vent venait de la terre en ce petit matin. Ils montèrent la voile. Lyanne et Sounka étaient partis dans la nuit avec l’espoir que personne ne les verrait prendre Haafefe. L’Assemblée avait duré presque toute la nuit. Tous avaient bu force timbales pour tenir. Quand le sommeil s’était emparé d’eux tous, Lyanne avait réveillé Sounka. Ils avaient poussé le bateau dans l’eau et à l’aviron s’étaient éloignés dans le goulet. Maintenant que le jour se levait, ils allaient pouvoir prendre vraiment le départ de ce voyage. Ils soulevaient la lourde toile qui servait de voile quand retentirent les trompes.
- Ils ne sont pas contents ! dit Sounka.
- Que signifient ces sonneries ?
- Ils signalent qu’un bateau a pris la mer sans l’accord du chef du village.
- Nous avons outrepassé leur volonté, répondit Lyanne. Mais qui sont-ils pour vouloir décider pour moi ?
- Je sais, répondit Sounka, mais cela nous désigne comme des hors-la-loi.
- Hors leurs lois, Sounka, seulement hors leurs lois.
Sounka poussa un cri et tira sur un bras, mettant debout un garçon :
- Qu’est-ce que tu fais là, toi ?
Lyanne reconnut celui qui lui avait fait la description des bateaux.
- J’me suis endormi !
- Comment ça ?
- Je savais que vous alliez partir. Je voulais pas manquer cela.
Lyanne interrompit Sounka chez qui il sentait monter la colère :
- On verra cela plus tard, il faut mettre la voile.
Sounka poussa l’enfant dans un coin. Celui-ci trébucha sur un banc et s’étala en arrière pendant que les deux hommes hissaient la voile. Sounka la régla pour qu’elle prenne bien le vent de la terre et l’embarcation prit de la vitesse. Pendant que Sounka barrait, Lyanne s’assit en face du jeune :
- Quel est ton nom ?
- Ziepkaar
- Et bien Ziepkaar, pourquoi es-tu là ?
- Hier soir, je t’ai entendu parler à Sounka. Je voulais partir mais on me dit toujours que je suis trop jeune, pas assez fort.
Lyanne le regarda mieux. S’il était assez grand, il n’avait que la peau sur les os.
- Là où nous allons, les autres refusaient d’aller.
- J’suis comme Sounka. Là où tu vas, tout ira bien.
Sounka intervint :
- Je ne sais pas si nous aurons assez d’eau.
Lyanne se tourna vers Sounka.
- Combien de jours avons-nous ?
- J’ai pris pour dix jours de vivres et d’eau pour deux. Nous sommes trois. Notre loi nous autorise à jeter à l’eau les passagers clandestins.
Ziepkaar se mit à pâlir. Lyanne se mit à rire.
- Il m’est impossible de le jeter à l’eau. Nous allons nous rationner. Le mur des tempêtes est assez près pour que nous l’atteignons.
- Oui, homme-oiseau, si le vent se maintient.
- J’ai confiance, Sounka.
Il se tourna vers Ziepkaar.
- Tu as à rester tranquille, garde cela en tête.

C’est ainsi qu’avait commencé le voyage. Une fois passée la colère de s’être fait avoir par un gamin, Sounka s’était calmé et avait débuté la formation de Ziepkaar. Les côtes avaient disparu derrière l’horizon au soir du premier jour. Depuis, ils naviguaient au milieu de rien. Sounka montrait la nuit, les étoiles et les constellations sur lesquelles on pouvait s’appuyer pour naviguer. Les dieux les avaient mises là pour que les hommes puissent se repérer. Dans la journée, la position du soleil lui servait à régler le bateau selon les vents. Il y avait peu de vivres à bord. Les Cousmains pêchaient pendant leurs voyages. À trois sur un bateau qui aurait pu porter vingt hommes, ils avaient de la place.
Au troisième jour, Sounka avait déclaré :
- Le dieu des vents est avec toi, Homme-Oiseau. Je n’ai jamais vu ce vent durer aussi longtemps.
C’est à partir du quatrième que les vents étaient devenus plus capricieux et la mer plus formée. Haafefe montait et descendait les vagues avec beaucoup d’aisance. La voile était encore complètement déployée. Ils avançaient bien. Sounka estimait, selon les légendes, qu’ils verraient le mur des tempêtes dans trois jours s’ils continuaient comme cela.
C’est au cours de cette dernière nuit tranquille que Ziepkaar posa la question :
- Homme-Oiseau, pourquoi tu n’as pas volé pour aller au mur des tempêtes ?
Lyanne le regarda droit dans les yeux, ce qui le mit mal à l’aise.
- C’est une question que je me pose, Ziepkaar. Je crois que j’ai besoin de suivre le chemin que me montre un autre que moi. Cet autre aujourd’hui est Sounka. Comment lui volerait-il ?
Le vent avait forci. Les vagues maintenant étaient plus hautes que les hommes. Sounka avait réduit la voile. Malgré cela, Haafefe semblait voler. Son étrave étroite fendait les vagues
- Est-ce le mur des tempêtes ? demanda Lyanne.
- Non, c’est juste la mer qui nous secoue un peu. Les vraies tempêtes sont plus loin.
Le vent se mit à leur arriver par le travers de leur route, obligeant Sounka à tirer des bords. Plus la nuit avançait et plus le vent devenait violent. Ils durent s’attacher pour ne pas être emportés. Ils hurlaient pour s’entendre. Sounka ne savait pas où ils allaient. Les étoiles étaient invisibles. Cela dura deux jours et cessa presque aussi brutalement que cela avait commencé. Haafefe était encore en état. Sounka avait affalé la voile et le mât avant que la tempête ne puisse le casser.
Ziepkaar hurla sa joie :
- J’T’AVAIS DIT ! J’T’AVAIS DIT ! Haafefe c’est l’meilleur.
Il dansait sur place, faisant sourire les deux adultes qui vérifiaient l’état de l'embarcation.
- As-tu une idée de notre position, demanda Lyanne.
- Cette nuit, si les nuages se dégagent, je pourrais estimer où nous sommes par rapport au pays Cousmains.
Ils remontèrent le mât et mirent un peu de voile pour stabiliser le bateau. Lyanne en profita pour scruter l’horizon. Sur bâbord, la tempête s’éloignait. On voyait encore les éclairs. Sur tribord, il aperçut ce qu’il prit au départ pour des montagnes. Il en fit la remarque à Sounka qui se tourna de ce côté.
- Non, Homme-Oiseau, ce n’est pas une terre et des montagnes. C’est le mur des tempêtes. Pour trouver ce que tu cherches, il faut passer de l’autre côté. Je suis déjà venu pêcher par ici… C’est toujours impressionnant de le voir. On n’aura pas besoin des étoiles. Il suffit d’aller à la rencontre de l’orage.
Comme une réponse aux paroles de Sounka, un sourd grondement se fit entendre. Ziepkaar se mit à pâlir.
- Le Dieu du tonnerre parle ! dit-il. Ma mère m’a dit que la dernière fois qu’il avait parlé au-dessus du village, les falaises s’étaient effondrées...
- Il n’y a pas de falaises ici, Ziepkaar, et nous sommes trop loin pour risquer quelque chose, lui répondit Sounka.
- Mais tu veux y aller !
- Oui, ziepkaar, je vais y aller, nous allons y aller car l’homme-oiseau est avec nous.
Lyanne écouta sans rien dire. Là-bas était-ce le territoire où s’affrontaient les dieux ?
- Approchons-nous, Sounka, mais prenons notre temps. Je comprends pourquoi il me fallait être homme pour venir. En volant, j’aurais affronté la puissance d’un dieu. La faiblesse est parfois meilleure que la force pour passer certaines barrières.
Sounka envoya un peu plus de toile et Haafefe qui semblait n’attendre que cela, bondit en avant. 


269
Ils longèrent le mur pendant deux jours. Malgré les voiles réduites au minimum, leur embarcation volait littéralement de vague en vague. Si Sounka tenait le choc, Ziepkaar essayait encore de vider un estomac qui ne contenait plus rien. Lyanne était tellement tendu qu’il était insensible au mal de mer. Il scrutait sans relâche le mur d’eau et de vent qui les frappait par tribord. Régulièrement Haafefe se couchait et se relevait sous les rafales. Lyanne était pleinement d’accord avec Ziepkaar. Ils étaient sur le meilleur bateau possible.
- LÀ ! hurla-t-il pour couvrir le bruit du vent et des vagues. ALLONS PAR LÀ !
Du doigt, il désigna entre deux rideaux d’eau, une espace, comme une fente dans le mur. Il se rapprocha de Sounka.
- Ça doit être comme entrer dans un de vos fjords. C’est un travail pour un Cousmain, ça !
Sounka eut un sourire forcé, mais mit le cap sur l’endroit que lui désignait Lyanne. Haafefe craqua de toutes ses membrures quand il le força à faire route face au vent. Il fut obligé de tirer des bords pour s’en approcher. Sounka aurait préféré un fjord cousmain à ce passage improbable, s’ouvrant et se fermant au gré des coups de vent. Il lutta contre le vent et la mer pour se rapprocher. Le soir arriva avant qu’ils ne soient à proximité. Sounka prit peur.
- Il faut mettre à la cape et réessayer demain !
- C’est maintenant le moment favorable, Sounka.
- Peut-être, mais la nuit arrive et je ne vais plus rien maîtriser.
- Fais-moi confiance, le passage est là.
Sounka vira de bord encore une fois dans le crépuscule sombre. Le bateau sembla renâcler avant de prendre le bon cap. Ils prirent le vent au près. Haafefe accéléra, surfant sur les vagues qui venaient maintenant par le travers arrière.
Brutalement tout se calma. Autour de la zone où il naviguait maintenant, le vent hurlait, la pluie cinglait la mer dont les vagues déferlaient en tous sens. Alors que la nuit s’installait, Lyanne prit la direction des opérations donnant à Sounka les ordres pour avancer sans quitter le couloir de calme entre les tempêtes. Ils luttèrent ainsi toute la nuit pour garder le cap entre les deux tempêtes. Parfois un brusque coup de vent ou une déferlante les mettaient en danger de sortir de l’étroit chemin qu’ils suivaient. Lyanne sentit la fatigue de Sounka quand celui-ci commença à répondre avec retard à ses indications. Ziepkaar avait fini par s’endormir. Lyanne se rapprocha du barreur :
- L’arrêt nous est interdit pour le moment. Veux-tu que je te remplace ?
- Pas encore… Je vais tenir, répondit Sounka dans un bâillement. On va réduire la voile au minimum. Mais il faut qu’on reste manœuvrant.
Tout en s’occupant de la barre, il donna à Lyanne les ordres pour accrocher la toile. Haafefe se retrouva au ralenti. Lyanne était à hauteur du mât. La première embardée faillit le faire passer par dessus bord. Un cordage lui avait permis de se tenir. Sounka s’était endormi en appuyant sur la barre. Le brusque mouvement l’avait réveillé. Lyanne lui proposa une nouvelle fois de prendre la barre jusqu’au matin, ce que Sounka refusa encore :
- Il faut que tu guides. Je ne vois rien dans le noir. On va réveiller Ziepkaar pour qu’il me remplace. Il devrait pouvoir le faire.
Lyanne alla vers l’avant. Il secoua Ziepkaar qui bougea un peu mais sans pour autant se réveiller. Il le secoua plus violemment sans plus de résultats. Une nouvelle embardée de Haafefe le fit repartir vers la poupe. Il trouva Sounka affalé sur la barre. Lyanne le secoua sans parvenir à le ramener à la conscience. Que se passait-il ?
Il regarda autour de lui, cherchant une explication. Une vague lueur sur bâbord lui fit espérer un instant l’arrivée de l’aurore, quand une brusque rafale lui apporta une odeur piquante. Il pensa : « Un volcan ! Nous sommes sous le vent d’un volcan ». Il avait déjà vu des gens mourir en voulant respirer les émanations de la terre. Il agit en même temps qu’il pensait. Il abattit le mât, le fixant sur le bordage. Sans plus attendre, il se jeta dans le vent, déployant ses ailes. En trois battements, il était devenu très grand et passait au-dessus de Haafefe qu’il saisit entre ses griffes. Il monta avec sa charge rencontrant des vents violents. Malgré tout son instinct, il ne pouvait prévoir tous les mouvements. Il passait de vents contraires à des vents portants en un battement. Parfois une zone de calme absolu séparait deux courants. Lyanne souffrait malgré sa taille. La violence de ces tempêtes était inimaginable. Il tentait de se diriger vers le volcan dont il avait aperçu la lueur, tout en évitant l’endroit des émanations toxiques. Rencontrant une zone plus calme il se laissa planer. Il sentait ses muscles à la limite de la fatigue. Haafefe et son contenu pesaient lourd entre ses griffes. Sortir de ces tourbillons de vent lui avait demandé une énergie considérable. Son corps aspirait au repos. Il vit la terre à travers une trouée. Il se dirigea par là. Entre deux promontoires de lave, il avait repéré une plage. Ils y seraient très bien pour se reposer. Il se remit à battre des ailes malgré la douleur que cela lui provoquait. Encore un effort, un petit effort et il pourrait se poser, se reposer.
Le coup de vent fut violent et le prit par surprise. Il tenta du mieux qu’il put d'atterrir en douceur mais le tourbillon l’emporta. Sa dernière pensée fut de protéger le bateau et ses passagers et sa tête heurta violemment le sol.  


