dimanche 27 décembre 2015

les mondes noirs : 13

Un bruit la fit se retourner. Elle tiqua à la vue du grand prêtre qui arrivait. Il était imposant pour un mâle. Il avait le pouvoir que lui conférait l’Idole. Il était le seul à pouvoir la toucher. Il marchait à grands pas. Il dépassa la reine sans même la regarder. Il s’approcha de la statue dorée. La reine, qui voyait pour la première fois l’Idole dans la lumière, fut étonnée par sa taille. Elle ne la connaissait que dans le temple, dans la salle sombre aux senteurs d’encens. Le grand prêtre fit de nombreuses salutations et quand il fut à portée de main de la statue, il poussa un grand cri. Les gardiens qui l’accompagnaient le virent tomber. Ils coururent lui porter secours. La reine sentait qu’elle perdait le contrôle de la situation. Elle avait marché trop vite pour que ses gardes soient là. Elle regarda les gardiens relever le grand prêtre et le soutenir. Son visage était décomposé. Elle sentit une joie mauvaise l’envahir. Elle pensa que ce pauvre fou croyait peut-être ce qu’il professait. Cela faisait longtemps qu’elle avait perdu la foi de son enfance dans cet Idole censée la protéger des mondes noirs. Elle n’y voyait qu’un tas de pierre recouvert d’or. Elle pensa même un instant qu’elle allait pouvoir mettre la main dessus à la faveur des événements qui arrivaient.
Les gardiens revenaient en soutenant leur maître qui reprenait quelques couleurs.
- Allons, grand prêtre, on va bien arriver à la ramener à sa place, lui dit-elle quand il approcha.
Le grand prêtre la regarda avec des yeux hagards et lui répondit :
- Pauvre folle ! Nous sommes perdus ! L’homuncule a disparu. Les mondes noirs vont nous engloutir.
La reine eut presque envie de rire. Pourtant quelque chose la retint. Si ces vieux fonds de superstition étaient vrais. Elle claqua des doigts. Immédiatement une amazone vint à sa hauteur.
- Prends avec toi une escouade et va sur les frontières. Puis reviens me faire ton rapport.
Le royaume occupait un vaste plateau aux bords abrupts. Il n’existait qu’un passage à sa connaissance pour en descendre : l’escalier lumineux. Les autres endroits avaient été soigneusement barricadés. La reine comptait plus sur ces falaises pour les isoler des mondes noirs que sur la prétendue protection de l’Idole. Pourtant, elle ne pouvait se départir d’une angoisse sourde. Quelque chose n’allait pas. Elle chassa l’insecte qui tentait de la piquer et tenta de faire le point. Fallait-il envoyer l’armée dans les mondes noirs chercher ce mâle bleu maintenant que l’Idole était ici ? Elle pesa le pour et le contre. Elle se fit à nouveau piquer par une bestiole. Elle se