dimanche 29 avril 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 49

L’irruption des bayagas et la mort de Dorget avaient mis Riak au rang d’envoyée des dieux. Floks avait repris conscience bien après les évènements. On lui avait raconté ce qu’il s’était passé et comment son ami était mort.
   - J’ai combattu une envoyée des dieux et je suis encore vivant…
Dans sa logique, il comprenait comment ce petit bout de rien du tout avait pu le vaincre. Il comprenait aussi qu’il avait eu de la chance. Lui, qui ne faisait confiance qu’à sa force dans les combats et qui toujours s’en était sorti grâce à elle, prit conscience qu’il aurait pu devenir Tréïbénalki ou mourir comme Dorget. Autour de lui, les autres renégats découvraient cette réalité. Ces quatre-là étaient à part. Ils avaient à voir avec les dieux et n’étaient pas tout à fait du même monde qu’eux. Clète n’avait qu’une idée en tête. Comment s’en débarrasser ? Pour lui, plus longtemps ils resteraient et plus il lui serait difficile de garder le contrôle de ses troupes. Il voyait bien comment les uns et les autres répondaient avec empressement à la moindre des demandes. Il n’avait jamais obtenu une telle obéissance. Il entrevit une solution quand des gardes lui amenèrent un homme qu’on avait surpris à errer trop près de l'île. Le Tréïben qui l’accompagnait était mort en tentant de fuir. L’homme était entravé, les mains dans le dos. Son visage tuméfié signifiait que ceux qui l’avaient attrapé avaient commencé à le torturer pour obtenir des renseignements.
   - Il a dit qu’il venait chercher Bébénalki, lui dit un des gardes
 Clète regarda l’homme qu’on avait fait s’agenouiller.
   - Ici, les intrus, on les élimine après les avoir soigneusement fait hurler...
   - Je suis venu car j’ai reçu des ordres de la grande prêtresse elle-même, dit l’homme en tremblant.
Clète sursauta. La grande prêtresse avait commerce avec la déesse blanche. Personne n’osait l’attaquer de front. Même les seigneurs se gardaient bien de le faire, préférant passer par des hommes de mains comme les renégats. Cette Bébénalki devenait de plus en plus encombrante. Le garde frappa l’homme pour avoir parlé sans autorisation. Il s’effondra au sol en criant. Clète reprit, à l’intention du garde :
   - C’est bien, Yoni, de lui apprendre la politesse. Mais ne l'abîme pas trop… Il a peut-être encore des choses à nous dire.
Clète s’approcha de l’homme qui grimaçait au sol, il le prit par les cheveux et tira :
   - Alors comme ça, tu reçois tes ordres de la grande prêtresse… Tu dois être quelqu’un d’important alors… D’après toi, combien donnerait la grande prêtresse pour te récupérer ?
   - Rien… Elle ne donnera rien. Je ne suis qu’un simple serviteur, juste fidèle…
   - Alors ta fidélité va te perdre. Je viendrai t’écouter quand tu hurleras… Tu verras les renégats ont mille manières pour faire chanter les suppliciés...
   - La Déesse n’aimera pas et Rma tranchera ton fil si je ne transmets pas mon message. Après tu feras ce qu’il te plaira.
   - Tu crois qu’en me menaçant… répliqua Clète en le frappant.
   - Je te répète ce qu’a dit la grande prêtresse.
Clète arrêta de le frapper. Il se mit à réfléchir. Il se tourna vers un autre garde :
   - Va chercher la Bébénalki. Et on va voir s’il dit vrai !
Le garde partit en courant. Clète se retourna vers le prisonnier :
   - On va chercher la fille aux cheveux blancs. Sache qu’ici, on la considère comme une envoyée de Bénalki, notre déesse. Espère qu’elle t’écoute…
Après un dernier coup de pied, il fit signe d’éloigner l’homme. Les gardes le traînèrent dehors et le jetèrent dans les buissons d’épineux qui bordaient le terrain.
Dans la grande maison, Riak avait du mal à supporter toutes les marques de déférence qu’on lui adressait. Elle n’avait pas réfléchi quand elle avait interpelé les bayagas. Elle en mesurait maintenant les conséquences. Un garde se jeta à ses pieds :
   - Oh Bébénalki, que la déesse te protège ! Je viens pour te porter le message de Clète. Il souhaite te voir, rapidement si tu le peux.
Un peu agacée, Riak lui répondit :
   - Relève-toi ! Je te suis.
Fier comme un paon de guider l’envoyée des dieux, le garde la précéda. À la lumière du jour, elle découvrit les environs. La grande maison n’était pas la seule construction. Il y avait d’autres bâtisses sur pilotis, moins grandes, tout autour. Le garde se dirigea vers l’une d’elle. Riak, en montant les marches qui y menaient, vit un homme ligoté dans les buissons. Arrivée en haut, le garde lui indiqua un siège et se retira. Clète apparut entouré de deux hommes. Il s’essuya la bouche et dit :
   - Sois la bienvenue, Bébénalki. J’ai un dilemme. Nous avons intercepté un homme qui a pénétré sur notre territoire sans y être invité… D’habitude, c’est la mort qui les attend. Mais là… Il aurait un message pour toi… de la part de la grande prêtresse…
Riak sursauta. La grande prêtresse avait donc plus de pouvoir qu’elle ne pensait. Était-ce le guide pour aller à Nairav ? Clète, sans attendre sa réponse, avait fait signe. Elle vit entrer l’homme qu’elle avait vu dans les épineux. Il était en triste état, couverts d’écorchures et de bleus. Il fut jeté au sol sans ménagement.
   - Parle ! ordonna Clète. Elle est là !
L’homme se redressa comme il put :
   - Noble Hôte, je suis celui qui vous attendait à la descente du bateau. Je connais le chemin que vous devez emprunter. Vos compagnes sont Bemba et Mitaou. Elles doivent venir avec vous. La grande prêtresse a insisté sur ce point.
Riak sentit son cœur battre plus vite. Elle allait pouvoir continuer son chemin. Elle s’approcha de l’homme et se pencha vers lui. Elle lui murmura à l’oreille :
   - Et quel est ce lieu ?
   - Nairav, Noble Hôte. Nairav !
Riak se redressa. Elle regarda autour d’elle. Le regard brillant de Clète la mit en alerte. Il fallait qu’ils partent. Le plus vite serait le mieux.
   - Cet homme est envoyé par les dieux ! Libérez-le !
Les gardes regardèrent vers Clète qui donna son accord d’un signe de tête. On coupa ses liens. L’homme qui était à genoux, tenta de mettre debout. Riak vint l’aider pour qu’il y arrive. Elle se tourna vers Clète :
   - Rma tisse un chemin pour moi. Il me faut le suivre. Cet homme est venu me le rappeler. Il me faut partir avec mes compagnons.
Clète eut un trop grand sourire :
   - Alors nous allons fêter ton départ et demain je mettrai un équipage à ton service. Où doit-il vous conduire ?
Riak, qui soutenait l’homme, lui répondit :
   - Il me le dira demain… Là, je vais l’emmener afin qu’il se repose.
Clète haussa les épaules. En s’adressant à ses hommes, il ordonna qu’on aide la Bébénalki pour emmener l’homme. Elle s’éloigna vers une autre maison, sans voir Clète discuter avec un de ses lieutenants.
Riak fut heureuse de se reposer un peu. Bemba entreprit de soigner l’homme. Mitaou s’était isolée derrière des paravents pour dire tous les offices qu’elle avait manqués. Clète avait mis à leur disposition une des bâtisses non loin de la grande maison. Il avait prévenu Riak. Il y aurait une fête le soir pour son départ. En attendant, elle appréciait de ne plus voir tous ceux qui venaient se prosterner devant le lieu où elle était pour faire brûler qui une petite bougie, qui un peu d’encens. Si les dieux réclamaient la Bébénalki, certains regrettaient son départ. Une vieille femme annonçait déjà partout que la Bébénalki l’avait guérie de ses rhumatismes rien qu’en posant son regard sur elle… Plus elle entendait ces bruits, et plus Riak souhaitait partir. Elle n’aimait pas Clète. Son instinct lui disait de se méfier, mais son pendentif ne brûlait pas. La journée se passa dans le calme et le repos. Quand le soleil fut au Zénith, tout un groupe en procession leur amena de quoi manger, un véritable festin de privation comme lui dit Jirzérou. Il expliqua que la viande était rare sur l’île hormis le poisson et le crocodile. Un plateau couvert de viandes appétissantes ne pouvait s’expliquer que par le désir de la combler en lui offrant ce mets rare qu’était la viande de bovidés.
L’homme de la grande prêtresse se réveilla dans l’après-midi. Couvert de bleus et d’écorchures, il apprécia la viande et ce qui allait avec. Bemba et Riak refirent les pansements qui le nécessitaient. Quand on lui demanda où il fallait aller, il ne voulut pas répondre :
   - Vous le saurez, Noble Hôte, quand nous aurons quitté ce lieu de malheur et que nous serons en sécurité.
Comme il refusait d’aller à la fête, on décida que Bemba et Mitaou resteraient avec lui. Jirzérou et Riak se préparèrent et quittèrent la maison au coucher du soleil. Derrière eux, Bemba fit une porte avec un des paravents et la bloqua.
Riak et Jirzérou furent accueillis comme des Dieux. Riak fut tout de suite mal à l’aise. Elle pensa : “Trop c’est trop !”. Elle en eut vite assez des compliments et des libations des uns et des autres. Elle n’arrivait pas à supporter tout ce décorum qui lui semblait sonner faux. Jirzérou profitait pleinement des offres qu’on lui faisait et buvait beaucoup. Avant le milieu de la nuit, la moitié des participants étaient fin saouls. Jirzérou s’était endormi appuyé contre une table. Riak avait fini par maîtriser le cérémonial. Bien que ne comprenant pas la langue, elle avait compris. Elle accueillait maintenant chacun de ceux qui venaient la saluer d’un sourire courtois. Elle écoutait sans mot dire ce que disait la personne qui lui faisait face. Joignant les mains, elle saluait puis mettait ses mains sur la tête de son vis-à-vis. Elle disait quelques mots de remerciements ou d’encouragements que l’autre ne comprenait pas mais qu’il accueillait en souriant, puis venait la libation. On avait donné à Riak une longue paille qu’elle trempait dans la jarre d’alcool qu’on lui offrait. Celui qui lui faisait face faisait de même et chacun devait aspirer le plus longtemps possible. Si Riak faisait semblant, ne consommant que quelques gouttes, celui qui offrait la jarre buvait, buvait, buvait jusqu’à ce que Riak cesse de boire.
Riak, au fur et à mesure que la nuit avançait, sentait son énergie monter. L’heure de Lex était passée depuis longtemps quand Clète vint à son tour. Sa garde l’encadrait. Il salua RIak, faisant l’effort de lui parler en langue commune. Après un long et plat compliment, il lui dit :
   - Tu seras contente, Bébénalki. Demain un bateau à dix rameurs te mènera là où tu dois aller. Je t’ai choisi des hommes forts et endurants.
Riak désigna tous les corps affalés autour d’elle :
   - Ton effort me va droit au cœur mais s’ils sont comme ceux-ci…
Clète se mit à rire :
   - Non, non, ils ne sont pas là. Ils ont l’honneur de partir avec toi. Alors ils se préparent dans une des petites maisons à entreprendre le voyage de la Bébénalki…
Clète aspira un peu par sa paille.  Riak fit de même. Il fit allusion plusieurs fois à la destination sans que Riak ne réagisse. Elle pensa qu’heureusement elle l’ignorait. L’insistance de Clète lui semblait suspecte. Quand ils eurent tiré plusieurs fois sur leurs pailles, Clète demanda la permission de se retirer. Riak se retrouva quasiment seule au milieu de la grande maison devenu pareille à un gigantesque dortoir. Elle s’appuya un instant sur la table et s’y endormit aussi.
Elle se réveilla au chant du coq. Elle avait les muscles endoloris de s’être mal posée. Elle se sentait raide et fatiguée. L’idée du départ proche la réconforta. Elle secoua Jirzérou qui se réveilla de mauvaise grâce en râlant, pour se confondre en excuses quand il reconnut Riak. Ils sortirent de la grande maison où quelques silhouettes commençaient à évoluer d’un pas incertain. Quand ils arrivèrent à la maison de Bemba, dix rameurs les attendaient. Ils s’étaient rangés de part et d’autre de l’allée tenant leurs grandes rames comme des lances. Riak passa au milieu de cette haie d’honneur pour monter chercher Bemba et les autres. Elle fut surprise de reconnaître Floks. Dans la maison, tout était prêt pour le départ. Mitaou et Bemba avaient fait un tas de leurs vêtements pour adopter la tenue des femmes Tréïben. Le guide avait meilleure mine, même si un de ses yeux était à moitié fermé en raison d’un hématome. Riak vit à leurs mimiques combien elles étaient soulagées de la revoir.
