Ainsi parla Rma, le fileur de temps... (suite)

74
Dans la capitale, la vie suivait son cours. On y continuait les fêtes et, en cette saison, la chasse battait son plein. Kaja était régulièrement invité par un équipage ou un autre. Il aimait cette course à travers bois. La traque du gibier était un jeu de guerre. Kaja aimait ce jeu. Il y avait la contrepartie. La chasse à courre était aussi une bonne raison de s’approcher discrètement de l’un ou de l’autre et de mener ses affaires. C’est là aussi qu’il forgea sa réputation d’incorruptible. Nombreux furent ceux qui, à mots couverts, lui proposèrent des affaires juteuses. Par contre, rares furent ceux qui surent à combien d’attentats il échappa. Depuis l’attentat avec les bayagas, Selvag avait imposé quatre hommes à Kaja.
   - C’est votre garde d’honneur. Vous êtes le chef de la police et vous devez avoir une garde d’honneur.
Kaja s’était laissé convaincre et il devait reconnaître que ses hommes surentraînés étaient les meilleurs. Aucun de ceux qui avait voulu attenter à sa vie n’avait réussi. Ils s’étaient même battus victorieusement à cinq contre plus d’une dizaine de malandrins. Les corps avaient été vus par de nombreuses personnes. Dans la pègre de la capitale, plus personne ne voulait s’attaquer à Kaja. À un encapuchonné dans une taverne sombre du port qui cherchait des hommes de main, on avait répondu :
   - On va te trouver ceux que tu cherches sauf si c’est pour Sink...
Les mages et les sorciers locaux le disaient protégés. S’attaquer à Sink, c’était s’attirer le mauvais œil…
Par contre, la guerre des clans faisait rage. Bien sûr, officiellement, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Reneur et Gérère agissaient pour le bien du royaume. Derrière la façade, les couteaux étaient tirés. Kaja avait dû intervenir pour constater la mort de plusieurs barons de second rang. Maintenant, personne ne sortait sans sa garde. Les plus prudents avaient regagné leur terre.
   - Ça va mal finir, disait Selvag à Kaja. La guerre civile n’est pas loin.
   - Ils n’oseront pas, répliquait Kaja.
   - Pas encore, colonel, pas encore…
   - Non, Selvag. L’équilibre des forces est trop important. Gérère tient l’armée. Les généraux sont ses alliés. Quant à Reneur, son frère dirige les buveurs de sang….
      - N’empêche, mon colonel, le moindre problème et on s’égorgera dans le palais...
   -Tu as peut-être raison. La réputation de la police est encore assez désastreuse pour qu’on la considère comme une force négligeable, mais on va y remédier.
Kaja avait fait partir des ordres secrets pour tous les postes. Sous prétexte d’une crainte de soulèvement du peuple, les policiers devaient être prêts à intervenir et à appliquer les ordres. Sous le sceau du secret, il avait laissé entendre à ses plus fidèles que certains barons étaient impliqués dans le complot. Bientôt sa stratégie commença à porter ses fruits. Il avait appris les mouvements des buveurs de sang avant que le général n’en parle. Il savait même leur destination. Lors d’une réunion de son état-major, ils avaient envisagé toutes les cibles possibles. Kaja était persuadé que le général cherchait la “cheveux blancs”.
   - Elle doit avoir des appuis sérieux, pour qu’il mobilise autant d’hommes, avait fait remarquer un des présents.
   - Les hommes libres du Royaume ont dû la récupérer.
   -  Ils ne sont pas assez nombreux, avait dit Selvag. Il a dû trouver le refuge de la résistance pour faire venir autant d’hommes. Depuis toujours, le général veut briller et voir son nom rejoindre ceux des grands de l’époque de la révolte.
Kaja s’était étonné. Dans tous les rapports de police, on ne signalait que de petits groupes capables d’action de commandos, aucune troupe d’importance. La réunion s’était finie sur le constat que le général souhaitait tellement une victoire éclatante qu’il en faisait trop.
En ce jour-là, Kaja avait d'autres problèmes. Il était l'objet de la chasse… Invité par un des fidèles soutiens de Gérère, il s'était trouvé entouré d'un aréopage de jeunes filles bonnes à marier. Chacune essayait de se placer au plus près de lui. Il avait été sauvé une première fois par le début de la traque et, parti au galop, il avait réussi à semer toutes les poursuivantes. Comme souvent, il avait perdu la chasse et profitait de ce temps pour réfléchir. Ses gardes donnèrent l’alerte. Quelqu’un venait. Ils étaient à l’orée d’une clairière et ils virent déboucher, dans la lumière, Jobau et un autre baron. Leu chevaux étaient au trot et on entendait qu’ils discutaient. Kaja s’avança pour le saluer. Jobau, en le voyant, partit d’un grand éclat de rire.
   - Alors Baron Sink, on fuit devant l’ennemi ! Il faut dire que cette horde de femelles en rut avait de quoi faire peur...
Kaja prit le parti de rire aussi.
   - Effectivement, elles étaient un peu trop nombreuses à mon goût…
   - Je crains, mon cher Sink que vous ne soyez dans la même situation que moi. Mon père a décidé qu’il fallait que je me marie… et je l’ai entendu discuter de quel parti serait bon pour vous…
Kaja fut atterré par la nouvelle. Il ne se voyait pas avec femme et enfant. Jobau repartit d’un grand éclat de rire.
   - Ne faites pas cette tête-là, mon cher Sink. Je vais vous donner un conseil. Choisissez-en une… et faites traîner en longueur… ou poursuivez plusieurs lièvres à la fois…
Jobau remit son cheval au trot et partit en riant :
   - Bonne chasse, Baron Sink !
Kaja laissa Jobau s’éloigner. Un de ses gardes attira son attention :
   - La chasse est à l’ouest, mon colonel.
   - Alors rejoignons-la, répondit Kaja en mettant son cheval au trot.
Il espérait qu’avec le groupe d’acharnés qui poursuivaient la bête, il aurait un peu de paix. Il remontait une allée quand il y eut un grand bruit de feuilles sur sa droite. Il vit arriver un cheval emballé, monté par une cavalière qui peinait à rester en selle. Kaja se lança à sa poursuite, encadré par ses gardes. La course poursuite dura de longues minutes. Un des gardes réussit à attraper les rennes pendant que les autres encadraient le cheval. Kaja admira le hongre de la jeune femme. Bien qu’épuisé, il avait le port fier des bêtes de caractère. Sa cavalière, le menton haut, avait le visage hautain des gens bien nés. Kaja lui demanda :
   - Pas de bobo ?
La jeune femme, plus adolescente que femme, le toisa du regard en l’examinant de haut en bas.
   - J’aurais fini par l’arrêter.
   - Je n’en doute pas, Demoiselle. Mais parfois le meilleur des cavaliers peut chuter.
   - Je ne suis jamais tombée !
Kaja sourit devant son arrogance. Leur dialogue se poursuivit un moment. Elle avait perdu la chasse depuis un bon moment et son cheval s’était emballé en entendant des bruits dans les buissons. Elle racontait ces événements avec un air de défi qui amusait Kaja. Elle devait effectivement être bonne cavalière pour maîtriser un tel cheval mais pas encore assez pour faire face à ce genre d’incident.
   - FLÈCHE !
Le cri fit réagir Kaja et ses gardes. Les armes étaient prêtes et jaillirent comme des éclairs de métal. Avant qu’une autre parole soit dite, Kaja avait détourné la flèche, deux gardes avaient décoché les leurs et le hongre se cabrait. Quand l’alerte fut passée, Kaja fit le tour de la situation. Deux gardes poursuivaient l’archer, la demoiselle était par terre et le hongre avait pris la flèche dans un postérieur. Il sauta à terre pour aider la jeune femme à se relever. Elle refusa d’un air de colère qui fit sourire Kaja. Elle avait du caractère. Elle allait se lancer dans une diatribe quand son cheval qui boitait, s’écroula au sol en hennissant. Elle le regarda sans comprendre. Elle regarda sa monture être agitée de soubresauts et retomber dans une immobilité de mauvais aloi.
   - Qu'est-ce qui se passe ?
Kaja examina le hongre. Au niveau du mors, il vit une espèce de mousse rosée. Un de ses gardes était à côté de lui.
   - Poison !
   - Oui, répondit Kaja.
La jeune femme regardait la scène sans comprendre et puis d’un coup, elle se mit à crier :
   - La flèche ! La flèche ! Ils ont voulu me tuer !
Kaja la regarda :
   - Qui a voulu vous tuer ? Qui êtes-vous ?
   - Les hommes de main de Gérère… je suis sûre que ce sont eux !
   - Mais qui êtes-vous ?
   - Je suis Mahar !
   - Mahar ?
   - Oui, Mahar, la nièce du vice-roi.
   - Du baron Reneur ?
   - Bien sûr ! répliqua Mahar, pas celle de cet imposteur de Gérère.
Tout en secouant ses habits, elle se lança sur une diatribe sur les ennemis de son oncle et sur l’incurie de la police, et de ce baron Sink qui n’était même pas capable de protéger les gens…
Kaja eut du mal à ne pas rire. Il se retint, pensant qu’il la vexerait s’il se le permettait. Elle oscillait entre l’enfant et la femme. Cela le toucha plus qu’il ne le voulait. Il lui proposa de la raccompagner.
    - Heureusement que vous étiez là…, lui dit-elle avec un sourire charmeur.
Elle fut interrompue par le retour des gardes.
   - Il est mort !
   - J’avais demandé vivant.
   - Oui, mon colonel, mais il s’est piqué lui-même avec une de ses flèches quand on l’a rattrapé...
   - Bien, Maeste. C’est comme cela… Ramenez le corps. On verra ce qu’on pourra en tirer.
Il se tourna vers Mahar :
   - Votre cheval est mort. Permettez que je vous en prête un pour vous raccompagner.
Kaja fit signe à Maeste de donner son cheval et de monter en croupe derrière un des autres gardes. Ils se mirent en marche tout en parlant. Kaja apprit qu’elle suivait la chasse du baron Sharav quand elle s’était perdue. Sharav était un ami proche du père de Mahar. Son domaine jouxtait celui de Khusug où avait lieu la chasse que suivait Kaja. Pendant que Kaja dirigeait leurs chevaux vers le château de Khusug, Mahar continuait à parler de sa vie. Il apprit par elle beaucoup de détails sur la vie de la noblesse féminine. Mahar n’aimait pas les contraintes et, sans un père qui lui cédait tout, elle aurait dû encore attendre pour participer à une chasse. Elle en avait assez d’attendre. N’était-elle pas assez grande et assez mûre pour faire comme toutes ces autres pimbêches qui se pavanaient en chassant le mari? Aujourd’hui, elle avait obtenu d’accompagner son père à cette chasse. Il lui avait fait promettre de rester près de lui. Les événements en avaient décidé autrement. Tout à l’excitation de la poursuite, son père avait galopé, et son cheval n’avait pas suivi le rythme. Puis il y avait eu ces bruits étranges dans les buissons qui l’avaient fait s’emballer. Ce n’est qu’en vue du château qu’elle dit :
   - Ah, par l’Arbre sacré, je ne vous ai pas demandé votre nom. Je manque à tous mes devoirs.
   - Moi aussi, chère demoiselle Mahar, j’ai manqué à tous mes devoirs, je ne me suis pas présenté.
Il allait décliner son identité quand un groupe de cavaliers se précipita sur eux au grand galop. Immédiatement les gardes de Kaja se préparèrent à un affrontement. À quelques pas d’eux, ils stoppèrent sans avoir donné de signe hostile. Le visage rouge, un homme s’adressa à Mahar presque en criant :
   - Mais où étais-tu passée ? J’allais faire organiser une battue pour te retrouver.
   - Comment cela où j’étais passée ? Tu pars au grand galop, tu me laisses toute seule sans garde, mon cheval s’emballe, on veut me tuer et tu me disputes ! C’est toi qui devrais t’expliquer.
L’homme était devenu blanc en entendant la dernière partie de l’explication. Il balbutia presque :
   - Oui, cria presque Mahar, sans l’intervention de ces gens, à cette heure je serais morte…
Kaja prit la parole :
   - Tout va bien, Baron Janga, votre fille n’a rien, l’agresseur est mort et nous sommes là.
Le baron Janga, bien connu pour ses faiblesses envers sa fille, regarda Kaja et le reconnut. Kaja put admirer ses efforts pour garder un visage avenant.
   - Je vous dois des remerciements, Baron Sink, pour vous être occupé de ma fille.
   - Ce fut un plaisir de lui venir en aide. Vous savez comme nous aimerions que la tranquillité règne dans le pays...
Mahar regarda Kaja en rougissant, pensant à tout ce qu’elle avait dit sur la police et les policiers.
   - … Il y a tellement de malfaisants de nos jours qu’il est parfois difficile d’être partout. Mais voyez, continua Kaja en montrant le corps sans vie de l’agresseur, pour nous aussi la chasse a été bonne.
Le baron Janga manœuvra pour aller voir le cadavre, sans manifester la moindre émotion. Il interrogea Kaja sur ce qui s’était passé. Kaja se fit un plaisir de souligner l’emploi du poison, en ajoutant que la flèche avait frôlé sa fille. Le baron Janga l’invita à venir au pavillon de chasse pour se rafraîchir. Kaja déclina l’invitation et ajouta :
   - Maintenant qu’elle est avec vous, elle ne risque plus rien, n’est-ce pas ? Nous allons continuer notre mission. Il y a une autre chasse non loin d’ici et il est important de voir que tout s’est bien passé…
   - C’est bien dommage, Baron Sink, intervint Mahar avant que son père n’ait pu répondre. Vous passerez bien au château, ce sera un plaisir que de vous revoir, n’est-ce pas, Père ?
La baron Janga devint presque livide mais n’osa refuser. La bienséance lui interdisait. Après avoir fixé une date, les deux groupes se séparèrent.

75
Doucement la lumière revint. Il n’y avait plus de vent. Il n’y avait plus rien. Koubaye était… était là. Mais dans ce blanc sans relief et sans fin, pouvait-on parler d’un lieu. Il se dit qu’il était vivant. De nouveau, il s’interrogea, comment savoir si l’on est vivant ou mort dans un espace où rien ne semble exister. Oui, il pensait. Cela suffisait-il à être ce qu’il avait été ? Il bougeait le bras, il bougeait les jambes sans que cela n'entraîne aucune conséquence, aucune sensation. Il ne ressentait même pas son poids sur ses pieds. Sa pensée boucla. Son esprit cherchait du connu pour s’y accrocher. Ce qu’il avait traversé, l’avait fait souffrir, pourtant tout ce qu’il avait vécu était moins angoissant que cet endroit-espace où le rien était maître. Il ferma les yeux sans réussir à se séparer de la lumière. Il les ouvrit, les referma. Il prit conscience que même ce geste-là ne changeait rien. Alors il se laissa aller, se demandant quelle serait sa prochaine pensée. Et tout fut blanc.
En lui comme l’idée d’une pensée l’envahit. C’était un tout. C’était le tout. Koubaye se laissa être comme un vase qu’on remplit. Au commencement, il ne ressentit rien, rien que le sentiment ténu d’une lumière qui se mettait à battre. Puis vinrent les couleurs, pâles et translucides. Elles ondulaient à la limite de sa vision. Elles se renforcèrent en se croisant, se mêlant en une sorte de trame. Si  certaines associations dissonaient, d’autres s’harmonisaient à merveille. Sans cesse d’autres arrivaient entremêlant leurs propres couleurs pour former un tout dont la beauté frappa Koubaye. Il en fut abasourdi.
Brutalement, il partit en arrière. En un instant, il eut une vision de l’ensemble. Il était une particule face à l’univers. Alors Koubaye sut. Et il sut que son savoir était juste. Il était au sein même de la pensée du dieu des dieux. Il voulut savoir et il sut… pour Riak et pour les autres. Il sut le dessin que le lissier préparait et Rma tisserait. Il vit les accros que certains avaient fait et comment le dieu des dieux les avait incorporés dans sa fresque pour les harmoniser. Il sut aussi qu’il était libre de rester ou de partir, de contribuer ou pas à cette fresque.
Alors Koubaye posa un choix en sachant qu’il était. Il savait la pensée du lissier. Il savait le désir du dieu des dieux. Il sut qu’il avait le désir d’y participer de tout son être.
La joie lui emplit le cœur, la sienne et celle plus intense du dieu des dieux. Alors il comprit qu’il allait être la voix qui dit le désir du dieu des dieux dans le royaume pour que tous la connaissent et que tous choisissent. Il était temps que revienne le roi Riou.
Résal sursauta quand Koubaye eut un mouvement. Cela faisait des heures qu’il attendait soutenant la tête de Koubaye, ne sachant que faire dans cet espace où il avait perdu tout repère. Toutes sortes de pensées lui avaient traversé l’esprit. Maintenant, il avait l’esprit vide comme si le vide et le noir de cette salle avaient aspiré ses pensées. Il vit la lumière, petit point lumineux qui devint silhouettes. Il découvrit deux formes qui avançaient vers lui. Dès qu’elles furent assez près, il reconnut la silhouette de Koubaye, la deuxième plus grande, plus longiligne lui était inconnue. Résal ne comprenait pas comment il pouvait sentir Koubaye contre lui et le voir ainsi s’avancer. Il n’osait pas bouger. Bientôt la lumière des deux êtres éclaira la corniche sur laquelle Résal et Koubaye reposaient. Résal comprit alors que ceux qu’il voyait ainsi étaient des êtres indépendants de la matière puisqu’ils marchaient sur le vide. La silhouette lumineuse de Koubaye s’approcha encore plus de lui et, dès qu’elle toucha le corps que Résal soutenait, disparut. Résal sentit que celui qu’il soutenait commençait à bouger. Koubaye se releva et fit face à l’être de lumière.
   - J’irai et je dirai, dit-il.
   - J’attendrai et te guiderai quand tu reviendras. Fais ce qui est juste à ton regard.
   - Merci, Tingam.
   - J’ai fait ce pour quoi j'ai été appelé à l’existence. Tu fais ce que tu as choisi.
 Ayant dit cela, la silhouette lumineuse de Tingam disparut, laissant le noir remplir l’espace. Résal se mit aussi debout avec quelques difficultés. Il était raide et ses articulations le faisaient souffrir. Comme il avait bougé, il ne se repérait plus. Il avança un pied avec précaution tout en appelant :
   - Koubaye ?
   - Je suis derrière toi. Donne ta main.
Résal se retourna en tendant le bras. Koubaye lui prit la main :
    - Les escaliers sont là, viens, nous remontons.
La remontée fut longue. Koubaye soufflait et Résal peinait. Comme il ne voyait rien, l’irrégularité des marches le surprenait. Il tomba même plusieurs fois, jurant contre les tailleurs de pierre qui ne savaient même pas faire leur travail correctement. Cela fit sourire Koubaye qui savait que cet escalier avait été taillé par le premier sachant, bien des générations avant eux. Attiré par la force qu’il avait sentie dans le Mont des vents, il n’avait trouvé que la grotte qui aujourd’hui encore, servait d’accès. Atteindre la grotte du départ, où attendait Tingam, lui avait demandé des années d’efforts pour creuser cet escalier. Koubaye savait même son nom : Landlau. Il fut le premier sachant du royaume qui prit son nom quand il devint roi. Landlau aimait la paix et fit connaître le savoir. Tous ne parvinrent pas au grand savoir. Quand ses successeurs cessèrent d’être des sachants, on sépara le pouvoir du savoir, créant ainsi l’échelle des savoirs, du premier à l’ultime savoir, réservant le titre de sachant à celui qui, venant dans la grotte du départ, partait avait Tingam et revenait. Ceux qui ne revenaient pas étaient déposés dans une cavité taillée au niveau de la plateforme. Beaucoup étaient descendus depuis la séparation du pouvoir et du savoir et, à part une très vaste salle que les torches n’éclairaient pas, la plupart n’avaient rien trouvé. Ceux qui, comme Koubaye, avaient ressenti l’appel, partaient avec Tingam mais rares furent ceux qui revinrent. Koubaye savait qu’il était le premier sachant depuis la mort du roi Riou et la fin du royaume de Landlau. Il savait aussi que la grotte était tellement vaste qu’elle devait courir sous le monde entier. Tous les pays ou presque avaient un accès. Les sachants ne portaient pas toujours ce nom. On les nommait d’autres vocables comme grands sages, ou éveillés, ou prophètes, mais tous avaient connu Tingam et passé les épreuves. Les royaumes sans accès à la grotte du départ avaient d’autres sources de savoir comme Tisréal dont l’arbre sacré plongeait ses racines jusqu'au cœur du monde. Malheureusement, la sagesse s’en était allée, laissant les hommes orphelins de savoir. Ils avaient adoré l’arbre au lieu d’accueillir la vérité, lui offrant des sacrifices au lieu de prendre ce qu’il donnait. Aujourd’hui, un autre arbre avait planté ses racines au cœur du savoir. Et Koubaye savait où.
Petit à petit, le noir devint moins intense. Ils arrivaient près du lourd rideau fermant l’entrée. Résal s’approcha pour écouter.
   - Cela s’agite beaucoup, dit-il.
   - Nous sommes partis longtemps. Le jour est levé. Ils doivent nous chercher.
Ils sortirent dans le couloir quand ils entendirent se calmer l’agitation. Le passage était libre.
   - Retournons vers notre chambre, dit Koubaye.
Ils reprirent un escalier pour changer de niveau et croisèrent un serviteur qui, pour une fois, semblait se dépêcher.
    - Pardon, pardon, leur dit-il. Maître Balima m’attend.
Koubaye et Résal se collèrent contre le mur pour le laisser passer. Le serviteur les dépassa du plus vite qu’il pouvait. Dans cet escalier en colimaçon, ils le virent disparaître.  Résal et Koubaye se regardèrent interloqués. Ils reprirent leur progression. Bientôt, ils entendirent le bruit du frottement des sandales derrière eux. Le serviteur les rattrapa.
   - Vous… vous êtes…
Sans finir sa phrase, il fit demi-tour en criant :
   - Maître Balima ! Maître Balima !
Résal de nouveau regarda Koubaye :
   - Je crois qu’on va se faire engueuler…
   - Je ne crois pas, répondit Koubaye. Rejoignons la chambre.
À peine arrivés, ils entendirent des pas précipités dans le couloir. Balima suivi de Siemp et d’autres personnes qu’ils ne connaissaient pas, s’engouffrèrent dans la pièce. Si Balima avait la figure de quelqu’un qui avait mordu dans un citron, Siemp semblait soulagé.
    - Où étais-tu, gronda Balima ?
    - Là où doit aller un sachant, répondit Koubaye, toi, un presque ultime savoir, tu aurais dû le savoir.
Le visage de Balima vira au rouge. Il ouvrit la bouche, quand Fenexine lui coupa la parole :
   - Tu as découvert la grotte du départ ! Merveilleux. Et tu es revenu, c’est encore mieux.
Il avait le sourire radieux de l’homme qui a trouvé un trésor.
   - Tu es revenu….
La voix de Fenexine exprimait une quasi extase. Il se tourna vers les autres présents.
   - Un Sachant, nous avons un Sachant. Béni soit le Dieu des Dieux ! À genoux, tous ! À genoux !
Joignant le geste à la parole, le vieil homme mit genou à terre et se lança dans la récitation d’un hymne à la gloire du dieu des dieux. Tous les autres l’avaient imité. Seul Balima avait agi avec retard. Cela fit sourire Koubaye. Il avait bouleversé les plans échafaudés par le maître pour devenir l’autorité suprême. Déjà d’autres stratégies agitaient l’esprit de Balima. Déloger Lascetra allait s’avérer plus difficile que dans ses prévisions. Il avait eu raison en désignant Koubaye. Balima ne pouvait pas le manipuler comme il aurait voulu. Koubaye était un vrai sachant et pas, comme lui, un faux semblant plus intéressé par le pouvoir que par le savoir. Il lui restait pourtant une carte à jouer. Lascetra l’avait nommé précepteur de Koubaye. S’il n’était pas aussi avancé qu’il le prétendait, Balima connaissait suffisamment l’âme humaine pour influencer Koubaye pendant qu’il l’éduquerait. Koubaye, en observant Balima, eut l’impression de voir une pâle copie de celui qui dessinait la trame du monde et du temps.
    - N’est pas le Lissier qui veut, déclara Koubaye. Malheur à celui qui veut tramer son motif en lieu et place du Dieu des Dieux. Les vice-rois préparent notre disparition. Leurs sbires, buveurs de sang, seront à notre porte avant que l’été ne soit là. À leur venue, il faut nous préparer.
La déclaration de Koubaye fit l’effet d’une bombe. Les questions fusèrent de toutes parts. Koubaye leva la main et le silence se fit.
   - Le soleil est là, je sors.
Tout le groupe resta interloqué. Koubaye, suivi de Résal, passa au milieu d’eux et ils prirent le chemin de la sortie. Résal l’interrogea :
   - Je ne comprends rien. Pourquoi faire cela ?
   - Il faut du temps pour qu’ils comprennent. Voilà la première raison, et la deuxième qui est aussi importante, j’ai besoin d’air.
Koubaye fit sonner la cloche du mouflon avant même d’être arrivé à la porte. Quand ils arrivèrent au niveau du porche d’entrée, le rire sonore de Rockbrice résonnait déjà dans les montagnes.
Bientôt le géant dépassa la crête et toujours riant s’approcha :
   - Toi sortir, alors toi venir. Bulgach faire fête pour fils et toi invité…
   - Oui, Il Dute, mais il faut que je te dise…
   - Plus tard, fête pas attendre, répondit Rockbrice.
Il regarda Résal :
   - Toi venir aussi, toi invité
Dans une des salles du Mont des vents, Balima fulminait.
Le voyage jusqu’au village de Rockbrice prit la journée. Ils y arrivèrent à la nuit. Un grand feu brûlait au centre de la place et déjà on dansait. Bulgach fit un accueil de prince à Koubaye. De mémoire de montagnards, il était le premier sachant à venir chez eux.
   - Bulgach, il me faut dire …
   - Demain, Sachant, demain. Cette nuit, faire la fête !
Tard dans la nuit, saoulé de chants, de danses et de liqueur, Koubaye s’endormit. Résal, qui avait bu beaucoup plus, dormait déjà. Rockbrice, qui titubait un peu, les couvrit d’une bonne peau de mouflon et repartit danser avec les derniers convives qui tenaient encore debout.
Le lendemain, en fin de matinée, Bulgach invita Koubaye à entrer dans la grande maison. C’est ainsi qu’on appelait la salle du conseil. Bulgach était le chef de son village. Il était aussi un juge pour les tribus proches du Mont des vents. Koubaye découvrit dans la salle du conseil, une dizaine de gaillards aussi bien charpentés que Bulgach. Toutes les tribus voisines avaient envoyé des représentants pour la fête.
   - Tous là, dit Bulgach. Parole de Sachant très importante. Tous écouter.
Koubaye s’avança devant eux. Il se sentait impressionné. Lui, le presque enfant, allait donner des ordres à des gaillards beaucoup plus expérimentés que lui. Il se racla la gorge et se lança :
   - Bientôt des guerriers viendront…
   - Eux mourir,  interrompit un vieil homme barbu.
Bulgach le fusilla du regard et fit signe à Koubaye de poursuivre.
   - Ce ne sont pas les hommes du baron. Ceux qui viendront sont assoiffés de sang et ne connaissent pas la peur.
   - Eux pas connaître montagnards !
Tous les présents éclatèrent de rire à la remarque d’un autre chef.
   - Ils seront nombreux, plus nombreux que vous, avec des armes en abondance et des armures. Ils viendront à la fin de l’hiver. Voilà ce que je sais.
Il y eu un moment de silence et Bulgach se leva.
   - Sachant dire vérité. Mais armée venir sur notre terre, pas connaître notre terre. Pour armée, passage des gorges de Tsaplya, et pour montagnards victoire. Demain, moi montrer toi gorges de Tsaplya.
Koubaye acquiesça en pensant que Balima n’allait pas être content. Pendant que Bulgach parlait avec Koubaye, les autres chefs avaient commencé une discussion très animée. Koubaye comprit que déjà, ils préparaient la bataille. Alors il sut que les buveurs de sang auraient à faire à forte partie.
Le jour d’après, Bulgach, accompagné de Rockbrice, emmena Koubaye et Résal aux gorges. Étroites et tortueuses, elles abritaient le lit d’une rivière.
   - Bientôt neige partout sauf en haut, dit Bulgach. Plus personne pouvoir passer par là. Quand soleil redevenir chaud, alors ennemis pouvoir venir. Eux passer ici, pour armée pas d’autre chemin.
Koubaye regarda les hautes falaises de part et d’autre. Même les mouflons ne les escaladaient pas.
    - Nous, là-haut, dit Rockbrice. Eux en bas… Eux morts.
Koubaye admira leur confiance. Ils allaient préparer les pièges et les armes. Le Mont des vents serait à l’abri.
Koubaye resta encore une journée avec eux puis revint vers le Mont des vents. À son arrivée, il comprit combien les choses avaient changé. Les serviteurs s’inclinaient devant lui attendant ses ordres. Le plus étonnant pour lui, fut d’entendre un serviteur déclarer :
   - Maître Balima sollicite une audience. Que dois-je lui répondre ?
Koubaye s’empressa d’accepter. Il vit arriver bientôt Balima suivi de Siemp. Après s’être incliné, il prit la parole :
   - Je viens pour organiser l’enseignement. Les grands savoirs ne peuvent être acquis qu’avec beaucoup de pratique et beaucoup de temps. Le savoir sans la pratique…
Koubaye le coupa :
   - J’entends, maître Balima. Mais aujourd’hui n’est plus le temps des pratiques et des apprentissages. Aujourd’hui vient le temps de préparer la guerre.
    - Mais l’enseignement…
Koubaye vit le visage de Balima passer par toutes sortes d’expression. Il demeura ferme et répliqua :
   - Ce sont des occupations de paix. Il faut se préparer pour la bataille. Le Mont des vents est en danger. Si les buveurs de sang arrivent ici, le royaume de Landlau aura définitivement disparu.
Leurs regards se croisèrent un instant, puis Balima baissa les yeux. Koubaye reçut un choc. Il avait devant lui, celui qui allait trahir.

76
- Nous avons gagné !
Le général raccompagnait Reneur dans ses appartements.
   - Un peu trop facilement, Batogou. Un peu trop facilement. Je connais Gérère. Il a une idée derrière la tête.
   - En attendant, il a accordé les budgets. J’en finis avec ces rebelles et on s’occupera de son cas.
Reneur eut un sourire.
   - Ton idée est intéressante. Mais il faut voir si cela est possible. Ces soutiens sont puissants, à commencer par Kaja et ses policiers, sans compter l’armée…
   - On a assez de garnisons dans le pays pour s’occuper de la police. Il se croit supérieur… Quand il comprendra, il sera trop tard. L’armée ne bougera pas. Ils sont au repos depuis longtemps et si Gérère croit tenir les généraux, moi je les connais. Leur amour de l’argent et des honneurs les rend manipulables.
   - Très bien, je vais les faire approcher par mes agents. Kaja reste l’inconnu. Il semble insensible à la corruption et a beaucoup de chance. On dit de lui qu’il est protégé par l’Arbre Sacré.
   - Ne t’inquiète pas, quand viendra le jour, mes archers s’occuperont de lui... En attendant, il faudra faire avec.
   - On va le laisser tranquille pour endormir sa méfiance et on verra bien. Je l’ai entendu parler d’ennemis autres que les rebelles, que veut-il dire ?
   - La plupart de nos morts ont eu lieu sur le chemin du retour quand nous poursuivions les rebelles. En cela, il a raison. Il y a, du côté de Nairav et de ses canyons, des combattants puissants et déterminés. Je pense aux gens du désert d’au-delà de Diy. Je n’en vois pas d’autres assez endurants et rapides pour frapper comme ils ont frappé.
   - Vous qui réclamiez de vrais ennemis, voilà des adversaires à la mesure des buveurs de sang.
   - Oui, Majesté. Je vais regrouper mes forces à Solaire, nettoyer les canyons comme j’ai nettoyé Diy et, avec la victoire, vous aurez les mains libres face à Gérère.
Les deux hommes s’éloignèrent dans le couloir tout en discutant. Un serviteur, qui se tenait dans le couloir devant une des portes, partit dans l’autre direction. Personne ne fit attention à lui. Avec son uniforme qui le désignait une des fourmis chargées du nettoyage, il allait partout. Il se dirigea vers une autre aile du palais et commença à frotter le sol d’un couloir. Arrivé devant une porte, il se releva, s’étira et s’accorda une petite pause. Sortant des provisions de son sac, il se tourna vers la cloison comme pour manger tranquille.
Dans le bureau derrière, un policier s’était levé pour se rapprocher de la porte.
   - J’écoute, murmura-t-il.
Le nettoyeur fit le récit de la conversation qu’il avait surprise, sur le même ton sans cesser de machouiller ses provisions. À la fin du récit, il se retourna pour s’appuyer contre le mur. À l’intérieur, le policier vit passer la main du serviteur. Il y déposa des pièces en disant :
   - Très bon travail ! Très, très bon travail ! D’autres pièces suivront si tu ramènes plus d’informations.
Dès qu’il eut la confirmation du départ du serviteur, il fit signe à son collègue qu’il partait pour le quartier général. Selvag était avide de ce genre d’information.

La vie dans les canyons manquait d’attrait. Le froid y était mordant dès qu’on sortait des tunnels. Riak aimait se promener dans la neige. Cela lui rappelait les temps heureux avec koubaye. Jirzérou avait dû apprendre à maîtriser les habits d’hiver. Il s’y sentait toujours engoncé et manquait de souplesse mais il continuait à accompagner la Bébénalki partout. Un compromis avait été trouvé avec Gochan. Mitaou et Bemba étaient maintenant au temple. Il n’y faisait pas plus chaud. La nourriture n’y était pas plus abondante. Seul avantage pour elles, il n’y avait pas d’homme. Riak rentrait maintenant le soir et retrouvait Jirzérou le matin. Narch s’était lié d’amitié avec Ubice qui avait entrepris de faire de ses hommes des combattants capables d’affronter les buveurs de sang. La discipline était rigoureuse et les entraînements quotidiens. Certains avaient essayé de partir. On les avait retrouvés gelés, perdus dans un des canyons, d’autres avaient rebroussé chemin à temps quand ils avaient compris que toute la région n’était qu’un labyrinthe.
Riak, après un office du soir, s’était rapprochée de Gochan.
   - Je voudrais en savoir plus sur le diadème.
   - Je t’ai déjà raconté, répondit la prêtresse.
   - Oui, Mère, mais ce n’est pas sur le passé que je voudrais avoir des informations…
Gochan avait entendu le titre que lui avait donné Riak. Elle était rarement aussi cérémonieuse. Elle s’arrêta, regarda Riak dans les yeux et lui dit :
   - Tu as peut-être raison. Trop de choses se passent pour que tu ignores encore les prophéties que j’ai reçues. Viens nous mangerons ensemble.
Les deux femmes se retrouvèrent dans une petite pièce aux murs épais, avec un brasero qui réchauffait l’atmosphère. Pendant qu’on les servait, Gochan commença son récit :
   - Quand j’étais jeune, je vivais dans un palais. Ma famille est liée à la famille royale. Mes cheveux sont devenus blancs très jeune. Je ne suis pas née comme cela. Pour ma famille, ce fut à la fois un signe de grâce mais aussi un signe de mort. Il ne fallait pas que je reste. À cette époque-là déjà, les filles aux cheveux blancs étaient toutes tuées et leur famille avec, quel que soit son rang. Alors on m’a enfermée dans un temple et j’ai fait mon noviciat. Pourtant je gardais contact avec les miens. J’étais devenue un pion sur l’échiquier de mon père. Si j’étais une cheveux blancs, alors je pouvais être la future grande prêtresse. Mais j’étais jeune et insouciante comme le sont les filles à cet âge. J’ai pris le risque de sortir sans respecter les règles. Et je peux te dire que je ne me souviens plus pourquoi. Je sais juste qu’à mes yeux, ce jour-là, cela m’a semblé la meilleure des idées. Bien sûr, je fus reconnue et pourchassée. Tu connais les histoires qu’on raconte… J’ai fui, aidée par les sœurs... quand elles le pouvaient sans mettre leur temple en danger. Je me suis réfugiée un temps dans la grande forêt. J’y ai vécu un temps en paix. C’et là que j’ai trouvé, par une nuit de pleine lune, le diadème. Je m’étais réfugiée dans des ruines que je connaissais pour me protéger des bayagas. Cette nuit-là, leurs lueurs dansantes illuminaient plus que la lune elle-même. J’ai jeté un coup d’œil dehors entre les pierres des murs branlants. Les bayagas dansaient une sarabande autour d’un arbre au tronc blanc. On était en hiver. Il faisait froid mais pas trop. Je m’en souviens comme si c’était hier. La neige n’était pas encore tombée. Les arbres n’avaient plus de feuilles. Sans cette danse, je n’aurais jamais vu l’arbre. Son tronc était plus blanc que la lune et brillait comme s’il reflétait une lumière. Je suis restée là jusqu’au matin. Quand le soleil s’est levé, je me suis approchée de l’endroit. C’était une petite clairière banale avec en son centre une sorte d'arbrisseau au tronc albâtre. Il n’avait rien de remarquable. Je ne sais pas pourquoi, j’ai creusé là. La terre était meuble comme si on l’avait remuée récemment, pourtant il n’y avait pas d’autres empreintes que les miennes. J’ai trouvé le diadème à deux paumes de profondeur. Il est sorti comme neuf. Aucune salissure ! C’est ce qui m’a étonnée. Je suis restée en admiration devant lui, sans pouvoir bouger. J’étais hypnotisée par une telle beauté. Ce sont les aboiements des chiens qui m’ont ramenée au présent. Je me suis levée brusquement pour fuir. Je suis retombée immédiatement, mes jambes pliées trop longtemps refusaient de me porter. Je me suis mis en boule, serrant le diadème sur mon cœur et pleurant de rage de n’avoir pas anticipé les chasseurs. La meute est passée autour de moi sans s’arrêter. Les chiens ont fouillé les ruines en attendant les cavaliers. Les chefs de meute sont arrivés à leur tour et ne m’ont pas vue. Les cavaliers sont restés un peu plus haut. Je sentais le piétinement des chevaux à travers le sol. Ils n'étaient pas loin. Je me suis crue morte. Et puis ils sont repartis sans venir vers moi, sans même regarder dans ma direction. Alors j’ai compris que le diadème m’avait protégée. Cela ne pouvait être que le diadème perdu du roi Riou que la princesse blanche avait emporté dans sa fuite. J’avais trouvé l’insigne même de la royauté. J’avais été choisie pour le trouver comme tu as été choisie pour recevoir l’épée. Toute ma vie en fut bouleversée. Je savais que j’étais devenue la gardienne de ce trésor. Il a guidé mes pas à travers les canyons alors qu’une fois encore j’étais poursuivie. Comme la première fois, je n’avais pas pris assez de précaution et, dans Solaire, un buveur de sang m’avait repérée. J’ai dû mon salut à ma légèreté. Tu peux sourire, Riak. À cette époque, j’étais aussi mince que toi et j’ai glissé sur la glace du lac quand mes poursuivants bien trop lourds l’ont fait craquer. Je les ai regardés s’enfoncer dans l’eau glacée quand j’ai été à l’abri sur le bord. Je ne me suis pas attardée. D’autres allaient venir et eux ne feraient pas l’erreur. La neige était là et mes traces trop visibles. Il me fallait courir le plus vite possible pour leur échapper. Je n’ai pas remarqué que j’avais pénétré dans les canyons. La roche avait changé et devant moi s’ouvraient des chemins de pierres tranchantes et des couloirs de noirceur pure. Sans réfléchir, j’ai couru suivant ce que je croyais mon instinct de survie alors qu’aujourd’hui, je sais que le diadème guidait mes pas. À bout de souffle, je me suis effondrée dans une grotte sans lumière. Je ne savais ni où j’étais ni où aller. Le sommeil m’a prise là.
Quand je me suis réveillée, le diadème était à mes pieds et luisait doucement, éclairant la salle d’une lueur jaune venue de la pierre qui le couronne. Sur les murs, j’ai vu des écritures. Je m’en suis approchée. On aurait dit des lettres de feu gravées dans la roche. J’ai lu à haute voix le première strophe de ce qui ressemblait à un poème. Au fur et à mesure que je les lisais, les lettres disparaissaient comme si le feu qui les habitait s’éteignait. Elles se gravaient dans ma  mémoire. Je peux encore réciter toutes les strophes que j’ai lues ce jour-là. Ce sont elles qui m’ont guidée et me guident. Ce sont elles qui m’ont fait comprendre que tu étais celle qui devait venir du nord. L’épée est tienne, les bayagas l’ont confirmé. Tu es celle qui porte le nom de fille de Thra, celle à qui les bayagas obéissent. Mais viendra du sud celui qui porte la parole du Dieu des dieux. Lui saura le nom que le Dieu des dieux veut donner au héros qu’il a choisi et il posera le diadème sur sa tête. Alors viendra le temps du renouveau de la royauté selon le roi Riou.
Les deux femmes restèrent en silence un moment. Riak se fit préciser les prophéties. Gochan avait été recueillie par la mère supérieure qui dirigeait Nairav. C’est elle qui avait installé le diadème au milieu de la cour sous la protection des bayagas. Depuis cette époque, Nairav avait acquis la renommée d’être le lieu de la fécondité. On y venait de très loin pour avoir le bonheur d’accueillir un enfant. Et les dons affluaient. Nairav était un temple riche, mais loin des centres du pouvoir. Gochan avait repris le flambeau de la direction et, sous la direction de son intuition qu’elle liait au diadème, elle avait “adapté” les rites à sa convenance.
Elle avait rencontré plusieurs fois la grande prêtresse. Cette dernière avait reconnu en elle la gardienne du diadème et lui avait laissé la liberté de diriger Nairav comme elle le souhaitait… jusqu’au jour où la prophétie se réaliserait. Ce jour-là, avec le retour du roi, elle se soumettrait à la loi commune. C’est-à-dire la stricte obéissance.
   - La moitié de la prophétie s’est réalisée. Avant la fin de l’hiver, l’autre moitié se réalisera. Je le sens. Alors mon rôle sera terminé et le diadème ornera le front de l’élu.

78
Koubaye avait accepté de suivre les enseignements de Balima. La guerre n’aurait lieu qu’au printemps lui avait fait remarquer le maître. Cela avait convaincu Koubaye. Il avait néanmoins continué à faire le tour des tribus de montagnards avec Rockbrice. Quand le froid s’était installé et que la neige avait recouvert les vallées basses, il avait retrouvé le plaisir de son enfance de se promener dans la neige. Une nuit, il s’était rendu compte que Riak ne comprenait pas la nature des Bayagas. Leur lien ne suffisait pas à transmettre cette vérité qu’il détenait. Il lui fallait la rencontrer. Balima lui fit remarquer qu’on était en hiver et que personne ne voyageait loin quand il y avait autant de neige. Partir ainsi signifiait aussi renoncer aux enseignements et les conséquences en seraient fâcheuses. Ce jour-là, il ne s’était pas laissé fléchir. Il s’en était allé le lendemain avec Rockbrice qui était parti de son rire tonitruant en disant :
   - Hiver bon pour voyage. Neige faciliter passage.
Balima était parti le jour d’après avec Siemp. Son prétexte était de rencontrer Lascetra pour le prévenir de la gravité de la situation. Selon les codes des grands savoirs, pour la protection même du Sachant dans le royaume occupé, il aurait dû rester à l’abri du Mont des vents.
Koubaye et Résal virent passer Balima et Siemp. Les deux hommes marchaient au fond des gorges de Tsaplya sur l’étroit chemin de neige tassée. Koubaye avait décidé de visiter les tribus des gorges avant de quitter les montagnes. Ils étaient encore en train d’observer les voyageurs quand le vieux Gigyou s’était approché. Koubaye avait vu arriver le vieux chef lors d’un de ces voyages dans la montagne avec Rockbrice. Il fallait rassembler les tribus. Il s’adressa à Rockbrice qui traduisit :
   - Lui dire, temps qui vient, temps de guerre. Temps de guerre, temps de gloire. Mais lui vieux. Vouloir mourir au combat.
Koubaye regarda Gigyou.Le bonhomme était encore fort et alerte mais les premiers signes de la vieillesse se faisaient sentir. Koubaye sentit sa peur de mourir dans la grotte qu’il habitait, seul et cloué au lit comme son père. Il dit à Rockbrice:
    - Dis-lui. Il ne mourra pas dans son lit si sa tribu participe aux combats. Il aura le rôle primordial et s’il réussit, sa mémoire sera honorée pendant des générations.
Gigyou écouta Rockbrice traduire et son visage s’éclaira d’un grand sourire. Il se mit à parler rapidement. Koubaye n’avait pas besoin de la traduction pour comprendre qu’il donnait son accord pour que sa tribu s’unisse aux autres tribus pour faire front commun contre les buveurs de sang qui allaient venir. Koubaye se réjouit lui aussi. Le plan de Bulgach allait pouvoir se réaliser. La tribu de Gigyou vivait au début des gorges de Tsaplya. Personne ne connaissait le terrain mieux qu’eux. Leur rôle serait de faire entrer les buveurs de sang dans les gorges.
Koubaye resta dans les montagnes quelques jours pour voir les chefs de tribus. Puis, accompagné de Résal et de Rockbrice, ils descendirent tranquillement abandonnant la neige derrière eux. Quand ils arrivèrent près des terres du baron Corte :
   - Toi pas avoir peur ! Baron Corte loin vers le nord. 
   - Je sais, Il Dute. Il me faut marcher vite pour arriver avant le printemps.
   - Moi attendre-toi. Toi pas oublier, sonner la cloche quand arriver dans montagne.
Ils s’étreignirent. Résal sentit leur émotion. Il détourna le regard et commença à marcher. Koubaye le rejoignit un peu plus tard. Ils marchèrent en silence jusqu’au soir.
   - Où va-t-on ?
Koubaye regarda Résal avec l’air de quelqu’un qui n’a pas compris la question. Et puis d’un coup, il répondit :
   - Voir Riak !
Résal eut un sourire d’extase. Il allait voir la Bébénalki. Lui, le paria du lac de Sursu, allait voir celle que la déesse avait choisie… Il n’en revenait pas. Il pouvait bénir le maître de Sursu. Ce jour-là, son destin avait changé.
Ils avaient monté leur campement dans un petit bois.
   - Et les bayagas ?
   - Ne t’inquiète pas ! Même si tu en vois les lumières, ils ne viendront pas, répondit Koubaye en s’allongeant. 
Le lendemain, Résal ouvrit la marche. Il sentait l’eau et les guidait vers elle. Cela faisait sourire Koubaye. Mais Résal avait raison, ils iraient beaucoup plus vite en bateau. Ils traversaient les terres du baron Corte. La neige saupoudrait le sommet des collines. Les champs étaient au repos. Ils évitèrent les quelques villages qu’ils trouvaient sur leur chemin. Les gens du cru restaient au chaud. Résal les enviait. Il n’aimait pas le froid vif. Il avait hâte de trouver un bateau. Il lui semblait qu’il y ferait meilleur. Le troisième jour, ils virent le fleuve. Dans le fief de Corte, ce n’était qu’un petit cours d’eau à peine navigable. Résal courut jusqu’à la berge pour l’admirer. Koubaye le rejoignit. Il lui dit :
   - Plus bas, il y a un village. Entre ici et le village, il y a une vieille pirogue.
Résal regarda Koubaye. Il était toujours aussi étonné quand il lui annonçait ce qui allait arriver. Koubaye continua :
   - Elle est abandonnée. Son dernier propriétaire est mort. Il nous faut des rames…
   - Et une voile !
   - Plus tard, Résal, nous la trouverons plus tard quand nous aurons quitté les terres de Corte. Aujourd’hui, il nous faut trouver la pirogue. Nous naviguerons de nuit jusqu’après Ibim.
Résal fit remarquer que, vue la profondeur du fleuve jusqu’à Ibim, une perche serait plus utile. Ils coupèrent deux jeunes arbres bien souples en les déracinant. Koubaye ne voulait pas qu’on accuse les gens d’ici d’avoir coupé illégalement du bois. Ils trouvèrent la pirogue en fin de journée. Le soleil était bas. Il faisait froid. Résal examina l’embarcation et fit la moue.
   - Elle est à moitié pourrie. Elle prend l’eau.
   - J’écoperai, répondit Koubaye. L’étoile de Lex va se lever, allons-y !
La vieille pirogue demanda beaucoup d’effort pour se décoller de la terre où elle pourrissait tranquillement mais finit par rejoindre l’eau. Résal s’empara de la perche et la dirigea vers le courant. L’étoile de Lex se levait quand ils traversèrent le village. On devinait, à travers des portes mal jointes, des lumières. Comme il s’y attendaient, ils ne virent personne. À la lumière des étoiles, Résal maintenait la vieille pirogue dans le courant. Koubaye écopait. C’est alors que les premiers bagayas arrivèrent. Résal se baissa brusquement quand une forme passa à côté de lui.
   - Ne crains pas, lui dit Koubaye qui s’était accroché aux bords de l’embarcation qui tanguait.
   - C’est plus fort que moi. Ça me fait peur.
Bientôt devant eux, le fleuve s’illumina de tout un arc-en-ciel de couleurs.
   - Regarde, Résal. Notre route est éclairée… La peur des bayagas est assez récente, si l’on peut dire.
   - Comment ça ? Tout le monde a peur des bayagas et à part les buveurs de sang, je ne connais personne d’assez fou pour faire ce qu’on fait.
   - Tu vois bien qu’il ne nous arrive rien de grave.
   - Oui, parce que tu es un Sachant ou parce qu’on accompagne la Bébénalki. Sans cela, je serais réfugié au fond de mon bateau derrière une cloison de protection. Même quand je naviguais sur les barges, je me méfiais.
   -  Pas seulement, Résal. Il fut un temps où la peur des bayagas était plus faible. On les évitait par crainte d’un malheur, c’est tout. Après la mort du roi Riou, les envahisseurs ont rencontré les bayagas et un baron en est mort. La peur l’a tué. Depuis leur peur a contaminé tout le pays.
   - Mais on connait tous des histoires terribles qui sont arrivées à des gens d’ici.
   - Tu as tout à fait raison. Cette réalité est encore moins vieille. Elle date de la grande révolte quand sont nés les buveurs de sang.
   - Les buveurs de sang ! Je les hais.
Résal cracha dans l’eau.
   - Tu n’es pas le seul. Toutes les familles honorent la mémoire de ceux qui sont morts à cette époque-là. Toutes les familles vivent dans la haine des buveurs de sang, mais toutes les familles en ont peur. C’est à cette époque que sont apparues les ombres noires.
   - J’en ai entraperçu quand je naviguais seul la nuit. Il y en a même une qui a longé ma pirogue. J’ai failli hurler quand j’ai vu son aspect dans la lumière de la lune. J’en ai fait des cauchemars pendant des semaines.
   - Pourtant tu en as vu quand nous étions sur le lac de Sursu. Une d’elles tirait l’embarcation de Riak.
   - Oui, mais elle est la Bébénalki et, avec elle, était le treïbénalki. Ils ont des pouvoirs.
   - C’est vrai, Riak a des pouvoirs. Les bayagas lui obéissent.
Résal garda le silence, digérant l’information. Le fleuve s’écoulait tranquille, brillant de reflets sous la danse des bayagas. Il reprit :
   - Tu es un sachant, alors elles t’obéissent.
   - Je les connais par leurs noms, mais elles ne m’obéissent pas. Elles n'obéissent qu’à Riak.
   - Que font-elles devant nous ?
   - Elles nous éclairent le fleuve, comme tu le vois. Elles le font parce qu’elles le veulent bien. Elles le font parce que nous allons voir Riak.
Le silence s'installa. Le fleuve devenant plus remuant, Résal se concentra sur sa conduite. Koubaye s'accrocha de nouveau aux bords. Ils furent secoués pendant un moment puis le calme revint. Ils traversèrent un autre village aussi désert que le premier.
   - Tout le monde est enfermé, dit Résal.
Il commençait à apprécier cette descente du fleuve. Il évoquait des promenades. Sur la fin de la nuit, les bayagas disparurent. Ils cherchèrent un endroit pour se reposer. Ils trouvèrent à l’aube un taillis bien touffu du côté de la plaine. Invisibles, ils entendirent passer des paysans. Ils parlaient de leurs terres et des difficultés avec leur baron qui restait intransigeant avec les taxes malgré les maigres récoltes. La journée s’étira en longueur. Ils dormirent chacun leur tour. Quand tomba la nuit, Résal réveilla Koubaye :
   - Je n’ai vu personne passer sur le fleuve de toute la journée… Il n’y a pas de tréïben par ici ?
   - Non, ils s’arrêtent à Ibim avant la grande cataracte. Ici, il n’y a que les locaux.
Ils poussèrent la pirogue à l’eau. Glissant silencieusement, ils reprirent leur voyage.
   - Au petit jour, on devrait être du côté de chez les Monao.
Résal acquiesça. Il leur faudrait alors passer la cataracte. Il en avait entendu parler sans jamais l’avoir vue. Il ne connaissait personne qui l’avait passée. Les tréïbens s’arrêtaient avant. Il pensa que Koubaye trouverait bien une solution. Il enfonçait sa perche régulièrement pendant que Koubaye consciencieusement écopait. Il avait bouché quelques fissures sans que cela suffise. L’eau entrait quand même, moins peut-être. Il eut un sursaut quand la première ombre lumineuse le frôla, faisant tanguer l’embarcation.
   - Ne crains pas, lui dit Koubaye. ce ne sont que les bayagas. 
   - Je sais, grommela son compagnon. Elles continuent à me faire peur. Hier, tu as dit que tu les connaissais par leur nom ?
   - Oui.
   - Comment s’appelle celle qui vient de passer ?
   - Laquelle, j’en vois plusieurs.
   - Celle qui a un reflet rouge.
   - Son nom premier est Pronief.
   - On dirait le nom d’un mec des grandes plaines.
   - C’est ou plutôt c’était… Quand Rma a tranché le fil de sa vie, son ombre est restée là. C'est elle que tu vois danser.
Résal se tut. Alors les bayagas étaient les esprits de gens morts. À ce moment-là, la pirogue talonna.
   - Qu’est-ce qui se passe, demanda Koubaye ?
Il avait à peine fini de poser sa question que la réponse lui venait à l’esprit. Résal se mit en devoir de répondre.
   - On est en début d’hiver et il n’y a plus assez d’eau. Nous touchons le fond. Ce n’est pas bon signe. Nous ne pourrons jamais descendre la cataracte à Ibim surtout avec cette passoire.
   - Il y a un village juste avant la chute d’eau, nous nous y arrêterons. Nous retrouverons un bateau à Ibim. Il devrait y avoir assez d’eau.
   - Oui, dit Résal, le fleuve est rejoint par une rivière qui est plus large que lui. Après nous n’aurons plus de difficulté. Le plus dur sera de trouver un bateau.
Une nouvelle ombre lumineuse fit sursauter Résal.
   - Je m’y f’rai jamais !
Il regarda passer les bayagas qui rejoignaient le groupe qui caracolait au-dessus du fleuve.
   - Mais pourquoi ne les voit-on que lorsque brille l’étoile de Lex ?
   - Elle seule brille de cette lumière qui fait que nos yeux les voient.
Quand vint le matin, ils étaient au bord du territoire des Manao. Ils firent halte dans un bois touffu. Ils tirèrent la pirogue du mieux qu’ils purent à l’abri des regards. Résal s’inquiéta, elle restait visible du fleuve. Ils la couvrirent avec les branches mortes et les feuilles qu’ils trouvèrent sur place. Dans la partie où poussaient des résineux, ils se mirent à l’abri des branches basses. À moins de les soulever, personne ne pouvait les voir.
   - Il nous faut encore une nuit pour arriver à la grande cataracte et puis il faudra trouver comment on peut aller à Ibim.
Ils reprirent la route à la nuit tombée. Dès le lever de l’étoile de Lex, les bayagas vinrent danser des sarabandes devant eux, éclairant le fleuve de multiples reflets. Résal poussait sur sa perche pour  progresser plus vite. Il sursauta quand une ombre noire vint se glisser dans la ronde de bayagas.
   - J’ai encore plus peur de cette noirceur.
   - Ne dis pas cela… cela va attirer…
Koubaye n’avait pas fini de parler que l’ombre noire se dirigea vers eux. Son aspect était affreux. Elle semblait faite de charognes agglomérées. Résal tremblait de tous ses membres. Koubaye se mit tant bien que mal debout dans la pirogue qui tanguait dangereusement. L’ombre noire se rapprocha de son visage. Il la regarda sans sourciller.
   - Onguemac ! Ton nom fut Onguemac.
L’ombre tressaillit. Elle gagna en consistance devenant plus dense et en même temps son aspect s’améliora. On devina comme une forme humaine et d’un coup, elle disparut.
   - C’était quoi, ce truc, demanda Résal qui s’était assis, ses jambes ne le portant plus.
   - Onguemac était le nom d’un habitant de Ibim. Comme beaucoup d’autres, il fut massacré lors de la grande révolte.
   - Ils sont nombreux comme cela ?
   - Ils sont nombreux. Leur colère est grande et noire.
   - Il aurait pu s’en prendre à nous.
   - Sa colère n’est pas contre nous et je connais son nom.
Au  bout d’un moment, Résal repoussa dans le courant la pirogue qui s’était échouée contre un banc de cailloux. Koubaye reprit sa corvée d’écopage. La nuit se passa ainsi au rythme du bruit de la perche et de l’écope.
   - Il y a un bois là-bas. Nous allons nous y arrêter. La cataracte n’est plus très loin.
Résal suivit les instructions de Koubaye et poussa la pirogue dans ce sens. Il furent déçus par l’aspect du bois. Proche du village, il n’avait pas d’endroits assez touffus pour y rester.
   - Laissons-là la pirogue et continuons à pied. Le jour ne s’est pas encore levé.
   - Et si des villageois nous voient ?
   - Ils nous prendront pour des treïbens retournant vers Ibim.Tu en as l’habit et l’aspect, répondit Résal. Et puis nous serons sur le chemin de la descente avant qu’ils ne bougent.
Comme l’avait dit Koubaye, ils furent hors de vue du village quand l’aube se montra. Le chemin était muletier et ils progressèrent vite. Ils s’arrêtèrent à quelques distance de la ville. Ils virent des gardes locaux et des policiers surveiller l’entrée. Résal jura. Koubaye lui fit signe de se taire et de le suivre. Ils prirent une trace dans les hautes herbes. Ils contournèrent la ville par l’ouest. Les remparts étaient en mauvais état et de nombreuses bâtisses s’y étaient adossées. Koubaye se dirigea vers l’une d’elle qui semblait en ruine. Des gens en guenilles traînaient ça et là. Ils les regardèrent passer sans rien dire. Koubaye avait rabattu le capuchon de sa cape. On ne voyait pas son visage. Il fit signe à Résal de se taire. Ce dernier referma la bouche sans prononcer les paroles qu’il avait préparées. Ils se glissèrent derrière des planches, évitèrent les tas de débris avant de s’arrêter.
   - Mais qu’est-ce qu’on…
   - Chut !
Résal se tut à nouveau. Koubaye ferma les yeux, sembla réfléchir un instant et se dirigea vers un coin de la baraque, il souleva de vieilles nippes poussiéreuses. Il se tourna vers Résal avec un grand sourire et lui murmura :
   - C’est là !
Avant qu’il n’ait pu répondre, Koubaye avait disparu. À son tour, il souleva le tas de vieilleries et découvrit l’entrée d’un tunnel. Il s’y glissa, laissant retomber ce qui servait de trappe. Le noir fut complet. Il entendit Koubaye battre le briquet. Bientôt une petite flamme dissipa un peu les ténèbres. Après avoir allumé une bougie, Koubaye se mit en route. Il avança dans le tunnel suivi de Résal qui avait sorti son coutelas. Il n’aimait pas ces endroits sans lumière où il se sentait étouffer. Cela ne dura pas longtemps. Ils atteignirent rapidement une cave.
   - On a passé les remparts, nous sommes sous la maison d’un “grand savoir”. Il va nous aider. 
Koubaye continua sa progression et monta le premier à l’échelle. Son irruption dans la pièce causa un grand émoi à la maîtresse de maison qui préparait le repas. Koubaye fit un signe de reconnaissance et la femme se calma.
   - Prenez place, leur dit-elle. Je vais prévenir celui qui sait.
Rapidement elle leur servit un bol de soupe chaude et s’éclipsa. Elle revint accompagné d’un homme entre deux âges.
   - Mon nom est Essaug. Mon épouse me dit que vous êtes passés par le tunnel. Soyez les bienvenus. Restaurez-vous puis vous me direz votre mission. J’espère pouvoir vous aider.
L’homme leur raconta alors qu’un “grand savoir” était passé il y a quelques jours. Il n’avait pas eu la chance de Koubaye, ils avaient été attrapés par les gardes du baron Corte qui étaient en ville. Koubaye questionna Essaug et comprit qu’il s’agissait de Balima et de Siemp. Ils allaient partir avec Corte pour la capitale. Son bateau serait prêt demain. Un des gardes lui avait dit que Corte comptait les remettre aux buveurs de sang. Certains avaient voulu monter un commando pour aller le délivrer. Ça ne s’était pas fait à cause du trop grand nombre de soldats du baron. Des messages étaient partis pour les villages le long du fleuve. Corte serait plus vulnérable lors d’une escale. Pendant que Koubaye et Essaug discutaient, Résal fut envoyé en éclaireur sur le port. Sa mission était de chercher un embarquement pour descendre le fleuve, en toute discrétion.
Quand il revint, il entendit la dernière question de Essaug.
   - Mais pourquoi n’a-t-il pas pris le souterrain ? Il le connaissait.
Koubaye ne lui répondit pas. il regarda vers Résal et lui demanda :
   - Alors ?
   - Les soldats de Corte et les policiers sont sur les dents. Manifestement ils cherchent les “grands savoirs”. Ils arrêtent tout le monde. Je n’ai dû mon salut qu’à un capitaine qui s’est porté garant pour moi. C’est Tsuel. On a déjà fait affaire ensemble. Il peut nous prendre à bord. Je lui ai laissé entendre que je faisais un voyage très rentable…
   - Il attend une gratification, dit Koubaye en souriant.
   - On a toujours été réglo l’un envers l’autre.
   - Je crois voir ce qui pourrait l’intéresser. Quand pourra-t-on embarquer ?
   - C’est là que cela devient difficile. Tous les accès sont contrôlés. On ne pourra passer qu’après le lever de l’étoile de Lex et cela a fait peur à Tsuel. J’ai dû lui en dire un peu plus.
   - Explique !
   - Je lui ai dit que ton savoir était grand et que tu savais les rites face aux bayagas.
   - Et s’il vous dénonce, intervint Essaug ?
   - Je lui fais confiance, répondit Résal.
   - Je te crois, dit Koubaye. nous irons ce soir. Corte et ses prisonniers partiront demain, comme nous. Il nous faudra rester discrets.