270
La piqûre le réveilla. Il avait mal à la tête. Une nouvelle piqûre lui fit ouvrir les yeux.
- L’dernier s’réveille, dit une voix éraillée.
Lyanne était sur le dos sous sa forme humaine. Il avait l’impression d’avoir été roué de coups. Tout son corps rechignait à bouger. Il se redressa en regardant autour de lui. Une troupe d’une dizaine d’hommes l’entourait. Plus loin, il vit Haafefe. Le bateau était en cours d’inspection. Un homme l’examinait avec attention. Il l’entendait grommeler sans comprendre ce qu’il disait. Dans sa position, il ne voyait aucune trace de Sounka ou de Ziepkaar. Plus loin d’autres hommes formaient un groupe compact. Ils étaient tous armés de lances faites d’un tronc dont l’extrémité avait été effilée et durcie au feu. C’est une des armes qu’on avait appuyée sur sa poitrine. Alors qu’il se relevait quelqu’un passa rapidement derrière lui, lui entravant les bras en les attachant sur une solide branche avec des liens faits de fibres tressées. On le mit debout sans ménagement.
- Alors voleur, on va voir comment tu danseras tout à l’heure.
Lyanne ne répondit rien. Dans sa tête un gong sonnait au rythme de son cœur. Il avait la nausée et serait bien resté simplement allongé sur le sable à attendre d’aller mieux.
On le poussa en avant. Ils le firent se rapprocher de Haafefe. 
- Tous cas, l’ont soigné.
Lyanne tourna la tête pour voir qui parlait ainsi. L’homme qui inspectait le bateau, faisait un rapport à un individu aux cheveux blancs et coiffé d’un casque brillant. C’était le seul à avoir une arme en métal.
- C’est du bon travail, répondit l’homme aux cheveux blancs.
- Quand les tempêtes soufflent et qu’le volcan crache, ya toujours quequechose à récupérer ici, répondit un autre. J’vous ai appelé dès qu’j’ai vu qu’il y avait un de vos bateaux échoués.
- Ces voleurs n’auront que ce qu’ils méritent, Cerjas. En attendant voici pour toi.
Lyanne fut témoin d’un échange de bourses. L’homme aux cheveux blancs versait de petits coquillages aux reflets pourpres dans un sac que lui avait tendu le dénommé Cerjas. Le regard qu’il jetait sur ce qui tombait dans son escarcelle en disait long sur la valeur de ces coquillages.
Il n’en vit pas plus car on le poussa en avant. Il marcha jusqu’à la limite de la plage de sable noir. Au loin la montagne fumait toujours. Son flanc rougeoyait encore malgré la lumière déjà forte de ce début de journée. Buttant sur une roche qui dépassait, Lyanne tomba. Il se laissa aller sur le côté pour ne pas se retrouver la tête dans la sable. Il entendit rire ses gardiens qui le remirent debout sans ménagement et le dirigèrent vers un renfoncement où il découvrit assis, les mains attachées derrière le dos, Sounka et Ziepkaar.
On le fit asseoir à côté.
- Ils t’ont eu aussi, homme-oiseau. J’espérais que tu viendrais nous sauver.
- Pour le moment, Sounka, il est préférable de supporter cela, répondit Lyanne.
Dans sa tête, le bruit était trop violent pour qu’il puisse réfléchir. Il se laissa aller,détendant ses muscles autant qu’il pouvait.
Le soleil se montra quand l’homme aux cheveux blancs se rapprocha d’eux. Derrière lui, il vit une escouade pousser Haafefe à l’eau.
- Tlaloc va ramener le bateau à Souacpas. Nous allons rentrer par la terre.
- Et ceux-là ? dit un de leurs gardiens en les montrant.
- Ils marcheront.
- L’homme au drôle de manteau a pas l’air en forme.
- On verra, Raznac, on verra.
Il regarda autour de lui. Cerjas s’en allait à l’autre bout de la plage. Haafefe avançait à la pagaie, propulsé par une dizaine de gaillards qu’on entendait chanter. Les hommes étaient tous,  la lance à la main, prêts à partir.
Faisant un geste, celui qui était manifestement le chef, donna l’ordre du départ.
Ils marchèrent toute la journée. Il n’y eut que très peu de temps de repos. Heureusement, les cousmains étaient résistants. Malgré tout, Sounka et Ziepkaar connurent plusieurs chutes dont ils se protégèrent mal. Lyanne était plus lourdement chargé qu’eux avec ce joug qu’il devait porter et auquel il était attaché. Il tomba aussi dans certains passages chaotiques. À chaque fois, il réussit à planter le bout de bois en avant. Il se trouva ainsi protégé des blessures qu'arboraient ses compagnons. Contrairement à eux, la chaleur, qui régnait tout autour d’eux, dans ce paysage de laves noires à peine refroidies, lui redonnait de l’énergie. Il avait l’impression qu’elle le nourrissait. Quand arrivèrent le soir et le bivouac, il était en grande forme. Il sentait la fatigue des autres. Les gestes étaient las et lents. On ne le délia pas. Sounka connut le même sort. Ce fut Ziepkaar qui fut chargé de s’occuper d’eux et de les faire manger sous le contrôle d’un gardien. La nourriture était pauvre et mal cuite sans parler de la quantité insuffisante pour leur redonner des forces pour le lendemain. Ziepkaar avait tout juste fini de s’occuper d’eux que le dernier rayon de lumière s’éteignit. Il ne resta qu’une lueur jaunâtre venant du volcan. C’est tout juste si l’on distinguait de vagues formes. Lyanne qui n’était pas gêné par le manque de lumière, regarda les hommes tenter de trouver un coin à peu près confortable dans ce monde minéral. Si Sounka et Ziepkaar avaient été attachés à une longe reliée à un garde, Lyanne avait été suspendu par sa poutre entre deux roches assez hautes pour qu’il ait à peine les pieds qui touchaient terre. La position était rapidement devenue douloureuse. Quand Lyanne entendit les respirations se calmer, il décida de se libérer de tout cela. Son bâton de pouvoir avait servi de bâton de marche à l’un des gardes. Heureusement, il n’avait pas touché au tissu qui en couvrait l’extrémité. Son marteau, lui, avait rejoint le paquetage d’un autre. Lyanne se transforma en dragon. La position attachée lui était encore plus douloureuse. Il changea de taille, devenant suffisamment petit pour que les liens se relâchent. Il s’envola.
Vu d’en haut, il découvrit un monde façonné par les volcans. Plusieurs cratères dont certains inactifs formaient une chaîne de montagne. Derrière, il aperçut les éclairs des tempêtes qu’ils avaient traversées. Leur chemin les avait fait contourner un cône actif mais pas très haut. C’est lui qui donnait cette luminosité. De l’autre côté, il distingua une ligne de séparation. Il s’en approcha. La végétation reprenait ses droits. Il survola une partie du pays. Quelques champs çà et là montraient qu’il y avait des habitants, mais Lyanne ne vit pas de villages. Le vent avait des senteurs marines. Il le remonta pour se retrouver au-dessus d’une côte faite d’une succession de petites falaises entrecoupées de plage de galets. Au loin, il vit un forme anguleuse qui lui évoqua une forteresse. Virant sur l’aile, il repartit vers les terres noires où étaient restés Sounka et Ziepkaar.
Il se posa non loin du groupe. Il l’avait survolé. Tous les hommes dormaient plus ou moins profondément. Comme toujours quand il reprenait sa forme d’homme, son bâton de pouvoir et son marteau avaient réintégré son côté. Il avait fini par maîtriser cette magie liée à sa double nature. Sans bruit, il se rapprocha de ses deux compagnons, les libérant de leurs liens sans même les réveiller. Simplement après, il s’assit sur un rocher surplombant les lieux et attendit que le soleil se lève.
Il vit Sounka et Ziepkaar bouger tranquillement dans leur sommeil pour trouver une meilleure position. Il entendit se lever l’un ou l’autre de leurs gardiens, les vit aller se soulager un peu plus loin et revenir à tâtons à leur place. Celui qui passa au pied de Lyanne ne le vit même pas, ce qui le fit sourire.
Le soleil se leva dans une débauche de pourpre, d’or et de blancs. Les hommes se levèrent doucement. Ziepkaar se leva naturellement, oubliant qu’il devait être attaché. Il commença à déambuler cherchant un coin pour s’isoler. Pendant quelques instants, rien ne se passa et puis un des gardiens prit conscience de l’anomalie et hurla un avertissement. Cela réveilla Sounka qui n’eut pas le temps de bouger avant qu’une lance ne le bloque au sol. Ziepkaar se trouva pris en chasse par deux hommes pendant qu’un troisième hurlait que le prisonnier avait disparu. Ombre chinoise immobile dans le soleil levant, personne ne remarqua Lyanne. Ce fut le point de départ d’une grande agitation. Le chef se mit à hurler des ordres, pendant que ses guerriers s’agitaient, cherchant s’il ne leur manquait rien. Il y eut un cri quand on découvrit la disparition du bâton de pouvoir et presque immédiatement un deuxième quand on constata la disparition du marteau. Ziepkaar, qui avait déjà par deux fois échappé à ses poursuivants, commençait à fatiguer. D’autres hommes se joignant aux premiers, il semblait paniquer. Le hasard lui fit diriger ses pas vers le rocher où se tenait Lyanne. Dès que Ziepkaar fut passé derrière lui, il se mit debout et poussa un grand cri. Il vit se figer les guerriers en dessous de lui. Se reprenant rapidement, un des guerriers lui jeta sa lance que Lyanne esquiva sans difficulté. D’autres armaient leurs bras, quand un cri les bloqua. Leur chef avait crié un ordre.
Lyanne le vit s’approcher tranquillement pendant que les autres entouraient le rocher où il se trouvait.
- Rends-toi ! Tu  n’as aucune chance !
- C’est toi qu’à aucune chance, c’est un Homme-oiseau, hurla Ziapkaar de derrière le rocher.
Lyanne n’avait pas répondu. Il avait juste lentement pris son marteau de combat qui envoya des éclairs en reflétant les rayons du soleil levant.
Entre le cri de Ziepkaar et le calme de Lyanne, les hommes marquèrent un temps d’arrêt, jetant des coups d’œil vers leur chef. Ce dernier hésita.
- Qu’est-ce qu’un homme-oiseau ? demanda-t-il tout en regardant autour de lui. Préfère-t-il se rendre ou bien que son ami meure ?
Il avait fait un geste et le gardien avait appuyé un peu plus fort sa lance sur le ventre de Sounka.
Lyanne avait bougé comme il savait le faire, prenant même la forme d’un rouge dragon. Quand il se remit debout sur le rocher, un battement de paupière plus tard, la lance était en miettes et le gardien à terre.
- Devons-nous nous battre, homme d’ici ? demanda Lyanne.
- Vous avez volé un de nos bateaux.
- Je suis étranger à ce fait. Ce bateau m’a amené ici puisque tel est mon chemin.
- Alors les autres sont des voleurs et tu es complice.
- Que voulais-tu faire de nous ?
- Vous conduire en prison pour y être jugés !
- Où est-ce ?
L’homme était déstabilisé par ces questions posées calmement par un homme dont il sentait la puissance.
- Je n’ai pas l’autorité pour faire autre chose. Mes ordres sont clairs.
- Tes ordres te demandent-ils de te faire tuer ?
- Je dois remplir ma mission.
- Oui, Homme d’ici. Ta mission est de nous amener à cette prison. Bien. Est-ce cette forteresse à quelques jours de marche d’ici ?
- Ou..Oui, balbutia l’homme. Tu es déjà venu ?
- Si je t’accompagne, ainsi que mes compagnons, tu auras accompli ta mission. Mon chemin va vers ce lieu. Allons-y en paix.
- Si je refuse ?
- La mort sera votre lot.
Un des gardiens s’approcha de son chef et lui glissa quelques mots à l’oreille. Lyanne vit l’air étonné de son interlocuteur qui regarda son subordonné, puis vers lui, puis de nouveau vers son subordonné, pour lui dire :
- Es-tu sûr ?
L’homme répondit à voix basse mais ses mouvement de tête semblaient dire non.
Le chef se tourna vers Lyanne, rangea son épée et dit :
- Vous allez nous accompagner.
Puis se tournant vers ses hommes il ajouta :
- Rangez vos armes !

  
271
Ils avaient repris leur progression dans une atmosphère étrange. Sounka ne comprenait pas ce qui s’était passé. Lyanne se posait la question sur ce que l’homme avait murmuré. Il n’avait pas réussi à l’interroger. Son chef l’avait envoyé en avant, soi-disant comme éclaireur. Lyanne pensait plutôt qu’il était parti donner l’alerte. Ziepkaar était le seul heureux de la situation. Ils avaient quitté les roches noires pour une région agricole faite de petits lopins de terre isolés au milieu d’une nature assez pauvre. Les volcans avaient régulièrement dévasté la région par leurs cendres par le passé. Rares étaient ceux qui osaient venir tenter leur chance sur ces terres fertiles mais inquiétantes. Leurs gardiens marchaient autour d’eux dans une attitude qui se voulait amicale quand elle n’était que tension. Si les armes étaient au repos, elles n’étaient pas rangées. Seul Lyanne profitait du soleil présent, de la nature qui se battait avec les laves pour reprendre pied sur ce territoire. Il se sentait loin de sa terre d’origine. Un brin de nostalgie le traversait quand il n’avait pas été à la Blanche depuis longtemps. Il se promit d’y aller le soir même. Les volcans, derrière lui, lui rappelaient les Montagnes Changeantes. Il y trouverait bien un passage vers les terres blanches du Pays Blanc. Le contraste des terres était saisissant dans son esprit. Il pensa au grand dragon blanc et noir. Ici, on était dans un pays chaud à la terre noire, là-bas, dans une terre froide et blanche. Contraste encore, les dragons étaient des êtres de glace et de feu. Tout en marchant, alors que son corps se laissait aller à la régularité des pas qu’on alignait l’un après l’autre, ses pensées vagabondaient sur sa double nature.
Quand arriva le soir, il sentait qu’ici se passerait quelque chose d’important. Verrait-il enfin la fin de sa quête ?
- Des Gardiens !!! M’man, des gardiens !
Les cris provenaient de quelques enfants qui coururent jusqu’à une bâtisse faite de la pierre noire extraite du sol.
- Nous allons nous reposer ici, dit Katvia.
Pour Lyanne, c’est ainsi que sonnait le nom du chef des gardiens. Il était sûr qu’il le comprenait mal. Les sonorités étaient plus riches que ce qu’il entendait. Son autre nature lui soufflait des harmoniques que son gosier humain ne savait pas produire.
Ils venaient d’arriver dans une ferme bien tenue. L’homme qui apparut était râblé et avait la peau très sombre de ceux qui vivent dehors. Une troupe d’enfants se tenait derrière lui.
- Bienvenue, Gardiens des terres noires ! dit-il en avançant les mains hautes, paumes tournées vers l’avant. Soyez en paix sur ma terre.
Katvia répondit de même et leurs mains se touchèrent rituellement.
Le fermier regarda vers Sounka.
- Vous avez des prisonniers ?
- Non, Litchu. On parlera d’invités. Ils nous accompagnent.
- Ah ! Je vois. Alors, ils dormiront dedans. Ici traînent des loups.
Ce fut au tour de Katvia d’être étonné.
- Des loups ? Mais cela fait des générations qu’on n’avait pas signalé de loups sur les terres noires.
- Un de mes fils les a vus. Ils sont aussi noirs que la terre. Peut-être même sont-ils fils du volcan ?
- Des loups ? reprit Lyanne qui s’était approché des deux hommes. Et des loups noirs ?
- Oui, étranger. Des loups noirs aussi hauts que des hommes a dit mon fils. Mais peut-être sont-ils déjà loin ? Ce serait préférable pour nous.
- Ont-ils attaqué tes bêtes ?
- Non, heureusement pour nous. Les mises-bas ont été rares cette année. Nous avons besoin de toutes nos bêtes pour survivre.
- Ta famille est nombreuse, Lichu. Je comprends, reprit Katvia. Je vais envoyer des hommes voir les traces avant que la nuit ne soit trop noire.
- Puis-je les accompagner ? demanda Lyanne. Je connais les loups noirs. Mon pays en abrite.
Pour toute réponse Katia haussa les épaules. Il donna des ordres et trois hommes accompagnés de Lyanne suivirent le fils du fermier.
Dans la lumière déclinante, ils arrivèrent près d’une mare. Ils en firent le tour inspectant les traces laissées par les larges pattes des canidés.
- J’ai jamais vu ça, dit un des gardiens. Il y a toute une meute. Elle est venue boire et est repartie. J’espère qu’elle est loin.
Lyanne pendant ce temps, contemplait le paysage autour. C’était une lande faite de buissons et de bosquets d’arbres aux branches tordues, entrecoupée de place en place de prairies plutôt maigres.
Il les sentit sans les voir. La meute était tout autour d’eux, attentive. Il sentit le désir de chasse qui en émanait.
- La lumière est mauvaise ce soir. Nous ne verrons rien. Rentrons !
Lyanne se tourna vers celui qui avait parlé. Katvia l’avait nommé chef du détachement. Il transpirait la peur par toute son attitude. Les autres ne valaient guère mieux et furent unanimes à accepter de retourner à la ferme.
- Allez devant, dit Lyanne. Je vais vérifier ces buissons et j’arrive.
Personne n’argumenta ses paroles. Ils partirent à grands pas, l’arme à la main, précédés du jeune qui se retenait pour ne pas courir. Ils disparurent bientôt derrière un repli de terrain. Les loups qui avaient senti la présence humaine attendirent que le nuit fut bien noire pour se lever. Lyanne en compta trois mains, dix adultes et cinq jeunes. Il les entendit se répartir tout autour de lui. Il était la proie et eux les chasseurs. Il s’assit sur un rocher et attendit l’approche. Le premier à apparaître fut un grand mâle sur sa droite. Puis ce fut au tour de la femelle alpha de se montrer.
- La nuit est belle, Chasseresse !
Les yeux jaunes de la louve brillèrent avec plus d’éclat.
- Tu parles notre langue, proie-homme. C’est la première fois que je vais manger une proie qui parle notre langue.
- Es-tu sûre que tu veux me manger ? Une proie muette serait plus dans tes habitudes.
- La meute a faim, proie-homme. Les autres ont fui. Toi, tu es resté. Tu es la proie.
- Une meute comme la tienne évite de chasser les hommes. Pourquoi le ferais-tu aujourd’hui ?
- Notre territoire est plus loin, proie-homme. Ici les proies sont dans des maisons en pierre la nuit. Toi, tu es là.
Lyanne sentait la présence des autres loups se rapprocher. La louve s’était assise sur son arrière-train.
- Que viens-tu faire ici, si ton territoire est ailleurs ?
- Il y a eu un Appel. Il y a longtemps que nous n’avions pas entendu l’Appel.
- Où est l’appelant ?
- Nous avons été jusqu’aux terres qui brûlent sans le trouver. Maintenant la faim est là, et toi aussi.
- Je pourrais être l’appelant.
- Non, tu es la proie…
Elle n’avait pas fini qu’elle avait bondi sur Lyanne. Le bruit des mâchoires claqua dans la nuit. Tous les loups bondirent en arrière quand le grand dragon rouge ferma sa gueule sur la louve. Lyanne laissa retomber le corps sans vie et regarda autour de lui. Tous les loups étaient aplatis par terre, la queue entre les jambes et les oreilles basses.
- Qui est la nouvelle alphe ? demanda-t-il.
Une jeune louve au regard lumineux s’approcha :
- Tu es l’appelant ! Nous sommes tes serviteurs !
- Quel est ton nom, meute de loups noirs ?
- Hapsye fille de Praznik, fille de Nanzo, fille de RRling.
- Quand as-tu entendu l’Appel ?
Les loups noirs ne vivant pas le temps comme les humains, Lyanne vit une image se former dans l’esprit de Hapsye, une image de tempête et de volcan, de vent et de mort. Il eut la certitude de la concordance entre sa chute et l’Appel.
Une autre image se forma, celle de loups chassant les gardiens.
- Ma volonté est autre, Hapsye. Connais-tu la forteresse qui surplombe la mer ?
La meute réagit en évoquant le château qu’il avait aperçu lors de son dernier vol, une forteresse de pierres blanches surplombant la mer.
- La pierre est trop dure pour nos crocs. Nous ne pouvons y pénétrer.
- Hapsye, tu seras mes yeux. Va, et explore le pays.
- Pourrons-nous chasser ?
- Oui, évite les humains.
Lyanne reprit une forme humaine et la jeune louve vint poser sa tête sur ses genoux. Ses yeux avaient presque la même couleur que les siens.
- Nous attendions depuis longtemps que tu appelles, maître.
Derrière elle, tous les loups vinrent faire soumission. Quand l’oméga eut rendu son hommage, Lyanne les vit s’élancer dans la nuit. Coureurs infatigables, ils verraient leur but avant que la nuit ne soit achevée.
Il se leva et, dans un grand mouvement d’ailes, partit pour la Blanche.