retourna en entendant un cri. Sa dame première était entourée d’une nuée d’insectes volants et tentait par de grands gestes de les éloigner. Elle repensa à ce qu’avait dit le paysan. Une source coulait non loin. L’eau devait attirer les nuisibles. Elle chassa de nouveau un insecte de sa robe. Elle ne connaissait pas cette race. Cela ressemblait aux mouches qui périodiquement apparaissaient en ville, mais en plus gros avec une sorte de rostre. Elle écrasa la bête qui s’aplatit dans un bruit de carapace qui casse, laissant une trace rouge sang sur sa robe. La reine recula. Autant ne pas rester là. Elle ne pouvait rien faire de plus. Après quelques pas, elle regarda vers l’Idole. Sans l’homuncule, elle était vraiment un tas de pierre. Sa dame première la suivait. Elle remarqua que sa robe était constellée de tâches de sang. La reine s’arrêta pour l’attendre. La nuée d’insectes hématophages volait un peu plus loin. Elles étaient maintenant à l’abri de leurs méfaits.
- Je n’ai jamais rien vu de pareil, lui dit sa suivante. J’ai cru mourir !
Son visage était boursouflé par les piqûres.
- Nous devions être trop près de l’eau, répondit la reine.
- Je ne crois pas. Je connais cet endroit, jamais je n’avais vu cela.
La reine regarda sa suivante d’un drôle d’air. Elle n’aimait pas ce pressentiment qui ne la quittait pas. Son instinct étant peut-être sa meilleure arme, elle décida de le suivre.
- Rentrons, il faut que l’armée parte tout de suite.
Elle fit, toujours au pas de course de ses porteurs, le retour. À peine arrivée au palais, elle distribua les ordres, convoquant le conseil, ordonnant de réunir tous les clans pour une assemblée. Elle se dirigea vers le balcon des discours, laissant derrière elle toutes ses suivantes dont les robes, trop étroites suivant la mode actuelle, ne leur permettaient pas de faire de grandes enjambées. La reine leur cria avant qu’elles ne soient trop loin derrière :
- Que les amazones viennent immédiatement me faire leur rapport, dès leur retour.
Surgissant sur le balcon, elle surprit tous les mâles qui s’étaient mis au repos. Les goulques glapirent si fort qu’on les entendit dans toute la ville. Ce fut un chaos complet pendant un moment pendant que tous se remettaient debout. La reine n”attendit pas le retour au calme pour exhorter les mâles. Elle fut d'autant plus convaincante qu’ils perçurent sa peur. Les mâles royaux en furent assez perturbés pour laisser les mâles bleus prendre la tête du cortège. C’est aux accents guerriers d’une chanson de marche qu’ils se dirigèrent vers l’escalier de lumière. Loin derrière, les gens de l’intendance se regardaient les yeux emplis de peur.