79

La grande barque voguait tranquillement au milieu du fleuve. Koubaye et Résal tiraient sur leurs avirons en cadence. Non loin d’eux, l'embarcation de Corte suivait le même trajet. Ils avaient quitté Ibim depuis deux jours. Le temps était froid. La neige tombait par moment. Il leur faudrait cinq à six jours pour rejoindre la capitale si tout se passait bien. Le fleuve n’était pas toujours calme. Il avait reçu les eaux de la grande rivière venant des plaines du sud. Tsuel, le capitaine, faisait du transport sur le fleuve. Il allait de Ibim à Canfoo. Il transportait essentiellement des gens et des petites marchandises. Moyennant supplément, il fermait les yeux sur ce qui était à son bord et avait des caches toutes prêtes à différents endroits. Au ras de l’eau, il y avait les bancs de nage. On ne s’y déplaçait que plié en deux. Ceux qui voyageaient là ne payaient que leur nourriture, en contrepartie, ils venaient renforcer l’équipe des rameurs. Sur le pont d’au-dessus, le voyage était beaucoup plus confortable mais beaucoup plus cher. Protégés du vent et de la pluie, le voyageur disposait d’une micro cabine protégée par un paravent léger. Tsuel s’arrêtait dans tous les villages, débarquant et embarquant ceux qui attendaient.
Quand Tsuel avait rencontré Koubaye, il l’avait regardé comme un maquignon juge une bête. Puis il s'était tourné vers Résal en lui disant en langue tréïben :
   - Il n’est pas bien impressionnant. Es-tu sûr de ton coup ?
Koubaye avait repris la parole en lui disant :
   - Si au quatrième jour, tu fais une pause, tu gagneras ton voyage. Si tu ne veux pas perdre cette journée, alors tu perdras tout et surtout ce qui est sous ta cabine...
Tsuel avait sursauté en entendant ces paroles et avait répliqué d’un ton dur en mettant la main sur son coutelas :
   - Que sais-tu ?
   - Calme-toi, Tsuel, était intervenu Résal. Les “grands savoirs” sont des gens habitués au secret. Il te dit cela pour que tu sois gagnant.
Les deux hommes s’étaient éloignés un moment. Résal avait dû user de diplomatie pour calmer la peur de Tsuel. Quand Résal avait demandé à Koubaye ce qui mettait Tsuel dans tous ses états, Koubaye avait répondu qu’il valait mieux pour Résal qu’il l’ignore.
Tsuel avait demandé au maître de nage de garder un œil sur Koubaye. C’était un nain répondant au nom de Mussed. Il était le seul à pouvoir se déplacer sans se baisser dans l’espace étroit des rameurs. C'était son royaume. Il ne le quittait que rarement. Il avait installé Koubaye et Résal sur un banc un peu à part et les surveillait tout en donnant le rythme de nage.  
Au quatrième jour, Tsuel fit échouer la barque. Il accusa le bas niveau de l’eau et rassura ses passagers en leur disant qu’on allait bientôt repartir. La journée traîna en longueur. Koubaye, depuis son banc de nage, entendit les passagers venir se plaindre à Tsuel du temps perdu. Le seul qui ne se plaignait pas venait s’assurer de la bonne tenue de ses provisions. Koubaye comprit que cet homme était le vrai propriétaire des affaires cachées. Tsuel lui répondit que c’était justement pour que ses provisions se portent bien qu’il avait ainsi fait halte. L’homme remercia Tsuel de tant de sollicitude et s’éloigna en sifflotant. La barque fut libérée tard le soir et ne put beaucoup progresser avant la levée de l’étoile de Lex. Résal au moment de s’allonger dit :
   - Corte doit être arrivé à Stradel.
   - Tu as raison, répondit Koubaye. Et Tsuel a bien fait de ne pas être présent. Entre les policiers et les buveurs de sang, il aurait eu des ennuis. Nous quitterons la barque à Stradel. La rivière Lebchelle remonte vers les canyons. Il nous faudra la suivre. Pour le moment le mieux est de dormir...
L'arrivée à Stradel se fit dans la matinée. L'embarcation de Corte occupait la meilleure place. Tsuel fit accoster sa barque un peu à l'écart. La brume, qui occupait le fleuve, avait masqué leur approche. Comme personne ne s'occupait d'eux, Tsuel fit ce qu'il avait à faire. Il fut étonné de ne pas voir les policiers pour le contrôler. Les gens débarquèrent rapidement profitant de cette absence. Koubaye et Résal firent de même. Ils se dirigèrent par des rues secondaires jusqu'à la maison d'un treïben dont Résal avait les coordonnées. C'est là qu'ils apprirent que la veille, il y avait eu un affrontement entre les policiers et les buveurs de sang à propos d'un prisonnier du baron Corte. Leur hôte leur raconta que tous les bateaux avaient été fouillés de fond en comble par les policiers :
   - On voyait bien qu'ils cherchaient quelqu'un. Ils ont été les premiers à monter sur la barque de Corte. Quand ils ont voulu emmener le prisonnier, le baron s'est opposé à eux. Les policiers étaient plus nombreux et ils auraient sûrement réussi sans l'arrivée des buveurs de sang.
Avec force détails, il leur raconta l'affrontement. Si des armes avaient été sorties, elles n'avaient pas été utilisées. Chacun avait montré sa force. Le chef des policiers avait lâché l'affaire... Pour le treïben, il avait des ordres. Il avait vu partir les prisonniers avec Corte et les buveurs de sang. Non, il ne savait pas vers où ils étaient partis. Telle fut sa réponse à la curiosité de Résal. Ce qu’il savait se résumait à la dette qu’il avait envers Résal pour une sombre histoire de trafic. Résal l’avait sorti d’un bien mauvais pas et il ferait ce qui était en son pouvoir pour assurer la suite du voyage.
C’est ainsi que deux jours plus tard, il remontait la Lebchelle dans un canoë. Koubaye avait dit qu’il allait vers Solaire. Résal savait qu’ils allaient plus sud vers les canyons et vers Nérav. Le froid devenait chaque jour plus vif. La neige tombait régulièrement dans ces régions. Si l’affluent qui venait de Solaire restait libre, le reste de la Lebchelle était souvent couverte de glace. Ni la marche, ni le froid n’effrayaient Koubaye. Résal, pour la première fois de sa vie, affrontait un voyage dans une région de glace et de froid. Dès qu’ils eurent dépassé le défilé de l’arbre mort, le froid devint intense. On appelait ainsi ce passage que la Lebchelle s’était creusée dans les collines. Elles formaient une barrière naturelle qui bloquait le froid venu de la région des canyons. Stradel et Solaire se trouvaient du côté le moins froid, Nairav subissait chaque hiver des températures à fendre la pierre. Ils durent s’arrêter peu après. La rivière était gelée. Ils tirèrent au sec le canoë.
   - Il va falloir continuer à pied, déclara Koubaye. Nous allons rester ici pour ce soir et nous préparer. La suite va être difficile.
Résal avait acquiescé. Le froid lui faisait claquer les dents. Koubaye explora le terrain près d’un épaulement. Il cherchait un abri. Il le trouva quelques centaines de pas plus loin. Non loin, il y avait une forêt dense de résineux. Il sourit. Il pourrait faire du feu en utilisant tout le bois déjà à terre. En retournant près de la rivière, il regarda le ciel. Youlba arrivait. Il le sentait. Il pressa Résal. Quand la nuit tomba, le vent se leva et avec lui, arrivèrent les nuages de neige.

Corte était content. Son prisonnier valait de l’or. Pour la première fois, un “grand savoir” comme disaient les indigènes venait de se faire prendre. Il allait enfin pouvoir compter. Depuis des années, il maudissait ses aïeux qui avaient choisi cette terre pauvre et au bout du monde. Les monts du vent étaient impropres à la culture et ne recelaient aucune mine. Quant au pays des Oh’mens, même s’ils lui payaient un tribut, il ne les contrôlait pas. Sa rage de n’être qu’un petit baron sans importance perdu au fond d’un pays sans richesse était alimentée par son orgueil. Il était certain d’avoir un rôle à jouer et ce Balima allait bien le servir. Il avait envoyé un message au vice-roi Reneur. Lui, au moins, serait capable de reconnaître son mérite. Il avait pu vivre dans ses rêves jusqu’à Stradel. L’arrivée de la police l’avait pris par surprise. Il avait maudit ce nouveau chef de la police dont il avait oublié le nom. Dans son fief, Corte avait mal vécu sa nomination. Il y avait eu un avant et un après. Avant la police locale le laissait faire ce qu’il voulait. Après, était arrivé un jeune baron fier d’être au service de cette “nouvelle” police. Lors de leur première rencontre, ce jeune blanc-bec lui avait bien fait comprendre que les temps avaient changé et qu’il était prêt à défendre son territoire contre toute ingérence. Ils s’étaient heurtés plusieurs fois et à chaque fois Corte avait dû céder. À Stradel, les policiers avaient été les premiers à monter sur le bateau. Heureusement, les buveurs de sang étaient arrivés rapidement avant que les policiers n’aient pu prendre son prisonnier. Corte avait vécu la brusque montée de tension entre les deux corps d’armée. Les mains s’étaient crispées sur les épées sans que personne n’ose passer à l’acte. Les deux groupes se défiaent. Corte comprit que la bataille était imminente :
   - Le vice-roi attend le prisonnier !
Les deux chefs de groupe cessèrent de se jauger pour regarder Corte qui venait de parler. Ce dernier s’était mis debout et s’interposa entre les deux.
   - Cet homme est un des “grands savoirs” des indigènes, peut-être le plus grand. Il sait que la révolte couve. Il en a les preuves. Il faut que le général Batogou l’interroge.
Il se tourna vers le policier :
   - Vous avez quelque chose contre ?
À ce moment-là, il y eut des cris et du remue-ménage suivis d’un bruit de corps tombant à l’eau. Un homme se mit à crier :
   -IL S’ENFUIT ! IL S’ENFUIT !
Tous les regards se braquèrent dans la direction des cris. Ceux qui avaient des arcs se mirent en devoir d’abattre l’homme qui avait plongé dans le fleuve. Corte regarda tout autour et fut soulagé de voir que Balima était encore à bord. Ce n’était que son serviteur qui venait de profiter de la confusion pour s’enfuir. Le chef des buveurs de sang fit un geste de commandement. Immédiatement, deux de ses hommes vinrent se saisir de Balima qui resta impassible. Dans l’eau Siemp se débattait comme il pouvait. Entraîné par le courant, il s’éloignait de l'embarcation.
   - Je l’ai eu !
Corte ne vit que la flèche qui dépassait du corps du fuyard. Ce dernier cessa de se débattre et coula. Reportant son attention vers l'intérieur, il toisa le policier :
   - Je pense que vous n’avez plus rien à faire ici. Le lieutenant va s’occuper du prisonnier.
D’une voix emplie d’une colère sourde, le chef de police dit :
   - Je vais faire un rapport au colonel Sink ! Ça ne se passera pas comme cela !
   - C’est ça, allez faire votre rapport !
Le jeune gradé fit un signe à ces hommes et le détachement de police débarqua, laissant Corte avec les buveurs de sang. Corte était très fier de lui. Il se tourna, plein de suffisance, vers le lieutenant et lui demanda de le conduire auprès du général.
    - Il n’en est pas question ! Mes ordres ne concernent que le prisonnier !
Corte resta sans voix. Une telle injustice le sidéra. Il n'allait pas se laisser voler sa chance. Il déclara d'une voix forte, alors que le lieutenant donnait les ordres pour le départ :
   - Cet homme ne va nulle part sans moi !
Le lieutenant se tourna brusquement vers Corte :
   - Et vous allez faire quoi ? C'est pas vos soldats de parade qui vont vous aider… ils font déjà dans leur froc.
Là-dessus, le lieutenant était parti s’occuper du transfert de Balima. Corte s’était repris rapidement. Il l’avait rattrapé pendant que celui-ci faisait fabriquer une chaise-à-porteurs. Il avait négocié et obtenu le droit d’accompagner Balima. C’est la rage au cœur qu’il avait pris la route, entouré de son escorte. Les buveurs de sang étaient partis au petit trot, se relayant pour porter Balima balloté dans l’étroit espace de sa prison portée. Si les deux groupes suivaient la même route, Corte vit rapidement que sa troupe, qu’il pensait digne d’une armée, ne pouvait se comparer aux buveurs de sang. Ses soldats étaient surclassés en tout par les buveurs de sang. Ils n’arrivaient pas à suivre le rythme. Le soir venu, quand Corte donna l’ordre de bivouaquer, il y a longtemps qu’ils avaient perdu de vue l’autre groupe.
Le général faisait route vers Solaire. Le lieutenant devait lui amener le prisonnier dans un village en bordure de la grande forêt. Il tint le délai imparti et arriva à l’heure prescrite. Batagou avait fait dresser les tentes en bordure du village. Elles furent rapidement entourées de palissades formant un camp assez retranché pour faire face à une attaque. Balima n’eut aucun répit. À peine arrivé, il fut conduit devant le général. Poussé plus qu’accompagné, Balima entra dans la tente. Il eut un mouvement de recul vite arrêté par une bourrade dans le dos d’un de ses gardiens. Il était épuisé d’avoir été mené à un train d’enfer. L'atmosphère de la tente était pesante. En regardant le général, il ressentit une intense impression de brutalité. Sur le côté, il découvrit une autre tente accolée, emplie d’instruments de torture.
Il n’attendit pas qu’on lui parle.
   - Je suis là de mon plein gré, affirma-t-il. J’ai choisi de venir pour vous mettre en garde.
Batagou leva un sourcil, l’air vaguement étonné.
   - Parle, je t’écoute.
Balima se lança alors dans un vrai discours, soutenu par sa peur. Tout en se demandant intérieurement s’il avait fait le bon choix, il parla du Sachant qui venait d’être reconnu et de la révolte que cela allait induire. De question en question, il fut amené à parler de tous les “grands savoirs”. Batagou notait les noms et les détails et Balima parlait, parlait…
Quand Corte arriva au camp, déjà des messagers partaient en tous sens. L’effervescence était à son comble. Batagou le fit attendre longtemps et ne le reçut que quelques minutes, le temps de s’assurer que Corte mettait son fief au service des buveurs de sang. Sous le regard aigu du général, il n’osa ni refuser, ni demander quoi que ce soit. Batagou lui annonça, maigre consolation, qu’une fois que les buveurs de sang auraient nettoyé le massif du mont des vents, le territoire lui reviendrait. Tout le temps de son attente, Corte avait entendu des bribes de conversations et compris que les buveurs de sang allaient nettoyer le pays de toutes ces croyances et surtout de tous ces prétendus grands-savoirs. Quant aux rebelles de la région de Nairav, Batagou allait s’en occuper personnellement. Dès que les troupes attendues seraient là, il lancerait l’assaut décisif pour rayer toute rébellion de la carte, y compris cette cheveux-blancs qui se croyait à l’abri là-bas.
“Koubaye avait raison”, pensa Siemp. Il se laissa aller et se mit à couler. Siemp n’était pas d’accord avec son maître mais il l’avait suivi. Avant son départ, il avait rencontré Koubaye en secret pour essayer de lui expliquer ce qu’il ressentait. Ce dernier l’avait laissé parler simplement et lui avait juste annoncé : “ Quand la douleur te vrillera la poitrine, laisse-toi aller, ne bouge plus et tu vivras”. Il n’avait pas eu le temps de poser une question, son maître l’avait appelé. Siemp était parti le lendemain, suivant Balima. A Ibim, son incompréhension avait été totale. Jamais son maître ne s’était conduit comme cela. Leur arrestation en avait été la conséquence immédiate. Les seigneurs les avaient maltraités mais pas trop. Ibim était trop près des clans de Oh’mens. Et puis l’attitude de leurs gardiens avait changé après la rencontre entre Balima et Corte. Siemp ne savait pas ce qui avait été dit. Il s’en doutait un peu. Il avait senti combien Balima était en colère et déçu par Koubaye. Il n’était pas, et il ne serait jamais celui qui conduirait Balima à la place suprême dans la hiérarchie des grands savoirs. La colère est mauvaise conseillère. Siemp se doutait que la rencontre entre Corte et son maître avait tourné à la négociation entre deux assoiffés de pouvoir. Dans la prison le soir, il avait entendu un de ses cousins lui donner des nouvelles. Des messagers prioritaires étaient partis vers la capitale. Ce qui l’avait le plus étonné fut d’entendre que, si certains messages émanaient de Corte, d’autres venaient du chef de la police.
Le séjour en bateau lui avait permis de se reposer. Balima semblait content et rencontrait Corte tous les jours. Les Tréïbens ne se mêlaient de rien. Ils ne s’occupaient que du bateau. Les gardes de Corte restaient calmes. La navigation les rendait mal à l’aise. C’est en arrivant à Stradel qu’il avait été surpris de voir les policiers envahir le bateau. Ils avaient été sortis sans ménagement de leur cabine. Encore plus surprenante fut l’arrivée des buveurs de sang. La bousculade qui s’en était suivie lui avait donné l’opportunité. Il avait sauté à l’eau.
La flèche lui avait transpercé la poitrine alors qu’il essayait de ne pas couler et de reprendre son souffle. Koubaye avait raison. La douleur était intense. Il se laissa couler. Le Sachant l’avait dit. Se laisser couler pour vivre. Il sentit qu’on le poussait. Il ne bougea pas. La poussée devint régulière. Il perdit connaissance.
Il y eut une lumière. Siemp fit un effort pour bouger.
   - Reste tranquille. Tu as eu de la chance. Un dugon t’a ramené à la rive.
Siemp mit tout son énergie à dire :
   - La mort est pour les savoirs.
Il y eut un remue-ménage autour de lui. Il entendit vaguement les gens réagir. Il sombra à nouveau dans l’inconscience l’esprit en paix. Il avait dit les mots nécessaires. Tous ceux qui avaient été initiés au quatrième savoir les connaissaient. Jamais employés bien que toujours enseignés, ces mots étaient l’ultime enseignement du dernier Sachant. “Quand, au bord de la mort, un homme prononcera ces mots, alors le sang des gens de grands savoirs coulera. Malheur à celui qui ne pourra fuir.” Les mots avaient été dits, il fallait organiser la fuite.

80
La traversée des canyons en hiver était impossible. Tout le monde le savait, sauf Koubaye. Résal lui répétait sans cesse qu’il allait mourir de froid. Ce qui faisait sourire Koubaye. Il lui rétorquait que de penser à la Bébénalki devrait lui réchauffer le cœur. Entre eux deux, cela devint une plaisanterie récurrente. Koubaye guidait. Il trouvait les passages souterrains et les endroits où abondait le bois mort. Il savait aussi trouver les animaux gelés qui leur servaient de provisions. Leur progression était lente et suivait un parcours chaotique. Koubaye avait assuré Résal de leur arrivée avant le printemps. Ils restaient parfois plusieurs jours au même endroit, soit pour se reposer, soit pour rester à l’abri quand Youlba déchaînait ses colères.
   - Moi qui n’avais jamais quitté le fleuve, je suis aux confins du monde, avait déclaré Résal, un soir.
   - Les canyons ne sont pas le bout du monde.
   - Et après que trouve-t-on ? Pour les treïbens, rien n’existe en dehors du fleuve et de ses rives. Le reste du monde est flou.
   - Si on continue vers le sud, on va arriver à l’autre extrémité des canyons et là commence un désert. Youlba s’y déchaîne en permanence. Rares sont ceux qui y vivent.  L’hiver y est glacial et l’été brûlant.

Selbag, encore couvert de sa chaude pelisse d’hiver, fit irruption dans le bureau de Kaja.
   - Ça se confirme, les buveurs de sang font mouvement.
   - Batogou a conscience qu’il ne va pas combattre que de simples rebelles mal armés et mal organisés.  Et nous que savons-nous ? Ou plutôt que sait-il de plus que nous ?
   - Tous nos informateurs sont sur les dents mais rien. Les troupes font mouvement. C’est tout ce que nous apprenons.
   - J’ai lu les rapports. J’ai compris qu’en dehors des troupes qui défendent la capitale, les autres vont être regroupées dans le fief du baron…
Kaja fouilla parmi les papiers pour retrouver un rapport. Il le parcourut des yeux.
   - Corte… c’est ça… au pied du mont des vents, le baron Corte va accueillir assez d’hommes pour écraser une rébellion dans un pays où il n’y a rien…
    - Pardon, mon colonel, mais on trouve les Oh’men et les tribus des montagnards. Dans les deux cas, ce sont de rudes gaillards. Si les Oh’men sont calmes et bien implantés partout avec leurs grands-marcheurs; les tribus de montagnards ne sont pas soumises et restent incontrôlées, ne payant ni tributs, ni taxes.
   - Ils ne sont qu’une poignée, cette terre est trop ingrate pour porter des milliers d’hommes. Ils sont au plus quelques centaines en comptant femmes et enfants. Pourquoi un bataillon là-bas ? Batogou voudrait-il détruire le mont des vents ?
   - Les ordres qu’ils reçoivent sont toujours incomplets. Le secret de la mission est très bien gardé. Des bruits courent, mon colonel. Ils tiennent autant du récit de bonne femme que du fantasme. On oscille entre une quête du pouvoir absolu et la recherche du plus grand des trésors…
   - Laissons cela. Qu’avons-nous de l’autre côté ? Solaire va bientôt compter plus de buveurs de sang que d’habitants. Trois bataillons complets pour éliminer quelques rebelles, ça ne tient pas debout. Qu’a-t-il trouvé ?
   - La “cheveux blancs” serait là-bas. Celle qui s’est échappée sur le fleuve grâce à un cheval magique serait à Nairav.
   - Ah ! Nairav. Là aussi fantasmes et rumeurs vont bon train. La grande prêtresse affirme qu’il n’y a que quelques dizaines de femmes gardant une relique.
   - Oui, nos indics ont pu vérifier. Elles semblent adorer une sorte de diadème de l’ancien royaume en attendant le retour du roi. Si on attaquait le monastère, il ne tiendrait pas une journée. Là aussi les canyons sont trop pauvres pour nourrir une grosse population. Plus loin, c’est le désert où ne vivent que des nomades. Comme les montagnards, ils sont peu nombreux sur un territoire immense.
   - La relique ! Tu as raison, Selbag ! Elles adorent une relique et attendent leur roi. La cheveux blancs s’est dirigée là-bas. Elles espèrent le retour du roi et Batogou semble d’accord avec elles. C’est une armée royale qu’il se prépare à combattre.
Selbag regarda Sink avec un air d’incrédulité.
   - En plein hiver, alors qu’il y gèle à pierre fendre, aucune armée ne pourrait y arriver.
   - Je suis d’accord avec toi, personne ne peut traverser les canyons en cette saison. Mais regarde, Nairav et le mont des vents sont les deux lieux les plus symboliques de leur religion, si on excepte la vallée là-haut au nord. Quelque chose se noue là !
Ils restèrent tous les deux pensifs un moment. Selbag ne savait que penser des intuitions de son chef. Kaja réfléchissait. Comme souvent, il mit la main dans sa tunique pour toucher la branche de l’arbre sacré qui poussait dans sa propriété. Le monde changeait. De nouvelles puissances arrivaient. Il le sentait. Il décida de suivre son instinct :
   - Selbag !
   - Oui, mon colonel ?
   - On se prépare à la guerre et à la révolte. Je veux que tous nos hommes soient au mieux de leur forme pour la fin de l’hiver. Mais on fait cela discrètement. Il faut augmenter les entraînements et les préparations. Je veux que chaque caserne soit comme une meute affamée, sur le qui-vive et prête à mordre !
Selvag s’empressa d'acquiescer. Pour l’instant, Kaja suivait la prophétie.

   - Les dernières troupes sont arrivées, mon général.
Batogou se retourna vers son adjoint.
   - Et les approvisionnements ?
   - Les convois arrivent petit à petit, mais on a eu des vols.
   - Des vols ?
   - Oui, dans une des granges, des sacs de provisions ont disparu.
   - Et bien, cherchez les voleurs et punissez-les.
   - Nous n’avons pas trouvé par où ils avaient pu passer.
Batogou eut un geste de colère.
   - Doublez la garde et réglez ce problème.
L’homme s'apprêta à sortir quand le général le rappella :
   - Faites-moi venir les chefs de divisions !
En les attendant, il se pencha sur la table où était tracée la carte de ce qu’on savait des canyons. Les trois hommes qui arrivèrent se disposèrent autour.
   - On dirait un labyrinthe… fit remarquer l’un d’eux.
   - C’est tout à fait ça, répondit le général. Ceux qui sont dedans le connaissent par cœur et en profitent. Mais nous allons les déloger. On est en hiver et il fait froid, je sais, mais il me faut le chemin de Nairav…
Les quatre hommes se penchèrent sur la carte et se mirent à poser des questions sur ce qui était sûr et sur ce qui ne l’était pas. Ils furent interrompu par l’aide de camp de Batogou :
   - Bonne nouvelle, mon général ! On a attrapé une des guides.
Devant l’air étonné de son chef, il précisa :
   - Les gens de Solaire la voient passer depuis des années. Elle conduit des groupes de nonnes réprouvées à Nairav. Un des gardes de la ville l’a reconnue…
Batogou eut un grand sourire :
   - Enfin ! Faites ce qu’il faut mais faites-la moi parler…

Gérère était atterré. Jobau avait dépassé les bornes. Cela tombait au plus mal. Un de ses meilleurs soutiens venait de faire défection. Reneur pouvait être fier de sa politique de séduction. Les grands barons se ralliaient à lui petit à petit. Dans son grand bureau, il essayait de contenir sa voix pour ne pas hurler sur son fils :
    - Mais rappelle-toi !
Jobau pleurnichait à moitié. Trop saoul cette nuit-là, la mémoire lui manquait. La seule chose dont il était sûr était de s’être réveillé à côté de la baronne Welda. Ça n’aurait été qu’une frasque de plus, grave évidemment, car on ne cocufie pas les grands barons comme cela, mais là…
   - Je vous jure par l'Arbre Sacré, père, je n’y suis pour rien.
   - Et tu penses qu’on va te croire ! Tu me dis que tu te réveilles à côté d’une femme baignant dans son sang et déjà raidie par la mort et tu crois que tes simples dénégations vont suffire !
Gérère tournait en rond comme dans une cage, essayant de se calmer et de retrouver son sang-froid. Jobau disait qu’il avait pu quitter la maison sans se faire voir, ce dont doutait son père. Cela ne pouvait être qu’un piège qu’on avait tendu à son fils pour l’atteindre lui. Sink allait intervenir. À ce niveau, le chef de la police ne pouvait qu’être au courant, d’ailleurs, il devait déjà l’être. Gérère connaissait sa loyauté mais savait aussi qu’il dirait la vérité, aussi difficile soit-elle. Et puis, il y avait le mari… Si la baronne Welda était la fille d’un grand baron, soutien puissant pour Gérère, son mari était le fils d’un autre grand baron dont la loyauté ne tenait que grâce à ce mariage. Si ces deux familles lui retiraient leur appui, Gérère serait en situation délicate.
Qu’avait-il fait aux dieux pour avoir un fils comme cela ? Jobau, lui, n’avait qu’une peur. Celle que le mari le défie en duel… L’homme était connu pour son adresse et sa rapidité dans le maniement des armes.

Reneur félicitait un homme qui s’éloigna par une porte dérobée quand ses plus proches conseillers entrèrent.
   - Tout marche à merveille, leur déclara-t-il. Les plans se déroulent comme prévu.
Les hommes s’assirent autour de la table et attendirent la suite. Reneur avant de les rejoindre fit sortir les gardes et les serviteurs. Quand ils furent seuls, il leur exposa l’avancement de ses projets. Comme ses conseillers le savaient, il voulait éliminer Gérère depuis  longtemps et avait enfin trouvé la possibilité avec ce meurtre. Il ne s’étendit pas sur les circonstances, tous les participants savaient qu’il était à l’origine des ennuis de Jobault. L’enquête avait commencé depuis quelques jours. Bien sûr, le chef de la police participait. Un baron demanda :
    - Sink ne risque-t-il pas de nous poser problème ? Il est fidèle à Gérère.
Reneur se mit à rire.
   - Sink est très occupé. Mahar ne le lâche pas…
Il y eut des rires gras autour de la table.
   - … Et puis il a lancé son espèce de challenge entre ses différentes unités…
   - J’en ai entendu parler mais qu’est-ce que c’est ?
   - C’est comme une compétition. Et ça nous arrange bien, elle occupe les policiers. Ils nous laissent le champ libre, même ici dans la capitale. Le peu de temps qu’il lui reste, Sink le passe à essayer de démêler l’affaire… Mais les témoins manquent ou disparaissent. L’important est que Gérère et Jobau soient déconsidérés aux yeux de tous les barons.
   - Et l’armée ?
   - Mon cher Massan, l’armée est à ma botte. Les généraux aiment l’argent et les honneurs. Ils ne bougeront pas, surtout si les buveurs de sang rentrent dans la danse.
   - Et Batogou, où en est-il ?
Reneur se tourna vers ce nouvel interlocuteur.
   - Gérère a accepté de financer sa campagne. Je pense qu’il a essayé de se débarrasser des buveurs de sang pour avancer ses pions contre moi. Mais j’ai été plus vite que lui. Maintenant, c’est lui qui est sur la défensive. Quant à Batogou, il va nous débarrasser des rebelles quels qu’ils soient. Il a laissé un bataillon dans la capitale, au cas où cela serait nécessaire. Il a un autre bataillon en route pour le mont des vents. Une fois qu’il aura écrasé toutes ces superstitions, alors nous aurons le champ libre pour que ce pays ressemble enfin à quelque chose de civilisé…

Mitaou aimait ce temps d'hiver. Les grosses chutes de neige avaient cessé. Malgré le froid intense, elle vivait dans un monde feutré où tout était calme… sauf Riak. Elle trépignait. L'inaction lui pesait chaque jour davantage. Suivre les rites ne la mettait pas en paix. Elle n'était vraiment pas faite pour cette vie. Malgré le froid et la neige, elle continuait à patrouiller dans les canyons. Elle avait besoin de mouvements comme d'autres ont besoin d'air. Souvent le matin, elle partait parcourant les grottes et les canyons. Elle passait voir Ubice et ses hommes qui semblaient hiberner la plupart du temps. La promiscuité et l'ennui les rendaient irascibles. Il y avait des bagarres et même des divisions. Riak y allait seule. Jirzérou, malade, restait dans les grottes. Il souffrait autant de fièvre que de ne pas pouvoir accompagner la Bébénalki dans ses déplacements. Elle lui avait intimé l’ordre de rester au chaud et de se gaver de cette plante au goût atroce censée le guérir. Elle partait des jours entiers au sud du monastère à la recherche des traces de ce messager annoncé par les prophéties.
Devant elle la neige était immaculée. L'air était cristallin et de petits cristaux de glace brûlaient dans le soleil. Riak avait l'esprit léger. Sa recherche ressemblait à une promenade. Elle était près d'un bosquet grignotant les biscuits qu'elle avait emportés le matin. Brusquement elle eut une notion de danger. Elle se releva brusquement, la dague à la main, cherchant autour d'elle. Tout était blanc sur blanc. Ce qui lui avait semblé idyllique prenait maintenant des allures inquiétantes. Son œil fut attiré vers la droite. Derrière le groupe d'arbres, quelque chose bougeait. Elle resta immobile. Le monde sembla se figer. Cela dura quelques instants. Elle le vit. Riak tint son souffle. À quelques pas d'elle, un léopard des neiges, tout de blanc revêtu, avançait avec précaution. Il ne semblait pas l'avoir repérée. Elle admirait sa démarche tout en souplesse et en puissance. L'animal tourna la tête vers elle et sembla la remarquer. Il s'arrêta un instant, leva le museau pour humer l'air. Il resta un moment immobile. Riak ne bougeait plus, osant à peine respirer. C'était extraordinaire. Devant elle se tenait le vivant totem de la royauté de Landlau. Rares étaient ceux qui l'avaient déjà vu. Le léopard lentement se mit en mouvement. Sans se presser, il se dirigea vers Riak. Comme deux petites balles de poils blancs, surgirent les petits. Si leurs démarches manquaient de précision, ils couraient dans tous les sens. L'un d'eux arriva le premier à la hauteur de Riak, et vint lui renifler les bottes. Il tourna la tête vers sa mère comme pour guetter son approbation. Cette dernière avançait d'un pas tranquille. Riak ne bougeait pas. La dague à la main, elle se sentait ridicule. Le deuxième petit arriva et entreprit de jouer avec les cordons du vêtement de Riak. Puis ce fut au tour de l'adulte de s'approcher. Le léopard se frotta contre elle comme l'aurait fait un chat, en ronronnant. Pour Riak, c'était incroyable. Personne ne voudrait la croire. Cela dura un temps qui lui parut très long, puis toute la famille reprit tranquillement sa route. Riak les regarda disparaître. Elle rangea sa dague.
   - Personne ne va me croire, dit-elle à haute voix comme pour se convaincre elle-même de la réalité de ce qu'elle venait de vivre.
   - Elle sait !
Riak sursauta en entendant cette voix. Elle se retourna brusquement dégainant sa dague, prête au combat. Elle interrogea :
   - Qui ?
Seul un rire lui répondit.

81
Gochan n’en revenait pas. Un sachant dans son monastère était la dernière chose qu’elle pensait possible. Riak lui avait fait le récit de leur rencontre, improbable, au milieu de rien. Elle avait gardé pour elle la vision du léopard des neiges, mais raconté qu’elle avait failli tuer Koubaye qui l’avait surprise. Pour un sachant, Koubaye ne parlait pas beaucoup. Il avait déclaré en arrivant au temple qu’il dirait ce qu’il avait à dire quand Rma filerait les bons fils. Gochan s’interrogeait. Était-il le futur roi ? Comme Landlau, il serait alors un roi-sachant, alliant le pouvoir et le savoir. Où bien était-il simplement le messager qui précède l’arrivée du roi ? Il était arrivé par le sud en traversant les canyons. En cela déjà, son voyage était exceptionnel. Personne avant lui n’avait réussi cet exploit en hiver. Koubaye ne délivrait pour le moment qu’un message :
   - La parole est comme la moisson. Elle arrive à son heure.


Hieron courait à moitié avec son balluchon sur l’épaule. Il lui fallait aller là où on ne le trouverait pas. Un ami était arrivé chez lui un soir juste avant le lever de l’étoile de Lex. Il lui avait dit, alors qu’il posait son sac à dos :
   - La mort est pour les savoirs.
Cette parole tournait dans sa tête. Il avait prévenu les grands savoirs des villages autour du sien, et tous avaient pris la même décision que lui. Jamais il n’aurait pensé entendre cette phrase. Maintenant, il était devenu un fuyard. Il regardait souvent autour de lui. Il était inquiet. La nouvelle se répandait comme une traînée de poudre. Heureusement, les temples avaient proposé leur aide. Les nouvelles n’étaient pas bonnes. La route de Diy était fermée. Tous ceux qui y vivaient avaient été massacrés. Les buveurs de sang étaient maintenant sur les routes. Hieron s’était enfoncé dans la forêt à une journée de marche de chez lui. Il la connaissait un peu. Elle était difficile d’accès et peu de gens s’y aventuraient. Une fois loin de la lizière, il souffla un peu, s’asseyant sur un tronc cassé. C’est là qu’un couteau le surprit. Avant qu’il n’ait eu le temps de bouger quelqu’un lui avait posé une lame sur la pomme d’Adam. Une voix lui avait murmuré dans l’oreille:
   - Qui es-tu ?
Il avait répondu en tremblant.
   - Je suis Hieron. Je viens d’un village à une journée de marche d’ici.
   - Hieron, dis-tu ! Alors récite-moi le quatrième secret.
Hieron s’exécuta. Ces secrets initiatiques servaient de signes de reconnaissance. Chaque niveau de savoir avait le sien. Il récita le quatrième secret qui était un obscur poème parlant de la couleur des fils dans la navette de Rma. Bien que tremblant, il le récita sans faute.
   - Bien, dit la voix derrière lui.
Le couteau quitta sa gorge. Hieron se retourna pour découvrir celui qui l’avait attaqué.
    - Je suis Rank, le haut savoir de la ville de Falettre. Je me suis réfugié ici dès que la parole d’alerte m’a atteint. Les buveurs de sang sont arrivés chez moi le lendemain. Heureusement, nous n’étions plus là.  À Sursu, le haut savoir n’a pas eu cette chance. Ils l’ont pendu.
Rank se mit en marche. Il ajouta :
   - Viens, Hieron, nous allons rejoindre les autres. Partout dans le pays nous allons organiser des groupes. La population nous soutient. Il faut sauver le savoir.

A solaire, l’hiver passait doucement. On allait se battre, tout le monde le savait. Pour maintenir le moral des troupes, Batogou avait organisé la chasse aux grands savoirs. Suivant les indications de Balima, qu’il gardait dans un cachot, il avait capturé et torturé ceux qui savaient pour leur faire avouer qui étaient les autres. Solaire et ses environs avaient été purgés selon ses dires. Il avait alors étendu le rayon d’action des ses hommes. Les derniers rapports indiquaient le manque de résultats. Des familles entières s’étaient volatilisées. Ils avaient bien massacré un ou deux villages pour l’exemple mais Batogou avaient interdit de continuer. Ce n’était pas le goût qui lui manquait. Il ne voulait pas déclencher une révolte avant que Reneur n’ait le pouvoir entier entre les mains. Il retourna son attention vers les canyons et décida d’envoyer des troupes. Seul un de ses adjoints sembla réticent.
   - Le commandant Brulnoir n’osait plus envoyer ses hommes plus d’une journée et surtout pas la nuit.
Le général avait répondu vertement que la peur allait changer de camp.
Le lendemain, un bataillon était parti pour les canyons. Le froid était intense. La neige s’envolait sous les rafales du vent glacial. Ne restait au sol que la glace. La progression fut difficile. En milieu de journée, ils atteignirent une première grotte. Brulnoir, qui avait été nommé à la tête du détachement pour lui apprendre la courage selon le général, ordonna une pause. Malgré la pénombre, les hommes se précipitèrent à l’abri, se serrant les uns contre les autres pour se réchauffer.
    - C’est pas les rebelles qui vont nous tuer, c’est ce putain de froid !
Brulnoir se retourna pour voir qui avait parlé. Il ne fit aucune remarque, il était plutôt d’accord. Le général lui avait donné l’ordre d’occuper les canyons malgré le mauvais temps. Il n’avait pas eu d’autre choix que d'obéir. Les trois cents hommes posèrent leur sac et chacun essaya de faire démarrer son réchaud. Bientôt les premiers feux démarrèrent. Dehors le vent hurlait.
   - Qu’est-ce qu’on fait, mon commandant ?
   - On obéit aux ordres, Equefor. Est-ce que parmi vos éclaireurs, certains voudraient se risquer dehors pour chercher une autre grotte ?
Le lieutenant Equefor secoua la tête en signe de négation :
   - Ils ne sont pas fous. Il a fallu les menacer pour partir ce matin. Pag, leur chef, m’a dit que les années où se levait le vent du désert, tout gelait. Et c’est ce qui arrive.
   - Il a dit combien de temps ça allait durer ?
   - Il a dit jusqu’au dégel !
Brulnoir jura. Il regarda autour de lui. La fumée des réchauds se dirigeait vers l’extérieur.
    - Il y a un courant d’air… Avec un peu de chance, il y a un tunnel qui débouche ailleurs !
Avec Equefor, ils entreprirent de faire le tour de la salle. Ils trouvèrent rapidement d’où venait l’air. Ce fut la déception. Ce n’était qu’une faille. De nouveau Brulnoir jura. Il retourna près de l’entrée. La lumière était meilleure. Il sortit de son sac un plan de ce qu’il savait des canyons. Il s’était fixé comme but d’atteindre une grotte à une journée de marche. Avec le vent qui soufflait en tempête et le froid qui paralysait les hommes, il n’avait pas fait le quart du chemin en milieu de journée. Jamais ils ne l’atteindraient avant la nuit. La cavité où ils étaient ne pouvait contenir autant d’hommes pour une nuit. Il fallait au minimum atteindre la grande grotte comme l’avait noté une des patrouilles. Sans le vent, il fallait la moitié de l’après-midi.
   - Fais venir Pag !
Equefor se dépêcha d’aller chercher le chef éclaireur. Brulnoir lui posa beaucoup de questions. puis il lui intima l’ordre d’aller et de baliser le chemin jusque là-bas. Il put voir briller un regard de haine dans les yeux de Pag. Pourtant l’homme ne dit rien. Il retourna vers son groupe et bientôt, munis de cordes, ils se dirigèrent vers la sortie. Brulnoir les vit disparaître les uns après les autres pliés en deux tentant de faire face au vent.
Quand la nuit tomba, les éclaireurs n’étaient pas revenus. Le vent avait encore forci. Ils étaient au cœur de la tempête. Brulnoir jura une fois de plus. Il était coincé là avec plus de trois cents hommes. Les réchauds étaient éteints depuis longtemps. Les hommes étaient serrés les uns contre les autres, piétinant sur place. Ils formaient une chaîne ininterrompue avançant doucement. Celui qui était à l'extérieur du groupe finissait par rejoindre le centre de la masse humaine pendant que celui qui était au centre se retrouvait sur les bords. Brulnoir, qui sentait le froid commencer à le gagner, vint y prendre place. La nuit allait être longue.
Aux premières lueurs du matin, ils étaient toujours en vie, marchant comme des automates. Un homme se glissa dans la grotte en profitant d’une relative accalmie du vent. Brulnoir reconnut Pag. Il se détacha du groupe et se dirigea vers lui.
   - La moitié des mes hommes ont crevé de froid, mais vous avez votre foutue trace et une corde en plus pour sous sécuriser.
   - Bien, retourner à Solaire faire votre rapport, nous avançons vers la grotte  suivante.
Brulnoir donna ses ordres. Le bataillon se mit en route. Un lieutenant ouvrait la marche. Accroché à la corde, il était le premier d’une longue file. Dans la grotte qu’ils abandonnaient, ne restaient que quelques corps congelés. Tout en marchant contre le vent, arquebouté sur la corde, Brulnoir réfléchissait. Ils avaient passé la nuit dans les canyons et n’étaient pas morts. Le vent et le froid avaient empêché leurs ennemis de les atteindre. Le général avait donc raison. Ni les bayagas, ni les esprits n’étaient à l’origine des pertes qu’ils avaient subies avant. Brulnoir retrouvait la confiance. Les buveurs de sang étaient les plus forts.
Ayant atteint la grande grotte, Brulnoir décida d’en faire un premier camp. Deux jours plus tard, profitant de l'affaiblissement du vent, deux autres bataillons arrivèrent. En une dizaine de jours malgré le froid, les buveurs de sang s’étaient répandus dans les canyons sans rencontrer d'opposition.
Batogou exultait. Les craintes de ses subordonnées étaient vaines. Avec maintenant deux régiments dans les canyons, ils allaient nettoyer la vermine. Une seul chose le chagrinait. Ils n’avançaient pas aussi vite qu’il le souhaitait.

Kaja lisait les rapports. Manifestement, la chasse aux grands savoirs était ouverte. Les buveurs de sang avaient massacré quelques villages et torturé ceux qu’ils soupçonnaient de détenir les clès des initiations. Il avait donné l’ordre à ses policiers de ne pas se mêler de cela voire de l’éviter dans tous les cas possible. Kaja sentait venir l’affrontement. Serait-il limité aux rebelles ? Il craignait de voir la population entrer en rébellion. Il fallait que sa police soit au meilleur niveau. Il avait demandé à Salvag de donner des ordres dans ce sens. Son adjoint avait suggéré de dissimuler la réalité sous le masque d’une compétition. Il était préférable que ni l’armée, ni les buveurs de sang, ni Reneur ne soupçonnent les qualités guerrières des policiers. L’hiver dans la plaine touchait à sa fin. Dans la vallée de Canfou allait bientôt se rejouer la grande fête des autochtones. Kaja avait été sollicité par la grande prêtresse. Il avait rencontré cette femme aux cheveux trop blancs pour n’être dûs qu’à la vieillesse. Elle avait un regard semblable à la jeune novice qu’il avait entraperçue à Canfou. Elles étaient probablement de redoutables adversaires. La négociation fut âpre. La grande prêtresse voulait moins de surveillance. Kaja avait l’ordre de tout faire pour minimiser l’importance de l’évènement.
   - Il faut quitter le passé, avait-il déclaré à la grande prêtresse.
Cette dernière avait eu un sourire ambigu.
   - Mais nous sommes l’avenir, Baron… Vous savez comme moi que les choses changent. Nous serons prêtes pour le retour du roi...
Kaja n’avait vu là que l’expression d’une femme qui voulait étendre sa puissance. Pourtant, la grande prêtresse avait raison. Les temps changeaient. Des bruits couraient qu’un sachant avait été découvert. Il ignorait ce que cela recouvrait. Par contre, il avait bien compris que cette nouvelle était un facteur de rébellion possible. Il comprenait les buveurs de sang qui, comme disaient ses espions, avaient décidé d’éliminer les rebelles, le sachant et tout ce qui allait avec. Si Kaja les comprenait, il n’admettait pas leurs actions. Le pays aspirait à la paix. Les jeunes barons, dans leur grande majorité, souhaitaient se débarrasser de la tutelle de Tizréal. Dans la population, une nouvelle classe de bourgeois était apparue. Ce sont eux qui avaient le plus apprécié que Kaja réforme la police et mette un frein à la corruption. Ils avaient beaucoup à perdre d’une guerre. Ils classaient Reneur et les buveurs de sang dans le même panier, celui des vieilles manières de faire en inadéquation avec le monde qui advenait. Selvag avait fait espionner l’armée. Quoi qu’il se passe, elle ne bougerait pas. Les généraux avaient été les premiers à piller leurs régiments pour maintenir leur train de vie. Il y a bien longtemps que les soldats ne faisaient plus que parader. Kaja avait beaucoup ri en découvrant que de nombreux soldats n’existaient que sur le vélin des parchemins. Touchant leur solde trop irrégulièrement, ils avaient un autre métier pour faire vivre leur famille. En cas de conflit, ils ne valaient pas plus que les paysans…

Lacestra marchait par des chemins détournés pour rejoindre le village de la haute vallée. Il devait être présent quand reviendrait la grande fête. Il avait fui comme les autres dès qu’il avait su que les mots avaient été prononcés. C’est pendant son voyage qu’il avait appris la trahison de Balima. Un grand marcheur l’attendait à une carrefour. Alors que Lacestra marchait habillé en vieux paysan, le grand marcheur l’avait hélé.
   - Eh ! Toi, vieil homme ! J’ai un message pour toi.
   - Vous d’vez faire erreur, j’suis qu’un p’ve gars qui connait personne, avait répondu Lacestra.
   - Alors tu es bien celui que je cherche. Un jeune gars t’a très bien décrit et m’a même dit ce que tu allais répondre. Tiens, voici ce que je dois te donner.
Le grand marcheur lui avait tendu un rouleau et, sans attendre, il avait sauté sur ses échasses. Avant que Lacestra ne revienne de sa surprise, le grand marcheur était parti en courant vers Rusbag. Lacestra s’était assis à l’abri des regards sur une grosse pierre. il avait déplié le rouleau. Une autre surprise l’attendait. Celui qui avait écrit avait utilisé la langue secrète des plus hauts savoirs. Il regarda la signature et sursauta : le signe du sachant ! Il comprenait ce qu’avait dit le grand marcheur. Lacestra lut le message. Il eut un sourire. Son instinct ne l’avait pas trompé. Koubaye était bien le sachant pour ce temps. Il donnait à Lacestra ordres et explications. Quand il replia le parchemin, il savait ce qu’il avait à faire. Dès qu’il fut arrivé à la ville, il avait donné ses ordres. Tous ceux qui avaient atteint le cinquième savoir devaient fuir. Il fallait qu’ils se regroupent et préparent la lutte. Les ordres du sachant étaient clairs. La guerre aurait lieu. “ Mais il ne faudra pas se tromper d’ennemi ” avait précisé Koubaye. Lacestra essayait de deviner ce que le sachant avait voulu dire sans trouver de réponse satisfaisante.

Rockbrice renifla le vent. Il eut un sourire carnassier. Le vent était sec. La neige allait fondre. Les ennemis allaient venir. Ils allaient voir. Ils allaient mourir. Rockbrice et les siens auraient la gloire.

Dans la combe, au-dessus du village, loin de tout, le grand-père frottait ses rhumatismes endoloris. La saison froide était finie. Les grandes pluies avaient fait leur apparition en leur temps. Elles venaient bien. Ils n’avaient pas eu trop de neige et peu de tempête. Il pensait tout haut dans la grande pièce où régnait une douce chaleur.
   - Dire qu’il y a un an… ils étaient avec nous...
Sa femme soupira.
   - Oui, et on ne sait rien.
Ils continuèrent en silence à accomplir les tâches du matin. Le grand-père avait réduit le nombre de ses bêtes. Il ne pouvait plus s’occuper de toutes. Burachka en avait bien profité en les lui rachetant. Résiskia, l’homme à la langue coupée, s’était installé avec elle pendant que Tchuba et sa famille avait commencé à se construire une maison.
   - Peut-être à la fête ?
   - Je pourrais aller voir Gabdam à l’auberge…
   - Et moi je passerais au temple. La mère supérieure aura peut-être des nouvelles.
   - Peut-être !
Le grand-père se dirigea vers la porte, prit sa pelisse :
   - Je vais vers les enclos.
Il sortit sous la pluie.

82
- Non !
   - Pourquoi non ?
   - Il faut du temps à Rma pour filer les fils de ta victoire.
   - Mais ils progressent.
   - Oui, tous les jours, ils explorent les canyons et ils progressent.
   - Je dois…
   - NON !
Riak fulminait. Comment Koubaye pouvait-il laisser faire cela ? Les buveurs de sang progressaient. Malgré le froid et le vent toujours aussi violent, ils progressaient.
   - Tu crois connaître les canyons parce que les bayagas te guident. Mais si les bayagas noires t’aident, ce n’est pas désintéressé…
En entendant cela Riak avait dressé l’oreille. D’habitude leur discussion s’enlisait. Riak voulait aller combattre  et Koubaye lui interdisait. Elle ne pouvait désobéir à Koubaye. Elle ne savait pas pourquoi. Depuis qu’ils se connaissaient, elle ne pouvait le faire. Gochan était contente de cet interdit. La grande prêtresse de Nairav restait sur sa position. Tant que le diadème serait au milieu de la cour du temple, la dame blanche les protégerait.
   - Les bayagas m’ont dit…
   - Oui, que tes combats seraient leurs combats… et ils t’ont appellée fille de Thra. Tu n’es pas encore prête à assumer cela. Les bayagas noires vivent pour la vengeance. Quand elle sera assouvie, elles ne seront plus…
Riak resta interloquée. Elle voulut poser une question mais Koubaye avait déjà repris la parole :
   - Le temps de la guerre arrive ! Viens, suis-moi.
Koubaye prit le couloir sur la droite. Riak le suivit. Qu’allait-il faire vers le quartier des soeurs ? Avant d’atteindre la porte du quartier, il rencontra Gochan. Il la salua :
   - Mère Gochan, puis-je vous demander de nous accompagner ?
La mère supérieure regarda tout à tour Koubaye et Riak, et répondit :
   - Est-ce si important ?
   - Les prophéties sont toujours importantes !
Sans attendre la réponse, il prit le couloir qui menait vers la cour. Gochan renvoya ses assistantes avant de le suivre. S’il faisait jour, la lumière était faible sous cette couche de nuage. Le vent soufflait fort, rendant le froid encore plus mordant. Koubaye se dirigea sans hésiter vers un coin de la cour. Les deux femmes suivirent. Près du mur, ils étaient à l’abri du grand froid. Il y avait là un vieil arbre mort dont les branches tordues évoquaient une silhouette. Koubaye regarda Riak, lui montra le bois mort et lui dit :
   - Quand tu verras une fleur blanche sur cet arbre, alors sera venu le temps de te battre !
   - Mais… Il est mort et les buveurs de sang sont presque à notre porte !
   - Médite mes paroles… si tu combats avant, tu mourras.
Riak avait suivi à la lettre les paroles de Koubaye. Malgré son pendentif qui chauffait sa poitrine de plus en plus violemment, elle restait près de l’arbre des heures, emmitouflée dans de lourdes pelisses, malgré le vent et parfois la neige. Lors d’un de ses retours à la chambre, Mitaou poussa un cri en l’aidant à se déshabiller :
   - Par la Dame Blanche !
Bemba se retourna brusquement. Mitaou regarda Riak torse nu, les deux mains sur la bouche comme pour s’empêcher de crier. Bemba porta son regard sur Riak. Elle aussi poussa un cri de surprise. Le pendentif semblait s’enfoncer dans la chair même de Riak :
   - Dame Riak ?
   - Cessez vos cris !
   - Mais…
   - Non, ne dites rien et gardez le silence.
Bemba et Mitaou baissèrent la tête :
   - Bien, Dame Riak.
Si elles gardèrent le silence, elles continuèrent à observer le pendentif s’incruster sous la peau de Riak. Elles voyaient leur maîtresse souffrir, souffrir de la brûlure de sa poitrine, mais aussi souffrir de l’avancée des buveurs de sang. Pour Riak, cette progression vers Nairav de ces bourreaux était la cause de l’incrustation. Elle se sentait brûler de l’intérieur. Un soir, elle annonça à Mitaou :
   - Je n’en peux plus d’attendre… Je vais aller me battre.
Mitaou s’inclina devant elle.
   - Dame Riak, le Sachant m’a prévenue. Je dois vous dire de patienter devant l’arbre une dernière nuit.
Riak regarda Mitaou. Elle ne comprenait pas ce que voulait Koubaye. La douleur la mettait dans un état second. Elle sortit ayant ceint son épée. Pourtant, elle ne se dirigea pas vers la sortie. Elle alla se poster près de l’arbre. La fleur pousserait-elle cette nuit ? Elle s’accroupit contre le mur pour se protéger du vent et commença à fixer les branches. La nuit était presque noire. Un quartier de lune voilé de brume donnait un pauvre éclairage à la cour du temple. Ses quelques rayons suffisaient à faire briller le diadème sur son pilier.
L’instinct de Riak la réveilla. Elle secoua la tête. Elle avait dû s’endormir sans s’en apercevoir. Elle regarda l’arbre. Elle n’y vit que la mort. Sans même le vouloir, elle tourna la tête vers l’enceinte à trente pas d’elle. Elle ne vit rien. Pourtant son cœur battait plus vite, plus fort. Ce n’étaient pas les buveurs de sang. Son pendentif semblait même refroidir. Des nuages obscurcissaient le peu de lumière. Elle se leva difficilement. Elle jura contre elle. Elle s’était laissée enkyloser. Doucement elle tira son épée. Quelque chose, ou quelqu’un se glissait par là-bas. Elle fouilla la cour du regard. Alors qu’elle regardait vers le diadème, elle vit, à la limite de la périphérie de sa vision, une ombre. Un homme, accroupi, se tenait là ! Elle se maudit encore une fois. Elle était trop raide pour se déplacer rapidement. Elle essaya de remuer les jambes en silence. La forme là-bas bougea. Riak comprit alors son erreur. Ce n’était pas un homme accroupi mais un léopard des neiges. Ses yeux accrochèrent un peu de la lumière de la lune et se mirent à briller dans la nuit. Il se tourna vers Riak. L’animal se mit en mouvement au petit trot. Il s’approcha d’elle. Se rappelant sa dernière rencontre, Riak n’osait pas bouger. Vu sa taille, c’était un mâle. Arrivé à cinq pas d’elle, il bondit, sauta sur le tronc de l’arbre mort. D’un mouvement fluide, il vint sur la branche la plus proche de Riak. Il émit un feulement et en deux bonds fut sur la muraille. Il disparut à ses yeux. Ce fut le moment que choisit le soleil pour se lever. Riak n’en crut pas ses yeux. Une fleur blanche reposait sur la branche.
Gochan entendit le cri. Le Sachant l’avait prévenue. La guerre viendrait comme une vague se briser contre le rocher de Nairav. Quand elle entra dans le temple, au grand étonnement des sœurs présentes, elle ne se dirigea pas vers sa place. Elle se plaça au milieu et fredonna le chant de la Princesse. Sans comprendre, les autres sœurs se joignirent à elle. Quand Riak entra en trombe, la fleur à la main, Le chant éclata sous les voûtes au milieu des fumées d’encens. Riak fut prise de vertiges. Elle se mit à chanter en unisson avec les autres. Quand les échos du chant s’affaiblirent, Gochan prit la parole :
   - Le temps des prières n’est plus, le temps des combats est advenu. Que toutes celles qui savent prennent leurs armes, que les autres se préparent à les soutenir. Et qu’on ouvre la porte !
Le temple se mit à ressembler à une fourmilière dans laquelle on a mis un coup de pied. Riak courait. Jirzérou l’attendait près du treuil pour descendre. Narch accourait avec des provisions. De son côté Bemba était déjà sur les murailles. C’est elle qui signala l’arrivée des hommes libres du royaume.
   - Ils fuient ! Yokaye, va à la porte et prépare-toi à la barricader. Je vais au-dessus pour bloquer le chemin.
Yokaye sauta de volée de marches en volée de marches. Elle était la plus douée de celles que Bemba avaient entrainées et elle était tout naturellement devenue sa seconde.
Bemba courait sur le rempart quand elle entendit les clameurs des buveurs de sang qui poursuivaient les hommes libres du royaume. Dans le canyon en contrebas, c’était la débandade. Si un homme tombait, il était massacré par les poursuivants. C’est alors qu’atterrit le panier du temple. Deux silhouettes blanches en jaillirent.
   - BÀR LOKÀÀÀ !
Bemba vit comme un mur de noirceur monter du sol. Les buveurs de sang hésitèrent un instant et se ruèrent en avant en hurlant à la mort.
Pendant ce temps les hommes libres du royaume couraient sur l’étroit chemin, et se faufilaient par la porte. Yokaye la bloqua derrière le dernier avec l’aide de la portière.
Bemba ne quittait pas des yeux les silhouettes blanches qui tourbillonnaient en bas. Chacune était entourée de bayagas noires. On aurait dit deux gigantesques faux au travail dans un champ. Les buveurs de sang tombaient comme des épis.
D’un coup, le bruit des combats cessa. Bemba entendit un dernier cri :
   - Wardsauw !
Elle vit disparaître Riak, Jirzérou, et toute la foule des bayagas. Elle souffla tout l’air qu’elle avait dans les poumons.
   - Ne te réjouis pas trop vite...
Elle se retourna. A côté d’elle se tenait Koubaye.
   - Elle est partie à l’entrée des canyons. Il y a d’autres groupes de buveurs de sang. Ils seront là bientôt.
Ayant dit cela, il redescendit dans la cour.