Il ne revint qu’au matin dans le pays aux roches noires. Il avait été jusqu’à son château dans la plaine glacée. Là-bas, le jour se ferait attendre encore un moment. La nuit y était étoilée et la neige immaculée. Il avait fait le bonheur de ses vassaux en arrivant à l’improviste. Les Gowaï avaient fait la fête en son honneur. Lyanne avait joué avec le temps dans les dédales des Montagnes Changeantes pour revenir près de la ferme avant le jour. Il se posa près de la mare. Le cadavre de la louve noire était encore à terre. Un seul de ses crocs l’avait transpercé. Il eut un sourire, sortit sa dague et regarda. La lame avait la bonne largeur. Il souleva le corps sans vie et le chargea sur ses épaules :
- Toi qui as été dans la désobéissance, tu vas quand même te mettre à mon service.
Les premiers rayons du soleil perçaient à travers les nuages quand il arriva devant la ferme. Il vit les gardiens sursauter et prendre leurs lances quand il déboucha entre deux bosquets.
- Les loups ne seront plus une gêne pour Litchu et sa famille, dit-il en déposant le corps de la louve sur un muret.
Katvia sortit en trombe pour venir voir. Il regarda Lyanne, la louve et encore Lyanne.
- Comment l’as-tu tuée ?
Lyanne sortit sa dague et dit :
- Je l’ai transpercée. Les autres sont partis. Elle les dirigeait et les dirigeait mal.
Un regard de crainte passa dans les yeux des spectateurs. La louve était grande, plus grande que ce qu’ils se représentaient. Un des moins craintifs s’était approché de l’animal :
- Ya qu’une plaie, Chef !
Litchu était aussi arrivé. Il regarda la louve :
- Es-tu sûr qu’ils sont partis ? Une telle meute dans les parages et c’est tout mon troupeau qui y passe.
- On peut suivre leurs traces, la meute est partie par là, dit-il en montrant la direction approximative de la forteresse. Profite de sa peau. Elle fera une riche parure.
Litchu salua pour remercier et rentra en courant en appelant sa femme. Ce fut au tour de Katvia de s’approcher :
- On t’a cru mort, quand on a vu que tu n’étais pas rentré. Mais tu es plus dur que je ne le pensais
- Je t’ai dit, Katvia. Je connais les loups, mon pays en abrite.
- Va manger, nous allons partir bientôt. 


272
Les commentaires allaient bon train tandis qu’ils marchaient. Les gardiens échangeaient sur l’exploit de Lyanne. Tuer une telle bête d’un seul coup de dague et survivre à une rencontre avec la meute, leur semblait impossible pour le commun des mortels. La question de qui était Lyanne, commença à se poser. Pour Zounka et Ziepkaar, les choses étaient différentes. Un homme oiseau ne pouvait avoir que de tels pouvoirs et bien d’autres. Lyanne ressentait la différence, les armes étaient rangées, les gardiens déférents. Il avait noté qu’il en manquait un autre. Katvia devait avoir envoyé encore un messager.
La marche était agréable. On sentait des bouffées d’air du large qui commençaient à annoncer la mer. Les deux Cousmains retrouvaient une certaine joie de vivre. Ils s’étaient vus prisonniers bons à enchaîner et maintenant, ils marchaient en hommes libres entourés de gardiens pleins de bonhommie.
Quand le soir arriva, le soleil éclaira la masse lointaine de la forteresse. Katvia la contempla aussi. Si Lyanne pensait à Hapsye, à quoi pensait Katvia ?  Il y avait dans cette forteresse quelque chose à la fois d’attirant et de dangereux. L’instinct de Lyanne ne savait pas choisir.
Ils furent accueillis dans un fortin. D’autres gardiens y logeaient. Lyanne nota l’organisation. Ce pays ne semblait pas avoir d’armée organisée. Les gardiens lui rappelèrent la police dans certaines villes qu’il avait traversées. L’armement restait léger. Après quelques mots de Katvia, ils furent acceptés et invités à partager le repas.
- Alors Katvia, dit le chef de la tablée, tu as ramené un drôle d’invité aujourd’hui.
Ce dernier fronça les sourcils. Manifestement, il aurait préféré que le repas se passe sans évoquer ces événements.
- Tu sais qu’on a vu passer une meute de loups, ce matin. Ils couraient comme s’ils avaient eu la queue en feu.
- Ska, tu n’as jamais su tenir ta langue, répondit Katvia. Nous sommes fatigués ce soir. Demain, une longue marche nous attend.
- Allons Katvia, une bonne histoire, on refuse pas de la raconter. J’ai entendu dire qu’un loup était mort…
- C’était une louve…
La voix de Lyanne fit venir le silence.
- C’était une louve qui ignorait ce que doivent savoir les loups. Elle en est morte. Faut-il se réjouir de la mort ?
Le dénommé Ska vida une nouvelle fois sa coupe et la remplit à nouveau :
- Quand c’est la mort de mes ennemis alors je me réjouis. Qui peut aimer les loups ? On ferait mieux d’extirper cette engeance de la terre, voilà c’que j’dis.
Et il vida sa coupe d’un trait sans quitter Lyanne des yeux.
- Que sais-tu de la vie et de la mort ? As-tu l’oreille des dieux ?
- D’abord t’es qui pour m’parler comme ça ? répondit Ska en se levant. T’es qu’un sale voleur d’étranger qui te crois plus malin parce que t’as tué un loup, mais tu fais pas peur…
Autour de lui certains s’étaient levés pour essayer de le calmer. Il les avait repoussés violemment, vidé une nouvelle fois sa coupe et s’était mis debout. Il était grand et massif. Il dégaina une dague :
- T’vois moi aussi j’ai une dague et j’fais faire un trou, comme ça on pourra faire un manteau d’ta peau. Il s’était rué sur Lyanne qui était encore assis.
Comme à chacun de ses combats, son temps intérieur s’accéléra. Pour Lyanne, Ska bougeait comme un escargot. Il eut le temps de se lever, de sortir son marteau, d’exploser la lame en la frappant et d'assommer son propriétaire d’un autre coup. Ska s’étala par terre renversant tables et tabourets. Lyanne eut même le temps de ranger son marteau avant que son temps propre ne rejoigne le temps commun.
- Je crois qu’il a trop bu pour combattre, ajouta Lyanne en relevant son tabouret.
Les autres présents regardèrent Lyanne, puis Ska, puis Lyanne, pour finir par regarder Katvia.
- Dégagez-le, dit ce dernier. Que trois hommes le couchent… et surveillez-le. Il est aux arrêts. Je ferai un rapport en arrivant là-bas.
Puis se tournant vers Lyanne, il déclara :
- Ça n’aurait jamais dû arriver !


273
Le lendemain matin, Lyanne se retrouva isolé. Sounka et Ziepkaar marchaient devant avec le guide. Les gardiens laissaient de l'espace entre eux et Lyanne qui suivait les premiers. On avait quitté les terres noires fertiles et dangereuses pour s'engager dans une lande encore marécageuse par endroit.
Il accueillit l'arrivée de la pluie comme une bénédiction. Chacun se couvrit d'une cape et marcha en regardant ses pieds.
Ils avancèrent ainsi sous un ciel bas et noir. Rapidement l'humidité les envahit. Les capes devenues lourdes, laissaient passer une partie de l'eau. Tout le monde marchait en silence. Seul le bruit des pas sur le sol détrempé troublait la pesanteur de l'atmosphère. Les bêtes elles-mêmes se terraient. Ils traversèrent à gué plusieurs ruisseaux qui enflaient au fur de la journée.
Katvia fit faire la pause du milieu du jour dans un bosquet d'arbres chétifs qu'on apercevait de loin dans cette lande. Il reprocha au guide la lenteur de leur progression. Ce dernier répliqua qu'en cette saison, l'eau envahissait beaucoup de bons chemins. Les détours étaient nombreux pour trouver des passages praticables. Katvia le somma d'aller plus vite. Le guide prit l'air contrarié. Le groupe s'était entassé sous plusieurs capes tendues comme des bâches entre les troncs tortueux. Le moral était bas.
La pause fut courte. Tout le monde reprit son cheminement silencieux à la queue leu leu. La pluie continuait forte et continue. Le guide malgré sa connaissance du milieu dut leur faire rebrousser chemin plusieurs fois. Katvia devint de plus en plus nerveux à chaque erreur. Devant un chenal intraversable, il perdit même son sang froid et frappa le guide l'envoyant rouler à terre. Ce dernier se releva en lui jetant un regard de haine pure qui s'effaça quand Katvia releva sa trique. Le guide rampa un peu plus loin et se releva en montrant un petit épaulement de terrain couvert de buissons. Il avança rapidement montrant un chemin. Il distança le groupe d'une trentaine de pas, monta d'un côté pour revenir sur ses pas et prendre une autre trace aussi peu marquée. Lyanne levant un peu les yeux pour regarder où aller, le vit arriver en haut, se retourner, leur faire signe de le suivre et disparaître entre les plantes. Quand il arriva en haut, il se heurta au gardien qui le précédait.
- Et maintenant... On va où ?
Lyanne regarda à son tour. Sous le rideau de pluie qui grisait l'horizon, le guide avait disparu. L'arrivée de Katvia ne rassura personne. Il tempêta, vitupéra, hurla au guide de revenir mais rien n'y fit. Ils se retrouvèrent seuls dans ce labyrinthe d'eau et de boue. Lyanne sentit la peur des hommes. Il entendit l'un ou l'autre chuchoter l'histoire des patrouilles perdues dans ces terres incertaines.
- On va tous crever.
Katvia se retourna violemment en exigeant de savoir qui avait dit cela sans obtenir de réponse.
Ce fut Ziepkaar qui interrompit ses vitupérations :
- Ben... Ya qu'a suivre le courant... On arrivera à la mer.
Le regard de Katvia fut le seul à s'illuminer. Les autres n'étaient pas plus rassurés par cette option que par celle d'attendre.
- On a des vivres pour trois jours. En se rationnant on peut tenir six. On va faire ce que dit l'enfant. Là on avisera.
Les visages se fermèrent mais aucun n'osa désobéir. Chacun se mit à scruter l'eau. Seul Lyanne regarda vers le ciel. Les nuages couraient encore nombreux. Il les sentait moins épais. Il espérait que la pluie cesse avec la fin du jour.
Sounka fut le premier à donner la direction. Katvia l'associa à un gardien et les envoya ouvrir la route. Lyanne se retrouva au milieu du groupe. L'avancée devint rapidement difficile. Ils devaient souvent marcher dans la boue ou dans la vase.
Quand la nuit arriva, ils n'avaient que très peu progressé. Katvia fit dresser un bivouac sur le seul espace à peu près plat qu'il trouva. Heureusement la pluie se transforma en crachin.
- On devrait faire du feu !
La remarque de Lyanne fit apparaître quelques sourires crispés.
- T'as qu'à essayer, toi qu'es si fort...
- J'ai repéré des herbes comme celles de mon pays. Je dois pouvoir les allumer malgré la pluie.
Katvia haussa les épaules en signe d'assentiment :
- Il ne faut pas aller trop loin...
Lyanne hocha la tête et s'éloigna d'une dizaine de pas. Il trouva une sorte de buisson bas qui lui évoqua le bois de la forge de Kalgar. Il en fit un tas.
- T'vas faire comment  ? T'as même pas de pot à feu !
- Écarte-toi, répondit Lyanne au gardien qui le surveillait. C'est un des secrets de mon peuple.
L'homme s'éloigna en grommelant. Lyanne se pencha, cachant aux autres ce qu'il faisait. Bientôt une fumée blanche s'éleva. Elle fut suivie du bruit du crépitement du petit bois qui s'enflamme.
Quand Lyanne se releva, un bon feu éclairait la nuit naissante.
Si les gardiens se précipitèrent pour se chauffer, Katvia regarda Lyanne qui allait voir Sounka, de plus en plus surpris.
Avec la nuit, arriva l'angoisse. Autour d'eux, ils entendaient des bruissements, des grognements. Ils firent un tour de garde sur l'ordre de Katvia qui les engueula de prêter l'oreille aux légendes de vieilles femmes. Il affirma péremptoire que le monstre des marais n'existait pas.
L'attaque eut lieu au milieu de la nuit. Une des deux sentinelles donna l'alerte avant de mourir. L'engagement fut violent. Ziepkaar hurla quand une lance se leva au-dessus de lui. Elle n'atteignit jamais son but. Une gueule énorme se referma sur la lance et son porteur, faisant craquer les os en un bruit écœurant. Un rugissement acheva de mettre en fuite les assaillants qui furent poursuivis par le monstre.
Le feu avait été dispersé pendant l'engagement. Le regroupement des gardiens prit du temps. Katvia fit l'appel : quatre noms ne répondirent pas. Puis il repéra ses trois prisonniers qui revenaient  avec des branches assez rougeoyantes pour redonner du feu.
- Vous n'êtes pas blessés ?
- Rien qu'une égratignure, répondit Sounka. La lance m'a raté de peu et puis le monstre est arrivé.
- Tu l'as vu ?
- C'était énorme. J'ai vu une gueule pleine de crocs.
- Moi aussi, j'l'ai vu. C'était gros comme une montagne, s'exclama Ziepkzaar.
- Et toi, tu ne dis rien, demanda Katvia en regardant Lyanne.
- J'en ai assommé un... Et puis c'est arrivé. J'ai entendu le bruit de ses mâchoires et la fuite des autres. Le temps que je me ressaisisse, tout était fini.
Les gardiens survivants firent des récits parfois contradictoires.
- Peut-être vont-ils revenir ?
- Je ne crois pas, dit Katvia. Mais nous allons veiller.
- Qui nous a attaqués ? demanda Lyanne. J'aime savoir qui je tue et pourquoi.
- Ce sont les hommes des marais. Le guide était l'un d'entre eux. Ces bâtards ont un sens de l'honneur particulier.
- Ils nous ont attaqués parce que vous l'avez frappé, si je comprends bien.
Katvia ne répondit rien. Il détourna la tête pour aller s'occuper des survivants.
Ziepkaar prit la main de Lyanne et l'attira vers lui. Lyanne se pencha pour entendre Ziepkaar lui murmurer à l'oreille :
- C'est toi qui nous a sauvés. Ya qu'toi pour faire ça.
Quand le jour se leva, la pluie avait cédé la place à un ciel bas et gris. Le vent s'était mis à souffler en rafales. Les gardiens passèrent la matinée à faire une sépulture pour leurs compagnons morts au combat. Pendant ce temps, Lyanne et ses deux compères explorèrent les environs. Ils trouvèrent plus d'une dizaine de corps morts. Affreusement mutilés, ils témoignaient de la violence de ce qui était arrivé.
- Regarde, des traces de pas, fit remarquer Sounka.
Lyanne se pencha pour les examiner.
- On dirait plutôt un animal.
Il fit quelques pas en suivant les traces.
- Ce sont des traces de loups...
- Mais elles sont énormes, s'exclama Ziepkaar.
- Oui, répondit Lyanne. La meute de loups noirs est passée par ici.
Quand les gardiens eurent terminé leur cérémonie, Lyanne fit part de la découverte à Katvia.
- Les loups sont passés. Ils ont trouvé le chemin. Si nous les suivons, nous passerons.
- Mon pisteur est mort, répondit Katvia. Il vaut mieux aller vers la mer.
- Je sais suivre la piste qu'un autre a tracée.
Katvia le regarda curieusement. Il sembla peser le pour et le contre.
- Bon, on va te faire confiance... dit-il enfin.
Ils se mirent en route. Lyanne était devant. Devant ses yeux d'or, la piste était évidente. Il marchait vite. Quand vint le soir, ils s'installèrent sur un petit tertre. De nouveau Lyanne alluma le feu. Ils firent cuire des tubercules qu'ils avaient ramassés lors d'une pause.
Katvia semblait nerveux. Il fit signe à Lyanne de venir le voir.
- La piste des loups est une bonne piste. Nous avons bien progressé. Si demain nous marchons aussi bien, nous devrions sortir d'ici. Alors je devrais te remettre aux militaires, puisque tu es un voleur de bateau.
- Oui, tel est ton devoir.
Katvia remua sur son siège.
- Je pensais que si demain quand nous serons près de la sortie des marais, vous vous enfuyiez... Je n'aurais pas les hommes pour vous poursuivre...
- Je comprends... Mais je suis venu de très loin pour trouver cette terre. Alors fais ton devoir. Tu diras ce qui s'est passé.
- Les militaires ne sont pas les gardiens. Ils sont très durs. Tout le monde tremble devant eux. Seule la reine ou le roi ont autorité.
- J'entends... Je vais réfléchir.
Lyanne resta en silence. Katvia l'interrogea au bout d'un moment :
- Tu avais quelque chose à me dire ?
- Oui. Des hommes nous ont suivis. J'ai vu leurs silhouettes. Ils sont très discrets. Je les sens. Je crains une autre attaque.
Katvia jura plusieurs fois.
- À combien les estimes-tu ?
- Je dirais deux fois comme hier.
Après une nouvelle bordée de jurons, Katvia remercia Lyanne.
- Nous allons nous mettre en position de défense. Nous vendrons chèrement nos vies.
- Laisse-moi aller repérer avant de bouger. Cela rendra la défense plus facile.
Katvia acquiesça et commença à donner des ordres.
Lyanne s'éloigna du campement tranquillement comme quelqu'un qui va se soulager. Une fois accroupi, il se déplaça sans bruit devenant ombre dans le crépuscule. Il contourna les hommes des marais et se présenta à eux en arrivant dans leur dos.
Le premier qui le vit attaqua en hurlant et se retrouva immédiatement assommé aux pieds de Lyanne. Deux autres subirent le même sort avant que s'avance un homme.
- Qui es-tu, toi qui sais te battre ?
- Je viens en paix vous proposer de vous laisser la vie.
- Tu es seul... Nous sommes nombreux.
- Tu as vu ce qui est arrivé. Je peux faire pire. Je peux appeler le monstre qui est venu hier soir et pas un de vous ne survivra.
Lyanne entendit murmurer ses interlocuteurs.
- J'entends tes paroles, homme qui sait se battre. L'honneur a été bafoué. Seul le sang peut laver l'offense. Tu n'es pas celui qui nous a insultés. Pars, nous ne combattrons pas. Reste, tu deviendras notre ennemi.
- Alors nous allons nous combattre.
Lyanne n'avait pas fini de parler que tous l'attaquèrent.
Dans la nuit, le combat fut violent. Les hommes des marais luttèrent bravement mais ils ne faisaient pas le poids devant Lyanne. Les deux derniers qui tentèrent de s'enfuir ne virent même pas la mort arriver.
De retour au campement, il répondit à Katvia qui l'interrogeait :
- Ils sont dans l'incapacité de se battre. Nous pourrons dormir tranquille.
- Mais tous ces cris et ces bruits de combat ?
- Ils ont rencontré un ennemi plus fort qu'eux.