   - Les rameurs sont en bas… On part tout de suite.
Le bateau était une longue barque avec cinq bancs de nage, suivait un abri et en poupe un barreur s’occupait de la rame gouvernail. Elle possédait même un mât. La voile était carguée. Le barreur les aida à monter et rapidement ils s’éloignèrent. Riak fut soulagée de ne pas avoir vu Clète. Elle ne se sentait pourtant pas entièrement rassurée. Le guide, qui s’appellait Baillonde, se refusa à toute déclaration tant qu’il verrait les iles. Propulsée par ses dix rameurs, la barque avançait vite. Le guide avait simplement dit d’aller vers Sursu. Ils avaient de l’eau et des provisions pour trois ou quatre jours. Quand ils furent assez loin pour que, même une parole cri ne puisse parvenir au bord, le guide expliqua qu’il leur fallait remonter le fleuve en allant vers le sud jusqu’à la capitale. Le barreur sursauta en entendant cela. Il retourna et mit cap au sud. Personne ne fit attention quand il lâcha deux insectes ailés aux élytres verts. Il les regarda s’éloigner un moment et se concentra à nouveau sur sa rame. Régulièrement les rameurs se reposaient. La journée passa tranquillement. Jirzérou put dessoûler. Riak en profita pour dormir. Le guide surveillait que le barreur gardait bien son cap. Quand la nuit tomba, les rameurs et le barreur se firent un abri pour dormir. Riak à la poupe contempla le lac. Elle vit l’étoile de Lex se lever. Les autres étaient dans l’abri. Elle était la seule dehors pour voir l’ombre sombre s’approcher de l’embarcation. Il n’y eut même pas un choc quand elle toucha le bois de la barque. Riak entrevit le lent déplacement de l’eau. L’ombre sombre mettait le bateau en mouvement. Lentement, ils accélérèrent. Sans roulis ni tangage, ils avançaient rapidement. Riak se prit à sourire. Le voyage serait moins long que prévu. Elle rentra elle aussi à l’abri. Les autres s’étaient installés pour la nuit. Elle fit de même.
Au matin, la barque était presque échouée sur un de ces îlots de jacinthes d’eau. Les rameurs et le barreur regardèrent vers l’abri avec crainte. Jamais le bateau n’aurait pu dériver tout seul jusqu’à être en vue de Sursu. Ils murmurèrent entre eux. Les bayagas revenaient souvent dans leur conversation à voix basse. Le guide sortit de l’abri. Il fit signe au barreur :
   - On va remonter le fleuve et je te dirai où t’arrêter.
Ce dernier acquiesça. Dès qu’ils eurent fini de manger, les rameurs dégagèrent la barque et reprirent le chemin du fleuve. Ils virent bientôt la tour de guet qui était construite à l’embouchure du fleuve. La tension monta d’un cran. Leur barque était banale. On ne voyait pas les passagers, tout semblait calme. Les rameurs sentaient les premiers effets du courant et forçaient plus. Bemba et Mitaou se cachaient du mieux qu’elles pouvaient. Jirzérou avait accepté de rester calme et de ne défier personne. Le guide et Riak guettaient à l’avant de l’abri. Chacun de son côté. Tout semblait normal. Les barges défilaient les unes derrière les autres et les petites embarcations, comme la leur, se faufilaient entre elles. Ils virent bien passer un bateau des seigneurs. Il allait vite vers l’amont et ne s'intéressa pas à eux. En haut de la tour de guet, les gardes, adossés au parapet, semblaient en grande discussion. Ils passèrent sans se faire remarquer. La tension descendit. Ils prirent un régime de croisière. Dans l’abri, on se félicita de ce passage sans encombre.
   - Il y a d’autres dangers. Celui-là était le pire, fit remarquer le guide. D’ici ce soir, nous pourrons si nous le voulons continuer à pied. Dès que nous aurons dépassé le défilé des roches noires, nous serons plus en sécurité.
   - Et c’est quoi, ce défilé ?
Il y avait une certaine anxiété dans la voix de Mitaou.
   - Il n’y a pas de danger à y naviguer. Le fleuve reste assez large. Les berges sont en roches noires et on ne peut y accoster. Une avarie dans ces parages est toujours plus compliquée à gérer.
   - C’est loin ?
   - Nous y serons au milieu du jour si nous continuons comme cela.
L’ambiance sur la barque se décontracta. Ils doublaient de temps à autre une barge qui remontait difficilement le fleuve. Bemba voulut savoir comment elles faisaient pour passer les roches noires. Le guide lui expliqua qu’il y avait un port en aval. Les barges y faisaient halte, le temps de trouver assez de pirogues pour les remorquer dans le défilé.
    - D’ailleurs le voilà !
Ils regardèrent tous. Moins d’une dizaine de barges attendaient. Ils virent des bateaux de seigneurs. Le guide fit refermer les panneaux. Avec Riak et Jirzérou, ils observèrent à travers les fentes.
   - Ils font un contrôle, déclara Jirzérou. Ce sont les bateaux de Sursu. Je les vois. Ils doivent chercher de la contrebande ou autre chose…
   - Si c’est nous, on n’est pas bien…
   - Ils sont trop occupés, un des capitaines semble s’énerver.
La barque continua sans ralentir et personne ne fit attention à elle. Ils passèrent la porte des roches noires et naviguèrent entre des berges de blocs de pierre noire usés par le temps. Le courant restait calme. Ils croisèrent une barge descendante, puis une autre sur laquelle se disputaient les marins. Le barreur avait décidé de faire halte après les roches noires pour reposer les rameurs et manger. Le guide avait laissé Bemba remonter les panneaux latéraux. Le fleuve était très calme et il n’y avait plus de bateau autour d’eux. Jirzérou fut le premier à s’en inquiéter :
   - Je n’ai jamais traversé les roches noires sans voir personne.
Sa remarque mit tout le monde en alerte.
   - Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Riak.
   - On n’a pas le choix. Il faut qu’on continue, répondit le guide.
Le cri d’alerte du barreur qui désignait un point devant eux les mit sur le qui-vive. Riak regarda en amont et découvrit une barre de bateaux bloquant le fleuve.
    - Demi-tour, cria le barreur, cadence de fuite…
Les barreurs se penchèrent sur leurs rames et tirèrent plus fort. La barque vira rapidement et prit de la vitesse en entrant dans le courant. Jirzérou cria à son tour en voyant la flottille des seigneurs ramant à leur rencontre.
   - On est faits comme des rats !
Riak dégaina sa dague. Son pendentif se mit à lui brûler la poitrine. Mais à part se battre pour mourir dignement, elle ne voyait pas ce qu’elle allait pouvoir faire. Le découragement la saisit. Mitaou se mit à sangloter. Bemba se dit prête au combat. Les renégats voyant cela choisirent de sauter à l’eau. La barque tangua tellement que Riak se retrouva à l’eau. Jirzérou lui lança un cordage qu’elle attrapa. Leur embarcation était ingouvernable et allait droit sur les bateaux des seigneurs. On entendait déjà les cris de victoire. Déjà, ils brandissaient leurs arbalètes
Riak, tout en tentant de remonter à bord, se mit à pleurer de rage. Si la première larme tomba sur le bateau, les autres se mêlèrent au fleuve. Riak prit conscience que quelque chose se passait en entendant Mitaou crier de surprise. Le fleuve blanchissait sous la barque. Riak sentit quelque chose de dur sous ses pieds et, y prenant appui, elle sauta à bord. Les premiers carreaux finirent dans l’eau. La bordée suivante se planta sur la barque, heureusement sans toucher personne. Ils n’eurent pas le temps de s’en inquiéter. Sous leurs pieds, l’eau était devenue solide. La barque se souleva en même temps qu’émergeait un être de glace. Mitaou criait de peur en demandant ce qui se passait. Sur les bateaux des seigneurs, les cris de victoire s’étaient tus. Riak vit devant eux se dresser l’encolure d’un grand cheval blanc. La tête dépassait l’eau comme une tour. La barque était maintenant à plusieurs pieds au-dessus de la surface et montait toujours. Bemba se jeta à genoux en criant :
   - Le cheval de la déesse blanche… c’est le cheval de la déesse blanche !
Riak ne comprenait rien pas plus que les autres. Ils durent se cramponner quand brusquement leur monture partit au galop. Secoués en tous sens, ils essayaient de se maintenir. L’animal de glace semblait galoper dans le fleuve. Devant lui, la vague souleva et éparpilla les bateaux des seigneurs, renversant ceux qui étaient trop près. Ils parcoururent ainsi le défilé des roches noires, laissant derrière eux des seigneurs médusés et apeurés. Le cheval de glace dépassa la sortie du défilé. Dans la barque brinqueballée, ils virent tous les bateaux amarrés qui avaient été retenus là. Le cheval de glace poursuivit sur sa lancée. Il dépassa le premier virage et commença à fondre. Quand ils touchèrent à nouveau l’eau, ils avaient assez de vitesse pour aller s’échouer sur la berge. Sans attendre, ils prirent la fuite.

dimanche 22 avril 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 48

Le vent avait trop faibli pour qu’ils arrivent dans la journée. Quand la nuit tomba, la pluie arriva. Bientôt ils furent trempés. Koubaye fut le premier à signaler des lumières dans le lointain. Résal mit le cap dessus. Le tonnerre grondait au loin quand ils arrivèrent sur la plage. Sous la pluie battante, ils traînèrent la pirogue assez haut pour qu’elle soit en sécurité. Résal bloqua Siemp et Koubaye qui allaient se précipiter vers la maison. Il cria un message. Quand la porte de la maison s’ouvrit, ils se précipitèrent. Koubaye n’avait jamais vu de maison sur pilotis, ni de maison aussi longue. Si Résal fut bien accueilli, Koubaye et Siemp n’eurent pas le sentiment d’être les bienvenus. Ils restèrent isolés dans un coin de la grande salle pendant que les hommes de la tribu s’entretenaient avec Résal. Assis sur des tabourets bas, Siemp et Koubaye mangeaient en silence quand l’oreille de Koubaye se mit à réagir en captant des mots comme Tréïbénalki ou Bébénalki. À partir de ce moment-là, les hommes se mirent à regarder vers eux. Résal racontait avec exaltation ce qu’il venait de vivre. À la fin du discours de Résal, le chef de la tribu se leva et se dirigea vers Koubaye. Il s’inclina avec raideur et les invita à partager la boisson de l’amitié. Les femmes approchèrent avec une grande cruche. On servit une coupe et on la présenta à Koubaye. Résal venait de le prévenir :
   - Tu trempes au moins tes lèvres  mais surtout ne refuse pas...
Koubaye eut l'impression de mettre le nez dans un bac à poissons. L’odeur était piquante et le peu qu’il aspira lui brûla la bouche. Il rendit le bol au chef qui en but une longue rasade et qui la passa à Siemp. La coupe passa ainsi de main en main et chacun buvait. Quand elle était vide une femme la remplissait. Puis de nouveau ce fut au tour de Koubaye de boire. De nouveau, il trempa les lèvres et ressentit la brûlure. Résal avait aussi expliqué que le rite ne s’arrêterait qu’une fois la jarre vide. Petit à petit, les hommes s’écroulaient ivres-morts. Siemp s’était endormi, Résal ne valait guère mieux. Le chef, comme Koubaye, résistait. Alors que Koubaye ne faisait que boire du bout des lèvres, le chef ingurgitait l’alcool en grande lampée. Koubaye n’aimait pas l’impression qu’il ressentait. L’effet de la boisson sur lui, le mettait en contact avec l’esprit de tous les présents. Heureusement beaucoup dormait et leurs pensées décousues restaient en périphérie des perceptions que Koubaye avait. Les pensées du chef restaient étonnamment claires. Koubaye percevait les interrogations de l’homme. Tout tournait autour d’une question : était-il meilleur pour sa tribu de l’aider ou pas ? Les seigneurs semblaient prêts à acheter cher tout ce qui avait trait à la Bébénalki. Mais d’un autre côté, les renégats, avec lesquels il entretenait des relations intéressées, pouvaient être dangereux s’il fricotait avec les seigneurs.