mardi 22 décembre 2015

Les mondes noirs : 12

La reine se dirigea à grands pas vers ses appartements, derrière elle, la première dame courait presque.
- Tu es sûre ? demandait la reine.
- Oui, le messager est formel. Il l’a vue.
- Préviens Karvach. Il pourrait être utile.
Devant elle, les portes s’ouvraient seules. Quand elle pénétra dans la pièce, un homme se jeta à terre en demandant pitié.
- Si tu dis vrai, ta vie n’est pas menacée, lui dit la reine, maintenant parle !
L’homme resta le front à terre comme on le lui avait dit. Il ne devait en aucun cas lever les yeux vers la reine. Il tremblait tout en parlant :
- J’étais sorti pour conduire mes bêtes vers la source. Nous sommes près des mondes noirs. C’est notre seule source propre. J’avais remarqué de loin que le bosquet ne semblait pas comme d’habitude, mais dans le noir, je ne voyais pas bien. Je me suis approché car mes bêtes semblaient renâcler. Je suis passé devant elles. J’ai pris un licol et j’ai tiré pour faire avancer la première. Ç'a été dur. Mais petit à petit, elles avançaient toutes en suivant celle que je forçais. C’est quand elle s’est cabrée pour ne plus avancer que je suis tombé....
La reine tapa du pied, les détails du récit l’exaspéraient.
- Dépêche-toi… ma patience à de courtes limites...
L’homme se mit à trembler encore plus :
- Ben c’est là que j’lai vu… Toute dorée comme ça… ça peut-être qu’une statue royale. Alors j’ai prévenu la chef...
La première dame prit la parole :
- La chef a tout de suite compris l’importance de ce qu’il avait trouvé. Elle a vérifié ses dires et est montée en personne prévenir le palais. Dès que j’ai su, j’ai envoyé des gardes royaux et la quatrième dame. Elle m’a confirmé. C’est bien l’Idole qui est près de la source.
La reine fit un geste de la main comme si elle balayait une poussière. Immédiatement, on fit sortir l’homme.
- Il faut que je voie cela de mes yeux, dit-elle. Faites patienter les troupes.
La reine reprit son pas de course pour se diriger vers l’antichambre. Les serviteurs couraient dans tous les sens. La sortie de la reine imposait tout un cérémonial qu’ils allaient avoir du mal à mettre en place. Personne ne devait baisser les yeux sur elle. Il fallait contrôler tous les espaces surélevés pour s’assurer de la chose et puis, il fallait les gardes pour faire plier les genoux récalcitrants.
Quand elle arriva dans le grand vestibule, sa chaise à porteur était prête, les troupes des gardes étaient là, même si elles étaient moins ordonnées qu’à leur habitude.
- Et au pas de course, dit la reine en montant dans sa chaise.
Sur la place, les mâles présents eurent juste le temps de mettre un genou à terre. Le temps qu’ils formulent leur étonnement, l’équipage de la reine était loin.
Devant les trompes sonnaient. Tous ceux qui étaient penchés pour voir ce qu’il se passait, se retiraient vivement et se cachaient. Tout le monde savait que Karvach s’occupait des récalcitrants. Elle passa devant d’autres clans et devant le temple de l’Idole pour arriver dans la plaine couverte de cultures.
- HALTE !
Ce fut comme un coup de fouet. Tout le monde se figea.
- LÀ !
La reine montrait quelque chose sur le bord du chemin. Un éclaireur courut examiner ce que montrait la reine. Quand il revint son front était soucieux. Il fit la génuflexion et dit :
- Ma reine, mes paroles disent la vérité. Je n’ai jamais vu de pareilles traces. Elles sont gigantesques et munies de douze griffes.
La reine sursauta. Elle avait souvent vu les pieds de l’Idole. Elle s’était, plus jeune, amusée à compter les griffes. Il y en avait douze bien régulières à droite et onze plus une à gauche. Elle interrogea l’éclaireur :
- Oui, ma reine, c’est tout à fait cela, la douzième griffe à gauche est anormale.
- COUREZ ! hurla-t-elle, COUREZ OU CRAIGNEZ MA COLÈRE !
Les porteurs n’eurent pas besoin d’autres encouragements. Ils se mirent à courir aussi vite qu’ils le pouvaient. Quand ils arrivèrent près de la source et que la reine descendit, ils pensèrent qu’ils n’auraient pas fait plus. Haletant, pliés en deux, ils se laissèrent tomber à terre pour reprendre leur souffle pendant que la souveraine courait vers la source, suivie de près par la première dame. Elles s'arrêtèrent comme stupéfaites en voyant la grande statue de l’Idole posée là dans son écrin de verdure. Elle était presque aussi haute que les arbres environnants. Pour la reine, on était face à un impossible. Ce tas de pierre ne pouvait pas bouger.