Comme l'avait annoncé Lyanne, la nuit fut tranquille. Le vent avait dispersé une grandeur partie des nuages. Ils se remirent en route avec un certain entrain.  La perspective de sortir vivant de ce lieu de mort les stimulait. Alors qu'il passait un ruisseau en milieu d'après-midi, Lyanne remarqua que Katvia et ses hommes étaient maintenant loin derrière. Il se tourna vers Sounka et Ziepkaar :
- Sounka, vois-tu ces traces ? Elles vous conduiront en lieu sûr. Les loups noirs seront vos amis.
Il interrompit Ziepkaar qui voulait dire quelque chose.
- Le moment est venu de se séparer. Nous nous reverrons bientôt.
Lyanne les regarda partir.
Quand Katvia arriva, il demanda :
- Où sont les autres ?
- Ils sont plus loin sur le chemin. Ici la terre est ferme. Bientôt tu trouveras tes repères.
Lyanne se remit en marche. S'appuyant sur son bâton, il monta une marche de pierre. Il vit les traces légères des pas de Ziepkaar et celles un peu plus nettes de Sounka. Elles devenaient indiscernables sur la dalle rocheuse sur laquelle il s'engagea. Plus loin, il vit sur sa gauche les traces de rochers en rochers. Regardant à droite, il découvrit un chemin bien tracé. Se retournant, il le vit longer la marche de pierre et s'éloigner vers les marais. Il s'arrêta, regarda Katvia et lui dit :
- Ce chemin semble conduire vers les tiens.
- Tu as choisi...
- Oui. J'irai au bout de ma quête.


274
La rencontre avec les militaires se fit à la fin de la matinée. La patrouille avait fière allure. Les uniformes étaient en bon état. L'armement comportait une épée, une lance ou un arc. Elle était forte d'une vingtaine d'hommes.
Lyanne admira la manœuvre. Quiloma aurait apprécié. Il resta au repos appuyé sur son bâton de pouvoir, enveloppé du manteau des hommes-oiseaux.
Un gradé s'avança vers Katvia. Les gardiens aux tenues boueuses et à la mine fatiguée faisaient triste figure.
- Les messagers parlaient de trois prisonniers. Où sont-ils?
- Nous avons été accrochés par les hommes des marais. Je n'avais pas assez d'hommes valides pour surveiller celui-là et les deux autres.
- Qu'est-ce qu'il a de particulier ?
- C'est le meilleur guerrier que j'ai jamais vu.
En entendant cela, le gradé fit un geste. Immédiatement cinq archers se mirent en position de tir. Lyanne les regarda faire sans bouger, comme si tout cela ne le concernait pas.
- Et les autres? demanda le gradé.
- Il y a un boiteux et un gamin. Eux sont des Cousmains, mais pas celui-là. Ils semblaient en adoration devant lui. Ils l'appelaient " homme-oiseau".
- Homme-oiseau dis-tu ?
- Oui, homme-oiseau.
Le gradé dégaina son épée et s'approcha de Lyanne toujours immobile.
- Tu as entendu ? Es-tu un vrai homme-oiseau ?
-  Les Cousmains l'ont cru et sont en vie. D'autres ont refusé de croire et sont morts, répondit Lyanne en le regardant dans les yeux.
Le gradé affermit sa prise sur l'épée, passa derrière Lyanne. Il s'arrêta un instant et continua son tour. Revenu devant Lyanne, il lui dit :
- Ce manteau n'est pas à toi. Toi aussi, tu es un voleur.
- Tu dis des vérités et des mensonges. Ce manteau reposait sur un homme mort depuis longtemps. Je l'ai ramassé.
- Voilà des générations qu'a disparu le dernier homme-oiseau et tu arrives ici avec son manteau.
- Mes pas ont suivi les signes.
- D'où viens-tu ?
- Je viens de très loin, là où la terre gèle et où le blanc domine.
- Tes paroles sont des énigmes pour moi. Mon chef t'interrogera. Tu vas venir avec nous. Donne-moi tes armes.
Lyanne eut un sourire :
- Je porte simplement un marteau de forge à la ceinture.
- Où sont les autres armes?
- Qu'en ferais-je ?
Le gradé eut un geste d'énervement :
- As-tu une épée ou autre chose ?
- Je te réponds par la négative. Ces choses-là me sont inutiles.
- Mes archers vont te suivre. Au moindre geste suspect, ils t'abattront.
Le gradé se tourna vers Katvia :
- Quant à toi, va faire ton rapport immédiatement.
Les gardiens saluèrent et partirent, l'air encore plus las. 


275
Lyanne retrouva la rigueur des guerriers blancs. Les déplacements et la vie durant les quelques jours que dura le voyage furent marqués de la même rigueur que celle qu'on lui avait enseignée. Jamais on ne le laissa seul. A tour de rôle, trois archers le surveillaient. Le gradé n'avait pas cherché à l'interroger plus. Il n'avait pas essayé de l'entraver ni de lui supprimer son marteau. Les soldats le traitaient bien tout en gardant leurs distances. Les chemins étaient bien entretenus et, pour ceux qu'ils empruntaient, étaient assez larges pour que trois hommes marchent de front. Ils traversèrent de petits villages assez pauvres. Les paysans saluaient bien bas quand ils en croisaient. Lyanne avait l'impression que le plus souvent les paysans cherchaient à éviter la rencontre.
Il pensa que le roi de ce pays gouvernait d'une main de fer.
Il remarqua que la patrouille ne suivait pas la route dont Katvia avait parlée. Elle devait avoir un itinéraire et ne changeait rien malgré sa présence.
Ce n'est que quelques jours plus tard que Lyanne vit la silhouette de la plus haute tour de la forteresse dans le soleil couchant.
Comme personne ne lui parlait, Lyanne ne demanda rien. Il estima qu'ils y seraient à la fin du prochain jour.
Le temps changea avec de lourds nuages qui montaient de la mer. Ils longeaient la mer sur une falaise couverte d'une herbe courte. Lyanne s'arrêta un instant et regarda.
Dominant la mer, il découvrit un grand château dont les pierres blanches tranchaient sur la falaise noire. Il était construit sur un promontoire dont la mer battait les pieds de ses vagues. Imprenable fut le premier mot qui lui vint à l'esprit. Un soldat interrompit le cours des ses pensées en lui faisant signe d'avancer. Lyanne reprit sa marche. L'arc à moitié bandé, le soldat lui emboîta le pas. C'était un archer redoutable. Lyanne l'avait vu chasser. D'une flèche, il était capable de toucher un oiseau en vol. C'était aussi le plus ancien.
Ils marchèrent ainsi jusqu'à la pause, longeant le bord. Si Lyanne avait l’œil attiré par la forteresse, il ne fut pas sans remarquer à la limite de son champ de vision, une ombre noire aussi rapide que fugace. Alors qu'il tournait la tête un peu brusquement pour mieux détailler l'ombre entr'aperçue, il vit l'archer regardant dans la  même direction. Il l'entendit jurer et le vit cracher par terre. Un des soldats lui demanda ce qui se passait. L'archer répondit :
- Qui croise la meute, croise la mort.
L'autre blêmit :
- T'as vu la meute ?
- Ça fait plusieurs fois que j'en vois l'ombre.
Le gradé qui avait entendu, intervint :
- Vous n'allez pas croire ces contes de gamins... Allez, en route !
La patrouille repartit sur le qui-vive. Chacun de ses membres scrutait tout autour.
Avec la nuit, les hommes devinrent nerveux. Aucun n'osa s'isoler sans prendre une torche. Quand ce fut au tour de Lyanne, on lui imposa de porter la torche pendant que l'archer le tenait en joue. Lyanne s'éloigna un peu, posa la torche, s'accroupit et...
Deux yeux jaunes apparurent un peu plus loin pour disparaître immédiatement. L'archer décocha sa flèche sans réfléchir, visant entre ces deux yeux tout en donnant l'alerte. Immédiatement, en soldats bien entraînés, ils furent prêts au combat. Un moment passa simplement troublé par le crépitement du feu et la lueur des torches.
Le gradé jura :
- Où est le prisonnier ?
Deux hommes envoyés en reconnaissance, firent le constat de sa disparition.