Les femmes s’étaient jointes aux libations à la moitié de la jarre. Autour du chef et de Koubaye, les gens s’endormaient où ils tombaient. Les bougies étaient maintenant presque éteintes. Dans la quasi- obscurité le chef but une dernière fois et brutalement s’écroula. Koubaye avait l’impression que le monde tournait autour de lui. Il se leva en titubant un peu. Il repéra Siemp et Résal. Ils étaient endormis, simplement posés sur le sol. La nuit était très avancée. Koubaye ne voulait pas s’endormir maintenant. Il se mit à marcher en rond. La seule pensée était de surtout ne pas s’asseoir. Ce fut pour lui un long moment de solitude. Quand il eut l’impression qu’il ne pourrait pas faire un pas de plus, il entendit chanter les premiers oiseaux. Tout en ayant l’impression qu’il allait s’écrouler, il alla secouer Siemp. Celui-ci se réveilla en grognant. Koubaye le secoua plus fort :
   - Debout, il faut partir tout de suite…
Siemp se mit sur son séant :
   - Qu’est-ce qui nous presse comme ça ?
   - Ici, on n’est pas en sécurité…
En entendant cela, Siemp fut immédiatement sur le qui-vive. Autour de lui ce n’était que ronflements et respirations bruyantes de corps avinés. Il regarda Koubaye et lui dit :
   - Va nous attendre à la pirogue, on arrive.
Koubaye ne se le fit pas répéter et se dépêcha de sortir. Il faillit tomber en descendant l’échelle de la maison. Il se traîna vers la pirogue. Il y arriva en même temps que Siemp qui poussait un Résal mal réveillé devant lui. Il le houspillait pour lui faire accélérer le mouvement. Au passage, il attrapa Koubaye par un bras et le fit monter dans la pirogue :
   - Allonge-toi et dors !
Koubaye ne se fit pas prier. Siemp le recouvrit d’une protection et poussa la pirogue pendant que Résal préparait sa pagaie. Bientôt, il n’y eut plus que les bruits de la nature, à peine troublée par le son des pagaies entrant dans l’eau. Résal interrogea Siemp :
   - Et on va où ?
   - On va remonter la rivière avant de continuer vers l’ouest.
   - Par la Suaho ?
   - Tu vois un autre chemin?
   - Il faut traverser tout le delta…
   - Et alors ?
   - Si le chef de la tribu qu’on vient de quitter nous signale comme ennemis, on ne passera jamais.
   - Koubaye ne se sentait pas en sécurité. Avançons tant qu’on peut. Si tu entends des cris d’alerte, on s’arrêtera.
La lumière montait doucement pendant qu’ils ramaient en silence. D’autres pirogues les croisèrent. Certains faisaient un signe de bonjour, d’autres ne disaient rien. Ils remontaient un des bras principaux de la Suaho. Le delta avait de multiples ramifications et seuls ceux qui les connaissaient bien pouvaient s’y aventurer. Résal, qui avait plusieurs fois navigué par ici, connaissait quelques coins discrets. Ils pouvaient s’y réfugier et naviguer de nuit. La tâche était difficile sans visibilité. Il ne l’avait jamais tenté.
Les cris-paroles commencèrent en milieu de la matinée. Siemp sursauta en pensant qu’il ne se ferait jamais à ce mode de communication. Il interrogea Résal qui expliqua que des tribus échangeaient des nouvelles des leurs. Il y en eut d’autres tout aussi inintéressantes. Il fallut attendre que le soleil soit à son zénith pour que Résal cesse de pagayer et se mette à être attentif à ce qui se disait. Le message fut long et Siemp impatient de savoir. Résal prit enfin la parole :
   - Les seigneurs sont furieux. Ils ont perdu plusieurs des leurs à Tragen mais la Bébénalki et le Tréïbénalki auraient disparu dans l’attaque d’un village sur la rive sud…
   - Une attaque ?
   - Oui, les renégats attaquent régulièrement des villages. Ils ne font pas de prisonniers. Alors les tribus se défendent contre eux et même parfois font des raids de représailles. Quand les renégats attaquent, le mieux est de fuir vite et loin si l’on veut rester en vie.
   - D’accord, Résal, mais on sait ce qu’ils sont devenus ?
   - Non, les paroles-cris ne disent rien.
   - Riak va bien !
La voix de Koubaye interrompit la discussion des deux hommes. Ils le regardèrent avec étonnement. Koubaye, qui se réveillait, avait pris la conversation en route et avait parlé de manière péremptoire. Le silence tomba sur la pirogue. N’osant pas l’interroger, ils se remirent à pagayer.
Ils s’arrêtèrent un moment dans un petit chenal pour manger. L’endroit était calme et discret. La pluie n’était pas revenue.
   - On va naviguer combien de temps ? demanda Koubaye.
   - Plusieurs jours ! Et il faudra pagayer car nous remontons le courant. Cela nous obligera à rester près des bords… Ce n’est pas bon pour la sécurité.
   - L’endroit est désert, fit remarquer Siemp.
   - Il faut rester attentif. Les tribus sont jalouses de leur territoire.
Ils repartirent sans traîner. Les deux hommes pagayaient en cadence. Koubaye essayait de tenir le rythme sans vraiment y parvenir. Résal avait parlé de se déguiser en Treïben. Siemp avait refusé. Il était Oh’men. Koubaye avait alors demandé à Résal de lui parler de son peuple. Comment les tribus se reconnaissaient-elles ? Et comment, ils pourraient se fondre dans le paysage. Au fur et à mesure que Résal racontait, Koubaye découvrit un monde complexe où la manière de parler, les vêtements, les comportements marquaient votre appartenance à un groupe ou à un autre. Ils parlaient tout en pagayant, avançant régulièrement. Ils étaient sur le bras principal du delta de la Suaho. Il y avait ceux qui, comme eux, remontaient le courant en se tenant près des bords et ceux qui profitaient du courant central pour se laisser descendre vers le lac.
   - Tu vois la pirogue qui vient, dit Résal en montrant une embarcation chargée de bois, est de la tribu du haut delta. On le voit à la couleur qu’ils ont utilisée pour la coque et à leurs vêtements.
   - Et celle qui suit ?
   - Elle vient de la région de Tragen. La tribu là-bas utilise une toile plus sombre pour faire des voiles.
   - Et nous ?
   - Nous, on est une difficulté. Vous êtes des étrangers, je suis Treïben. Donc, je suis votre guide et je vous emmène avec une pirogue noire signe que je navigue la nuit. Ceux qui nous croisent en concluent que vous fuyez.
   - Et alors ?
   - Certains vont nous éviter, d’autres seront prêts à nous aider. Enfin certains seront capables de nous attaquer pour nous faire prisonniers et nous revendre au plus offrant…
   - Comme ceux qu’on croise en ce moment… déclara Koubaye.
Résal et Siemp examinèrent les bateaux autour d’eux.
   - Allons plus vite ! s’exclama Résal.
Il leur fit prendre le premier bayou sur leur droite. Bientôt, ils furent perdus dans un dédale de petites îles. Ils passaient devant des cabanes isolées au milieu de la végétation. Les gens les regardaient tout en vaquant à leurs occupations. Arrivés à un croisement, Résal fit faire un tour complet à la pirogue avant de la lancer vers la berge. Rapidement, ils débarquèrent et tirèrent l’embarcation au sec dans un bosquet de joncs. Résal leur fit signe de se coucher au sol. Entre les herbes, ils virent arriver une barque avec une dizaine de rameurs. Elle s’arrêta au milieu du croisement et à son tour entreprit de tourner sur elle-même.
   - Par là ! dit un des rameurs en désignant une direction.
Ils entendirent plonger les rames dans l’eau et virent la barque reprendre de la vitesse. Résal fit signe à tout le monde de ne pas bouger. Siemp et Koubaye restèrent allongés sur la mousse du sol. Sans la crainte de se faire découvrir, l’expérience aurait été agréable. Le temps passa. Alors que Koubaye relevait la tête pour regarder où ils étaient, il entendit à nouveau des coups de pagaies. Il s’aplatit une nouvelle fois au sol. La barque revint et de nouveau s’immobilisa au milieu.
   - Tu nous as emmenés dans un cul-de-sac, râlait un des hommes.
   - Ils doivent être loin, dit un autre.
   - Dommage, ajouta un troisième. Il m’a semblé qu’il y avait deux étrangers…
   - C’est pas la peine de pleurnicher ! On les a ratés, on les a ratés !
À ce moment-là, les trois fugitifs eurent la peur de leur vie. Un homme arrivait derrière eux tranquillement, une canne à pêche sur l’épaule. Il se fit interpeller par la barque :
   - Oh ! Vieil homme ! T’as pas vu une pirogue noire naviguer dans le coin.
   - Une pirogue noire naviguer… Non, j’ai rien vu de tel, dit l’homme en marchant entre Siemp et Résal. Je viens pêcher, ici c’est un bon coin. Ya jamais personne ou presque qui passe par ici. C’est des culs-de-sac partout.
   - Ok grand-père ! Bonne pêche !
   - Que Bénalki vous protège ! leur répondit le vieil homme en s’installant sur une souche au bord de l’eau.
La barque s’éloigna doucement par où elle était arrivée, pendant que l’homme lançait sa ligne dans l’eau.
Personne ne bougea. Le pécheur était immobile. Résal finit par se mettre à genoux. Le danger semblait écarté. Il s'approcha du vieil homme :
   - Je suis Résal de la tribu de Sursu. Je vous remercie de votre discrétion à notre égard.
   - Crois-tu, jeune écervelé que je ne sache pas reconnaître un Sachant…
Résal jeta un coup d’oeil étonné vers Siemp et Koubaye qui se levèrent à leur tour.
   - Seriez-vous… ?
   - Oui, je suis !
Koubaye s’approcha et salua l’homme qui lui tournait le dos.
   - Comment savez-vous ?
   - Écoute en toi... tu as la réponse.
Koubaye se concentra et sursauta. L’homme était aveugle et était le maître du savoir des Treïbens. Un jeune garçon arriva en courant :
   - Maître ! Maître !
Et s’arrêta, interdit devant ces étrangers.
   - Parle, Dazem.
   - Maître, la Bébénalki est chez les renégats.
   - Ah ! Quelle étrange nouvelle !
Le maître se tourna vers Koubaye.
   - Que sais-tu ?
   - Elle ne risque rien. Eux non plus, tant qu’ils ne lui feront rien.
Cela fit rire le maître.
   - Les temps des nouveaux fils sont arrivés. Rma a fait de nouvelles navettes. Quant à vous, vous allez avoir besoin de mon aide. Ceux qui sont venus sont de la tribu des Tonda. Ils savent que nous sommes sur des bras morts du delta. Ils vont attendre que vous sortiez.
Le maître releva sa ligne et la rangea.
   - Dazem !
   - Oui, Maître !
   - Va et fais préparer ma pirogue… Et envoie des paroles-cris pour annoncer que je sors pour me rendre à Cercières.
Résal se confondit en remerciements. Il expliqua à Siemp et Koubaye que Cercières était au début du delta. De là, ils pourraient rejoindre le mont des vents à pied.

dimanche 15 avril 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 47

Riak avait aimé ce voyage de nuit, le vent dans les cheveux. Devant elle, noir sur sombre, elle avait reconnu l’ombre avec qui elle avait croisé le fer dans la grotte sans toit. Les autres bayagas étaient restées derrière eux près des pirogues retournées. Plusieurs fois, ils avaient croisé d’autres embarcations qui leur avaient laissé le passage. Jirzérou avait dirigé la navigation vers la rive sud du lac. Il y avait là une série de villages de pêcheurs où il pensait qu’il serait facile de se cacher. Ils y arrivèrent au petit matin. Quand les premières lueurs du jour apparurent, l’ombre qui les précédait disparut. La pirogue perdit de sa vitesse. Riak sentit Mitaou et Bemba se détendre. Elle ressentit aussi la fatigue de cette nuit et aspirait au repos. Jirzérou manœuvra la pirogue dans les herbes. Ils descendirent la voile et le mât et finirent à la pagaie. Ils abordèrent enfin la terre ferme. Un bosquet dense les accueillit.
   - Reposons-nous un peu, dit Jirzérou. Tout à l’heure j’irai voir au village le plus proche si nous pouvons avoir de l’aide.
Bemba proposa de prendre la première veille. Riak approuva. Jirzérou renchérit :
   - Il faut faire attention, même si je crois que nous ne risquons rien…
Le sommeil les gagna rapidement. Même Bemba s’endormit malgré sa volonté de lutter. Des paroles-cris les mirent en alerte. Le soleil était haut dans le ciel.