Riak avait décidé de porter le combat entre Solaire et les canyons pour couper la route au ravitaillement.
Leur arrivée dans les grottes fut une surprise totale. À la fin de la journée, la moitié d’un régiment avait disparu. Dans le froid vif de la nuit, le sang avait figé formant d’étranges dessins au sol. Narch avait rejoint Riak et Jirzérou. Dans les canyons alentours rodaient les bayagas. L’odeur de la mort flottait partout. L’excitation des combats était retombée. Riak sentait la douleur dans tous ses muscles. Jirzérou ne semblait pas en meilleur état. Ils mangèrent en silence. Narch avait bien essayé de poser des questions. Il n’avait obtenu que des réponses en monosyllabe. Lui qui pensait entendre d’épiques récits, n’eut droit qu’à des héros fatigués. Riak et Jirzérou allèrent dormir le laissant monter la garde. Pour se garder réveiller, Narch s’inventa les histoires de combats qu’il aurait aimé entendre. Riak y tenait une place de choix et lui brillait par les services qu’il rendait à la Bébénalki.
Juste avant l’aube, alors qu’il mimait un féroce combat, il entendit un bruit. Il se précipita en silence jusqu’à l’entrée de la caverne. Ce qu’il vit la glaça d’effroi. Des centaines de buveurs de sang s’avançaient dans le canyon en contrebas. Il admira la prévoyance de Riak qui avait préféré cette grotte qu’on ne pouvait atteindre qu’en escaladant un arbre à une grotte plus accueillante mais en bas de la paroi. Il les vit fouiller les coins et les recoins cherchant les pistes. Il comprit alors la nécessité des précautions que Riak leur avait fait prendre pour ne laisser aucune trace derrière eux.
    - Cherchez partout… et massacrez tout ce qui bouge.
Narch rentra précipitamment la tête quand l’homme qui avait crié regarda dans sa direction. Il vint secouer Riak, qui ouvrit péniblement un œil. Elle pouvait à peine bouger. Ses muscles endoloris par la journée de combats de la veille refusaient de reprendre du service. Elle se traîna jusqu’à la fente qui servait d’entrée à leur grotte et regarda elle aussi en bas. La colère l’envahit. Pourtant quand elle voulut tirer l’épée, ses bras refusèrent d’agir. Trop de douleur ! Elle jura. Ses ennemis étaient en bas et elle était impuissante. Sous ses yeux, c’était un long défilé de guerriers l’arme au poing. Ils disparassaient les un derrière les autres dans un tunnel. Elle jura à nouveau. Ils étaient  en chemin pour Nairav et elle était là, impuissante à tirer l’épée. Jirzérou vint la rejoindre. Il était guère mieux. Il s’adressa à elle en murmurant :
   - Les bayagas ! Envoie les bayagas …
   - La magie des bayagas ne fonctionne que si je suis à leur tête… Je n’ai même pas la force de soulever mon épée !
Jirzérou jura à son tour :
   - Espérons qu’ils n’atteignent pas Nairav !
Riak s’en voulut de sa stratégie. Elle avait échoué. Certains buveurs de sang avaient probablement échappé au massacre et avaient prévenu les renforts. Maintenant toute l’armée des buveurs de sang était dans les canyons près à réduire en poussière tous ceux qu’ils rencontreraient. Nairav ne pourrait résister à l’assaut de ces guerriers sur-entrainés. Elle fit l’effort de tirer sa dague. Une ombre noire apparut à l’orée de son champ de vision.
   - Wardsauw ?
La voix venue du fond des abîmes lui répondit :
   - Parle fille de Thra !
   - Il faut protéger Nairav !
   - Que parle la magie de Thra !
Riak se sentit tomber comme si la terre s’ouvrait sous ses pieds. Elle regarda autour d’elle. Une autre silhouette blanche tourbillonnait à ses côtés. Elle reconnu Jirzérou. Il lui sembla apercevoir une ombre aux allures de Narch.
   - Laisse-toi guider !
La voix de Koubaye venait de résonner dans sa tête. Cessant de lutter, elle se laissa aller. Elle était fille de Thra. La terre l’accueillait et lui donnait sa force. Le pendentif s’incrusta encore plus profondément. La chaîne qui le retenait à son cou tomba. Il était maintenant une partie de Riak. La pierre au centre se mit à briller dans les ténèbres de la terre. Riak sentit la puissance entrer en elle. Elle avait sa dague à la main, elle dégaina son épée. Elle hurla :
   - Wardsauw, à Nairav !
Quand elle reprit pied, elle était dans la cour près du diadème. Sur les murailles, le premier buveur de sang venait de prendre pied. Quand elle le vit, elle ne fut qu’un cri, une vengeance !
Elle fut l'enfant se vengeant de la mort de ses parents. Elle fut la Bébénalki rachetant l'honneur des Treibens. Elle fut Riak, fille de Thra, traçant un nouvel avenir.
Quand Ubice l'entendit, il rompit le combat un instant pour voir d’où venait cette clameur. Son  adversaire fit de même. Ubice vit une vague noire que chevauchait une silhouette blanche comme l’écume. Comme par un tsunami, les buveurs de sang furent emportés. Derrière régnait le silence. Un ruisseau de sang courait là où s’étaient déroulés les derniers combats. Les hommes libres du royaume restés en bas pour défendre Nairav avaient donné leurs vies. S’ils avaient retardé les buveurs de sang, ils avaient succombé sous le nombre.
Sur les remparts tous se regardaient. La fureur des dernières heures s’était éteinte brusquement. Un oiseau chanta dans le silence. Dans le canyon sur une butte qui émergeait comme une île au milieu de la mer, les corps des hommes libres du royaume étaient soigneusement alignés. Tout autour ce n’était que chaos de membres déchiquetés, de têtes coupées et de troncs éviscérés.
    - Où est Dame Riak ?
Koubaye se tourna vers Mitaou qui venait de parler :
   - Elle est partie dans les canyons anéantir l’armée des buveurs de sang.
Gochan qui regardait avec effroi, les conséquences de la fureur de la guerre :
   - Elle ne peut pas faire ça seule quand même ?
   - Les bayagas noires sont avec elle. Les buveurs de sang ont accumulé toute la colère du peuple. Les bayagas sont la colère en mouvement. Pour Nairav, la paix est revenu. Nous allons pouvoir pleurer nos morts.
Koubaye se détourna des remparts et descendit dans la cour. Gochan donna des ordres pour qu’on élimine les traces du combat et qu’on enterre les morts. Ubice qui avait encore l’arme à la main, semblait sidéré par ce qui s’était passé. Narch le secoua :
   - La Bébénalki m’a dit de vous dire qu’il faut vous préparer pour la suite...
À ce moment-là, la pluie se mit à tomber. Gochan leva la tête vers le ciel. Le long hiver des canyons venait de prendre fin.

83
Bulgach dit à son fils :
 -  Il va faire beau… mes vieux os me le disent… il faut se préparer. Ils seront bientôt là.
Comme la neige avait commencé à fondre, Bulgach avait repris les préparatifs de la guerre. Dans toutes les tribus, on préparait des armes. Quant à celles qui habitaient les bords des gorges, elles se préparaient à encaisser le premier choc avec l’ennemi. Tout le monde y allait de son analyse. Les hommes du baron Corte seraient là. C’était sûr. Les buveurs de sang n’avaient aucune idée de la topographie des montagnes. Les montagnards préparaient la guerre depuis des générations. À l’arrivée des envahisseurs ils avaient repoussé les quelques escouades qui étaient venues dans leurs montagnes. Si eux trouvaient leur pays merveilleux, les autres le trouvaient trop rude et trop pauvre. Seul le baron Corte s’était installé sur les contreforts et faisait quelques incursions. Dans leurs légendes, le Mont des vents était le centre du monde et ils en étaient les gardiens. Un Sachant l’avait dit. Un jour, viendraient ceux qui voulaient conquérir le monde. Et ce jour-là, malheur à ceux qui ne seraient pas prêts. Depuis, les montagnards préparaient leur défense. Les grottes étaient pleines de pierres ainsi que la montagne au-dessus du lac aux eaux mortes. Bulgach avait placé ses guetteurs et préparé les cordes. Les femmes et les enfants partirent pour les tribus plus éloignées dans la montagne. Ne restèrent que les hommes prêts à combattre. Bulgach vivait dans l’exaltation. Sa tribu tenait l’entrée des gorges. Les avalanches étaient prêtes pour emporter quiconque tenterait de passer par ailleurs que les gorges de Tsaplya. Il suffisait d’un homme ou deux pour tenir ces passages pendant des jours. Il avait peu neigé cette année. Les gorges étaient comme une faille d’est en ouest entaillant le massif. Le ruisseau qui y courait sur la partie la plus basse était tiède. Les montagnards n’y touchaient pas. Elle était pour eux signe de ce qui sortait des entrailles de la terre, comme l’urine sort des entrailles des hommes. Cette chaleur faisait fondre très vite toute la neige accumulée entre les parois. Un micro-climat y régnait. Bien que tortueuses, les gorges à cet endroit avaient assez de largeur pour que Bulgach et ses hommes s’y installent sans risque de toucher à l’eau interdite. Leur rôle était d’attirer par leur fuite les ennemis assez loin dans les gorges pour pouvoir les piéger. Le Sachant l’avait dit. Si les tribus combattaient seules, elles seraient toutes vaincues. Si elles combattaient toutes ensemble comme une seule, alors la victoire leur reviendrait. Et le miracle avait eu lieu. Il y avait eu beaucoup de rencontres pour se mettre d’accord, mais les montagnards face aux buveurs de sang agiraient comme un seul homme.
Ce matin-là, au lever du jour, Bulgach avait dit à son fils en voyant le ciel clair et le soleil dans toute sa splendeur :
   - C’est une belle journée pour mourir !
   - Oui, Père, nous nous couvrirons de gloire et nos noms seront chantés jusqu’à la fin des temps.
Comme tous les matins, ils avaient pris leur repas, couvert le feu, vérifié les pièges et les armes. C’est au milieu de la matinée que résonna comme le cri de l’effraie. Bulgach déclara :
   - L’ennemi est là ! Les guetteurs l’annoncent !
Immédiatement, tout le monde fila à son poste. Ils connaissaient tous les codes des guetteurs imitant les différents oiseaux. Le cri de la buse qui chasse leur indiqua que l’attaque était lancée. Tous les montagnards de la tribu de Bulgach burent la fiole que le chaman leur avait donnée. “ Du pur extrait de rage” leur avait-il dit, “ Avec ça vous ne connaîtrez ni la peur, ni la douleur !”

Corte marchait en tête avec le colonel. Après son échec avec le général, il avait descendu ses ambitions. Il avait obtenu de diriger les opérations face aux montagnards et de garder tous les terrains conquis pour lui. Il était certain que les montagnes renfermaient de minéraux précieux. Il se voyait déjà riche de l’exploitation des mines qu’il découvrirait. Avant cela, il devait gérer le bataillon de buveurs de sang que le général lui avait confié. Le colonel Sachdo avait lu la lettre de mission que Corte avait ramenée avec lui après l’histoire de Stradel. Il avait dit :
   - Les ordres sont clairs. J’obéirai.
Il s’était tourné vers son aide de camp et avait ajouté :
   - Mender, traitez-la comme les autres courriers et mettez-là en lieu sûr.
Corte ignorait que les buveurs de sang utilisaient un code dans leur missive. Un texte qui n’apparaissait qu’en traitant le courrier avec un révélateur spécial. Sachdo avait pris connaissance après sa réunion avec Corte des ordres véritables. Il avait beaucoup ri :
   - Je reconnais bien là le général, avait-il dit à Mender, il veut qu’on joue la comédie pour que les hommes de Corte soit notre première ligne. Le général dit qu’il n’est pas nécessaire de perdre des camarades alors que nous avons les amateurs de Corte pour faire cela.
Si tous les buveurs de sang étaient au courant, Corte et ses hommes se sentaient flattés de la sollicitude qu’on leur témoignait. Les exercices étaient communs et l'entraînement rude.
Le jour de l’attaque, Corte marchait en tête avec le colonel. Ils discutaient de tactique et surtout de l’après victoire. Ils s’arrêtèrent devant l’entrée des gorges de Tsaplya. Les troupes se déployèrent pendant que les deux chefs observaient le passage.
   - C’est le seul accès pour une armée. Les autres passages sont escarpés et ne conviennent pas à des hommes en armes.
   - J’ai quand même fait préparer quelques commandos. Leur rôle comme nous avons décidé sera de nettoyer les hauts des gorges pour que l’armée puisse passer tranquille.
Les groupes d’attaque partirent. Ils suivaient un des hommes de Corte qui leur servait d’éclaireur. Pendant ce temps, les autres commencèrent à faire mouvement. Sachdo avait envoyé des patrouilles de reconnaissance qui n’avaient vu personne. Elles étaient remontées jusqu’à une source chaude sans rencontrer âme qui vive. Corte avait pris la tête de ses hommes. Ils avaient amené les chiens de guerre, qui faisaient régner la terreur dans le fief. Ils avancèrent prudemment. Ils étaient le premier groupe d’attaque. Le colonel avait expliqué qu’en faisant cela, Corte aurait la gloire de la victoire. Il serait celui qui a emmené les buveurs de sang à la victoire. Sa troupe comportait une cinquantaine d’hommes.  Il y avait les archers en retrait et les porteurs de piques qui ouvraient la marche. Au milieu, Corte et ses gardes proches, avec les chiens. Quand ils atteignirent les premiers rochers, commencèrent les premiers ennuis. Ce fut d’abord un piqueux qui se fit écraser en passant entre deux rochers. Puis deux hommes hurlèrent de douleur. Ils étaient tombés dans une chausse trappe et s’étaient embrochés sur des roches coupantes comme des rasoirs. La progression fut très ralentie. Faisant attention où ils mettaient les pieds, ils ne virent pas les pièges qui les atteignirent qui, au niveau du ventre, qui, au niveau de la poitrine.
En arrière le colonel comptait les cris et les blessés.
   - Reste à savoir où sont les montagnards, dit-il à Mender. Leurs pièges ne servent qu’une fois. Corte et ses guignols vont les avoir fait jouer. Nous serons tranquilles. Faites démarrer le premier groupe.
Une centaine d’hommes en armure se mit en marche. Leur rôle était d’obliger l’ennemi à se découvrir et à le fixer pour pouvoir l’exterminer.
Devant, l’hécatombe continuait. Les pièges avaient mis hors de combat presque la moitié des hommes de Corte. Maintenant ils progressaient sur une prairie qui longeait la rivière. Corte avait donné l’ordre de marcher sur deux colonnes pour éviter les pièges. À cette époque de l’année, l’herbe était couchée et jaunâtre formant des sortes de monticules, quelques arbres poussaient çà et là. Il y avait aussi des rochers partout qui servirent rapidement de protection quand les premières flèches tombèrent. Corte n’en crut pas ses yeux quand il vit un rocher bouger et se transformer en être humain qui égorgea un de ses soldats en hurlant avant de s’enfuir en zigzagant entre les rochers devant lui. Un peu plus loin, ce fut un arbre mort qui s’ouvrit en deux, dévoilant un montagnard qui eut le temps de mettre trois hommes hors de combat avant que les archers n’en viennent à bout.
   - Dix flèches, il a fallu dix flèches pour l’arrêter ! On est mal barré, Baron.
Corte jeta un regard noir à son sergent. Il allait le sermonner quand il le vit faire un pas en arrière. Une lourde flèche à pointe de pierre venait de l’atteindre à la limite de sa cotte de maille. Le sergent émit une sorte de gargouillis avant de tomber à genou pendant que le sang lui giclait de la bouche.  Corte regarda le spectacle un instant, sidéré. Puis se tournant vers les gorges, mettant son bouclier devant lui il se mit à courir en hurlant :
    - À L’ATTAQUE !
Rockbrice en profita. Bandant son arc, il décocha une flèche. Celle-ci frappa de plein fouet le baron, traversa son bouclier, son plastron et lui défonça le sternum pour finir dans le coeur.
Pour les soldats de Corte qui le virent tomber mort avec une seule flèche, ce fut la débandade. Ils se mirent à fuir et se heurtèrent aux buveurs de sang qui arrivèrent. Ceux-ci n’avaient que mépris pour les fuyards. Les quelques survivants de la première vague furent massacrés dans leur fuite.
Ce fut à ce moment qu’on entendit un bruit d’avalanche venant du haut d’un versant. Le colonel regarda dans la direction. Il vit le nuage de poussière. Cela ne pouvait pas être naturel. Il pensa qu’un des groupes prévus pour nettoyer le haut des gorges s’était fait prendre dans un piège. Il jura. Sans personne pour couvrir les hauteurs, ils allaient être très vulnérables au fond de la gorge. Il n’avait pas le choix. Le général avait été clair. L’échec lui était interdit. Les rapports lui arrivaient. Si la mort de Corte ne le troubla pas, la présence d’archers le contraria. Il fit mettre tous les siens  en position. Ils avaient ordre d’éliminer les archers adverses. Très rapidement, un messager revint faire son rapport. Malgré leur supériorité numérique, ils étaient inefficaces. Leurs arcs ne portaient pas assez loin. Les montagnards avaient des armes de plus grande portée et beaucoup plus puissantes. Sachdo prit la décision d’engager le deuxième groupe. Rapidement la situation des buveurs de sang s’améliora. Leurs adversaires n’étaient pas assez nombreux. Ils commencèrent à perdre des hommes. Les corps à corps étaient féroces et les montagnards qui montraient leur supériorité dans les duels, commencèrent à céder du terrain quand ils durent se battre à deux ou trois contre un. Ils se replièrent derrière une première ligne de fortifications.Le capitaine, qui avançait avec ses troupes, les jugea médiocres. Leur premier assaut fut malgré tout un échec. Une pluie de pierres coupa leurs élans. Si les buveurs de sang étaient plus grands que leurs ennemis, ils n'en avaient pas la force physique. Aucun d'eux ne pouvaient soulever de telles masses et encore moins les jeter avec une telle puissance. Le capitaine fit rompre le combat et reculer ses troupes. Il envoya un émissaire en arrière avec un des arcs ramassés et avec le plastron d'un combattant. En attendant les nouveaux ordres, il commença une guerre d’usure. Un groupe se lançait à l'assaut pour provoquer une réaction des défenseurs et de loin les archers décochaient leurs volées de flèches pour en éliminer le plus grand nombre.
Le colonel examina avec attention les armes des montagnards. Il fallut deux hommes pour arriver à bander l’arc. Le plastron résista facilement à une flèche. Si la pointe perça, elle n’alla pas plus loin. Sachdo jura. Le cuir de cet animal était vraiment particulier pour résister ainsi. Ce plastron valait presque l’armure de ses soldats. Comme si ces mauvaises nouvelles ne suffisaient pas, les rapports d’échec des groupes partis pour conquérir les hauteurs arrivèrent. Tous les guerriers avaient été blessés ou tués par des avalanches provoquées. Ceux qui survivaient étaient hors de combat, un bras ou une jambe cassés quand ce n'était pas les deux. Le colonel se trouvait devant un dilemme : renoncer et encourir les foudres du général ou poursuivre et risquer l’échec. Sa réflexion fut courte. L’échec était encore préférable au général en colère. Il lança toutes ses troupes dans la bataille.
Les montagnards durent battre en retraite. Ils se déplaçaient vite mais pas assez. Les pertes commençaient à être conséquentes. Sachdo menait l’assaut. Le groupe de tête attaquait et était relayé par un deuxième puis un troisième et ainsi de suite. Les montagnards fatiguaient. Il le sentait. Ils dépassèrent la source chaude. Devant eux, c’était la débandade parmi les ennemis. Certains étaient encore très dangereux comme cet archer qui courait à toute vitesse se mettre hors de portée des arcs des buveurs de sang, puis qui décochait quelques traits. Il était impressionnant de précision. Quant à ses flèches, elles perçaient les armures. Si toutes n’étaient pas mortelles, elles blessaient suffisamment pour mettre hors de combat. Les gorges devinrent plus étroites et plus tortueuses. Le colonel hurla pour que ses troupes accélèrent. Elles ne devaient pas perdre de vue l’ennemi. C’est pourtant ce qui arriva. Quand Sachdo arriva au tournant, il vit les montagnards saisir des lianes et s’élancer vers les hauteurs. L’archer était déjà en position et décochait de nouvelles flèches. En bas les archers furent assez près pour blesser sérieusement plusieurs montagnards.
Bulgach serra les dents quand la flèche lui entra dans l’épaule. Il ne pouvait plus grimper. Il lâcha la liane et retomba lourdement sur le sol. Un buveur de sang leva sa lance pour le transpercer. Bulgach tenta de se relever. Il entendit un bruit métallique et le buveur de sang tomba à genoux sans finir son geste. Une flèche dépassait de son casque. Bulgach reconnut les pennes de Rockbrice. Il eut un sourire mauvais. Le sachant avait raison. Il allait se couvrir de gloire et mourir en combattant. Il attrapa la lance de son ennemi et chargea. L’extrait de rage lui faisait oublier et douleur et prudence. Il embrocha un puis deux buveurs de sang, évita la charge de deux autres, récupéra une arme ennemie qu’il trouva aussi légère qu’une plume, lui qui était habitué aux armes d’obsidienne. Il fit un carnage malgré les flèches qui tentaient de transpercer son plastron et ses protections en cuir de sanglier des montagnes. Seul Rockbrice et quelques autres avaient assez de force pour les tuer. Bulgach n’oubliait pas pour autant le plan. Il reculait tout en se battant attirant les ennemis toujours plus avant dans les gorges. D’autres flèches le touchèrent. Son sang coulait maintenant par de multiples endroits. Les hommes qu’il combattait rompirent le combat. Il faillit les poursuivre. Il n’en eut pas la force. Une nouvelle vague d’assaillants se précipita sur lui en hurlant. Une lance puis deux le transpercèrent. Dans ses oreilles, il entendit comme des tintements. Il sut que la mort était là. Le bruit d’une avalanche lui arracha un dernier sourire.
Quand Sodcha entendit tomber les premières pierres, il hurla les ordres de repli contre les bords de la montagne. Puis il y eut le bruit énorme d’une avalanche avec de la poussière qui remonta la vallée les mettant dans un brouillard épais. On n'en voyait plus rien. Il entendit tomber des poteries qui se brisaient au sol projetant leur contenu tout autour. Ce fut des cris et des hurlements. Si certaines poteries ne contenaient que du liquide d’autres étaient emplies de serpents. La panique se répandit dans la troupe. L’air devenant un peu plus transparent, Sodcha put tuer plusieurs serpents avant qu’ils ne l’attaquent.
    - Regroupez-vous, hurlait-il, regroupez-vous au pied des falaises !
La pluie de poteries cessa à son tour. Le silence se fit. Sodcha scrutait le ciel vers le haut. Les hommes se reprenaient. Il lui fallait des informations sur l’état des gorges en aval pour pouvoir se replier. Il transmit l’ordre à un capitaine d’aller voir. C’est alors que tombèrent les premières torches. Ce furent des hurlements quand tout le fond de la gorge s’embrasa. Sodcha jura. Ce liquide qui était tombé était comme inflammable comme de la poix. Les hommes couraient dans tous les sens. Certains étaient de véritables torches vivantes transmettant le feu de flaque en flaque.
Marest chanta le chant de l’aigle. Aussi grand que Rockbrice, il était le chef d’une tribu loin dans l’intérieur du massif. Sa bravoure était légendaire et il avait presque tué à lui tout seul assez de sangliers des montagnes pour faire tous les plastrons et les protections de ceux qui avaient eu pour mission d’aller en bas. Il avait été élu chef de toutes les tribus pour mener cette guerre. Avec les autres chefs, il avait préparé le plan. Marest tendit l’oreille. Un hululement lui amena la réponse. Les choses se passaient comme prévue. Ceux qui avaient tenté de passer par les petits chemins étaient tous hors d’état de nuire sauf un petit groupe qui fuyait. Tous les autres combattants étaient dans les gorges. Il vit arriver le fils de Bulgah hors d’haleine :
   - Comme l’avait dit le sachant, mon père est resté en bas.
   - Alors c’est le moment !
Marest attrapa un rocher de bonne taille et le lança dans la gorge. Ce fut le signal. Tous, du plus petit au plus grand, participèrent. Les femmes n’étaient pas en reste. Elles transportaient des centaines de cruches dans lesquelles elles avaient mis l’huile qui leur servait à faire briller les lampes. Elles avaient bravé l’hiver de nombreuses fois pour aller en recueillir là où elle coulait du rocher.
Marest regarda vers l’ouest monter la colonne de poussière.
   - Kaskis a fait son travail ! Les gorges sont bloquées. Ils ne pourront pas fuir. Qu’on lance les torches !
On raviva le feu et on distribua les torches. Bientôt on entendit les premiers hurlements. Marest, qui était parti voir au bord des gorges comment ça se passait en bas, revint vers le feu.
   - Ils croient vivre l’enfer mais ils n’ont encore rien vu… Burch envoie les signaux à la tribu du lac des eaux mortes. Qu’ils fassent ce qu’ils ont promis.
Burch jeta la paille mouillée dans le feu. Une épaisse fumée blanche s’éleva qu’il modula à l’aide d’une peau d’animal.
Marest rejoignit les bords de la gorge et attendit. On entendait que les hurlements venus d’en bas. Et puis… Marest sourit, c’était cela. Le grondement devint audible par tous puis devint assourdissant. Tous se penchèrent pour regarder dans les gorges. Ils virent le mur d’eau arriver comme un cheval au galop, balayant tout sur son passage arbres, hommes, et roches. Le chef de la tribu du lac des eaux mortes lui avait dit qu’il y avait assez d’eau dans ce lac pour remplir les gorges et qu’un secret s’échangeait de chef en chef depuis la nuit des temps sur ce qu’il fallait faire pour libérer la fureur des eaux.
La vague passa puis on la vit remonter car elle avait rencontré le barrage que Kaskis avait fait en bloquant le passage. Le grondement reprit de plus belle et tous virent jaillirent de l’eau en dehors des gorges quand la vague montante rencontra la nouvelle vague venue du lac. Les eaux montaient de manière vertigineuse dans les gorges au point que certains crurent que tout allait déborder.
Le barrage de Kaskis céda sous la pression et le bruit s’entendit de très loin. En contrebas, les buveurs de sang qui étaient restés en arrière et tous ceux qui leur servaient d’intendants furent balayés à leur tour par le mur de roches et d’eau qui s'abattit sur eux.
Rockbrice s’approcha de Marest :
   - Le sachant avait raison… nous sommes les gardiens de la montagne !

84
Kaja était fatigué. Par l’Arbre Sacré, que la journée avait été longue, son second, Selvag l’avait réveillé avant l’aube. Le noctambule baron Zwarch avait prévenu que quelque chose de grave se passait. Kaja, entouré d’une escouade de gayelers, avait pris la route vers une des maisons discrètes où l’on accueillait ceux qui voulaient faire la fête sans contrainte. À son arrivée, un policier l’attendait. Il se mit au garde-à-vous :
   - Le lieutenant est à l’intérieur, Mon Colonel !
Autour, tout semblait calme. Le quartier était composé de belles demeures entourées de jardins et plus ou moins protégées par de hauts murs. Devant lui, Kaja découvrit un porche. On ne découvrait la maison qu’une fois la porte poussée. Il y avait une vaste cour permettant aux carrosses et berlines de manœuvrer. Elle était vide. La maison, sans grâce, devait dater du siècle dernier. Kaja nota que l’entretien extérieur laissait à désirer. Il monta quatre à quatre les marches du perron. un autre policier lui ouvrit la porte. Kaja entra. Il n’eut aucun doute. Cela sentait la mort.
   - Où, demanda-t-il ?
   - En haut, Mon Colonel !
Kaja allait se précipiter dans l’escalier quand un lieutenant vint à sa rencontre. Après un bref salut, il s’adressa à Kaja :
   - J’ai été prévenu au deuxième tiers-temps de la nuit, Mon Colonel. Quand nous sommes arrivés, nous avons rapidement circonscrit le début d’incendie, mais j’ai manqué d’hommes pour poursuivre les fuyards.
Kaja tiqua. le lieutenant reprit :
   - Nous ne sommes qu’une petite unité. Ce quartier est d’habitude très calme. Il n’y a que des bourgeois et cette maison de plaisir.
   - Continuer les faits, Lieutenant.
   - Oui, Mon Colonel. Des hommes fuyaient par les jardins. Ils sont passés de propriété en propriété. Quand ils ont passé le ruisseau plus bas, ils ont retiré ce qui servait de pont. C’est à ce moment-là que mes deux hommes les ont perdus.
   - Bien, Lieutenant, l’interrompit Kaja qui se tourna vers un de ses adjoints. Talpen, vous prenez des hommes et vous suivez la piste.
Puis se retournant vers le lieutenant, il l’invita à continuer.
   - Dès que le feu fut sous contrôle, nous avons fouillé la maison. Dès le palier nous avons trouvé des corps.  
Kaja, qui avait atteint le palier, regarda le spectacle qui s’offrait à ses yeux. On avait procédé là à un massacre systématique. Il dévisagea un ou l’autre des personnages. S’ils n’étaient pas très en vue, c’étaient de bonnes lames. Ceux qui avaient fait cela étaient nombreux et très bien entraînés. La tenue plus que légères des hommes et les corps à moitié dénudés des femmes montraient que l’attaque avait eu lieu pendant une de ces orgies coutumières dans cette maison.
   - Nous avons trouvé la tenancière dans ce salon, dit le lieutenant en désignant une porte. Mais le plus grave est dans le boudoir après le grand salon.
Kaja suivit son subordonné dans la grande pièce d’apparat. Partout, il découvrait le même spectacle,  des corps entremêlés, gisant sur les nombreux canapés ou à même le sol.
   - Pas de survivants ?
   - Non, Mon Colonel. Ceux qui ont fait cela, ont bien pris soin d’achever tout le monde.
   - Un coup au cœur ?
   - Pour la plupart, quelques uns ont été égorgés.
Kaja suivit le lieutenant jusqu’au boudoir. On appelait ainsi, une pièce encore plus discrète que les autres où se vivait tout ce qu’on pouvait désirer… Il fut étonné de ne voir que des corps habillés et aucune femme. Le lieutenant le conduisit jusqu’à la cheminée. Il fit signe au policier présent de retourner le corps. Kaja sursauta. L’épée à la main, Jobau gisait dans une mare de sang.
   - C’est la seule pièce, où ils ont essayé de se défendre.
   - Il est habillé, fit remarquer Kaja. Il n’était pas la pour la bagatelle, pas plus que les autres.
   - Ils venaient peut-être d’arriver, fit remarquer un sergent.
   - Non, Sergent, le Baron Jobau commençait ses fêtes dès la tombée de la nuit.
Kaja se tourna vers Selvag :
   - Il m’avait parlé d’empêcher Reneur d’arriver au pouvoir. N’était-il pas en train de comploter ?
   - Ceux qui le surveillaient n’entraient pas dans les officines privées comme celle-ci. Je vais me faire amener les rapports et relire.
Kaja désigna Jobau et demanda :
   - Qui sait ?
   - Seulement ceux qui sont dans cette pièce et moi, Mon Colonel.
Kaja se tourna vers le lieutenant :
   - Bien, Lieutenant. Sur votre vie, vous êtes tenus au secret jusqu’à ce que la nouvelle soit publique. Nous n’avons pas besoin d’une guerre civile.
Puis il se pencha sur Jobau et examina ses plaies.
   - Au moins, ils ne l’ont pas égorgé, dit-il en découvrant la fine trace de la blessure de la poitrine.
Il écarta un peu les vêtements et découvrit, maculé de sang une lettre que la lame avait traversée. Il la récupéra et la déplia. Bien que tachée, on pouvait en lire la majeure partie.
   - Y-t-il d’autres documents ?
   - Pas ici, Mon Colonel, mais ils ont essayé d’en brûler en bas.
   - Bien , allons voir, dit Kaja puis se tournant vers Selvag, il ajouta : mettez tout le monde en alerte.
Kaja redescendit l’escalier et suivit le lieutenant dans les pièces communes. Les serviteurs gisaient dans des mares de sang. Ici les exécuteurs avaient fait le travail au sabre et non à la dague. Plus ils avançaient dans les couloirs et plus on sentait la fumée.
   - Le feu a été mis ici, dit le lieutenant, en désignant un coin de la grande cuisine.
Au premier regard, Kaja ne comprit pas pourquoi avec tout le bois sec présent, le feu n’avait pas pris davantage..
   - Pendant qu’un des leurs mettait le feu, les autres massacraient les cuisiniers. C’est probablement en plantant son sabre dans ce poteau, qu’il a fait basculer les réserves d’eau stockées. Sur les autres étagères, il y a de l’huile ou des alcools...
Kaja regarda ce qui restait de toutes les étagères et suspentes et sans plus s'appesantir sur leur chance, il alla voir les restes de parchemins trouvés dans le foyer. L’eau avait tout trempé. Sur les lourdes feuilles, l’encre coulait. Il donna des ordres pour qu’on les mette à plat et qu’on les emmène sous bonne garde au quartier général. Peut-être y aurait-il des explications sur ces documents ? Il soupçonnait Jobau d’avoir comploté contre Reneur et de s’être fait surprendre par ce dernier. Les seuls à pouvoir faire une action pareille étaient les buveurs de sang. Les manières de faire collaient bien.
Il lui fallait prévenir Gérère.
Suivi de Selvag, il partit vers le palais du vice-roi. Des messagers étaient en route. Kaja avait décidé de contrôler tout la région. Avant la fin de la matinée, toutes ses unités seraient sur le pied de guerre.
Il arriva en milieu de journée à la capitale. Le palais du vice-roi Gérère était dans le quartier des barons sur la colline près du fleuve. Ils traversèrent une bonne partie des faubourgs avant de l’atteindre. Il vit qu’il y régnait une certaine agitation. Tout en avançant, il donna des ordres à un de ses lieutenants pour que se déploient toutes les garnisons. Plus ils se rapprochaient des hauts quartiers, plus Kaja sentait le danger. Ils furent presque bloqués au passage des remparts. Tout le monde semblait vouloir sortir. Kaja pensa au pire. Reneur avait-il décidé de tuer Gérère après avoir tué son fils? Il forcèrent le passage, bousculant toute la piétaille qui d’habitude se pressait près des palais pour obtenir quelques subsides. Kaja s’arrêta au niveau du poste et interpella le policier :
   - Qu’est-ce qui se passe ?
   - Les gens hurlent qu’on se bat dans les palais, mais personne ne sait rien !
Kaja éperonna sa monture et se lança dans la montée vers le palais de Gérère. Curieusement, plus il s’en approchait, plus les rues étaient calmes. Quand il fut à proximité, il fut rassuré de voir le palais dans son aspect habituel. Seul un garde se tenait à l’entrée. Kaja l’interrogea. Il apprit que le vice-roi n’était pas là. Un cavalier était arrivé très tôt dans la matinée et peu après Gérère et toute sa garde personnelle étaient partis, harnachés pour le combat. Dans le palais, ne restaient que les serviteurs et une poignée de gardes. Kaja blémit. Gérère aurait-il mis sa menace à exécution ? Il l’avait souvent entendu dire après une réunion houleuse qu’un jour, il éliminerait manu militari cet imposteur de Reneur.
   - Vite ! Au Grand Palais !
En haut de la colline, se dressait le Grand Palais. On appelait ainsi le siège du gouvernement. Gérère y avait des appartements mais il préférait sa demeure familiale. C’est vers elle que Kaja avait dirigé ses pas en premier. Gérère avait dû apprendre la mort de son fils et décider de le venger. Kaja et ses hommes partirent à bride abattue vers le Grand Palais. Ils entendirent le bruit des combats avant de les voir. La situation était confuse. Des hommes se battaient. Il y avait des corps allongés et du sang partout. Kaja s’interposa entre deux combattants.
   - Baron Tougfou ! Baron Kétil ! Qu’est-ce à dire ?
   - Cette engeance de vipères tente de prendre le pouvoir. Le Vice-roi est retranché dans la grande salle.
L’autre tint à peu près le même discours. Kaja les fit taire et posa des questions. L’un était pour Reneur et l’autre pour Gérère. Kaja les connaissait. C’était des barons de petites fortunes. Ils suivaient la cour et étaient allés chercher leurs gardes quand ils avaient entendu les premiers combats. Chaque clan avait fait de même. Bons derniers à arriver sur les lieux, ils avaient commencé à se battre sans trop savoir où en était le reste de l’affrontement.
Kaja vit entrer une première unité de policiers. Il leur fit prendre position dans la cour. Il avait fait désarmer les deux barons et leurs quelques gardes. Et quand sa garde de gayelers arriva, ils pénétrèrent dans le Grand Palais. Leur irruption mit fin aux combats, au fur et à mesure qu’ils progressaient. Les gayelers réduisaient par la force tous ceux qui refusaient de poser les armes. Kaja, à leur tête, monta quatre à quatre le grand escalier enjambant les corps. Il reconnut la livrée de la garde personnelle de Gérère. Les combats avaient été violents. Il repéra un ou deux cadavres de buveurs de sang. Il pensa que Batogou ne les avait pas tous emmenés à sa chasse aux rebelles. Il espérait ne pas avoir à les affronter. Il arriva dans l’antichambre de la grande salle. Les portes étaient grandes ouvertes, il n’y avait plus aucun serviteur visible. Kaja, l’épée à la main, s’avança. Au fond de la salle, un des deux trônes était renversé et sur l’autre Reneur faisait un discours, en face de lui pêle-mêle des barons, des gardes, des buveurs de sang. Dans un coin, rassemblés comme des prisonniers, d’autres barons, des fidèles de Gérère, et leurs hommes étaient gardés par des buveurs de sang. Tous écoutaient :
   - En ce jour néfaste, où le baron Gérère a tenté de prendre le pouvoir par la force...
Kaja s’arrêta entre les deux battants de la porte. On s’était battus dans la grande salle. Il y avait de nombreux corps à terre. Il fit signe à ses gayelers de passer par les couloirs latéraux et de prendre position. Il chercha des yeux Gérère parmi les prisonniers sans le voir. Personne ne faisait attention à lui. Tous écoutaient Reneur continuant à discourir sur la nécessité qui avait été la sienne de défendre le royaume contre les ennemis de l’intérieur qui s’étaient révélés au grand jour. Kaja pensa qu’il s’écoutait parler. Il suivit la progression de ses hommes qui, furtivement, entouraient la grande salle de réception. Il sursauta en entendant Reneur continuer à parler :
   - … et la mort de ce renégat qui depuis toutes ces années abusait de son autorité, détournant à son profit les biens réservés au roi, nous libère d’un joug, nous redonnant la liberté face à cette populace qu’il laissait prospérer. Nous allons pouvoir avec la fin de son règne, rétablir le droit du roi et acquérir ce qui nous revient sans se laisser détourner …
Gérère était mort. Vu le discours de Reneur, cela ne faisait aucun doute. Kaja vit rouge. L’épée à la main, il allait s’avancer quand il entendit Reneur commencer à prononcer les paroles du serment de commandement :
   - … et aujourd’hui, je prête le serment d’assumer cette fonction pour le bien du peuple et la gloire du roi. Si quelqu’un s’y oppose qu’il le dise maintenant ou se taise à jamais !
Alors que les premiers applaudissements s’élevaient, Kaja déclara d’une voix forte :
   - Moi, je m’y oppose.
Tous les regards se tournèrent vers lui.
   - Que...? Que…, bafouilla Reneur.
   - Si je suis chef de la police,  je suis aussi le gardien de la loi. Et la loi dit qu'une enquête doit avoir lieu quand meurt un vice-roi.
Teneur changea
Se reprenant, le vice-roi se tourna vers le buveurs de sang et cria :
   - EMPAREZ-VOUS DE LUI ! Il EST À LA SOLDE DE GÉRÈRE !
Immédiatement les buveurs de sang se mirent en mouvement. Il y eut un grand remue-ménage quand les gayelers sortirent des couloirs pour investir la grande salle. Les archers furent les premiers à entrer en action et les quelques buveurs de sang qui s’étaient rapprochés de Kaja furent transpercés de plusieurs flèches.
Les buveurs de sang, sûrs de leur victoire, se ruèrent en avant. Le choc fut d’une extrême violence. Les gayelers les égalaient au combat. Kaja avait fait se déplacer toutes ses forces. S’il avait donné ordre de quadriller la ville, il avait aussi donné l’ordre d’envoyer tout le régiment des gayelers au Grand Palais. Leur nombre et leur vaillance au combat fit la différence. Pour la première fois, les buveurs de sang combattaient des gens qui n’avaient pas peur d’eux. Certains, parmi les gens de cour, participèrent à la bataille, d’autres tentèrent de fuir les lieux sans y parvenir. Toutes les issues étaient gardées. C’est ainsi que fut arrêté Reneur, qu’un groupe de fidèles, voyant la tournure des événements, essayait de mettre à l’abri.
La bataille du Grand Palais dura jusqu'à la nuit.  Kaka avait quitté les lieux avant, laissant Selvag en finir avec les buveurs de sang. Il emmenait Reneur prisonnier, ainsi que les barons qui l’avaient aidé. Dans la caserne des gayelers, les cellules se remplirent. Pendant que ses adjoints s’en occupaient, Kaja fit le tour des généraux. Il leur mit le marché en main. Soit ils ne participaient à rien et on ne touchait pas à leurs prébendes, soit ils prenaient parti et ils rejoignaient Reneur. Un seul répondit qu’au nom de sa fidélité à Reneur et Batogou, il préférait la prison. Les autres, devant le coup de force des policiers qui maintenant quadrillaient la capitale, bloquant toute possibilité de rébellion, choisirent de rester neutres. Kaja étudiait les documents pris le matin sur les lieux de la mort de Jobau quand Selvag entra. Kaja l’interrogea du regard :
   - Tout est calme et sous contrôle, Colonel.
   - Je viens de parcourir ces parchemins. Les choses étaient bien plus avancées que nous le pensions. Jobau était bien près de déclencher une révolte.
Selvag tendit d’autres documents à Kaja :
   - Reneur savait. Voici les preuves…
Kaja se pencha sur ce que lui tendit Selvag. Ils étudièrent les rapports d’enquêtes qui arrivaient petit à petit. La victoire des Gayelers sur les buveurs de sang avait fait l’effet d’un électrochoc sur la population. Les invincibles étaient vaincus. Un vice-roi était mort, l’autre aux arrêts. Partout des patrouilles de police sillonnaient la capitale. Un de ses aides de camp entra.
   - Mon colonel, j’ai trouvé cela dans le palais de Gérère…
De nouveau Kaja se pencha sur les documents qu’on lui ramenait. Son visage s’assombrit au fur et à mesure de sa lecture. Il découvrit que Gérère lui-même, préparait un coup d’état… Il pensa que tout était pourri dans ce royaume. Il toucha sous sa chemise la branche de son Arbre Sacré qui ne le quittait jamais. Qu’allait-il pouvoir faire ?
   - Mon colonel, commença Selvag, le code de la Loi est clair. Vous devez assurer la stabilité et la sécurité du royaume en attendant que les enquêtes soient terminées.
Kaja le regarda. Il le sentit rayonner. Il soupira. Il douta un instant de la fidélité de Selvag. Lui aussi avait-il projeté de prendre le pouvoir ?
   - Mon Colonel ?
   - Oui, Fraimag, répondit Kaja à son serviteur.
   - Il se fait tard, Mon Colonel. J’ai préparé vos appartements dans la caserne. Puis-je me retirer ?
   - Tu as raison, Fraimag. Il se fait tard. Tout cela peut attendre demain.
Kaja se leva et dit :
   - Messieurs, allons nous reposer, demain nous prendrons les décisions qui s’imposent.
Il distribua ses ordres pour la nuit. L’heure de l’étoile de Lex était passée depuis longtemps. Le temps du calme était arrivé. Une fois dans ses appartements, il s’assit sur le lit. Il était fatigué. Par l’Arbre Sacré, que la journée avait été longue...

85
Riak contemplait le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Elle était épuisée et avait la nausée. Depuis son départ de Nairav, accompagnée des bayagas noires, elle avait vécu un long massacre. Quand elle se battait avec un des buveurs de sang, les bayagas en décimaient des dizaines. Leur rage était telle qu’ils ne se contentaient pas de les tuer. À chaque fois, il y avait la même explosion de colère. Ce n’était plus une bataille, c’était une boucherie où les buveurs de sang se faisaient hacher menu. Maintenant que tous ces ennemis étaient morts, Riak se retrouvait seule à patauger dans un charnier. Partout des corps déchiquetés, des ruisseaux et des flaques de sang et surtout cette odeur douceâtre et nauséeuse des viscères emplissant les canyons. Derrière elle Jirzérou semblait aussi écoeuré. Ils retrouvèrent Narch un peu plus loin. Il essayait encore de vomir le contenu d’un estomac vide.
   - Allons dans un tunnel, dit Riak.
Elle prit conscience qu’elle était couverte de sang et de sanies. Ses vêtements en étaient imprégnés. Elle regarda les autres. Ils lui ressemblaient.
    - On ressemble à des spectres, déclara Jirzérou.
    - Il faut qu’on aille ailleurs, reprit Riak. C’est irrespirable.
Elle appela Warshaw.
   - Emmène-nous à une source, où nous pourrons nous reposer.
En disant cela, elle se rappelait le bosquet d’arbres près duquel elle avait rencontré le léopard des neiges.
   - Je vois l’endroit, fille de Thra.
L’ombre noire avait à peine fini de parler qu’ils se trouvaient sur le tapis fleuri d’une vallée épargnée par les combats. Un peu en contrebas glougloutait une source alimentant une vasque. Ils s’en approchèrent. Riak sursauta. Deux silhouettes de femmes se profilaient sous les arbres.
   - Par la Dame Blanche ! Dans quel état vous êtes !
Riak reconnut la voix de Mitaou.
   - Venez par-là dame Riak, je vais m’occuper de vous !
Bemba se leva à son tour pour accueillir Jirzérou et Narch.
   - Le Sachant a dit de vous attendre ici. J’ai des tenues pour vous.
Elle les détailla des pieds à la tête. Les deux hommes semblaient épuisés. Elle se focalisa sur Narch qui semblait le plus ébranlé.
   - Je ne pensais pas que cela se passerait comme ça, dit le jeune homme en se laissant tomber à terre. Je ne pensais pas…
   -  Maintenant,  c'est fini,  dit Bemba.
   - Oui… mais j'ai les images.  Les bayagas… c'était horrible… plus cela allait et plus ça prenait corps… aucun n'est resté entier en face… et puis cette odeur… cette odeur…
Pendant que Bemba essayait de réconforter les deux hommes,  Mitaou avait pris Riak en main. Son aspect était effrayant.
   - Le Sachant m'a prévenue. J'ai préparé un endroit pour vous reposer.
Tout en parlant,  Mitaou la conduisit vers un abri léger qu'elle avait fait. Un brasero diffusait de la chaleur. Il y avait même un grand baquet. Riak ne semblait rien voir.  Elle était ailleurs.  Mitaou parlait sans s'arrêter.  Elle racontait ce que lui avait dit Koubaye et tous ses préparatifs.
   - Asseyez-vous,  Dame Riak. Vous allez voir,  un bain chaud vous fera du bien.
Joignant le geste à la parole, elle jeta les pierres qui chauffaient dans le brasero.  L'abri fût empli de sifflements et de vapeur. Riak se laissa faire quand Mitaou lui retira ses habits et la conduisit dans le baquet. Elle se laissa aller. Les souvenirs du premier bain qu'elle avait pris au temple lui revinrent à l'esprit. Des larmes lui montèrent aux yeux et se mirent à couler. Où était l'enfant de ce temps-là ? Mitaou babillait à ses oreilles tout en la baignant comme on baigne un enfant. Cela faisait comme une musique réconfortante à ses oreilles. Bientôt,  elle s'endormit.
Mitaou regarda celle qui avait bouleversé sa vie. Elle pensa que sans cette rencontre,  elle ne serait qu'une obscure novice ou pire une "renvoyée",  indigne de servir la Dame Blanche. Une vague d'amour la submergea. Elle aimait Riak.  Pour elle,  Mitaou pourrait donner sa vie. Dehors elle entendait les hommes qui se lavaient dans la source et Bemba qui leur expliquait que la mère supérieure faisait nettoyer le temple et ses environs. Tous les valides, nonnes ou pas, s'occupaient à effacer les traces de la bataille.
Au bout d'un moment, alors que dehors Jirzérou et Narch se rhabillaient, Mitaou appela doucement Riak :
   - Dame Riak !  Dame Riak ! Réveillez-vous…
Riak ouvrit les yeux.
   - J'ai rêvé…
Elle n'alla pas plus loin. Narch venait de pousser un cri d'alarme. Mitaou assista à ce spectacle incroyable de Riak bondissant hors de l'eau, se drapant dans un linge tout en attrapant son épée.
Jirzérou vit jaillir la frêle silhouette blanche. Il avait son arme à la main. Narch et Bemba faisaient face à un danger que Riak ne remarqua pas tout de suite. Sur sa poitrine le médaillon irradiait une douce chaleur. C'est alors qu'elle les vit. Un couple de léopards des neiges approchait tranquillement. Riak avança à leur rencontre. Elle admira la démarche souple de ces grands animaux. Elle ne les quittait pas des yeux. Que venaient-ils faire ? Le mâle feula doucement. Riak affermit sa prise sur la garde de son épée :
   - Tu sais que tu ne me fais pas peur, lui dit-elle.
Elle soupesa le risque de voir bondir le fauve. Elle était maintenant devant les autres, l’épée fermement en main, sentant la douce chaleur de son médaillon. La scène avait quelque chose d'irréel. Les deux animaux continuèrent leur progression. C’est alors que Riak vit les deux petits qui couraient vers elle. Les deux boules de poils vinrent se frotter contre ses jambes nues.  Elle baissa sa garde pendant que les adultes approchaient à leur tour. Sous les yeux ébahis des autres témoins, le mâle glissa sa tête sous la main libre de Riak, cherchant la caresse. La femelle s’allongea au sol et bailla de toute sa gueule, pendant que ses petits venaient jouer contre ses flancs.
ur retour à Nairav fit sensation. Riak avançait seule devant, suivie des deux léopards adultes, alors que les jeunes gambadaient tout autour. Quelques pas derrière, Jirzérou et Narch marchaient d’un même pas. Mitaou et Bemba fermaient la marche, tirant sur un traîneau les affaires dont elles avaient eu besoin.
Gochan en personne vint les accueillir, mais elle recula en voyant le guépard des neiges passer le premier la porte du temple. Quand Riak passa sous le linteau, elle eut la surprise de voir la vieille femme mettre genou à terre. Autour d’eux, les autres prenaient le large devant l’apparition des deux animaux sauvages. Interloquée, Riak s’arrêta :
   - Qu’est-ce à dire, ma mère ?
   - La prophétie avait raison. Tu es celle que Rma a choisie pour tisser à nouveau les fils du royaume de Landlau. Je te dois obéissance.
   - Relevez-vous, lui répliqua Riak avec agacement.
Comment dire à cette femme qu’elle se sentait encore enfant, débordée par tout ce qui arrivait ? Après ce qu’elle venait de vivre, se battre ne l’amusait plus. Elle sentait encore l’odeur du sang et de la mort flotter autour d’elle. Elle s’interrogeait sur ce voulait filer Rma. Koubaye ! Il fallait qu’elle voie Koubaye.
   - Où est Koubaye ?
La question prit Gochan au dépourvu. Elle regarda autour d’elle en balbutiant qu’elle ne savait pas. Le léopard était revenu sur ses pas et se frotta contre les jambes de Riak. Il avança de quelques pas et se retourna vers elle en s’immobilisant. Riak comprit qu’il voulait qu’elle le suive. Il s’engagea dans l’escalier qui montait à la cour. Quand ils débouchèrent dans la lumière, Riak dut s’arrêter pour laisser ses yeux s’habituer. Au milieu de la cour, il y avait le piédestal avec le diadème et à côté Koubaye. Si le reste de la cour était vide, les gens étaient montés sur le chemin de ronde pour regarder ce qui arrivait.
Riak avança un léopard de chaque côté, Jirzérou sur ses talons. Narch les suivait avec Mitaou et Bemba. Gochan, qui avait peiné à se relever, déboucha dans la cour quand Riak s’approcha de Koubaye. Elle remarqua qu’il ne semblait nullement effrayé par la présence des fauves.
   - Je t’attendais, dit-il à Riak.
   - Que …
   - L’heure est venue et elle est là. Demain est le jour de la grande fête.
Des souvenirs inondèrent l’esprit de Riak. La fête, tout avait commencé là. La fête revenait et elle était à Nairav, bien loin des montagnes.
   - Tu ne peux y aller comme cela !
Riak sursauta. De quoi parlait Koubaye ? Aller à la fête lui sembla impossible. Pourtant koubaye continuait à parler :
   - Il te faut te préparer.
Gochan et les autres s’étaient rapprochés et formaient un cercle autour d’eux. Les léopards s’étaient allongés près du socle où reposait le diadème.
   - Rma a repris de très vieux fils, continua Koubaye. Dans la bataille qui vit la disparition du roi Riou, il y avait son dernier frère. Tout le monde l’a cru mort. Tel ne fut pas le cas. Il fut recueilli mourant par une vieille femme qui le cacha et le soigna. Revenu à la vie, il avait perdu la mémoire de qui il était. Quand la vieille mourut, il épousa une jeune femme du cru enracinant sa lignée dans la vallée. Tu es la dernière représentante de cette lignée et la première à arborer la chevelure blanche de la famille royale.
Koubaye se tut un instant. Dans tout le temple le silence régnait. Riak était abasourdie.
   - Aujourd’hui est venu le temps pour Rma de retisser le royaume de Landlau.
Quand Koubaye posa le diadème sur la tête de Riak, les deux léopards vinrent s'asseoir de part et d’autre d’elle. Puis Koubaye mit un genou à terre, imité par tous les présents.
On improvisa une fête. Les gens se laissèrent aller. On fêtait la fin des buveurs de sang mais aussi l’arrivée d’une reine. Le royaume allait revivre. Nul ne savait comment. Le Sachant l’avait dit, cela se ferait.
Riak s’était assise le dos contre le piédestal. De chaque côté les léopards des neiges s’étaient couchés en ronronnant. Elle avait reçu les hommages de tous les présents et cela avait pris une bonne partie de la nuit. Elle était fatiguée. Koubaye vint s’asseoir à côté d’elle.
   - Tu as fait de moi une reine… lui dit Riak, mais je ne saurai jamais faire.
   - Tu as le diadème mais tu n’es pas encore reine…
   - Que veux-tu dire ?
   - Le peuple doit te reconnaître !
   - Et comment cela va-t-il arriver ?
   - Le soleil va bientôt se lever… il est temps. Appelle Wardsauw.
Koubaye se leva, imité par Riak. L’ombre noire sembla sortir du piédestal.
   - Parle, Fille de Thra.
   - Fais ce que Koubaye demande.
   - Allons voir se lever le soleil, répliqua Koubaye.
 Riak connut à nouveau ce flottement propre à la magie de déplacement de Wardsauw. Elle ne reconnut pas l’endroit immédiatement. La lumière du soleil allait bientôt inonder le rocher sur lequel elle était. De ben part et d’autre d’elle, les léopards avaient suivi le mouvement. Ils allèrent se placer près d’un plat dans le rocher qui faisait comme un siège.
   - Assieds-toi, lui dit Koubaye.
Riak obéit tout en regardant autour d’elle. Ce paysage lui était familier. Assise sur la pierre froide, elle examina le paysage dans la pâle lueur de l’aube. Mais… bien sûr !!! Elle se leva brusquement pendant que le soleil pointait à l’horizon. Elle fut illuminée de ses rayons. Elle comprit qu’elle était sur le rocher du roi Riou. C’est alors que monta une clameur depuis la plaine :
   - Le roi ! Le roi est revenu !