Alors que l'émoi secouait le camp, Lyanne retrouva avec plaisir, Hapsye.
- Tes amis vont bien, expliqua la louve. Ils sont inquiets.
- Allons les voir.
La louve partit au galop suivi de Lyanne volant.
Ziepkaar bondit de joie en le voyant arriver. Sounka fut plus mesuré mais visiblement soulagé.
- Les loups nous ont guidés, mais comme des loups.
Cela fit sourire Lyanne qui imagina très bien l'état d'esprit des humains quand claquaient les mâchoires des loups près de leurs mollets.
- Ils ont fini par nous prendre comme cavaliers. Là aussi j'ai eu très peur.
La louve alpha s'approcha. Elle avait la tête à la hauteur de la tête de Ziepkaar.
Pour Sounka, la louve émit une série de grondements et de ronronnements. Il fut étonné d'entendre Lyanne lui répondre.
- Non, Hapsye, ils ne peuvent pas te comprendre. Garde-les, protège-les. Je te ferai signe quand le moment sera venu. Je vais à la grande maison de pierres blanches.
La louve gronda.
- Oui, elle avait raison, celle qui avant toi, était alpha. C'est un lieu de puissance. Mais pour l'instant, il est au repos.
De nouveau la louve s'exprima.
- Bien, je vois comme tu vois. Cette forêt sera un très bon refuge.
Lyanne se tourna vers Sounka.
- Vous allez les accompagner à une journée d'ici. C'est un refuge sûr. Hapsye me parle d'une personne de paix qui y vit.
- Qu'est-ce qu'elle entend par là?
- Les loups noirs ne pensent pas comme les humains. Je ressens ce qu'elle me transmet. Là-bas vous serez à l'abri. Je vais repartir. Les soldats doivent être dans tous leurs états.
- Tu reviens quand Homme-oiseau ?
Ziepkaar tenait le manteau de Lyanne et le regardait d'un air implorant.
La louve gronda doucement.
- Oui, Hapsye, c'est un louveteau prometteur.
Lyanne regarda autour de lui. Il repéra un arbrisseau.
- Coupe-le Ziepkaar.
Le jeune garçon sortit son couteau et s'acharna sur le tronc. Quand il eut cédé, Lyanne lui dit :
- Grave-le. Regarde-le bien et grave-le. Si tu regardes avec beaucoup d'attention tu y verras l'oiseau qui est déjà dedans. Tu n'auras qu'à le révéler.
La lune se cacha derrière un nuage, plongeant le paysage dans le noir. Lyanne fit un signe à Hapsye et s'éloigna.
Il vola rapidement jusqu'au campement des soldats. Le feu brûlait toujours. La moitié des soldats était couchée. Les autres scrutaient la nuit. Lyanne les survola. Il en repéra deux qui patrouillaient autour du camp. Ils se dirigeaient vers un petit canyon. Lyanne décida de les y rejoindre. Ils étaient les yeux écarquillés dans le noir, immobiles attendant que la lune réapparaisse. Le bruit que fit Lyanne en se posant les alerta. Ils préparèrent leurs lances. Quand la lune se découvrit, Lyanne était devant eux.
Le gradé n'avait rien demandé à Lyanne. Il avait profité de l'aube naissante pour reprendre la route. Il fit presser le pas et réduire les pauses. Ce dont personne ne se plaignit. Ils couvrirent ainsi plus de la moitié de la distance qui les séparait de la forteresse. C'est le gradé lui-même accompagné de deux archers qui surveilla Lyanne cette nuit-là.
L'arrivée du jour fut un soulagement manifeste pour les soldats. Lyanne les sentit moins nerveux. C'est presque joyeux qu'ils se mirent en route. La marche bien que rapide était facile. Le soleil était à peine au- dessus de l'horizon quand ils atteignirent un petit sommet. La masse imposante de la forteresse se dressa non loin. Sur un signe du gradé, un soldat prit son cor et sonna. Il y eut un moment de silence et une réponse arriva. Elle fit sourire le gradé. Tous se remirent en route le cœur léger. En les voyant Lyanne évoqua les tracks sentant l'écurie.
Il regarda le chemin qui restait. On voyait  un plateau entre eux et la forteresse, entaillé par la vallée d'un cours d'eau. La terre était toujours aussi noire. Les plantes aux feuillages vert foncé tranchaient sur le sol noir du chemin. Quand ils approchèrent de cours d'eau, le chemin devint raide. Lyanne sentit les cailloux rouler sous ses pieds. Il redoubla d'attention s'aidant de son bâton pour se stabiliser. Devant et derrière lui, il entendit les soldats prendre aussi leurs précautions.
Le tremblement de terre les prit par surprise. Lyanne se plaqua au sol dans les buissons du bord du chemin. Le temps qu'il regarde ce qui arrivait aux autres, la terre avait retrouvé sa stabilité. Il se releva sans mal. Tel ne fut pas le cas de tous les soldats. Certains étaient tombés dans le chemin et avaient dévalé entraînant les cailloux avec eux dans un grand tohu-bohu. Alors qu'il aidait un soldat à se relever, Lyanne reçut l'ordre du gradé de ne rien faire. L'homme qu'il venait d'aider, prit son arme et se mit en devoir d'obéir. Lyanne haussa les épaules et s'assit regardant ce que faisaient les autres. Il compta au moins trois blessés dont un qui ne pouvait pas marcher. Il vit aussi un soldat faire signe au gradé. Comme celui-ci ne réagissait pas assez vite, les signaux devinrent plus insistants. Alors que Lyanne regardait comment était soigné celui qui ne pouvait plus marcher. Il entendit jurer le soldat qui le gardait. Celui-ci avait complètement oublié Lyanne et observait ce qui se passait en bas. Un corps était allongé sur le chemin. Le gradé venait de se relever. Son visage exprimait la tristesse. À un soldat qui remontait le garde demanda ce qui se passait. À écouter la réponse, Lyanne comprit que l'ancien était mort. Sa tête avait heurté une pierre alors qu'il dévalait la pente.
Quand la troupe reprit la marche, le silence régnait. Les échanges se faisaient en chuchotant. Lyanne entendit les commentaires des uns et des autres. L'ancien avait vu la meute. Sa mort était la suite logique. Ils remontèrent doucement la pente opposée. Deux soldats soutenaient le blessé à la jambe et tous les autres à l'exception de ceux qui le surveillaient, aidaient à porter le brancard du mort. En arrivant en haut, Lyanne découvrit une longue colonne de fumée grise s'élevant au-dessus des terres noires.  Un volcan était entré en éruption. La terre était en colère, et même très en colère. Un tremblement de terre et une éruption volcanique... Quels esprits ou quels dieux étaient dérangés pour qu'une telle réaction se produise ?
Se tournant de l'autre côté, Lyanne regarda la forteresse. Vue de plus près, elle impressionnait encore plus. Une rampe d'accès arrivait jusqu'à un village séparé des remparts par un fossé naturel large et profond.
Quand ils arrivèrent aux premières maisons, Lyanne comprit qu'ils arrivaient dans une caserne. Il y avait des militaires partout. Leur entrée fut remarquée. Un attroupement se fit autour d'eux. Un gradé distribua ses ordres, fit signe à trois hommes de le suivre et dit à Lyanne de continuer à avancer.
Ils remontèrent la voie principale sous le regard curieux des gens présents. Arrivés à une poterne, le gradé salua et se présenta au garde. Celui-ci écouta le gradé et lui fit signe de passer. Il fit aussi signe à Lyanne de se tenir dans un coin. Une escouade à l'uniforme différent, vint prendre position. Cinq hommes entourèrent Lyanne pendant que d'autres  faisaient une escorte au gradé.
Arrivés à la poterne suivante, on les fit passer par le petit pont-levis. C'était une simple planche en bois d'une largeur d'un pas. Il y eut un nouvel arrêt devant la herse que l'on souleva pour eux. Lyanne pensa que la région était stratégique pour qu'un roi entretienne une telle armée dans un tel endroit.
La forteresse était composée de plusieurs cours. Les pierres qui la composaient étaient grandes comme un homme. Dans cette première cour, le sol était le rocher noir qui avait été égalisé. Ils la traversèrent sans s'arrêter. Lyanne y retrouva ce que toute armée possède. Il repéra le forgeron qui se tenait sous un auvent. À l'oreille, il reconnut le travail précis. L'artisan faisait des petites pièces comme des pointes de flèches. On avait creusé un autre fossé pour séparer les deux enceintes. L'accès se faisait en haut d'un étroit escalier de pierre qui se terminait par une plateforme étroite sur laquelle reposait un autre pont-levis. Ils arrivèrent ainsi dans une petite cour au pavage de pierre blanche. Un homme descendait l'escalier d'honneur. Quand il les vit, il fit signe au gradé de le suivre et donna des ordres pour que Lyanne reste là sous bonne garde. Les soldats qui l'accompagnaient lui firent signe de se mettre dans un coin. Lyanne s'appuyant sur son bâton se cala contre le mur entre une porte et la bâtisse du puits.
Il sentait la pulsation du pouvoir dans le mur, un pouvoir contenu, retenu. Cet endroit n'avait pas de pouvoir personnel mais était l'endroit où un grand pouvoir pouvait s'exercer. Une impression à la fois familière et complètement étrangère lui venait quand il essayait de se représenter ce qu'il ressentait pulser dans ces pierres blanches.
L'attente dura un bon moment. Des gens allaient et venaient. Personne ne semblait lui prêter attention. Même les gardes discutaient entre eux. On vint les relever. Lyanne les entendit râler à propos du temps d'attente qui les mettait en retard pour la cantine, mais personne ne se préoccupa de savoir s'il avait mangé. Au milieu de l'après-midi, trois soldats sortirent d'une poterne. Le premier qui semblait être le chef vint prendre Lyanne en charge. Il renvoya les autres qui eurent l'air soulagé de ne pas rester plus longtemps. Se retournant, il dit à Lyanne :
- Suis-moi !
Sans attendre de confirmation, le soldat en tenue d'apparat repartit vers la poterne. Lyanne lui emboîta le pas. L'entrée avec ses deux portes successives était remarquablement bien défendue. Ils montèrent un escalier étroit aux marches inégales simplement éclairé de loin en loin par d'étroites fentes. Ils dépassèrent deux paliers aux lourdes portes pour atteindre le troisième niveau.
Là de nouveau, ils attendirent dans une pièce mal éclairée où plusieurs petits groupes faisaient comme eux. On dévisagea Lyanne à son arrivée. Au fond de la pièce une porte lui attira l'attention dès qu'elle s'ouvrit. Un militaire en sortit les bras chargés d'un plateau contenant les restes d'une collation. De nouveau, ils attendirent. Les autres groupes avaient repris leurs discussions. Au premier bruit que fit la porte, tous les présents se tournèrent dans un bel ensemble. Pour Lyanne, il n'y avait pas de doute. Derrière cette porte se tenait le centre du pouvoir.
Il vit sortir un homme de sa taille, habillé aussi d'un manteau et s'appuyant sur un bâton sculpté. Derrière lui sortit l'homme qu'il avait vu descendre l'escalier d'honneur.
- Soyez sans crainte. J'ai vu comme vous les signes. Mais bientôt c'est le jour de Bevaka.
Deux serviteurs s'avancèrent, s'inclinèrent et guidèrent l'homme au manteau vers un couloir que Lyanne n'avait pas remarqué.
L'autre homme, dont l'uniforme montrait la puissance, regarda tout autour de lui. Tous les présents s'agitèrent. Le regard de l'homme les survola sans s'arrêter. Quand il vit Lyanne, il fit un signe aux gardes qui le poussèrent dans le dos.  L'homme était déjà reparti. Lyanne lui emboîta le pas suivi des gardes, sous le regard interrogateur des différents groupes. Il passa dans le couloir sombre pour déboucher dans une salle de grande taille richement décorée. Au fond sur une estrade se tenait un trône. Sur la gauche était dressée une table. Les murs couverts de tapisseries. L'homme dirigea ses pas vers la table où il s'assit. À leur entrée les gardes mirent genoux à terre. Voyant que Lyanne ne le faisait pas, un soldat se releva précipitamment et se dirigea sur lui, tenant sa lance à deux mains à l'horizontale, prêts à frapper dans le dos. Ce fut rapide et brutal. Le soldat vola en arrière. Un morceau de sa lance se planta dans une poutre. L'autre explosa sur le mur. Et Lyanne réajusta son marteau.
Tous les soldats présents réagirent comme un seul homme. On entendit le bruit des armes sortant des fourreaux.
- SUFFIT !
Le silence se fit.
- Rangez vos armes.
L'homme qui était resté assis derrière la table, fit signe à Lyanne d'approcher :
- Les rapports te présentent comme un guerrier redoutable. Je vois qu'ils ont raison. Ils t'ont présenté comme un homme-oiseau. Je vois que tu en portes le manteau mais en es-tu un ?
- Je porte ce manteau depuis que je l'ai trouvé. Qu'est-ce qu'un homme-oiseau ?
- Tu portes ce manteau et tu ne sais pas ce que cela représente ! Qui es-tu ?
- On m'a donné beaucoup de noms dans ma vie. Mon vrai nom est mien, mais tu peux m'appeler Louny.
- Sais-tu qui je suis ? J'ai le pouvoir ici.
- Oui, j'ai senti cela. Tu as le pouvoir en ce lieu... Mais ailleurs ? Mon pouvoir est mien. Te crois-tu capable de me l'ôter ?
- Tu viens comme un voleur et tu me menaces !
- Tu me traites de voleur. Tu es dans l'erreur. Je suis un chemin.
- Tu étais sur un de nos bateaux avec deux  Cousmains. Pour moi, tu es comme eux. Tu mérites le sort des voleurs, comme les deux autres.
- Quel est-il ?
- En temps ordinaire, la mort.
Lyanne sourit. L'homme en face de lui se leva, menaçant.
- Tu me nargues !
- J'ai entendu ce que tu as dit... En temps ordinaire... J'en conclus qu'aujourd'hui est un autre temps et que la punition est autre.
- Tu raisonnes bien, Louny. Le sort qui t'attend est pire ! Tu finiras dans la gueule du Frémiladur.
- Parce que bientôt arrive le jour de Bevaka ?
- Comment connais-tu cela ?
- Je t'ai entendu en parler à celui qui me précédait dans cette salle.
- Tu ne sais rien et tu viens comme un voleur.
- Tu as vu les signes... J'en fais partie.
- Tu me troubles... Tu ne te conduis pas comme un Cousmain. Ils ne savent que voler et piller et aucun Cousmain ne s'est battu comme tu te bats.
L'homme se retourna vers la fenêtre qui donnait sur une autre cour. Le silence se fit. Lyanne sentait la présence des autres soldats. Si la lance était toujours plantée dans la poutre, on avait évacué le soldat qu'il avait assommé. Par contre d'autres étaient venus. Dans cette salle qui ressemblait à une salle du trône, il y avait au moins sept mains de soldats d'élite. Lyanne se mit à craindre d'être obligé de faire un massacre. L'homme à la fenêtre, avait les mains dans le dos. Il les tapait l'une dans l'autre. Lyanne sentait son indécision. Les mains s'arrêtèrent. L'homme se retourna.
Sa physionomie mit Lyanne en alerte.
- Je ne vais pas attendre le jour de Bevaka... Tu es un voleur.
Ce fut un signal. Les armes cliquetèrent. Avant que le premier soldat eut fait un pas, Lyanne avait décapuchonné son bâton de pouvoir, l'avait planté au centre de la pièce et était passé entre l'homme et la fenêtre. Toujours aussi rapidement, il avait pris la dague de l'homme et lui avait juste fait une estafilade sur la gorge.
L'homme s'était retourné. Il avait porté la main à sa gorge et l'avait ramenée ensanglantée. Il avait regardé ses soldats semblant immobiles et les yeux agrandis par la peur, avait demandé :
- Qui es-tu vraiment ?
- Avant de répondre à ta question, tu vas répondre aux miennes. Ici tu commandes. Quel est ton nom ?
- Je suis Digrat, de la famille des Elkaouït. Je suis gouverneur de la Grande Forteresse depuis cinq ans.
- Quels sont les signes ?
- Cela a commencé avec la Tempête Noire. Son arrivée annonce le changement de saison. Cette année, elle arrive tôt, beaucoup trop tôt. Après est venue l'éruption du Frémiladur. Je l'ai parfois vu fumer. Je n'avais jamais vu d'éruption. D'après les anciens, de mémoire d'hommes, on n'avait jamais vu le Frémiladur dans une telle colère. Pour finir, tu as senti, même la terre s'est mise à bouger.
- Qu'annoncent les signes ?
- Que le pouvoir va changer.
- Tu as le pouvoir ici. Qui a le pouvoir dans ce pays ?
- C'est le roi Logambo. Voila longtemps qu'il règne. Le jour de la Bevaka, il donnera ce pouvoir à son fils. La cérémonie se passe au bord du lac de feu du Frémiladur. Tout concordait... Et tu arrives et avec toi les loups noirs, eux que l'on n'avait pas vus depuis des années. La légende dit que c'est la reine Sela Donguai qui leur a dit de disparaître jusqu'à son appel.
Lyanne regarda vers les soldats. Ils venaient de terminer le premier pas. Ils bougeaient au ralenti par rapport à lui. Il avait encore le temps. Il se tourna vers Digrat.
- Quand a-t-elle régné ?
- Il y a bien longtemps. C'est elle qui restaura la dynastie après le règne calamiteux de son père. Ce fut une reine guerrière. Elle a conquis les territoires au levant du fleuve Tirbet jusqu'aux montagnes de la Lune. Si elle y fixa Tombgat, la capitale, elle a toujours gardé une armée d'élite ici. Car c'est ici que se joue le pouvoir. Tous les ans pour le jour de Bevaka, celui ou celle qui règne vient pour jeter sa couronne dans le lac de feu du Frémiladur. Le lac la rejette et le pouvoir est assuré pour un cycle.
- As-tu déjà assisté à la cérémonie ?
- Non, seule la famille royale va jusqu'au bord du lac de feu. Pour les autres, c'est la mort. C'est pour cela qu'on envoie les condamnés pour porter les offrandes.
- Maintenant sache que je suis roi dans mon pays et que je suis mon chemin. C'est la Tempête Noire et le Frémiladur, puisque tel est son nom qui m'ont conduit là où les gardiens nous ont trouvés. Je cherche la paix et veux éviter la guerre. Je sais me battre et je vais te donner le choix de la vie ou de la mort.
Lyanne se mit en mouvement. Même pour les yeux de Digrat qui voyait ses soldats bouger au ralenti, Lyanne devint comme le vent qui souffle en tempête.
Et brutalement tout redevint normal. Digrat vit tous les soldats présents s'effondrer assommés. Les serviteurs avaient subi le même sort. Seuls restaient debout Lyanne et lui.
Lyanne revint vers Digrat.
- Tes soldats vont se réveiller, mais pour la vie ou pour la mort ?