   - On est presque au milieu du jour et je n’ai pas fait les rites, se lamenta Mitaou.
   - Chut ! lui fit Riak, laisse Jirzérou écouter.
Cela dura longtemps avant que Jirzérou ne se tourne vers elles.
   - Les nouvelles sont bonnes et mauvaises… Bonnes car les bayagas n’ont fait qu’une bouchée de ceux qui nous poursuivaient. Mauvaises car Sursu est prévenue et son gouverneur s’est mis sur le pied de guerre. Ordre est donné de nous tuer à vue, et ....
Il s’interrompit d’autres paroles-cris se faisaient entendre. À quelques centaines de pas d’eux, une voix les relaya. Jirzérou eut un sourire :
   - Ça, c’est bon pour nous. Il y a un crieur du sacré dans le village. Personne ne nous dénoncera chez lui. Venez !
Le petit groupe se mit en marche. En approchant du village, ils découvrirent une maison sur pilotis avec un totem planté devant. Tout semblait calme. Jirzérou les fit longer la haie et ils ne sortirent à découvert que devant l’habitation. Quand l’homme les vit entrer, il sauta sur ses pieds et se prosterna :
   - Bénalki me bénit !
Tout aussi rapidement, il jeta un coup d’œil dehors et ferma le rideau qui lui servait de porte. Il s’agita beaucoup dans sa maison pour préparer quelque chose à manger tout en racontant son bonheur d’avoir été choisi pour les accueillir. Tout en l’écoutant, elles apprirent ce que Jirzérou n’avait pas encore dit. Les seigneurs étaient déjà en chasse. La région était calme et les seigneurs peu nombreux. Mais la région manquait de foi en Bénalki. On avait promis une récompense et trop de gens seraient prêts à tout pour la toucher, même dans ce village. Le crieur du sacré soupira en disant cela. Il se plaignit amèrement de la dureté de son rôle dans un village plein de quasi-incroyants. Quand Jirzérou lui apprit qu’ils venaient de Tragen, l’homme eut du mal à le croire. La traversée du lac demandait trois jours quand la brise du nord soufflait bien. Une nuit ! La déesse avait œuvré ! Quand il annonça qu’ils ne pourraient pas rester dans la maison à cause des risques de dénonciation, Riak fit la moue. Elle ne se voyait pas repartir ou plutôt, elle ne voyait pas Mitaou repartir sans repos.
   - Il faut pourtant qu’on dorme !
   - Vous allez pouvoir vous reposer ici, oh Bébénalki. Mais dès que la lumière descendra, il faudra trouver un abri ailleurs. Les villageois viennent me voir pour que je les guide des conseils de la déesse. Il ne faut pas qu’ils vous voient.
   - Bien, dit Riak, nous partirons au soleil couchant. Maintenant dormons !
Le crieur du sacré s’inclina à nouveau :
   - Je laisse de quoi vous restaurer et moi, je vais aller vous chercher un abri plus sûr pour la nuit. 
Ayant dit cela, il sortit rapidement. Riak regarda Jirzérou :
   - On peut lui faire confiance ?
   - Normalement oui, répondit ce dernier.
   - Tu es comme moi, tu as senti sa peur.
   - Oui. Je ne sais pas quoi en penser.
   - Il faut rester sur nos gardes et trouver le chemin de Nairav.
   - Ça va être difficile, les Tréïbens ont peu la notion de ce qui se passe loin du lac.
   - Si au moins on savait vers où chercher, se lamenta Mitaou…
   - Dame Riak va trouver, répliqua Bemba.
   - Je vais veiller, dit Riak. Reposez-vous !
Elle prit des fruits sur la table et alla s’asseoir près du rideau de l’entrée. Elle soupira. Il y a encore quelques jours, elle était une banale paysanne dans sa vallée et maintenant Rma la faisait naviguer au gré de son tissage. Elle croqua dans le fruit. Il avait un goût doux et sucré. Le temps passa lentement. Il lui devenait difficile de lutter contre la somnolence. Bemba la secoua gentiment :
   - Dame Riak, allez vous reposer, je prends la suite.
Riak se leva et alla vers les nattes où dormaient Mitaou et Jirzérou. Elle s’y allongea et très vite s’endormit.
Le poids et la chaleur de son pendentif la réveilla. Avant même qu’elle ne soit complètement réveillée, elle était debout, l’arme à la main. Autour d’elle tout était calme. Bemba surveillait ce qui se passait par la porte et ne semblait pas alarmée. Pourtant le danger était là. Elle le sentait maintenant nettement. Elle réveilla Jirzérou doucement. Il comprit immédiatement et se mit à regarder par les fentes des parois de la hutte. Bemba, en entendant le mouvement dans la pièce, s’était aussi mise debout et scrutait plus attentivement dehors. Elle chuchota :
   - Je ne vois rien...
   - Là, dit Jirzérou, ils arrivent par derrière pour aller sous la maison.
Riak colla son œil à une fente. Des Treïbens arrivaient, armés de lances. Ils progressaient lentement pour ne pas faire de bruit.
   - Il doit y avoir un seigneur avec eux, murmura à son tour Riak en regardant au sol.
Elle souleva les nattes qui recouvraient le sol. Elle vit que de la terre battue recouvrait des solives faites de troncs de baliveaux. Si les ennemis ne pouvaient pas attaquer par-là, eux ne pourraient pas fuir non plus. Elle fit le tour de la pièce. Elle ne trouva aucune échappatoire. Il ne restait que la porte et la fenêtre, à moins de découper le mur. Après restait le problème de traverser l’espace découvert entre la hutte et le couvert. Riak jura entre ses dents. Ils s’étaient fait piéger. Restait à savoir si s’était par le crieur du sacré ou par un villageois qui les aurait vus…
   - Ils vont bientôt attaquer, dit Jirzérou, couchez-vous !
Un homme, qui était monté silencieusement, arracha le rideau de la porte et les lourdes sagaies jaillirent dans la pièce. Bemba s’était jetée en arrière. Jirzérou et Riak étaient déjà à terre. Le premier attaquant qui se présenta fut accueilli par un coup violent du gourdin qu’avait attrapé Bemba. Il s'effondra sur le sol. Un deuxième tenta de passer mais Jirzérou qui avait récupéré une des sagaies lui planta dans la poitrine. Il bascula en arrière tombant sur ceux qui tentaient de monter. Jirzérou, muni d’une autre lance, se précipita vers la porte pour la lancer. Riak lui fit un croc-en-jambe qui le fit s’étaler juste avant qu'une flèche ne siffle par la porte. Il fit un roulé-boulé sur le côté et remercia Riak d’un signe.
   - Il y a un seigneur en bas. Il a son arc, lui dit-elle.
C’est à ce moment-là que Mitaou se dressa sur son séant, les yeux encore tout embrumés de sommeil :
   - Qu’est-ce qui se passe ?
   - NE BOUGE PAS ! lui cria Bemba.
Riak se pencha en avant pour essayer de voir dehors. Elle n’eut que le temps de se reculer pour éviter une lance.
   - Détruisez le plancher, ordonna une voix en bas, on va les faire griller.
Immédiatement, des coups résonnèrent sous leurs pieds, ébranlant les troncs et faisant tomber la terre battue. Jirzérou attrapa une sagaie plantée dans un des murs et, courant vers la porte, la lança en criant :
   - QUE BÉNALKI VOUS MAUDISSE !
Riak, qui observait à travers une fente de la cloison, vit un des guerriers sauter en arrière pour éviter la lance et entendit les autres rigoler. Un d’eux répondit :
   - Elle nous bénit ! Votre capture va nous rapporter gros.
Tandis que les coups sous leurs pieds détruisaient le plancher, Riak vit des Treïbens faire des allers-retours avec des brassées de bois et de paille. Elle mit la main sur son pendentif toujours aussi chaud qui lui brûlait la poitrine. Elle ne voyait pas quoi faire. Elle lisait la même détresse dans les yeux des autres. Elle essaya de faire le vide en elle pour entendre Koubaye. En pleine journée, pouvait-elle y arriver ?
Alors qu’elle entendait les premiers craquements du feu qu’on allumait, elle ressentit la paix en elle. Une pensée l’emplit : “ Du mal viendra le bien !” Elle ouvrit les yeux pour découvrir la fumée qui commençait à traverser les nattes du sol. Elle se répéta tout haut :
   - Du mal viendra le bien !
Les autres la regardèrent sans comprendre.
   - Ça veut dire quoi, dame Riak ? On va brûler vive ! s’exclama Mitaou en pleurant.
   - Le mal vient ! répondit Riak dont l’esprit était empli de cette pensée.
Elle avait à peine fini de parler que des cris de guerre jaillirent autour du village. En regardant dehors, ils virent jaillir tout un groupe de guerriers Treïbens, le visage peint en noir.
   - Des renégats ! s'exclama Jirzérou.
Bientôt sous leurs pieds ce fut la confusion.
   - Sortons ! ordonna Riak.
Sans attendre elle avait sauté sans prendre l’échelle. La dague à la main, elle se retrouva au centre d’une mélée. Les villageois fuyaient poursuivis par les renégats. Le seigneur avait tué un de ces derniers et se battait avec un autre. Riak courut vers lui en hurlant :
   - IL EST À MOI !
Le renégat et le seigneur la regardèrent. Le renégat rompit le combat pour aller vers le village. Riak se retrouva face au seigneur. Il avait une épée et elle n’avait que sa dague. Il était grand, massif, et son armure le rendait lent. Riak était fine et rapide. Elle se lança dans un combat virevoltant qui déstabilisa le seigneur. C’était un guerrier aguerri, aux réflexes affutés. Il toucha Riak une fois alors qu’elle se précipitait sur lui, mais son épée était maintenant trop loin, alors que Riak venait de se coller à lui, et dans un mouvement tournant, lui planta sa dague dans le cou à la jointure de son casque. Elle se dégagea aussi vite qu’elle s’était approchée. Le seigneur était tombé à genoux, dans ses yeux toute l'incompréhension du monde.
La maison du crieur du sacré s’embrasa. Jirzérou arriva près de Riak. Bemba soutenait Mitaou qui toussait sans arriver à reprendre haleine.
   - Fuyons, dit le Treïbénalki, les renégats ne valent pas mieux que les seigneurs.
Ils se dirigeaient vers la lisière de la forêt proche quand ils furent bloqués par un nouveau groupe de renégats. Jirzérou avait deux lances tout comme Bemba. Riak avait sa dague et l’épée du seigneur. Même Mitaou, qui avait ramassé l’arc et les flèches, semblait armée. Ils furent rapidement cernés. Un grand Treïben au visage peint en noir se détacha du groupe qui les menaçait avec des arcs :
   - Le Treïbénalki et la Bébénalki… ! Voilà une belle prise...
Il se tourna vers les autres du groupe :
   - … Notre expédition va être fructueuse. Les seigneurs donneront cher pour eux...
Riak fit un pas en avant. Les arcs se bandèrent plus fort. Le chef des renégats se mit à rire :
   - Tu sais, Bébénalki, vivante ou morte, ils paieront autant. Alors lâchez vos armes !
Mitaou fut la première à le faire, avant de s’effondrer inconsciente par terre. Bemba était en rage. Elle planta ses lances devant elle de toute la force dont elle était capable. Jirzérou hésita. Valait-il mieux mourir là ou espérer une issue heureuse ? Il savait que les renégats torturaient leurs prisonniers avant de les tuer. Riak mit fin à son hésitation en lui disant :
   - Laisse tomber tes lances.
Jirzérou les laissa tomber. Riak resta seule, cheveux au vent :
   - Tu veux l’épée, viens la chercher !
Elle la planta devant elle. Le chef ricana et avança vers elle. Il tenait à la main un sabre. Elle le vit raffermir sa prise. Quand il fut tout près, elle recula d’un pas. Il prit l’épée et la jeta en arrière.
   - La dague maintenant !
Elle avait une forte envie de lui passer à travers le corps, mais elle lui tendit en la tenant par la lame. Il la prit et l’examina.
   - Belle arme. Je sens qu’elle m’ira très bien !
Il se retourna vers son groupe et ajouta :
   - Attachez-les !
Quelques hommes se détachèrent du groupe. Ils avaient des liens en mains. Riak sentait son pendentif pulser contre sa poitrine. Sans réfléchir, elle bondit en avant et attrapa le chef qui lui tournait le dos. Sans qu’elle comprenne, elle se retrouva avec sa dague en main et elle l’appliqua sur la gorge du renégat.