jeudi 17 décembre 2015

Les mondes noirs : 11

Le lendemain, jour du départ, tous les mâles dominants étaient rangés en bon ordre devant la porte du clan. Dame Érausot se montra sur la terrasse surplombant la place. Les mâles dominants mirent un genou à terre et prononcèrent le serment d'allégeance à la dame du clan. Dame Érausot leva le bras pour montrer l'amulette du clan. Chavda qui était à côté d'elle, éclaira ce que Dame Érausot tenait en main. On vit briller la pochette bleu profond qui était censée contenir l'amulette du clan.
- Que l'Idole soit votre force, que le bleu de vos amulettes soient le réceptacle de sa puissance. Vous serez le fer de lance de ceux qui ramèneront les criminels pour que la justice soit faite.
Les mâles dominants se levèrent en poussant une grande clameur. Avec un temps de retard, leurs serviteurs virent joindre leur voix à celles de leurs maîtres. Seuls ceux de l’intendance gardèrent le silence. La peur se lisait sur leurs visages.
Lourdement, les groupes se mirent en route. Les autres clans les regardèrent passer. Certains applaudissaient au passage les encourageant, d’autres restaient claquemurés derrière leurs hauts murs. Tout dépendait du degré d’alliance avec le clan bleu. Dame Érausot savait que, derrière les murs, dans chaque conseil, on supputait leurs chances de revenir et de ramener l’idole. Les mâles dominants marchaient fièrement. Ils arboraient leurs tenues de combat, faites d’un cuir dur réhaussé de plaques de métal. Ils avaient une épée longue au côté, des coutelas à la ceinture. Derrière les serviteurs portaient les armes de rechanges, les lances et le bardât nécessaire pour cette campagne. L’intendance suivait en un troupeau informe. Chacun portant une lourde charge. Ils passèrent ainsi devant quatre clans avant de rejoindre la place d’armes devant le palais de la reine. Les y attendaient les gardiens et les goulques, ainsi que la troupe royale. Sous les oriflammes, les mâles royaux étaient impeccablement alignés. Les goulques trémulaient et les gardiens essayaient de les faire tenir tranquille. Cela faisait un remue-ménage bruyant et malodorant. On avait enlevé les colliers habituels des goulques pour les remplacer par des colliers plus légers avec moins de contrôle qu’elles puissent aller dans les mondes noirs. Quand parut la reine et que hurlèrent les mâles royaux, les goulques s’agitèrent encore plus et glapirent, glaçant le sang des moins hardis. Les mâles dominants bleus se rangèrent derrière la troupe royale. Les serviteurs et l’intendance se répartirent au fond de la place et dans les rues adjacentes. La reine leva le bras pour imposer le silence.
- Nobles mâles, vous allez partir à la recherche de notre bien le plus précieux. Notre Idole qui depuis des lustres défend nos frontières et notre pays a été violenté par celui-là même qui aurait dû lui rendre hommage. Un mâle bleu...
De la place, on vit une femme se pencher à l’oreille de la reine et murmurer quelque chose. Même de loin, on vit son visage se décomposer. Elle rentra brusquement laissant le balcon des discours vide. Les spectateurs restèrent stupéfaits. On n’avait jamais vu, ni entendu une telle chose. Déjà en soi, le vol de l’Idole était un sacrilège sans nom. La conduite de la reine venait rajouter à la confusion. Après un temps d’attente, les gens se mirent à s’agiter sur la place. Les goulques elles-mêmes, semblaient mal à l’aise.

samedi 12 décembre 2015

Les mondes noirs : 10