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Digrat regarda Lyanne puis tous les soldats à terre puis à nouveau Lyanne. Inconsciemment, il caressa son cou. Il n'avait jamais vu cela ni même pensé qu'il soit possible que ça lui arrive. Tout cela le dépassait. Cet homme semblait sorti tout droit des contes de son enfance, ceux auxquels les adultes continuent à croire tout en se disant que ce ne peut être vrai. Il se gratta la gorge. Lyanne attendait sa réaction. Digrat lui dit :
- Je n'ai pas l'autorité nécessaire pour te juger puisque tu es roi. Tu vas rester ici jusqu'à l'arrivée de mon roi. C'est lui qui te jugera.
- Bien, dit Lyanne. Puisque tu m'invites, j'accepte d'être ton hôte.
Lyanne alla chercher son bâton de pouvoir toujours planté au milieu de la pièce. Il le sortit du trou dans lequel il l'avait emboîté et dans le même mouvement l'encapuchonna. Aussitôt des gémissements se firent entendre. Les soldats se réveillèrent l'un après l'autre. Digrat donna des ordres. Personne ne fit de commentaires devant lui. Le récit enjolivé par les témoins, de ce qui s'était passé, alimenta beaucoup de rumeurs. On conduisit Lyanne dans la deuxième cour. Un escalier d'honneur menait aux appartements royaux. Ils les dépassèrent pour s'engager dans un autre escalier. Il les mena jusqu'au dernier étage. Là, le majordome lui fit découvrir les deux petites pièces qui seraient les siennes jusqu'au jour de Bevaka.
À la forteresse, la vie de Lyanne était faite d'attentes. On ne le traitait pas comme les prisonniers qu'il entendait crier ou gémir quand il déambulait dans la cour intérieure pendant sa promenade. Il faisait trop peur. On le traitait comme un hôte indésirable qu'on ne pouvait renvoyer. Sa porte n'était pas fermée à clé. Il y avait juste deux gardes devant. Lyanne avait une fois ouvert sa porte à l'improviste. Les deux soldats s'étaient immédiatement mis en position de défense. Lyanne avait senti leur peur. Ils étaient déjà vaincus avant que ne commence le combat. Il avait souri et avait refermé sans un mot. On lui amenait une nourriture frugale et on l'accompagnait dans la cour une fois par jour. Le reste du temps, il était censé être dans la chambre.
En fait, Lyanne profitait de ces périodes pour aller à l'extérieur. Il survola le Frémiladur qui fumait et crachait des morceaux de roches en feu. Tout autour la terre était noire striée de rouge. Lyanne s'y était posé. L'atmosphère était chargée de senteurs piquantes qu'aucun homme n'aurait supportées. Il sentait une énergie considérable en ce lieu. Il ne savait pas ce que le roi faisait exactement avec sa couronne mais il venait dans ce lieu chercher la puissance. Il y trouva aussi un passage vers les Montagnes Changeantes.
Il avait plusieurs fois rendu visite au Pays Blanc. La paix y régnait. Le prince-majeur, toujours lié par son serment, était un excellent administrateur. Personne n'osa l'interroger sur sa quête. Pourtant à chacune de ses visites, la même question flottait dans l'air : “quand reviendrait-il ?”
Une autre fois, il partit vers la forêt.
Ziepkaar et Sounka étaient réfugiés chez un vieil ermite qui y habitait une grotte. La meute semblait y avoir ses habitudes. Régulièrement, elle ramenait le produit de ses chasses. Ziepkaar éclata de joie en voyant arriver Lyanne. Il lui conta par le menu, tout ce que le vieil homme lui apprenait.
- Il me fait asseoir devant une bougie. Je dois la regarder sans cligner des yeux.
- Et tu apprends comme cela.
- Yabolo me parle tout doucement dans le creux de l'oreille pendant que je regarde la flamme. Quand il éteint la bougie, je m'aperçois que je sais plein de nouvelles choses.
Yabolo, le vieil homme était considéré comme un sage dans la région. Régulièrement on bravait la grande forêt et ses dangers pour venir lui demander conseil ou pour trancher un conflit sans avoir recours à la justice royale. Quand il vit arriver Lyanne, il commença  par le regarder longuement puis lui dit :
- Bienvenue à toi qui tiens le pouvoir dans ta main.
- D'où me connais-tu ?
- Ton aura est trop grande pour un homme et pas assez pour un dieu.
- Que vois-tu ?
- Je vois ce que les autres peinent à voir. Tes amis ont de la chance.
- J'ai entendu que tu enseignais Ziepkaar.
- Je lui enseigne peu de choses mais quand fertile est la terre, une petite pluie donne une grande récolte. N'oublie pas que les grands arbres ont été de petites pousses quand viendra le moment du voyage.
- Sois remercié pour ce que tu fais.
- Je ne fais que ce que je sais faire. Remercies-tu l'arbre d'être un arbre ?
Il avait rencontré Yabolo plusieurs fois. Il avait beaucoup appris aussi, sur le pays et sur son organisation. Le roi actuel était maintenant trop âgé pour être un guerrier convenable. Il sentait monter la puissance du royaume voisin. Il essayait d'éviter la guerre. Pourtant il la préparait en mettant son fils sur le trône. Yabolo ne l'aimait pas trop. Infatué de lui-même, superficiel, il confondait les parades avec la réalité des combats. Le vieux roi voulait profiter du jour de Bevaka pour qu'il en reçoive la puissance. Yabolo avait déclaré à Lyanne :
- On ne remplit pas un vase percé.


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Ce que Lyanne ne savait pas, était que ses allées et venues n'étaient pas passées inaperçues. Certains gardes avaient remarqué la présence de ce curieux oiseau rouge. L'approche du jour de Bevaka et son apparition ne pouvaient être fortuites. Chacun y alla de son commentaire. Pour certains, le signe était favorable, pour d'autres, néfaste. Digrat fut prévenu par son ordonnance. - Où a-t-il été aperçu ? - On l'a vu près du donjon et près des appartements royaux, mon général. On le voit depuis l'arrivée de l'étranger. C'est peut-être quand même un homme-oiseau. - Ils seraient revenus après tant et tant de cycles ? Surveillez et si vous voyez partir l'oiseau, allez voir dans sa chambre et qu'on vienne me faire un rapport. - Bien, général. Les hommes sont inquiets. Cela les rassurera. Sur les remparts, les gardes se mirent à plus surveiller l'intérieur du château que l'éventuelle venue d'un ennemi. Quand Lyanne se mit à la fenêtre, il fut étonné de voir tous les guetteurs tournés vers l'intérieur. Il se mit en retrait pour changer. Il s'envola. Il remarqua que plusieurs guetteurs se précipitaient vers les étages inférieurs. En s'éloignant, Lyanne eut un pressentiment. Plongeant sous les remparts, il fit plusieurs détours, passant hors de vue des guetteurs. Longeant le mur, il entra par la lucarne du lieu d’aisance, au moment où sa porte s’ouvrait. Il sortit du réduit pour découvrir les soldats qui entraient avec circonspection dans la chambre. Son apparition provoqua un mouvement de recul.  - Que cherchez-vous ?
- Euh !!! On nous … on nous a signalé des bruits suspects…
Le gradé qui répondait, fit des signes de retrait à ses hommes. Il firent retraite rapidement.
- Je pensais que vous seriez tous à accueillir votre roi.
Le gradé marqua un temps d’arrêt :
- Notre roi ?
- Oui, je sens sa force toute proche.
Le gradé se retira tellement vite que cela fit rire Lyanne. Il l’imagina aller voir Digrat pour le prévenir. Il se mit à sa fenêtre. Au loin, il sentait une puissance qui approchait rapidement. La forteresse devint comme une fourmilière. Ce fut une onde de mouvement qui s’étendit vers l’extérieur. On entendit sonner une trompe au loin. Sur le donjon, la vigie répondit en sonnant à son tour un air inconnu de Lyanne. Immédiatement l’agitation augmenta. Plus personne ne regardait vers ses fenêtres, tous les hommes sur les remparts scrutaient le lointain. Lyanne en profita pour s’envoler, petite silhouette rouge aux yeux d’or sur le ciel noir des rejets du Frémiladur. Cette puissance l’intriguait et en même temps l’inquiétait. Il n’avait jamais ressenti cela. 
Il repéra la troupe qui approchait. Ils étaient montés sur des bêtes rapides qui ressemblaient au tracks mais en plus fins. Cinq personnes galopaient devant un groupe plus important composés de soldats. Lyanne se concentra sur les cavaliers de tête. Le premier tenait bien droit une lance avec un étendard. Derrière venait le roi. Lyanne n’avait aucun doute. Sa tenue était trop fière pour être celle d’un subalterne. Après lui venait, sa copie mais en plus jeune, en plus raide aussi. Là où le premier montrait de la prestance, le second se montrait hautain jusque dans sa monte. Fermant la marche de ce premier groupe, deux cavaliers, emmitouflés dans leurs manteaux. Le plus mince portait devant lui un écrin. Aux yeux de Lyanne, il brillait d’une pâle puissance. Le temps pressait. Dans quelques jours, l’écrin ne contiendrait plus qu’une relique. En repartant vers la forteresse, Lyanne était sûr que le jour de Bevaka était très proche. 
 
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Dans la forteresse, tout était agitation. On nettoyait, rangeait, arrangeait, houspillait, s’agitait parfois en vain pour que tout soit prêt. Digrat était sur le pied de guerre. Il était partout, vérifiant, tous les détails. Tout le monde houspillait tout le monde au nom de l’urgence qu’était l’arrivée précoce du roi.
Les hérauts sonnèrent pour le saluer au moment où le soleil se couchait.  Le roi arriva dans la grande cour devant le donjon. Il avait traversé tout le village accompagné des “hourras” et des “vivat” des soldats qui avaient fait une haie d’honneur de part et d’autre de la rue principale. Si le vieux roi avait été manifestement sensible à toutes ces marques d’admiration, son fils avait fait le trajet le regard hautain fixé droit devant lui.
Lyanne entendait tout cela de sa chambre. Il n’avait pas voulu prendre le risque de se transformer pour aller voir. Il suivait la progression du roi et de sa compagnie à l’oreille. Les acclamations avaient cessé quand ils avaient passé la première muraille.
Lyanne les vit passer dans la cour. Immédiatement la deuxième silhouette le mit mal à l’aise. Il ne s’attarda pas sur elle. L’écrin arrivait toujours porté par ce petit qui devait être un page ou plutôt un des enfants royaux. Lyanne ne pensait pas que le roi aurait confié ce qui devait contenir sa couronne à un serviteur aussi dévoué soit-il. Le porteur passa rapidement pendant que le roi s’arrêta quelques instants dans la cour pour parler à Digrat. Son fils s’arrêta aussi. Brusquement les deux regardèrent en haut vers les fenêtres de Lyanne qui ne bougea pas. Le regard du roi croisa le sien. Il y découvrit toute la profondeur d’un noir dense dans un visage interrogatif. Cela ne dura que le temps d’un clignement de paupières. Puis le roi reprit sa marche pour monter l’escalier d’honneur vers ses appartements.
- «   Un homme intéressant!   » pensa Lyanne. «   Son histoire mérite d’être écoutée   ».
Lyanne resta un moment à regarder dans la cour. Il ne vit que le train-train des choses. Le jour de Bevaka approchait.
À la nuit tombée, une silhouette rouge sombre vola sans bruit vers la forêt. Yabolo l’accueillit comme toujours avec sérénité.
- Te revoilà, porteur de pouvoir. Que puis-je pour toi, en cette nuit ?
- Que sais-tu d’important sur le jour de Bevaka ? J’ai vu l’écrin, j’ai senti la force qu’il contient. Elle est presque épuisée.
- Le monde est instable. Tu le sais. Le Frémiladur ne se calme pas et ne se calmera pas. Les esprits de la terre, et du feu sont en colère.
- Le roi y est-il pour quelque chose ?
- Il est vieux et influencé. Il voit ce qu’on lui montre. Ceux qui arrivent sont les véritables maîtres du pouvoir.
- Connais-tu l’avenir ?
- Qui peut le connaître ? Seul celui qui est là où il doit être peut faire advenir un monde stable. J’entends tes amis.
Ziepkar et Sounka rentraient dans la clairière en rigolant. Les loups noirs les entouraient portant les fruits de la chasse. La grande louve s’approcha de Lyanne en ronronnant. Lyanne lui caressa la tête :
- As-tu vu le convoi qui arrive ?
- «   Nombreux sont les humains hostiles aux loups. Dois-je les combattre ?   »
- Il est préférable de les laisser, Hapsye. Je vois que tu t’es approché d’eux.
- «   Trop sûrs, trop bien nourris, ils se croient invulnérables.   »
- As-tu senti autre chose ?
- Leurs coeurs sont noirs et secs. Surtout celui dont le manteau est jaune. C’est un mauvais alpha.”
- As-tu vu autre chose ?
Lyanne eut la vision de soldats marchant en se cachant.
- «   Ceux-là sont de la meute du mauvais alpha. Ils sont très durs et n’ont pas de pitié.   »
- Bien, dit Lyanne. Surveille-les et protège ce lieu et mes amis.
La terre se mit à trembler. Lyanne qui finissait de manger avec les autres, regarda Yabolo. Celui-ci lui rendit son regard et ajouta :
- Trop de colère.
C’est alors qu’on entendit le bruit comme celui d’une explosion et l’air lui-même se mit à trembler.
Quand Lyanne s’envola, il regarda vers le Frémiladur. Un long panache de lumière rouge sortit de la montagne. L’éruption entrait dans une nouvelle phase. Il vola avec le grondement constant de la colère en montagne. Il survola la suite du roi qui voyageait avec des chariots. Il repéra le manteau jaune. L’homme qui le portait le révulsa autant que le fils du roi. Hapsye avait raison. Cet homme était foncièrement mauvais. Autour du campement, il remarqua ces soldats, ou plutôt ces francs-tireurs. Il tiqua en voyant qu’ils étaient une bonne dizaine de mains de combattants.
Son vol jusqu’à la forteresse se passa sans autre difficulté.
Il entra dans sa chambre. Il remarqua tout de suite les signes d’intrusion. Il y avait comme un parfum étrange mais pas désagréable. Lyanne se sentit contrarié. Il pensait pourtant avoir bloqué la porte avant son départ. Il alla à la fenêtre. Tout était calme dans la cour. Les gardes somnolaient sur les remparts en cette heure tardive de la nuit. Au loin, le panache lumineux du Frémiladur dépassait au-dessus des murs. Un sourd grondement persistait. Le volcan exprimait toujours la colère. Est-ce un mauvais présage pour le jour qui venait ?
 