    - Vous bougez, il est mort ! déclara Riak
Il y eut un flottement parmi le groupe. Un des Treïbens répondit :
   - Si tu le tues, tu es morte ! Tu ferais mieux de le lâcher.
   - Tu es prêt à jouer sa vie ? lança Riak.
Un des hommes du groupe qui était derrière Riak lâcha sa flèche. Sentant le danger, elle tourna rapidement et le chef hurla en prenant la flèche dans le bras. Les autres se mirent à hésiter. Le chef, qui grimaçait de douleurs, cria pour qu’on tue ce démon qui le tenait.
   - Maintenant ça suffit !
La voix était calme mais impérative. Tous les hommes baissèrent leurs armes. Riak se tourna pour voir qui avait parlé.
   - Dorget, tu es toujours aussi stupide.
L’homme qui s’avançait avait son épée à la ceinture. Derrière lui, tous les renégats qui avaient attaqué le village suivaient, porteurs du butin. Riak lâcha Dorget qui s’éloigna en tenant son bras blessé. Elle se tourna vers le nouvel arrivant.
   - Excusez Dorget, Bébénalki. Il n’a jamais su se comporter. Il est des sacrés que même nous devons respecter.
Il s’approcha de Riak, et prit l’épée plantée dans le sol. Il la soupesa, le regarda et dit :
   - Vous êtes vive et  légère, une telle arme ne vous aurait été d’aucune utilité… sauf si vous vouliez mourir…
   - Qui êtes-vous ? balbutia Riak
   - Je suis celui qui commande cette troupe. Mais venez, ne restons pas là. Les représailles ne vont pas tarder. Les tribus n’aiment pas quand nous venons piller.
Sans attendre, il repartit vers le lac. Riak lui emboîta le pas. Jirzérou récupéra les lances avant de suivre. Bemba s’occupa de Mitaou et rejoignit le groupe. Le chef donna ses ordres, répartissant les renégats dans différents bateaux. Pour finir, il se tourna vers Jirzérou :
   - Le mieux est que je monte avec vous. Ce sera plus facile pour vous guider.
   - Va-t-on à l'île des morts ? demanda le Treïbénalki.
   - Non, nous avons un refuge plus près.
Bientôt toute la flottille s’éloigna des berges. Ils cinglèrent vers l’ouest  pour s'enfoncer dans un dédale de petites îles. Le soir tombait quand ils accostèrent. Riak n’avait aucune idée de l’endroit où ils étaient. Après le débarquement, les bateaux furent tirés à l’abri des regards venant de l’eau. Suivant toujours le chef qui les guidait, ils arrivèrent à une longue maison basse. L’homme les invita à entrer. Riak passa la première et s’arrêta stupéfaite. L’intérieur bourdonnait d’une activité fébrile. Des femmes faisaient de la cuisine, des enfants couraient partout en criant. Quand ils virent entrer le chef, ils arrivèrent tous en hurlant :
   - Clète ! Clète ! Que nous as-tu ramené ?
Ce dernier leur distribua des morceaux de canne à sucre qu’il avait pillés au village. Seule une petite fille au regard fiévreux ne bougeait pas. Elle le regardait fixement. Il s’approcha d’elle et s’accroupit pour être à sa hauteur :
   - Bonjour Snoza. J’ai invité quelqu’un pour toi.
Tout en disant cela, il désigna Riak.
   - Il s’en fallut de peu que Rma ne coupe le fil de Dorget.
Riak fut encore plus surprise par la voix profonde de l’enfant. Alors qu’elle s’approchait pour la dévisager, elle remarqua ses orbites vides.
   - Snoza n’a plus d’yeux, lui dit Clète, mais elle voit plus loin que notre meilleur guetteur.
Il se tourna vers l’enfant.
    - Elle a les cheveux blancs comme tu l’avais dit.
L’enfant tourna son regard vide vers Riak.
    - Rma trame son chemin vers là où vie et mort se rejoignent. C’est là qu’elle connaîtra la chaîne.
Bemba, qui s’était rapprochée, demanda :
   - Qu’est-ce qu’elle raconte ?
   - Snoza parle toujours par énigme, répondit Clète. À nous d'interpréter.
   - Et qu’interprètes-tu ? s’enquit Jirzérou.
   - Avant notre rencontre, elle m’avait parlé de celle aux cheveux blancs, fille de Bénalki. Sa mise en garde était claire. Si nous touchions au fil de Rma, il n’aurait plus rien tramé avec nous.
   - Je ne comprends rien, dit la petite voix de Mitaou.
   - Sache, jeune nonne, que Rma peut couper le fil de nos vies quand il le veut. Malheur à celui qui s’oppose à lui. Aujourd’hui Snoza dit que vous devez aller là où vie et mort se rejoignent. Alors demain, je vous conduirai sur la route où vie et mort se rejoignent. Ma tribu doit vivre. Mais ce soir fêtons la victoire !
Clète les emmena vers un local en retrait en leur expliquant qu’il fallait revêtir des atours de fêtes en lieu et place des hardes qui les couvraient. Riak et ses compagnons virent que d’autres déjà rajoutaient sur leurs habits usuels qui une cape, qui une robe. Les accoutrements aléatoires qu’ils obtenaient donnèrent à l’assemblée un air complètement irréel. À leur tour, ils fouillèrent dans le tas de fripes qui étaient entassées. Il leur fallut beaucoup de temps pour trouver ce qu’elles cherchaient. Jirzérou avait opté rapidement pour un pantalon de toile blanche. Par contre, trouver de la pierre de lune fut beaucoup plus compliqué. Aucune des trois ne firent attention à son départ, tout occupées qu’elles étaient à soulever des monceaux de vêtements. Mitaou poussa enfin un cri de joie. Elle venait de trouver une tenue de novice propre et presque à sa taille. Elle allait enfin pouvoir se débarrasser de celle qu’elle portait déchirée et couverte de taches. Bemba opta comme Riak pour une tenue de Tréïben traditionnelle. Elles se dirigèrent vers l’autre bout de la grande maison. Des cris et des chants leur parvenaient de là-bas. Elles s’arrêtèrent un instant, interloquées. Devant leurs yeux, s’étalait une véritable cour des miracles. Déjà certains étaient complètement ivres, d’autres jouaient, se battaient, criaient dans un désordre indescriptible. Riak ne savait que penser, ni vers où diriger ses pas. C’est alors que deux gardes manifestement sobres lui indiquèrent une direction. Elle comprit alors que Clète ne les avait jamais laissées sans surveillance. Elles s’avancèrent slalomant entre les groupes, s’attirant des quolibets ou des remarques qui choquèrent les oreilles de Mitaou.
   - C’est elle !
Riak se retourna pour voir qui avait parlé. Dorget, complètement aviné, le bras en écharpe désignait Riak à ses amis :
   - C’est elle, la salope qui m’a fait ça ! Mérite pas de vivre !
Riak vit se lever un colosse :
   - T’inquiète Dorget, l’aura pas l’occasion de recommencer… J’vais te la casser en deux…
Bousculant tout sur son passage, il se dirigea directement sur Riak. Elle regarda autour d’elle pour voir si elle pouvait se dégager. Il y avait trop de monde, trop de tables… Avec une masse pareille, elle ne pouvait s’en sortir qu’en allant plus vite et en étant plus agile que lui… Bemba fit passer Mitaou derrière elle. Il valait mieux la protéger. Elle arracha un bâton à un homme non loin de là qui s’abstint de réagir quand il vit la montagne de muscles qui s’approchait.
   - Suffit, Floks !
Une nouvelle fois, Clète venait d’intervenir. Le dénommé Floks s’arrêta net. Il regarda Clète et lui dit :
   - J’la défie comme notre charte m’en donne le droit.
Ses paroles firent l’effet d’un électrochoc sur l’assemblée. Rapidement un murmure la parcourut… “ Un combat ! Un combat ! “ Avec une rapidité qui surprit Riak un cercle vide se creusa autour d’eux et les paris s’engagèrent.
   - Je te le déconseille Floks ! Elle est mon hôte !
   - C’est mon droit et le je veux !
   - Tu sais qu’après c’est moi que tu combattras…
   - C’est mon droit…
Clète haussa les épaules. Il s’approcha de Riak et lui dit :
   - J’espère que tu es aussi bonne au combat que tu en as l’air !
Il monta alors sur une table et rappela les règles : pas d’armes et tous les coups permis. Riak eut à peine le temps de comprendre que déjà Floks la chargeait en hurlant. Riak l’évita de justesse et recula vivement. Floks freina et repartit vers elle avec le même regard de haine. Si Dorget était complètement saoul, Floks en était loin. De nouveau, elle esquiva. Elle faisait la moitié de sa taille et ne voyait pas comment elle allait s’en sortir. C’est à ce moment-là que son pendentif se mit à bourdonner. Le calme l’envahit. Le monde autour d’elle se mit à bouger comme au ralenti. Elle venait une nouvelle fois d’éviter une charge, sans lui laisser le temps de se retourner, elle lui appliqua un coup de pied à la jointure du genou. L’homme s’effondra dans un grand bruit. La foule hurla et trépigna. Floks se releva. Il massa un instant son mollet tout en cherchant Riak des yeux. Elle courait à l’opposé de lui. Il remit sa lourde masse en route tout en boitant un peu. De nouveau il échoua dans sa volonté de l’attraper et de lui briser les os. Ce fut un autre coup de pied sur l’autre genou qui le fit tomber. Il hurla de rage mais se releva. Il avait encore le bras en appui par terre quand il fut touché au coude qui céda sous le choc. Floks s’écrasa le nez par terre. La foule était en transe. Riak semblait être partout autour de lui, lui assénant coup sur coup. Floks se releva à nouveau. Dorget voyant ce qui se passait, lui tendit un gourdin ce qui fit hurler les spectateurs. Les vociférations reprirent de plus belle. L’arme frappait vite et fort, mais pas assez vite. Si Floks faisait voler la terre du sol, il ne faisait que frôler Riak. Bemba sentit qu’on lui arrachait son bâton et ne réalisa qu’après que Riak était venue le chercher. Alors que Floks réarmait son bras, on entendit un bruit de calebasse qu’on frappe et Riak qui s’immobilisait non loin. Floks oscilla un moment sur lui-même l’air surpris et dans un grand bruit s’effondra inconscient sur le sol. Les spectateurs firent silence puis ce fut la cacophonie la plus complète. À ce moment-là Jirzérou surgit au milieu du cercle de combat, peint en blanc et habillé de blanc, il avait l’air d’un spectre :
   - À genoux ! À genoux devant celle que Bénalki la déesse a choisie.
Dorget s’avança tenant une épée de sa main libre :
    - Jamais !
Le toit explosa à ce moment-là. Un éclair venait de le frapper. Le tonnerre gronda et la pluie se mit à tomber. La foule muette regarda médusée, la silhouette noire qui entrait par le trou. Ce fut un sauve-qui-peut général. Les bayagas étaient là. Riak s’avança la dague à la main. Dorget tremblait de tous ses membres. Il tomba à terre quand l’ombre le toucha. Riak s’écria :
   - Va-t-en ! Je n’ai pas besoin de toi ! Ni de vous ajouta-t-elle en désignant de sa dague les ombres lumineuses qui s’immiscaient dans la longue maison.
Comme de la fumée, les bayagas s’évanouirent. Autour d’elle tous les genoux fléchirent...


dimanche 8 avril 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 46

Koubaye s’était réveillé avec le lever de soleil. Il demanda ce qui lui était arrivé. Siemp lui fit un résumé pendant que Résal déchargeait les provisions. La terre était spongieuse. Résal les mena près d’un arbre, ils trouvèrent un coin sec.
   - Quand il pleut trop, le lac monte, et même les arbres ont les pieds mouillés.
Koubaye se proposa de veiller pendant que les deux autres se reposeraient. Bientôt, il entendit les respirations calmes de Siemp et de Résal. Il se sentait encore fatigué mais il avait les idées plus claires. Il se rappelait la vision de la grande ville et puis cet effet de suffocation quand il avait été assailli par tous les bruits, toutes les images tout autour de lui. Sur ce petit bout de prairie, il se sentait au calme. Il écoutait le clapotis de l’eau non loin. Il ressentait la présence des animaux autour. Leurs pensées étaient toutes tournées vers la recherche de nourriture. Il y avait aussi cet esprit primitif dans l’eau. Il était dans l’attente. Le temps lui appartenait. La proie passerait et il aurait de quoi manger. Koubaye se laissa aller. Il s’adossa au tronc. Il somnola un petit moment. Il fut mis en alerte par une sensation désagréable. Des esprits noirs approchaient. Il se leva. Il entendit les coups de pagaie. Il s'accroupit avant de voir la pirogue. D’autres navigateurs nocturnes arrivaient. La violence de leurs esprits ne le surprit pas. Ils n’avaient pas l’intention de s’arrêter par là. Koubaye craignaient qu’ils ne voient la pirogue de Résal. Il réveilla doucement ses compagnons. Résal fut immédiatement sur le qui-vive et fit signe à Siemp de se taire quand il vit qu’il ouvrait la bouche. Koubaye vit la pirogue. Il ne comprit pas tout de suite. Il voyait la pirogue des autres comme s’il était au ras de l’eau et en même temps, il voyait le bout de prairie sur lequel il s’était assis. Dans son esprit arrivaient des pensées interrogatives. Proie ou pas proie ? Il pensa : Proie !