À son retour dans l’enceinte du clan, Dame Érausot était plutôt satisfaite. Karabval n’allait pas causer la perte du clan. Mieux, le vol de l’Idole affaiblissait la position de la reine. Bien sûr, ça allait coûter très cher, mais à part Dame Longpeng et maintenant elle, personne ne savait ce que possédait vraiment le clan. Le point le plus intéressant, que la reine avait imposé en pensant l’affaiblir, se révéla être la nécessité d’envoyer les mâles dominants dans les mondes noirs. Dame Érausot savait que ses mâles dominants vivaient sur leurs acquis. Elle ne leur faisait plus confiance pour défendre le clan. Elle avait obtenu, il y a quelques lustres, une compensation pour s’être fait évincer d’une meilleure place au conseil par celle qui était devenue dame première. Si pour tous, il s’agissait surtout d’une corvée, Dame Érausot en avait fait un atout. Elle avait réformé en profondeur l'élevage des jeunes mâles, les rendant plus que fidèles à sa personne. C’était cette génération qui piaffait derrière les vieux barbons pérorant sur leurs exploits passés. Ils allaient même être heureux de partir, ces imbéciles, croyant ainsi échapper à Chavda.
En s’asseyant sur le siège suprême, elle eut un sourire de satisfaction. Depuis le temps qu’elle pensait qu’elle le méritait ! Elle regarda celles qui restaient du conseil, évaluant pour chacune le degré de loyauté et les risques de coup-bas. Il faudrait qu’elle désigne quatre nouvelles dames pour remplacer les mortes. Ses pensées glissèrent alors sur les servantes premières et secondes. Des noms lui apparurent comme plus sûrs que d’autres mais un nom réveilla son instinct de tueuse : Chimla. Même si son rang n’était que troisième servante, elle avait rempli bien des missions pour dame Longpeng. Dame Érausot n’oubliait jamais rien et surtout pas ce genre de fidélité. Alors qu’elle faisait un compte-rendu à celles qui étaient devenues ses conseillères, elle fit dans sa tête la liste des noms des servantes qui suivraient les mâles dominant avec l’intendance. Chimla y tenait la première place.
Elle distribua ses ordres. Les intendantes furent convoquées. Chavda eut la mission de préparer les mâles dominants pour la campagne dans les mondes noirs. Les deux femmes se comprenaient à demi-mot. Depuis leur enfance, elles s’étaient soutenues l’une l’autre. Chavda avait su se battre très tôt. Elle avait été remarquée par la chef des amazones-novices pendant un combat d’enfant. Attaquée par des plus grandes, elle avait fait preuve et d’intelligence dans le combat et d’une remarquable capacité à encaisser les coups sans tomber. L’adulte était intervenue avant que les quatre grandes ne blessent trop sérieusement Chavda. Elle en avait fait son élève favori. C’est-à-dire à la fois celle qui encaissait le plus mais aussi celle qui s’endurcissait le plus en apprenant toutes les fourberies utiles dans toutes les sortes de combat. Érausot de son côté profitait de la protection de Chavda face aux agressions coutumières et cette dernière profitait de la capacité manoeuvrière de son alliée dans les cycles qu’elles traversaient. Cela avait fait d’elles deux, la paire la plus crainte de cette génération. Elles avaient, une fois sorties des cycles enfantins, gravi les échelons. La disparition prématurée des quatre premières adversaires de Chavda, toutes retrouvées quasi dépecées, avait fait sa légende. Intégrée dans la garde des amazones, Dame Longpeng l’avait rapidement nommée chef. Elle avait fait merveille. Sa poigne de fer et ses entraînements incessants avaient fait des amazones du clan bleu la force la plus redoutable de tout le pays. Les mâles dominants n’avaient pas apprécié. Ils étaient restés en retrait. Il n’était pas bon de contrarier Dame Longpeng. L’un ou l’autre avait bien essayé d’en finir avec Chavda mais on l’avait retrouvé dépecé. La peur tenait les autres en respect.