279
Quand vint le jour, il fut sombre. Le vent poussait les cendres vers la forteresse. Une armée de serviteurs s’employait à balayer la cour. On vint chercher Lyanne au début de la matinée. L’escouade comportait six soldats dont il sentait la peur. Le chef du détachement s’adressa à lui :
- Le roi veut te voir.
- Bien, dit Lyanne, j’espère que nous allons nous entendre.
Le soldat lui jeta un regard étonné, mais ne dit rien. Il lui fit simplement signe de la suivre. Ils firent à l’envers le trajet qui conduisait à la salle où il avait rencontré Digrat. De nouveau on le fit attendre dans l’antichambre. La matinée passa ainsi. On sentait la peur partout et les tremblements constants de la pierre sous les pieds. Il vit entrer et sortir beaucoup de gens et même Digrat qui avait un air soucieux. Vers le milieu de l’après-midi, il y eut une nouvelle secousse suivie par le bruit d’une explosion. Des messagers arrivèrent peu après. On les introduisit immédiatement dans la grande salle. Lyanne sentait les gardes mal à l’aise.
Alors qu’il rêvait, vint son tour. Le garde n’osa pas le bousculer comme il avait vu d’autres le faire. Il attira son attention. Lyanne, qui s’était appuyé sur son bâton, se redressa et le suivit. La salle était bien différente de la première fois. Des tentures et des tapis avaient été ajoutés. On sentait la richesse. Le bureau de Digrat, du côté de la fenêtre, était couvert de documents. Le trône était maintenant brillamment décoré et entouré de torchères pour lutter contre le manque de lumière. Le roi était assis, la couronne sur la tête, et le sceptre à la main. Juste à son côté sur un siège plus bas mais sur la même estrade, son fils se tenait dans une position qui se voulait solennelle. Lyanne s’avança en se rappelant ce qu’un soldat lui avait glissé à l’oreille  :
- Il faut se prosterner devant le roi.
Lyanne lui avait répondu d’un sourire et avait passé la porte.
L’incident avait eu lieu lors de l’approche de Lyanne. Alors que le maître de cérémonie lui intimait l’ordre de se prosterner, la terre avait tremblé tellement fort que Lyanne avait dû mettre genou à terre pour ne pas tomber. Le vieux roi s’était cramponné à son trône et les autres avaient plus ou moins bien réussi à rester debout.
Quand il s’était relevé, Lyanne avait vu la panique dans le regard du vieux roi. Son fils, lui, avait perdu toute dignité en se retrouvant sur le dos. Autour d’eux, on relevait les torchères, on remettait le mobilier en place. On étouffait les braises qui étaient tombées sur un tapis. Lyanne approcha du trône avant que quiconque n’intervienne pour lui donner des ordres. Voyant quelqu’un qui approchait le roi se ressaisit.
- Qui es-tu ? demanda-t-il à Lyanne
Plus il approchait et plus il ressentait de l’attirance. Lyanne s’étonna de ce phénomène. Et puis il comprit. La couronne l’attirait. Lyanne posa fermement son bâton de pouvoir sur le sol et s’arrêta. il ressentit l’incompréhension puis la frustration de la puissance qui émanait de la couronne. Elle était moribonde et cherchait une source pour se régénérer. Lyanne la détailla. Elle comportait une calotte entourée d’un cercle argentée et surmontée d’une figurine blanche aux ailes déployées. Des pierres précieuses avaient été serties tout autour et deux gemmes rouges étincelaient au niveau des yeux.
Lyanne avait du mal à détacher ses yeux de cette couronne. Il revint à la réalité en entendant le roi reposer sa question :
- Qui es-tu ?
- Je suis venu en suivant les signes. Un de ces signes était ce manteau que j’ai revêtu.
- Ah oui, dit le roi, tu es le faux homme-oiseau. 
- Il mérite la mort pour cela, intervint le fils qui venait de se relever.
- Peut-être, lui dit le roi, mais ne juge pas trop vite mon fils. Bientôt tu seras à ma place et tes actions te lieront pour le reste du temps. Tu as entendu Digrat.
- Il mérite la mort, il n’y a qu’à la lui donner.
Le vieux roi secoua la tête.
- Jeune roi, dit Lyanne, tu n’as ni la sagesse, ni la puissance. Attends de porter la couronne avant de menacer.
Le fils du roi lui jeta un regard assassin. Le vieux roi se retourna vers Lyanne :
- Tu es bien sûr de ta propre puissance, étranger.
- Je sens la tienne bien faible, répondit Lyanne. La terre est en colère. Elle tremble et crache le feu. Le dernier manteau des hommes-oiseaux apparaît. J’en suis le porteur.
- Tu n’es pas un homme-oiseau et tu ne mérites que la mort, hurla le fils du roi.
- Quand la couronne de la puissance sera sur ta tête, je parlerai avec toi, jeune prince. Aujourd’hui je parle au seul vrai roi, dépositaire de la couronne de ses ancêtres.
Le fils du roi devint écarlate mais sur un geste de son père, se retint de répondre. Un serviteur s’approcha et murmura à l’oreille du roi.
- Dis-lui de venir. Je vais bien. Son inquiétude est inutile et fais dire partout que je vais bien.
L’homme se retira rapidement après un bref salut. Voyant Digrat, le roi lui fit signe.
- Tu avais raison, Digrat. Tu n’as pas le pouvoir nécessaire face à un tel être. Je sens sa puissance…
Le roi fut interrompu par l’arrivée d’une frêle silhouette :
- Père, Père, vous allez bien. J’ai eu très peur pour vous.
- Ne t’inquiète pas, ce n’est pas la colère du Frémiladur qui peut me tuer. Le jour de Bevaka approche. Tout ira mieux après.
Après un regard vers Lyanne, l’enfant se pencha vers son père et lui murmura quelque chose à l’oreille puis s’en alla presque en courant. Lyanne en sentit le vent. Il sursauta. Ce parfum ! C’était le même que dans sa chambre. Il suivit la silhouette qui s’éloignait d’un pas pressé remarquant que tout le monde s’écartait. Quand il reporta son regard sur le roi, il vit que celui-ci réfléchissait pendant que son fils à côté fulminait. Autour d’eux la vie reprenait son cours normal. Des gens rangeaient ou évacuaient les choses pendant que d’autres amenaient de quoi remplacer. Le silence dura un moment. Le roi avait fermé les yeux. Quand il les rouvrit, Lyanne remarqua qu’ils avaient retrouvé une couleur bleue dont il n’avait vu que l’ombre jusque là.
- Tu n’es pas un homme-oiseau, étranger, mais je ne vais pas te mettre à mort. Tu viendras avec nous. Le Frémiladur sera ton juge.
Le fils du roi se leva à moitié mais se rassit sur un signe de son père.
On raccompagna Lyanne. Il croisa en sortant un homme au visage rond et au manteau jaune. Il eut une impression désagréable. Hapsye avait raison. Cet homme était mauvais. Il hurlait sur un serviteur :
- LE ROI M'ATTEND ! ANNONCEZ-MOI ! ANNONCEZ LE NOBLE CAPPOCHI.
Tous les présents dans l'antichambre se retournèrent pour regarder ce qui se passait. Lyanne le dévisagea mais l’homme sûr de sa puissance ne regardait personne. Le garde toucha l’épaule de Lyanne et lui fit signe d’avancer. On le ramena dans sa chambre. Quand il vit ses accompagnateurs faire demi-tour, Lyanne leur demanda :
- Plus personne devant ma porte ?
- Le roi a donné l’ordre de vous laisser libre, répondit le chef du détachement avec un  soulagement certain. Il a simplement dit que le départ se ferait demain à la levée du jour.
Le garde salua et s’en alla. Lyanne ferma la porte, perplexe. Devait-il cela au roi ou à l’enfant dont il se rappelait le parfum ? Et puis les dernières paroles du garde résonnèrent dans sa tête. Demain ils partaient vers le Frémiladur. C’est là-bas, il en était maintenant certain, que se jouerait ce qu’il cherchait. C’était un lieu de puissance. Y rencontrerait-il le dieu Dragon ? Ou le dieu de ce peuple qui régénérait la puissance de ses rois ?
Il regarda par la fenêtre. Le vent avait tourné. Les cendres partaient maintenant au-dessus de la mer. Elles avaient transformé tout le paysage qui était devenu d’un gris clair. Le ciel restait très noir, strié d’éclairs et rempli de roulements de tonnerre. Même s’il faisait moins sombre en cette fin d’après-midi, la luminosité manquait. Sur la forteresse, il vit s’agiter tous ceux qui pouvaient pour lui rendre sa blancheur. Il entendit même crier les contremaîtres que telle était la volonté du roi. Lyanne retourna à la porte et l’entrouvrit. Personne ne l’attendait. Il décida d’aller se promener. Quand il arriva dans la cour, personne ne s'intéressa à lui. L’arrivée de la caravane de la cour du roi occupait les esprits et les gens. Il arriva ainsi au premier pont-levis. Personne ne s’opposa à son passage. Il écouta les conversations des uns et des autres. C’est ainsi qu’il apprit que la plus grande partie du convoi était resté à la porte et que seuls les nobles étaient entrés dans la cour royale. Les autres préparaient déjà le voyage à venir. Le temps manquait. Le roi avait donné l’ordre de départ pour le lendemain matin et cela déplaisait. Les gens se plaignaient surtout de ne pas pouvoir se reposer. D’autres parlaient du banquet qui serait donné le soir pour fêter l’arrivée du jour de Bevaka. Tout le monde savait qu’au retour le roi ne serait plus le roi. Les commentaires allaient bon train. Si la plupart des gens trouvait bien que le vieux roi cède la place, le nouveau souverain était loin de faire l’unanimité. Beaucoup craignait son caractère et ses colères.
- Sans son père, il ne pourra pas garder son calme, alors malheur à nous…
- Oui, mais malheur aussi à ses ennemis… Ils n’en profiteront pas comme aujourd’hui.
- T’as pas tort, et puis avec le Cappochi près de lui, ça va barder...
Lyanne n’en écouta pas plus. Il se dirigea vers la cour royale. Il ne voulait pas manquer le banquet. Il déambula ainsi parmi la noria des serviteurs qui préparaient la salle pour le soir. Le roi était dans ses appartements, les nobles quant à eux, forts de leur importance, occupaient les endroits stratégiques. Ils jouaient une partie d’échec les uns avec les autres. C’était à celui qui se placerait le mieux, qui serait le plus proche du pouvoir. D’emblée Lyanne repéra deux clans, les anciens et ceux qui de manière ostensible, donnaient des signes d’allégeance au favori du fils du roi. Sans qu’aucun de ces personnages ne lui prête attention, il allait et venait. C’est alors qu’il repéra le parfum, celui découvert dans sa chambre. C’était une fragrance légère et vive à la fois. Il se mit à suivre la piste. Il emprunta des couloirs inconnus, revint sur ses pas de nombreuses fois, pour finir près des cuisines. Il entra. L’activité était à son comble. Il perdit la trace du parfum dans toutes les fumées et toutes les odeurs qui régnaient. Il se mit dans un coin, près d’une des cheminées. Un marmiton faisait tourner plusieurs broches devant lui, surveillant pour ne pas aller trop vite. Sur la table devant, d’autres aides s’agitaient pour préparer volailles et rôtis. On découpait, hachait, aillait, lardait dans une cacophonie sympathique. Un peu plus loin, régnaient les légumes et leurs couleurs diverses. D’autres feux et d’autres cheminées ronflaient pour maintenir une collection de pots et de marmites aux bonnes températures. Continuant son inspection visuelle, il aperçut des pâtissiers travaillant près de la fenêtre. À une petite table, une matrone tonitruante, servait un pot de lait à deux silhouettes qui le fit sursauter. Il reconnut les enfants royaux. Les riches habits dont ils étaient revêtus ne laissaient aucun doute. Si le fils du roi qu’il avait vu là-haut était d’un certain âge, ces deux-là étaient beaucoup plus jeunes. Même stature filiforme, même taille et même rire qu’il entendit. Il se glissa discrètement plus près d’eux. Plus que la qualité, ce qu’ils portaient, ce qui les distinguait était la propreté des habits. Autour de lui, tous étaient couverts de taches aussi diverses que le permettaient aliments et sauces. Leurs tuniques et leurs braies étaient d’une belle couleur de cuir fauve. La taille fine était soulignée par une ceinture incrustée de pierres semi-précieuses et pendaient à leur côté des armes de bonne facture à en juger par les étuis. Lyanne dut s’écarter devant les cris d’un échanson poussant ses récipients. Il se retrouva dans une petite loge en retrait, contre des étagères où s’entassaient coupes et plats. Il observa. Les deux enfants buvaient le lait en riant. Lequel des deux avait poussé sa porte pour entrer dans son domaine ? En les voyant se tourner pour réclamer une autre tournée à la matrone, il remarqua leur profil identique. Des jumeaux ! Une autre surprise l’attendait. Quand l’un des deux enfants bougea. La tunique se tendit, dévoilant un profil net d’une poitrine naissante. Ainsi le roi avait des jumeaux, fille et garçon. Lyanne se renfonça quand passa la servante avec le lait.
- Alors, les enfants, je suis sûre que là-bas vous n’en avez pas de pareil !
- Ça non, dame Kamya. Il n’y a qu’ici qu’il existe.
La voix bien que jeune était posée, ferme. Une voix qui ne doutait pas de sa valeur et de sa parole.
«   De dignes enfants de roi   », pensa Lyanne. Il attendit qu’ils finissent. Il les regarda se lever et s’en aller. C’est alors qu’il bougea pour leur emboîter le pas. Dans le couloir, il se rapprocha d’eux pour tenter de sentir lequel ou laquelle… quand deux servantes l’obligèrent à se mettre de côté.
- On voit qu’la mère est plus là, disait l’une en regardant la jeune princesse.
- Ça, pour sûr, elle la laisserait pas traîner en habit d’homme comme ça, répondit l’autre.
- Attends voir qu’le jeune roi arrive, y va t’la marier vite fait….
Lyanne n’en entendit pas plus. Il avait repris sa filature. Les deux jeunes riaient souvent, répondant avec nonchalance aux saluts des uns et des autres. Alors qu’ils longeaient le mur ensoleillé de la cour, Lyanne vit la fille s’arrêter. Son frère fit deux pas avant de faire de même et de revenir avec un regard interrogateur :
- Sens-tu, Modtip ?
Le frère se figea semblant écouter, puis il reprit
- Non, je ne sens rien. Tu sais que je suis moins sensible que toi.
- Dessous, rôde ce qui est mauvais.
Le jeune se mit à rire :
- T’es bête, forcément, on est à côté de la prison.
- Il y a autre chose, Modtip. Allons voir.
Elle partit en direction de la porte la plus proche. Lyanne en l’écoutant avait lui aussi tenté de sentir quelque chose, un danger ou autre chose, sans succès. Il regarda les deux jeunes aller quand soudain une sorte de furie jaillit de la porte des cuisines :
- Ah ! Vous êtes là !
- Mais, matrone Tatina,
- Ya pas de mais, Prince Modtip, votre majordome vous attend, quant à vous princesse, vous traînez encore habillée comme cela. Ah ! Si votre mère était encore là !
- Elle me laisserait faire, Tatina.
Le ton était dur, ferme et sans réplique. La matrone arrêta net ses jérémiades et avec une voix beaucoup plus douce, ajouta :
- Il faut que je vous prépare, Princesse.
- Je sais ! répliqua-t-elle séchement
Elle se tourna vers son frère.
- Ce qui monte là-dessous est mauvais. Il faut aller voir.
Modtip regarda sa sœur et répondit en désignant Lyanne :
- On pourrait lui demander. Tu sais bien qu’on ne nous croira pas là-haut.
Moayanne le regarda mi-figue mi-raisin et se tourna vers Lyanne.
- Homme-oiseau ?
Lyanne qui pensait avoir été discret, se sentit tout penaud comme un enfant pris en faute.
- Tu me penses homme-oiseau ? répondit-il en s’approchant.
- Je crois que tu es autre, sans savoir exactement quoi, lui répondit Moayanne en le regardant droit dans les yeux.
En s’approchant Lyanne n’eut aucun doute. Le parfum qu’il avait senti dans sa chambre était celui de la princesse. Modtip avait une odeur plus puissante et évoquant plus la pierre. Moayanne était juste nubile. Bien découplée, elle était aussi grande de Lyanne. Ses vêtements de cuir fauve, bien que amples ne pouvaient cacher sa féminité. Elle avait le visage fin, les yeux bleus et la chevelure très brune.
- J’ai parlé pour toi. Tu es libre d’aller et venir jusqu’au départ pour le jour de Bevaka. Il y a par là, dessous, quelque chose de mauvais que je ressens. Je crains pour mon père. Me rendras-tu le service d’aller voir ?
- Au jour de Bevaka, il aura cédé son trône. Que craindrait-il ?
- Je le sens. Ce qui est en dessous lui veut du mal. Il doit vivre le jour de Bevaka. Sa mort serait une catastrophe.
Lyanne ressentait l’absolue certitude de la jeune fille.
- Bien, dit-il enfin, j’irai.
- Parfait, répondit-elle en virevoltant et en attrapant le bras de sa matrone. Allons nous faire belles,Tatina !
 