    - Attention ! dit une voix, un croco…
L’attaque du saurien fut fulgurante. Sur leur petit îlot, ils entendirent des cris et des violents bruits d’eau. Et tout se calma très vite.
   - Ils ont fui, dit Koubaye. Ils sont partis de l’autre côté.
Résal le regarda.
   - Tu es sûr ?
   - Oui, tous sauf un.
Koubaye se mit à vomir. Il était encore dans l’esprit du crocodile quand sa mâchoire s’était refermée sur la jambe de l’homme. Il en avait senti toute la terreur et toute la satisfaction de la bête. Il n’entendit pas Résal dire :
   - S’ils nous avaient découverts, nous étions des hommes morts.
   - Comment ça, avait chuchoté Siemp.
   - Nous sommes sur l’île des morts. C’est ici qu’ont été enterrés les chefs de mon peuple. Seuls les réprouvés et les renégats vivent ici. Leur cruauté est légendaire. Je croyais qu’ils ne passaient plus par ici. Notre chance a été ce crocodile.
Ils passèrent le reste de la journée à se relayer pour guetter.
À la nuit tombante, ils repartirent. Koubaye avait ressenti une dernière fois ce que ressentait le crocodile. Il avait failli en vomir à nouveau. Cette sensation d’estomac plein lui avait donné la nausée. Résal manoeuvra la pirogue avec le plus de discrétion possible. Seul le frottement du bois sur les roseaux trahissait leur déplacement. Ils avaient chuchoté toute la journée et ce soir ils se taisaient laissant Résal diriger les opérations. La lumière baissait rapidement les rendant nerveux. Ce soir les étoiles étaient en partie cachées par les nuages et la lune était absente. Il fallait qu’ils soient sortis du dédale des roseaux juste au bon moment. Résal immobilisa l’embarcation à la lisière des roseaux. Il chuchota :
   - On voit encore trop bien. Regardez, une autre pirogue.
À travers le rideau végétal, ils virent glisser une longue embarcation. Ils étaient au moins dix hommes. Il y avait juste un lumignon, au centre, éclairant le visage d’un homme penché sur quelque chose d’invisible à leurs yeux. Danger ! pensa Koubaye. DANGER ! Pourtant, autour de lui, tout était calme. Riak ! Riak était en danger. Il laissa son esprit libre de voguer. Riak était prête à mourir. Ils, mais qui étaient-ils, ne l’auraient pas vivante. L’étoile de Lex était sur le point d’apparaître. Il fit le calme dans l’esprit de Riak et lui chuchota : “Bar Loka!”.
Sur la pirogue devant eux, l’homme près de la lumière se redressa. Il regarda autour de lui rapidement et, se retournant, dit :
    - Il y a danger. Les Bayagas sont dehors. Vite à terre !
Aussitôt, tous les hommes plongèrent leurs pagaies dans l’eau. Koubaye les vit disparaître derrière le rideau de roseau. Résal se retourna vers eux :
   - Le sorcier qui était à bord a senti les bayagas. On ferait mieux de faire comme eux.
   - Non, dit Koubaye d’une voix tranchante, les bayagas sont occupés ailleurs. Ils ne viendront pas ici. Profitons de la peur qui va se dire !
Il avait à peine fini de parler que des cris-paroles retentissaient pour dire la nouvelle. D’autres cris répondirent. Résal poussa une exclamation.
   - Qu’est-ce qui se passe ? demanda Siemp.
   - On a un Treïbénalki qui a déjà plusieurs jours et surtout, une Bébénalki venue d’un autre peuple.
   - Et alors ?
   - La déesse Bénalki se manifeste ! Voilà des centaines de générations que cela n’était pas arrivé. Elle va jeter ses filets et trier ses fidèles...
   - Qu’est-ce que tu veux dire ?
   - Elle va mettre les bons dans ses paniers et laisser les mauvais pourrir au soleil. Tu n’as jamais vu les pécheurs quand ils rentrent de pêche ?
Effectivement Koubaye découvrait. Il comprenait Résal. Le choix était pour bientôt.
Le silence s’abattit sur la pirogue. Ils pagayaient maintenant en silence, guettant dans la nuit noire les bruits qui signaleraient une autre embarcation. Résal leur faisait contourner l’île pour pouvoir aller vers l’ouest. D’autres pirogues pouvaient naviguer, elles aussi. S’ils passaient sans bruit et sans parler dans le noir de la nuit, on les prendrait pour des éclaireurs renégats. Quoi qu’il arrive, ils ne devaient pas s’arrêter.
Un moment passa avant que Résal ne lance la voile. Il s’orienta et les fit virer de bord. La pirogue dans la brise prit de la vitesse. Siemp qui n’aimait pas cette navigation nocturne demanda :
   - On va arriver quand ?
   - Chut !!!! fit Résal. Quelqu’un !
Au début, ils ne virent ni n’entendirent rien. Puis Koubaye sentit l’ombre plus noire qui glissait sur l’eau. Il la reconnut. Bar Loka ! L’ombre de la grotte. Celle qui était venue croiser le fer avec Riak. Derrière elle, une autre ombre plus dense. Elle fendait la surface laissant un sillage légèrement phosphorescent. Son cœur se mit à battre plus vite. Serait-ce possible ? Brutalement, il dut s’accrocher à son bateau. Résal venait d’empanner pour dégager la route. Il se retourna juste à temps pour voir une tignasse blanche flottant au vent et une silhouette blanche qui tenait la barre. Riak !
Il fut tout sourire. Elle filait vers son destin.
Résal, qui avait quasiment stoppé la pirogue, reprit le vent. Siemp en colère, chuchota pour Résal :
   - Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?
   - C’est la barque de la déesse !
   - Tu te moques de moi !
   - N’as-tu pas vu ? La Bébénalki était à la proue et le Tréïbénalki à la poupe…
Sa voix avait pris des accents extatiques. Koubaye intervint :
   - C’est Riak !
Siemp, complètement perdu, se tourna vers Koubaye :
   - Riak ?
   - Oui, la fille aux cheveux blancs dont on a parlé lors de la grande cérémonie !
   - Tu la connais ? demanda Résal. Tu connais la Bébénalki ?
   - Oui, c’est Riak ma quasi sœur !
   - Alors partout où tu iras, j’irai. Je suis ton serviteur. La déesse a choisi et m’a mis au bout de sa ligne. Il me faut aussi accomplir mon destin.
   - Koubaye est Grafbigen, intervint Siemp. Celui qui parle avec notre Dieu.
   - Alors toi comme moi, dit-il à Siemp, nous vivons ce que tout homme voudrait vivre.
   - Que veux-tu dire ? demanda Koubaye.
   - Les dieux reviennent ! répondit Résal et nous serons là pour témoigner.
Koubaye écouta Résal et Siemp se disputer l'honneur de le servir. Chacun d'eux défendait son peuple comme ayant le plus de qualités pour être les premiers au service d'un envoyé des dieux. Koubaye ne comprenait pas. Il n'était qu'un adolescent et eux des adultes. Qui était-il pour qu'une telle discussion ait lieu ? Il n'était pourtant ni roi, ni dieu.
Pendant ce temps, Résal avait remis la pirogue en direction de l’ouest. Le vent était bon et ils filaient rapidement. Une risée fit tanguer l’embarcation. Siemp se cramponna au bordage et demanda à Résal le temps qu’il lui restait à souffrir. Cela fit rire Résal qui répondit :
   - Avec une telle brise, nous serons près des marais de l’ouest en milieu de journée.
   - Les marais de l’ouest ?
   - Oui, au bout du lac, la rivière Suaho fait une sorte de delta. Il y a des roseaux partout et la majorité de mon peuple y vit. Les seigneurs y sont absents ou presque. On les voit de temps à autre, mais rares sont ceux qui aiment assez l’eau pour venir.
   - Et l’autre pirogue… où allait-elle ?
Koubaye dressa l’oreille. Il se posait la même question. Où allait Riak?
   - Si j’ai bien vu, répondit Résal, ils filaient vers le sud. Certains disent que les Tréïbénalki ne peuvent quitter le lac. D’autres disent le contraire. En fait, rares sont ceux qui ont survécu plus de quelques jours…
   - Et la Bébénalki, que risque-t-elle ?
   - Elle ne risque rien à quitter le lac, mais le voudra-t-elle ? Elle est à l’abri tant qu’elle est dessus. J’ai vu un des esprits noirs du lac qui guidait la pirogue.
    - Un esprit noir ! C’est quoi ? demanda Siemp, jamais entendu parler…
    - C’est parce qu’aucun de vous ne voyage souvent la nuit. Nous sommes habitués. J’ai été guetteur sur une barge pendant plusieurs saisons. Quand tu scrutes la nuit pour ne pas taper les autres barges, tu vois les bayagas. Leurs ombres lumineuses se voient de loin, mais parmi elles vivent des ombres sombres. Nous savons qu’elles sont puissantes. C’est ce que disent nos légendes. On raconte comment elles sauvèrent le bateau d’une Bébénalki. Elle s’appelait Trogia et c’est elle qui rassembla les tribus. Les seigneurs avaient vaincu le roi Riou et voulaient occuper notre royaume. Une des tribus, celle qui vivait près de la sortie du lac dans un lieu qu’on appelle maintenant Tragen, s’était dressée contre les seigneurs qui voulaient violer le rocher des sacrifices, un lieu sacré pour y construire un fort. Si Sursu était déjà tombée entre leurs mains, cette rive ne leur appartenait pas. Quand les seigneurs ont débarqué, les Tréïbens ont tué les profanateurs et sacrifié les prisonniers sur le lieu même où devait se dresser la forteresse. Trogia était une des filles de la tribu. Comme tous, elle avait participé aux combats. C’est en soignant les blessés qu’elle est devenue Bébénalki. Elle avait annoncé au chef de la tribu que jamais les seigneurs ne laisseraient passer ce qu’ils venaient de faire. Elle avait raison. C’est l’armée des seigneurs qui est venue… par terre et par le lac, sur des barges conduites par leurs esclaves. Ça a été un massacre. Seule Trogia a pu fuir. Elle était la Bébénalki de la tribu. Quand elle a fui entre les barges, on raconte que les flèches se plantaient dans sa pirogue sans qu’aucune ne la touche. Une ombre noire les attrapait et les fixait sur le bois comme les épines sur un porc-épic. Le soir était là. Ceux qui ont vu témoignent que, avant que ne se lève l’étoile de Lex, l’ombre était là. Les seigneurs ont-ils eu peur ? Se sont-ils dit que ce n’était pas un danger de laisser s’échapper une femme seule ? Ce qui est vrai, c’est qu’ils ne l’ont pas poursuivie. Elle a navigué toute la nuit avançant malgré le manque de vent, tirée par l’esprit noir du lac. Elle raconte que les bayagas sont apparus mais n’ont pas approché. L’esprit noir tirait si fort qu’elle est arrivée au marais de l’ouest au petit matin. Ses paroles-cris ont été comme un incendie qui a couru dans toutes les tribus. En quelques jours, toutes les tribus avaient envoyé des guerriers et des bateaux. Ce fut la seconde bataille de Tragen...
   - Et alors, s’impatienta Siemp. Les seigneurs sont toujours là.
   - Oui, malheureusement. Si sur l’eau nous allions plus vite qu’eux, les barges portaient trop d’archers et nous ne savions pas nous battre sur terre. Les combats ont duré, duré, duré… Trogia a mené les combats. Beaucoup de Tréïbens sont morts pour pas assez de seigneurs. Quand elle a compris qu’on ne gagnerait pas, elle a réuni les chefs des tribus sur l’île des morts. C’est là que fut intronisé le premier de nos rois. Il a négocié avec les seigneurs une paix des braves. Nous avons gardé notre liberté mais nous devons donner des marins pour servir les seigneurs.