Chavda avait organisé la troupe des mâles dominants pour son départ. Suivant les ordres de Dame Érausot, elle avait laissé les jeunes mâles de côté. Elle avait par contre accepté que les mâles dominants partent avec leurs serviteurs. Elle avait présenté cela comme si elle avait lâché une concession. Dame Érausot lui avait conseillé de commencer par être intransigeante avant de céder, leur donnant l’impression qu’ils remportaient une victoire. Déjà, elle avait courir le bruit qu’ils étaient les seuls à pouvoir affronter les mondes noirs avec un bon espoir de survie. Ce qui avait flatté leur vanité que Dame Érausot trouvait surdimensionnée. La nécessité d’aller vite avait rendu la négociation à la fois plus âpre et aussi plus facile. Il fallait aboutir avant que n’intervienne la reine.

lundi 7 décembre 2015

Les mondes noirs : 9


La reine se tenait sur le qui-vive. Que lui avait préparé Dame Longpeng. Si une délégation du clan bleu arrivait maintenant, ce n’était pas le hasard. Elle se tenait très droite sur son trône. Elle les regarda arriver. Elle reconnut les dames du premier cercle, celui du conseil. Dans sa tête les pensées allaient à toute vitesse. La situation était grave si Dame Longpeng envoyait une délégation de son conseil. La question était de trouver où était la chausse-trappe. Un détail alerta la reine. Celle qui marchait en tête se tenait trop droite, trop fière. Ce n’était pas son habitude. Elle la connaissait. Si son nom lui échappait sur l’instant, elle la faisait surveiller depuis un moment. Cette dame avait un ego démesuré et une ambition incommensurable peut-être même pire que Dame Longpeng. Pourquoi lui envoyait-on cette personne ? La reine se pencha vers un conseiller qui s’approchait. Ce dernier lui murmura à l’oreille :
- Il y a eu des évènements graves au clan bleu. Tous les membres ont été rappelés dans les murs. Je n’ai pas réussi à en savoir plus.
Se redressant la reine planta son regard dans celui de celle qui avançait. Elle vit une lueur fugace dont elle sut si elle était de colère, d’ambition ou de mépris. La dame se mit à genoux selon le protocole. Si les autres finissaient couchées au sol, elle resta simplement à genoux. La reine tiqua. Cette dame prenait la posture de Dame de clan. Dame Longpeng était donc morte. Une joie mauvaise l’inonda, enfin débarrassée de cette épine plantée dans son orgueil. Elle détailla dame… Dame Érausot. Son nom se présenta à son esprit en même temps que revenait ce que ses espions lui avaient présenté. Dame Érausot était comme un fauve tapi à l'affût. Le fauve avait saisi sa chance. Il lui fallait revoir ses plans.
Elle se pencha vers son conseiller :
- Dites au chef des armées d’attendre mes ordres avant de lancer quelque chose.
La reine se leva, descendit les deux marches et s’avança vers la délégation. Elle dit alors d’un ton enjoué, tout en invitant du geste son interlocutrice à se relever :
- Dame Érausot, quel plaisir de vous voir ! Ainsi le clan bleu va bénéficier de vos sages conseils. J’espère que Dame Longpeng n’a pas souffert.
- Son pauvre cœur n’a pas supporté les mauvaises nouvelles. Il en a été transpercé. Malheureusement notre première dame en a perdu la tête de la voir ainsi. C’est contrainte par les évènements que je me suis dévouée pour cette si lourde tâche.
Ainsi parla Dame Érausot en se relevant. “Redoutable !” pensa la reine. L’image d’une goulque s’imposa à son esprit mais une goulque sans collier, une goulque sauvage. “Je vais te passer le collier” se promit-elle.
- Asseyons-nous et prenons une collation.
Joignant le geste à la parole, la reine s’assit en faisant un signe aux serviteurs. Dame Érausot s’assit très droite, très raide. Les deux sièges étaient proches tout en étant à une distance suffisante pour que les deux femmes ne puissent pas se toucher
- Ma reine…
Les paroles semblèrent avoir du mal à sortir. Cela éveilla la méfiance de la reine. Que lui préparait Dame Érausot ? Elle vérifia discrètement son poignard. La sécurité était ôtée. Elle scruta son interlocutrice pour essayer de deviner si elle avait une arme. La robe que portait Dame Érausot était bleue, bien sûr. Elle évoquait le ciel juste avant que ne disparaisse la lumière. Elle était très ajustée et ne pouvait cacher une arme que n’auraient pas vue les gardes qui fouillaient les entrées.
- Ma reine….
Brusquement Dame Érausot tomba à genoux, posa sa tête sur ceux de la reine, tout en relevant ses longs cheveux pour dégager son cou dans une attitude de soumission complète.