280
Si Lyanne fut un peu déçu de ne pas assister même de loin au banquet, il jugea plus intéressant d’aller voir ce qui pouvait perturber la princesse. La porte de la prison était fermée. Sans ordre, personne ne le laisserait entrer. Il décapuchonna son bâton de pouvoir, réjoignant ainsi un monde d’esprits vivant sur un plan différent. Là, il y existait comme le rouge dragon serviteur du Dieu Dragon. Rares étaient les entités qui pouvaient le défier. Les murs étaient devenus de simples écrans. Lyanne en passa un premier. Les hommes n’étaient que des ombres aux reflets divers. Il dépassa les gardes, entrevit les ombres sombres des prisonniers, et chercha en dessous ce qui pouvait ainsi inquiéter Moayanne. Il arriva près d’une des tours d’angle, pénétra dans la salle des gardes aux reflets de métal sale. C’est alors qu’il repéra ce fil, d’un jaune sombre, se tortillant en filant vers le fond de la cavité où était creusé le puits. Il décida de suivre le brin descendant. Il découvrit un couloir sombre. Il n’y avait pas âme qui vive. Le filament jaune s’enfonçait toujours heurtant un mur ou l’autre au gré de ses convulsions. Lyanne reprit pied dans la réalité matérielle sous sa forme de dragon. Ses yeux étaient capables de voir les deux réalités. La courbe descendante du boyau lui permettait de se laisser planer. C’est sans bruit qu’il dépassa une porte composée d’une roue de pierre grosse comme une meule logée sur un rail dans le mur. Après un brusque tournant, il aperçut la lumière. Ce n’était qu’une vague lueur tremblotante. Des raclements et des glissements devinrent rapidement perceptibles. Quelqu’un venait. Lyanne s’arrêta là où le tunnel devenait salle. Le filament jaune filait à l’autre extrémité. Son instinct le prévint du danger. Ceux qui montaient par là, étaient hostiles. Il se positionna près d’un pilier jouxtant le tunnel du côté où il était entré. Cela lui permettait de voir combien seraient les assaillants.
Ils arrivèrent peu après. Le premier qui entra se coula comme un serpent le long du mur, prenant position derrière le pilier opposé à celui de Lyanne. Derrière arriva le premier porteur de torche. Il portait un bouclier qui le cachait presque entièrement. Des silhouettes fugitives se glissèrent de part et d’autre. Quelques reflets des flammes sur l’acier lui permirent de repérer les armes prêtes à l’action.
À l’entrée du tunnel, le dernier murmura en  arrière :
- Ya une grande salle ! On fait quoi ?
Un murmure indistinct lui répondit :
- Non, c’est une grotte, ya pas de puits.
Nouveau murmure.
- Bon, on va voir.
La dizaine d’hommes se déploya, l’épée à la main. Lyanne, accroché dans l’ombre en haut du pilier, les regarda se mouvoir. Il repéra ces minces lignes jaunes qui allaient et venaient, courant d’un individu à l’autre, leur donnant vitesse et force. Il grimaça. Seul contre eux et l’entité qui était le filament, il ne pourrait probablement pas les arrêter. En tout cas, pas très longtemps. Combien étaient-ils derrière ?
Avant qu’ils n’aient dépassé le milieu de la salle, Lyanne s’était laissé tomber à terre, attirant leur attention. Ils se figèrent tous, l’arme pointée, prêts à toute éventualité. L’un des derniers sortit rapidement un arc court de son carquois et le banda. Le peu de lumière avantageait Lyanne, en partie caché de la torche par des piliers.
- C’est quoi c’t’oiseau ?
- T’occupes, tu connais les ordres.
La flèche s’envola juste après. Le reflet jaune qui sillonnait son fût alerta Lyanne. D’un souffle glaçant, il la déséquilibra. Elle toucha le pilier juste à côté de lui. À sa grande surprise, elle s’y planta. Il la regarda vibrer un instant, puis il remarqua les fissures dans la pierre qui semblaient naître de la pointe de flèche. Une respiration plus tard, une bonne partie du pilier s’effondra ne laissant qu’un moignon torturé. Lyanne retourna la tête vers l’archer juste à temps pour voir partir le second trait en même temps qu’il entendait le juron du chef pour l’échec du premier tir. Il s'esquiva du plus vite qu’il put. Dans l’ombre noire du couloir, il vit la flèche s’enfoncer dans le mur. Soufflant la glace, il vit que se bloquaient les premières fissures. Rapidement, il transforma tout le mur en un bloc froid et glacé.
- T’as vu où qu’il est parti ?
- Nan, mais avance, on va bien l’coincer. Fais signe aux autres.
Lyanne s’envola à toute vitesse vers le château. La pierre ne résisterait pas longtemps contre un tel ennemi. Le dernier son qu’il entendit fut les jurons des premiers arrivants glissant sur la pierre gelée.
Il remonta à force d’ailes, tout ce qu’il avait descendu en planant. Une fois plus haut, il repéra cette porte de pierre ronde qu’il avait remarquée en descendant. Se plaçant juste devant, il prit la taille la plus grande compatible avec l’espace dans lequel il était. Il utilisa toutes ses ressources pour transformer le couloir pentu en patinoire verglacée. Puis se reculant, il fit rouler la pierre et la cala. De nouveau, il congela jusqu’au cœur la pierre, fermant ainsi tout accès au château. Il faudrait plus d’une journée pour que la pierre dégèle...
Il se posa, fatigué par l’effort fourni. C’est alors que son regard se posa sur le filament qui semblait se tordre de rage d’être coincé par la roue de pierre. Cela le fit sursauter. Ce n’était pas un pur esprit malfaisant. Celui qui contrôlait cela avait un ancrage dans le monde des hommes. Cela le fit presque rugir. Il fallait qu’il trouve à qui ou à quoi était relié ce fil d’un jaune malfaisant.
Lyanne ne réfléchit pas longtemps et s’envola vers le château. Il remonta le couloir, se retrouva dans le puits. Les quelques lumignons répartis ça et là ne suffisaient pas à éclairer cette grande salle. Il suivit les convulsions du fil jaune qui l’entraînèrent vers le haut, passant par une des ouvertures d’aération. Il se retrouva dehors pistant le pseudopode qui venait du bâtiment royal. La nuit qui était maintenant tombée, le cacha aux regards. Il plongea pour pénétrer par un soupirail et remonter par l’escalier débouchant sur l’antichambre royale. Il se posa derrière une tenture pour reprendre forme humaine. Il en sortit juste à temps pour voir le filament rompu se replier rapidement vers la salle du banquet. Il entra à son tour par la porte de service, profitant d’un espace entre deux pages qu’il faillit bousculer. Un garde le bloqua net, mais il eut le temps de voir comme un éclair jaune se fondre dans un manteau jaune.
- On ne passe pas, dit le garde.
- Je me doute, lui répondit Lyanne, mais je voulais voir la magnificence royale.
Le garde le regarda mieux :
- Ah ! C’est vous, dit-il en le lâchant prestement.
Lyanne reconnut un de ceux qui avait gardé sa porte.
- Je souhaitais juste voir la table du roi. C’est un spectacle très intéressant.
- Bon, dit la garde, mais n’allez pas plus loin, je ne veux pas d’ennuis.
- Je reste à côté de vous. Je vois le roi, son fils, ses jumeaux mais qui est celui qui est à côté du fis du roi ?
- Celui-là, dit le garde en désignant l’homme au manteau jaune et en crachant par terre, c’est Cappochi.
- Vous ne l’aimez pas !
- Non, répondit le garde. Je n’ai jamais aimé les serpents.

Lyanne s’éclipsa avant la fin du banquet. Il remonta dans sa chambre pour reprendre l’air. D’où pouvaient venir ces soldats   ? Il survola la falaise sur laquelle était construite la forteresse. La lave noire semblait solide. La marée était basse et la mer laissait une plage qu’il survola. À marée haute, il avait vu les vagues se jeter sur la roche qui s’était adoucie. Le reste était hérissé de pics et de tranchants rendant toute escalade impossible. Il ne remarqua rien d’anormal. Il continua son exploration suivant la côte. Une étroite crique séparait la forteresse d’un autre espars de roches. De l’autre côté il survola les bateaux. Sans bruit, il se posa au-dessus des hommes qui bivouaquaient.
- J’ai rien compris, disait l’un d’eux.
- Normal, Mass, tu comprends jamais rien.
Cela fit rire tous les autres. Lyanne rattacha le surnom à la taille du guerrier. Il dépassait tous les autres d’une bonne tête.
- Peut-être, reprit Mass, mais le Guide nous tenait puis tout est devenu froid. Tu comprends toi comment on a fait pour glisser comme ça dans ce souterrain et pourquoi le Guide est parti   ?
- Laisse tomber, Mass, le Guide a ses raisons. Il a dû se passer quelque chose là-haut qui lui a fait différer l’action. Demain avant l’aube, on mettra les voiles pour aller vers le volcan. Il faut qu’on arrive avant eux là-bas. Le jour de Bevaka ne doit pas arriver. 
 
281
Lyanne avait redécollé silencieusement. Une centaine d’hommes ici, cinquante en forêt, représentait un véritable détachement. Cappochi était bien pressé. Manifestement, il ne désirait pas le jour de Bevaka et l’arrivée d’un jeune roi dont la couronne chargée d’énergie le rendrait libre. En se promenant, il avait écouté les bruits qui couraient sur l’étrange affection qui liait les deux hommes. Ils se connaissaient depuis leur plus tendre enfance. Si l’un était fils de roi, l’autre était fils de vieille noblesse. Quand Lyanne arriva dans sa chambre, il découvrit, endormie sur son lit, la princesse. Cela le fit sourire. Il reprit forme humaine et s’approcha. Elle avait encore sa robe de banquet. Il l’appela doucement. Elle ouvrit les yeux, regarda autour d’elle avec un regard d’enfant et posa les yeux sur Lyanne. Aussitôt, elle sauta sur son céans et fit face :
- Alors, tu as vu   ?
- J’ai vu, princesse. J’ai vu le danger sous la forme de soldats qui montaient par les souterrains secrets de la forteresse.
- Si tu parles du souterrain du puits, tout le monde le connaît. C’est un très bon raccourci pour aller au bord de l’eau quand la mer est basse. Mais il faut toujours quelqu’un pour rouler la porte pierre.
- Elle était ouverte avant mon passage.
- Ouverte ? Il y a un traître parmi nous.
- Je pensais que le prince Modtip serait avec toi.
- Mon frère ! Il est trop insouciant. Il jouait encore quand je me suis éclipsée.
Revenant à son idée première, elle murmura :
- Je me demande bien qui c’est   ?
- As-tu vu autour de toi quelqu’un qui pourrait être celui que tu cherches   ?
Lyanne ne voulait pas lui nommer Cappochi. Elle semblait trop fragile pour l’attaquer et, vu l’amitié avec le fils du roi, il doutait que quelqu’un la prenne au sérieux.
- J’ai quelques idées… Insuffisant pour accuser. Je veux des preuves.
- Cela me semble sage, princesse. Je pars demain avec vous. Si j’ai bien compris, mon rôle sera de vous accompagner jusqu’au lac de lave. Cela semble assez facile.
- Détrompe-toi. J’ai assisté à toutes les cérémonies depuis que j’ai l’âge. Tous nos accompagnateurs sont morts. Seul mon père, et nous sommes protégés. Tu mourras ce jour-là.
- J’ai fait un long chemin, princesse, pour arriver ici et maintenant. Mon dieu m’a toujours protégé. Il le fera aussi ce jour-là.
- Quel est ton dieu ? Ici, nous adorons un dieu oiseau. C’est pour cela que les hommes-oiseaux avaient tant d’importance. Ils étaient les messagers des rois et des reines pour aller chercher celui qui serait le compagnon ou la compagne digne d’être associé au porteur de la couronne à l’Oiseau.
- J’ai donc le manteau du dernier des hommes-oiseaux.
- Tu as compris. Tu lui dois d’être encore en vie. Mon père y voit un signe. Il pense que si tu survis, tu pourrais être celui qui cherche la compagne pour le roi.
Cela fit rire Lyanne, il n’avait pas fini sa quête et déjà certains voulaient lui en donner une autre. Redevenant sérieux, il regarda la porte puis la princesse :
- Est-il bon pour une princesse d’être seule dans la chambre d’un prisonnier.
Ce fut au tour de Moayanne de rire :
- Si Tatina me voyait, sûre que je me ferais fouetter. Je vais partir. Acceptes-tu de continuer à me servir.
- Tant que je suis vivant ?
- Au moins jusqu’au jour de Bevaka !
- Alors j’accepte, je chercherai la racine de ce mal.
- Bien, dit Moayanne en se levant, alors c’est dit.
Rapide comme le vent, elle embrassa Lyanne sur la joue et partit en courant. Lyanne en resta interloqué. Drôle de princesse !

Le vent leur fut favorable en ce matin de départ. Les cendres étaient poussées vers la mer. On entendait toujours les explosions du Frémiladur au loin dont le son arrivait bien après la lumière en haut de la montagne.
- S’il continue, il va atteindre les cieux, fit remarquer un des soldats de l’escorte.
- Veuillent les dieux que cela n’arrive pas. Le roi serait capable de nous demander d’y aller.
Ces hommes aguerris frémirent à cette idée. Violer la terre des dieux leurs semblait inconcevable.
Ils étaient une dizaine de mains d’hommes selon ce qu’avait pu compter Lyanne, tous montés pour faire escorte au roi, à sa famille et à ses favoris. Devant eux couraient deux guides des marais. Le voyage jusqu’au pied du volcan allait prendre deux ou trois jours… si tout allait bien. Lyanne était à pied avec les serviteurs et les bêtes de somme. Eux allaient marcher presque sans s’arrêter pour suivre le rythme des cavaliers. On utilisait des bêtes robustes aux longues pattes assez peu chargées. Lyanne ne pouvait pas suivre simplement en marchant. Le pas de ces bêtes ne s’accordait pas avec le sien. Il passa une partie de la matinée à marcher, courir, marcher, courir. La pause repas ne fut même pas reposante. À peine eurent-ils fini d’avaler leurs provisions qu’ils étaient déjà repartis. Ils arrivèrent longtemps après les cavaliers. Lyanne se posa et regarda l’agitation autour de lui. Les serviteurs, sans attendre ni récupérer se dépêchèrent de faire le repas, de monter les tentes. La nuit était noire, les nuages cachaient la lune. De nombreuses lumières tentaient de dissiper les ténèbres mais laissaient de nombreuses zones d’ombre que Lyanne mit à profit pour s’éclipser.
Dans la nuit, zébrée des décharges du Frémiladur, il survola le marais qu’il avait déjà traversé dans l’autre sens. Les cendres avaient tout recouvert, au point parfois de ne pouvoir discerner ce qui était liquide de ce qui était solide. Il n’y avait plus signe de vie nulle part. De l’autre côté, les terres cultivées avaient subi le même sort. Il survola la ruine de la ferme où il avait logé. Tout s’était effondré sous le poids des cendres. Plus loin l’air devenait instable, rendant le vol difficile. Lyanne fit demi-tour. De son œil de dragon, il repéra les traces anciennes sous le tapis uniformément gris. Cela lui évoqua le Pays Blanc quand il se couvrait de neige. Il revint vers le campement qui bruissait d’activité. Il se posa un peu plus loin et revint toujours aussi anonyme. Les serviteurs allaient et venaient courant à moitié pour servir le roi et sa suite. Les soldats cantonnés un peu plus loin, surveillaient le cœur du camp où était la famille royale. Si les conditions dues à l’éruption les effrayaient, ils ne semblaient pas craindre d’attaque. Lyanne rejoignait leur analyse. Ils étaient encore trop loin de la mer. Tout changerait en entrant dans le marais. Le seul passage qu’il avait vu passait près de la côte, avec quand même un endroit qui ne serait praticable que pendant un assez bref moment. S’il devait faire une embuscade, c’est là qu’il l’aurait tendu. Cappochi connaissait-il les subtilités de ce terrain ? Lyanne en doutait, mais se méfiait. Ce qu’il avait vu avait beaucoup plus de pouvoir qu’un banal être humain.
 
 
 
      

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