Le silence retomba après ces paroles. Koubaye méditait ce qu’il entendait. Il avait perçu la fureur des combats, la fierté des Tréïbens mourant pour leur tribu. Il avait aussi perçu la détresse des mères et des épouses et la souffrance des blessés. C’est en pensant à tout cela qu’il s’endormit. 

dimanche 1 avril 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 45

Quand Riak revint vers Mitaou, elle semblait furieuse. Cette dernière la regarda entre deux pleurs. Bemba lui demanda :
   - Et alors ?
   - Et alors rien ! Ce foutu capitaine a peur que ne reviennent le seigneur et les autres Tréïbens…
   - Les renégats à la solde des seigneurs…
   - Oui, il m’a dit que quelqu’un devait embarquer et lui dire quand il aurait dépassé le fort de Traben.
   - C’est celui-là ?
   - Non, c’est un fort qui est sur l’autre rive. Il commande l’entrée du lac de Sursu m’a-t-il dit.
   - Alors, il faut qu’on attende.
   - Oui, il le faut et cela m’énerve.
Bemba, qui préparait les bols, reprit :
   - On va manger et on y verra plus clair.
Riak s’assit et prit le bol que lui tendait Bemba. Ce voyage en bateau commençait à lui peser. Elle sentait de plus en plus le besoin de courir sans avoir à faire attention au bord. La nuit commençait à descendre quand elle retourna sur le pont. Elle alla près du capitaine qui scrutait l’eau sans arrêt. La brise était bonne et la barge qui longeait la berge pour éviter le courant remontait doucement vers le lac.
   - On va s’arrêter ?
   - On est bien obligés. La nuit tombe et aucun de mes hommes ne veut affronter les bayagas. Avec une telle brise, c’en est dommage.
Riak sentit comme une proposition.
   - Si la nonne demandait au Treïben… je ne sais quoi, à Jirzérou de tenir la voile...
   - Ça ne marcherait pas. Il faudrait être deux.
Il lui dit cela avec un regard en biais.
   - Et si une de nous, qui sait ce qui doit être su pour les bayagas, décidait de rester…
   - Alors là, je lui dirai qu’on aborde une partie facile du fleuve. Le vent y est régulier. Juste un point. Avec cette bise, vers le milieu de la nuit, on passera près de l’ilôt du Caudaï. Il faut le prendre sur babord…
Il joignit le geste à la parole en montrant de la main la trajectoire du bateau qui devrait s’éloigner de la berge pour prendre le bras du fleuve de l’autre côté de l’île.
   - … Mais il faudrait que la nonne parle au Treïbénalki.
Ayant dit cela, il s’éloigna pour donner des ordres à ses hommes. Riak en profita pour retourner vers la cabine. La lumière était maintenant très faible et sur toutes les embarcations, on allumait les lampes.
Il fallut du temps à Riak pour convaincre Mitaou et Bemba. ce fut Bemba qui appela Jirzérou :
   - La servante de la dame blanche veut te parler. Descends !
L’homme ne se fit pas prier. Il se jeta à genou sous la fenêtre. Mitaou écarta un peu le rideau et du fond de sa capuche dit d’une voix qu’elle voulait ferme :
   - La dame blanche m’a parlé !
En entendant cela, Jirzérou se prosterna, front contre le sol :
   - Qu’elle parle et j’obéirai !
   - Cette nuit, tu feras naviguer la barge.
L’homme frissonna.
   - Ton amulette est puissante et éloignera tous les bayagas.
Toujours le front à terre, il tata son amulette. La fierté l’envahissait. Il allait servir la dame blanche.
   - Tu seras aidé par celle qui voyage avec nous. Elle sait ce qui doit être su. Maintenant va. Que les justes gestes soient faits !
Riak vint le rejoindre. Jirzérou avait le regard halluciné de celui qui a eu une vision. Il alla droit sur le capitaine qui surveillait le montage de l’abri pour la nuit. Sans préambule, il lui dit :
   - Je prends ton bateau pour la nuit. Telle est la volonté de la dame blanche.
Ce dernier s’inclina. On ne discutait pas avec un Tréïbénalki.
Quand se leva l’étoile de lex, Riak et Jirzérou étaient les deux seuls à manœuvrer. Jirzérou, qui aurait pu avoir son propre navire, expliqua à Riak tout ce qu’elle devait faire. Il donnerait les ordres et elle obéirait. Riak sentait le poids de son collier sous ses habits. Il semblait battre comme son cœur. Jirzérou tenait la voile et faisait signe à Riak qu’il avait mise au gouvernail.
La nuit était calme et étoilée. Le capitaine avait raison. Le vent était régulier et la barge glissait tranquillement. Le fleuve à cet endroit était large et profond. Le courant y était faible. Jirzérou lui avait assuré qu’avec une telle bise, ils verraient le fort de Traben dans la matinée.
Les premières lueurs vinrent peu après le lever de l’étoile de Lex. Elles s’approchèrent de la barge. Riak sentit son médaillon devenir lourd à son cou. Bientôt la barge fut comme illuminée. Jirzérou se dressa et cria dans sa langue de paroles-cris :
   - Au nom de la déesse et de la dame blanche, écartez-vous !
Il y eut un frémissement dans la masse indistincte qui les entourait. Riak murmura :
   - Feriez mieux d’éclairer devant !
Le vent se renforça. Lentement, les ombres lumineuses aux formes improbables allèrent danser devant, éclairant le fleuve et les autres bateaux amarrés ici ou là pour la nuit. La barge prenait de la vitesse.
Jirzérou riait tout en réglant la voile :
   - Je domine les bayagas ! Que la déesse soit louée.
Ils passèrent sans difficulté l’îlot de Caudaï. Le vent était assez fort pour les rendre manœuvrant sans l’aide des marins.
Quand se coucha l’étoile de Lex, la lumière des bayagas s’évanouit. Riak sentait la fatigue. Elle luttait contre ses yeux qui voulaient dormir.
Jirzérou cria :
   - ATTENTION ! Barre bâbord toute !
Riak mit du temps à réagir et la barge heurta une autre barge qui était ancrée là. Sa réaction, bien que tardive leur avait éviter un choc frontal. Les deux bateaux se frottèrent durement. Tous les marins furent sur le pont dans l’instant suivant. Il y eut des cris, des ordres, des contre-ordres. On alluma les lanternes. Puis tout se calma quand les deux barges furent à couple. Le capitaine de la barge heurtée vint en fureur à leur bord et s’arrêta net en voyant Jirzérou debout devant lui, le corps peint en blanc.
   - Le...le Treïbénalki...
Son bafouillage entraîna le silence de ses marins. Tous vinrent au bord de leur embarcation voir cet être extraordinaire qui venait de naviguer avec les bayagas. La cacophonie reprit. Certains transmirent en paroles-cris ce qu’il se passait. Quant à Riak, elle alla se coucher.
Bemba vint la réveiller assez brusquement :
   - Noble Hôte ! Noble Hôte !
Riak ouvrit les yeux et mit quelques instants à reprendre pied avec la réalité. Elle regarda Bemba et Mitaou qui avait des mines catastrophées et puis d’un coup, elle se redressa. Son pendentif était chaud et lourd.
   - Qu’est-ce qui se passe ?
   - On est près du fort de Traben et ils ont envoyé deux pirogues légères pleines de soldats…
Avant que Bemba eut fini de parler, Riak était debout et réajustait ses vêtements. Elle mit son masque facial et alla sur le pont. Le capitaine faisait mettre en panne la lourde barge. Le vent avait forci depuis que le jour s’était levé. Le bateau allait vite pour sa taille vers les fines pirogues qui avançaient rapidement, voile baissée, à la force des rameurs. Elle détailla la première pirogue. Deux seigneurs lourdement armés et des Treïbens enrôlés qui forçaient sur leur rames. Elle en compta une quinzaine. La deuxième pirogue semblait être armée de la même manière. Jirzérou du haut du toit de la cabine lançait des imprécations au nom de la déesse et de la dame blanche.
Le premier seigneur banda son arc et sa flèche frappa le toit de la cabine comme un avertissement. Jirzérou avait fait un bond en arrière et trouvé refuge derrière le tonneau d’eau. La pirogue à pleine vitesse vint longer la barge. Ils allaient trop vite pour pouvoir s’amarrer. Les rameurs tentaient de freiner leur embarcation. Quand elle arriva sur l’arrière, Jirzérou sauta. Riak le vit bondir. Elle pensa aux écureuils de la forêt qui sautent d’arbre en arbre en le voyant s’accrocher au mât de la pirogue. La vitesse de son saut ajoutée au mouvement d’un des seigneurs pour se lever fit chavirer la pirogue. Avant que quiconque n’ait pu intervenir, tous les occupants disparaissaient sous l’eau. Immédiatement la deuxième pirogue se détourna pour aller porter secours. Si Jirzérou réapparut immédiatement, les autres semblaient engloutis. Alors que ce dernier nageait pour rejoindre la barge, la pirogue dérivait dans le courant. On vit une tête puis deux ressortir de l’eau en aval. La deuxième pirogue arrivait sur place et déjà des Tréïbens, débarrassés de leurs armes et de leurs habits, sautaient dans l’eau pour secourir ceux qu’on ne voyait pas.
C’est Riak qui aida Jirzérou à remonter à bord. Sur la barge c’était la panique. Tout le monde savait. La mort était au bout du voyage. Déjà d’autres bateaux partaient du port du fort. Le capitaine fit manœuvrer la barge pour la mettre en travers. De toute sa vitesse, elle se glissa dans le trafic assez dense à cet endroit juste avant le lac. Ce fut le sauve-qui-peut général et sur la barge et sur les autres embarcations. Bientôt, ce fut un enchevêtrement indescriptible. La barge fut désertée. Riak attrapa Jirzérou par le bras, et lui dit :
   - Il faut qu’on file ! Viens, on va récupérer les autres !
Elle trouva Mitaou et Bemba cramponnées à ce qu’elles pouvaient pour éviter de tomber.
   - Venez ! VITE !
Elle attrapa Mitaou par un bras. Bemba, toujours pragmatique, attrapa quelques vêtements et elles coururent derrière Jirzérou qui les fit passer de bateau en bateau jusqu’à atteindre le point le plus près de la berge. Avant qu’elles n’aient compris, il les avait poussées à l’eau.
C’est trempées qu’elles atteignirent la berge et qu’elles s’enfoncèrent dans la végétation de roseaux. Jirzérou courait devant suivi de Riak. Mitaou suivait comme elle pouvait, poussée par Bemba qui fermait la marche. Ils couraient en plein marais faisant fuir les animaux par le bruit de leur course. Seul un crocodile tenta de s’opposer à eux alors qu’ils traversaient une zone plus profonde. Jirzérou l’avait senti arriver. Il s’était jeté sur le côté. L’animal gueule ouverte avait raté sa cible et retombait lourdement dans l’eau quand Riak arrivait. Bemba, qui retenait Mitaou pour lui éviter de tomber dans le piège, n’en crut pas ses yeux. Riak avait bondi. Elle marcha sur le dos du crocodile et enfonça sa dague en arrière de sa tête. Il y eut comme un éclair et l’animal, dans un dernier soubresaut, s’immobilisa. Riak,la dague toujours à la main, avait été projetée à plusieurs pas.
Jirzérou, voyant l’immobilité du saurien, le ventre en l’air, s’approcha. La bête, pas très grande, était bien morte. Il se tourna vers Riak en ouvrant de grand yeux.
   - Tu… Vous… C’est pas possible…
Bemba vint à son tour voir. La trace faite par l’arme était noircie comme si on avait passé un fer rouge au travers du corps de l’animal. Elle se releva et regarda Riak d’un air d’incrédulité.
   - Bon, c’est pas le moment de s'arrêter. On n’est pas à l’abri ! leur dit-elle.
Jirzérou sembla revenir à la vie et fit signe de le suivre. Quand ils furent dans le bois qui bordait la roselière, ils firent une halte. Mitaou semblait épuisée. Bemba expliqua qu’elle n’avait pas couru comme cela depuis longtemps. Puis le silence s’installa. Ce fut Jirzérou qui le rompit :
   - Qui êtes-vous ?
   - Je suis Riak aux cheveux blancs, dit-elle en ôtant sa cagoule.
   - Vous êtes celle qui parle aux bayagas !
   - Ils ne me touchent pas.
   - Alors ce n’est pas moi qui les ai fait partir l’autre nuit, dit-il avec un ton déçu. Vous êtes une descendante de la déesse.