86
Lascetra était venu malgré les risques. Il se devait d’être à la Grande Fête et ne l’avait jamais manqué depuis son enfance. Il avait pris ses précautions et s’était dissimulé du mieux qu’il pouvait. La foule était nombreuse, peut-être plus que d’autres années. Il y avait beaucoup de soldats aussi, mais pas de buveurs de sang. Il en fut heureux. La chasse aux grands savoirs n’avait pas atteint la vallée. Avec la barbe qu’il avait laissé pousser et les vieux vêtements qu’il portait, on le prit pour un paysan quelconque. Toujours prudent, il ne se mêla pas aux grands savoirs locaux et ne se fit pas reconnaître d’eux. S’il logea chez Gabdam l’aubergiste, il évita l’estrade où traditionnellement se réunissaient ceux qui savaient. Il resta dans la masse des gens, sa chope à la main, attendant le lever du soleil. Youlba, cette année, semblait avoir oublié de se signaler. Le temps était calme et la température douce pour la saison. Il attendit, buvant de la mauvaise bière, et écoutant les hommes autour de lui raconter leurs histoires. Quand l’aube pâlit, il se tourna vers l'endroit que bientôt le soleil toucherait. Il vit le haut du rocher du Roi s’illuminer dans les premiers rayons du soleil. il allait lever son verre quand un détail le troubla. Le rocher n’était pas gris soutenu comme il aurait dû être. Des éclats y brillaient. Bientôt, une silhouette blanche se dessina, encadrée de deux formes qu’il reconnut immédiatement.
    - Un roi, murmura-t-il dans le silence qui régnait. Un roi est assis sur le rocher du roi.
Son voisin immédiat se tourna vers lui :
   - Que dis-tu, vieil homme ?
Lascetra répondit au comble de l’exaltation :
   - Le roi ! Le roi est revenu !
Immédiatement l’homme regarda le rocher et se mit à hurler ce qu’il venait d’entendre. De proche en proche la clameur se répandit et enfla jusqu’à devenir un cri général :
   - Le roi ! Le roi est revenu !
Quand le baron Virme entendit le cri de la foule, il blémit. Il regarda lui aussi le rocher et appela son second. Les ordres furent clairs : capturer mort ou vif celui qui se faisait passer pour le roi. Les soldats partirent immédiatement pendant que d’autres allaient se placer en des points stratégiques. Le peuple, tout à sa joie, les laissa faire. De son côté, Vreme, le seigneur dont Virme était le vassal, avait donné les même ordres.
Dans le temple, le cri de la foule passa les hauts murs. La grande prêtresse sortit assez rapidement pour voir de ses yeux ce qu’éclairait le soleil.
   - Par la Dame Blanche, murmura-t-elle.
Elle se retourna et demanda à sa servante de convoquer ses secondes. Elle écouta un moment la clameur du peuple. Quand un nuage vint obscurcir le soleil,  elle rentra.  Elle se dirigea vers la salle de réception.  Mère Keylake accourait.
   - C'est une catastrophe… Qu'est-ce qui va se passer ?
   - Les seigneurs vont massacrer tout le monde, dit mère Algrave.
   - Allons mes sœurs, réfléchissez avant de parler. Qu’avez-vous vu ?
   - Une silhouette blanche sur le rocher du roi Riou avec une couronne…
   - Oui, mais il y avait aussi ces deux formes blanches aussi de part et d’autres, coupa la mère Algrave. Je n’ai pas réussi à les identifier.
Mère Keylake reprit la parole :
   - Je n’ai pas fait attention. C’est surtout les lueurs de la couronne qui m’ont étonnée. La prophétie n’en parlait pas.
   - La prophétie disait que Rma tisserait l’ancien fil de majesté, pour que renaisse le royaume de Landlau marqué de la blanche fourrure du léopard.
   - On est peut-être face à une imposture, déclara Keylake.
   - Peut-être mais le peuple se réjouit et les seigneurs vont réagir. Je suis sûre qu’ils ont déjà envoyé des hommes pour attraper celui qui a osé s'asseoir sur le rocher. Il y a un précédent…
   - Au temps du vice-roi Devon ?
   - Oui, répondit la grande prêtresse. Quand au temps du vice-roi Devon, quand Vrivols s’est assis sur le siège, en se proclamant le vrai descendant du roi Riou.
   - Ce bandit ?
   - Oui, c’était un bandit qui a cru qu’il avait un destin de roi. Il a eu foi dans les prophéties d’un diseur de bonne aventure.
Mère Algrave intervint.
   - Vrivols était de ma province… Nos légendes ont gardé de lui une autre image. Il s’est enfui dans la montagne parce qu’il avait molesté un seigneur qui s’en prenait à une pauvre femme. Il a survécu à l’hiver. Quand le printemps est arrivé, il a découvert que sa tête était toujours mise à prix… Et pire, il a découvert que les gens de son village étaient prêts à le vendre pour toucher la prime.
Mère Algrave marqua une pause. La grande prêtresse lui fit signe de continuer.
   - Il a fui et, dans sa fuite, a rencontré d’autres relégués. Ils se sont mis ensemble pour faire payer aux seigneurs tout le mal qu’ils vivaient. C’est comme cela qu’est née “l’armée”. Leurs premières victoires leur apportèrent le soutien des gens du peuple et de nouvelles recrues. Les barons locaux ont fui avec leurs familles. Quand la prophétesse du temple lui a dit que celui qui pourrait s’asseoir sur le rocher du roi Riou serait roi, Vrivols s’est senti un destin royal.
   - Il aurait mieux fait de ne rien faire, interrompit Keylake.
   - Oui, mais il l’a fait et toutes les forces des seigneurs se sont concentrées sur lui et les siens, reprit la grande prêtresse. Celui qui s’est assis aujourd’hui sur le siège du roi Riou nous fait courir le même risque. Les buveurs de sang n’attendent que cela pour intervenir et massacrer tout le monde. Ces dernières années, nous avions obtenu un peu de liberté et un peu de justice. Tout peut être perdu si la mauvaise personne fait ce qui ne doit pas être fait. Il nous faut trouver celui qui porte le savoir ultime. Il doit être ici. On ne peut pas laisser n’importe qui mettre le royaume en péril.
   - Il n’y a pas de danger…
Les trois femmes se retournèrent pour regarder qui venait de parler. La grande prêtresse fit face au jeune homme qui avançait :
   - Qui êtes-vous ?
   - Koubaye !
Avant que la grande prêtresse puisse ajouter quelque chose, un léopard des neiges fit son entrée, provoquant un mouvement de recul des trois femmes.
   - Vous ne risquez rien, grande prêtresse, ils sont avec moi, dit Riak qui entra, suivie de la femelle qui ronronnait en se frottant à ses jambes.
   - Toi ! Ici ! Mais comment …. ?
Riak ne répondit pas. Mère Keylake ne lui en laissa pas le temps :
   - Ce n’est pas possible ! Une effrontée comme toi avec ce diadème sur la tête ! Comment oses-tu le porter ? D’ailleurs je vais le reprendre.
Elle n’avait pas fait un pas que le double feulement des léopards des neiges réduisit son discours à un silence gargouillant.
   - Evitez de les contrarier, Mère Keylake, dit Koubaye, même la reine Riak ne connaît pas l’étendue de leurs pouvoirs.
   - Alors tu es Koubaye le Sachant, commença la grande prêtresse, et Riak est devenue reine.
   - Rma a repris les vieux fils de la lignée du roi Riou et retisse son royaume.
   - Est-ce possible que la vie revienne quand les fils ont été tranchés ?
La grande prêtresse disait cela tout en pensant à la jeunesse des deux jeunes devant elle.
   - Le plus haut savoir connaît l’histoire et pourra témoigner. Je l’envoie chercher. Sa présence nous sera utile.
Keylake s’offusqua que ce freluquet donnât des ordres dans le temple. Elle se dit que personne n’allait se mettre à son service sans une confirmation de la grande prêtresse. Elle vit Koubaye se tourner vers Riak et les fauves. Il dit :
   - Tchitoua, puis-je te solliciter pour faire venir maître Lascetra ?
Algrave poussa un petit cri quand elle vit bondir vers elle le fauve. Elle se protégea le visage. Avant d’atteindre mère Algrave, Tchitoua, le léopard des neiges, avait disparu, comme aspiré par l’air.
Son retour fut aussi impressionnant que son départ. Il apparut d'un bond qui le conduisit près de Riak. Comme la femelle,  il vint se frotter contre ses jambes en émettant un ronronnement sonore. Koubaye regarda la scène avec un sourire et se tournant vers la grande prêtresse, il lui dit :
   - Il serait préférable de donner des ordres pour accueillir le vieil homme qui frappe à votre porte…
Avant que Keylake n’ait proféré un son, la grande prêtresse avait levé la main pour lui imposer le silence. Elle secoua la petite clochette posée près d’elle. Immédiatement une servante apparut et eut un mouvement de recul en voyant le spectacle.
   - Un homme, vieux, vient de frapper à la porte. Qu’on le conduise jusqu’à moi.
Elle congédia la servante qui sortit encore plus vite qu’elle n’était entrée.
   - La rumeur de votre présence va se répandre dans tout le temple, dit-elle à Koubaye.
   - Même amplifiée, ce sera une bonne chose. Le royaume de Landlau doit reconnaître sa reine.
   - Il va y avoir la guerre…
   - Rma va trancher de nombreux fils jusqu’à ce que la trame et la chaîne s’harmonisent…
Les léopards levèrent brusquement la tête et regardèrent vers la porte. Une servante entra, se collant tout de suite près du mur, laissant la place à un vieil homme. Il marchait la tête baissée, à moitié cachée par une capuche. Quand il vit Riak, il mit genou à terre et salua très bas en disant :
   - Majesté !
Riak sursauta en entendant le titre. Koubaye eut un sourire :
   - Il va falloir que tu t’habitues… Cela va t’arriver souvent.
La grande prêtresse regarda l’homme et lui dit :
   - Alors, ils disent vrai !
   - Oui, ma Mère, ils disent vrai, dit l’homme en se relevant et en rejetant sa capuche. Elle est reine !
   - Lascetra, vous m’aviez dit que, quand viendrait un Sachant, viendrait un roi… pas une reine !
   - Elle porte la couronne, elle a l’épée et les léopards l’accompagnent. Rma a tissé les fils d’une reine pour le royaume.
Keylake qui avait le visage de quelqu’un qui mâche du citron vert, demanda :
   - Et en quoi cela en fait la reine ?
Koubaye répondit
   - Landlau a vécu avec les léopards des neiges et en avait fait son emblème. Ils avaient disparu depuis la mort du roi Riou. Aujourd’hui, elle va sortir dans la plaine avec eux pour que le peuple la voie.
   - Et ça va être la massacre ! interrompit mère Algrave, Les buveurs de sang sont là.
   - Oui, il y aura un massacre, reprit Koubaye, car la reine montrera sa royauté.
Mère Algrave se tourna vers la grande prêtresse pour obtenir son appui. Elle vit que celle-ci avait les yeux rivés sur les yeux de Riak. Les deux femmes se regardaient fixement pendant que les autres parlaient. Le silence se fit, tendu. Puis la grande prêtresse baissa les yeux, mit genou à terre et dit :
   - Bienvenue, Majesté !
Keylake et Algrave se regardèrent un instant et mirent aussi genou à terre. Riak prit la parole :
   - Allons rendre grâce à la Dame Blanche. Ce soir son éclat sera sans pareil !
   - Qu’on rassemble toutes les soeurs, dit la grande prêtresse en se dirigeant vers le temple
La cérémonie ne ressembla à rien de ce que les soeurs avaient connu. Koubaye sentait leur désir de se parler mais elles restaient raides, cherchant à suivre un office qu’elles découvraient en même temps que les mères toutes aussi déstabilisées que les novices. Seules la grande prêtresse et Riak semblaient à l’aise. Elles se découvrirent en connivence profonde. Les initiatives de Riak venaient se couler dans le cadre que tenait la grande prêtresse qui fait rarissime, officiait tête nue.
Quand tout fut dit et chanté, la grande prêtresse vint s’agenouiller devant Riak. Toutes s’agenouillèrent.
   - La Dame Blanche t’a bénie. Qu’elle bénisse le royaume de Landlau.
Riak se leva et sortit dans la nuit naissante. Bientôt se lèverait l’étoile de la Dame Blanche.
Devant elle, marchaient les léopards des neiges.
   - Il me faut être sur la place, dit-elle.
Elle se mit à courir avec ses fauves et, comme eux, disparut à la vue de la grande prêtresse et de tous ceux qui étaient avec elle.
Son arrivée provoqua la stupeur, puis s'élevèrent les premiers cris. On criait, on chantait, on se congratulait. Le roi était une reine. Riak se tenait sur une des estrades. À chacune de ses salutations,  une nouvelle clameur s'élevait. C'est elle qui vit la première les soldats arriver. Il y eut une bousculade quand ils tentèrent de traverser la foule.
Le premier geste de violence vint d’un des gardes qui tenta de se frayer un passage à la pointe de l’épée. Après, ce fut la confusion d’une bataille générale. Un cri domina les combats qui s’étendirent à toutes les patrouilles :
   - Pour la Reine et pour Landlau !
Le bruit des combats atteignit bientôt le manoir fortifié de Virme. Comme chaque année, en tant que vassal responsable du village, il y accueillait le baron Vrenne. Ils avaient entendu la clameur. Du haut de la tour forte, ils observèrent la foule.
   - Les hommes se font tailler en pièces… dit Virme.
   - Qu’on envoie un émissaire aux troupes derrière la colline et qu’on prévienne les buveurs de sang.Ils vont avoir ce qu’ils méritent !
Vrenne quitta le chemin de ronde pour aller s’équiper. Virme le suivit avec retard. Il avait déjà trop bu. Il pensa qu’après tout, cela lui ferait un bon exercice...
Les troupes de Vrenne et les buveurs de sang déferlèrent sur la plaine hurlant leur désir de tuer, au moment où se levait la Constellation Blanche. À leurs cris répondirent les cris de la foule. Tout le monde s’était armé en ramassant ce qu’ils avaient pu trouver. Les plus chanceux avaient récupéré les armes des soldats massacrés. Vrenne menait la charge, monté sur son cheval. Il s’arrêta brusquement en découvrant devant lui la silhouette blanche d’une femme, coiffée d’un diadème, accompagnée de deux fauves. Il leva bien haut son épée et cria :
   - À mort ! Tuez-la !
Ses soldats le débordèrent, levant bien haut leurs armes prêts à frapper d’estoc. Alors qu’ils couraient chargés de rage meurtrière, ils virent la silhouette blanche dégainer son épée et la lever. Malgré le bruit, ils l’entendirent distinctement prononcer la phrase rituelle :
   - Elle est revenue !
Riak regardait courir les soldats tant haïs des seigneurs quand elle vit la Constellation Blanche. Elle sut qu’elle devait prononcer la phrase rituelle et elle la clama à la face du monde. Autour d’elle le monde lui apparut presque comme figé, elle sentit la déferlante noire des bayagas passant de chaque côté. Elle se joignit à eux, réclamant la vie du baron pour elle.
Pour le peuple, ce qui se passa après, devint la base de la légende de la reine Riak. Les gens racontèrent avec force détails, même s’ils n’avaient rien vu dans la nuit, comment la reine tout de blanc vêtue, accompagnée de ses léopards, tailla en pièces toute une armée. À la fin, seul sur son cheval, Vrenne resta seul debout. Il avait vu passer autour de lui des ombres noires qui avaient massacré tous ses hommes tout en l’épargnant. Il restait seul face à la silhouette blanche de la femme au diadème qui le regardait :
   - Alors baron, lui dit Riak, te soumets-tu ?
Pour toute réponse, il la chargea. Souplement, Riak évita la lance et abattit le cheval. Vrenne, emporté par l’élan, s’étala plus loin à terre. Riak attendit qu’il se relève. Pendant ce temps la foule approchait réclamant sa mort. Tout à sa rage, Vrenne dégaina sa longue épée et se dirigea vers Riak. Il était plus grand, plus fort. Il allait lui montrer qui était le maître.
Le combat ne se déroula pas comme il l’aurait voulu. Chacune de ses attaques ne rencontrait que le vide, alors qu’il sentait la pointe de l’épée de Riak venir se bloquer sur son armure ou sa cotte de mailles. À chaque estocade, il reculait, douleur supplémentaire lui brûlant le corps. Alors il prit conscience que dès que Riak aurait trouvé le point faible de son armure, il serait mort. Il cessa alors de se battre pour la tuer, il se mit à se battre pour sauver sa peau. Et ce fut pire. Riak lui infligea sa première blessure sur le mollet, juste entre la jambière et la plaque de genou. Vrenne rompit le combat. Il boitait. Il ne chercha pas l’engagement, essayant de récupérer son souffle. Il observa Riak qui ne semblait même pas essoufflée. Elle tournait autour de lui dans l’arène improvisée par la foule qui hurlait à la mort. Les deux léopards des neiges se tenaient impassibles marquant les limites que des gens n’osaient pas dépasser. Quand Riak attaqua, il eut à peine le temps de parer l’attaque et de riposter. Elle s’était déjà éloignée quand sa jambe droite le lâcha. Il mit genou à terre sous les hurlements de joie de la foule. Il tenta de se relever sans y parvenir. Il vit alors Riak s’approcher doucement. Elle s’arrêta à deux pas de lui. Elle leva la main. Le silence se fit dans la foule.
   - Te rends-tu ?
   - Jamais, cracha-t-il !
   - Si tel est ton choix, répondit Riak en rengainant son épée.
Elle se tourna vers la foule et dit :
   - Il est à vous !
Ce fut la ruée. Si Vrenne en blessa un ou deux, il fut englouti sous la masse. Quand il ne resta plus qu’un corps désarticulé et sans vie, la foule se tourna vers tout ce qui représentait les seigneurs. Dans la nuit, on vit brûler le manoir de Virme et le massacre de tous les serviteurs trop zélés des seigneurs.
Le matin qui suivit trouva les gens hébétés par cette nuit blanche et l’arrivée de la peur qui commençait à s’infiltrer dans les cœurs. Les moins courageux, à moins que ce ne soient les plus lucides, se demandaient :
   - Qu’avons-nous fait ? Les seigneurs vont être sans pitié comme à l’époque de la grande révolte.
D’autres répondaient :
   - La Reine est là ! Tout va changer. Elle nous mènera à la victoire.
Riak avait dormi quelques heures et recruté une poignée d’hommes qui s’étaient bien battus. Avec cet embryon d’armée, elle commença à descendre la vallée vers Cannfou. Le bruit de son arrivée l’avait précédé. On l’acclamait et on riait de joie sur son passage dans la plupart des villages. Dans les gros bourgs, les soldats présents avaient le choix entre se rendre ou mourir. Les pires serviteurs des seigneurs ou les seigneurs eux-mêmes, ne survivaient pas à la vindicte populaire. Les autres, une fois désarmés, étaient jetés en prison en attendant. Les armes récupérées servaient à la nouvelle armée de la reine.
Tout alla bien jusqu’à l’approche de Cannfou. Riak vit arriver des paysans tout affolés fuyant sur la route. Elle les arrêta.
   - Que se passe-t-il ?
   - Le régiment des buveurs de sang qui était près du fleuve a investi Cannfou et tout le monde fuit.
Un grand homme approcha :
  - Ils te cherchent, cheveux blancs ! Ta magie a convaincu ceux-ci, dit-il en désignant la petite armée de Riak, mais ils sont deux fois plus nombreux que vous et ils vont vous massacrer !
Il avait à peine fini de parler qu’une flèche lui traversait la poitrine.
   - Tu insultes la reine à la traiter de cheveux blancs, hurla le tireur.
   - Nous affronterons les buveurs de sang et nous vaincrons avec toi, dit un autre.
   - Ou vous serez tous morts, répliqua un paysan. Je préfère fuir…
Riak leva la main pour réclamer le silence.
   - Nous ne sommes pas là pour nous battre les uns contre les autres. Que ceux qui veulent partir, partent.
Puis elle se tourna vers Jirzérou qui l’avait rejoint grâce aux bayagas.
   - Regarde s’il est mort, lui dit-elle en désignant celui qui avait reçu une flèche.
Puis s’adressant aux autres, elle déclara :
   - On va camper ici. Demain, il fera jour !
Dans la nuit qui tombait, elle réunit les chefs de sa petite armée.
   - Demain, nous allons nous battre contre les buveurs de sang. Je m’avancerai avec Jirzérou. N’intervenez pas ! En tant que reine, je dois finir le rite. Si d’autres soldats ou policiers sont présents, vous pourrez vous battre.
   - Je ne comprends pas, Ma Reine, dit celui qui faisait office de général,...
   - Lors de la nuit de la Constellation Blanche, l’interrompit Riak, vous n’avez rencontré aucun des buveurs de sang et pourtant il y en avait tout un détachement. Demain je dois faire ce qui doit être fait face aux derniers buveurs de sang qui sont dans le royaume. Après cela la terre de Landlau sera purifiée.
Elle vit le regard l’incompréhension dans les yeux de ses interlocuteurs.
   - Pour vous, ce soir finissent les jours sans bayagas. Mais cette croyance est fausse. Les bayagas sont toujours là. Pendant les jours de la Fête, on ne les voit pas. C’est tout.
   - Pourquoi nous raconter cela, Ma Reine ?
   - Parce que demain, vous verrez les bayagas et il vous faudra ne pas fuir…
Elle fut interrompue par le bruit d’une course.
   - Ils arrivent ! Ils arrivent !
L’homme s'arrêta près de Riak.
   - Les buveurs de sang, ils arrivent ! Les premiers sont dans Cannfou le Haut et j’ai vu tous ceux qui montaient avec leurs torches. Je les ai entendus… Ils vont attaquer avant le jour.
   - As-tu vu d’autres soldats ?
   - Non, que des buveurs de sang.
Riak tira son épée.
   - La terre de Landlau n’attendra pas demain pour être purifiée...
Avant que les autres n’aient pu réagir, elle était partie au petit trot vers Cannfou. Quand elle s’en approcha Jirzérou l’avait rejointe.
   - Ça fait beaucoup de torches, dit-il en voyant la nappe de lumière qui semblait se répandre depuis Cannfou.
Riak ne répondit pas. Les léopards des neiges se mirent à feuler et doucement se mirent en mouvement. Les quatres silhouettes blanches progressèrent dans la nuit.
   - Où sont les bayagas, demanda Jirzérou ?
   - Autour de nous… Ne les sens-tu pas ?
Jirzérou jeta des coups d’œil à droite et à gauche. Il devinait à peine dans la nuit les ombres plus sombres des bayagas. Il lui sembla qu’elles jubilaient. Un cri déchira la nuit :
   - LA CHEVEUX BLANCS !
Ce fut comme si on avait donné un coup de pied dans une fourmilière. On entendit le bruit des armes et celui des cordes qu’on lâche. La femelle léopard fit un bond en avant. Une barrière de glace se dressa brusquement devant Riak et Jirzérou, bloquant les flèches qui arrivaient. Quand la femelle retoucha terre, la glace se brisa dans un grand bruit. Riak poussa un cri et se mit à courir vers les buveurs de sang. Elle allait en finir avec ceux-là. En face d’elle, ce fut une clameur poussée par cent gorges assoiffées de sang. Ils couraient le plus vite possible pour être le premier à tuer la cheveux blancs.
Le buveur de sang n’eut même pas le temps de frapper. Riak le coupa en deux sans s’arrêter. Les deux suivants furent égorgés par les léopards. Les autres se mirent en formation. Le choc fut brutal. Riak recula. Ce fut à ce moment-là que déferla la vague noire des bayagas. L’une après l’autre les torches s'éteignirent.
Quand l’armée de la reine arriva, ils ne trouvèrent que des cadavres. Lentement, l’arme basse, ils pénétrèrent dans Cannfou, marchant entre les corps désarticulés de ceux qui, il y a peu, les faisaient trembler d’effroi. Sur la place, ils virent Riak faisant face à une armée noire. Le général et ses hommes se figèrent. L’aspect des ceux qu’ils découvraient était cauchemardesque. Une voix à glacer le sang dit :
   - Thra avait raison, tu es sa digne fille. Tu as accompli la vengeance promise. Maintenant nous pouvons reposer en paix.
Le grand guerrier noir mit un genou à terre. Même dans cette position, il dépassait Riak de la tête et des épaules. Riak leva son épée qui parut scintiller devant le noir des bayagas. Comme un seul homme, les bayagas mirent genou à terre. Riak leva bien haut son épée et la posa sur le casque du guerrier.
   - Bàr Lokààà !
Ce fut comme si la lumière pénétrait toutes les ombres des bayagas noires. On vit apparaître des silhouettes humaines. Cela ne dura pas. Comme si la lumière les éclairait de l’intérieur, ils disparurent petit à petit. Le dernier à disparaître fut celui qui faisait face à Riak. Il prit l’aspect d’un chevalier en armure avant de devenir un éclair de lumière.
Restée seule dans la nuit noire, Riak se retourna. Attrapant une torche par terre, elle se dirigea vers son armée. Tous s’écartèrent pour la laisser passer.
   - Nous pouvons aller dormir, la nuit sera calme !

87
Le rapport de Ankakla, un fidèle de Sink, à qui il devait sa promotion, parvint à la capitale dix jours après le grand rassemblement. Il y racontait la bataille de Cannfou. Quand il  avait vu le massacre des buveurs de sang par les bagayas noires, il avait donné l'ordre de repli. Il défendait ses hommes mais reconnaissait qu'ils avaient paniqué. Il n'etait pas pour autant resté inactif. Il avait fait brûler toutes les échelles et toutes les passerelles. Des archers étaient en poste pour empêcher tout passage. Ankakla savait que cela ne ferait que retarder la descente de l'armée rebelle. Ainsi, il gagnait du temps. Il avait envoyé des coursiers à toutes les unités. Les ordres étaient clairs. Avant les forces de Clébiande, il n'existait pas de garnison assez forte pour tenir tête à une armée capable de massacrer les buveurs de sang. Si l'armée rebelle prenait pied en bas des chutes, il fallait se replier sur Clébiande ou dans le royaume de Tisréal de l'autre côté du fleuve. Une partie de la population y avait déjà fui, colportant la nouvelle de la défaite.
Kaja jura en lisant le long rapport de son subordonné. Il savait déjà pour la prétendue reine. Un fils de la noblesse indigène avait tiré une flèche sur Reneur, alors qu'on l'amenait au Palais pour un interrogatoire. Il l'avait prise dans le flanc et depuis, agonisait. Le jeune noble avait été capturé après une courte bataille. Il avait rassemblé autour de lui quelques autres fous pour être l'embryon de l'armée de la reine. Tous avaient été exécutés sauf le tireur que Sink voulait interroger personnellement. Il lui avait déclaré plein de morgue, que le royaume de Landlau allait renaître. Que tous les seigneurs qui n'auraient pas eu la sagesse de fuir seraient massacrés et que ce n'était pas un vague policier comme lui qui pourrait arrêter la révolte… Kaja l'avait laissé dire. Il avait fini par récupérer les renseignements dont il avait besoin. La noblesse indigène avait été prévenue par un courrier spécial. Il y avait les "pour", comme le tireur, qui avaient accepté l'idée d'une reine et les "contre"qui refusaient de croire ces contes pour enfants. Cela faisait deux clans de plus dans la capitale.
   - On risque soit des émeutes, soit une révolution…
   - Je ne crois pas, mon colonel, tous les rapports sont formels. Tout est calme.et sous contrôle. Ankakla a bien agi. Il y a plus urgent.
Kaja regarda Selvag, son adjoint qui venait de sortir des documents.
  - Il y a la grande réunion des barons, cet après-midi. Il est nécessaire de les calmer et quoi de mieux qu'une guerre pour les fédérer…
   - Un ennemi commun ? … Ça peut fonctionner si le peuple ne bouge pas. Je reste méfiant. Dans leur histoire, un roi doit rétablir leur royaume et en finir avec nous. Et voilà qu'une reine arrive et qu'elle massacre ceux qu'on disait invincibles. À leur place, je n'aurais qu'une idée… me venger. Celui qui a tué Reneur…
   - Ouilleni ?
   - Oui, cet Ouilleni m'a appris que le messager était passé par le col de Difna, qu'il avait marché jour et nuit pour porter la nouvelle car les bayagas sont avec eux. Donc tout le peuple doit le savoir et rien ne se passe. Ce n'est pas normal. Mets les informateurs au travail et trouve ce qui se trame. Et puis tu me fais venir Khanane, il est de la noblesse locale qui refuse de croire, il pourrait être utile. Le reste, tu me l'expliqueras pendant le trajet. Fais préparer les gayelers, il ne faudrait pas que la réunion des barons tourne à la bataille rangée.
Ils étaient arrivés au vieux palais, ainsi nommait-on l'ancien palais du roi Riou, suivis d'un détachement de policiers en armes prêts à intervenir. Si la tension était palpable dans la grande salle, personne ne s'était battu. Kaja se félicita des mesures prises. Le couvre-feu et l'état d'urgence imposaient une paix précaire. Les barons s'étaient séparés en quatre groupes. Il y avait le clan de Gérère, affaibli par la mort de Jobau,  celui de Reneur dont on attendait la mort et qui déjà se cherchait un leader, celui des indécis, assez important, regroupant ceux qui n'avaient pas encore choisi et ceux qui auraient préféré que tout cela n'arrive pas et qu'on puisse vivre en paix et puis, il y avait le clan de Sink, dont Kaja avait découvert l'ampleur depuis qu'il assurait la charge du pouvoir. Son arrivée fit taire le brouhaha. Tous les barons du royaume n'étaient pas là, mais par le jeu des alliances et des vassalités, tous étaient représentés. Le vieux baron Burchura du clan de Gérère était déjà sur l'estrade. En tant que plus vieux membre du Conseil des Barons, il se devait de prendre la présidence des débats. Il agita une cloche et déclara :
   - Par l'Arbre Sacré j'annonce l'ouverture de notre réunion extraordinaire. Que sa sagesse guide nos décisions. Vous savez tous que nous sommes réunis en raison des événements exceptionnels. Le premier Vice-roi est mort, tué par le second qui ne vaut guère mieux. Le colonel Sink, chef de la police assure l'intérim du pouvoir. Les clans sont bouleversés. Je vais laisser la parole au colonel Sink, puisqu'il représente la plus haute autorité du royaume.
Burchura fit signe à Kaja de d'approcher. Kaja monta sur l'estrade mais resta debout.
   - Le Baron Burchura vous a présenté la situation de manière succincte. Je vais vous donner toutes les informations en ma possession. Je ne doute pas des réactions fortes qu'elles vont provoquer. Je tiens les preuves de ce que je vais dire à la disposition de tous. Elles sont déjà en possession du juge suprême, le Baron Chubut.
Ce dernier se leva dans l'assemblée :
   - Je confirme que tous les documents sont en ma possession. J'avoue que j'ai vécu un grand moment de perplexité quand le Baron Sink m'a exposé ce qui s'est révélé être la vérité quand j'ai analysé les différents éléments de preuves.
Il y eut des murmures dans les clans en entendant le juge suprême mais tout le monde connaissait sa probité.
Kaja reprit la parole :
   - Vous savez tous que la situation actuelle est née à l'époque du pèlerinage. Le roi dans sa sagesse a nommé le baron Reneur comme deuxième vice-roi. Malheureusement, le fils du vice-roi Gérère a cru qu'il allait être dépossédé de l'héritage qui, selon lui, lui revenait de droit. Avec ses compagnons les plus proches, il a commencé à vouloir se débarrasser de celui qu'ils surnommaient le gêneur. De fête en fête, il s'est mis à comploter. C'était très maladroit de sa part. Ceux qui fréquentaient ces orgies n'étaient pas des gens fiables. C'est ainsi que le vice-roi Reneur a eu connaissance de ce que tramait le fils du vice-roi Gérère. Au lieu de venir présenter ses craintes à la police, le vice-roi Reneur a préféré comploter à son tour contre le fils du vice-roi Gérère. Le premier acte du vice-roi Reneur fut de faire assassiner la baronne Welda pour déconsidérer le clan du vice-roi Gérère…
Il y eut de nombreuses réactions dans la grande salle. Des insultes fusaient de toutes parts, certaines contre Kaja, d'autres s'échangeaient entre le clan de Reneur et le clan de Gérère. Le baron Burchura secouait sa cloche de toutes ses forces pour tenter de ramener le calme. Quand il vit sortir la première épée, il se tourna vers Kaja en lui demandant de faire quelque chose. Kaja fit un signe à Selvag qui ouvrit les portes au détachement de gayelers. Le bruit des bottes frappant le parquet au pas cadencé ramena le calme.
   - C'est un coup d'État, hurla un baron du clan de Reneur.
   - Pas du tout, déclara Burchura en posant sa cloche, il y a déjà eu assez de morts comme cela.
Chubut prit la parole :
   - Ma première réaction fut la même que la vôtre. Mais j'ai toutes les preuves que, malheureusement, tout cela est juste.
Ayant dit cela, il se rassit. Kaja, toujours debout, reprit la parole :
   - J'ai personnellement participé à l'enquête. On a conclu qu'il n'existait aucune preuve contre le  fils du vice-roi Gérère, mais qu'il existait un faisceau d'éléments mettant en cause un tueur à gage de la pègre.  Il s'est fait arrêter alors qu'il tentait de rejoindre le royaume de Tisréal. Il a fini par avouer ses liens avec le clan du vice-roi Reneur. Quand j'ai fait mon rapport aux vice-rois, le vice-roi Reneur a nié être à l'origine de l'ordre. Le vice-roi Gérère voulait faire un courrier officiel au roi. Le vice-roi Reneur s'y est opposé en disant que sans preuve directe, ce n'était que des racontars. Il m'a donné l'ordre direct de stopper toutes enquêtes concernant cette mort. Cela a mis le vice-roi Gérère dans une colère noire et ma réunion s'est finie sur une quasi déclaration de guerre même si ce mot n'a jamais été employé. Vous avez tous vécu la peur du guet-apens et lequel d'entre vous est sorti sans escorte ?
Kaja laissa un temps de silence. Dans l'assemblée, ils ne purent qu'approuver. Kaja reprit :
   - Le paroxysme fut atteint le jour du massacre du fils du vice-roi Gérère et de tous ceux qui étaient dans la même maison que lui. J'ai les aveux du commandant des buveurs de sang. Le fils du vice-roi Gérère allait passer à l'action. Le vice-roi Reneur l'a appris et, en l'absence du général Batogou, il a donné l'ordre d'éliminer cette menace. Dès qu'il a appris la mort de son fils, le vice-roi Gérère a rassemblé ses soutiens pour se venger du vice-roi Reneur et la bataille du palais, comme on la désigne maintenant, a vu la mort du vice-roi Gérère, ainsi que nombreux autres barons de valeur et l'arrestation du vice-roi Reneur pour sa tentative de prise de pouvoir.
Certains barons du clan de Reneur protestèrent. Le juge suprême demanda la parole pour expliquer comment Reneur aurait dû agir et pourquoi sa proclamation était contraire à la loi. Quand il eut fini, il redonna la parole à Kaja.
   - Un courrier est parti le jour même pour avertir le roi. En attendant sa réponse, j'ai enquêté. Il a fallu procéder à un certain nombre d'interpellations et d'interrogatoires pour en arriver à la conclusion que trois complots étaient en cours. Le fils du vice-roi Gérère voulait tuer le vice-roi Reneur. Le vice-roi Reneur voulait garder le pouvoir pour lui seul en déshonorant le clan du vice-roi Gérère qui, de son côté, faisait de même. J'ai tenu le roi informé jour après jour. Ses ordres sont que je maintienne l'ordre jusqu'à la nomination d'un nouveau vice-roi comme le prévoit notre loi. Mais les choses ont changé…
Les dernières paroles de Kaja amenèrent le silence.
   - J'ai informé le roi mais j'ai gardé le silence sur ce que je vais maintenant vous annoncer. Le vice-roi Reneur agonise.
Sa déclaration suscita de nombreux cris, de rage pour certains, d'étonnement pour d'autres et de joie pour les partisans de Gérère. Plusieurs crièrent pour savoir ce qu’il s'était passé. Burchura agita sa cloche pour réclamer le silence. Kaja attendit que le calme revienne pour reprendre.
   - Comme l'a fait remarquer le baron Burchura, il y a eu assez de morts. Le vice-roi Reneur a été victime d'un fanatique de la noblesse indigène. La blessure aurait été sans grandes conséquences si la flèche n'avait pas été empoisonnée. La mort du vice-roi Reneur n'est plus qu'une question de jours.
   - Reneur avait raison… on aurait dû éliminer cette racaille depuis longtemps !
   - Tu oublies que sans eux, la pacification ne se serait pas faite…
Comme de nouveau, tout le monde parlait en même temps, Burchura fit tinter dans cloche. Kaja avait repris la parole en répétant de plus en plus fort :
   - L'important n'est plus là… L'important n'est plus là… L'lMPORTANT N'EST PLUS LÀ…
Quand le silence fut presque revenu, il continua :
   - Avant qu'il ne soit exécuté, il a déclaré que le roi était revenu en précisant que c'était une reine. Le rapport du commandant Ankakla est alarmant. Tout un régiment de buveurs de sang  a été massacré à Cannfou. Il me rapporte avoir vu les bagayas noires au service de cette prétendue reine. Ce rapport confirme les dires du terroriste. Un courrier est déjà parti pour Tisréal. Le commandement Ankakla a mis en oeuvre tous les moyens en sa possession pour bloquer la descente de cette armée d'âmes damnées. Je suis désolé Baron Ferrai mais vos  entrepôts ont été les premiers à partir en fumée. Le feu a détruit les passerelles, mais cela n'aurait pas suffi à arrêter l'ennemi. La ville basse brûle pour empêcher toute descente…
   - Il faut faire revenir Batogou et ses troupes, proposa un baron.
   - Ça suffira pas, il faut convoquer l'armée, dit un autre.
   - Vu ce qu'il en reste, coupa un troisième, on est sûr de la défaite…
Le brouhaha reprit dans la salle, jusqu'à ce qu'un des participants demande à Kaja, ce qu'il proposait.
   - On aura besoin de toutes nos forces pour répondre à cette menace. Il ne s'agit pas d'une simple révolte. Tout le peuple est persuadé qu'il s'agit bien de l'accomplissement de leur prophétie.
Kaja vit la porte du fond s'ouvrir. Il reconnut l'uniforme des courriers. L'homme courut jusqu'à lui et, mettant genou à terre, lui tendit un pli. Le silence se fit dans la salle. Au fur et à mesure qu'il lisait, le visage de Kaja s'assombrit.
   - La situation est encore plus grave que je ne pensais, repris Kaja. Le général Batogou est mort avec toute son armée…
Devant cet impossible qui arrivait, tout le monde se mit à parler en même temps. Kaja, lui-même, fit signe à Selvag d'approcher. Ils parlèrent quelques instants, puis Kaja reprit sa place sur l'estrade et réclama le silence qui se fit petit à petit.
   - Messieurs, il va falloir nous battre si nous voulons sauver notre monde.

88
Riak fut réveillée par ceux qui criaient : " Au feu! ". Elle se leva et sortit rapidement. Le feu léchait la falaise. La ville basse était la proie des flammes.
   - Même si on pouvait réparer les passerelles, on ne pourrait pas descendre.
   - Ils ne peuvent pas monter non plus, répondit Riak. Ça va nous donner un  peu de temps. Établissez un tour de garde. Il ne faut pas que le feu atteigne la ville haute. Quand il diminuera, prévenez-moi.
   - Bien, ma reine.
Riak vit arriver le général.
   - Ah, Costané, venez, il faut qu'on s'organise.
Riak s'était installée dans la maison qu'un bourgeois de Cannfou avait mise à sa disposition.
   - Ce n'est pas le tout de gagner une bataille… il faut gagner la guerre. Toute la vallée est sous notre contrôle. Il faut maintenant libérer le reste du royaume.
   - Mais tout le peuple va vous suivre…
   - Et se faire massacrer. Je ne suis pas  reine pour cela. Koubaye m'a dit que la victoire ne serait à nous qu'en épargnant au mieux le peuple. Je veux être sa reine, pas son croque-mort. J'ai demandé à celui qui a le dernier savoir de tenir le peuple pour éviter toute révolte inutile.
   - Les bayagas pourront-elles nous aider ?
   - Non, seules les bayagas noires avaient ce pouvoir. Il faut tester et entraîner ceux qui se sont battus tous ces derniers jours et ne garder que les meilleurs. Tous ceux qui veulent partir doivent pouvoir partir. Nous allons nous battre contre de vrais soldats, entraînés bien mieux que les nôtres.
   - Mais, ma reine, il ne va pas rester grand monde…
   - Je sais, Costané, je sais. Mais la victoire est à ce prix-là.
Ils continuèrent à prévoir l'organisation de l'armée, malgré leur manque de savoir-faire. À ce moment-là, la grande prêtresse demanda une audience. Elle la fit introduire dans tarder. Quand Riak la vit s'agenouiller devant elle, elle lui expliqua que le protocole l'ennuyait au plus haut point.
   - Je sais, Majesté, mais ces rituels sont indispensables aux hommes.
À côté de la grande prêtresse, la mère Keylake fulminait intérieurement. Comment une gamine mal élevée et arrogante pouvait-elle être la reine ? Elle vivait cela comme une pure injustice. La grande prêtresse poursuivit en disant :
   - Vous savez ce qui doit être fait pour que règne la justice. La magie qui était en vous lors de notre dernière rencontre atteint sa maturité. Des messagères sont parties pour que tous les temples se mettent à votre service.
   - Je vous remercie et j'apprécierais vos conseils. Aujourd'hui, le temps est à la guerre.
   - Bien sûr, Majesté, mais il faut préparer la paix.
Riak se sentait en décalage. Elle pensa que le présence de Koubaye lui serait bien utile. Elle entendit un doux feulement et vit disparaître la femelle. Les deux mères conseillères sursautèrent en voyant disparaître le fauve blanc. Elles firent un vrai bond en arrière quand le léopard des neiges sauta dans la pièce suivi de Koubaye.
   - Bonjour Riak, tu désirais me voir.
   - Oui mais…
   - Les Léopards des neiges sont en totale connexion avec toi. Tu désirais me voir, ils sont venus me chercher. Pense à Lascetra, son grand savoir sera utile.
À peine avait-elle commencé à évoquer le maître du dernier savoir qu'un des léopards s'était levé et d'un bond avait disparu.
Koubaye se tourna vers la grande prêtresse.
   - Je vous salue, Mère de toutes les mères. Vous avez fait les justes gestes. Soyez-en remerciée. Rma tisse les vieux fils de la lignée du roi Riou.
Puis, se tournant vers mère Keylake et mère Algrave, il les salua aussi :
   - Mère Keylake, Mère Algrave, je vous salue. J’admire en vous cette fidélité malgré votre colère et vos doutes. En cela vous rejoignez certains de vos proches comme le prince Khanane. Vous connaissez le pendentif du roi. Je ne parle pas de la reproduction que détient le prince Khanane, mais du vrai pendentif, celui qui fut perdu à la Funeste Bataille, celui qui est porteur de la magie de Landlau...
Pendant que Koubaye parlait, Mère Keylake mit la mains sur sa poitrine.
   -  Oui, oui, vous en portez la reproduction. Sortez-le que tout le monde le voie.
Mère Keylake se tourna vers la grande prêtresse qui lui fit un signe positif de la tête. Doucement, elle tira un pendentif de sous son vêtement. Riak le regarda avec étonnement, il ressemblait au sien. Elle mit la main sur sa poitrine et entendit Koubaye dire :
    - Montre-le !
Riak regarda Koubaye et, doucement, défit les premiers boutons de sa tunique. Au milieu de sa poitrine, à hauteur de la naissance des seins, le pendentif pulsait comme un coeur. Dès que la lumière le toucha, il se mit à briller comme une étoile. Il y eut un claquement sec et le cri de mère Keylake. Son bijou venait d’éclater.
   - Thra, lui-même vient de répondre à vos interrogations, dit alors Koubaye. La magie du vrai bijou ne supporte pas ces pâles imitations.
Mère Keylake se mit à trembler de tous ses membres puis elle se mit à genou et en pleurs déclara :
   - Reine, vous êtes ma reine !
Mère Algrave fit de même, elle se mit à genoux et baissa la tête. Koubaye reprit :
   - Rien de tout cela n’était prévu dans les plans du prince Khanane, n’est-ce pas Mère Algrave. Pourtant sa femme lui a raconté ses visions lors de son retour et comment elle avait reconnu en Riak, celle qui viendrait vêtue de blanc…
D'un mouvement fluide, le léopard revint dans la pièce. Lacestra regarda un peu étonné autour de lui et reconnut Riak. Il mit genou à terre :
   - Majesté !
Riak eut un geste d’agacement :
   - Relevez-vous. Koubaye a jugé que votre présence nous serait précieuse.
   - En quoi puis-je vous être utile, Majesté.
   - Il nous faut préparer l’organisation du Royaume dès maintenant. Après la victoire, trop de gens voudront se mêler du pouvoir, déclara Koubaye.
   - Qu’on dresse une table et qu’on amène des sièges, dit Riak. Et puisqu’il faut le faire, alors faisons-le.
Ce fut une journée longue et difficile pour Riak qui dut rester immobile à réfléchir à des questions dont elle avait du mal à saisir l’importance et auxquelles elle n’avait jamais pensées.
Quand la lumière déclina, elle se leva brusquement et déclara :
   - J’en ai assez, continuez sans moi.
Tout le monde l’imita et Koubaye dit :
   - Riak, nous avons quelque chose encore à faire. Tu peux faire confiance. Entre la sagesse du temple et l’étendue du savoir de ceux qui savent, les lois sont entre de bonnes mains. Accompagne-moi.
Riak regarda Koubaye d’un air étonné :
   - Qu’est-ce qu’on a à faire ?
   - Viens, et tu verras.
Les léopards s’étaient déjà dressés, regardant Riak et Koubaye.
   - Allons, dit-elle.
Ils disparurent de la pièce. Riak ne reconnut pas tout de suite l'endroit. Et puis le souvenir lui revint. Ils étaient derrière le Rocher du Trône, à l'endroit même où elle avait tué son premier seigneur. C'était le lieu de la découverte du pendentif. Elle regarda Koubaye. Une intuition lui vint à l'esprit. Sous leurs pieds reposait la dépouille du roi Riou. Elle ressentit une émotion intense. Sans l’attaque, elle ne serait jamais devenue reine. Alors qu’elle méditait, Koubaye l’appela :
   - Viens !
Il était déjà plus loin dans la pente. Elle courut pour le rattraper. Les chemins lui étaient familiers. Ils allaient arriver au bosquet de ronces qui portaient, à la bonne saison, des baies succulentes. Puis ils prendraient le chemin à droite qui se dirigeait vers la maison.
Ils arrivèrent devant la porte massive juste avant le lever de l’étoile de Lex. Koubaye frappa à la porte.
   - Qui vient ? demanda une voix à l’intérieur
   - Un voyageur qui cherche protection, répondit Koubaye.
C’était la formule de politesse de ceux qui se faisaient surprendre loin d’un abri à l’heure de l’étoile. La voix qui lui répondit était jeune et quand la porte s’ouvrit, il découvrit le visage d’une femme encore jeune. Riak, derrière lui, fut encore plus étonnée. La femme regarda Koubaye et Riak d'un air interrogatif.
   - Ne le laisse pas dehors, Magnie. L'heure de Lex arrive.
   - Entrez, entrez, dit-elle en se reculant légèrement.
Ils pénétrèrent la pièce. Il y faisait chaud et l’odeur de la soupe emplissait la pièce. Un homme remuait le contenu du chaudron en tournant le dos aux arrivants. Koubaye nota qu’il était plus vouté que dans son souvenir. La porte du fond s’ouvrit laissant entrer une femme aux cheveux blancs les bras chargés de provisions. Elle s’arrêta brusquement en voyant Riak et Koubaye. Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle posa tout ce qu’elle portait sur la grande table sans se soucier du comment et se précipita sur les arrivants en criant à moitié :
   - Mes petits ! Par Thra que vous êtes beaux !
Le grand-père se tourna en entendant sa femme. Son regard se voila d’une brume de larmes et il s’avança vers eux. Il mit un genou à terre avant que quelqu’un ait pu dire une parole et salua, avec les mots qu’il faut, la reine et le sachant.
Magnie regardait cela l’air effaré puis quand Koubaye se tourna vers elle, elle dit d’une voix enrouée :
   - Koubaye ?
Koubaye fit quelques pas vers elle et, alors qu’elle écartait les bras, il se précipita pour l’enlacer. Il mit son nez dans son cou et tout en pleurant de joie, dit :
   - Maman !
De son côté Riak s’était retrouvée dans les bras de la grand-mère. Cela dura un moment puis le grand-père d’un air bourru déclara :
   - On ne va quand même pas recevoir la reine comme ça ! Asseyez-vous ! Notre table est pauvre mais nous partageons avec joie.
Ce fut le début d’une joyeuse cacophonie parsemée de rires et de pleurs d’émotions. Bribes par bribes, Riak et Koubaye racontèrent leurs errances, interrompus par les exclamations de leurs hôtes. Puis ce fut au tour de Magnie de raconter comment elle avait échappé à la vindicte de ceux qui étaient venus pour nettoyer le château de tous les indésirables, seigneurs ou collaborateurs.
L’étoile de Lex était presque couchée, quand ils allèrent se reposer.
Riak fut réveillée par le cri de Magnie. Elle découvrit couché à ses pieds les deux petits léopards. Elle écarta les rideaux pour découvrir les deux adultes regardant Magnie. La grand-mère laissa son ouvrage pour venir voir ce qu’il se passait.
   - N’aie pas peur, Ce sont les gros chats qui accompagnent Riak. Ils sont gentils comme tout. Ils étaient avec elle sur le rocher.
   - Tu as vu leurs dents ?
   - Tout à l’heure le mâle est venu ronronner contre mes jambes. Je t’assure qu’ils sont gentils.
Riak descendit de son alcôve en riant.
   - Grand-mère a raison. Ils sont très gentils… tant qu’on ne veut pas me toucher.
La grand-mère regarda Riak avec un grand sourire.
   - La soupe est prête. Elle chauffe.
Puis elle se tourna vers sa belle-fille :
   - Viens, Magnie, on va aller s’occuper des bêtes.
Riak resta seule dans la pièce avec ses léopards. Elle se servit un grand bol de soupe. Elle s’assit et prit le temps de déguster le brouet épais avec la une galette recouverte de miel. Elle pensa à Pramib et à sa famille. Elle trouva excellente l’idée d’aller leur dire bonjour. La journée était belle. Riak sortit, accompagnée par les fauves. Elle descendit la pente en se guidant sur la fumée qu’elle voyait monter derrière le repli de terrain. Elle découvrit que la maison de Burachka avait été reconstruite. Elle en fut heureuse. Elle remarqua que l’enclos était bien rempli, ce qui était aussi un bon signe. En se rapprochant de la bâtisse, elle vit que la grange où elle avait vécu l’hiver avait été, elle aussi, retapée et agrandie. Elle décida d’aller voir si sa famille y habitait encore. Elle sursauta quand la porte de Burachka s’ouvrit brusquement. Résiskia s’arrêta en la voyant :
   - Iak ! Iak, t’es evenue !
Il se mit à rire de joie. Il rentra en courant :
   - Urach A ! Urach A ! IAK ES EVENUE !
Riak vit sortir Burachka qui vint la serrer dans ses bras.
   - J’ai craint pour toi quand tu t’es retrouvée au temple. Pramib m’a raconté ton histoire. Je suis heureuse que tu aies pu revenir.
Burachka la prit par les épaules pour la regarder :
   - Tu as bonne mine et tu as tellement grandi. Tu es devenue une vraie femme maintenant. Et Koubaye,  qu’est devenu Koubaye ?
Riak se mit à sourire devant ce flux de paroles. Sans la laisser répondre à ces questions, Burachka se mit à lui raconter la vie dans la vallée. Tchuba et Pramib avaient beaucoup aidé à la reconstruction. Elle leur avait donné la grange pour qu’ils en fassent leur maison. Résiskia était resté aussi pour aider et puis, de fil en aiguille, elle lui avait demandé de rester définitivement. Sorayib lui avait cédé une partie de ses troupeaux à un bon prix. Il n’avait plus la force de s’occuper de toutes ses bêtes. Il avait juste gardé assez de têtes de bétail pour sa femme et pour lui.  Elle exprima à nouveau son inquiétude pendant tous ces mois sans nouvelles…
   - Mais je parle, je parle et les tiens doivent encore s’inquiéter. Va vite les voir et tu reviendras me voir.
Riak était toute souriante en partant de chez Burachka. Elle arriva devant la grange au moment où Séas sortait. Il avait pas mal grandi et surtout avait pris les muscles de ceux qui travaillent dur. Il s’arrêta interdit en voyant Riak, puis brusquement avant qu’une parole ne soit dite, il se retourna et rentra dans la grange en criant :
   - M’man, ya l’autre qu’est revenue !
Riak entendit Pramib faire des remontrances à Séas sans comprendre ce qu’elle lui disait. Elle sortit rapidement tout en s’essuyant les mains. Son sourire s’effaça dès qu’elle vit Riak :
   - Ah ! C’est toi. Je comprends mieux Séas. Tu sais que ton départ ne nous a pas aidés… J’espère que tu reviens avec l’idée de faire ta part de travail.
Riak eut un sourire las.
   - Je n’étais pas tout à fait revenue pour entendre cela.
Séas était arrivé derrière sa mère.
   - Tu vois, je te l’avais dit… Elle a pas changé ! C’est toujours une tête brûlée, une cheveux blancs qui va nous amener que des ennuis.
Il avança sur elle, menaçant, les poings serrés :
   - Maintenant fous le camp ! T’as rien à faire dans nos vies ! Depuis que t’es petite, tu portes malheur !
Quand il leva la main, il entendit un bruit sourd qu’il ne connaissait pas derrière lui. Deux fauves blancs le regardaient prêts à bondir.
   - Sorcière ! T’es qu’une sorcière, hurla-t-il tout en reculant vers sa maison.
Pramib se replia sur la maison :
   - Séas a raison, ne reviens jamais ici. J’ai fait mon devoir. Ne me demande pas en plus de t’aimer.
Là-dessus, elle claqua la porte. Une larme coula sur la joue de Riak. Les deux léopards vinrent se frotter contre ses jambes en ronronnant. Elle leur caressa machinalement la tête. Puis elle se redressa, essuya sa joue et fit demi-tour. Maintenant, elle savait. En remontant, elle passa près de Burachka qui allait traire les brebis. Elle lui prit un des seaux et lui proposa de l’aider. Burachka accepta avec plaisir et babilla pendant toute la traite. Riak ne fit qu’acquiescer de temps en temps. Burachka lui raconta qu’après son départ, les soldats avaient fouillé toute la région à la recherche de la cheveux blancs. Ils étaient même montés une ou deux fois ici et Tchuba qui avait un peu trop parlé au goût du chef d’escouade avait été roué de coups. Il lui avait fallu de longs mois pour s’en remettre. Pramib et Séas s’étaient retrouvés seuls pour faire le travail. Cela avait été très dur pour eux. Séas était particulièrement amer et jaloux de Riak. Lui bossait comme un esclave pendant que Riak se tournait les pouces à réciter des prières inutiles dans un couvent confortable… Alors qu’elles se levaient pour ramener le lait, Burachka lui demanda si elle restait. Riak répondit par la négative.
   - Dis-moi, Riak, il y a eu de grandes clameurs dans la plaine pendant les jours de la grande fête. Que s’est-il passé ?
   - Le trône était occupé, répondit Riak qui sourit en voyant le regard étonné de Burachka.
C’était la première fois qu’elle la voyait sans voix.
   - Les gens ont découvert qu’une reine leur avait été donnée par les dieux. Il y a eu des combats. Aujourd’hui, il n’y a plus de seigneurs dans toute la vallée.
    - C’est pour ça que Magnie est revenue. Je croyais qu’elle avait été renvoyée quand je l’ai vu arriver sans bagages avec juste un balluchon…
   - Comme beaucoup, elle a fui les combats. Maintenant la paix est dans la vallée, mais la guerre menace le reste du royaume. On m’a demandé de revenir à Cannfou. Je vais repartir.
Burachka ne demanda pas qui était ce “on”. Elle avait bien vu que Riak portait de beaux habits et qu’elle avait pris une assurance certaine. Elle ne la questionna pas plus. Riak l’avait trop impressionnée.
Quand Riak arriva à la maison de Sorayib, elle le vit redescendre de l’enclos des brebis. Dès qu’il la vit, il mit un genou au sol. Riak lui adressa un sourire :
   - Vous n’allez quand même pas faire ça à chacune de nos rencontres ?
   - Tu… Vous êtes la reine !
   - Alors, je vous donne l’ordre de rester celui qui m’a accueillie et qui m'appelait “Riak”.
   - Mais, Majesté…
   - Non, grand-père, “Riak”, c’est un ordre.
   - Mais, Riak, ce n’est pas possible, quand tu seras dans ton palais, je ne pourrai pas…
Riak se mit à rire :
   - Dans mon palais ! On en est très loin, grand-père. Cannfou est comme un verrou. L’armée des seigneurs doit nous attendre en bas.
   - C’est ce que Koubaye m’a laissé entendre.
   - Ah oui, Koubaye ! Où est-il d’ailleurs ?
   - Il est parti avec sa mère.
   - Ils sont partis où ?
   - Koubaye a parlé d’une cascade… et de son père…  
Riak, en voyant changer l’expression du vieil homme,  comprit que le sujet était sensible. Koubaye l’avait prévenue. Il devait emmener sa mère dans les tunnels pour qu’elle voie ce qu’il y avait découvert.
   - Vous lui direz que je retourne à Cannfou. Il m’y rejoindra quand il le pourra.
   - Je lui dirai, Majes… Riak.
Riak salua le grand-père et, encadrée de ses léopards, elle partit au petit trot.

Magnie, juste éclairée par son feuluit, suivait Koubaye. Il l’avait conduite dans la grotte des longues pattes. Habillés chaudement et portant des provisions pour plusieurs jours, Koubaye avait entraîné sa mère pour lui montrer sa découverte. Magnie se sentait oppressée par tout ce noir autour d’elle. Dans la grotte écroulée, elle avait écouté les récits de son fils racontant ses rencontres avec les bayagas. Ils avaient passé la nuit dans l'alcôve. Koubaye avait même réussi l’exploit de faire regarder à sa mère le ballet des bayagas. À ses yeux, elles avaient perdu leur aspect atroce pour une évanescence colorée beaucoup plus pacifique. Le lendemain, ils s’étaient enfoncés sous la terre en suivant un tunnel tortueux et froid. Koubaye les avait guidées jusqu’à rejoindre un ruisseau. Il savait ce qu’il allait voir mais cela lui fit le même choc que la première fois. Le vent soufflait fort dans ce tunnel, glaçant l’atmosphère et l’eau des vasques. Quand sa mère le rejoignit, elle poussa un cri.
   - Singuel !
   - Oui, mère, Singuel que tu croyais parti pour une autre femme.
   - Mais comment ?
   - À cette époque vous habitiez le village, non loin de l’auberge de Gabdam.
   - Oui, la vie était heureuse malgré les seigneurs. Singuel était beau et fort. Il travaillait pour Gyré le charron. Il gagnait peu mais cela nous suffisait. Tu n’étais pas encore né.
   - Je sais, mère. C’est pourtant à cette période que tu as commencé à avoir peur.
   - Tu sais, Koubaye, combien de gens passaient chez Gyré. Sa renommée attirait de nombreuses personnes. Mais quand j’ai vu cette femme arriver et que j’ai vu le regard que Singuel lui a jeté, c’est vrai que la peur s’est insinuée en moi. Elle s’est prétendument installée à l’auberge le temps de faire réparer son attelage. Les hommes se sont mis à aller de plus en plus souvent chez Gabdam. J’ai vu mon époux me laisser pour fréquenter l’auberge. Il rentrait tard et souvent, il avait trop bu. Et puis, un soir, il n’est pas rentré. J’ai appris le lendemain que cette femme avait quitté le village et Singuel avec elle. Je l’aurais suivi, si je n’avais pas été aussi malade. J’étais enceinte et la grossesse commençait mal. Je vomissais tout et sans l’aide de la vieille Brana, je ne sais pas si j’aurais survécu. Quand j’ai été mieux, je voulais partir à sa recherche, mais les seigneurs étaient sur le pied de guerre poursuivant un groupe de révoltés et bouger était trop dangereux. Gabdam et Brana m’ont convaincue d’attendre. Quand tout est redevenu calme, il était trop tard pour partir, tu arrivais.
   - Oui, mère et tu as fait tout ce qui était nécessaire et même plus. Mais tu ne sais pas tout et surtout ce que tu sais n’est pas la vérité. Ton époux ne t’a jamais trompée. Il s’est fourvoyé sur un chemin qui l’a conduit ici. Il repose dans la glace depuis toutes ces années. Tu te souviens bien de cette femme, de sa beauté et de son influence sur les hommes. Elle s’appelait Cavita. Elle venait de la capitale et non de Cannfou comme elle l’a dit partout. La réputation de Gyré n’avait rien à voir avec sa venue. Elle était là pour enrôler des soldats au nom du prince Khanane. Une prophétie disait que la libération viendrait de notre vallée. Et le prince Khanane, qui se serait bien vu roi, a fomenté la révolte. Cavita était comme un serpent au regard hypnotiseur. Elle avait cette capacité à convaincre les autres qui la rendait redoutable. Quand elle est repartie, une dizaine d’hommes l’ont suivie. Elle les a conduits près de Msevelg, presque sous les yeux du baron Vrenne. Khanane fournissait les armes et un ancien renégat les a instruits. C’est à la fin de la saison des petites pluies qu’ils commencèrent leurs actions.
Magnie, en entendant ce récit, s’était appuyée sur la paroi. Dans l’obscurité à peine transpercée des deux feuluits, des larmes coulaient sur ses joues. Elle ne pouvait détacher ses yeux de la silhouette de l’homme allongé dans la vasque glacée. Pendant ce temps, Koubaye continuait à raconter comment son père avait fini sa vie. De combats en combats, ils avaient été repoussés vers les montagnes. La traque avait continué jusqu’à l’hiver. Mal équipé et sans provision, il avait essayé de trouver refuge dans les tunnels. Dans la grande grotte encore couverte à l’époque, il avait pris le mauvais tunnel. C’est en arrivant près de la cascade qu’il avait compris son erreur. En voulant faire demi-tour, il avait glissé et sa tête avait heurté la pierre. Perdant connaissance, il était tombé dans la vasque gelée. Le froid avait fait son oeuvre. Depuis toutes ces années, il reposait là, victime du rêve d’un autre.

89
Dans la capitale, le moral était bas chez les seigneurs. Ils regardaient autour d’eux cherchant des signes de révolte sans en trouver. Le peuple semblait mener sa vie comme d’habitude. Mais parfois sans savoir qui prononçait ces mots, ils entendaient : “ Attendez que la reine arrive! ”
Les buveurs de sang étaient tous morts. L’armée ne valait rien. Le seul corps constitué et entraîné était la police. Elle n’avait qu’un défaut. Elle ne comprenait pas que des seigneurs. L’utiliser dans les batailles revenait à prendre le risque de la trahison et de la défaite. Kaja avait raison, ils allaient devoir se battre eux-mêmes. Leur dernier espoir reposait sur le roi. Kaja le tenait au courant de ce qui se passait et il avait promis d’envoyer l’ost de Tisréal. Il fallait le temps de le réunir et jusque-là, il leur faudrait tenir avec leurs seules forces. Kaja courait partout, motivant les uns, entraînant les autres. Un détachement était parti pour Clébiande afin d’assurer la sécurité de la capitale en verrouillant le passage.
    - Est-ce que cela suffira ?
Le baron Zwarch accompagnait Selvag.
   - Le colonel Sink fait tout ce qui est en son pouvoir. Mais il faut que les barons fassent leur devoir. Certains sont prêts à se battre mais d’autres voudraient la paix et pensent qu’il serait possible de négocier avec cette reine. Khanane les poussent à cela.
    - Khanane ! Mais il était prêt à tout pour prendre le pouvoir ! On lui doit la révolte dans la vallée de Cannfou. Aujourd’hui, il serait devenu un artisan de paix.
Selvag se mit à rire :
   - Bien sûr que non, Zwarch. Il sait qu’il ne peut prétendre au trône alors que cette reine est apparue. Il voudrait jouer un rôle majeur en servant d’intermédiaire…
    - Que sait-on d’elle ?
    - Rien ou presque. Elle a massacré les buveurs de sang à elle toute seule selon la rumeur. Un des policiers qui a réussi à fuir a rapporté des faits étranges. Des guerriers aussi noirs que la nuit de la bataille ont participé à la défaite des nôtres.
   - Des bayagas ?
   - Peut-être, il n’est pas resté pour voir. Leur sang a coulé comme un fleuve. Il raconte qu’il est passé sous des cataractes rouges en fuyant par les passerelles.
   - Il n’est pas bon qu’il raconte cela…
   - Ne vous inquiétez pas, Zwarch, il est au secret.
   - Et qu’en dit Sink ?
   - Le colonel y voit une exagération mais il reste prudent. Il dit que le jour sera notre allié…
Il fut interrompu par Kaja qui jaillit d’une porte :
   - Ah, Selvag ! Dans mon bureau, j’ai des nouvelles du roi !
Selvag fit un signe de tête au baron Zwarch et s’empressa de suivre son chef. Le baron repartit, pensif.
Kaja avait entraîné Selvag dans son bureau.
   - Ce que je craignais est arrivé !
   - Elle a lancé son attaque ?
   - Non, pire ! Le roi vient de me nommer vice-roi !
Selvag eut du mal à cacher sa joie. Les choses ne se passaient pas comme il le pensait, mais la prophétie se réalisait. Sink était vice-roi. Une peur prit naissance dans son esprit. La prophétie disait clairement que Sink serait le dernier vice-roi. Les versets suivants étaient obscurs et parlaient de la colère de Thra et de Youlba dont Rma ferait son fil de chaîne. Selvag en avait conclu, en écoutant les prêtres de l’arbre sacré, que Rma donnerait un souverain au royaume de Riou et que ce souverain serait Sink. Aujourd’hui, il doutait. Cette reine venait bouleverser sa compréhension de la prophétie. Que conclure ?