- Ma reine, je demande protection et aide pour moi et mon clan.
La reine se retrouva sans voix un instant puis prononça les paroles consacrées :
- Ton clan devient mon clan, tes mâles deviennent mes mâles et nos forces unies vaincront l’adversité.
Tout en disant cela, elle jurait intérieurement, injuriant en pensées dame Érausot qui lui coupait l’herbe sous le pied. Cette vieille formule n’avait pas été employée depuis des lustres et des lustres. Le dernier clan qui l’avait utilisée était le clan vert quand les barbares venus des montagnes avaient dévasté leurs terres. Elle connaissait le protocole. Le cou offert de son ennemie était une vraie invitation à le trancher, mais elle savait qu’elle ne pourrait pas aller contre ce qui faisait les fondements de sa fonction. Elle posa la question rituelle :
- Dame Érausot, fille du royaume, quel est ton ennemi ? Qu’il soit mon ennemi !
- Ma reine… Un des nôtres, protégé de Dame Longpeng, a volé le talisman du clan. Notre Dame le portait sur elle, mais au moment de sa mort, elle ne portait que le talisman du voleur. Notre clan ne peut rester sans protection. Je suis venue à tes pieds demander la protection spéciale de l’Idole.
C’était donc ça ! La garce profitait que l’annonce de la disparition de l’Idole n’avait pas été faite pour venir se mettre au seul endroit que la reine ne pouvait atteindre. La reine enrageait intérieurement. Si la protection du clan bleu lui donnait des droits, cela lui donnait surtout des devoirs. Elle demanda néanmoins d’une voix douce :
- Quel est le nom de ton voleur ?
- Karabval ! Un jeune mâle de deuxième rang, connu pour son insubordination et ses frasques. D’après mon enquête, il a quitté le territoire du clan hier avec le talisman sacré. Et le malheur a fondu sur nous. Dame Longpeng est morte. Sa première dame est morte et la peur est notre compagne.
Redoutable ! Cette garce était redoutable pensa la reine. Elle réfléchit rapidement. Elle ne pouvait pas envoyer l’armée dans le territoire du clan bleu avec ce que venait de faire Dame Érausot. Mais elle ne pouvait pas laisser entendre qu’elle avait appelé l’armée pour rien.
- Dame Érausot, fille du royaume, ton malheur est mon malheur et ton voleur est mon voleur. Il a fait bien pire que cela. Il s’est servi du talisman sacré de son clan pour voler l’Idole. L’armée est sur le pied de guerre pour le retrouver. Ses complices sont morts. Lui a fui dans les mondes noirs…
Dame Érausot eut le bon goût de sembler horrifiée en apprenant ces nouvelles. Elle savait que la reine ne lui pardonnerait pas ce qu’elle venait de faire. Elle attendait d’entendre les exigences de la reine. Elle avait fait le pari du moindre coût de son attitude. Bien sûr, les intendants de la couronne allaient essayer de piller les richesses du clan bleu et la reine choisirait les mâles qui seraient intégrés dans son cheptel. Tout cela était préférable à la disparition du clan. Dame Érausot connaissait l’histoire aussi bien que la reine. Un clan avait subi, il y a longtemps, le déshonneur d’avoir profondément transgressé les lois royales. Son anéantissement par l’armée avait été complet. Dame Érausot savait que sans le talisman du clan, ils étaient vulnérables. Sa puissance était très grande, moins que celle de l’Idole, puisqu’il en tirait sa force. Il avait rendu le clan bleu très puissant. L’Idole était l’idole. Son pouvoir était immense et ne dépendait de personne. Les prêtres en étaient les gardiens. Seule la reine pouvait la solliciter. Seulement, l’Idole était le maître et sa réponse était son désir… Ce qui n’était pas toujours ce que souhaitaient les hommes. Dame Érausot n’avait pas de souvenir d’un appel à la puissance de l’Idole. Elle la vivait comme une entité, certes très puissante, mais surtout absente. Les derniers évènements semblaient lui donner raison. La reine continuait son discours :
- … la contribution du clan bleu sera la clef de la réussite de l’expédition. Les mâles du clan et leur intendance appuieront avec force les troupes de l’armée.
Dame Érausot encaissa la nouvelle sans rien montrer. Si elle pensait être mise en coupe réglée par les intendants de la reine, elle ne pensait pas envoyer ses mâles se faire tuer dans les mondes noirs. Le discours de la reine continua sur le même ton préparant l’action des troupes. Le clan bleu allait être en première ligne sans même son talisman pour le protéger.