   - Je ne crois pas. D’ailleurs aujourd’hui, je ne sais plus qui je suis. Les évènements m’entraînent. Rma m’a mise dans sa navette et je cours d’un bout à l’autre de la lisse.
   - La grande prêtresse a vu en vous, Noble Hôte…
   - Arrête, Bemba ! Je n’ai rien d’un “Noble Hôte”. Je suis Riak, fille de fermier. Appelle-moi par mon nom… et toi aussi Mitaou.
   - Je ne pourrai jamais, Noble... , pardon Dame Riak. Je ne pourrai jamais.
   - Et bien Dame Riak m’ira mieux que noble hôte.
Jirzérou qui n’avait rien ajouté, reprit la parole :
   - Si je suis un Treïbénalki, vous êtes une Bébénalki.
   - Une quoi… ?
   - Une Bébénalki, une fille de la déesse. C’est comme cela qu’on nomme nos guérisseuses les plus fameuses : fille de la déesse Bébénalki.
Avant que les trois femmes répondent. Jirzérou s’était mis à crier à tue-tête.
   - Mais qu’est-ce que tu fais ?
   - J’informe mon peuple, répondit-il. De mémoire de Tréïben, ce n’est jamais arrivé que Bénalki prenne un avatar hors de notre peuple. Vous avez raison ! Rma vous a mis dans sa navette…
Bemba intervint :
   - Avec le bruit qu’il a fait on ferait mieux de partir !
   - Tu as raison, Bemba. Il nous faut aller à Nairav. mais je ne sais pas où ça se trouve.
   - J’ai une idée, dit Jirzérou. Venez !
Ils se remirent en route, longeant la roselière. Jirzérou leur expliqua que le plus facile, parce que personne ne s’y attendrait, était d’aller au village du fort de Traben pour y voler un bateau. Mitaou avait trouvé cela fou, les deux autres avaient approuvé.
Régulièrement des paroles-cris résonnaient. Jirzérou s’arrêtait pour écouter. Parfois elles ne disaient rien d’intéressant. Les autres fois, elles donnaient des informations précieuses sur les mouvements des seigneurs et de leurs acolytes. Le groupe avait ainsi appris que les deux seigneurs de la pirogue renversée n’étaient pas remontés, que la nouvelle d’une Bébénalki venue d’ailleurs se répandait et perturbait les Treïbens.
Alors qu’ils progressaient, une parole-cri les surprit par sa proximité. Jirzérou s’immobilisa, faisant signe aux autres de se cacher. Non loin de là, un Treïben avançait en criant.
   - Qu’est-ce qu’il dit ? chuchota Riak
Jirzérou lui fit signe d’attendre. Quand le message fut terminé, il lui fit signe de le suivre et ils rejoignirent les deux autres. Il imposa le silence encore un moment et il chuchota :
   - C’est un crieur du sacré qui a parlé. Il a dit : “Les serviteurs de Bénalki ont discerné. La Bébénalki et le Treïbénalki doivent être considérés comme sacrés. Malheur à qui ne les aiderait pas. Malédictions à celui qui se dresserait contre eux.”
   - Mais alors on ne risque plus rien, dit Mitaou.
   - Si, malheureusement, déclara Riak. Les seigneurs vont être d’autant plus en colère. Il va nous falloir beaucoup de prudence.
Elle regarda Bemba et Mitaou.
   - Vous avez des amulettes ?
   - Oui, avec les paroles sacrées, répondit Mitaou.
   - Bien, alors vous allez mettre aussi ce que je vais vous donner. Vous en aurez besoin.
Enlevant sa cagoule et son masque, elle se coupa des cheveux qu’elle donna aux deux autres.
   - Nous agirons quand l’étoile de Lex sera levée.
Ils s’étaient rapprochés de Traben dans l’après-midi. Le fort était sur une butte et le village à ses pieds. D’où ils se cachaient, on ne voyait pas le port. Ou plutôt les ports comme leur avait expliqué Jirzérou. Ils se reposèrent jusqu’à la nuit. Si Riak et Jirzérou étaient habillés comme des Tréïbens, Mitaou et Bemba ne pouvaient passer inaperçus. Entre chien et loup, ils se rapprochèrent du village. C’était essentiellement un village de pêcheurs. Il y avait encore une petite activité. Sur la tour du fort, la silhouette du garde se découpait sur le ciel qui s’assombrissait. Jirzérou emmena le groupe derrière un bateau échoué, une ancienne barge dont la cabine tenait encore debout. Ils s'assirent à l'abri des regards, tout en surveillant les mouvements. Dans le port du fort, les bateaux rentraient. Les hommes qui en descendaient avaient l'air fatigué. Cela faisait un brouhaha qui s'entendait de leur cachette. Les pêcheurs remontaient les pirogues sur la plage. Les plus grosses embarcations se balançaient doucement pendant que les hommes rangeaient leurs filets. Jirzérou surveillait les mouvements. Il sursauta en voyant une femme qui regardait dans leur direction. Elle s’arrêta un instant, observa la barge et repartit vers le port. Elle portait des sacs qu’elle posa près d’un homme qui déchargeait une pirogue. Elle échangea quelques mots avec lui. Riak, qui avait rejoint Jirzérou près de la fente d’où il observait le village, eut le coeur qui se mit à battre plus fort quand l’homme regarda la barge. Cela ne dura qu’un instant. Il savait qu’ils étaient là. Le pêcheur n’en continua pas moins son ouvrage. D’où ils étaient, ils ne voyaient pas bien ce qu’il faisait. Il fut le seul à ne pas remonter sa pirogue. Il cria des paroles-cris en direction d’une autre pirogue qui arrivait vers le port et il alluma une lanterne. Quand les deux pirogues furent amarrées, les pêcheurs échangèrent des plaisanteries et s’éloignèrent en riant. Sur le port plus rien ne bougeait. Le guetteur du fort était rentré dans son abri. Mitaou s’agitait. Elle ne pouvait vivre le rite. Tout ce dont elle avait besoin pour le vivre était resté sur la barge. Bemba proposa :
   - On pourrait partir maintenant, il n’y a plus personne !
   - Un des pêcheurs sait que nous sommes là.
Riak n’avait pas fini de parler qu’une silhouette vint sur le port avec une lumière qu’elle posa près de la pirogue. Ils reprirent leur poste d’observation en recommandant aux autres de scruter de leur côté. Avec le peu de lumière qui restait, il était difficile de dire si c’était un homme ou une femme. La silhouette fit plusieurs aller-retour. Elle semblait charger la pirogue.
   - Le pêcheur veut partir tôt demain ? demanda Riak.
   - Ce n’est pas dans les habitudes des Treïbens de laisser une pirogue chargée la nuit. Il veut sans doute repartir avant le lever de l’étoile de Lex.
   - Ce n’est pas bon pour nous. Il va falloir que nous bougions plus vite que prévu.
Riak regarda le ciel. Les nuages cachaient en partie le firmament. Elle déclara :
   - On a un peu de temps. On va s’approcher.
Ils sortirent de la barge et descendirent le long de l’eau. Avec la berge en pente, ils étaient quasi invisibles du village. Il avait en point de vue la jetée, et derrière, la pirogue. Le pêcheur avait laissé sa lanterne qui faisait un halo derrière les pierres de la levée. Mitaou et Bemba suivaient en silence. Jirzérou et Riak se disputaient presque :
   - Je ne peux pas rester comme cela. Il me faut du blanc. Sans ce colorant qui peut savoir que je suis le Treïbénalki.
   - L’étoile de Lex n’est pas levée. Ils peuvent encore nous voir du fort.
   - Oui mais… pour mon peuple…
Riak soupira exaspérée. Ils atteignirent la protection de la jetée sans avoir vu âme qui vive. Jirzérou accroupi contre les pierres poussa un petit cri de joie :
   - Une pierre de la lune.
Riak regarda ce qu’il avait trouvé. Avant qu’elle n’ait pu dire quelque chose, il avait commencé à se frotter les mains dessus et à se les passer sur le corps. Il se couvrait de blanc. Riak jura entre ses dents. Même avec le peu de lumière qui existait, il ne pouvait plus passer inaperçu. Elle jeta un coup d’oeil par-dessus la jetée. Tout était calme, mais là-haut, un garde veillait. Si la chance leur souriait, il regarderait de l’autre côté. Sinon, il faudrait se battre.
   - Quelqu’un vient ! s’exclama Bemba.
Tous se collèrent contre la jetée. Ils entendirent des pas, puis le bruit d’un objet lourd raclant contre le bois. Les pas se firent sonores en tapant sur les pierres de la jetée. Ils étaient deux. Le couple passa au-dessus d’eux sans s’arrêter. Il fit un pause un peu plus loin.
   - Tu crois que le temps te permettra d’aller pêcher demain ? demanda une voix de femme.
   - Le bateau est prêt. Les provisions sont à bord et on vient de charger l’eau, répondit la voix grave d’un homme. Demain le vent sera calme et le lac tranquille.
   - Alors, tu pourras naviguer vite et sans danger.
   - Oui, la voile est neuve et la pirogue bien équilibrée…
L’homme marqua un pause et reprit :
   - Il n’y a que si la Bébénalki passait par là et décidait de partir avec ma pirogue que je serai obligé de rester à terre...
La femme eut un petit rire :
   - Ce serait un honneur pour nous. Mais rentrons, l’heure de l’étoile de Lex approche.
Ils écoutèrent mourir le bruit des pas avant de bouger. Le couple les avait vus et avait préparé le bateau. Riak se tourna vers Jirzérou tout de blanc recouvert et lui dit :
   - Combien de temps pour que les soldats interviennent, s’ils nous voient ?
   - On sera sur le lac avant que les portes du fort ne soient ouvertes.
   - Alors, allons-y !
Elle retira sa cagoule et laissa sa chevelure blanche se répandre sur ses épaules :
   - Ils veulent la Bébénalki, ils vont l’avoir !
Mitaou poussa un petit cri :
   - Mais il vont nous tuer !
   - Fais confiance, lui dit Bemba, Dame Riak sait ce qu’elle fait.
Ils firent trois pas sur la jetée avant que ne fuse le cri d’alarme depuis la tour de guet. Immédiatement les lumières s’allumèrent dans le fort et ce fut le branle-bas.
Pendant ce temps, ils coururent à la pirogue, près de la lanterne. Bemba fit embarquer Mitaou avant de la suivre. Riak monta ensuite pendant que Jirzérou poussait la pirogue dans l’eau. Il grimpa le dernier et ordonna de pagayer. La pirogue sortait du port quand les premiers soldats arrivèrent sur la jetée. Leur flèches furent inefficaces dans la nuit. Un seigneur qui arrivait en courant donna l’ordre de mettre les bateaux à l’eau et de les poursuivre.
Jirzérou, qui avait entendu les ordres criés, s’alarma :
   - L’étoile de Lex est encore assez loin et leurs bateaux sont plus rapides que nos pirogues.
   - Et si on monte la voile, proposa Bemba.
   - Ya pas assez de vent ! répliqua Jirzérou. Pagayez fort, c’est notre seul chance.
Non loin d’eux, il y eut un plouf sonore.
   - C’est quoi ça ? s’inquiéta Mitaou.
   - C’est le fort qui tire avec ses balistes, mais il fait nuit et on ne risque pas grand chose, dit Jirzérou.
Ils entendirent d’autres bruits semblables plus ou moins loin. Quand ils cessèrent, Jirzérou déclara :
   - Ils ont dû sortir les bateaux et le fort ne veut pas les toucher. Pagayez ! Pagayez !
Si Jirzérou et Bemba ramaient avec puissance, Riak sentait bien que son coup de rame manquait d’efficacité. Quant à Mitaou, elle n’avait tout simplement pas la force de servir à quelque chose.
Rapidement les bateaux furent proches d’eux. Jirzérou se leva pour les maudire. Riak aussi se dressa faisant paniquer Mitaou et Bemba. Accrochée au mât, elle sortit sa dague. Elle était prête à vendre chèrement sa peau. D’un coup, dans sa tête, ce fut le calme. Elle sentit l’esprit de Koubaye en son esprit. Le cri ! Il fallait pousser le cri ! Bar Loka ! C’était cela. Le cri de Koubaye…
Elle ne s’entendit pas le pousser mais elle vit les lumières dansantes des bayagas accourir comme poussées par un vent de tempête. Elle entendit les cris de panique et d’effroi sur les bateaux poursuivants. Elle les vit chavirer et elle entendit Jirzérou dire :
   - Pagayons ! Éloignons-nous !
La dernière vision que Riak eut de ses poursuivants fut des bateaux la quille en l’air, entourés de lueurs dansantes.