À Clébiande, le colonel qui commandait les forts, avait décidé de ne pas bouger. Son rôle était de verrouiller le passage, pas de faire la guerre à cette reine. Il fut heureux de voir le détachement arriver de la capitale. Pas assez nombreux à son goût, il les envoya patrouiller le long du fleuve jusqu’à Cannfou, heureux d’entendre les rapports lui racontant que rien ne bougeait. Ces satanés rebelles ne descendaient pas. Il ne restait qu’à attendre l’ost de Tisréal et laisser ce Talpen, qui avait manifestement la confiance du colonel Sink faire le gros du travail. Il avait fait renforcer la discipline et mis toutes ses troupes en alerte. Il avait séparé ses contingents en fonction de leur origine. Les points clés étaient tenus par des seigneurs. La passivité des gens du cru l’étonnait. S’il avait été à leur place, il se serait révolté. Il restait méfiant, sentant leur passive hostilité. Pour lui, jamais les locaux n’auraient dû être admis dans l’armée. Le prédécesseur de Sink les avait employés par centaines. On les payait nettement moins que les seigneurs. Si Sink n’avait pas changé cela, il avait nettement diminué la différence.

Talpen faisait un rapport tous les jours. Il s’y tenait malgré le manque de nouvelles. Il écrivait aussi ses impressions. Le pays était sous tension. Partout où il passait, il la sentait. Personne ne leur manquait de respect. Personne ne s’opposait à ses ordres, mais personne ne coopérait spontanément. Il allait régulièrement au confluent du fleuve et de la rivière de Cannfou. Sur la berge du royaume de Tisréal, les premiers barons de l’Ost arrivaient avec armes et bagages. Talpen avait fait plusieurs fois la traversée pour aller les saluer. Les treîbens qui dirigeaient les bacs faisaient grise mine. S’ils ne s’opposaient pas à la traversée de Talpen, ils demandaient des sommes folles pour faire le retour. Talpen avait utilisé leurs services deux fois, puis s’était adressé aux capitaines des barges de l’Ost. De jour en jour, l’armée royale se renforçait. On attendait le roi. Il réglait des conflits entre barons au nord et au plus tard, à la prochaine lune, arriverait au bord du fleuve.
Sa mission l'amenait régulièrement à Cannfou. Une bonne partie avait été dévastée par l'incendie. Ceux qui étaient le plus près de la falaise n'avaient pas eu le droit de revenir. Leurs maisons et leurs granges étaient autant de moignons noircis dépassant d'un sol fait de débris calcinés. Plus personne n'y habitait. Seuls les noirs oiseaux cherchaient encore leur pitance dans les charognes brûlées. Talpen y faisait quand même son inspection. Il scrutait la falaise à la recherche de signes avant-coureurs d'activité. Les rebelles allaient-ils descendre pour se battre dans la plaine ? À chaque visite, il faisait la même constatation, rien ne bougeait. Le colonel Sink, qui réunissait les barons en une armée, lui avait fait part de sa volonté d'aller les chercher s'ils ne descendaient pas. Talpen profitait de son séjour pour préparer cette éventualité. Dans des ateliers, protégés des regards, des charpentiers construisaient les passerelles qui seraient nécessaires à l'assaut. Il poussait tous les ouvriers pour que tout soit prêt pour l'arrivée du roi. .
Il voyait bien le rempart de bois que les rebelles avaient fabriqué. Il dépassait de la falaise et permettait à leurs guetteurs de ne pas se montrer. Il les comprenait. Ses archers avaient blessé plusieurs des leurs qui étaient restés un peu trop longtemps à regarder en bas. Il comprenait tout en calculant comment il pourrait faire investir le plateau pour vaincre les rebelles. Il ne connaissait que deux routes, une par Cannfou mais il y avait le rempart et l’autre par le col de Difna qui pouvait se tenir avec une poignée d’hommes. Tous les autres chemins n’étaient que des sentiers muletiers impropres au passage rapide de troupes nombreuses. Même si sa confiance en Sink était grande, il ne voyait pas comment ils allaient pouvoir faire. Sans compter qu’on ignorait combien étaient réellement les rebelles. De nombreux hommes avaient disparu de chez eux à la suite de la purge qu’avaient organisée les buveurs de sang. Talpen les pensait sur le plateau, prêts à en découdre. Et puis, encore plus inquiétant, il pensait à ces guerriers noirs décrits par quelques policiers lors de la bataille de Cannfou. Qui étaient-ils ? Et combien étaient-ils ? Etaient-ce des bayagas ? Comme à chaque fois, il repartit faire son rapport sans en savoir plus. Il fut arrêté par Tienlou. Il avait vu brûler ses possessions dans Cannfou. Il en avait développé une colère contre les rebelles. Il avait fait construire des abris pour les archets. Il invita Talpen à venir admirer sa dernière construction. Il lui montra les pièges qu’il avait prévus si les rebelles descendaient. Talpen l’écouta et admira l’inventivité de son hôte. Ils se déplacèrent ainsi le long de la ville. Comme le soleil se couchait, Talpen donna l’ordre à ses hommes de trouver un abri pour la nuit et lui-même se dirigea vers le bâtiment que Tienlou avait refait. Il lui montra le stock d’armes qu’il avait préparé.
   - On les attend de pied ferme comme vous voyez, lui dit Tienlou.
   - Et vous avez combien d’hommes ?
   - Une bonne centaine ! Ils s’entraînent tous les jours. Forts comme nous sommes, nous ne craignons personne !
Talpen eut la politesse de ne pas mettre en doute ce qu’il disait. Il savait que les buveurs de sang s’étaient fait tailler en pièces et il voyait mal comment ce ramassis de commerçants allait pouvoir résister aux rebelles. Il ne retenait qu’un avantage à leur engagement. Ils serviraient de retardateur lors de l’attaque ce qui donnerait du temps à l’armée pour intervenir. Ils continuèrent à discuter tout en partageant
un repas. L'heure de Lex était passée quand un des gardes de Tienlou se présenta.
   - Qu'est-ce qui se passe, demanda-t-il ?
   - Il y a des lumières en haut de la falaise.
   - Des bayagas ?  
   - Peut-être mais depuis l’incendie, on n’en avait pas revu.
Tienlou et Talpen se levèrent de table et suivirent le garde. De passages souterrains en couloirs, ils atteignirent le poste de guet. Par l’étroite fente, ils scrutèrent le rempart des rebelles. Ils virent des lumières dansantes orangées couronnant la palissade.
   - Je n’ai jamais vu des bayagas comme cela, dit Tienlou. Ça fait penser à des torches.
   - Ce ne sont pas des torches, affirma Talpen. La lumière bougerait moins.
Le garde qui était en retrait prit la parole :
   - Certains disent qu’elle commande aux bayagas et que ce sont les bayagas qui ont massacré tout le monde là-haut.
Tienlou se retourna furieux vers l’homme :
   - N’importe quoi ! Personne ne commande aux bayagas. C’est juste le mal qui se promène.
Talpen surenchérit :
   - Ce sont des bayagas, mais si nous respectons la nuit, nous ne risquons rien. Par contre, les voir réapparaître, ce n’est pas bon signe. Il faudra que j’en informe le colonel !
Il se tourna vers le garde et déclara :
   - Vous allez me surveiller cela et ne pas les quitter des yeux. Ce n’est peut-être rien, mais ça peut être parce que là-haut, ils se préparent à la bataille. L’ost et le roi arrivent bientôt. Quant à l’armée des barons, le colonel s’en occupe. Notre rôle est de surveiller et de faire en sorte qu’ils ne descendent pas tant que nos troupes ne sont pas là. Si quelque chose arrive, venez immédiatement me faire un rapport.

Le départ de l’armée des barons fut une grande fête dans la capitale. Si dans les familles des barons, on  pleurait, les gens de la rue acclamaient les braves qui partaient au combat. Sink en était mal à l’aise. Étaient-ils heureux de les voir partir se faire tuer à la guerre ? Ou profitaient-ils simplement du spectacle rare des barons en grande tenue défilant dans les rues ? De tout le pays, les groupes allaient arriver et se joindre au cortège. Kaja avait calculé pour arriver un peu avant la prochaine lune et ainsi attendre le roi de Tisréal quand il traverserait avec l’ost.
Sa première déception survint à Frill. Ceux qui devaient arriver des montagnes de fer et de Madine étaient en retard. Ils durent attendre une journée avant de repartir pour Sursu. Kaja discuta longuement avec Selvag pour savoir comment rattraper le temps perdu.
   - Votre nomination comme Vice-roi, mon Colonel, en a dérangé plus d’un. Même si le roi a mis cette limite au temps de la guerre, certaines ambitions ont été contrariées.
   - Mais les clans ont été décimés dans cette espèce de guerre entre Gérère et Reneur.
   - Je sais, mon Colonel, mais cela n’a pas suffi à calmer l’ambition des autres. Ils sont nombreux à penser qu’ils méritaient plus le titre que vous.
   - Ils sont stupides, ou quoi ? Ne se rendent-ils pas compte du danger qui nous menace ?
   - Non, mon Colonel. Autour d’eux, rien ne bouge. Ils ne semblent pas sentir la tension qui règne dans le peuple. Mes informateurs m’ont prévenu. Les sachants sont revenus en catimini et ont donné l’ordre de ne pas bouger. C’est la reine et elle seule qui doit délivrer le  “royaume”. Leurs prophéties sont formelles.
Sink réfléchit un moment avant de reprendre la parole.
   - Envoie des messages à Sursu. Il faut faire préparer des barges. Nous avancerons plus régulièrement. Le temps que nous fassions le tour du défilé des roches noires, elles pourront se préparer.
Sa deuxième déception fut en arrivant à Sursu. La ville tout entière était pavoisée pour accueillir son nouveau vice-roi. Quand Selvag parvint à rejoindre Sink, il lui annonça la mauvaise nouvelle, les barges n’étaient pas prêtes. Plus exactement, il n’y en avait pas assez pour toutes les troupes. Kaja dut cacher sa mauvaise humeur sous un masque de contentement. De nombreux barons l'attendaient avec leurs hommes. Sans eux, l'armée ne ferait pas le poids face à l'ost de Tisréal. Tout en saluant la foule qui faisait la fête dans la ville, il réfléchissait au nombre de jours qu'ils allaient perdre.
Ce n’est que deux jours plus tard qu’ils purent reprendre leur voyage. Sink avait décidé d’envoyer tous les barons par le fleuve sur les barges pendant que lui prendrait des barques rapides pour arriver à temps. Il avait dû négocier avec les tréïbens des baisses de taxes et des garanties en cas de victoire, ainsi qu’un prix important pour le transport.
Les jours qui suivirent le rassurèrent. Ils progressaient assez vite pour rattraper un peu le temps perdu. À leur arrivée à Riega, ils avaient largement distancé les barges, mais sa flottille de barques longues lui avait fait regagner deux jours. Sink se sentait mieux. Ils atteindraient le point de rendez-vous avec peu de retard. Il était certain que l’Ost aurait traversé et que ce n’est pas lui qui accueillerait le roi sur la terre du royaume de Landlau mais le roi de Tisréal qui accueillerait le vice-roi pour lui venir en aide.
La fête à Riega fut de courte durée. Sink fit un discours aux barons présents. Ils partiraient le lendemain et, à marches forcées, rejoindraient le gros de l’armée pour mater la rébellion.
Le lendemain matin, le temps était gris. La pluie et le vent se mirent de la partie rendant la navigation désagréable.
   - Le vent va souffler de plus en plus fort jusqu’à Clébiande, mon colonel. Vous devriez rester à l’abri. Et puis les courants vont nous chahuter. On va être secoué.
Sink regarda le capitaine de sa barcasse. Puis il alla se mettre à l’abri de l’auvent. La vallée allait en se resserrant jusqu’à Clébiande. Le capitaine avait raison, cet endroit était un couloir où le vent pouvait se mettre à hurler. Pour économiser ses rameurs, il avait fait établir une petite voile qui les emmenait à bonne allure. Cela le fit sourire. De Clébiande à la confluence où traversait l’Ost, il y avait à peine une demi-journée de navigation. Ce soir, il serait arrivé à la sortie du défilé. Il avait prévu de dormir au fort et de repartir dès potron-minet. Il pourrait alors se présenter devant le roi avant que le soleil ne soit au zénith.
La navigation ne fut pas une partie de plaisir. Entre la pluie et les vagues, qui parfois giflaient le bateau, ils arrivèrent trempés mais à temps pour débarquer avant le lever de l’étoile de Lex. Le colonel de Clébiande fut surpris de les voir à la porte de son fort. Sink, qui ne l’avait pas prévenu avant, fut heureux de voir la bonne tenue de la place forte.
La soirée fut conforme à l’habitude, plus formelle qu’amicale. Les hommes de Kaja purent se sécher et dormir au sec pendant que le vent et la pluie continuaient à fouetter les murs.
Quand son aide de camp le réveilla, Sink constata que si le ciel était bas, il ne pleuvait plus. Il caressa la branche de son arbre sacré et remercia pour cette bonne nouvelle. La rencontre avec le roi en serait facilitée. Dès qu’il fut prêt, il sortit dans la cour et admira ses hommes tous en tenue, au garde-à-vous, prêts à partir. C’est en petites foulées que sa troupe rejoignit le port de Clébiande. Les Tréïbens avaient passé la nuit à quai et les barques étaient encore avec leurs protections nocturnes. Ce fut un branle-bas de combat chez les marins. Ils firent diligence. Alors que l’aube pointait son nez, la dernière barcasse larguait les amarres. Sink, qui surveillait la manœuvre, fit signe au capitaine qu’il pouvait reprendre la tête du convoi. C’est alors que, de la même manière qu’il avait été étonné au défilé des roches noires, Sink vit l’eau se gonfler, soulever les barques. Bientôt, ils furent plus hauts que la berge, puis plus haut que le plus haut des arbres et même plus haut que les collines environnantes. Aussi vite que le phénomène avait commencé, il cessa, et les barques se retrouvèrent à la surface du fleuve, à hauteur de berges. Sink regarda la capitaine :
   - Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ce dernier aussi effaré que Sink, balbutia :
   - Jamais vu ça… Jamais vu ça… et ça ne débordait pas…
Il tomba à genoux faisant des gestes de conjuration.
   - Bénalki ! C’est Bénalki qui est passée !

90
Koubaye marchait, suivi de Costané. Résal le suivait de près et derrière lui descendait un petit détachement d’une dizaine d’hommes. Ils avançaient avec précaution dans cette pente raide et caillouteuse. Ils avaient des consignes de silence. Seul Koubaye semblait à l’aise. Costané, malgré son expérience et ses entraînements, échouait à le suivre sans faire de bruit. Bien que général des troupes de sa majesté, Costané avait voulu reconnaître par lui-même le vieux chemin dont avait parlé le Sachant. Ce passage, oublié depuis la construction des passerelles, devait permettre aux quelques centaines de soldats dont il disposait, de descendre dans la plaine de Cannfou sans se faire remarquer. Il y avait des passages difficiles demandant l’aide des mains pour ne pas tomber. La végétation elle-même était devenue un obstacle à la progression. Des troncs avaient poussé là où se trouvait le passage, nécessitant des contorsions et des aménagements que Costané n’étaient pas sûr de pouvoir réaliser sans faire de bruit. Le Sachant l’avait prévenu. Le bruit et la lumière seraient leurs ennemis. Il admirait l’aisance de Koubaye capable de passer d’un tronc à l’autre ou de se glisser dans un minuscule passage sans laisser la moindre trace. Plus massif et plus grand, avec ses armes qui dépassaient de sa silhouette, Costané ne pouvait pas le suivre aussi souplement. Parfois, lorsqu’un des hommes plus en amont faisait trop de bruit, le Sachant les arrêtait un moment avant de reprendre sa descente. Quand la pente commença à s’adoucir, il se dirigea vers un renfoncement contourna quelques gros arbres qui bouchaient la vue et disparut derrière un bloc de rocher. Quand Costané arriva à cet endroit, il découvrit une vaste grotte avec des aménagements et une source.
   - Ici, des paysans cachent leurs bêtes quand c’est nécessaire. Vous pourrez y demeurer tranquillement sans que les seigneurs ne vous repèrent.
Costané regarda autour de lui pendant que ses hommes arrivaient. Il fit venir près de lui son pisteur. Ce dernier s’inclina devant Koubaye.
   - Je ne sais qui a été votre maître. Mais il est sûrement le meilleur. Sans le général qui était derrière vous, je n’aurais pas  suivi votre trace.
Il se tourna vers le général et ajouta :
   - J’ai mémorisé les passages. Je saurai retrouver le chemin. Il sera difficile de faire passer tous les hommes par là.
   - J’en conviens, Tengu. Tu seras chargé de faire les groupes. Nous descendrons en plusieurs vagues. Tu mettras les plus bruyants dans la dernière.
Koubaye, qui les écoutait, hocha la tête et reprit la parole.
   - Je vais vous laisser, général, régler les problèmes ici. Il est nécessaire que j’aille voir les grands savoirs de la plaine pour préparer le terrain.
   - Voulez-vous que des soldats vous accompagnent ?
   - Non, Général, il est préférable de rester discrets. Cela reste notre meilleure arme. Il faut garder l’effet de surprise.
Se tournant vers Résal, il l’invita à le suivre. Le général et le pisteur les regardèrent s'éloigner entre les grands arbres.

Riak était de mauvaise humeur. Koubaye lui avait dit de partir à la guerre quand la lumière brillerait la nuit sur les remparts de Cannfou. Qu’avait-il encore voulu dire avec cette phrase ? Ria avait pensé à la pleine lune qui allait arriver et puis Koubaye lui avait annoncé l’arrivée de la reine noire.
   - Amie ou ennemie ?
   - Elle sera ce que tu en feras…
Là-dessus, Koubaye était parti avec le général Costané pour retrouver le vieux chemin de Cannfou. Riak se disait que, autant elle chérissait les moments qu’ils passaient ensemble à courir la montagne, autant elle haïssait ces instants où il devenait le Sachant. Elle s’était promis de lui arracher d’autres indices à son retour mais le général était rentré seul et lui avait appris que Koubaye était resté en bas avec Résal. Riak avait juré au grand dam des nonnes qui étaient présentes. Comme la nuit tombait, Riak avait dit à sa “cour” comme elle appelait pompeusement les gens qui l’entouraient, qu’elle avait besoin d’exercice et elle était partie avec les léopards des neiges.
Mère Algrave désapprouvait en faisant remarquer que jamais le prince Khanane ne se conduirait comme cela. Mère Keylake fit chorus avec elle.
   - Ma mère, il faut l’éduquer ! Ça ne peut pas continuer comme cela, dit-elle à la grande prêtresse.
Cette dernière souriait des frasques de Riak, comme une mère ne peut s’empêcher de rire à certaines bêtises de son enfant.
Ce fut Lascetra qui conclut en disant :
   - Qu’on le veuille ou non, elle est la reine pour ce temps et ce temps demande qu’on abandonne les vieux rites. Faites-lui confiance !

Riak courait dans la nuit accompagnée des léopards. Dans la quasi obscurité, cela faisait trois silhouettes blanches sur le fond sombre de la plaine au-dessus de Cannfou. Riak aimait ces temps où son corps pouvait relâcher les tensions de la journée. Vivre toute une journée enfermée restait une torture pour elle. Elle avait besoin de ces grands espaces. Elle courut ainsi jusqu’au camp de son armée. Son arrivée provoqua les habituelles manifestations de joie. Les hommes qui se préparaient pour la nuit rassemblèrent autour d’elle en criant :
   - Vive la reine !
À certains, qui lui demandaient la date de l’attaque, elle expliqua que cela allait venir bientôt. Elle leur demanda d’être fin prêts au moment de la pleine lune.
   - L’étoile de Lex va bientôt se lever. Allez vous reposer, vous tous qui êtes les braves qui allez reconquérir le Royaume. Et surtout soyez prêts !
Ayant dit cela, elle repartit au petit trot. Dès qu’elle fut hors de vue du camp, les léopards la rejoignirent. De les voir ainsi si beaux, si souples, elle en oublia l’heure et elle se mit à courir dans les hautes herbes au bord de la rivière. Quand l’étoile de Lex monta au-dessus de l’horizon, elle vit arriver les bayagas. Multicolores, elles éclairaient la prairie devant elle. Pour Riak ce fut comme un encouragement. Elle accéléra. En plein effort, elle perçut une silhouette qui courait à sa droite. Quand elle tourna la tête, elle ne vit rien. Pourtant, elle était sûre de son ressenti. C’était comme une ombre se déplaçant à la même vitesse qu’elle, semblant se volatiliser chaque fois qu’elle braquait les yeux dessus. Brusquement, elle s’arrêta, l’ombre fit de même. Riak tenta de l’examiner sans la regarder directement. Elle avait à peu près sa taille et sa morphologie. En plein soleil, elle l’aurait prise pour sa propre ombre, mais là, juste avec les lumières des bayagas, cela ne pouvait être cela. Comme elle s’était arrêtée, les léopards s’étaient couchés à ses pieds sans se soucier de cette ombre qui perturbait Riak.   
Elle fit un premier geste, sortit sa dague et regarda pour voir si l’ombre faisait de même. Elle avait de nouveau disparu. Pourtant à chaque fois qu’elle se concentrait sur les gestes de sa danse de combat, elle ressentait en périphérie de son champ visuel, cette étrange silhouette qui la mimait.

Elle rentra tard et de mauvaise humeur. Le lendemain, elle fut assaillie par les mille questions de sa charge. Il fallait prévoir, gérer, décider, trancher entre les opinions des uns et des autres. Le général Costané arriva lui aussi avec son lot de difficultés. Des hommes arrivaient tous les jours. Fallait-il les intégrer immédiatement ou bien les garder en réserve? Il avait commencé à envoyer de petits contingents de ses meilleurs soldats dans la grotte montrée par Koubaye. Il voulait discuter stratégie avec elle. Ils n’avaient que quelques centaines d’hommes dont la valeur au combat était limitée et ils allaient faire face à l’ost de Tisréal si les informations amenées par les nouveaux arrivants étaient véridiques. Elle avait emmené Costané près des remparts en bois de Cannfou. Ils avaient observé les constructions des seigneurs en bas. Il y avait des échanges de flèches tous les jours.
    - Ils ont d’excellents archers, majesté. il y a eu plusieurs blessés.
   - Et les nôtres, qu’ont-ils fait ?
   - Leurs défenses sont très bien faites. On en a touché bien peu… Une fois en bas, que ferons-nous face à l’Ost ?
   - Le Sachant l’a dit. La victoire est à notre portée. Il faudra repousser l’Ost et prendre Clébiande.
   - J’entends, majesté. Mais nos forces sont si peu importantes. Il faudrait que le peuple se soulève pour nous venir en aide.
   - Non, général. Le Sachant m’a prévenue. Mon rôle est celui-là. Libérer le peuple pour que vive le peuple et non pour qu’il meure dans une vaine révolte.
Riak se retourna en entendant les bruits derrière elle. Elle vit des archers courir pour se mettre en position derrière les archères.
   - Que se passe-t-il ?
Un gradé lui répondit :
   - Un guetteur a repéré des mouvements en bas. Nous aurons peut-être la chance d’en avoir un ...
Riak regarda les hommes se préparer. Elle s’approcha du rempart et risqua un œil par une des fentes d’observation. La ville basse semblait calme. Les ruines noircies semblaient immobiles. Deux archers tenaient leurs arcs bandés fouillant du regard les restes de bâtiments. Au bout d’un moment, ils furent remplacés par deux autres. Riak remarqua un peu de cendres qui voletaient sur sa gauche. Elle examina plus en détail et perçut des signes de mouvements. Autour d’elle, les bruits indiquaient qu’elle n'était pas la seule à avoir détecté quelque chose. Une silhouette surgit et s’éclipsa aussitôt derrière un pan de mur ruiné. L’archer, non loin d’elle jura, il n’avait pas eu le temps de décocher sa flèche. Riak vint à côté de lui et lui fit signe de lui passer son arme. Elle le testa en tirant une fois ou deux sur la corde. Elle prit une des flèches de l’homme et l’encocha. Tout en s’approchant de l’archère, elle banda l’arc et ferma les yeux. Elle laissa son esprit se fondre dans ses perceptions. Elle sentit : Maintenant ! Quand sa flèche s’envola, les archers pensèrent qu’elle l’avait décochée car l’arc était trop lourd pour une femme de son gabarit.
   - Là !
Le cri du guetteur fit se précipiter tous les présents vers les fentes d’observation. En bas, une silhouette se tordait au sol. L'empennage de la flèche lui dépassait du cou.
Riak rendit son arc à l’archer :
   - Très bonne arme !
Il mit genou à terre pendant que Riak s’en allait avec le général.
Tous les hommes commentèrent son exploit. De là partit la rumeur que Riak voyait à travers les murs.

Koubaye et Résal allaient de ferme en ferme. On leur faisait souvent bon accueil. Koubaye ne se faisait reconnaître que des grands savoirs et leur transmettait les messages nécessaires. À ceux qui vivaient près de la forêt, il avait enjoint de ne pas s’approcher des falaises. Partout, il expliquait qu’il serait profitable pour tous de se protéger et de se cacher quand la lune serait pleine. L’Ost de Tisréal allait traverser le fleuve et malheur à celui qui serait là quand cela arriverait.
   - La lune sera pleine dans trois jours, fit remarquer Résal. Ne sommes-nous pas trop près du fleuve?
   - Tu as raison, mais nous ne risquons rien. Nous allons vers Clébiande. Il faut que le peuple soit prévenu.
Avec Résal, il se déplaçait d’abri en abri, voyageant aux heures sombres dans les sous-bois. Koubaye était très attentif à ne rencontrer aucun seigneur.
   - Le fleuve n’est pas loin, lui fit remarquer Résal un matin.
   - En effet ! Je connais ton désir de le voir, Résal. Il est préférable de s’en abstenir pour le moment. Les seigneurs y patrouillent bien souvent.
   - Je hais les treïbens qui aident les seigneurs, déclara-t-il. Ils ne méritent plus de faire partie de notre peuple.
   - J’entends ta colère, mais ils sont le prix que ton peuple doit payer pour garder sa relative autonomie. Quand viendra l’heure et le moment, ils auront à choisir entre les seigneurs et la déesse…
   - Bénalki va venir ?
Résal avait un air extatique en prononçant ces mots. Koubaye se mit à rire.
   - Les dieux et les déesses sont libres d’aller et venir. Rma file avec leur liberté. Bénalki a choisi et fera ce qu’elle a choisi.
Koubaye fit un brusque geste de prudence et dit :
   - Vite, à couvert !
Ils se réfugièrent derrière un bosquet. À travers ses branches, ils aperçurent une troupe de cavaliers qui passa sans s’arrêter.
   - Des policiers, remarqua Résal.
   - Oui, ils sont le véritable risque. Nous devons les éviter à tout prix.
   - Que Bénalki les réduise en cendres !
Koubaye eut un petit sourire.
   - Qui connaît la volonté de Bénalki ? Mais restons à couvert, les policiers à pied ne vont pas tarder. Nous reprendrons la route après. Un grand savoir nous attend.

Sous la lumière de l’étoile de Lex, Riak dansait la danse de ses combats. À la limite de sa vision, l’ombre enchaînait les figures. Riak s’arrêta brusquement et regarda dans sa direction. Elle pointa son épée vers la position de l’ombre :
   - Je sais que tu es là… Je ne sais pas qui tu es mais je te sais présente. Vis-tu par l’étoile de Lex ?
Seul le silence lui répondit. Autour d’elle dansaient les lumières changeantes des bayagas. Elle sentait la colère en elle. Cette ombre la réveillait. Elle était cette enfant emplie de peur devant la violence des seigneurs. Elle était Riak attendant la charge du seigneur derrière le rocher du roi Riou. Sa danse reprit. Elle était cette rage de détruire ceux qui lui faisaient peur.
Non loin de là, les léopards des neiges regardaient Riak la sombre dansant la ronde de la mort. Quand la danse prit fin, ils s'approchèrent d’elle en feulant doucement. Riak la blanche prit la tête de la femelle entre ses mains et lui gratta le cou. Le mâle vint se frotter contre elle en ronronnant.
Riak revint doucement vers Cannfou. Le ciel, jusque-là couvert, se dégagea. En approchant du rempart surplombant les descentes, elle vit la lune presque pleine. Elle regarda un moment le disque brillant dans le ciel, puis elle s'intéressa à ce qui se passait en bas. Les derniers nuages s'écartèrent laissant la lune briller de toute sa splendeur. Au loin, la rivière faisait comme un ruban argenté. En bas les bâtiments brûlés prenaient des teintes grises. Tout était calme.
Elle balaya le paysage du regard et elle sut.  La lumière brillait sur les remparts de Cannfou. L’heure du combat venait de sonner.

Koubaye ne dormait pas. Par la fenêtre qu’il avait ouverte, il regarda la lune éclairer la cour de la maison du grand savoir qui l'accueillait. Dans la pièce sur son matelas de paille, Résal dormait. Les combats allaient recommencer. Rma trancherait de nombreux fils. Les motifs de l’étoffe du temps changeraient. Il regarda vers l’ouest :
   - Bénalki, demain la reine que tu as choisie, va combattre, demain, l’Ost va traverser le fleuve, demain viendra le vice-roi de Landlau. J’ai posé la pierre que tu m’as confiée au bord du fleuve. Le roi de Tisréal la foulera s’il pose le pied sur la terre de Landlau.
Koubaye pencha un peu la tête comme s’il écoutait quelque chose. Quand il se redressa il souriait.

91
Il était venu là de bonne heure avec l’idée de pêcher son déjeuner. Il connaissait cette petite plage le long du fleuve à quelques distances des débarcadères. En face, le camp des seigneurs se réveillait. Les barges attendaient pour les embarquer. Il remarqua qu’à quelques exceptions près, il n’y avait pas de treïbens. Il installa son tabouret et prépara ses lignes. Une pierre le gênait pour s’installer. Il la ramassa et la trouva bien lourde. Il la lança dans l’eau. Il fut étonné de la voir tomber si près de la berge. Les premières prises ne tardèrent pas à rejoindre son seau. Il s’interrompit pour voir ce qui se passait sur l’autre rive. Des bruits de tambours résonnaient. Il vit les soldats de l’Ost s’agiter fébrilement pour démonter les tentes et défaire le camp.
    - Ca y est, pensa-t-il, ils traversent.
Il fut heureux de n’avoir ni famille ni enfant. Là où il était, il ne risquait rien. Les exactions surviendraient plus tard. Il se remit à pêcher. Les poissons allaient être dérangés par tous ces va-et-vient alors il allait les pêcher. Il regardait son fil quand l’eau se mit à frémir. Il n’avait jamais vu cela. Comme son bouchon bougeait, il se leva. On ne sait jamais, des fois qu’un de ces gros poissons, tels que les racontaient les légendes, vienne mordre… Sa tête dépassa les ajoncs et il vit un mur d’eau se précipiter vers lui. Il se recula précipitamment et tomba sur les fesses en lâchant sa canne. Le mur s’arrêta devant lui. Dans l’eau, l’ombre d’une main gigantesque apparut. Il la vit se diriger là où il avait lancé la pierre et ressortir avec elle. Ce fut comme si un soleil brillait dans la masse de liquide. Il pédala en arrière du mieux qu’il put, jouant des quatre membres pour s’échapper de ce lieu. Il n’avait pas atteint l’herbe et le chemin qu’il vit le mur d’eau s'effondrer, dans un bruit d’enfer sur la rive opposée. Quand il put se relever, en face, rien ne subsistait. Accrochés à des débris quelques tréïbens dérivaient vers lui. Cela le choqua. Les débris remontaient le courant comme si une force les poussait. La main, cela ne pouvait être qu’elle ! Il se précipita vers l’eau pour aider ceux qui s’échouaient sur la plage. Il les entendit murmurer des mots incompréhensibles sauf un :
   - Bénalki !
Il prit un des hommes et l’aida à se poser sur le sable. Puis il retourna accueillir les quelques survivants. Quand plus personne ne fut dans l’eau, il les regarda. Ils avaient l’oeil vide de ceux qui ont vu l’impensable. Il s’adressa au plus lucide :
   - Qu’est ce qui est arrivé ?
   - Je l’avais dit au capitaine, ce n’était pas une bonne idée… Mais il y tenait, ça faisait beaucoup d’argent pour pas long de traversée. Mais je lui avais dit que c’était pas bien de faire traverser les ennemis de la reine…
Le pêcheur laissa le marin raconter à sa manière. Dans son discours revenait en boucle qu’il avait raison de ne pas vouloir et que son capitaine préférait l’argent sûr, aujourd’hui, qu’une reine hypothétique, demain. Puis le récit changea, le treïben décrivit l’arrivée du mur d’eau, l’incroyable choc qu’il avait ressenti quand il s’était abattu sur eux et sur la berge. Il s’était vu mort quand il avait senti qu’on le prenait pour le ramener à la surface. Comme si une main l’avait soulevé et posé sur ce morceau de coque d’une barge, puis l’avait poussé sur cette plage. Le marin attrapa le pêcheur :
   - Bénalki, seule la déesse a ce pouvoir de commander aux eaux et de sauver ses sujets ! Elle est venue ici au plus près de la Bébénalki…
   - Au plus près de qui ?
   - De la Bébénalki ! De la reine que les grands savoirs nous annoncent. Le capitaine ne voulait pas y croire, je pense qu’il est mort de mettre en doute la parole de la déesse.
Le pêcheur interrogea les autres marins et obtint un peu la même histoire, seuls changeaient les détails de leur sauvetage, mais tous étaient persuadés que leur déesse était intervenue pour faire ce tsunami. Il les laissa se remettre après leur avoir donné des indications pour rejoindre le village. Le pêcheur partit en courant, il se devait de prévenir Sworde. Son savoir était grand. il saurait quoi faire et qui prévenir.

Quand Sink arriva en vu des débarcadères, il vit le désastre sur la berge de Tisréal. Tout était dévasté. De l’autre côté la vie s’écoulait normalement. Seule la fuite des gens, venus voir ce qu’il s’était passé, montrait que tout n’était pas normal. Les locaux fuyaient à son approche. Il était un des seigneurs qu’ils maudissaient et qu’ils craignaient. Derrière lui, dans la barque, ses hommes étaient sidérés. Ils étaient face à l’incompréhensible. Il entendit l’un d’eux dire :
   - Par l’Arbre Sacré, c’est impossible, impossible !
Sink se fit raconter les événements par le lieutenant venu l'accueillir.
   - J’étais en face, disait-il. Hier j’étais juste en face pour mettre au point la traversée avec l’intendant du roi. Vous n’arriviez pas et le roi ne voulait pas attendre. Il avait dit : “ plus vite commencé, plus vite fini! ”
Sink se remémora les derniers courriers du roi. Il y développait sa stratégie. Dès qu’il aurait sécurisé la région jusqu’à Cannfou, il ferait le siège de Cannfou la haute comme on fait le siège d’une ville. Des charpentiers faisaient des troupes d’assaut pour monter le engins de guerre et les tours nécessaires à l’attaque. Une fois en haut, le roi ne doutait pas des capacités de l’Ost à nettoyer toute la racaille qui s’y trouvait. Sink lui avait fait part de ce qu’il s’était passé avec les buveurs de sang. Le roi de Tisréal avait entendu et en avait parlé aux prêtres. Un chariot complet de feuilles de l’arbre sacré faisait partie de l’équipage du roi. Son rôle serait de protéger l’armée des démons noirs de la sorcière blanche.
Sink fit signe au lieutenant de la suivre. Sur le débarcadère, il croisa les policiers qui étaient avec lui, et qui débarquaient. Près de la grande barque, Sink dit au capitaine :
   - Conduis-moi sur l’autre rive !
   - Monseigneur, notre accord s’arrête ici, si mes souvenirs sont bons. La traversée du fleuve n’est pas dans notre accord. L’eau est basse et je crains de m’échouer.
Sink sortit à moitié sa dague de son fourreau :
   - Pense, Capitaine, que je souhaite aller voir ce que ta déesse a fait… N’est-ce pas un assez grand paiement ?
   - Présenté comme cela, Monseigneur, cela me va et pour la peine, je te ramènerai …
   - Alors en route, ajouta Sink en sautant dans l’embarcation.
Le fleuve était anormalement bas. Le capitaine dut manœuvrer finement pour passer les hauts-fonds.
   - Heureusement que vous n’êtes que deux... À plus, on ne passait pas !
Sink débarqua dans la boue. C’est en pataugeant, accompagné du lieutenant, qu’il arriva sur la berge. Tout était dévasté, écrasé. Rien ne restait entier. Les arbres eux-mêmes avait été broyés. Seules les souches restaient debout. Ils marchèrent un moment sans rencontrer âme qui vive. Tout le paysage était désolé. Parfois un piquet à moitié couché signalait un reste de tente. Du camp de l’Ost ne restait rien et Sink fut persuadé que l’Ost lui-même avait disparu corps et bien dans ce qui avait été un anéantissement. Il espéra sans y croire que le roi n’était pas présent. Ces derniers espoirs s’évanouirent quand il découvrit un poteau de tente peint aux armes du roi. Le bois dépassait à peine de la boue, il fit l’effort de le dégager. Il regarda un moment les inscriptions. Se retournant vers le lieutenant qui le suivait, il lut l’effarement sur son visage. Sink se releva. Il regarda au loin sans voir autre chose que la désolation. Le treïben avait raison, seul un dieu avait de tels pouvoirs. Si la déesse combattait avec les rebelles, avait-il une chance ? La pensée qu’elle avait anéanti les gens de Tisréal sans toucher au pays de Landlau lui traversa l’esprit. Sink regarda le ciel. Il était vivant. La déesse n’avait pas renversé la barque comme elle avait anéanti les barges de Tisréal. Devait-il d’être vivant d’avoir navigué avec des treïbens ? Ou bien… Elle avait considéré Sink et ses hommes comme appartenant au pays de Landlau… Toutes ces pensées se bousculaient dans sa tête et puis brusquement, il se tourna vers le lieutenant :
   - Rentrons ! Nous ne pouvons rien à faire ici !
La traversée de retour fut encore plus difficile que l'aller. Le niveau de l’eau avait encore baissé. Le capitaine fit remarquer qu’il ne pourrait même plus naviguer tant que le fleuve serait aussi bas. Sink, une fois sur la rive de Landlau, fit mettre ses hommes en rang. Il n’avait avec lui que dix policiers. Les autres barques s’étaient échouées un peu plus en amont. Il pensa aux barges. Elles s’étaient probablement arrêtées aussi à cause du faible étiage. L’Ost avait disparu, ses soldats n’arriveraient pas maintenant. Le lieutenant lui avait laissé entendre que les rebelles allaient attaquer. C’est ce que lui avait dit un de ses informateurs.
   - Ils auraient trouvé un autre chemin pour descendre.
Sink pensa à ceux qu’il connaissait. Il fallait passer par les montagnes et par des chemins difficiles où une armée ne pouvait pas passer. L’informateur avait parlé du Sachant qui aurait donné des informations sur d’anciens chemins.
   - En sait-on plus que ces rumeurs ?
   - Non, mon colonel. les patrouilles n’ont rien vu, rien entendu.
   - Le lieutenant Talpen, dans ses rapports, parlait d’un dénommé Tienlou, l’homme de confiance du baron Ferai, dont les hommes surveillaient Cannfou. Que valent ses troupes ?
   - Je n’ai jamais rencontré le personnage. La rumeur dit qu’il en veut beaucoup aux rebelles pour avoir tout perdu et que lui est ses hommes sont prêts à leur faire payer très cher leur descente. Ils s’entraînent beaucoup mais ils manquent de savoir faire.
   - Et cette histoire de bayagas ?
   - Des lumières courent sur la montagne depuis quelques jours. Dans la plaine, on ne les voyait plus depuis le jour de leur grande fête. Les hommes s’interrogent. Les oracles ont parlé de la pleine lune qui sera ce soir. Ce qui est arrivé à l’Ost et au roi…
   - Pour le roi, on ne sait pas, coupa Sink. On espère !
   - Oui, mon colonel. Mais j’ai vu la montagne d’eau s’abattre sur la berge…
Sink regarda ses pieds :
   - Je sais, lieutenant. Dès que possible, on enverra des hommes, mais aujourd’hui on doit s’occuper de la menace des rebelles. Envoyez un messager vers l’amont. Qu’il dise à tous de se presser d’arriver. Nous ne sommes pas assez nombreux pour les combattre. Nous allons faire mouvement vers Cannfou. Qu’ils nous rejoignent là-bas. Avec la cohorte de Talpen, nous devrions pouvoir faire face le temps d’attendre les renforts, mais qu’ils fassent vite. Nous allons partir. Nous rejoindrons Cannfou à marches forcées.
Le lieutenant salua Sink et repartit rejoindre sa patrouille. Sink chargea son sac à dos et fit signe à ses policiers de le suivre. Tout en donnant ses ordres, le lieutenant regarda Sink s’éloigner au petit trot suivi de ses hommes.

La lune était pleine et le ciel dégagé. Le journée avait été calme et presque chaude. Le soleil descendait. Il y avait encore du temps avant le crépuscule. Pourtant une première flamme se mit à danser sur le rempart de bois de Canfou la haute. Les hommes de garde dépêchèrent un messager pour prévenir Tienlou. Il était arrivé peu après avec tous les hommes disponibles. Il avait regardé le ciel et les lumières dansantes puis il s’était tourné vers ses guerriers :
   - C’est pour maintenant !
Il avait fait vérifier les pièges et les chausses-trappes. Il fallait que tout soit en état pour mettre le maximum d’ennemis hors de combat avant le choc de guerrier contre guerrier. Il fit mettre les archers en place. Les arcs furent préparés et les réserves de flèches distribuées. Les lances étaient prêtes et chacun attendait de voir les échelles ou les cordes se déployer. L’attente leur parut longue. Quand le disque solaire eut complètement disparu à l’horizon, un bruit de bois qui casse se fit entendre. Le rempart de Cannfou la haute tomba laissant une plateforme où se tenait une silhouette blanche. Une pluie de flèches s’abattit sur Cannfou la basse. Le rempart s’écrasa au sol soulevant des nuages de poussières. Tous se protégèrent les yeux. Quand ils les rouvrirent. La plateforme là-haut était déserte.
Devant eux, une silhouette à la chevelure blanche avançait en courant. L’épée dans une main, une dague dans l’autre. Tienlou fut le premier à réagir. Il hurla :
   - TIREZ ! MAIS TIREZ DONC !
Les archers décochèrent leurs traits qui vinrent s’écraser sur un mur de glace qui était apparu. Avant qu’ils n’aient pu ré-encocher une flèche, deux fauves leur avaient sauté dessus, égorgeant les uns, blessant les autres.
   - La sorcière blanche, hurla un des guerriers avant de s’écrouler en se tenant le ventre dont les entrailles se répandaient à terre.
Les lances ne furent d’aucun secours, les épées non plus. Quand la lumière du soleil eut complètement disparu, Tienlou et ses hommes étaient tous morts.
Riak essuya ses lames et les rangea. Les deux léopards des neiges vinrent se frotter contre ses jambes en ronronnant :
   - C’est bien, ceux-là ne haïront plus personne.
Riak regarda autour d’elle. Il devait rester des guerriers cachés. Elle leva les yeux vers les Bayagas :
   - Trouvez-les moi !
Immédiatement les formes lumineuses des bayagas se mirent à danser à certains endroits. Les léopards des neiges débusquèrent les hommes qui s’étaient cachés. Ils en firent un troupeau qu’ils guidèrent vers Riak qui accueillait un groupe de personnes arrivant avec des fleurs et des offrandes en criant : “Vive la reine “. Quand ils virent les léopards arriver, poussant devant eux les guerriers de Tienlou comme on mène des moutons, certains se mirent à crier leur haine des seigneurs.
    - SILENCE !
L’ordre de Riak les figea. Elle avait l’épée à la main et sa chevelure blanche flottait dans l’air noir de la nuit. Elle se retourna vers les prisonniers et commença à les interroger. Elle comprit vite que ce n’était que de simples exécutants. Elle regretta que Koubaye soit parti. Elle avait besoin d’informations et ceux-là ne lui en donneraient pas. Elle les fit s’aligner devant elle. À la lumière des torches, cela fit un rang sombre face à la silhouette blanche de Riak dont l’épée semblait jeter des éclairs. Certains se tenaient droits, le regard plein de défi. D’autres étaient à moitié courbés jetant des coups d’œil apeurés vers la reine qui les toisait faisant des moulinets avec son arme. Elle s’approcha du premier. L’homme se raidit. Il avait reçu une flèche dans le bras. Son regard semblait de feu. Riak le fixa droit dans les yeux. Il les baissa le premier. RIak lui mit l’épée sur le menton et lui releva la tête. Ses yeux flambaient toujours.
   - Tu me hais !
   - Oui, Sorcière et quand le roi viendra, il mettra ta tête sur une pique.
   - Sans cette flèche, tu aurais continué à te battre, n’est-ce-pas !
   - Le roi aura ta peau !
Il avait à peine fini de dire cela que sa tête se décolla de son corps. Le sang en jaillissant éclaboussa les autres.
Il y eut des cris et un mouvement de recul quand les gens de Cannfou comprirent que leur reine venait de décapiter un homme. Pendant que le corps sans tête s’effondrait, elle se tourna vers le deuxième. Celui-là avait le regard effaré. Sa tête allait de Riak au guerrier mort. Il se mit à trembler. Il se retrouva avec l’épée sous le menton.
   - Et toi que dis-tu ?
Le ton de Riak était glacial. Les deux léopards observaient la scène, couchés à ses pieds.
   - Je… Je...
   - Parle plus fort, les gens aimeraient t’entendre.
   - Je n’ai fait qu’obéir. Je ne voulais pas me battre.
   - Je t’ai vu. Tu te précipitais comme les autres !
   - J’avais pas le choix, dit-il en larmoyant.
   - C’est une brute, hurla une femme dans le dos de Riak.
Riak regarda la femme puis l’homme.
    - Que réponds-tu ?
    - Ce n’est pas moi… Ce n’est pas moi !
Il n’avait pas fini de parler que le léopard des neiges lui sautait à la gorge. Il s'effondra en émettant un gargouillis sanglant.
Riak se déplaça devant le troisième guerrier. Il tremblait de tout son corps mais soutint le regard de la reine.
   - Je me suis battu autant que j’ai pu. À vous voir, je comprends que nous n’avions aucune chance. Je suis prêt à mourir.
Riak se tourna vers la femelle léopard :
   - Qu’en dis-tu ?
Celle-ci feula doucement sans bouger de sa place.
   - Je suis d’accord.
De nouveau tout alla très vite. Riak trancha les deux talons d’Achille du prisonnier qui tomba à genoux.
   - Tu vivras, mais plus jamais tu ne combattras.
Riak continua ainsi jusqu’à arriver devant un renégat. Il était déjà à genoux tremblant de peur.
   - Tu as choisi le mauvais maître.
   - Je ne pouvais pas faire autrement. il fallait que je nourrisse les miens.
Le léopard gronda sourdement.
   - Tu entends, il ne te croit pas.
Riak sentait la colère des gens derrière elle. Les murmures des habitants faisait un grondement sourd comme un contrepoint de rage contenue qui cessa brusquement. Riak se retourna. Une vieille femme approchait les yeux pleins de larmes. Elle se jeta à genoux devant Riak :
   - C’est mon fils, mon unique. Prends ma vie, ma Reine, mais laisse-le vivre. Il a fait de mauvaises choses, c’est vrai ! Mais c’est mon fils. Je n’aurai bientôt plus la force de cultiver, qui va me nourrir ?
    - Je t’entends, femme, mais il faut que  justice se fasse.
Riak se tourna vers les habitants :
   - Qui a quelque chose contre lui ?
   - C’est un salaud, cria quelqu’un aussitôt rejoint par un choeur de haine.
Riak se retourna vers l’homme qui maintenant sanglotait roulé en boule par terre.
   - Tu as cultivé la haine autour de toi…
Elle regarda vers le ciel :
   - Et vous les bayagas … que dites-vous de lui ?
Deux formes rouges presque noires surgirent autour de l’homme à terre. Leur danse les conduisait du fils à la mère dans une sorte de spirale affolée. Le mouvement allait si vite qu’on ne distinguait plus qu'un brouillard de lumière rougeâtre de plus en plus sombre. Le tourbillon descendit jusqu’à terre cachant le guerrier à la vue du monde. On entendit un hurlement qui se termina en couinement. Brusquement les bayagas disparurent laissant une silhouette pantelante au sol. La vieille femme se précipita pour le prendre dans ses bras. Quand elle vit les yeux de son fils où ne régnait aucune étincelle humaine, elle hurla.
Le renégat suivant était déjà à genoux en implorant d’être tué plutôt que de subir ce sort. Riak lui hurla :
   - DEBOUT !
Il se leva péniblement, et fit face.
   - Ma reine, j’ai fait ce que je croyais bien pour les miens. J’avais tort. Je voudrais mourir en soldat. Tuez-moi !
Le léopard femelle s’était levée. Elle fit le tour de l’homme en grondant doucement. Elle le renifla et revint se coucher aux pieds de Riak.
    - Elle pense que tu ne mérites pas la mort...
Riak vit l’étonnement dans les yeux du prisonnier, puis au fur et à mesure que les paroles le pénétraient, une lueur d'espoir apparut dans ses yeux.
   - … Mais tu es coupable de ce que tu as fait. Approche.
Quand l’homme fut à moins d’un bras de Riak, elle l’attrapa et le colla contre sa poitrine. Il hurla en se reculant brusquement. De sa joue montait de la fumée. Le symbole du royaume de Landlau brûlait ses chairs. L’homme sous la douleur tomba à genoux, tenant sa joue à deux mains. Riak se tourna vers le peuple.
   - Il est mien maintenant. Il porte ma marque. Sa peine, pour avoir servi les seigneurs, sera de servir mon peuple. Tu leur as donné trois ans de ta vie, tu m’en donneras quatre en servant ton village. Quiconque portera la main sur toi devra répondre devant moi.
Quand l’homme comprit qu’il allait vivre, il jeta un regard de reconnaissance éperdu à la reine. Sur sa joue pulsait la forme du médaillon de Riak comme marquée au fer rouge.
   - L’étoile de Lex !
Le cri d’une femme fit lever la tête à tout le monde. La peur fit son apparition dans le groupe des habitants de Cannfou. Riak lança un ordre. Les bayagas se rassemblèrent et, dans un même ensemble s’envolèrent vers le fleuve. Riak les regarda s’éloigner. Derrière elle, les regards des gens allaient de l’étonnement à l’adoration. Un premier : “Vive la reine !” fut lancé et repris par l’ensemble des présents.
Le bruit couvrit le léger sifflement que firent les cordes lancées depuis la falaise. Des hommes descendirent en rappel, leurs grands arcs sur le dos. Une fois regroupés en bas , ils firent mouvement vers la reine. Quand le premier mit genou à terre devant Riak, les cris s’arrêtèrent.
   - A tes ordres, ma Reine.
   - Il n’y a plus de seigneurs à Cannfou hormis les prisonniers. Maintenant, Capitaine, voyez avec le chef de la communauté pour organiser et garder la ville. Je vais rejoindre les nôtres. Nous ferons mouvement vers le fleuve. C’est là qu’aura lieu la prochaine bataille.

92
Kaja s’arrêtait dans tous les villages pour écouter ce que lui disaient les policiers. Partout, il entendait les mêmes rapports. Les gens ne se révoltaient pas. Pourtant les policiers rapportaient combien ils sentaient la colère et l’opposition. La peur tenait encore le peuple mais pour combien de temps. Sink incorporait les policiers de confiance, c’est-à-dire les seigneurs, au fur et à mesure de sa progression, ne laissant dans le village traversé que les adjoints tous issus de la population locale. Arrivé au premier gros bourg, il décida d’une pause. Le fort local ne disposait que d’une vingtaine de policiers de confiance. Avec ceux que Sink avait recrutés sur le trajet, il disposait d’une cinquantaine d’hommes.
   - Et c’est la plus grosse garnison jusqu’à Cannfou ?
   - Oui, mon colonel. Avec la destruction de la ville, seul un fou penserait qu’on peut la défendre contre des adversaires en nombre, descendant de la ville haute. Talpen m’a laissé un message pour vous. Si, comme il pensait, Cannfou était indéfendable, il irait prendre position sur le mont Birlak.
   - Le mont Birlak ?
   - C’est une sorte de château fort naturel tout en pics et en dédales.
Kaja tiqua. Il ne se voyait pas s’enfermer dans un fort pour attendre. Il aurait préféré une guerre de mouvement. Tout dépendait des forces en présence. Talpen avait avec lui une dizaine d’hommes. Rassemblés, ils seraient assez nombreux pour tenir tête à une armée. Où était Ankakla maintenant ? Il disposait d’une escouade. Son dernier rapport parlait de patrouille pour vérifier des informations. Les rebelles avaient peut-être trouvé un autre chemin pour descendre. Il avait un quart d’escouade assez entraînée et pouvait compter sur le régiment des Gayelers pour les rejoindre au plus vite. Il savait que les autres barons ne se dépêcheraient pas autant. Leurs hommes ne tiendraient pas le rythme des marches forcées.
Sa nuit fut peuplée de cauchemars. La plaine se couvrait de guerriers rebelles, et lui était seul, avec pour seule arme la branche de l’arbre sacré. Il se réveilla quand les ennemis chargèrent. Il écouta la nuit. Tout semblait calme dans ce fort. Son esprit dériva sur l’armée qu’il allait combattre. Ses informateurs laissaient entendre que de nombreux hommes, parmi les autochtones, disparaissaient pour aller grossir les rangs des rebelles. Personne n’avait d’estimation fiable. Il allait vers l’inconnu.
Armés pour la guerre, les cinquante hommes partirent à l’aube. Tous savaient que la journée serait longue et le barda pesant.
Quand la lune se leva, ils marchaient encore. Ils étaient épuisés. Kaja donna l’ordre de repos. Ils étaient dans un bois assez touffu. L’étoile de Lex allait se lever. Ils eurent juste le temps de monter les abris comme le faisait les marins. Chacun sortit ses provisions et mangea en silence. Kaja était seul dans son abri. Comme ses hommes, il avait beaucoup souffert. Il s’allongea et ferma les yeux. Il se réveilla en sursaut. Son frêle abri de roseaux s’était effondré. Il aurait dû être dans un bois et il se retrouvait au milieu de rien. Un peu plus loin il vit une lueur. Il dégagea son épée et s’avança à pas de loup. Il vit une file de personnages flous et luminescents avançant lentement. Il s’interrogea sur ce qu’il voyait. L’un d’eux tourna la tête vers lui. Cette silhouette lui était familière. Il chercha dans sa mémoire sans pouvoir mettre un nom sur cette forme qui s’était arrêtée. Kaja continua à s’approcher de la file qui maintenant ne bougeait plus. La silhouette familière s’exprima d’une voix lasse :
   - Tu es venu ! Tu as tenu ta promesse.
Kaja sursauta. Même la voix, bien que déformée, lui était connue.
   - Tu sais, je n’y croyais pas trop… Enfin, cela n’aurait pas dû arriver. On aurait dû vaincre et non mourir…
Ankakla ! Kaja avait devant lui Ankakla ou ce qu’il en restait. Ankakla le fidèle, celui qui avait partagé son enfance. Des souvenirs lui remontèrent à l’esprit. Encore jeunes, ils avaient vécu de multiples aventures. Fils dernier d’un baron peu fortuné du voisinage, Ankakla avait trouvé auprès de Kaja la reconnaissance qu’il n’avait pas ailleurs. Quand le(s) destin allait les séparer, Ils s’étaient jurés de se retrouver et de s’accompagner jusqu’à la mort. Ankakla avait rejoint la police avant Kaja et végétait dans un fort quand il entendit parler du colonel Sink. Il avait été un des premiers à répondre à l’appel de Selvag. Kaja se souvenait de l’émotion qui l’avait étreint quand ils s’étaient revus. Il avait fait de Ankakla un commandant d’escouade et lui avait confié les missions secrètes et périlleuses. Et voilà qu’aujourd’hui ou plutôt cette nuit, il le voyait sous la forme de cette silhouette évanescente.
   - Mais que… quoi ?
La voix de Kaja s’était étranglée par l’émotion. Ce qui restait d’Ankakla reprit :
   - L’information nous était venue qu’un groupe de rebelles avait trouvé un autre chemin pour descendre de la vallée en évitant le saut de Cannfou. Nous les avons trouvés près d’un village au sortir de la forêt qu’ils appellent la Wessi. C’est une zone de champs qui nous était favorable. J’ai mis les Gayelers en position de combat. Le soleil levant nous était favorable. Leurs quelques archers visaient mal et lentement…
La voix d’Ankakla avait des hauts et des bas. Il était parfois presque inaudible.
   - On a compris qu’ils fuyaient… Au début, on a cru à un piège. On a commencé la poursuite avec prudence. Le premier groupe qu’on a accroché n’était pas de taille. Il nous a juste retardés. Puis on a réglé leur compte aux fuyards qu’on rattrapait. J’ai fait accélérer les hommes quand j’ai estimé qu’ils allaient fuir jusqu’à l’heure de l’étoile de Lex. Il parait que les bayagas sont leurs alliés.
Ce qui restait d’Ankakla émit un bruit de reniflement :
   - C’est là que j’ai eu tort… J’aurais dû sentir que cette sorcière blanche nous tendait un piège… Les gayelers voulaient le combat et en finir. On les a adossés à un escarpement quand le soir tombait. Même à quatre contre un, ils ne faisaient pas le poids.
La voix devint comme une plainte sourde :
   - C’est à ce moment-là qu’elle est arrivée… Elle a surgi comme cela, de nulle part, avec ses léopards aussi blancs que ses cheveux. Serral s’est porté à sa rencontre avec ses hommes. Je n’avais jamais vu cela. C’était beau comme une danse et mortel comme une exécution. J’ai vu tomber les dix hommes avant d’avoir le temps de comprendre. J’ai hurlé pour qu’on se rassemble. Ils ont hurlé leur joie de voir la sorcière. On a fait face. Elle a pénétré dans nos rangs comme le moissonneur dans son champ. Les léopards semblaient s’être mutipliés autour d’elle. Je lui ai fait face tout en ordonnant le repli. J’ai tenu, Kaja, j’ai tenu aussi longtemps que j’ai pu. Mais elle allait trop vite et ses coups étaient trop ajustés. Je suis tombé parmi les derniers… Je suis mort en entendant le cri de leur victoire… de sa victoire, Kaja. Je suis venu te dire que je m’en vais là où je souhaite que tu ne viennes pas et te prévenir.
La silhouette d’Ankakla semblait se dissoudre comme une brume au soleil. Bientôt Kaja fut seul dans la nuit noire. C’est alors qu’il vit immenses la sorcière et ses léopards courant dans sa direction. Plus elle avançait et plus elle grandissait. Kaja dégaina son épée. Elle était plus haute maintenant que l’Arbre Sacré. Elle allait l’écraser. Il leva les bras pour se protéger de la botte noire qui s’abattait sur lui…
Kaja sentit le choc et poussa de toutes ses forces. Il se retrouva assis dans ce qui restait de son abri. Une branche était tombée presque sur sa tête. C’est elle qui l’avait touchée. Il regarda autour de lui. La lune brillait et tout semblait tranquille. Les images du cauchemar lui revinrent à l’esprit. Où était vraiment Ankakla ?