mercredi 2 décembre 2015

les mondes noirs : 8

La reine écoutait les yeux plissés. Ce signe de concentration intense mettait mal à l’aise Kricht et Sschmall. Ils faisaient leur rapport devant la reine après l’avoir fait devant le grand prêtre. Ce dernier les avait aussi soigneusement préparés que possible à rencontrer la reine. Elle avait le don de comprendre ce qu’on ne voulait pas lui dire et avec deux imbéciles comme ceux-là, le grand prêtre craignait le pire. L’ambiance était lourde et les cris de leurs compagnons n’étaient pas là pour les encourager.
La reine s’était fait préciser le déroulement des évènements. Lors de la première veille de la nuit, quelque chose était arrivé. Les gardiens, même torturés, avaient tous parlé de l’Idole en marche. La reine avait une foi minimum et ne croyait pas que ce tas de pierres pouvait bouger. Quelque chose l’avait mis en mouvement. Ce quelque chose avait à voir avec la bande de la taverne du puits sans fond. Ses informateurs connaissaient tout de cette bande. Ils savaient sur chacun des membres, le clan d’origine, la position hiérarchique, les antécédents judiciaires et pour certains, ils savaient même leurs capacités à se battre ou à voler. Mircht avait donné l’alerte. Il avait découvert l’absence de l’Idole en venant prendre son tour de veille. Ses cris avaient réveillé les goulques et les goulques avaient réveillé tout le monde. Kircht, Sschmall et leurs patrouilles étaient intervenus dès les premiers cris. Ils ne payaient pas de mine mais avaient fait ce qui devait être fait. La bande de la taverne du puits sans fond avait présenté des signes suspects. D’abord, ils n’étaient pas saouls et ils avaient tous fui en voyant les gardiens sortir patrouiller avec les goulques. Ils avaient vu la bande s’égayer comme un vol de moineaux. Devant cette évidente culpabilité, ils avaient donné la chasse et, devant le refus de coopérer de tous, les avaient exterminés sauf un. Kricht et Sschmall n’en menaient pas large. Tout le monde connaissait la rivalité entre la reine et le clan bleu, ou plus exactement entre la reine et Dame Longpeng.
Ils auraient bien raconté tout ce qu’ils savaient à la reine mais le grand prêtre devait un service à Dame Longpeng. Il leur avait interdit de citer le nom de Karabval, tout en sachant que ni Kricht ni Sschmall n’avaient les nerfs assez solides pour tenir tête à la reine.
Le grand prêtre écoutait les gaffes des gardiens. La reine les amenait là où elle le voulait et le nom de Karabval fut prononcé. Il vit le sourire sadique de la reine à cette nouvelle. Elle allait pouvoir enfin la coincer, cette Dame Longpeng, qui avait toujours si bien manoeuvré que l’arc-en-ciel des clans commençait maintenant par le bleu.
La reine préparait dans sa tête son plan d’action pour abattre le clan bleu, tout en se faisant préciser des détails comme le nombre de morts et le nom des clans impliqués.
- Qu’on convoque l’armée, dit-elle. Personne ne peut rester dans les mondes noirs. Il a dû réussir à rentrer à son château.
Autour d’elle, les serviteurs se précipitèrent. On ne faisait pas attendre la reine si on tenait à la vie. Kricht et Sschmall, toujours agenouillés devant le trône, tremblaient de peur. Ils pensaient avoir été oubliés mais n’osaient pas bouger. Kricht aurait donné beaucoup pour être avec ses goulques à patrouiller sur les toits du temple à son habitude. Quant à Sschmall, il se répétait comme un mantra : “Ne pas bouger ! Ne pas bouger !”
Le chef de l’armée arriva ventre à terre, suivi par son état-major. Il s’inclina profondément sans pour autant mettre les genoux à terre. Kricht qui n’avait toujours pas relevé la tête, voyait juste ses bottes et son sabre. Les soldats étaient moins grands que les gardiens. Pour s’être parfois battu avec, il savait qu’ils compensaient leur manque d’allonge et de puissance par un entraînement de tous les jours à la limite du supportable. Tout le monde savait qu’il y avait des morts. Cela rendait l’armée presque invincible.
- Tu sais ? dit la reine.
- Oui, ma reine. Je sais, mais je ne sais pas qui.
- Le clan bleu trempe là-dedans. Je veux que tu récupères un de leurs mâles. Karabval !
Le chef de l’armée sursauta :
- Le préféré de Dame Longpeng ?
- Celui-là même et je le veux vivant.
- Qu’il soit fait comme tu le désires, dit-il en s’inclinant pour prendre congé.
- Emmène ces deux-là… ils peuvent te donner des indications.
Le chef de l’armée toucha l’épaule de Kricht :
- Venez !
Kricht et Sschmall sortirent derrière le groupe de l’état-major, tête basse comme deux enfants pris en faute. Ils dépassaient les soldats de plus de deux têtes sans se sentir en sécurité. Le grand prêtre n’avait rien dit en leur faveur. Ils avaient échoué dans leur mission.  Verraient-ils la fin de la journée ?
Leur groupe croisa une délégation du clan bleu qui entrait. Kricht et Sschmall eurent la même pensée. Ils ne seraient pas les seuls à connaître la tempête.