Riak était en colère. Le général n’avait pas respecté ses ordres. Elle avait dû se battre avant d’être au fleuve. Elle leur avait dit de rester tranquille jusqu’à ce qu’elle les rejoigne. Elle était arrivée en pleine bataille. Elle avait senti la mort de loin alors qu’elle était encore près de Cannfou avec les archers et les jeunes recrues. Elle avait entendu les léopards feuler de colère et leur avait donné l’ordre de la conduire là-bas. Ils avaient atterri sur un gros rocher dominant le paysage. Au pied de l’escarpement, elle avait reconnu l’uniforme des policiers et Costané qui se battait comme il pouvait. Ses hommes ne faisaient pas le poids. Ils avaient l’avantage du nombre mais malgré cela ils perdaient pied.
   - Tchitoua, on y va !
Le léopard des neiges avait bondi suivi de Riak et de la femelle. Elle s’était retrouvée sur l’arrière de l’escouade des policiers. Son épée avait tranché la vie des derniers avant qu’ils ne comprennent qu’un nouvel ennemi était là. Les léopards éclaircissaient aussi les rangs policiers. Elle avait admiré la qualité des manœuvres de ceux qu’elle combattait. Ils avaient fait face avec détermination et courage dans un ordre parfait. S’ils se battaient bien, il leur manquait la rapidité. Et puis Riak sentit de nouveau à la limite de son champ de vision cette autre elle-même. Ce fut comme si un ouragan s’était déclenché. Il ne resta bientôt plus que le chef encore debout. Même blessé, il fit face. Riak faillit le gracier. L’ombre noire ne lui en laissa pas le temps. Son épée noire lui transperça le cœur et Riak le vit s’écrouler devant elle.
Costané arriva immédiatement et mit genou à terre pour remercier sa reine. Dans ses yeux, il y avait une admiration absolue. Riak accepta ses salutations du bout des lèvres. En elle, une sorte de colère mêlée de peur venait de naître. Cette ombre, double d’elle-même, la troublait profondément. Pleine de ce sentiment, elle passa ses nerfs sur le général qui accepta tous les reproches avec des “Oui, ma Reine…” qui ne la calmèrent pas.
   - Les autres arriveront demain et puis il faudra attendre l’intendance !
   - Oui, ma Reine.
   - On va installer un camp par ici !
   - Oui, ma Reine.
   - J’ai un cours d’eau non loin. Envoyez des hommes reconnaître le terrain…
   - Oui, ma Reine
   - Je repars voir l’autre armée. Je reviens après…
   - Oui, ma Reine.
Riak appela les léopards et ils disparurent tous les trois sous les vivats des survivants qui admiraient cette combattante qui avait eu raison de ces ennemis qui les taillaient en pièces.
   - Oh ma Reine ! s’exclama Mitaou. Vous vous êtes battue !
La remarque de Mitaou lui mit du baume au coeur.
   - Il faut vous changer …
Bemba arriva sur ces entrefaits.
   - Que s’est-il passé ? Je vous ai vu disparaître d’un coup...
   - Costané a désobéi… et s’est retrouvé engagé dans un combat pour lequel il n’était pas prêt, répondit Riak à Bemba et Jirzérou qui venaient d’arriver. Il nous faudra marcher beaucoup demain pour le rejoindre. Prévenez les hommes !
   - Mais, ma Reine, dit Mitaou qui voyait Riak prête à repartir, vos affaires sont avec l’intendance qui va arriver.
    - Merci, Mitaou. Je verrai cela plus tard. Je vais aller donner mes ordres au général.
Quand Riak revint, elle admira l'efficacité de Mitaou. Elle avait réussi à monter un véritable palace de toile avec un bassin pour les ablutions. Riak découvrait l’étendue des talents de celle qu’on lui avait donnée pour servante. Mitaou commandait une escouade de servantes pour assurer le bien-être de Riak. Ce qui amusait le plus Riak était de voir Mitaou traiter les léopards des neiges comme de gros chats, n’hésitant pas à les caresser derrière les oreilles ou à les houspiller s’ils étaient dans le chemin. Ces simples gestes la plaçaient au-dessus des autres qui n’osaient pas s’approcher des fauves.

Kaja marchait en tête de ses hommes. Il ne pouvait oublier son rêve de l’autre nuit. L’image d’Ankakla semblait le hanter. Sur ses épaules, son barda semblait peser plus lourd que de coutume. Derrière lui, la colonne qui le suivait semblait partager son humeur. La fatigue se faisait sentir. Le silence était de rigueur. Chacun restait enfermé avec ses pensées. Trois jours qu’ils marchaient sans savoir ni où ils allaient ni s’ils allaient se battre.
Kaja, depuis son cauchemar, avait décidé de ne pas chercher Ankakla mais d’aller au mont Birlak. Talpen devait s’y être réfugié. Face à une armée, il n’avait pas assez d’hommes. Il lui faudrait attendre l’arrivée des gayelers, voire de toute la troupe. La journée passa lentement, très lentement. Ils arrivèrent dans la région des monts en fin de journée. Kaja se sentait épuisé. Pourtant il donna les ordres pour que chacun se prépare au combat. Il vit l’inquiétude sur les visages fatigués des hommes. Seuls ses gayelers semblaient capables de faire face. Il regarda la zone dans laquelle ils allaient s’engager. Elle était parfaite pour tendre une embuscade ou pour servir de refuge. Il n’y avait aucune visibilité lointaine et suffisamment de caches pour dissimuler tous les hommes nécessaires. Kaja se dit qu’appeler monts ce tas de cailloux était un peu exagéré. Si leurs formes rappelaient les montagnes, elles n’en avaient ni la hauteur, ni la prestance. Le chemin longeait une falaise avant de s’engager dans un étroit passage. S’il y  avait là le seul passage, alors les mont Birlak étaient autant un château fort qu’un piège.
Il était encore à examiner les lieux quand il entendit la voix de Talpen.
   - Mon Colonel ! Mon Colonel !
Regardant au-dessus de lui, il vit son lieutenant et quelques hommes.
   - Vous pouvez passer, nous avons sécurisé tous les monts.
Kaja fit un signe de la main pour saluer Talpen et fit avancer la colonne de ses hommes. Dès qu’ils furent arrivés au milieu des monts Birlak, Talpen vint saluer Kaja et tout de suite lui posa la question de l’arrivée de l’armée. Kaja grimaça un peu en avouant qu’il fallait attendre plusieurs jours avant de la voir arriver. Le sourire de Talpen s’effaça :
   - L’armée des rebelles sera là avant, mon colonel !
   - Ce lieu me semble assez défendu pour attendre le gros des troupes…
   - Oui, mon colonel, mais Ankakla n'est pas revenu. C'est un mauvais augure.
   - Je sais, Talpen, nous sommes trop peu nombreux mais nous sommes entraînés… On ne peut pas en dire autant de leur armée.
Kaja regarda le ciel.
   - Il est trop tard pour faire quelque chose ce soir. Les hommes sont fatigués. Nous ferons le point demain.
Talpen guida les arrivants vers les grottes qu’ils avaient investies. Il montra ensuite à Kaja, un endroit où il pourrait s’installer tranquillement. Kaja désigna une autre entrée :
   - Et pourquoi pas celle-ci ?
   - Parce que ceux qui ont essayé d’y dormir n’ont pu y rester. Ils ont été assaillis par des entités… peut-être des Bayagas… Ils ont eu trop peur et se sont sauvés en pleine nuit…
Kaja examina la grotte. Elle était bien sèche et sans courant d’air. Il décida malgré les avertissements de son lieutenant d’y rester pour la nuit. Il avait envie d’être un peu seul. Les bayagas ne lui faisaient pas peur. Il avait sur lui sa branche de l’Arbre Sacré.
La soirée fut courte. Tous avaient besoin de repos. Kaja se retira dans la grotte qu’il avait choisie. Il s'endormit très vite tout en pensant à son ami.
Ce fut la sensation d’un danger qui le réveilla. Sans bouger, le poignard à la main, il écouta. Comme il n’entendait rien, il ouvrit à moitié les yeux. La grotte était noire hormis le morceau de ciel qu’il voyait du côté de l’entrée. C’est là qu’il découvrit l’ombre d’un homme qui le regardait. Il resta un moment immobile. Rien ne bougeait. Il finit par croire que ses yeux le trompaient. Avec les sentinelles dehors, personne n’aurait pu passer sans donner l’alerte. Kaja remua lentement prêt à frapper. La silhouette ne fit pas un geste. Kaja était maintenant debout. Il voyait maintenant parfaitement cette forme entre lui et l’entrée de la grotte. C’était une ombre sur un ciel d’ombres. Il dut poser le poignard pour battre le briquet et allumer la petite bougie qu’il gardait à côté de sa tête. Il reprit son poignard et éclaira devant lui. Il vit un vieil homme au visage d’une tristesse absolue. Ils restèrent quelques instants à se regarder sans bouger.
   - Qui êtes-vous, demanda Kaja ?
L’homme ne répondit pas. Son visage semblait en proie à d’intolérables souffrances. À le regarder, Kaja était sûr que ce personnage n’avait rien à voir avec les bayagas. Il se rapprocha doucement. Kaja était maintenant tout près de ce vieillard. Il reposa sa question :
   - Qui êtes-vous ?
Des larmes se mirent à couler sur les joues du vieil homme.
   - La branche… tu es le porteur de la branche !
La réponse laissa Kaja sans voix. Il laissa redescendre sa main droite pointant le poignard vers le sol pendant que de sa main gauche, il touchait la branche aux feuilles d’argent qu’il gardait contre lui.
   - Que ? Quoi ?
Kaja balbutiait en voyant la silhouette devant lui qui commençait à luire doucement.
   - Tu ne sais pas, mais je vais t’apprendre, après je te montrerai là où il te faudra creuser. Maintenant écoute l’histoire de ton peuple, porteur de la branche.

Quand Talpen se leva et réveilla ses hommes, le soleil se levait à peine. Il découvrit Kaja debout sur le poste de guet. Il regardait le disque solaire se lever. Talpen vit sa silhouette toute auréolée de lumière et il remarqua à sa main une longue épée brillante. Cela dura un instant et puis Kaja se retourna.
   - Fais préparer les hommes, on s’en va !
   - Mais… Mais…
   - Il n’y a pas de “mais”. Ankakla est mort ainsi que les siens. L’armée des rebelles vient vers nous. La victoire n’est pas pour nous aux Monts Birlak. Nous mangerons en route. Il faut partir.
Les galeyers obéirent sans poser de question. Les autres policiers fatigués par les marches forcées, renâclèrent. Kaja demeura inflexible. Avant que le soleil n’ait atteint le dixième de sa course, la troupe était en marche.

Riak marchait en tête de ses hommes. Il y avait des ennemis aux Monts Birlak. Des paysans étaient venus prévenir avec le secret espoir de voir la reine. Ils n’avaient pas été déçus. Riak s’était chargée de les interroger. Elle leur avait posé de nombreuses questions sur les monts Birlak. Ils lui avaient décrit les lieux, insistant sur le côté défensif de ce massif. Les policiers de leur village disaient qu’avec dix hommes, on pouvait repousser une armée. Cela avait contrarié Riak. Elle aurait voulu faire manœuvre vers le fleuve et elle était obligée d’aller nettoyer un nid d’ennemis. Après ce qu’elle avait vu des manœuvres de Costané et de ses troupes, elle doutait de leur pouvoir d’éradiquer la menace. Elle avait décidé de faire le détour. Elle ne doutait pas d’elle et des léopards. Elle allait régler le problème.
Il leur fallut plusieurs jours pour que les deux armées de Riak ne se rejoignent et arrivent près des monts Birlak. Elle était acclamée à chaque village. Tous les seigneurs policiers avaient déserté leur poste. Personne ne savait où ils avaient fui. Ils devaient avoir rejoint les forces ennemies. Riak pensait comme la majorité qu’elle allait les retrouver en arrivant aux Monts Birlak.
Les éclaireurs vinrent signaler leur découverte. Il y avait des policiers aux Monts Birlak.
   - Ils tiennent les passes. Personne ne peut passer.
   - Il y a combien de passages, demanda Riak qui arrivait ?
   - Cinq, ma Reine, dit le chef des éclaireurs en mettant genou à terre.
   - Eh bien, prenez position. Empêchez-les de sortir. Costané ! Où est Costané ?
   - On le prévient, ma Reine, il arrive.
Riak était nerveuse, les léopards aussi. Ils tournaient autour d’elle en feulant doucement. Quelque chose n’allait pas. Elle mit la main sur la tête de Tchitoua. Le mâle s’arrêta et ronronna. Il reprit pourtant ses
va-et-vient comme s’il invitait Riak à le suivre. Riak mourait d’envie de la suivre mais il y avait ces policiers aux Monts Birlak. Elle faillit partir quand elle vit Costané qui arrivait en courant presque.
   - Oui, Ma Reine !
   - Il y a là-bas, dit Riak en désignant les Monts Birlak, des ennemis. Leur position d’après les éclaireurs est sûre. N’attaquez pas. Faites-en le siège et attendez que je revienne.
Elle avait à peine fini de parler que la femelle, qui était derrière elle, se mit à la pousser. Riak n’attendit pas, et tout en posant la main sur la tête du félin, épousa leurs pas.

Riak mit quelques instants à se repérer. Elle était près du château de Virme. Elle passa en trombe devant les quelques paysans déguisés en garde. Ils firent un bond en arrière en voyant Riak et les deux félins courir vers eux. Arrivée dans la cour, Riak s’orienta. Le corps de logis principal était sur la droite. Elle monta le grand escalier sans s’arrêter pour saluer ceux qui se trouvaient là. Elle ne remarqua même pas leur étonnement et leur retard à la saluer. Elle entra dans la grande salle d’apparat. Son arrivée en trombe figea la scène. Pramib, en habit luxueux, avait la main levée prête à frapper une femme qui levait un bras pour se protéger. Séas, assis sur le trône de Virme, regardait la scène tout en piochant des friandises dans un bol sur le guéridon qui jouxtait le siège.
 Pramib baissa la main, plaqua un sourire à ses lèvres et minauda :
   - Ah Riak ! Ma chère enfant !
Riak eut le rictus de ceux qui mâchent du citron. Elle s’approcha lentement laissant le regard de Pramib se remplir d'inquiétude.
    - Que faites-vous là ?
Pramib n’eut pas le temps de répondre. Un homme venait d’entrer en courant. Il mit genou à terre :
   - Ma Reine, je suis Izio, l’intendant de ce domaine. J’ai installé votre famille du mieux que j’ai pu…
Riak tourna le visage vers lui. Izio eut un petit mouvement de recul devant les deux yeux flamboyant de colère qui le toisaient.
   - Qui te l’a demandé ?
   - La princesse Pramib… elle n’est pas de votre famille ?
   - Si, malheureusement si, répondit Riak.
Elle se retourna vers Pramib.
   - Tu crois que les choses vont se passer comme cela ? Rappelle-toi tes dernières paroles !
   - Mais Riak, je ne savais pas que …
   - NON, tu ne savais pas et tu n’as pas cherché à savoir ! Maintenant tu voudrais jouer les grandes dames.
   - Mais je suis ta mère ….
   - Tu as fait ton devoir… Je ferai le mien… mais sache que tu as choisi, même si tu ne le sais pas…
Riak se tourna vers Izio.
   - Écoute bien mes ordres, Izio l’intendant. Et vous tous, soyez témoins...
Riak se tourna vers Pramib  pour continuer :
   - … La … princesse Pramib aura droit à un appartement avec son fils. Elle aura droit aux marques d’égard dus à son rang… mais vous n’avez pas d’ordres à recevoir ni d’elle ni de son fils.
Séas, qui suivait la scène la bouche ouverte, se leva d’un bond, rouge de colère :
   - Non, mais ça va pas !
Il n’alla pas plus loin dans sa diatribe. Tchitoua venait de bondir vers lui. Séas se réfugia au fond du siège en hurlant de peur.
Riak régla le sort de Pramib et de Séas, donnant les limites de leur “pouvoir”. Le visage de Pramib était devenu gris. Séas, recroquevillé sur le trône de Virme, tremblait en regardant le léopard. Puis elle demanda :
   - Où est Tchuba ?
Ce fut Séas qui répondit d’une voix chevrotante :
   - Papa est à la ferme… Il a pas voulu venir… Il a dit qu’il pouvait pas laisser ses bêtes…
Riak eut un sourire. Elle reconnaissait bien là son père, même s’il n’était qu’adoptif. Elle se tourna vers Izio :
   - Des questions ?
   - Non, ma Reine, tout est maintenant très clair.
Sa disparition derrière ses léopards laissa les protagonistes sans voix pendant un moment.
Riak se retrouva à courir dans la vallée. Elle fut étonnée de voir tout ce monde. Une voix cria :
   - LA REINE ! LA REINE EST REVENUE !
Tous les présents mirent genou à terre. Seule une silhouette resta debout. Riak courut vers elle. La grand-mère riait de joie à voir cette jeune femme courir souplement accompagnée de deux fauves blancs. Elle ouvrit les bras pour accueillir Riak qui s’y jeta comme une enfant.
Riak resta dans la vallée pendant deux jours. Elle écouta Sorayib raconter, avec humour, l’apparition de tous ces gens qui voulaient les aider, et se mettre à leur service. Il avait dû trier le bon grain de l’ivraie et repousser ceux qui ne voyaient en eux que des moyens de s’approcher du pouvoir.
Le lendemain, elle vit arriver Lacestra. Il salua Riak, Sorayib et la grand-mère avec la même déférence.
   - J’étais au village quand vous êtes arrivées au château. Je n’ai pas eu le temps de vous saluer là-bas. L’intendant m’a raconté votre arrivée. Elle a fait des heureux, votre mère avait beaucoup d’exigences.
Riak écouta Lacestra raconter les transformations dans la vallée. La mère du Sachant avait eu droit aux honneurs et on lui avait réservé le palais de Vrenne où elle avait vécu comme simple couturière. Sorayib avait refusé de quitter sa vallée. Les gens étaient alors venus lui rendre hommage et l’aider. Pramib, quand elle avait compris ce qu’était devenue Riak, était devenue blanche comme une morte et puis elle avait décidé que tous les sacrifices qu’elle avait faits pour cette fille méritaient bien une compensation. Elle s’était fait reconnaître. Elle avait pu ainsi imposer son bon vouloir. Les gens avaient vite déchanté devant ses exigences et son caractère. Le fils ne faisait pas mieux que la mère. Seul Tchuba avait continué sa vie refusant d’être autre chose que ce qu’il était. Il acceptait quand même les hommages et l’aide de ceux qui venaient le voir. Mais comme il ne promettait rien au nom de sa fille la reine, il avait retrouvé sa vie habituelle.
    - Je suis venu, Ma Reine, parce que je m’inquiète. On me parlait régulièrement du sachant dans les messages mais, depuis quelques temps, personne se semble l’avoir rencontré. Les grands marcheurs ne savent rien. Les dernières nouvelles le situaient sur la route de Sursu. Il demandait à tous de laisser la reine libérer le pays et refusait que l’on prenne les armes en dehors de votre armée. Il a donné l’ordre à ceux qui voulaient se battre de vous rejoindre. Des volontaires arrivent régulièrement. Dans la vallée, nous organisons leur voyage et nous essayons de les encadrer. Bientôt vous aurez plus d’hommes que le vice-roi.
   - Mais combien savent se battre, vraiment ?
Quand Riak se mit en route avec les léopards des neiges, l’inquiétude l’habitait. Elle avait perdu cette sensation de présence qui l’accompagnait depuis si longtemps. Koubaye lui manquait. Elle n’eut pas le temps de s’appesantir dessus quand elle arriva aux monts Birlak. Le général Costané avait commencé à faire le siège de la forteresse naturelle. Il avait fait abattre des arbres et construire des palissades qui avaient pour vocation de s'étendre en un véritable mur d’enceinte. Cela irrita Riak. Combien de temps allait-on perdre ? Elle pensa au vice-roi qui devait se préparer à la bataille. Elle estimait que le temps jouait contre elle. Que lui aurait conseillé Koubaye ? Comme elle n’avait pas la réponse, elle suivit son instinct. Elle félicita Costané de son initiative. Elle découvrit en le suivant que les défenseurs n'étaient pas restés inactifs. Il y avait des flèches fichées dans les palissades et on apercevait des barricades sur les chemins d’accès.
   - Il va nous falloir du temps, Ma Reine. Leur position est inexpugnable par la force. Si on donne l’assaut, nous aurons trop de perte.
   - Je suis bien d’accord, répondit-elle. Mais nous n’avons pas assez de temps.
   - Les messagers qui viennent de la vallée me parlent de renforts et de nombreux hommes qui vont se joindre à vous pour chasser les seigneurs.
   - Je sais. Nos forces vont plus que doubler. Pourtant elles manqueront d’armes et de savoir-faire. Croyez-vous que le vice-roi et son armée de barons attendent que nous soyons prêts ?
Costané ne répondit rien. En deux jours, il avait vu mourir quatre soldats trop imprudents qui étaient passés trop près des falaises des monts Birlak. Il avait estimé à une ou deux centaines les policiers présents dans le dédale de roches dont il tentait de faire le siège. Lui et la reine se tenaient sur une des plateformes de surveillance devant ce qu’on pourrait appeler l’entrée principale des Monts Birlak. Autour d’eux se tenaient quelques soldats armés et d’autres apportant des troncs fraîchement coupés pour continuer les travaux. Brusquement une cavalcade se fit entendre. Les policiers chargeaient. Armés de lances, les cavaliers se dirigèrent droit sur Riak et Costané. Derrière eux, une haie d’archers s’avança jusqu’à une distance de tir. Costané hurla des ordres. Les quelques soldats armés se mirent en position sur la palissade. Riak avait déjà récupéré l’arc d’un archer et pris son carquois. Ses flèches s’envolèrent les unes derrière les autres. La première n’était pas encore à mi-chemin de sa cible que la suivante était partie. Puis elle jeta à terre l’arc et le carquois vide et sauta devant la palissade, courant au devant des chevaux. Derrière elle, les deux léopards lui avaient emboîté le pas. Trop rapide pour ses ennemis, elle désarçonna le premier, trancha les pattes du cheval du deuxième, esquiva sans effort la lance du troisième laissant les léopards, aussi vifs qu’elle, achever ce qu’elle avait commencé. La dizaine de cavaliers fut à terre alors que les policiers décochèrent leurs premières flèches. Elle s’attendait à être prise pour cible. Elle vit les flèches passer haut au-dessus d’elle. Elle comprit que les ordres des policiers étaient de faire autant de dégâts que possible dans les rangs ennemis pas de la prendre pour cible. Elle se remit à courir vers sa palissade, regardant ses troupes réagir avec beaucoup trop de lenteur  à son goût. Elle atteignit le rempart de Costané après la première pluie de flèches. Elle récupéra l’arc d’un archer qui venait d’être blessé. Et sans attendre elle vida un nouveau carquois. Si sa première salve avait touché des cavaliers, la seconde fit des trous dans la haie de policiers. À court de flèches, elle se précipita à la recherche d’un carquois plein. Elle n’eut pas le temps de le trouver. Elle entendit les cris des guetteurs signalant le repli des ennemis.
On fit le compte des blessés et des morts. Riak réconforta la dizaine d’hommes touchés. Elle vit l’admiration dans leurs yeux. Elle avait décimé tous les cavaliers, tous les chevaux et plusieurs archers. Elle avait fait un discours pour remotiver et imposer une discipline de fer, en maniant et les compliments et les menaces pour ceux qui n’obéiraient pas.
    - … Et maintenant que tout le monde le sache. Aujourd’hui, il faut choisir, soit vous restez et vous vous engagez à devenir des soldats de la même trempe que ceux que nous combattons, soit vous rentrez chez vous. Je ne retiens personne. Que celui qui a peur s’en aille ! Que celui qui doit soutenir sa famille s’en aille ! Que celui qui serait plus utile dans son métier qu’ici s’en aille ! Vous resterez mes sujets et je vous protégerai tous. Le Sachant l’a dit. La victoire nécessitera des sacrifices...
À la fin de son discours, elle était partie sans attendre les réactions. Mitaou l’attendait pour lui servir son repas. Riak sentit sa curiosité. Elle en sourit et commença à raconter à Mitaou ce qu’il s’était passé au village et dans la vallée. Elle fut interrompue par Jirzérou qui vint exprimer son incompréhension.
   - Je suis resté pour écouter les réactions… Ils ne comprennent pas. Certains font leurs bagages, d’autres hésitent se demandant si vous êtes bien le roi attendu.
   - Assieds-toi et mangeons tranquillement. Demain il sera bien temps de faire le point. Cette nuit, nous aurons à faire.
Quand l’étoile de Lex se leva, Mitaou réveilla Riak qui se reposait. Elle la regarda s’équiper pour le combat, toujours anxieuse de voir sa maîtresse soumise au danger. Les deux léopards s’étirèrent en ouvrant de grandes gueules. Les petits se mirent aussitôt en mouvement, commençant un de leurs jeux favoris fait de roulé-boulés et de bagarres. Jirzérou entra à ce moment-là. Il avait deux arcs et des carquois débordant de flèches. Il avait repassé son corps à la pierre de lune et était d’une blancheur immaculée.
Elle vérifia sa dague et son épée, accepta le grand arc et mit le carquois en bandoulière. Les deux léopards vinrent l’encadrer et Jirzérou se joignit à eux. D’un bond, ils disparurent et Mitaou soupira… Dans quel état allait-elle encore lui revenir ?

Leur apparition au milieu des Monts Birlak ne fut pas remarquée immédiatement. La nuit était sans lune et tous ceux qui n’étaient pas de garde dormaient. En quatre flèches, elle avait réduit au silence les quatre gardes qui étaient en faction. Elle fit un signe aux léopards. Jirzérou eut le sentiment qu’ils se dédoublaient et se dédoublaient encore. Chacune des silhouettes blanches se précipitant vers une entrée de grotte. Riak elle-même courut vers une des cavités. Elle y pénétra en trombe, l’épée à la main. Quelques hommes y dormaient. Elle repéra les uniformes. C’étaient des officiers. Elle lacéra leurs habits, ce qui leur laissa le temps d’attraper leurs armes et d’affronter la rage de la reine blanche. Aucun n’avait la rapidité nécessaire pour lui faire face. Les combats ne durèrent pas. Le dernier à être debout était un jeune lieutenant. Il avait déjà plusieurs blessures quand entrèrent les deux léopards. Il se colla contre la paroi pour faire face. Riak s’approcha de lui. Il se mit tant bien que mal en garde. Son bras gauche ne répondait plus et plusieurs plaies saignaient sur son corps. Riak crut entendre des pleurs, cela la troubla. L’homme semblait plutôt en rage. Comme les deux léopards s’allongeaient près de l’entrée en baillant, il tenta une attaque. Son arme ne rencontra que le vide. Une douleur violente lui traversa la poitrine. L’épée de Riak venait de l’embrocher juste sous la clavicule. Son bras droit retomba et sa main lâcha l’arme qu’elle tenait.
   - Je devrais te tuer, lui dit Riak, pour tout ce que tu représentes et pour toute l’oppression que mon peuple a vécue. Mais je vais te laisser la vie sauve. Tu vas aller porter la nouvelle à ton chef. Partout où vous serez, je vous chasserai.
Le lieutenant se redressa :
   - Je préfère mourir !
Riak eut un rire mauvais.
   - Non, non, tu ne vas pas mourir, tu vas vivre et être le témoin de la défaite… Tchitoua emmène-le !
Les léopards bondirent vers lui. D’un geste réflexe, il tenta de se protéger. Riak le vit disparaître ainsi que ses fauves. Elle eut un rire sans joie. Des pleurs lui répondirent. Des yeux, elle fouilla la pénombre. Elle affermit sa prise et leva son épée. Elle découvrit une silhouette d’ombre. Elle n’avait jamais vu un tel visage. Il transpirait le désespoir et la vieillesse.
   - Qui êtes-vous ?
   - Voilà que le mal vient me visiter, moi qui ai découvert le bien il y a peu. Le porteur de l’avenir de l’Arbre sacré ne sera pas vaincu.
   - Je ne comprends rien à ton discours, vieil homme. Mais si vous parlez des seigneurs,  je vaincrai !
   - Nul ne peut vaincre, celui dont le destin est de relever le vieux royaume. Il porte la branche de l’Arbre sacré. Il est l’élu. Mes pleurs cesseront quand il vaincra !
Riak observa ce curieux vieillard. Il ressemblait à un fantôme ou aux bayagas. Son épée ne pouvait rien contre lui. Il continuait à pérorer sur la victoire et sur l’élu qui aurait à affronter mille dangers avant de sortir vainqueur et d’étendre son règne à tous les royaumes. Riak sursauta en apercevant une autre ombre. Elle ! De nouveau elle voyait cette espèce de double d’elle aussi noire qu’elle était blanche. Un sentiment envahit Riak. Son double noir vivait la rage. Ce vieillard qui parlait de victoire d’un autre la mettait en rage. Son épée bougea sans que Riak ne le souhaite. L’autre semblait commander à ses muscles. Elle résista mais vit le geste de son double qui transperça le vieillard en hurlant une seule pensée : CRÈVE ! Le visage du vieillard perdit son air désespéré pour le masque de l’étonnement. Comme une fumée qui s’évanouit dans le vent, il disparut.
Riak resta interloquée. Devant elle se dressait son double empli d’une rage qu’elle ne pouvait contenir. Elles se firent face, l’arme prête.
Tchitoua apparut à ce même moment avec sa femelle et les petits. Ils se mirent au milieu et Tchitoua poussa Riak dehors en grognant doucement pendant que la femelle semblait s’occuper de la forme noire.
Raik se retrouva au milieu de ce qui était la place d’armes des Monts Birlak. La lumière de l’aube annonçait le lever du soleil.

93
 - Qui es-tu ?
L’homme leva la tête mais, malgré ses efforts, ne put se mettre debout sans aide. Les bras ballant, il se tint le plus droit possible :
   - Lieutenant Potay, mon colonel ! Commandant la brigade de la région du Mohron, au nord de Cannfou.
Comme l’homme chancelait, les gayelers qui l’entouraient lui vinrent en aide. Kaja intervint :
   - Emmenez-le voir le soigneur. Je l’interrogerai plus tard.
Puis, se retournant vers la sentinelle, il lui fit signe de venir au rapport. Le gayeler arriva en courant, salua d’un geste impeccable et raconta en peu de mots ce qu’il avait vu. Kaja sursauta en entendant parler des léopards blancs. Cette nouvelle n’annonçait rien de bon. C’était peut-être des fantômes mais le lieutenant Potay était bien réel. La petite unité qu’il commandait avait de bonnes notes. Il repartit vers sa tente. Il devait mettre une tenue pour accueillir le régiment des gayelers qui allait arriver. Leurs éclaireurs étaient déjà là.
Trop occupé par ses obligations, il ne put rejoindre le blessé que dans la soirée. Le soigneur, qui vint l’accueillir, lui expliqua que celui qui avait blessé le lieutenant avait sciemment retenu ses coups pour le rendre handicapé à vie sans le tuer.
   - Jamais plus cet homme ne pourra tenir une arme, ni un outil d’ailleurs. Ses deux épaules sont inutilisables.
Kaja remercia le soigneur et se rendit au chevet du lieutenant. Il le trouva assis sur son lit. Une aide lui donnait à manger. Il avait le torse couvert de bandages, dont certains montraient des traces de sang. L’aide se mit au garde à vous en voyant Kaja qui lui fit signe de disposer.
   - Je vous écoute, Lieutenant. Si la fatigue est trop forte, je repasserai.
   - Le soigneur a bien travaillé, Mon Colonel. Ça devrait aller. Aux Mont Birlak…
Kaja leva la main pour l’interrompre.
   - Non, non, commencez votre rapport avec votre départ du Mohron.
   - Bien, Mon Colonel. Nous avons appris la révolte qui sévissait dans la vallée au-dessus de Cannfou. Au Mohron, la vie est rude. C’est une région de collines escarpées avec plus de pierres que de bonnes terres. Les gens y vivent de quelques bêtes et surtout de la concession de charbon de bois. Le contrôle de cette concession est notre principal travail. Les gens sont aussi rudes que leur terre. Nous ne nous déplaçons jamais seuls pour éviter des “accidents” et nos familles ne sont pas avec nous. La tension est devenue plus forte. Ils ont commencé à faire des remarques à haute voix sur l’après...Quand nous avons appris la défaite de nos compagnons, les hommes sont devenus nerveux. J’ai vu la peur dans leurs yeux. Alors j’ai pris la décision de nous replier avec les autres unités sur les Mont Birlak pour attendre l’arrivée des renforts. Nous avons organisé notre repli et, à mon grand soulagement tout s’est bien passé. Aucune violence ne nous a été faite. J’en ai été étonné. Je pensais que les gens du cru seraient parmi les premiers à se révolter. Ils nous ont regardés partir sans rien dire. Si j’en ai vu sourire, j’en ai vu d’autres nous aider à charger les chariots. Nous sommes restés sur le qui-vive jusqu’aux Monts Birlak. Personne ne nous a attaqués ni n’a tenté quoi que ce soit. À notre arrivée aux Mont Birlak, j’ai fait mon rapport au commandant Bienne. Il nous a intégrés à son dispositif. Il m’a informé que vous y étiez passé il y a peu mais sans y rester. Il avait trouvé vos traces.
Le lieutenant se laissa aller sur ses coussins. Il ferma les yeux quelques instants. Kaja le laissa reprendre son souffle avant de lui demander :
   - Et après, que s’est-il passé ?
   - Nous nous préparions à recevoir les rebelles comme ils le méritaient en renforçant les défenses naturelles. Nous avions confiance. Nous ne manquions pas d’eau, il y avait des vivres et des armes en abondance. Quand ils sont arrivés, nous les avons combattus. Ils ont perdu beaucoup d’hommes et nous aucun. Nous les avons vu commencer à faire un rempart tout autour des Monts Birlak. Le commandant Bienne a été content. Il avait fixé l’armée des rebelles. Il pensait que vous auriez ainsi le temps d’arriver et de les écraser… et puis elle est arrivée.
   - Elle ?
   - Oui, elle, la sorcière blanche et ses léopards. Quand le commandant Bienne l’a su, il a décidé de refaire une sortie pour la fixer sur place elle aussi jusqu’à ce que viennent les renforts. Et ce fut une catastrophe. Un des archers m’a raconté. Quand les cavaliers ont chargé, elle a couru vers eux. Pas un n’est revenu. Ceux qu’elle ne tuait pas elle-même se faisaient égorger par les fauves. Le commandant Bienne nous a tous réunis pour déterminer une nouvelle stratégie. La réunion a duré longtemps. Quand enfin nous sommes arrivés à un accord, l’étoile de Lex allait se lever. Chacun a regagné sa paillasse. J’ai été réveillé en sursaut par le bruit des combats. Quand je suis intervenu, j’ai eu l’impression de lutter avec le vent. Elle n’était jamais où je pensais. J’ai cru l’heure de la mort venue, mais telle n’était pas son intention. Elle avait frappé précisément pour que je ne puisse plus bouger. Quand elle a vu que son but était atteint, elle a parlé à ses fauves blancs comme on parle à des serviteurs. Ils sont venus vers moi. J’ai cru à nouveau que j’allais mourir malgré les paroles de la sorcière blanche. Ils ont bondi et tout a disparu…
Le lieutenant, toujours appuyé sur les coussins, ferma les yeux. Kaja vit les larmes couler. Il attendit que le blessé reprenne son récit. C’est d’une voix faible que le lieutenant reprit la parole :
   - J’ai vu en un instant l'étendue de notre défaite… Partout où mes yeux portaient régnait la mort… Mes hommes… mes compagnons… et jusqu’à nos chevaux… Partout le même massacre… Elle n’a laissé qu’un survivant… moi, dont elle a volé l’honneur et la fierté…
L’homme pleurait sans bruit, la tête rejetée en arrière sur le coussin. Kaja lui mit la main sur l’épaule. Il comprenait le lieutenant. Il s’en alla sans bruit. Le soigneur, voyant Kaja sortir, se mit au garde à vous.
   - Va-t-il s’en sortir ?
   - Oui, mon colonel. Le lieutenant Potay est solide, mais plus jamais il ne pourra lever les bras. Son adversaire savait où frapper et avec quelle force. Je ne pensais pas cela possible pendant un combat. C’est plus l’œuvre d’un boucher sur un animal entravé.
Kaja rejoignit sa tente en méditant ce qu’il venait d’entendre. Se pouvait-il que Potay ait menti ? Il fallait préparer la bataille en considérant qu’il disait vrai et que la sorcière blanche avait des pouvoirs de nuisances bien supérieurs à la normale.
Avec son état-major, ils firent le point : un régiment était arrivé, un autre suivait. Les barons et leurs troupes arrivaient aussi. Ils allaient être bien supérieurs en nombre par rapport aux rebelles, d’après ce qu’il estimait. Au bord du fleuve, une suite de petites collines faisaient un bon point d’appui pour des fortifications. Il donna les ordres et, dès le milieu de la journée, les hommes se mirent à creuser les fossés et faire les remblais.
Quand arriva le deuxième régiment, il fut immédiatement mis à contribution pour défricher et abattre tous les arbres sur trois cent pas devant les palissades qu’ils allaient construire.
Lorsque la nuit tomba, Kaja se sentait confiant. Il avait l’épée de la promesse que lui avait révélée le vieil homme triste des Monts Birlak. Il avait choisi le lieu de la bataille. Les troupes arrivaient en nombre. Quand le soleil se lèverait, arriverait son régiment préféré, celui des débuts. D’une fidélité sans faille, ce régiment allait être le fer de lance du dispositif qu’il prévoyait. À cet endroit, le fleuve faisait une boucle puis recevait les eaux venues de Cannfou et se dirigeait franchement à l’ouest. Là-bas, était la désolation depuis la grande vague qui avait submergé l’ost du roi. Il régnait, dans le royaume de Tisréal, une lutte pour la succession. Il ne fallait pas attendre des renforts. Restait une inconnue, la Sorcière blanche. C’est en ruminant ces pensées qu’il alla se coucher.
Ce fut en entendant les pleurs qu’il se réveilla. Il se redressa sur son séant. Qui avait pu pénétrer dans sa tente ? Il plissa des yeux pour mieux voir. Son étonnement fut grand en voyant le vieil homme de la grotte des Monts Birlak. Kaja se leva :
   - Que faites-vous ici ? Vous m’aviez dit ne pas pouvoir quitter la grotte.
   - La sorcière qui se fait appeler reine de Landlau est venue.  Ce qui ne pouvait être fait a été fait. De son arme, elle m’a donné la deuxième mort. Ce que tu vois n’est qu’un songe. Je ne peux plus rien pour toi. Ton épée est forte, mais la sorcière est forte de la puissance de Thra. Il te faut aller à Tribeltri. Seule ton épée peut faire ce qui doit être fait.
   - Mais qu’est-ce que je dois faire ?
   - Vous avez appelé, Mon Colonel ?
Kaja se redressa. Un garde venait de pénétrer dans sa tente. Il comprit qu’il avait crié dans son sommeil. Il avait vu le vieil homme en rêve. De quoi avait-il rêvé ? L’Arbre ! L’Arbre Sacré ! Il lui fallait aller à l’Arbre Sacré !
   - Quelle heure est-il ?
   - L’étoile de Lex vient de se coucher, mon Colonel.
   - Réveillez l’état-major ! Réunion au lever du soleil !
   - À vos ordres, Mon Colonel !
Le garde fit un salut impeccable et sortit en courant.
Kaja sortait tout juste de son Conseil quand arriva le régiment des Gayelers. Sans attendre, il les salua. Ils lui firent une ovation. Kaja leur fit une présentation rapide de la situation. Le roi était mort. Tisréal s'interrogeait sur son avenir. Les prétendants au trône avançaient leurs pions. Le but était le contrôle de l’Arbre Sacré. De ce côté de la frontière, l'ennemi se préparait à la bataille mais de l’autre côté sans l’Arbre Sacré pouvait-il y avoir une victoire ?
Quand Kaja annonça qu’ils allaient aller au secours du plus sacré de leur symbole, ils rugirent comme un seul homme. Sans attendre qu’ils se reposent, ils prirent le chemin de Tribeltri. Intérieurement, Kaja sentit une paix l’envahir. Il allait là où l’attendait son destin.
C’est à marches forcées qu’ils firent le chemin qui les séparait de la ville de l’Arbre Sacré. Ils couvrirent la distance en trois jours. Leur arrivée surprit les prêtres. Si leurs gardes avaient fermé les portes de la ville menant vers la capitale, ils n’avaient pas prévu de surveillance contre une troupe venant du pays de Landlau. Kaja, l’arme à la main, se retrouva sur la grande avenue qui menait à la place de l’Arbre Sacré. Son régiment, en formation de combat, s’était déployé, sécurisant le terrain au fur et à mesure de leur progression. Les gardes des prêtres, qui tentèrent d’intervenir, durent se rendre. Trop habitués à parader, ils n’avaient ni l'entraînement ni le désir de se battre.
Kaja pénétra sur la place et se figea. Devant lui, le spectacle était bien différent de ses souvenirs. L’Arbre Sacré semblait s'affaisser. Ses feuilles argentées pendaient tristement au bout de branches amollies.  Les prêtres priaient et sacrifiaient. Kaja rengaina son épée et s’approcha pendant que ses gayelers sécurisaient la zone. Personne ne le remarqua avant qu’il ne soit tout près des estrades. Il toucha une des branches qui s’effrita entre ses doigts, laissant s’échapper une poussière argentée qui alla recouvrir celle qui était déjà au sol. Un des jeunes prêtres poussa un cri d’alarme. Les autres se retournèrent et sursautèrent en voyant un soldat devant eux. Certains eurent un mouvement de recul.
   - N’ayez pas peur, dit Kaja. Je viens en paix.
Il avança de quelques pas. Devant lui, les prêtres reculèrent dans un bruit métallique qui n’était pas sans rappeler le bruit des armures. Kaja de nouveau s’arrêta, et prit conscience que tous les officiants avaient revêtu le grand costume de cérémonie aux mille écailles, d’argent ou d’acier suivant leur rang, qui évoquaient les feuilles de l’Arbre Sacré. Kaja se remit en marche. De nouveau il fendit les rangs des participants. Bientôt, il ne resta que trois prêtres aux habits chatoyants et tintinnabulants qui semblaient faire un rempart.
   - Je suis le Vice-roi Sink.
   - Je sais qui vous êtes, dit la silhouette qui se relevait derrière le rempart humain.
Le grand prêtre se redressa. Ceux qui faisaient obstacle se retirèrent et il passa entre eux. Il était grand et majestueux. Il se planta devant Kaja.
   - Si vous venez le cœur plein du désir de puissance, voyez vous-même. Le roi est mort de mort violente et l’Arbre Sacré se meurt.
   - J’ai vu combien était forte la vague de la déesse. Elle n’a rien laissé. Tous furent engloutis.
   - Youlba nous a condamnés. Nos sacrifices ne l’apaisent pas.
   - Sa fille est la responsable.
   - Bénalki ? Impossible, elle n’est jamais sortie de son lac.
   - Elle a choisi celle que nous combattons, la sorcière aux cheveux blancs. Sans la bénédiction de l’Arbre Sacré nous sommes perdus. C’est elle que je suis venu chercher.
   - Alors, le royaume de Landlau est perdu… L'Arbre se meurt.
   - C’est pour cela que je suis là, dit Kaja en dégainant son épée.
Le grand-prêtre eut un mouvement de recul en voyant la lame nue.
   - Émoque ! L’épée qui avait disparu… Où l’avez-vous trouvée ?
   - Là où elle fut perdue… Dans les monts Birlak !
   - Qui ?... Qui vous l’a donnée ?
   - J’ai creusé pour la trouver. L’ombre d’un vieil homme triste m’a guidé.
   - Vous avez rencontré Tharab !
   - Tharab ?
   - De bouche de prêtre à oreille de prêtre se transmet la légende de Tharab le fidèle. Il fut des temps anciens bien noirs tels que ceux que nous vivons. Si l’on doit la victoire sur le roi Riou à Youlba. Tisréal ne fut pas toujours son protégé. Youlba est une déesse inconstante que la paix n’intéresse pas. Nous étions à l’époque du Seigneur Kraquen. C’était le seigneur d’un petit fief perdu dans les montagnes. Youlba soutenait une horde de guerriers, sans foi ni loi, pillant et tuant. Quand le village du Seigneur Kraquen fut attaqué, ce dernier était à la ville. À son retour, il découvrit le massacre et le pillage. Dans les ruines fumantes d’où s’échappait l’odeur de la mort, il découvrit un enfant survivant. Il le recueillit. Dans la nuit, d’autres villageois revinrent. Ils avaient fui mais ne savaient où aller. Avec leur aide, il enterra les morts. Quand ce fut fait, il décida de poursuivre et de détruire la horde. L’enfant ne voulut jamais le quitter. Il s’accrocha au Seigneur Kraquen comme on s’accroche à une branche quand on se noie. Le seigneur fut touché et l’emmena avec lui. Il lui fallut dix jours pour trouver et rejoindre la horde. Le premier soir, du haut d’une colline voisine, il en découvrit la force. Même indisciplinés, ils étaient bien trop nombreux pour un seul homme. Il attendit la nuit. Il laissa l’enfant endormi et, aussi silencieux qu’un serpent, il se glissa jusqu’au camp ennemi. Il en assomma un et le traîna un peu plus loin. Là, sur un rocher, il l’égorgea comme on égorge un mouton sur l’autel. Il en recueillit le sang pour le mettre dans une outre. Une fois sa besogne finie, aussi silencieusement qu’il était venu, il rejoignit l’enfant. Évitant de le réveiller, il le chargea sur son cheval et, tout en brouillant sa piste, il mit de la distance entre la horde et lui. Il passait un col au petit matin quand l’écho lui amena le cri poussé lors de la macabre découverte.
Deux jours plus tard, le Seigneur Kraquen revint observer la horde. Il les vit gardant leurs armes à portée de la main. Un guetteur observait les environs. La nuit tombait. Ils allumèrent de grands feux. Cela fit sourire le Seigneur Kraquen. Le guetteur serait trop aveuglé par la lumière du feu pour le voir. De nouveau, il laissa l’enfant dormir sous une couverture de feuilles et de branches. il se glissa près du camp et dans la nuit noire, il attendit. Il eut sa chance après le milieu de la nuit. Deux hommes sortirent pour se soulager. Ils avaient l’arme à la main et un fanal. Ils passèrent près de lui sans le voir. Pendant que le premier vidait sa vessie, le deuxième qui tenait la lumière n’entendit pas venir le Seigneur Kraquen. Il mourut sans bruit. Le Seigneur Kraquen soutint le corps qui s’effondrait et attrapa la lanterne avant qu’elle ne tombe.
   - Déconne pas avec la lumière, dit l’autre, tout en se rhabillant.
N’entendant pas de réponse, il attrapa son arme mais trop tardivement pour éviter la lame de l’épée qui lui tranchait la tête. Le Seigneur Kraquen disposa les corps de part et d’autre de la lanterne, la tête vers le bas de la pente pour qu’ils se vident de leur sang. Il récupéra l’enfant, et de nouveau, alla se mettre à l’abri. Quand il revint deux jours plus tard, la horde avait disparu. De nouveau il la pista. Retrouvant facilement la trace de leur déplacement, il redoubla de précaution. Estimant la direction, il prit de la distance avec le chemin qu’ils suivaient. Avec leurs chariots et leurs animaux, le gros de la troupe devait suivre certains sentiers et en éviter d’autres. Le Seigneur Kraquen se déplaça parallèlement à la trace sans la parcourir. Il descendait parfois vérifier et remontait plus haut sur la pente. Il repéra l’embuscade avant que les membres de la horde ne le repèrent. Il s’arrêta, mit prudemment enfant et cheval à l’abri et revint observer. Il laissa la chaleur du jour et l’ennui opérer leur action. Par petits bonds, il se rapprochait des positions. Il profita même de leurs alarmes au passage d’un cerf ou d’un sanglier pour se déplacer plus vite. Il arriva derrière le premier et vit qu’il somnolait dans la chaleur de l’après-midi. Il l’égorgea sans bruit. Il en restait quatre. Ils subirent tous le même sort. Le Seigneur Kraquen fut de retour près de l’enfant avant la nuit. Celui-ci manifesta sa joie de le voir, mais sans faire de bruit malgré son jeune âge. Il avait compris l’importance du silence. Le Seigneur Kraquen continua sa poursuite et sa vengeance.  Dans la horde, la peur s’était mise à régner. Le ribaudes, qui les accompagnaient, avaient fui ne laissant que les guerriers. Certains avaient essayé de déserter. Les autres avaient retrouvé leurs corps vidés de son sang. La horde, ou ce qu’il en restait, fuyait sans s’arrêter dans les monts inhospitaliers et déserts, nombreux en cette époque reculée. Ils fuirent jusqu’à se retrouver dans une vallée étroite et encaissée finissant en cul-de-sac. Au fond, à leur grand étonnement, ils trouvèrent une forge. Ils comprirent, en voyant le forgeron pourquoi il était aussi loin de tout. Son aspect était bestial et sa peau recouverte d’une épaisse couche de cuir. Le forgeron regarda la dizaine d’hommes qui arrivait. Il posa son ouvrage dans le foyer et, le marteau à la main, s’avança vers eux. Il les dépassait tous de plus d’une tête. Il posa son lourd marteau sur le sol. Ils s’arrêtèrent à bonne distance. Il attendit sans rien dire. Le chef de la horde fit deux pas en avant.
   - Je te salue, Presquedieu. Nous venons en paix…
   - Je connais la paix des hommes comme toi… tu viens pour mon or !
   - Non, non, nous passons seulement.
   - Il n’y a pas d’or, ici ! Il y a la mort pour ceux qui en cherchent !
   - Mais nous ne voulons pas d’or !
   - TU MENS ! TU PUES LE MENSONGE !
La créature avait hurlé, les faisant tous trembler. On ne pouvait se battre contre un Presquedieu. Quasi immortels, ils possédaient des dons propres à leurs créateurs. À voir le lieu où habitait ce Presquedieu, le chef de la horde hésita entre le dieu de la terre Thra qui donnait le métal, et Youlba la déesse de la guerre qui voulait des armes. Il tenta de tergiverser :
   - Tu ne vas pas tuer des servants de ton dieu...
   - Tu mens, jamais un dieu ne voudrait de vous comme servant… tu es là pour l’OR !
Le chef de la horde se jeta en arrière, juste à temps, pour éviter le lourd marteau. Le Presquedieu s’avança vers eux en faisant des moulinets de son arme. Ils reculèrent en désordre, fuyant le danger, sans même réfléchir. Trois flèches en clouèrent trois au sol. Les autres se bloquèrent sur place. Ils regardèrent en arrière pour voir où était le Presquedieu qui les chargeait. Deux autres tombèrent. Les cinq autres sautèrent derrière des rochers pour se protéger. C’est là que le Presquedieu les débusqua en faisant exploser la roche à grands coups de marteau. À chaque fois que l’un d’eux tentait de fuir, une flèche le clouait sur place. Quand le dernier fut au sol, le Presquedieu se tourna vers la vallée et posa son lourd marteau. Appuyé dessus, il attendit. Au sol, les blessés tentaient de s’éloigner de la créature. On entendit le bruit d’un cheval qui avançait au pas. Le Presquedieu ne bougea pas. Quand il vit apparaître le Seigneur Kraquen sur sa monture, il attendit. Il le regarda approcher. Arrivé près du premier blessé, le Seigneur Kraquen mit pied à terre. Il assura l’enfant sur la selle et dégainant sa dague, s’approcha de l’homme qui tentait de fuir. L’homme tenta de se défendre malgré la flèche qui lui traversait le poumon. Le Seigneur Kraquen para sans difficulté l’épée tenue par une main chancelante et égorgea l’homme sans autre forme de procès. Sortant une timbale de sa poche, il recueillit une partie du sang et alla le verser dans une outre accrochée à la selle. Laissant le corps qu’agitaient encore quelques soubresauts, il recommença avec le deuxième blessé. Voyant cela, les autres membres de la horde se traînèrent le plus loin possible. Le chef de la Horde se mit debout sur sa jambe saine et, tenant sa cuisse traversée d’une flèche, il sautilla. Le Presquedieu ne le laissa pas faire. D’un coup de marteau bien ajusté, il lui brisa les deux genoux. L’homme s’effondra en hurlant. Le Presquedieu reprit sa pose et regarda avancer le Seigneur Kraquen qui égorgeait les membres de la horde les uns derrière les autres. Quand il arriva au chef, le Presquedieu se releva :
   - Ta haine est féroce et tenace, dit-il au Seigneur Kraquen. Cela plaira à ma déesse. Laisse celui-ci, il nous servira plus tard.
Il attrapa le chef de la horde par un pied et le jeta sur son épaule comme un vulgaire sac. L’homme hurla avant de sombrer dans l’inconscience. Le Seigneur Kraquen attrapa la bride de son cheval. Il jeta un coup d’œil à l’enfant. Celui-ci ne quittait pas le Presquedieu des yeux, comme hypnotisé par le géant. Ils le suivirent dans l’espace immense de sa grotte. Pendant que le Seigneur Kraquen s’occupait du cheval et de l’enfant, le Presquedieu ravivait son feu. Il avait accroché le chef de la horde comme un vulgaire jambon. Quand la forge prit des teintes rouges orangées, le Presquedieu regarda le Seigneur Kraquen.
   - Tu es venu avec ta haine, c’est bien, mais es-tu celui que j’attends ?
   - Comment le saurais-je ?
   - Viens !
Le Presquedieu entraîna le Seigneur Kraquen et l’enfant vers le fond de la salle.
   - Regarde ! Vois-tu cette pierre ? Elle me fut donnée par la déesse un soir de tempête.
Le Seigneur Kraquen regarda le rocher que lui montrait le Presquedieu. Elle était noire, parcourue de veines bleutées remplies de lumière. Il n’en avait jamais vu de pareil. Il avança la main pour la toucher.
   - Non, ne la touche pas. Elle prendrait possession de ton cœur…
Le Presquedieu lui donna des gants :
   - Avec cela tu vas tenir le burin pendant que je frapperai.
Il lui fit mettre l’outil à un endroit précis en lui demandant d’appuyer fort. Au premier coup, le Seigneur Kraquen eut l’impression que toute la force du coup le traversait. Ce fut comme si un tremblement de terre le remuait. Il tint bon. Le deuxième coup fit jaillir une étincelle tout en retentissant douloureusement dans ses épaules. Le troisième fut encore plus fort. Au quatrième, il y eut un grand craquement. un morceau de la roche venait de se détacher. L’enfant poussa un cri. Un éclat venait de le frapper. Le Seigneur Kraquen se précipita vers lui. À part une petite plaie au-dessus de son œil droit, tout semblait normal. Le Presquedieu s’approcha.
   - Il vivra mais il sera Tharab.
   - Tharab ?
   - Oui, celui qui sert la pierre. Il sera le serviteur de ce morceau de roche divine.
Le Presquedieu se détourna et ramassant la roche avec une longue pince, il la mit dans la fournaise de la forge. Le feu prit des teintes bleues tout en ronflant. Le Presquedieu se mit à forger. Le bruit du marteau sur le métal se mit à faire résonner la grotte. En même temps l’enfant Tharab se mit à être secoué de spasmes à chaque coup sur la roche en fusion. La nuit était tombée depuis longtemps quand le Presquedieu remit le métal dans le foyer. Dans les bras du Seigneur Kraquen, l’enfant Tharab se calma. Ce fut de nouveau le cauchemar quand le Presquedieu reprit son martelage. Le Seigneur Kraquen ne sut jamais combien de temps cela dura. Cela prit fin quand le Presquedieu s’approcha de lui en tenant dans ses mains une épée aux lignes bleues.
   - Maintenant, tu peux la tenir !
Le Seigneur Kraquen prit l’arme que lui tendait le forgeron. Il sut qu’elle était parfaite pour lui.
   - Elle est fille de la déesse et de ta haine. Ainsi son nom sera Émoque, celle qui tuera avec joie tous ceux que tu hais…
Le grand prêtre s’arrêta dans son récit. Kaja regarda l’épée comme s’il en voyait une pour la première fois.
   - La légende se poursuit et raconte comment le Seigneur Kraquen devint le roi Kraquen et comment Tharab devint le serviteur de Émoque, l’épée du roi. Le fils du fils du roi Kraquen était un faible et il est mort dans la bataille des monts Birlak. Le jour même de la bataille, Tharab disparut. On ne retrouva jamais ni l’épée ni Tharab. La légende dit que seul son serviteur qui pleure le roi Kraquen pourra la donner à celui qui en est digne.
Le silence se fit entre eux. Puis, le grand prêtre, d’un geste large et las, désigna l’Arbre Sacré :
   - Mais c’est trop tard, l’Arbre se meurt.

94
Kaja regarda l’Arbre Sacré. Depuis le début du récit du grand prêtre, il avait encore perdu des feuilles qui étaient tombées comme une pluie d’argent, laissant voir le squelette de ses branches. Kaja se mit à douter du bien-fondé de sa venue. Le serviteur de l’épée, Tharab, l’avait missionné pour venir sauver l’Arbre Sacré. Il avait l’épée venue du lointain des âges, Émoque. Il dégaina l’arme aux reflets bleus. Il la regarda un moment sous le regard interrogatif des prêtres. Puis, d’un coup, la planta dans la racine de l’Arbre Sacré qui était à ses pieds. On entendit gémir le bois et tout l’Arbre fut secoué. Les feuilles se mirent à tomber en pluie scintillante. Le grand prêtre eut une expression d’horreur. Autour de lui, les autres prêtres poussèrent des cris. Les aides du grand-prêtres aux tuniques d’argent hurlèrent au blasphème. Kaja, tout vice-roi qu’il était, osait toucher et même pire, blesser l’Arbre Sacré. Cela méritait la mort, c’était la loi. Autour d’eux, les gayelers, qui entouraient la scène, bloquèrent leurs velléités de sortir leurs poignards de sacrifice. Kaja regarda l’Arbre trembler de toutes ses branches qui se dénudaient maintenant par ramification. Il entendait les cris et les grondements de colère des prêtres. Il retira Émoque de la racine où elle était plantée. Cela eut pour effet de faire tomber ce qui restait de feuillage. Il remit son épée au fourreau et sortit la branche de son arbre domanial. Il en brisa une ramure avec une feuille et sous l’œil épouvanté des célébrants, il l’inséra dans la fente laissée par sa lame. Le grand prêtre, voyant la plaie racinaire se refermer sur la feuille, demanda le silence. Ce fut une onde de calme qui descendit sur la foule. Dans la nuit maintenant tombée, alors que les habitants sortaient voir ce qui se passaient avec leurs lampes et leurs torches, le grand prêtre dit :
   - À genoux pour le cantique de la mort !
Il y eut le tintement scintillant de toutes ces silhouettes s’agenouillant. Puis des gayelers munis de torches se répandirent dans l’assemblée pour surveiller. Seul Kaja resta debout. Il ressentait une vibration au plus profond de lui. Le chant des prêtres vint à son tour le faire vibrer. Il dégagea son épée du fourreau et la leva bien haut :
   - YOULBA !
Son cri l’étonna lui-même. Un éclair illumina la nuit, bientôt suivi par un autre et encore un autre. La pluie se mit de la partie, trempant en un instant tous les présents. Kaja, dégoulinant d’eau, restait debout, le bras dressé. Dans un grand bruit de tonnerre, la foudre le frappa ainsi que l’Arbre Sacré qui s’ouvrit en deux et s’écrasa au sol dans un grand bruit. Kaja fut projeté dix pas en arrière. Il se releva péniblement sonné par le choc. Des gayelers vinrent l’aider. Il regarda autour de lui. Le grand prêtre montrant les restes de l’Arbre Sacré fut la première chose qu’il vit. Il tourna son regard dans cette direction. Kaja sursauta. Il vit une lueur bleutée monter tout droit là où se dressait l’Arbre Sacré. Elle éclairait des nuages bas filant dans le vent. Dans un craquement assourdissant, le ciel sembla se fendre en deux, une lumière intense les aveugla et vint se fondre dans celle plus bleue de l’Arbre.
Puis ce fut le silence. Quand petit à petit, ils recouvrèrent la vue, ils ne purent en croire leurs yeux. Le grand prêtre fut le premier à réagir. Moins grand mais tout aussi majestueux, se dressait un nouveau tronc filant bien droit vers le ciel. Sur ses branches, une efflorescence de lucioles bleues se transforma en feuilles. Le grand prêtre cria au miracle et se mit à louer la déesse et son pouvoir. Il fut rejoint par le chœur des prêtres. Ce fut une immense ovation chantée à pleine voix. Les habitants présents se mirent tous à genoux. Les gayelers firent de même. Il ne resta plus que Kaja debout tenant à la main Émoque qui luisait de la même lumière que l’Arbre. Il ne savait que faire. Il resta là, dressé sur la place de Tribeltri, au milieu de tout un peuple à genoux. Le grand prêtre se remit debout. Il s’approcha de Kaja, et là, genoux à terre, déclara haut et fort :
    - GLOIRE À TOI, ROI SINK. LA DÉESSE T’A CHOISI.
Les gayelers d’une seule voix hurlèrent leur joie. Puis ce fut autour du peuple de Tribeltri de rendre hommage au roi Sink.
Kaja vivait tout cela dans une bulle d'irréalité totale. Comment était-ce possible ? Être choisi par la déesse, même dans ses rêves les plus fous, cela n’était jamais arrivé.
Les jours qui suivirent lui permirent de prendre la dimension de ce qui s'était passé cette nuit-là. Le Grand-prêtre avait dépêché des messagers dans tout le royaume. Les familles nobles envoyaient en retour des émissaires pour prêter serment au nouveau roi. Le connétable et le chancelier firent le voyage depuis la capitale pour assurer le roi de leur fidélité. Ils arrivèrent avec leurs gardes personnelles. Les gayelers les jaugèrent. Kaja apprit ainsi que contrairement aux gardes des prêtres, ces soldats étaient des soldats d’élite. Il entendit aussi la rumeur que les factions, dont dépendaient le chancelier et le connétable, manquaient de confiance dans la nomination du roi. Face à la renaissance de l’Arbre Sacré qui grandissait visiblement de jour en jour, ils ne purent que reconnaître l’action de la déesse. Les deux grands conseillers préférèrent jouer la carte de la coopération. Comme disait un proverbe : “ On ne discute pas avec les dieux ! ”
Kaja désirait repartir pour le camp qui se retranchait chaque jour davantage, comme lui disaient les messagers arrivant du pays de Landlau. Ses obligations de roi de Tisréal le retenaient à Tribeltri. Sans cesse on lui demandait des arbitrages. Le plus étonnant pour lui fut que la loi n’avait pas prévu que le vice-roi de Landlau devienne roi de Tisréal. Les juristes demandèrent du temps pour savoir s’il pouvait être roi de TIsréal et de Landlau ou s’il devait nommer un vice-roi à sa place. Il dut même signer un décret l’autorisant à gérer les deux royaumes en attendant que le sujet soit tranché. Plus les jours passaient et plus Kaja s’inquiétait. Que préparait l’ennemi ? Le dernier messager lui avait dit que rien ne bougeait. Les patrouilles en revenant faisaient toujours le même constat. Elles ne trouvaient aucune trace de l’armée ennemie. Seule la disparition progressive des habitants, qui semblaient fuir les uns après les autres, était le signe que quelque chose se préparait. L’opinion des quelques conseillers militaires qui restaient, défendait l’idée que les rebelles avaient, eux aussi, besoin de temps pour préparer l’affrontement.
Les jours passaient sans que Kaja puisse se libérer de sa charge jusqu’au jour où des cris vinrent interrompre sa journée de travail.  Il s’approcha de la fenêtre pour découvrir une foule qui criait, pleurait et chantait en même temps. Il se tourna vers son secrétaire pour lui donner l’ordre d’aller se renseigner. Il revint en fin de journée accompagné du grand-prêtre.
   - Majesté, dit-il ne s’inclinant. L’Arbre Sacré… L'Arbre Sacré a des pouvoirs…
   - Expliquez-vous, l’interrompit Kaja qui ne comprenait pas son émotion.
   - Pardonnez mon émotion, Majesté. Il se passe des choses impensables depuis votre arrivée. La veuve Naïco est venue prier devant l’Arbre comme de nombreux habitants de la ville. Elle est venue offrir son offrande. C’est une pauvre vieille qui accuse la famille des Ronks de l’avoir dépouillée. Tout le monde connaît son histoire. Elle est venue comme souvent réclamer justice devant l’Arbre Sacré. Elle ne veut pas reconnaître que les Ronks étaient dans leur droit et que son époux avait contracté une dette auprès des Ronks en engageant sa fortune comme garantie. Il est mort sans rembourser et la veuve soutient que dans le document qu’il avait signé, sa mort dégageait sa famille de toute obligation. Elle n’a jamais fourni ce document et accuse les Ronks d’avoir produit un faux.
Kaja se demandait où le grand-prêtre voulait aller en racontant cette histoire. Il jugea préférable de ne pas l’interrompre. L’homme semblait bouleversé, et le bloquer dans son récit n’aurait fait qu’embrouiller les choses. Il prit son mal en patience et écouta le récit se poursuivre. Depuis des années la veuve Naïco faisait appel à la justice sans succès. Les documents produits par la famille Ronks étaient authentiques aux yeux des juges et ils avaient débouté la veuve. Celle-ci, dépouillée de sa fortune et de son palais, vivait chichement dans une petite échoppe en vendant des babioles aux pèlerins. Ce jour-là, elle était venue offrir ce qu’elle avait en priant l’Arbre Sacré de lui rendre justice. Le prêtre qui officiait avait jugé l’offrande offensante. Il était normal d’offrir de l’argent ou de l’or. Malheureusement, elle n’en avait pas et avait offert son repas, une simple galette de blé provoquant l’ire de l’officiant. Il l’avait vertement éconduite tout en jetant son offrande sur le côté. Sous les yeux de la foule, la galette était tombée sur une des racines de l’Arbre et avait pris feu. En même temps, sur la femme, une pluie de feuilles argentées était tombée. Au contact de la femme, elles s’étaient transformées en pièces. Seule la femme avait pu les ramasser. Tous les autres s’y étaient brûlé les mains. Et comme si cela ne suffisait pas, dans la foule qui attendait leur tour, deux personnes s’étaient effondrées mortes. C’étaient deux membres de la famille Ronks. Un peu plus tard, la nouvelle s’était répandue dans la ville. Toute la famille Ronks, qui habitait dans l’ancien palais de la veuve Naïco, avait été retrouvée morte, et comme une forme de feuille argentée sur le front. La rumeur que l’Arbre rendait justice s’était répandue dans toute la ville. D’autres plaignants étaient alors venus demander justice devant l’Arbre Sacré.
   - Et Majesté, le plus incroyable est que l’Arbre a rendu justice. Les coupables sont morts. Les plaignants justifiés reçurent une pluie de feuilles devenant des pièces. La déesse semble toute proche.  
Kaja eut un sourire. Il avait vu ce signe en rêve. Tharab lui en avait parlé. Le temps était venu de retourner à la guerre. Il se tourna vers son aide de camp :
   - Fais venir le Colonel Arko.
   - Bien, Colonel !
L’aide de camp partit en courant. Le Colonel Arko était un fidèle parmi les fidèles. Nommé lieutenant au fort d’Esda, il avait progressé, prenant du grade au fur et à mesure que ses qualités de chef s’affirmaient. Il était maintenant le commandant du régiment des gayelers. Quand il arriva dans le bureau de Kaja, le grand-prêtre était parti réfléchir avec les théologiens aux implications des événements du jour. Arko s’inclina et mit genou à terre.
   - Ah Arko ! Viens !
Kaja attrapa Émoque et sortit rapidement suivi de Arko. La compagnie de gayelers, qui lui servait de garde rapprochée, fendit la foule qui s’agenouillait au fur à mesure de sa progression en criant : “ Vive le roi”. Il passa aussi le cordon des prêtres et s’arrêta près de la racine que Émoque avait fendue. De la plaie de l’Arbre sortait comme un rejet de l’Arbre portant les mêmes feuilles argentées mais ne mesurant que trois pieds de haut.
   - Tu vois ce rejet, Arko. C’est de lui qu’est parti tout ce qui arrive. Prends une des feuilles.
Arko obéit et cueillit une feuille avec son pétiole. Il regarda Kaja le regard interrogateur.
   - Es-tu prêt à jurer sur ton arme et sur Émoque de défendre le Royaume et ton roi ?
   - Oui, Mon colonel, je donnerai ma vie pour vous !
   - Sors ton arme, répondit Kaja en dégainant Émoque. Et à genoux.
Arko s’exécuta. La feuille dans une main, l’épée dans l’autre, un genou à terre, il attendit. Kaja tendit Émoque à l’horizontale.
   - Pose ton épée sur la mienne, et pose la feuille sur ton épée.
Quand Arko eut fait cela, Kaja reprit la parole :
   - Répète après moi : je jure sur L’arbre Sacré et sur l’épée de la déesse de défendre le Royaume de Tisréal et son roi contre tous ces ennemis et de les éliminer quel que soit leur rang, grade, origines.
Arko jura. Son épée vibra. La feuille s’y incrusta et l’arme prit des teintes bleutées. Quand il se releva et rengaina, le fourreau devint de la même couleur que Émoque. Kaja approuva et reprit la parole.
   - Tu vas faire venir tous les gayelers de ton régiment et ils prêteront serment comme tu as prêté serment. Tu prendras une feuille que tu donneras à chaque soldat. Je vous nomme gardiens du Royaume avec tous les pouvoirs de justice que vous confère votre serment. La mort, si vous ne le respectez pas, la gloire, si vous êtes fidèles. Quand ce sera accompli, je partirai. La guerre m’attend au royaume de Landlau. Tu seras le rempart et le gardien du pouvoir que la déesse m’a confié.
Kaja avait chevauché presque jour et nuit pour rejoindre le camp près du fleuve. Il avait laissé sans inquiétude le colonel Arko et ses gayelers bleus comme on allait les appeler au royaume de Tisréal. Deux des huit grandes familles du royaume avaient prêté allégeance à travers le connétable et le chancelier. Quatre allaient suivre. Légalistes jusqu’au bout des ongles, ils n’iraient pas contre la décision  de la déesse. Restaient deux grandes familles, les Dik et les Amesses, deux familles soudées par une haine féroce mais qui convoitaient le pouvoir. Arko, avec ses hommes, avait les moyens de les combattre maintenant qu’il avait sous ses ordres un régiment aux épées marquées du signe de l’Arbre Sacré. Des familles mineures avaient fait le déplacement pour assurer de leur fidélité et commencer à se placer dans les bonnes grâces du nouveau roi. Les autres suivraient. Certaines tenteraient bien de faire alliance avec les Dik ou les Amesses voire avec les deux. Mais tout cela ne représentait que des problèmes mineurs face au défi qui l’attendait de l’autre côté du fleuve.
Le niveau de l’eau avait retrouvé son niveau habituel. Kaja chercha un passeur parmi les nombreux compatriotes qui étaient venus remplacer les Treïbens disparus depuis la vague meurtrière. La nouvelle de sa royauté était déjà arrivée jusqu’au fleuve. Tous vinrent offrir leur service. Kaja se trouva bientôt au centre d’une foule l'entourant et le pressant tout en l’acclamant et en réclamant des secours pour les malheurs subis. Il se sentait mal à l’aise de toute cette dévotion, de toutes ces sollicitations. Ses quelques gardes semblaient eux aussi débordés, ne pouvant contenir tous ceux qui s’approchaient. Kaja avançait comme il pouvait avec deux gardes, poussant sans trop de ménagement ceux qui se trouvaient sur leur chemin. Ce fut par pur instinct que du bras gauche, il bloqua la main qui tenait le poignard. Dans le même mouvement, Émoque tranchait le fil de la vie de l’assaillant et Kaja prenait conscience que l’agresseur criait : “ À mort l’usurpateur !”. Le sang qui giclait partout et les épées, brillant dans la lumière des gayelers qui s’étaient mis en position de combat, amenèrent un silence de mort dans la foule qui se figea. Cela dura un instant d’éternité. Puis, lentement, le mouvement revint dans cette foule statufiée. Un homme fendit la foule, suivi de quelques gardes portant les armes du chancelier. Il mit un genou à terre devant Kaja :
   - Majesté, personne ne m’a prévenu de votre arrivée… Je suis venu dès que j’ai su.
   - Qui est-ce ? demanda Kaja en désignant le corps encore agité de soubresauts de celui qui avait tenté de le tuer.
   - On l’appelle Liongil. Son fief a été dévasté quand la vague est passée. C’est un vassal de Vortel le grand, du clan des Amesses. Une tête brûlée ! Personne ne le regrettera. Vortel va être mortifié. Je vais faire un rapport à la chancellerie.
   - Convoquez Vortel !
   - Bien, Majesté !
Pendant que le représentant du chancelier se confondait en explications et en excuses, Kaja toujours l’arme à la main avançait vers le fleuve. La foule devant lui laissait le passage en s’écartant, pleine d’une crainte nouvelle. Il repéra une barque plus neuve que les autres. Il la désigna de son arme :
   - À qui ?
Un homme s’avança :
   - À moi, Majesté !
Grand et le regard fier, il avait la stature des gens du fleuve près de la mer. Le marin s’inclina sans s’agenouiller. Kaja le dévisagea :
   - Tu es du clan de Noyaho le navigateur ?
   - Oui, Majesté, je vais libre, là où il y a des gens et des choses à transporter.
   - Que fais-tu sur le fleuve ?
   - Mon navire a fait naufrage au cap de la mort. J’ai perdu la moitié de mon équipage et toute ma cargaison, sans compter le navire. Dès que j’aurai assez d’argent, je rachèterai un navire.
Kaja reconnut bien là la fierté et l’arrogance sous-jacente du clan des Noyaho. Ils se prenaient pour les maîtres de la mer et comme tels le faisaient ressentir aux autres. Querelleur et bagarreur, le clan Noyaho restait indispensable. Sa maîtrise de la mer était précieuse pour le royaume. Kaja passa contrat avec lui. Il pouvait se dire transbordeur du roi, mais en contrepartie devait être toujours prêt pour le service royal.
La traversée fut rapide et sûre. Kaja fut accueilli de l’autre côté par un comité de barons montés sur leurs chevaux caparaçonnés comme pour un défilé. Ils manifestaient bruyamment leur joie d'accueillir le nouveau roi. Tout en souriant, Kaja jura entre ses dents. Il pensa qu’il ne pourrait échapper à des festivités alors qu’il avait une guerre à mener.

95
  - Qu’est-ce qu’ils font ?
   - Ils font la fête, ma Reine. Le baron Sink a été reconnu comme roi au royaume de Tisréal.
Riak encaissa la nouvelle. L’homme devenait de plus en plus puissant. Ses espions, en fait tous les gens du peuple, qui vivaient près du camp que les seigneurs avaient créé, pourvoyaient Riak en nouvelles. Elle connaissait, sans même y être allée, la topographie des lieux où étaient les fossés et les remparts de pieux de bois. Elle savait que de nombreuses chausse-trappes avaient été creusées et que tout un réseau de pièges et de défenses entouraient ce camp. Elle avait patienté pour attaquer, attendant que sa troupe prenne de l’ampleur. Si des volontaires arrivaient tous les jours, elle comprenait que les défenses des seigneurs augmentaient aussi tous les jours et qu’il allait être difficile de les déloger. Ses hommes étaient pleins de bonne volonté sans être pour autant de bons soldats. Tous les jours les entraînements montraient les lacunes de son armée. Riak doutait. Depuis qu’elle était la reine, son lien avec Koubaye s’était distendu. Elle ne sentait plus sa présence toutes les nuits comme avant. Koubaye lui faisait confiance. Il devait remplir sa mission de sachant… qui n’était pas d’être le conseiller de la reine.
Riak se reprochait son hésitation. Lorsqu’elle avait appris le départ du baron Sink pour Tisréal, elle aurait dû lancer son attaque. Elle y avait renoncé devant l’état assez médiocre de ses troupes et de leur armement. Depuis, les chaînes d’approvisionnement s’étaient améliorées. Des armes et des vivres arrivaient maintenant tous les jours en même temps que des volontaires. Le baron Sink n’avait pas cet avantage et devait payer, fort cher d’ailleurs, pour faire transporter son ravitaillement. Elle aurait bien demandé au peuple de cesser tout commerce avec les seigneurs mais Koubaye lui avait dit non. Elle ne devait pas exposer le peuple aux représailles des anciens maîtres puisque, lui assurait-il, le monde ancien s’en allait.  
Pendant ce temps, Résal jubilait. Sa voile prenait bien le vent. La barque, qu’on leur avait confiée, était particulièrement bien construite. Celui qui l’avait faite était un maître dans sa partie. Il avait suffi que Koubaye demande pour qu’on leur donne cette embarcation. Lui, le tréïben profitait de ces instants sur le fleuve. Koubaye se reposait la tête sur un coussin.
   - On va vers l’amont, lui avait dit Koubaye. Si tu peux aller vite, fais-le.
Depuis Résal mettait tout son savoir à aller le plus rapidement possible. Si le lac de Sursu avait été parcouru avec célérité, le passage des roches noires avait inquiété Résal. Les contrôles y étaient fréquents. Les barques comme la leur étaient le plus souvent contrôlées. Les barges, quant à elles, subissaient l’inspection avant de passer pendant qu’elles attendaient ceux qui pouvaient les remorquer. Résal avait prié Bénalki pour qu’ils soient protégés. Il avait manœuvré pour être derrière une autre barque pensant qu’ainsi les contrôles seraient pour les autres. Il avait abordé le défilé dans le sillage d’une barque richement ornée. L’embarcation était typique de ces riches marchands qui aimaient étaler leur richesse et leur pouvoir. Malheureusement, trop lourdement chargée, elle peinait à tracer sa route malgré la brise favorable. Résal jura et manœuvra pour l’éviter et la doubler. Il vit de loin une pirogue à dix rameurs, aux armes du seigneur local, se positionner pour les intercepter. Ne sachant que faire, il interpella Koubaye. Ce dernier se tourna vers Résal et avec un grand sourire, lui dit :
   - Manquerais-tu de foi en ta déesse ?
Résal fut mortifié par la réponse. Intérieurement, il maugréa. Bien sûr qu’il croyait dans les pouvoirs de sa déesse, mais Bénalki avait tellement de choses plus importantes à faire que de s’occuper de lui… Ses pensées furent interrompues par les mouvements anormaux de leur barque. Elle accélérait tout en se soulevant par l’arrière. Résal ne comprenait pas. Et il remarqua que l’eau se creusait devant eux tout en faisant un relief que la barque dévalait. Il se retrouva à surfer sur une vague, qui semblait ne pas faiblir pendant que l’eau se creusait devant eux, formant comme un canal où le vent s’engouffra à son tour, accélérant le mouvement. C’est à peine s’il vit les dix rameurs s’efforcer de reculer leur embarcation pour éviter le phénomène. Cela dura pendant assez de temps pour qu’ils soient en vue de la capitale. Résal s’inquiéta à nouveau de ce qui allait arriver en passant devant la capitale.
   - Reste tranquille, lui fit remarquer Koubaye. Aucun cheval ne galope assez vite pour que la nouvelle de notre passage arrive avant nous...
   - Doit-on s’arrêter ?
   - Oui, il le faut. Tu en profiteras pour “embellir” notre embarcation. Il serait bien qu’elle ne corresponde pas trop à la description qui va arriver par courrier spécial au quartier général de la police…
Résal avait affalé la voile et prit la rame. Pendant que Koubaye ramait régulièrement devant, il dirigea leur barque à travers la foule du port. Il alla s’arrimer sur un quai entre deux barges. Koubaye disparut rapidement. Résal se doutait que des réunions de grands savoirs allaient avoir lieu. En attendant le retour de son maître, il se dirigea vers un bâtiment bas à l’allure quelque peu délabré.
Quand Koubaye revint de la ville, il s’arrêta un instant. Il ne reconnut pas l’embarcation. Il savait que sous les formes alourdies de la structure se cachait la barque élancée qu’on lui avait prêtée. Un homme s’approcha de lui. Koubaye eut du mal à voir le visage. Il reconnut Résal sous le lourd manteau de pluie. Son capuchon cachait presque entièrement le regard dans l’ombre.
   - Vous devriez mettre cela, Maître Koubaye, lui dit Résal.
Koubaye regarda les hardes que tenaient Résal. Il y avait le même manteau de pluie et le même chapeau aux bords très larges. Ils remontèrent dans la barque et larguèrent les amarres assez tard dans la soirée. Ils naviguèrent lentement pour sortir du port de la capitale. Ils s’éloignèrent jusqu’à la nuit noire. Après, ils continuèrent plus rapidement. Résal avait l’habitude de ces navigations nocturnes depuis sa jeunesse. Ils avancèrent régulièrement.
   - Il nous faut aller jusqu’au Mont des vents, dit Koubaye. Mais avant, nous ferons quelques arrêts. J’espère que la Reine n’attaquera pas trop tôt. Je sens que les fils que Rma tissent sont étranges.
Résal ne comprit pas, mais s’inquiéta de ce qui pouvait arriver à Riak.
   - La Bébénalki risque-t-elle quelque chose ?
   - J’espère que non. Je sais beaucoup de choses mais je ne sais pas ce que Rma tisse aujourd’hui.
Résal continua à diriger le bateau mais s’inquiéta pour Riak.
    - Je vais prier la déesse. Elle peut la protéger. Elle l’a déjà fait, n’est-ce pas ?
   - Oui, la vague était sa réponse à l’arrivée de l’ost de Tisréal. Mais d’autres forces sont à l’œuvre aujourd’hui.
Ils se reposèrent avant le lever du jour. Koubaye avait prévu de s’arrêter à Stradel, et à Ibim. Au-dessus de la capitale, le fleuve était moins fréquenté. Résal choisit la prudence et ne poussa pas trop son embarcation. Elle avait l’air lourdement chargée et ne devait pas avoir l’air de voler comme une plume dans le vent. La journée, Koubaye tenait le gouvernail et la voile pendant que Résal dormait. Une fois l’obscurité faite, Résal reprenait la direction des manœuvres, et leur barque filait comme dans le défilé des Roches noires. Il lui semblait évident que la déesse s’occupait personnellement d’eux. Cela créait en lui un sentiment étrange fait de joie et de crainte. Se tenir ainsi dans les mains de la déesse était une expérience éprouvante. Il y avait ce qu’il voulait et il y avait le désir de la déesse. Pour le moment, les deux allaient dans le même sens, mais que se passerait-il si ce n’était pas le cas ? Résal n’osait l’imaginer. Leur arrêt à Stradel fut bref. Ils arrivèrent le matin, et dès l’après-midi ils étaient repartis. Koubaye était nerveux. Le temps pressait. Le baron Sink était maintenant roi de Tisréal et les combats n’allaient pas tarder. Là-haut dans le nord, la saison des petites pluies commencerait sous peu. Normalement, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter mais Émoque avait été retrouvée. L’épée de la haine était revenue parcourir la terre. Le fil du Baron Sink était clair et droit. Aurait-il la force de résister à la pesanteur de toute cette haine contenue dans son arme ? Youlba ferait tout pour qu’il y succombe.
   - La pluie sera leur ennemi, comme au temps du roi Riou, fit remarquer Koubaye à Résal alors qu’ils discutaient des combats à venir. Youlba est très forte pour cela et sa fille ne pourra que recueillir ce qui en découlera.
   - Oui, maître Koubaye, mais Thra ne peut rien faire ?
   - Thra va s’opposer à Youlba autant qu’il le pourra. Ses armes sont différentes, mais quand les dieux se battent, les hommes souffrent.
Résal soupira et se concentra sur les manœuvres à faire. La pluie qui tombait par intermittence leur facilitait le voyage. Sur les autres barques, les tréïbens étaient habillés comme eux. Tout le monde se protégeait de l’humidité. Chaque matin, Koubaye pressait Résal pour arriver plus vite.
   - Mais, maître Koubaye, nous allons plus vite qu’un Oh’men. Il n’y a que les oiseaux qui nous dépassent.
   - Je regrette de n’avoir pas d’ailes, Résal. Le temps passe et Rma file une trame étrange avec des fils étranges.
Ils se reposaient à tour de rôle sans plus jamais s’arrêter. À leur arrivée à Ibim, Résal fit accoster la barque, juste sous les rapides, dans une petite crique à l’abri des regards. La nuit arrivait. Résal ancra un peu loin du bord. Koubaye avait décidé qu'il fallait se reposer avant de partir pour le Mont des vents. . Quand l’heure de Lex arriva, nombreux furent les bayagas qui vinrent tourner sur le fleuve. Douce fut la nuit à leurs corps fatigués. Au matin, ils accostèrent au port malgré la peur de Résal. Mais à son grand étonnement, il n’y avait aucun policier ni aucun soldat. Il y avait des Oh’mens partout. Et encore plus surprenant des montagnards en armes.
   - Qu’est-ce que ça veut dire ?
   - Ça veut dire que tu devrais regarder qui arrive, lui répondit Koubaye qui se mit à faire des gestes d’appel.
Un Oh’men arriva en courant sur ses échasses. Il déchaussa à la mode des grands coureurs pour se retrouver devant Koubaye un genou à terre :
   - Maître Koubaye, quelle joie !
   - Relève-toi, Siemp. je suis heureux de te voir ainsi en bonne santé. Tu as rempli tout ton devoir envers la reine et le royaume de Landlau, sois en fier. Je vois que ta blessure n’est plus qu’un mauvais souvenir. La reine sait tout ce qu’elle te doit. Est-ce que tout est prêt ?
   - Oui, Maître Koubaye. Un fils de Chtin attend Résal et puis, de relais en relais, d’autres fils de Chtin seront préparés. Vous irez comme le vent.
Ils furent interrompus par un montagnard qui s’approcha d’eux comme le font les montagnards, directement et sans protocole, il dit :
   - Rokbrice attendre toi début montagne avec mouflons. Lui dire tout prêt comme rêve demandé.
Ayant dit cela l’homme à la silhouette massive s’en retourna. Koubaye regarda Résal :
   - Je suis désolé pour toi, mais on ne peut pas risquer ta chute.
Résal soupira.
   - Tant pis, Maître mais au moins je pourrai me tenir ce coup-ci.
Koubaye demanda à Siemp :
   - Mais où sont les policiers ?
Siemp eut un franc éclat de rire :
   - Ils sont très occupés à empêcher les tribus de se battre, ils ont délaissé le centre-ville. Nous les occupons et ils laissent les gens d’Ibim faire ce qu’ils veulent. Mais laissez-nous les distraire et nous distraire. Vous savez comme les tribus aiment la bagarre ! Quant à vous, le premier des fils de Chtin vous attend à la porte de la ville avec vos échasses.
Koubaye fut heureux de remonter sur les grandes perches qu’on lui avait préparées. Résal le fut moins en voyant la bête massive et haute sur pattes qui l'attendait. Les taureaux Oh’mens étaient tout en pattes et tout en muscles. Leur puissance et leur endurance rendaient bien des services. On avait préparé celui-ci avec un siège. Tout autre que Résal aurait eu le mal de mer. Habitué des bateaux, il supporta le balancement de la bête qui courait pour suivre les grands marcheurs. Siemp et Koubaye marchaient vite, soutenus dans leurs efforts par un groupe de Oh’men qui portaient le ravitaillement et les affaires. Koubaye retrouvait avec plaisir la sensation du vent dans les cheveux et ses vastes plaines où le vent dessinait des vagues dans la végétation d’herbes hautes en cette saison. Au bout de quelques jours, Résal ne sentait plus ses fesses. Siemp avait raison, ils avançaient comme le vent. Ils traversèrent sans difficulté le fief du défunt baron Corte. Son fils avait un caractère beaucoup plus calme et préférait la négociation à la violence. Il avait établi des relations commerciales avec les Oh’mens et les montagnards. Son père rêvait de royaume. Lui, rêvait de vie tranquille, encouragé par sa mère qui craignait de perdre le dernier mâle de la famille.
Au pied des montagnes, un son vint réjouir le cœur de Koubaye. Rockbrice riait et cela s’entendait de loin. Il prit Koubaye dans ses bras dès qu’il fut descendu des échasses :
   - Toi raison, montagnards grands vainqueurs. Et nos morts sont tous morts couverts de gloire.
   - Tu vas m'étouffer, Il Dute… et après, je ne serai plus bon à rien.
Cela fit encore rire Rockbrice qui montra tout un troupeau de mouflons :
   - Eux pied sûr. Toi bientôt Mont des vents...
Depuis la mort du baron Corte, de nouveaux chemins s’étaient ouverts pour les montagnards, plus rapides et plus sûrs. Chaque soir, ils firent la fête. Chaque tribu souhaitait faire honneur au sachant. Ils remontèrent le massif par les vallées. Rockbrice commentait le nouvel itinéraire en montrant où et comment les tribus commençaient à installer des campements, tout en soulignant qu’elles n’abandonnaient pas pour autant leurs anciennes positions défensives.
Koubaye ne découvrit le Mont des vents qu’en arrivant au pied de la montagne, lors d’un dernier virage dans une vallée encaissée. Ils s’approchèrent de la source du ruisseau qu’ils entendaient.
   - Ici, source Mont des vents, dit Rockbrice.
Une cascade miniature laissait couler un mince filet d’eau cristalline. Les gouttes tintaient en tombant sur les pierres d’une vasque naturelle. Rockbrice se pencha et en recueillit dans la main. Il en but.
   - Eau toujours fraîche, toujours bonne. Elle guérir beaucoup malades.
Koubaye regarda la scène en souriant. Il était arrivé au Mont des vents. La guerre, là-bas, allait commencer. Il ne lui restait plus qu’à monter à l’entrée du Mont. Il le dit à Rockbrice.
   - Pas loin, pas loin. Mais devoir escalader. Sentier difficile. Deux jours, peut-être trois.
Koubaye se rembrunit. Il n’avait pas autant de temps à perdre. Il regarda à nouveau la cascade. Il pensa à l’eau, à son trajet dans la montagne… Il pouvait la suivre. Résal connaissait l’eau. Koubaye se tourna vers Rockbrice :
   - Il Dute, fais-moi passer la cascade !
Rockbrice le regarda étonné mais se plia à sa volonté. Il le souleva rapidement et l’envoya au-dessus de la cascade. Koubaya atterrit sur de la mousse. Il s'approcha du bord et fit signe à Résal de le suivre.
   - Envoie une corde !
De nouveau, Rockbrice intervint en prenant la corde qui toujours lui entourait le thorax. Il y accrocha une pierre et, en la faisant tournoyer, l’envoya à Koubaye qui la fit passer derrière un rocher. Il renvoya l’autre bout en bas :  
    - Résal monte et toi, Il Dute, reprends la corde ; j'appellerai à mon retour.
Quand Résal arriva à son tour sur la plateforme d’où tombait l’eau, il vit qu’elle sortait de la montagne par un passage étroit que déjà Koubaye explorait. Il se mit à quatre pattes pour passer et se retrouva dans un tunnel à peine assez grand pour Koubaye et qui l’obligeait à marcher courbé.
   - Je sens, Résal, il y a un passage par ici. Rappelle-toi quand nous sommes descendus la première fois. Aujourd’hui, nous allons monter !
   - Mais on ne voit rien et la roche est trop humide. On va glisser…
   - Regarde, lui répondit Koubaye, j’ai des branches de feu-luit !
Ils se mirent à suivre la grotte où passait l’eau, à peine éclairés par les lumières bleutées de leurs branches. Cela dessinait sur les murs des ombres fantasmagoriques, dansant au rythme de leurs mouvements. Très vite, la notion de temps se perdit dans ces couloirs et ces salles, où seul le bruit de l’eau répondait à celui de leurs pas. Ils atteignirent un espace que leurs lumignons ne pouvaient éclairer. Le son de leurs voix se répercuta sur des parois manifestement lointaines. Résal découvrit qu’il y avait un lac en mettant les pieds dedans. Il jura, ce qui fit rire Koubaye.
Avec l'écho, ce fut un éclaboussement de rire qui atteignit Résal. À son tour, il se mit à rire. Il leur fallut un moment pour s'arrêter. Cela se termina par quelques soubresauts sonores que l'écho fît éclater en gerbes sonores. Puis Koubaye prit la parole :
   - Nous y sommes…
Résal revint sur la berge.
   - Que fait-on ?
   - Il faudrait la Pierre de Bénalki.
   - Mais… Maître Koubaye, vous l'avez laissée près du confluent !
   - Je sais, Résal. Pourtant, j'en ai besoin. Éteins ta branche de feu-luit.
Pendant que Résal s'exécutait, Koubaye cala la sienne avec des pierres. Puis, tout au bord de l'eau, il s'installa dans une position de méditation et invita Résal à faire de même. Le temps passa. Résal qui s'ennuyait ferme, mit la main dans l'eau. Elle était froide… mais il y avait aussi une sorte de vibration. De son autre main, il toucha le sol. Il ne sentit rien. Seule l'eau semblait ainsi. Il n'avait jamais senti cela. Pour la première fois de sa vie, il eut une vision. Il était au bord du fleuve et Koubaye posait la Pierre au fond de l'eau, puis l'image s'accéléra. Il vit des gens venir, repartir, des bêtes s'approchèrent pour boire. Il vit en un raccourci accéléré arriver l'armée du roi de Tisréal. Et la vague arriva. Résal eut un mouvement de recul. Il n'avait jamais vu de vague aussi haute. La falaise liquide s'abattit sur la rive opposée, écrasant tout sur son passage dans un bruit assourdissant.
Le défilement des événements continua. Dans la petite crique la Pierre était là. Des gens s'agitaient, traversaient le fleuve dans un sens puis dans l'autre sur des eaux très basses. Il vit le niveau dans la crique revenir à la normale. Rien de particulier ne se passait. Jusqu'à aujourd'hui, il sentit la vibration de la Pierre. L'eau y joignit la sienne. D'un coup, Résal se sentit aspiré par la Pierre qui, portée par l'eau devenue plus dure que la roche, se mit à remonter le fleuve. Elles furent comme une lame tranchante. Les paysages défilèrent si vite que Résal en eut le vertige. La Pierre avait à peine passé Clebiande, que déjà, Résal vit les rivages du lac de Sursu. Il entraperçut la capitale et le temps qu'il réalise, il vit la cataracte de Ibim. Tout allait trop vite pour qu'il reconnaisse quelque chose. Il comprit qu'il était dans les montagnes au moment où un sifflement se faisait entendre dans la grande salle. Il regarda Koubaye qui ne bougeait pas, dans les dernières lueurs de la branche de feu-luit.
L'eau vibra plus fort et le sifflement lui emplit les oreilles. Dans un geyser, la Pierre jaillit de l'eau et retomba sur les genoux de Koubaye qui en ouvrit les yeux d'étonnement. Résal poussa un cri en le voyant se figer en une statue de pierre.
Juste à ce moment, la branche de feu-luit s'éteignit.

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Riak regardait son armée sortir des Monts Birlak. Elle avait bien grossi depuis son arrivée. Riak, suivant les conseils des conseillers, avait attendu. Des volontaires étaient arrivés en masse et continuaient d’arriver. Le général Costané était content de voir ses troupes s’étoffer. Il avait fait du campement des Monts Birlak une base d’entraînement. Maintenant, les choses sérieuses allaient commencer. Riak, qui les voyait défiler, pensait que son armée était prête ou presque. Tous les hommes avaient une arme de métal ou presque. Tous avaient une protection ou presque. Les plus chanceux avaient un casque et un plastron cuirassé. Les autres avaient des vestes de cuir épais. Tous ces “presque” l’inquiétaient. En face, que valait l’armée des seigneurs ? Les policiers étaient redoutables mais pas très nombreux. Le gros des ennemis se composait de ce que chaque baron avait amené. Riak et les siens seraient en supériorité numérique mais, comme les autres s’étaient retranchés dans un camp, il faudrait peut-être prévoir de tenir un siège. Elle se sentait débordée par ses fonctions, courant sans cesse de son armée à son conseil à Cannfou. Dans quelques jours, les deux armées se rencontreraient. Elle aurait aimé que Koubaye lui donne des indications et l’aide de ses conseils. Le rêve, qu’elle avait fait dans la nuit, ne la rassurait pas. Elle avait vu Koubaye devenir une statue. Des gens venaient et, à l’aide d’offrandes, essayaient de diriger sa volonté pour qu’il tisse avec Rma ce qui était leur choix. Ce cauchemar l’avait mise mal à l’aise.  Elle n’avait pas eu le temps de s'appesantir à son réveil, emportée par le flot de ses occupations. Tout en regardant passer les hommes qui partaient au combat, elle avait décidé de s’en occuper le soir même. D’ici deux à quatre jours commenceraient les premiers combats. Quelle qu’elle soit, la réalité s’imposerait. Dans l’après-midi, Riak était repartie à Cannfou. Il lui fut nécessaire de rester la nuit sur place pour régler tous les différends qui existaient entre tous les conseillers. Elle avait l’impression de passer son temps à décider pour les uns et les autres. À l’aube, elle était de retour au bivouac de l’armée. Jirzérou lui servait officiellement d’écuyer. Il était impatient de chasser les seigneurs. Bemba était moins pressée. Elle dirigeait la garde personnelle de Riak composée de volontaires féminines. Elle les avait surentraînées et quasi fanatisées. Toutes celles qu’on allait appeler les guerrières blanches, étaient prêtes à se sacrifier pour Riak. Le général Costané recevait chaque jour des renseignements sur l’ennemi. Il en discutait avec Riak qui ne connaissait rien en stratégie guerrière. Costané n’était guère plus avancé. Il n’avait pas de culture du combat. Il s’était révélé un bon meneur d’hommes, allait-il être à la hauteur des batailles ? Il avait envoyé en avance des groupes de soldats pour sécuriser le déplacement de l’armée. Il faisait des reconnaissances et venait faire leur rapport tous les jours. Tout se passa tranquillement les trois premiers jours. Riak commençait à se dire que peut-être, ils pourraient surprendre ce foutu roi. Elle comprit que Sink avait déjà prévu leur arrivée. Des patrouilles étaient organisées. Son avant-garde avait accroché une de ces patrouilles. Le commandant de l’avant-garde était revenu faire son rapport. L’altercation avait été brève. La patrouille avait rompu rapidement le combat, préférant s’enfuir. Les soldats de Riak racontaient combien l’ennemi était pleutre et combien il était facile de les battre. Riak de son côté comptait les blessés et les morts. Si le commandant annonçait des morts ennemis, Riak qui était venue sur le lieu du combat n’en retrouva aucun. Par contre sa patrouille avait perdu plusieurs de ses membres blessés ou tués. Elle prit cela pour un mauvais présage. Koubaye… où était Koubaye ? Elle se reprocha de ne pas avoir fait ce qu’elle aurait dû. Elle planta tout le monde en disant à Tchitoua de l’emmener voir Koubaye.
Kaja fût un des premiers informés. L'ennemi était là. Une des patrouilles s'était fait accrocher. Heureusement, elle se composait des hommes du Baron Arlaz, de solides gaillards bien entraînés et bien équipés. Ils avaient eu deux blessés. Selon les ordres, ils avaient rompu le combat très vite. Ils avaient quand même eu  le temps de mettre hors de combat plusieurs rebelles. Kaja et son état-major avait longuement discuté de la marche à suivre. L’accord s’était fait sur l’attente. Les remparts étaient complets et le ravitaillement assuré. Il fallait laisser les rebelles s’épuiser sur les défenses mises en place et seulement dans un deuxième temps les écraser dans une bataille rangée. Après sa réunion d’état-major, Kaja décida d’inspecter les défenses. Il arriva au rempart, solide palissade de bois encore vert. Il ne prendrait pas feu facilement. Il était monté sur un talus artificiel fait à partir de toute la terre retirée du fossé. Il admira le travail des ouvriers et des ingénieurs. Devant le talus, plantés en oblique, des pieux interdisaient le passage. Après cela, Kaja avait fait dégager l’espace sur une portée de flèches. Tout ce dégagement était parsemé de pièges capables d’estropier un homme. Vu de l’extérieur, il n’existait qu’un chemin possible. Il traversait la zone des pièges en oblique, puis longeait les pieux par l’extérieur avant de rejoindre le seul pont qui enjambait le fossé. Là, celui qui désirait entrer devait passer une porte renforcée qui ouvrait sur un couloir entre deux remparts. Au bout, une deuxième porte barrait le passage. Kaja inspecta les réserves de flèches et d’armes, et vérifia que tout était prêt. Les rebelles tenteraient probablement plusieurs fois de passer les défenses avant de chercher une autre stratégie. Il discuta un moment avec différents barons qui le saluaient et dont le rôle allait être de harceler les rebelles. Puis il retourna vers sa tente palais. La fonction de roi exigeait beaucoup. Le royaume de Tisréal faisait le deuil de son ancien roi. L’administration restait malgré tout capable de travailler, et la vie continuait, hormis dans la zone dévastée par la vague. Kaja l’avait déclarée zone sacrée et des soldats patrouillaient pour mettre à jour tout ce qu’on pouvait récupérer. Du côté du royaume de Landlau, il y avait beaucoup de retard et d’erreurs. Les gens profitaient de ce qui se passait pour ne pas faire ce qu’il devait faire. On n’avait que rarement une opposition frontale. C’était à chaque fois une mauvaise volonté et une inertie qui venaient bloquer les rouages. Si les policiers se montraient, tout fonctionnait. Ils ne pouvaient être partout et dans certaines régions. Il ne faisait pas bon pour un membre d’une famille dirigeante d’être seul dans un lieu désert. Kaja s’en inquiétait mais il ne disposait pas des moyens nécessaires pour y faire face. Il lui fallait gagner cette guerre rapidement pour pouvoir reprendre les choses en main.
Riak regarda se coucher le soleil. Ses troupes se préparaient pour la nuit. Les bivouacs s’organisaient. Elle avait fait paraître un édit pour déclarer les bayagas amis du peuple et sans danger. Mais les traditions sont tenaces et nombreux étaient ceux qui préparaient encore un abri léger à la manière des tréïbens sur leurs bateaux. Elle avait demandé aux guerrières blanches de patrouiller pendant ces heures incertaines. Les deux léopards des neiges étaient couchés à ses pieds. Les juvéniles avaient déjà bien grandi et imitaient leurs parents. Riak caressa la tête du mâle :
   - Titchoua, il est temps.
Ils se mirent en route vers la tente de Riak. Mitaou avait fait préparer le repas et dresser la table. Quand elle vit sa maîtresse, elle remarqua son air préoccupé.
   - Dame Riak, votre repas est prêt. Vous semblez inquiète. De mauvaises nouvelles ?
   - Non, Mitaou, les nouvelles sont plutôt bonnes. Je m’inquiète pour Koubaye.
Riak s’installa pour manger. Elle avait choisi de rester seule. Les instants privés devenaient rares. Toute sa vie semblait se dérouler devant témoin. Ce soir, elle avait besoin de calme et de discrétion pour faire ce qu’elle avait projeté. Elle mangea en silence. La soirée devint nuit. Bemba vint la trouver pour lui annoncer que les guerrières blanches étaient sorties.
   - Très bien, Bemba. Tu mets un groupe autour de ma tente avec ordre de ne laisser passer personne.
Puis Riak la congédia et se retira dans la tente où était son lit. Elle se retrouva avec Titchoua. Les autres fauves s’installèrent devant la porte.
   - Maintenant, dit-elle au léopard des neiges.
Ils bondirent ensemble et atterrirent dans le noir. Ils s’immobilisèrent. Titchoua devint luminescent. Riak, qui avait une main sur son échine, regarda autour d’elle. Le noir s’étendait partout en dehors d’un cercle clair. Elle marchait sur une roche noire et sonore, à sa droite, il y avait une grande étendue d’eau. Ils firent quelques pas en descendant avant de remarquer une forme noire. Ils s’approchèrent avec précaution. Les muscles de Titchoua jouaient librement sous la fourrure. Riak le sentait sous sa main. Cela la rassurait. Il ne sentait pas de danger. La forme se précisa pour devenir une statue d’homme assis. Un peu plus loin, elle repéra un reste de branche de feu-luit qui se consumait doucement éclairant à peine. Cela lui rappela ses voyages souterrains avec Koubaye… Koubaye ! Elle se retourna brusquement pour regarder la statue. Elle poussa un cri en reconnaissant les traits du Sachant. Avec des gestes hésitant, elle toucha la statue. Elle sentit une chaleur. Elle toucha le sol pour vérifier qu’il était bien froid. Elle sut que c’était Koubaye, là, devant elle sous cette forme immobile. Elle s’assit et pleura. Titchoua vint se frotter contre elle en ronronnant. Elle mit ses bras autour du cou tiède du léopard et laissa ses larmes couler dans sa fourrure. Elle ne comprenait pas. Thra avait-il pétrifié Koubaye ? Mais pourquoi ? Petit à petit, ses larmes s’épuisèrent jusqu’à se tarir. Riak se sentit épuisée. En regardant ce Koubaye-statue, elle vécut une impression de vide intérieur immense que rien ne pourrait combler. Comme quand elle était petite fille, elle se coucha à même le sol, une main posée sur Koubaye. Titchoua vint se serrer contre elle, lui donnant sa chaleur. Elle s’endormit là.
Riak marchait dans un lieu improbable fait de lumière et de brume. Elle ne reconnaissait rien. Elle avait trois ans. Autour d’elle, il y avait cette odeur fade et entêtante. Des ombres inquiétantes passaient autour d’elle dans un déluge de cris et de mouvement. Elle rentrait la tête dans les épaules à chaque fois. Et à chaque fois les formes se dissolvaient dans la brume. Il y eut un geste encore plus brusque non loin de ses yeux. Une forme ronde passa au-dessus d’elle comme ces balles que les grands se jetaient. Elle fut éclaboussée. Elle reconnut le liquide qui maculait son vêtement et générait cette odeur. C’était du sang. Elle aurait voulu crier mais aucun son ne sortait de sa bouche. Non loin d’elle une corde s’agitait en sifflant. Elle eut le désir de la saisir et avança le bras. La corde s’immobilisa comme si elle attendait que Riak la saisisse. Dès qu’elle eut posé la main dessus, elle se sentit emportée. Elle croisa d’autres silhouettes et à côté d’elle, elle vit une silhouette qui tenait une corde semblable à la sienne. Alors que la silhouette se rapprochait, elle vit que c’était un petit garçon aux yeux aussi inquiets que les siens. Ils s’éloignèrent, puis de nouveau, se rapprochèrent. Une corde noire siffla comme un fouet en passant entre eux. Ils s’éloignèrent brusquement. La corde-fouet noire la toucha. Elle en sentit la brûlure. Sur son bras une trace rouge pulsait de douleur. Quand elle la vit revenir vers elle, Riak tenta de s’en protéger. De nouveau la corde-fouet la toucha, provoquant une nouvelle trace brûlante. Elle cria sans que sa voix ne devienne son. Comme emportée par un tourbillon, elle revit la silhouette du garçon. Il avait aussi la bouche ouverte dans un cri silencieux. Ses bras portaient les mêmes marques rouges. Une idée lui traversa l’esprit. Il fallait bloquer cette corde-fouet entre leurs cordes respectives. Elle voulut faire signe au garçon qui déjà lui tendait la main. Plusieurs fois leurs mains furent à un doigt de se toucher. À chaque fois, la corde-fouet passait entre eux deux, déclenchant une nouvelle brûlure. La colère s’empara de Riak. Ce fut comme si elle pouvait commander sa corde… en partie. Elle évita une fois la corde-fouet
puis une deuxième. La troisième rencontre se termina par une brûlure lui labourant les reins. Riak faillit lâcher sa corde. L’ombre du garçon passa non loin. Riak tendit sa volonté pour diriger sa corde vers celle de l’autre enfant. Elle entrevit sa main et dans un effort immense, elle la saisit. Les brûlantes douleurs disparurent, laissant la place à une chaleur bienfaisante et réconfortante dans tout son corps. Forte de leurs deux volontés, elle, il se dirigèrent vers la corde noire qui de nouveau se rapprochait. Elle, il n’étaient plus que désir de vengeance et de destruction. Alors qu’elle, il allaient la toucher, la corde-fouet se déroba. Elle, il virent l’ombre filiforme qui s’y accrochait. Elle, il se mirent à poursuivre l’ombre aussi noire que la corde qui maintenant fuyait devant eux. Leurs mouvements devinrent tempétueux. Malgré les tourbillonnements et les retournements, elle, il tenaient bon. D’à-coups en à-coups, les mouvements devinrent plus brefs, plus contraints. Elle, il se rapprochaient de la corde noire fouettant l’espace. D’un coup elle, il la touchèrent. Tout se figea en une image sur la toile du temps.
   - Reine ! Oh, Ma Reine !
Riak ouvrit les yeux pour découvrir un visage penché sur elle. La teinte bleutée qui l’éclairait la troubla. Elle reconnut Résal tenant une branche de feu-luit.
   - Résal ?
   - Oui, Ma Reine.
   - Résal, que s’est-il passé ?
Résal lui raconta leur voyage et les derniers évènements. Voyant Koubaye figé, il avait fini par ressortir en suivant le ruisseau. Il revenait avec des provisions et de quoi faire un feu et s’éclairer. Il était sûr que Koubaye vivait encore même s’il semblait plus pierre que chair… Tout en parlant, il alluma le feu. Un halo de lumière dissipa quelque peu les ténèbres autour d'eux. La salle était grande. Les bruits qu'il faisait, déclenchaient des échos sur des parois lointaines. À côté de Koubaye, un lac sombre et lisse se perdait dans la nuit. De multiples éclats de lumière brillaient sur de gigantesques colonnes aux formes irrégulières. De temps à autre un ploc signait la chute d’une goutte d’eau dans une flaque. L’eau s’écoulait silencieusement en suivant une rigole en pente douce dans la pierre noire du plancher de la grotte.
   - Où est-on ?
   - Sous le Mont des Vents, Ma Reine. Maître Koubaye m’a guidé jusqu’à cette salle. Pour lui, ici, comme dans l’autre salle, on est en présence des racines du monde.
Riak regarda Koubaye, puis Résal. La déception lui encombrait l’esprit. Koubaye ne la guiderait pas, à moins que ce rêve étrange soit son message. Il lui avait déjà parlé de ces cordes que Rma tissait pour dessiner la trame du temps. Restait à interpréter qui était le garçon et qui était l’ombre noire de la corde noire. Elle s’approcha de Koubaye et le serra dans ses bras en murmurant des mots que Résal n’entendit pas. Elle se releva et retenant ses larmes dit à Titchoua :
   - Allons là où je serais utile !
Riak se retrouva à Cannfou. Des tensions existaient entre la grande prêtresse et le plus grand initié. L’une voulait confier la réussite de la guerre aux Dieux en faisant une cérémonie générale dans tout le pays, rassemblant le peuple dans un même élan de ferveur patriotique. Lacestra défendait une position beaucoup plus discrète, s'appuyant sur les instructions du Sachant qui avait déclaré que Riak seule détenait les clés de la réussite ou de l’échec. Riak se retrouva dans la pièce au moment où la grande prêtresse disait :
   - Mais les dieux interviennent et leur puissance est tellement grande. Avec tout le respect que je dois à la reine, comment pourrait-elle, à elle seule, être la clé de la réussite ?
   - Douteriez-vous, ma mère ?
La question, posée d’une voix douce par Riak, fit sursauter tous les présents qui ne l’avaient pas entendue arriver.
   - Non, bien sûr, ma reine. Mais Youlba et Thra ne doivent pas être négligés. Ils ont assez souvent montré leur puissance !
   - Oui, mais le Sachant a dit...
   - Le Sachant, le Sachant, vous n’avez que ce mot-là à la bouche, Maitre Lascetra. Il a disparu…
   - Et je viens de le voir…
Sa déclaration stupéfia les deux protagonistes. Lascetra bégaya d’étonnement et la grande prêtresse eut un regard inquiet  :
   - Qu’a-t-il dit ?
   - Rien, il n’a rien dit. Son message est obscur comme est obscur un rêve. Il m’a montré que sans coopération nous n’arriverons à rien. Ces dissensions entre vous servent l’ennemi. Seule notre union  sera la source de notre réussite. Que tous les temples intercèdent ensemble et que le peuple en soit averti. Mais que la cérémonie se passe dans les enceintes de nos lieux sacrés. Le peuple participe déjà par tous les efforts qu’il fait pour soutenir notre effort de guerre.
La grande prêtresse et Lascetra s’inclinèrent en signe d’assentiment et de soumission. Quant à Riak, elle remercia mentalement Titchoua de l’avoir ramenée à Cannfou. Riak resta une journée pour participer aux conseils de décision. Quand elle reprit le chemin du front, elle avait décliné les grandes lignes de son action et marqué les limites de chacun.
Titchoua ramena Riak aux abords du camp.  La femelle et ses petits vinrent à sa rencontre. Riak prit le temps de jouer avec. Elle admira la taille des jeunes. Ils devenaient de plus en plus forts chaque jour. Ils la renversèrent. Elle en attrapa un et le serra contre elle. Il se défendit en grognant et en montrant les dents. Riak grogna à son tour. Le jeune prit immédiatement une posture de soumission en gémissant. Riak se mit à rire et lui ébouriffa la fourrure. Le jeune mâle se mit à ronronner comme un chaton. Riak se releva.
   - Allons, fini  de jouer ! On passe aux choses sérieuses.
Elle rit à nouveau en voyant la tête penchée du jeune léopard qui semblait interrogatif. Elle lui caressa la tête une nouvelle fois. Les autres jeunes vinrent à leur tour se faire caresser. Riak se laissa distraire un moment et puis se dirigea vers le camp. Une sentinelle signala sa présence. Ce fut le branle-bas dans le camp. Le général Costané fut parmi les premiers à l’accueillir. Il avait la mine sombre. Il salua la reine. Riak l’interrogea sur les derniers évènements. Elle apprit que ses craintes étaient fondées. Les accrochages se multipliaient et malheureusement ses troupes revenaient souvent amputées d’un ou plusieurs membres sans compter les blessés qui mouraient souvent après quelques jours. Costané l’emmena voir le camp ennemi. Ils montèrent à l’observatoire qu’il avait fait aménager dans un grand arbre. Le baron Sink avait choisi un très bon emplacement avec un élèvement qui lui permettait de voir au loin. Pour construire les défenses, il avait fait couper tous les arbres, toutes les broussailles sur deux portées de flèches, laissant à nu tout le sol.
   - Si on attaque, on aura perdu la moitié de nos hommes avant d’avoir seulement atteint le fossé...
   - Je vois, général, et après, qu’est-ce qu’il y a avant la palissade et ses tours ?
   - Il y a un fossé suivi d’une plateforme hérissée de pieux suivie d’un autre fossé avant d’arriver à la butte sur laquelle se dresse la palissade.
   - Il y a un pont là-bas.
   - Oui, ma Reine, c’est le seul point de passage. C’est de là que viennent aussi leurs troupes. Après ce pont, il faut se glisser derrière la première palissade jusqu’à une deuxième passerelle qui arrive à la porte. Quand ils sortent, ils sont protégés de nos regards par la première palissade et on ne les voit que s’ils passent le pont sur le premier fossé.
Riak observa le camp retranché des seigneurs. Sink avait fait construire des tours avec des arcs sur pied. Elle jura intérieurement. Ces arcs devaient au moins porter au bout du glacis dégagé tout en restant rapides à manier.
   - Bien, dit-elle. Allons en bas.
Elle alla jusqu’à la lisière de la forêt. Elle vit que le fleuve n’était pas loin. Elle voulut s’en approcher. Costané intervint :
   - Non, ma Reine ! Ils vont tirer !
Riak regarda Costané :
   - Restez-tous ici. C’est un ordre.
Le général et les gens de l’escorte se regardèrent.
   - Mais, ma Reine...
Riak était déjà partie en petite foulée vers la rivière. Costané poussa un cri en voyant un des grands arcs lâcher sa flèche. Riak était déjà au bord de l’eau. Il la vit s’arrêter, regarder en direction du camp et juste faire un petit bond de côté. La flèche s’était plantée dans le sol. Il entendit la reine rire. Il fut rempli d’effroi en la voyant partir en courant vers l’ennemi. Il vit le branle-bas derrière la palissade. Des centaines de têtes apparurent et Riak courait toujours droit vers le fossé. Les deux léopards blancs l’encadraient. Des flèches volèrent et se plantèrent tout autour d’elle. Les grands arcs tiraient aussi et Riak courait toujours. Arrivée à portée de voix, elle s’arrêta. Devant elle, un mur de glace transparente se dressa. Les projectiles se brisèrent dessus. Riak cria :
   - BARON SINK ! BARON SINK !
Les tirs cessèrent brusquement. Une tête couronnée apparut sur la tour de la porte. Quand Riak le vit, elle cria de plus belle :
   - BARON SINK, JE TE DÉFIE !
Seul un rire lui répondit. La tête couronnée disparut puis elle entendit une voix dire :
   - Le roi dit que les petites filles feraient mieux de rester à la maison et de s’occuper de leur intérieur !
Riak rit à son tour. Elle ramassa une des flèches qui étaient plantées non loin et décocha une flèche vers le ciel. Tous les regards tentèrent d’en suivre le vol. La flèche monta très haut avant de redescendre et de venir se planter aux pieds du roi.
    - Dites au roi qu’il ferait bien de se méfier de la colère des petites filles !
Aussi vite qu’elle était arrivée, Riak repartit en courant. Quand elle atteignit la lisière de la forêt, elle vit les regards désapprobateurs de son escorte.
Elle s’arrêta devant Costané.
   - Il va falloir creuser, Général
   - Creuser ???
   - Oui, Costané, creuser !

97
  - Baron Arlaz au rapport, Majesté
   - Faites entrer.
Kaja regarda entrer le baron qui revenait d’une mission de reconnaissance. Il y avait eu un accrochage.
L’homme aux larges épaules faisait un bruit de ferraille en marchant. Kaja faillit en rire. Hauziart était un baron d’une campagne profonde. Il était venu avec sept soldats à l’équipement un peu dépareillé. Lui-même n’avait qu’un armement ancien assez éloigné de ce qui se faisait actuellement. Il mit un genou à terre et salua le roi :
   - Je vous écoute, Baron, dit Kaja.
   - Nous nous sommes fait accrocher près du bois de Portua. Nous allions retraverser le ruisseau quand ils nous ont repérés. Nous les avions suivis quelque temps et nous allions nous retirer pour venir donner l’alerte quand l’un de mes hommes est tombé. J’ai donné l’ordre de courir pour nous replier mais ils nous ont pris en charge. Nous avons fait face et engagé le combat. Ils étaient plus nombreux mais ils ne savent pas se battre. Mon sergent en a mis trois hors combat pendant que je me battais avec d’autres que j’ai blessés. Ils ont un peu reculé quand mes deux archers ont commencé à tirer. Nous avons décroché rapidement et ils ne nous ont pas suivis.
   - Combien de morts et de blessés ?
   - Mon sergent a une coupure au coude sans gravité, j’ai un homme blessé à l’épaule. Il y avait trois morts chez eux et j’en ai vu une demi-douzaine couverts de sang.
   - Vous pensez qu’ils ne valent rien au combat.
   - Ils manquent de savoir-faire et d’armes mais leur colère est grande. Chasser une bête enragée est toujours plus dangereux, Majesté.
Kaja remercia le baron. Il se retourna vers les généraux du conseil de défense pendant que le baron Arlaz sortait après avoir encore une fois salué le roi.
   - Ils sont là, dit Kaja.
   - Nous pouvons les écraser, dit le général Espond. Leurs hommes ne font pas le poids !
   - Vous avez entendu le baron Arlaz, ils sont comme des bêtes enragées. Combien cela va-t-il nous coûter d’hommes ?
Espond se tourna vers son voisin. Le vieux baron Kikor avait appuyé ses dires en tapant du poing sur la table. Kaja écouta les réactions des uns et des autres. Deux positions s’opposaient, l’attaque immédiate ou les laisser venir. Si la deuxième solution semblait plus économique en vies, elle était aussi plus longue.
   - Le peuple pour le moment ne bouge pas. Il nous craint encore, fit remarquer Espond. On ne sait pas combien de temps cela va durer.
   - Ils vont attaquer rapidement, dit un autre.
   - Et pourquoi dites-vous cela, baron Sonéa?
   - C’est leur intérêt. Ils sont plus nombreux que nous et la rage qui les habite va les rendre imprudents !
   - Je pense qu’ils vont attendre, reprit le vieux baron. Ils peuvent nous assiéger.
   - Ils savent bien que notre ravitaillement est assuré. Non, ils vont attaquer.
   - Vous oubliez une chose, interrompit Kaja. Leur reine est-elle là ? Ils n’attaqueront que si elle est présente. Pensez à ce que nous disent nos informateurs. Elle doit être la libératrice. Sans elle, ils ne feront rien. On va continuer de les harceler en envoyant des patrouilles. Ça les testera et nous devons savoir si elle est là. Les vaincre sans la vaincre ne servirait à rien. Nous avons besoin de savoir.
Le conseil se rangea à son avis. Quand ils furent partis, Kaja se tourna vers son aide de camp.
   - Alors ?
   - Mon colonel, tous ces barons sont trop divisés pour faire une armée. Ils se battront, et bien, mais ils le feront indépendamment les uns des autres. Je pense que seuls les gayelers sont vraiment prêts à agir comme une armée.
   - Je pense aussi comme cela, répondit Kaja. On va voir ce que nous apprennent les patrouilles.
   - Faites attention à qui vous envoyez, mon colonel. Le baron Hauziart, bien qu’équipé à l’ancienne, a bien entraîné ses hommes. D’autres n’ont que des soldats de parade.
   - J’en ai bien conscience, Okuta. Selvag me manque. Il les connaît tous. Il m’est plus utile à gérer la capitale mais il me manque.
   - Erébi est l’homme qu’il vous faut, mon colonel. Il connaît tous les maîtres d’armes. Il pourra vous dire.
   - Très bien, Okuta, fais-le venir.

Kaja avait donné l’ordre de harceler l’ennemi avec un but précis : savoir si la sorcière blanche était parmi eux. À leur retour, il rencontrait les patrouilles. À chaque fois, il entendait un récit semblable. Ses soldats étaient mieux entraînés et à chaque fois leurs pertes étaient très inférieures à celles de l’ennemi. Kaja et son état-major en concluait que la sorcière n’était pas là. On reportait l’attaque prévue. Kaja y tenait absolument. La sorcière devait être capturée ou tuée pour étouffer la rébellion.

Kaja traversait le camp pour rejoindre la tente de l’état-major quand il entendit un cri d’alerte.
   - REBELLES EN VUE !
Il se mit à courir pour atteindre la tour de guet.
   - À l'ORÉE DU BOIS À GAUCHE !
Ce fut le branle-bas sur les remparts. Kaja vit les grands arcs se mettre en position, les archers se préparer. Il fut heureux de voir son armée réagir vite et bien. Il fut dépassé par les gayelers qui arrivaient au pas de course. La nouvelle se répandait dans le camp. Pour la première fois un groupe d’ennemis était à la porte.
Kaja arriva en haut de la tour de guet. Les soldats présents scrutaient le lointain. Kaja vit des silhouettes restées à l’ombre des arbres. “Pas dangereux” pensa-t-il, “trop détendus”. L’officier de garde fit un geste quand une forme se détacha de la forêt. Un des grands arcs lâcha son trait. Kaja sursauta. La chevelure était blanche. La sorcière était là ! Il la vit faire un petit saut de côté quand la lourde flèche se planta. Il entendit un rire cristallin. La sorcière se mit à courir vers le camp, deux léopards sortirent des bois pour l’accompagner. Les ordres fusèrent sur tout le rempart. Les flèches s’envolèrent de partout. Sa course était désordonnée et les archers incapables de l’ajuster correctement. Elle s’arrêta brusquement devant la tour qui coiffait l’entrée du camp. Malgré les flèches qui pleuvaient, elle ne bougea pas. Kaja vit la sorcellerie en action. Les traits semblaient frapper un mur invisible et éclataient comme éclate une plaque de glace qu’on lance sur un rocher.
    - BARON SINK ! BARON SINK !
Kaja donna l’ordre de cesser le tir. Il s’avança jusqu’au bord du parapet. Il regarda la sorcière qui semblait le défier. Elle cria à nouveau :
   - BARON SINK, JE TE DÉFIE !
Cela fit rire Kaja qui se détourna. Son aide de camp se pencha au-dessus du rempart et dit :
   - Le roi dit que les petites filles feraient mieux de rester à la maison et de s’occuper de leur intérieur !
Cela mit Kaja de mauvaise humeur. Défier quelqu’un dont on ne connaît pas la puissance était une faute. Il allait quitter la plateforme quand une flèche se planta juste devant lui.
    - Dites au roi qu’il ferait bien de se méfier de la colère des petites filles !
Kaja jura. Un détachement était prêt à intervenir. Il leur fit signe. Les portes s’ouvrirent alors que la sorcière atteignait l’orée du bois. Le bruit des chevaux au galop la firent se retourner. Du haut de la tour Kaja l’observa. Il la vit saisir son arme et courir au-devant des chevaux. Derrière ses gardes la suivirent avec retard. Il vit ce qu’il n’avait jamais vu. La sorcière courait aussi vite qu’un cheval et sa rapidité fut fatale aux cavaliers. Elle passa sous la lance du premier chevalier et en passant, éventra le cheval tout en coupant la jambe du cavalier. La lance du deuxième ne résista pas à l’arme de la sorcière. Elle sauta en croupe et égorgea le lancier. De là, elle sauta sur le troisième. Les gardes de la sorcière la suivaient passant derrière elle et achevant les blessés et les chevaux. Ce fut un déchaînement de violence qui sidéra les hommes sur les remparts. Leurs cris d’encouragement s’étaient figés dans leur gorge. Les officiers durent crier plusieurs fois pour que les archers reprennent leur tir. Seules les flèches des grands arcs portaient assez loin. Les autres archers tiraient quand même. Kaja regardait, comme ses hommes, cette sorcière qui semblait se jouer des meilleurs cavaliers de l’armée. Il vit disparaître la chevelure blanche dans la forêt, suivie des guerriers qui l’avaient aidée.  
Kaja convoqua tous les barons de l'ost. Après avoir vu ce combat, il fallait décider de la stratégie à suivre. Les récits d'Ankakla prenaient une autre dimension. Une réalité s'imposait. Avec une telle guerrière, tout allait devenir plus complexe.
Kaja réfléchissait à la situation. Il mangeait en attendant la réunion. Dans le camp, en cette heure tardive, tous parlaient de ce qu’ils avaient vu. La sorcière était arrivée et avec elle, la peur. Kaja curieusement n’avait pas ce sentiment. Il avait, de loin, croisé le regard de cette femme et avait reconnu les yeux perçants de cette novice aux cheveux blancs qu’il avait épargnée. Ce pouvait-il qu’elle soit elle ?
Il se reprochait de l’avoir laissée libre ce jour-là et en même temps une certaine joie l’habitait. Il allait l’approcher même si c’était pour la tuer. Il pourrait ainsi se débarrasser de ces yeux qui le hantaient encore.
Il fut interrompu dans ses pensées par l'arrivée des premiers barons.
La première bataille eut lieu sur le fleuve. L’alerte fut donnée avec retard. Les premières barques des seigneurs avaient déjà été coulées quand la première barge quitta le quai. Les lourdes embarcations chargées de soldats et d’archers se dirigèrent vers l’amont avec difficulté, le vent n’étant pas favorable. Elles semblaient bien pataudes devant les barques rapides manoeuvrées par des treïbens. Resté au bord, Kaja et ses généraux essayaient de suivre le déroulement des combats. Le fleuve était trop large pour que la voix porte. Du haut de la tour où siégeaient les signaleurs, Kaja donnait ses ordres. Les signaleurs les transmettaient en agitant des drapeaux. Plus rapides, les barques tournaient autour des barges. Plus armées et avec plats-bords surélevés, les barges étaient comme des châteaux forts flottants. Kaja vit la fumée avant de voir les flammes. Les rebelles avaient des flèches enflammées ! Le fleuve fut bientôt recouvert de cette fumée blanche qui, comme un brouillard, bloquait la vue. De loin en loin, des cris et des bruits de bataille parvenaient à la rive. Kaja vit, sortant de la nappe embrumée, des barques treïbens, la coque en l’air, mais aussi une barge à moitié enfoncée dans l’eau. Quand le soleil se descendit sur l’horizon, les bateaux restant à flot revinrent à quai. Il ne restait que la moitié des barges et des barques. Toutes étaient hérissées de flèches et certaines avaient les traces des incendies que les marins avaient réussi à maîtriser.
Kaja interrogea personnellement les capitaines rescapés. Ils décrivaient la même situation. Le feu avait pris sur la première barge mais ce n’était pas lui qui avait généré tout ce brouillard. Il était venu de l’eau elle-même. Ils avaient entendu le même cri venant des barques ennemies : “ Bénalki ! Bénalki !” juste avant son apparition. La peur était palpable. Ils connaissaient tous le nom de la déesse des tréïbens.
   - Si une déesse combat avec eux...
   - Ne soyez pas craintif, capitaine, le coupa Kaja. Nous avons le pouvoir de l’Arbre Sacré avec nous. Vous en recevrez quelques feuilles dès demain.
Kaja fit estimer les pertes trop lourdes à son goût et pas assez cher payées par les rebelles. Il lui fallait préparer la suite. L’irruption de la sorcière et de ses pratiques magiques nécessitaient de changer de stratégie. Kaja s’en voulait d’avoir sous-estimé sa puissance de nuisance. Il lui faudrait faire venir encore plus de feuilles de l’arbre sacré pour protéger ses hommes. Mais pourquoi avait-il épargné cette novice ? Dans son esprit vint l’image de ce regard de feu qui l’avait impressionné. Quel pouvoir y avait-il ? Quand il s’endormit, il fit des cauchemars où des sorcières brûlaient tout de leur regard, le laissant seul face à elles. Il se voyait brandir Émoque et sa branche de l’Arbre Sacré. Il se réveillait en sursaut quand l’une d’elle s’avançait vers lui. Ses yeux, d’un rouge flamboyant, étaient ceux d’un démon. Ils lançaient des éclairs qu’Émoque encaissait, lui secouant le bras à chaque fois un peu plus et l’empêchant de le lever. Arrivée trop proche de lui, la sorcière ouvrit la bouche et un serpent en jaillit lui visant le visage. .
Les jours suivants furent calmes. Quand enfin l’attention des gardes commença à se relâcher, l’alarme fut donnée. Kaja fut un des premiers sur le rempart. Les rebelles avaient commencé à creuser un fossé à la limite de la zone déboisée. Ils venaient en petits groupes et ne s’approchaient pas. Mais là, il y avait l’armée des rebelles devant eux. Il fut soulagé de voir qu’ils n’avaient pas construit de tour ou de machine de guerre. Il regarda les guerriers se mettre en ordre de bataille. Il remarqua leurs hésitations et leurs approximations. Ce n'étaient pas des guerriers mais des paysans tout juste bons à se faire tuer. Il chercha du regard la sorcière mais ne vit nulle part sa chevelure blanche. Autour de lui, les hommes se préparaient. Les barons de son conseil de guerre l’entouraient.
   - S’ils veulent prendre les remparts, il leur faut une échelle et des ponts pour passer au-dessus des fossés.
   - Regarde, baron Gedron, ils amènent des mantelets.
Effectivement, ils virent se positionner ces protections faites de planches devant les troupes. Portés par des hommes, ils allaient permettre aux troupes d’avancer d’abri en abri. Le premier mantelet s’avança d’une dizaine de pas. Un deuxième se mit en route à son tour. Du haut des remparts, ils virent la procession de ces protections. Les grands arcs étaient entrés en action. Leurs traits se plantaient sans que l’on puisse savoir s’ils traversaient ou pas les planches. Le baron Gedron comptaient les mantelets et dit :
   - Ces sans foi, combien ont-ils sacrifié d’arbres ? Je suis sûr qu’ils n’ont même pas fait les offrandes nécessaires.
Kaja ne répondit pas. Il pensait que cette horde de paysans allait arriver au pied des remparts et qu’il faudrait aller se battre contre eux.
   - Faites préparer les soldats à pied, dit-il. Il faudra nous battre dehors.
La matinée se passa à regarder avancer les mantelets et puis les hommes porteurs de fagots qu’ils lançaient dans le premier fossé. Kaja venait régulièrement sur le rempart. Le temps du combat approchait. Quand le soleil fut au Zénith, le glacis ressemblait à un damier. Les meilleurs archers tentaient d’abattre les rebelles qui sautaient d’une protection à l’autre. Des cris saluaient leurs réussites. Les mantelets avaient des allures de hérissons. Kaja admira la stratégie. Il avait sous-estimé leurs stratèges. Allaient-ils continuer toute la journée ?
Dans l’après-midi, trois larges passages permettaient la traversée de la première défense. Le baron Gedron s’approcha de Kaja :
   - L’attaque est pour demain. N’est-ce pas, Sire ?
   - Oui, avec la nuit qui tombe, on ne pourrait pas se battre. Mais on ne va pas rester sans rien faire, baron Gedron. J’ai fait préparer des pots de poix. On va les utiliser. Mais pour le moment, il fait trop clair. Alors allons dîner !

Dans la nuit devenue noire, des silhouettes chargées de pots se glissèrent hors des remparts. Ils firent une noria jusqu’à ce que les fagots soient bien imprégnés de poix. Les sentinelles qui surveillaient les bois virent bien quelques ombres, mais rien ne vint troubler les chants des insectes nocturnes. Tard dans la nuit, alors que l’étoile de Lex était haut dans le ciel, un gayeler se présenta devant Kaja :
   - C’est fait, mon colonel. On va les recevoir comme ils le méritent !
   - Parfait ! Allez-vous reposer !
Pendant que le gayeler sortait, Kaja soupira. Il savait qu’il ne redormirait pas. Il avait de nouveau fait un cauchemar où la sorcière tenait une place de choix. Il se leva, fit signe à son ordonnance de ne pas bouger et sortit prendre l’air. Le camp était calme. Les hommes se reposaient en parlant à voix basse ou dormaient. Kaja pensa à la fureur qui allait les attendre dès l’aube. Le première vague d’attaque devait être accueillie par les barons des grandes plaines de l’est. Ils formaient un groupe homogène composé de solides gaillards bien entraînés et bien armés. Au fur et à mesure des besoins, les autres interviendraient. Kaja s’était mis en réserve comme on lui avait demandé. Ce n’était pas la place du roi d’être en première ligne. Il avait préféré taire que, si la sorcière venait se battre, elle que les rebelles disaient reine, il lui faudrait aller au combat. Même les poches remplies de feuilles de l’Arbre Sacré, aucun combattant n’était à sa hauteur. Seule Émoque contenait assez de magie pour lui faire face.
Il circula un moment dans le camp, disant un mot d’encouragement à l’un ou à l’autre. Il allait de galerie en galerie, restant toujours à l’abri des possibles méfaits des bayagas. Il s’assit un moment avec les hommes de son voisin, un de ceux qui aurait souhaité le marier avec une de leurs filles. C’est là que les cris des sentinelles le surprirent.
En quelques instants, le camp se mit à ressembler à une ruche. On entendait les cris des uns et des autres, pour que les hommes se regroupent, pour que les archers se mettent en position, ou pour annoncer ce qu’il se passait. Quand Kaja arriva à la tour de guet, les rebelles commençaient à passer le premier fossé en portant des échelles. Leurs cris, pour se donner du courage, venaient couvrir les cris des défenseurs. Des flèches enflammées partirent des remparts, allumant des brasiers. Si la première ligne d’attaque continua sa progression vers les remparts, on vit des silhouettes s’enflammer en criant. Les autres, derrière, refluèrent, provoquant un carambolage avec les troupes qui continuaient à arriver. Dans la lumière du tout petit matin, les flammes faisaient danser les ombres. Les flèches pleuvaient depuis les remparts sur tous ceux qui n’étaient pas à l’abri. La première vague d’attaque se brisa sur la palissade de bois. S’ils purent dresser les échelles, ils n’étaient pas assez nombreux pour résister aux défenseurs.
Un cor sonna dans le bois au loin. Les rebelles qui le pouvaient battirent en retraite. Des cris de joie et de victoire, poussés depuis les remparts, saluèrent leur repli. Immédiatement, un groupe d’intervention fit une sortie pour achever tous les ennemis qui pouvaient rester au pied des remparts. Pendant ce temps, méthodiquement, les grands arcs ciblaient les blessés. Leurs ordres étaient clairs : éliminer le maximum d’ennemis.
À la lumière d’un soleil sans concession, Kaja vit au bord de la forêt la silhouette blanche de la sorcière qui venait se rendre compte de l’étendue des pertes. Il la vit s’agiter et faire des gestes véhéments. Il sourit de la voir ainsi en colère. Il ne comprenait pas ce qu’elle disait mais elle engueulait les gens de sa suite et désignait les travaux du fossé qu’ils avaient commencés.


Koubaye regardait Rma filer le temps. Il le vit choisir des fils, en couper beaucoup d’autres. Quand il le vit s’approcher d’un fil épais et rugueux, il tenta de proposer d’autres fils plus fins, plus doux. Rma les ignora et, farfouillant dans les fils, il choisit celui que Koubaye désirait lui faire éviter. Koubaye eut peur. Rma en tira une belle longueur et commença à la filer dans la trame du temps. Le bruit sourd du va-et-vient de la navette ne s’était pas arrêté. Pendant que filait le temps, Rma prépara de nouvelles navettes. Bientôt viendrait le tour de ce fil maudit signe de malheur.

98
    - Majesté ! Majesté !
Le soldat entra en courant dans la tente de Kaja. Il déjeunait tranquillement avant le conseil de guerre qui était prévu ce jour-là. Le messager salua brièvement et reprit :
   - Les rebelles attaquent sur le fleuve. Les barques sont déjà parties...
Il n’avait pas fini son rapport que Kaja avait attrapé Émoque et se dirigeait vers le port. Les hommes couraient vers les lourdes embarcations pendant que les barques à dix rameurs doublaient déjà la jetée. Kaja rejoignit le phare comme on appelait la tour de guet plantée au bord du fleuve. La dernière bataille avait tourné à son avantage grâce aux barges lourdement armées. La question d’aujourd’hui tournait autour de ce que les rebelles avaient inventé. Aucun guetteur n’avait vu passer de barge conduite par des treïbens en dehors des barges commerciales qui continuaient leur va-et-vient. Il vit de loin les premières barques se déployer. À bord, des mouvements prouvaient que les archers se préparaient au combat. Une embarcation dépassant toutes les autres attira le regard de Kaja. Il remarqua la chevelure blanche de la passagère qui se tenait sur la proue. Il jura. L’engagement allait être sérieux, leur reine était là. À ses pieds, les lourdes barges prenaient le large. Plus lentes que les barques, elles devenaient redoutables une fois lancées. Il reporta son regard vers les embarcations ennemies. Celle de la reine allait vite. Elle allait manifestement prendre place au premier rang. Kaja mit son espoir dans un de ses archers. Si elle disparaissait, la révolte ferait de même. Il avait fait enduire les pointes de purins. Une blessure et l’infection achèverait le blessé. La gangrène laissait peu de survivants. Il vit avec plaisir ses barques se déployer sur une ligne. Les arcs étaient prêts. La reine allait bientôt être à portée de tir. Derrière son embarcation, les autres barques se déployaient elles aussi. Kaja allait assister à une bataille d’archers. La barque de la reine freina brusquement. Il vit la reine frapper l’eau de son arme. Il esquissa un sourire qui se figea quand il vit les vagues que faisait naître la magie de la sorcière. Ses embarcations se renversèrent sous l’impact de ce mur d’eau qui coupait le fleuve. Kaja jura en le voyant s’étendre de part et d’autre. La magie de cette sorcière construisait un mur d’eau. Il descendit à toute vitesse. Il lui fallait découvrir jusqu’où cela allait et comment casser cet enchantement.
C’est en courant qu’il arriva au rempart terrestre. À son ordre, la porte fut ouverte. Il continua sa course pour découvrir la présence d’un mur d’eau moins haut que sur le fleuve mais bien présent dans le fossé creusé par la sorcière. Ses conseillers, moins lestes que lui, arrivèrent à leur tour. Ils regardèrent le spectacle. Il y eut un temps de silence puis ce fut la cacophonie. Kaja vit les premières flèches voler de part et d’autre. Les archers tiraient vers le haut pour que la flèche retombe de l’autre côté du mur. Si la précision était quasi nulle, il y avait un effet dissuasif. Il fallait se protéger de ces traits dont personne ne pouvait prévoir la trajectoire. Kaja, entre deux volées de flèches, courut d’un mantelet à l’autre pour aller voir le mur liquide de plus près. Certains de ses soldats avaient la malchance d’être blessés. Leurs camarades prenaient le risque d’aller les chercher et de les évacuer vers les remparts, à l’abri des flèches des rebelles. Kaja se déporta un peu pour laisser passer un groupe de sauvetage et se remit immédiatement à l’abri. Derrière lui, les barons de son conseil faisaient de même. Leur but était le dernier mantelet qu’ils avaient retourné face au fossé. Kaja voulait voir le phénomène de près. Il approchait de son but quand il se sentit violemment tiré par son ceinturon sur le côté, comme si Emoque était brusquement devenue très lourde. Il fit un pas de côté pour conserver son équilibre. Il entendit le bruit d’une flèche qui se planta dans le sol à l’endroit même où il aurait dû être. Il regarda vers le mur liquide pour voir qui avait tiré ce trait. C’est alors qu’il la vit. La sorcière était là, arrogante avec sa chevelure blanche, toujours suivie de cet être bizarre au corps recouvert d’enduit de pierre de lune.
   - Crois en ta magie, sorcière aux cheveux blancs. Elle ne me retiendra pas longtemps. La force de l’Arbre Sacré m’accompagne.
La sorcière aux cheveux blancs se mit à rire à gorge déployée.
   - Tu n’es qu’un homme et tu veux combattre une déesse ! Pauvre fou ! Si tu ne te rends pas aujourd’hui, la faim t’y obligera bien.
   - Tu te crois la plus forte… mais crois-tu ta déesse capable de tenir tête à Youlba ? Rira bien qui rira le dernier.
Cette maudite femme avait réussi à mettre Kaja en colère. Voilà qu’elle avait réussi à les enfermer dans ce camp. Il se retrouvait assiégé avec toutes ses  troupes. Il repartit en courant vers les remparts. Il fallait tenir un conseil. Combien de temps allaient-ils pouvoir tenir ? Tout dépendait de la quantité de vivres et de leur capacité à briser l'enchantement. Il lui faudrait convoquer les prêtres. Pouvait-on comme il l’avait soutenu à cette “reine” au regard de braise qu’il bénéficierait de l’aide de la déesse. Elle était la protectrice du royaume de Tisréal et était toujours intervenue aux moments cruciaux. Dès qu’il eut passé la porte, il donna ses ordres. Puis ses pensées revinrent aux évènements qui venaient d’arriver. Elle avait beaucoup de puissance et ne ressemblait plus à l’idée qu’il avait eue quand il l’avait vue la première fois parmi les novices. Il sentait en elle la femme dans toute sa puissance, sûre de son pouvoir. Pour la première fois, l’idée d’une défaite l’effleura. Jusque-là, il ne prenait pas trop au sérieux les possibilités de réussite de cette révolte. Il lui fallait trouver comment contrer sa magie. Les prêtres avaient peut-être la solution. De nouveau il sortit donner des ordres pour les convoquer.
Il mangea peu et vite, colligeant les informations au fur et à mesure de leurs arrivées. Il grimaçait à chaque fois. Elles n’étaient pas bonnes. Il avait demandé à tous de faire le point des réserves. Chaque baron était responsable de ses troupes et de leur approvisionnement. Si les Gayelers avaient vingt jours de réserves, certains petits barons n’avaient rien et achetaient la nourriture au jour le jour. Le siège allait devenir difficile. En rationnant tout le monde, les prévoyants comme les imprévoyants, ils pourraient tenir une demi-lunaison. Il était dans ces sombres pensées quand son aide de camp vint le prévenir : tous les prêtres avaient été réunis dans la grande tente. Kaja y alla en soupirant. Les religieux avaient peut-être un pouvoir à opposer à ce qui arrivait.
Quand il entra dans la tente, le brouhaha cessa. Kaja reconnaissait certaines silhouettes plus habituelles que d’autres. Rattachés aux baronnies, les prêtres en reflétaient le pouvoir et la richesse. Ceux qui étaient au service du roi portaient de beaux habits. En face d’eux, avec leurs tenues rapiécées et usées, certains ressemblaient plus à des mendiants. Kaja s’assit sur le trône. Les prêtres, debout, en face, écoutèrent son discours. Kaja leur dépeignit la réalité. Leurs mines s’allongeaient au fur et à mesure que Kaja parlait. Un prêtre s’avança vers le roi, le salua et sur un signe du roi, prit la parole :
   - Majesté, au nom de tous les prêtres ici présents, je peux vous jurer que nous allons mettre tout en œuvre pour briser l’enchantement avec l’aide de la magie de l’Arbre Sacré. Nous allons faire une grande cérémonie expiatoire…
Kaja fit un signe d’agacement :
   - Vous n’avez pas bien compris, je ne vous demande pas une cérémonie de prière mais un contre-sort.
Le prêtre mit genou à terre en se taisant. Kaja comprit qu’il n’avait rien à proposer. Il se leva. Ce n’était pas la peine qu’il perde son temps avec eux. Il y avait encore beaucoup de choses à organiser pour faire face à ce siège. Un mouvement attira son regard. Dans cette assemblée figée, une silhouette bougeait. Il vit s’avancer un vieux prêtre marchant en boitant.
   - Il y a peut-être une solution...
La voix était douce et contrastait avec la tenue générale de l’homme.
   - Qui es-tu ?
   - Je suis celui qui est au service du baron Vixelle. Mon nom est Habanéra. Non, ne cherchez pas, Majesté. Vous ne connaissez pas mon maître. Sa baronnie est toute petite et nous sommes plus proches des paysans que des seigneurs…
L’homme était arrivé au pied du trône. Sous sa crinière blanc sale, le regard était perçant.
   - Le baron Vixelle dirige un petit fief aux sources de la Suaho, dans les terres sauvages. Il est venu remplir son devoir, fort de ses trois soldats. Les oracles m’ont orienté. Je devais le suivre.
Kaja faillit trépigner d'impatience. Le prêtre parlait doucement en approchant du trône.
   - Nous sommes aux marges du royaume, côtoyant plus de sauvages que de civilisés. La vie y est rude. Les tribus font souvent appel à leurs mages. Ils possèdent une magie qui nous a presque exterminés. J’ai lutté avec des prières et des offrandes de feuilles de l’Arbre Sacré sans faire autre résultat que de faire reculer l’échéance de notre déchéance. Et puis, j’ai gagné la confiance d’un de leur mage et il m’a introduit dans leur magie et m’a initié aux pouvoirs des hautes terres de la Suaho. Là-haut, jamais nous n’avons ce qui nous est nécessaire. Soit les pluies inondent tout, détruisant tout et tous, soit la sécheresse fait périr plantes, bêtes et hommes.
   - En quoi cela va nous servir ?
   - J’y arrive, Majesté, j’y arrive. Il arrive que la nature soit clémente, ni trop sèche, ni trop humide. Cela arrive quand certains rites sont effectués. Le mage m’a appris les rites magiques qui contraignent les dieux eux-mêmes qui leur permettent de maîtriser l’eau…
En entendant cela, Kaja devint beaucoup plus attentif.
   - Des rites qui contraignent les dieux… et les dieux laissent faire ?
   - Les dieux ne peuvent s’y soustraire, mais il y a un prix à payer et il est parfois très lourd… De nombreux mages en sont morts ou sont restés estropiés…
Kaja regarda le prêtre tout en réfléchissant. Contraindre les dieux… si l’idée pouvait sembler séduisante, elle comportait aussi beaucoup de risques, les dieux sont rancuniers. Il donna l’ordre au vieux prêtre de l’accompagner pendant que les autres feraient une grande cérémonie d’intercession.
Suivi de Habanéra, Kaja se rendit à la tente des grands barons. L’humeur y était sombre et les débats houleux. Les pertes sur le fleuve étaient importantes. La création du mur d’eau avait renversé barges et barques provoquant de nombreux noyés. Certains barons avaient perdu la vie, d’autres se retrouvaient sans troupes. Ce fut le cas du baron Vixelle. Sa colère fit place à la stupeur quand il vit son prêtre avec le roi. Son silence appela le silence et, petit à petit, le brouhaha bruyant de la réunion s'éteignit. Kaja en profita pour rejoindre l’estrade sous le regard de tous. Habanéra qui s’était arrêté fut rappelé à l’ordre par la garde de Kaja. Le gayeler, qui le suivait, le poussa fermement pour qu’il suive le roi. Les grands barons firent de la place pour que le roi s’installe. Des questions fusaient de part et d’autre de la trajectoire de Kaja. L’inquiétude remplissait la tente. Kaja écouta le rapide rapport de ses conseillers. La colère occupait le cœur de tous les présents. Les nouvelles d’une possible pénurie dans moins d’une demi-lunaison s’était répandue dans tout le camp. La peur avait fait son apparition. La magie de la reine blanche les tenait dans ses rets. Kaja prit une grande inspiration. Que devait-il faire ?
   - Baron Sink ! ...
Kaja se tourna vers celui qui l’interpelait sans utiliser son titre. Il se retrouva face au baron Lagerberti. “Il ne manquait plus que ça !” pensa Kaja. Lagerberti était le chef de file de ceux qui auraient préféré un autre roi.
   -... Vous avez défié la sorcière et maintenant comment allez-vous rompre cet enchantement ?
Kaja connaissait déjà la suite de ses plaintes. Ce qui allait suivre ne serait que la répétition des discours qu’il avait déjà tenus. Il décida de lui couper la parole et de reprendre l’initiative :
   - Nous gardons le pouvoir, baron. Nos prêtres sauront casser cet enchantement.
Kaja sentit Habanéra se tendre à côté de lui au pied de l’estrade. Déjà tous les regards se braquaient sur lui. Il ne semblait pas prêt à jouer le rôle que Kaja voulait qu’il joue. Il ne le fit pas monter à côté de lui. L’important était qu’il pratique sa magie quand serait venu le bon moment.
Lagerberti se mit à rire jaune.
  - Et vous croyez que ce vieux machin va pouvoir réussir là où nos meilleurs intercesseurs ne voient pas de solution.
   - Sa magie vient des anciennes terres. Sa puissance est si grande que la sorcière n’y résistera pas. Mais comme je vois que vous doutez, je vous invite à vous joindre à nous pour sa réalisation.
En entendant parler des anciennes terres, Lagerberti devint pâle. La réputation de ces terres sauvages était terrible. On avait longtemps cru que les peuples qui les parcouraient avaient une fourrure aussi drue que celle des ours. La première vague de conquête avait fini dans le sang. On avait retrouvé les colons envoyés par le roi de Tisréal écorchés, démembrés et à moitié dévorés. Plusieurs générations étaient passées avant que l’on ose s’en approcher. Parfois un vagabond isolé y allait chercher fortune et disparaissait sans laisser de trace ou presque. L’ancêtre de Vixelle avait remonté la Suaho et avait construit un fortin sans le savoir à la limite des terres sauvages. Plusieurs morts furent nécessaires avant qu’ils ne comprennent où commençaient les terres anciennes habitées par d’invisibles habitants. D’autres générations passèrent avant qu’un contact ne s’établisse et qu’on découvre que des hommes, au caractère dur et à la peau tannée, se cachaient sous les peaux de bêtes entraperçues ici et là. Le temps passa encore avant que des échanges s’installent. Le pays était pauvre et les ancêtres du baron Vixelle ne firent pas fortune. Le pays les transforma et les rendit plus durs et plus forts. Leur fierté fut de vivre là où d’autres ne pouvaient pas. Le commerce des peaux avec les autochtones donna à la baronnie un peu d’aisance sans la sortir de son isolement. La mort rodait toujours. Le prêtre avait un rôle privilégié pour maintenir le mal à distance. Habanéra était le titulaire actuel de la charge. Il avait réussi à approcher et à partager la vie des peuples sauvages. Pour les autres barons, Vixelle et tout son clan partageaient la mauvaise réputation des terres anciennes.
Lagerberti n'osa pas refuser. Ne voulant pas passer pour un lâche, il fit taire la peur qui lui remuait le ventre. Habanéra se sentait aussi mal à l'aise. Il était devant le roi et sa cour et il allait devoir faire ses preuves. Kaja regarda autour de lui. Les présents baissaient les yeux les uns après les autres. Seul Vixelle restait debout et toisait l'assistance.
   - Nous avons peu de réserves, dit Kaja. Mais nous ne sommes pas sans armes. Nous n'allons pas attendre que la sorcière nous soumette… que chacun rejoigne ses troupes et préparez-les au combat. Nous allons faire changer la peur de camp !
Quand les barons se furent dispersés, il se tourna vers Habanéra.
   - Qu'est-ce qu'il faut pour le rite ?
Le vieux prêtre bafouilla un peu pour la réponse pendant que l'intendant du roi notait ses demandes. À la fin, ce dernier se tourna vers le roi et lui dit :
   - Je peux avoir tout cela pour ce soir…
Kaja regarda Habanéra d'un air interrogatif. Il lui répondit en hochant la tête en signe d'approbation.
   - On se retrouve au coucher du soleil, à ma tente.
L'après-midi fut rempli des mille sollicitations pratiques dues à la situation. Régulièrement, un garde venait rendre compte de l'état du mur d'eau. Comme le craignait Kaja, rien ne bougeait. Seuls les corps des noyés, rejetés sur le rivage, venaient rompre la routine.
Le soleil se couchait quand Kaja rejoignit la place centrale du camp où devait se dérouler la cérémonie magique. Il vit que le vieux prêtre avait installé tout un attirail de braseros, herbes et créé un dessin de sable coloré au sol. Kaja examina le dessin. Il reconnut le dessin symbolique de l’Arbre Sacré. Un grand brasero avait été placé sur la base du tronc et d’autres plus petits au bout des branches. À côté de chaque feu, se tenait un homme la tête couverte d’une cagoule. Lagerberti se tenait à côté du plus grand, l’air anxieux. Si tous les autres étaient cagoulés, lui avait le visage nu. Quand Kaja entra dans le cercle tracé par un sable vert, Habanéra s’approcha de Kaja.
   - Majesté, êtes vous prêt ?
   - Pourquoi toutes ces cagoules ?
   - Ceux qui les portent seront protégés… Quant aux autres, la magie les verra et utilisera leurs forces vitales… Vous me prenez pour un vieil homme, n’est-ce pas ! Mais je n’ai pas trente ans. La magie que nous allons convoquer est exigeante….
Kaja se tourna vers Lagerberti :
   -  Êtes-vous prêt à ça ?
   - Je suis prêt à donner ma vie pour mon pays.
Lagerberti avait dit cela d’une voix forte, trop forte selon Kaja. Cela cachait mal la peur que son teint blafard trahissait. Kaja se tourna vers Habanéra :
   - Je suis prêt !
Le prêtre fit un geste. Tout autour d’eux, des gens s’activèrent, redressant des piquets entre lesquels on avait tendu des toiles.
   - Pourquoi ?
En entendant la question, Habanéra se tourna vers Kaja :
   - Cela protégera le camp. Il est préférable que personne d’autre que nous ne voie cela.
   - Alors commençons !
   - Bien, Majesté, installez-vous là, dit-il en désignant la plus haute branche du dessin de l’Arbre Sacré.
Ayant dit cela, Habanéra mit des herbes dans le grand brasero. Une fumée se dégagea et au lieu de s’élever, elle se mit à descendre vers le sol comme le ferait de l’eau qui déborde. Le prêtre se mit à chanter une mélopée au rythme hypnotique. Il fit un geste et les assistants cagoulés mirent à leur tour des herbes dans les braseros. Les fumées, qui s’en écoulèrent, rejoignirent la nappe brumeuse qui recouvrait déjà le bas du dessin de l’arbre. Quand tout le sol fut recouvert de cette masse nuageuse, le sable vert se mit à luire. Le prêtre s’arrêta de chanter. Il leva les bras vers le ciel et commença un chant saccadé au rythme syncopé. La luminescence se mit au diapason du rythme, pulsant au son de la voix de l’officiant. Les encagoulés ajoutaient des herbes dans les braseros dès que faiblissait l’écoulement de fumée. Bientôt Kaja eut de la fumée jusqu'au milieu de la poitrine. Le prêtre frappait un tambourin tout en psalmodiant des paroles incompréhensibles aux présents. Derrière les toiles tendues tout autour d’eux servant tout à la fois à délimiter le périmètre sacré et à contenir les fumées, d’autres tambourins suivaient à contretemps le rythme de Habanéra. Kaja se sentit la tête lourde et l’esprit vide. Il remarqua dans la fumée des colonnes ou plutôt des volutes aux formes diverses. Il perdit la notion du temps et de l’espace. Le monde tournait autour de lui. Des formes inquiétantes rodaient dans ce monde de brouillard où il se déplaçait. Émoque se mit à vibrer. Kaja la sortit de son fourreau. Elle était d’un bleu éclatant dans cette brume à la lumière pulsatile passant par toute la gamme des verts. Une ombre plus grande se mit en mouvement entraînant la fumée. Son passage devenait tourbillons dans lesquels Kaja fut pris. Il n’y eut plus ni haut, ni bas, ni devant, ni derrière. La droite et la gauche avaient perdu toute signification. Le bruit du tambourin devint un tonnerre explosant dans l'éther. Tout le corps de Kaja s’emplissait de la vibration. Son cœur montait et descendait comme un métronome affolé. Émoque lui fit lever le bras comme dans un geste de désignation. La lumière bleue qui en émanait était le seul point de repère dans ce monde mouvant. Un tourbillon plus violent l’envoya tournoyer dans les remous de brouillard. L'être gigantesque qui venait d’arriver occupait presque tout l’espace. Sa colère dépassait tout ce qui est imaginable. La pulsation du tonnerre prit le rythme des tambours sonnant la charge. Le cœur de Kaja se mit à battre la chamade. Émoque changea de couleur. Elle rougeoyait, retrouvant les couleurs de la forge. Kaja se sentait tiré par elle dans le sillage de la colère incarnée prise dans le piège de Habanéra. Tout se mit à tourner de plus en plus vite. Une pensée surgit dans l’esprit de Kaja. Calme et tranquille, elle occupait tout ce qui restait de sa conscience. Comment ce qu’il se passait allait le conduire à la victoire ? La réponse fut évidente. Il cria pour couvrir le bruit :
   - DONNEZ-MOI LA VICTOIRE !
Tout s’arrêta brutalement. Dans ce monde incertain, Kaja vit un regard de feu le fixer. Les yeux étaient immenses et chargés d’une colère si grande qu’ils devinrent incendie. Kaja se sentit brûler. La douleur fut intense, insupportable, pulsant au rythme des tambours. Émoque vira au rouge presque blanc drainant la chaleur qui reflua du corps de Kaja comme la mer se retire, vague après vague. Les yeux fixaient Kaja. Il sut son mécontentement et il sut que le prix à payer serait élevé, très élevé. À ce moment-là, la voix d’Habanéra s’éleva, détournant le regard aux yeux immenses.
   - Qui que tu sois… d’où que tu viennes… Dieu ou démon… Je te lie par les paroles d’avant les paroles…
Le son qui suivit n’avait rien d’humain même s’il était poussé par une gorge humaine. Les yeux immenses se fermèrent, et ce fut un maelstrom dans le brouillard. Kaja se retrouva au sol, pantelant. La fumée se dispersait. Kaja n’avait pas lâché Émoque qui pulsait encore dans sa main. Elle était encore incandescente mais seulement rouge cerise… Il s’assit et regarda autour de lui. Si les braseros étaient encore en place, il n’y avait plus un seul humain debout. Kaja s’appuya sur Émoque pour se relever. Elle était devenue bleu étincelant. Tout le dessin au sol avait été barbouillé et on ne reconnaissait plus la silhouette de l’Arbre Sacré. Il s’approcha d’un brasero, à ses pieds, des vêtements et une cagoule. Kaja se pencha pour les examiner. Plus aucun corps ne les occupait. Il ne restait que des os en train de tomber en poussière. Il regarda vers les autres braseros. Il découvrit le même spectacle. Là où il y avait la base du tronc, il y avait deux silhouettes à genoux. Kaja s’en approcha avec difficulté. Il reconnut les habits de Lagerberti, mais ne reconnut le personnage. Les rares cheveux étaient d’un blanc sale, le visage aux mille rides avait la peau couverte de tavelures. Le vieillard tendit la main vers Kaja avant de s’effondrer au sol, inanimé. L’autre portait des habits de prêtre mais, sous les yeux de Kaja, il tomba en poussière, désertant des habits devenus inutiles.
Kaja se dirigea vers la toile la plus proche. Elle était solidement fixée au sol par des piquets. Utilisant Émoque, il la coupa pour se faire une porte. Le regard des soldats de l’autre côté était empreint de terreur et de respect.

99
Au petit matin, les éclaireurs découvrirent la zone du camp et des combats complètement bouleversée. Ils venaient voir s’il était possible de ramasser les morts pour leur donner une sépulture. Ce fut la surprise la plus complète. Tout était arasé. Il ne restait rien qu’une île au milieu du fleuve, une île sans végétation, sans arbre. Les bords du fleuve étaient dans le même état. Ils avancèrent à découvert sur cette terre nue. Là-bas, au loin, on entendait les mêmes bruits qui avaient traversé la nuit. Les éclaireurs avancèrent en bordure de la zone terrassée. Ils approchèrent petit à petit du géant. Ils le virent mettre les mains dans la terre et tout retourner. Les arbres, les plantes et tout ce qui était dessus étaient broyés et réduits en une sorte de compost que le Rmanit enfouissait. Après son passage, la terre était informe et vide.
Ils s’approchèrent avec beaucoup de prudence. Le géant avait longé le fleuve vers l’amont. Il avait terrassé une bande de la largeur du camp sur la rive sud et sur près d’une demi-journée de marche. Ils s’aplatirent au sol en entendant un autre groupe non loin d’eux. En écartant un peu les branches, ils virent une patrouille de seigneurs. Nettement moins discrets qu’eux, ils avançaient sous le couvert des arbres qui restaient de la forêt. Bientôt les deux groupes se suivirent dans leur progression vers le géant. Les éclaireurs virent les seigneurs approcher du Rmanit. Ils furent bientôt à une centaine de pas de la zone où œuvrait le géant. Celui-ci s’était attaqué à un grand bouquet de chênes, arrachant les troncs pluri-centenaires comme on désherbe son jardin. Quand un des seigneurs s’étala de tout son long dans un bruit de ferraille, le Rmanit se redressa, regardant dans la direction du bruit. D’un geste brusque, il jeta le chêne qu’il tenait en main. L’arbre et toute sa ramure vint s’écraser sur le groupe des seigneurs avec fracas. Le Rmanit n’avait pas attendu le résultat de son action, il avait repris son activité, broyant consciencieusement l’arbre qu’il venait d’arracher comme on détruit une brindille. Les éclaireurs firent retraite avec célérité et discrétion. Dès qu’ils purent, ils se mirent à courir pour rejoindre le camp. Ils en avaient vu assez.
Riak se réveilla avec difficulté. Elle avait mal partout. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait encore fatiguée au réveil. Mitaou, dès qu’elle l’entendit, fit entrer son armée de petites mains qui s’occupèrent de leur reine avec célérité et efficacité. Riak apprécia les efforts de la masseuse qui lui redonna le confort  de bouger sans douleur. Pendant que la reine se préparait, derrière un rideau, passaient les conseillers, les messagers et tous ceux qui avaient des informations à lui donner. Quand arrivèrent les éclaireurs, Riak était prête. Elle écouta avec attention le récit qu’ils lui firent. Elle nota que le Rmanit avait réagi avec violence à la présence des seigneurs. Contrairement à certains de ses conseillers, elle ne croyait pas que le Rmanit était un allié du mouvement de libération. Cet être était ancien, trop ancien pour prendre une cause plutôt qu’une autre. Comme lui avait dit Koubaye dans son coma, le Rmanit ne faisait que ce qu’il savait faire, remettre le monde dans sa position d’origine. Si le dieu des dieux était son créateur, peut-être que la grande prêtresse ou Lascetra sauraient lui en dire plus.
Riak claqua des doigts. Tchibaou arriva immédiatement en ronronnant, suivi avec un peu de retard par sa femelle et ses petits. Ils commencèrent par une cérémonie de salutations faite de frottements, de ronronnements et de demandes de caresses. Riak prit son temps pour les accueillir. Puis elle se releva et elle dit :
   - La grande prêtresse !
Comme à chaque transportation, elle ressentit ce petit vertige avant de se retrouver dans le temple de Cannfou. Il y régnait une impression de calme malgré le mouvement. L’office du matin venait de se finir et les nonnes se dépêchaient d’aller au réfectoire. Riak provoqua une confusion qui attira les nonnes gardiennes. Dès qu’elles virent Riak, elles mirent genoux à terre, imitées par toutes les présentes. Un grand silence se fit. La grande prêtresse sortait de la salle de cérémonie. Elle aussi s’inclina profondément pour saluer la reine. Riak, toujours aussi peu protocolaire, s’avança directement vers elle :
   - Levez-vous et allons là où nous serons tranquilles !
   - Suivez-moi, dit la grande prêtresse en se relevant.
Elle lança un regard interrogateur vers ses suivantes. Riak approuva de la tête et toutes les quatre partirent vers la pièce qu’on avait réservée pour la grande prêtresse. Si la pièce était grande, elle était austère.
Dès que mère Algrave eut fermé la porte, Riak prit la parole :
   - Que savez-vous des Rmanit ?
Les trois prêtresses ouvrirent de grands yeux, s'entre regardèrent avant que la grande prêtresse ne prenne la parole.
   - Le nom évoque les temps d’avant le temps. Rma est créé avant le temps et c’est lui qui a été chargé par le dieu des dieux, le dieu primordial de tisser la trame du temps. Avec Rma, d’autres ont été créés, les Rmanit en font partie comme les autres Rmaquelquechoses.
   - Et ils sont nombreux ?
   - Nul homme ne le sait, les temps sont trop anciens pour nos mémoires. Les dieux doivent savoir mais nul ne les interroge, ils disent ce qu’ils veulent bien quand ils veulent bien.  
Riak fut déçue de la réponse. Elle enchaîna quelques banalités et repartit chercher Lascetra. Peut-être aurait-il des réponses ?
Elle le trouva entouré d’autres grands savoirs. Tous sursautèrent à l’arrivée de Riak et de ses fauves. Ils se levèrent brusquement pour la saluer.
   - Ma Reine, que puis-je ...?
   - J’ai des questions…
Tous les grands savoirs s’éclipsèrent laissant la reine et Lascetra seuls dans la pièce.
   - Qu’est-ce qu’un Rmanit ?
Lascetra fut surpris par la question.
   - Vous avez rencontré un Rmanit ? Ce n’est pas possible. Les dieux eux-mêmes ne les ont pas connus.
Riak raconta à Lascetra la journée de la veille et l’arrivée du géant et des dégâts qu’il avait faits.
   - Vous avez réveillé un Rmanit ! Je n’en crois pas mes oreilles. Le dieu des dieux les a créés pour l’aider dans son œuvre de création. Il est le seul à connaître leur nature.
   - Comment les détruit-on ? Les léopards n’ont rien pu !
   - Nul ne le sait, ma Reine. Quand le dieu des dieux a créé les dieux, il ne leur a pas révélé son secret. Quand ils sont nés, il ne restait que Rma le tisseur de temps.
   - Ce n’est pas possible ! On ne peut pas le laisser détruire le monde !
Lascetra eut un regard empli  de crainte et de compassion. Pour la première fois de sa vie, son savoir était inutile. Il ne connaissait pas l’important secret des Rmanit. Il ne savait pas comment les arrêter. avec presque des sanglots, il avoua :
   - Je ne sais pas, Ma Reine. Je ne sais pas.
Riak était plus que déçue. Elle n’aurait jamais cru cela possible. Celui qui portait le savoir le plus abouti ne connaissait pas la réponse. Koubaye lui manqua terriblement en cet instant. Où était-il pour qu’elle ne sente plus sa présence comme avant ? Qu’était-il devenu ? Était-il de nouveau sous la montagne dans ce lieu improbable que lui avait décrit Résal ?  Elle ne savait pas quoi faire. Elle détourna la conversation en interrogeant Lascetra sur les affaires du “royaume”, comme elle désignait avec une certaine ironie la petite partie de territoire qu’elle contrôlait. Elle sentit que son interlocuteur  retrouvait son équilibre. Il lui fit un rapport de ce qui se passait au sein du gouvernement et des problèmes qu’ils rencontraient. Elle l’écouta d’une oreille distraite tout en réfléchissant à ce qu’elle allait pouvoir faire. Comme il se perdait dans ce qu’elle pensait être des détails, elle l'interrompit en l’assurant de sa confiance. Elle s'éclipsa dès qu’elle put.
Elle demanda à Tchibaou de la conduire sur les traces du Rmanit. Elle se retrouva sur un terrain nu et aplani. Non loin d’elle,  lui tournant le dos, le géant continuait sa besogne en terrassant la terre, broyant et enfouissant tout ce qui se trouvait dessus. Elle remarqua les seigneurs non loin de là. Elle entendit leurs cris quand ils la remarquèrent. Le Rmanit entendit lui aussi et, immédiatement, se mit à réagir. En trois pas, il fut sur eux et les écrasa proprement. Riak n’avait pas attendu. Ses fauves l’avaient transportée en avant de la trace. Dans le bosquet encore debout, Riak observa ce qu’avait fait le géant. Comme elle le pensait, la trace était droite, traçant une ligne depuis le lieu de son réveil. Elle fit demi-tour et courut droit devant elle. À la mi-journée, elle arriva à un village, ou plutôt à un hameau. Il y avait là quelques pauvres masures. Les quelques habitants furent effrayés par son arrivée. Mal habillées, les femmes mirent derrière elles les enfants pour les protéger. Riak remarqua qu’elles cachaient leurs mains derrière leur dos. Elle en déduisit qu’elles devaient serrer un couteau, prêtes à se défendre.
   - Je ne vous veux pas de mal, annonça-t-elle. Je viens vous prévenir du danger.
   - Que veux-tu, sorcière aux cheveux blancs ? Fous le camp ! T’as rien à foutre ici !
Riak haussa les épaules. Elle désigna la direction d’où elle venait :
   - Le mal viendra de là ! Un géant arrive et il dévaste tout.
Riak lut une totale incompréhension dans le regard de ses interlocutrices. Un homme arriva en courant une hache à la main. Derrière lui un gamin le suivait en haletant. En hurlant, il attaqua Riak sans attendre. Elle évita sans peine la charge du forcené. Quand il recommença toujours criant, elle le fit tomber à terre et lui colla l’épée sur la gorge. Elle mit le pied sur la main qui tenait la hache. À ce moment-là, les léopards sortirent des buissons, terrorisant les gens présents. Les gamins hurlèrent de terreur, s’accrochant aux jambes de leurs mères quand les jeunes léopards s’approchèrent. Les femmes sortirent les couteaux et  menacèrent les fauves en tremblant. Riak cria :
   - ÇA SUFFIT !
Le cri de Riak figea la scène. Elle se tourna vers l’homme à terre :
   - La mort arrive vers vous ! Tu comprends ?
L’homme fit oui de la tête. Riak retira son épée. Il se releva en laissant la hache au sol. Les léopards s’écartèrent du groupe en grondant, comme à regret. Elle n’attendit pas de savoir ce qu’ils allaient faire. Elle repartit au pas de course. Elle s’aperçut que la route du Rmanit longeait le fleuve. Il semblait remonter vers l’amont. Riak pensa à Clébiande. Elle eut peur pour la ville. Si on ne pouvait l’arrêter, il fallait protéger les populations Elle regarda le fleuve au bord duquel elle s’était arrêtée. Elle en était séparée par quelques arbustes. Les bateaux allaient et venaient sans hâte. Ignoraient-ils le danger ? Elle s’approcha un peu de la berge et se laissa voir. Immédiatement, une barque se dérouta. Les rameurs semblaient mettre toute leur énergie à rejoindre le bord. Elle les attendit. Dès qu’il fut à portée de voix, le chef de bord mit un genou sur le pont en disant :
   - Bébénalki ?
   - Je suis !
Dans un ensemble parfait, les rameurs freinèrent la barque pour qu’elle vienne atterrir en douceur près de Riak.
   - Quelles sont les nouvelles sur le fleuve ?
Riak posa la question tout en montant à bord. La capitaine lui tendit une main qu’elle dédaigna, préférant bondir seule. Elle ne lui laissa pas l’occasion de répondre, se retournant vers la berge, elle cria aux léopards de l’attendre en amont près du Rmanit. Elle reposa sa question au marin.
   - On a vu passer la vague et comment la déesse a détruit nos ennemis. La nouvelle du combat est arrivée à Clébiande et je remonte voir ce qu’il se passe pour le compte des chefs. On a entendu parler d’un géant de pierre détruisant tout. Les nouvelles sont contradictoires. Certains disent qu’il est au service des seigneurs, d’autres à votre service, Bébénalki. Le peuple des tréïbens voudrait savoir.
   - Il n’est ni pour nous, ni contre nous. Il est, et nul ne peut en dire plus. Il détruit tout sur son chemin. Il faut annoncer le danger. Maintenant remontez-moi au-dessus du géant. La guerre avec les seigneurs n’est pas finie.
   - Les cris-paroles disent que beaucoup sont morts.
   - Oui, beaucoup sont morts, mais beaucoup de nos braves sont morts aussi. Ils ont perdu la bataille mais pas encore la guerre.
Le capitaine fit un geste et ses rameurs se mirent en devoir de faire bouger la barque. Ils reculèrent rapidement. Sans se faire prier, les rameurs forcèrent sur les avirons, trop fiers de transporter la Bébénalki. N’ayant pas à encourager ses marins, le capitaine cria des paroles-cris qui furent relayées de barges en bateaux. Bientôt tout le peuple des tréïbens connaîtrait les nouvelles et la présence de l’envoyée de la déesse à son bord.
Riak, debout à la proue, les cheveux au vent, regardait vers l’avant, guettant la haute silhouette du géant. Elle découvrit le Rmanit de loin. Il s’agitait. Ses grands gestes balayaient autour de lui, comme un homme chassant les insectes. Derrière elle, l'ahanement des rameurs en plein effort. La barque semblait voler sur l’eau, aidée par le courant rapide dans cette partie du fleuve. Bientôt, elle vit le Rmanit entouré d’hommes le harcelant. À leurs uniformes, elle reconnut des seigneurs. Elle regarda le capitaine et, par gestes, lui fit signe d’avancer. Elle se fit débarquer en aval au bord de la zone dégagée par le géant. Il lui fallait régler ce problème avant de s’occuper des seigneurs. Le Rmanit se dirigeait vers Clébiande. Riak devait sauver son peuple.

Kaja avait passé une très mauvaise nuit, comme les autres. Leur bivouac avait été particulièrement inconfortable. Ils avaient manqué de tout. Heureusement des fidèles avaient traversé le fleuve pour aller chercher des provisions et des tentes. À la première heure, il avait envoyé des éclaireurs surveiller le géant. Ils étaient revenus affolés, racontant comment il leur avait lancé un arbre. Kaja avait eu une idée. Avec toutes les cordes qu’ils avaient trouvées, ils allaient le piéger et l’attacher. L’approche avait pris du temps. Le géant, tout occupé à sa tâche de terrassement, ne les avait pas entendu venir. Ils avaient agi le plus vite possible mais les cordes s’étaient vite révélées trop courtes et trop fragiles. Au total, l’expédition s’était révélée être un fiasco. Le moral de ses troupes avait plongé dans un abîme qui semblait sans fond. De retour au bivouac, Kaja se maudit de sa précipitation. Son idée était peut-être bonne, mais il fallait des cordes plus longues et plus solides… et plus d’hommes. Le géant avait quitté le lieu du combat. Il aurait dû y penser et s’occuper en premier des rebelles avant de chercher à l’arrêter. Dans la bataille, les rebelles avaient probablement perdu plus d’hommes que lui, mais leur camp était intact. Clébiande n’était pas loin. Kaja considéra que la ville et ses forts représentaient un lieu idéal pour se regrouper et s’y réfugier. Il envoya des coursiers porter ses ordres aux barons survivants. Lui pourrait se mettre en route, accompagné de ses gayelers, dès le lendemain. À marches forcées, ils pouvaient rejoindre Clébiande en deux jours. Il fallait se regrouper, récupérer des troupes et régler le sort de cette sorcière aux cheveux blancs si le géant ne le faisait pas d’ici-là. La sorcière avait réveillé ce fils de la terre. Kaja ne savait pas ce qu’il était, ni comment le détruire. Il en était réduit aux suppositions. Pour être aussi dur, il était en pierre. Pour être aussi fort, il avait un dieu pour créateur. L’Arbre Sacré, qui plongeait ses racines au cœur du cœur de la terre, lui inspirerait la solution. Il en était là de ses réflexions quand il entendit un des gayelers se plaindre. Kaja prêta l’oreille. Les paroles étaient indistinctes.
C’est au cours d’une réunion avec ses officiers qu’un lieutenant fit la remarque :
   - Les hommes pensent que l'on fuit devant l’ennemi.
Kaja lui fit préciser. Il comprit alors que pour la majorité de son armée, partir signait la défaite. Malgré les morts et les blessés, il fallait combattre et en finir avec la rébellion et le géant suscité par la sorcière.
Les officiers étaient partagés. Se regrouper à Clébiande était l’option la plus sûre, mais cela pourrait permettre à la sorcière de présenter la bataille de la veille comme une défaite. Si se battre voulait dire encore beaucoup de morts et de blessés, cela voulait dire aussi que le roi ne lâchait rien de son royaume. Le géant était vécu comme une punition des dieux.
Kaja y pensa une bonne partie de la nuit. Avant de finir par s’endormir, il lui sembla impossible de laisser le possible bénéfice d’une victoire à cette soi-disant reine. Il allait combattre le géant et le vaincre et puis elle subirait le même sort. Cette pensée le détendit assez pour qu’il s’endorme.
Au petit matin, il changea ses ordres. Les Barons survivants et leurs hommes allaient rejoindre Clébiande. Là, ils se prépareraient à la prochaine bataille. En attendant, avec ses gayelers, il allait combattre le géant.
Il mit du temps à rejoindre le lieu du combat. Le géant avait bien avancé dans la nuit. Sa trace était facile à suivre. Le monstre de pierre allait tout droit. Sous la lumière naissante, il détruisait un hameau avec lenteur, mais efficacité. Ceux qui habitaient là, dans ce qui était une forêt, devaient être des charbonniers. Il en vit un de loin qui observait la destruction des pauvres masures. Il vit l’homme lever un poing vengeur vers le géant et s’en aller en courant quand le géant fit un pas en avant. Comment allait-il attaquer cette masse de pierre ?
Il fit mettre ses hommes en protection autour du hameau à moitié détruit. Le géant était indifférent à leur présence. Il continuait à malaxer de ses mains immenses la terre et tout ce qu'elle portait. Sa silhouette ne ressemblait pas à celle d'un homme. Ses jambes courtes et ses bras trop longs évoquaient davantage certains petits singes. Son torse avait la largeur de certaines tours. Ses mains étaient particulières. Grandes, massives, épaisses, on les sentait faites pour creuser et broyer. Kaja attaqua le géant par derrière. Il tapa avec Émoque là où un homme aurait eu son talon d’Achille. Il ressentit douloureusement le choc dans son bras. Le géant se figea sur place. Les mains encore pleines de terre, il se tourna vers Kaja. Il chercha ce qui l’avait frappé. Kaja n’avait pas attendu la réaction pour se précipiter de l’autre côté. Il avait frappé l’autre cheville provoquant un autre choc violent dans son épaule. Le géant laissa tomber ce qu’il portait, tentant de saisir celui qui l’avait frappé. Kaja le trouva moins rapide que dans la bataille. Lui manquait-il les éclairs de Youlba ?
Sans s'appesantir, il revint à la charge, encore et encore. Le géant tournait sur lui-même pour tenter de bloquer son agresseur. Sa relative lenteur le desservait. Kaja attaquait déjà par ailleurs. Cela dura un moment mais bientôt les coups d'Émoque manquèrent de puissance. Kaja sentit son rythme baisser. Il continua néanmoins malgré la fatigue de ses muscles. Il continua jusqu’à ce coup qui le laissa effondré sans souffle. Le géant l’avait simplement touché. Respirant à peine avec peine, il vit l’être de pierre se détourner et reprendre son activité destructrice. Les gayelers qui l’accompagnaient, et qui avaient pris position tout autour, vinrent le relever. Leurs mouvements leur attirèrent la fureur du géant. Ils coururent se mettre à l’abri en portant leur roi. Le géant reprit son activité. S’il ne se pressait pas, ses larges mains déblayaient une quantité considérable de terrain. Les gayelers tentèrent de lutter contre lui. Leurs coups étaient inefficaces. Le géant semblait ne pas les sentir. De temps à autre, quand il déracinait un arbre, il s’en servait comme d’un chasse-mouches pour éloigner ses agresseurs.

100
Au petit matin, les éclaireurs découvrirent la zone du camp et des combats complètement bouleversée. Ils venaient voir s’il était possible de ramasser les morts pour leur donner une sépulture. Ce fut la surprise la plus complète. Tout était arasé. Il ne restait rien qu’une île au milieu du fleuve, une île sans végétation, sans arbre. Les bords du fleuve étaient dans le même état. Ils avancèrent à découvert sur cette terre nue. Là-bas, au loin, on entendait les mêmes bruits qui avaient traversé la nuit. Les éclaireurs avancèrent en bordure de la zone terrassée. Ils approchèrent petit à petit du géant. Ils le virent mettre les mains dans la terre et tout retourner. Les arbres, les plantes et tout ce qui était dessus étaient broyés et réduits en une sorte de compost que le Rmanit enfouissait. Après son passage, la terre était informe et vide.
Ils s’approchèrent avec beaucoup de prudence. Le géant avait longé le fleuve vers l’amont. Il avait terrassé une bande de la largeur du camp sur la rive sud et sur près d’une demi-journée de marche. Ils s’aplatirent au sol en entendant un autre groupe non loin d’eux. En écartant un peu les branches, ils virent une patrouille de seigneurs. Nettement moins discrets qu’eux, ils avançaient sous le couvert des arbres qui restaient de la forêt. Bientôt les deux groupes se suivirent dans leur progression vers le géant. Les éclaireurs virent les seigneurs approcher du Rmanit. Ils furent bientôt à une centaine de pas de la zone où œuvrait le géant. Celui-ci s’était attaqué à un grand bouquet de chênes, arrachant les troncs pluri-centenaires comme on désherbe son jardin. Quand un des seigneurs s’étala de tout son long dans un bruit de ferraille, le Rmanit se redressa, regardant dans la direction du bruit. D’un geste brusque, il jeta le chêne qu’il tenait en main. L’arbre et toute sa ramure vint s’écraser sur le groupe des seigneurs avec fracas. Le Rmanit n’avait pas attendu le résultat de son action, il avait repris son activité, broyant consciencieusement l’arbre qu’il venait d’arracher comme on détruit une brindille. Les éclaireurs firent retraite avec célérité et discrétion. Dès qu’ils purent, ils se mirent à courir pour rejoindre le camp. Ils en avaient vu assez.
Riak se réveilla avec difficulté. Elle avait mal partout. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait encore fatiguée au réveil. Mitaou, dès qu’elle l’entendit, fit entrer son armée de petites mains qui s’occupèrent de leur reine avec célérité et efficacité. Riak apprécia les efforts de la masseuse qui lui redonna le confort  de bouger sans douleur. Pendant que la reine se préparait, derrière un rideau, passaient les conseillers, les messagers et tous ceux qui avaient des informations à lui donner. Quand arrivèrent les éclaireurs, Riak était prête. Elle écouta avec attention le récit qu’ils lui firent. Elle nota que le Rmanit avait réagi avec violence à la présence des seigneurs. Contrairement à certains de ses conseillers, elle ne croyait pas que le Rmanit était un allié du mouvement de libération. Cet être était ancien, trop ancien pour prendre une cause plutôt qu’une autre. Comme lui avait dit Koubaye dans son coma, le Rmanit ne faisait que ce qu’il savait faire, remettre le monde dans sa position d’origine. Si le dieu des dieux était son créateur, peut-être que la grande prêtresse ou Lascetra sauraient lui en dire plus.
Riak claqua des doigts. Tchibaou arriva immédiatement en ronronnant, suivi avec un peu de retard par sa femelle et ses petits. Ils commencèrent par une cérémonie de salutations faite de frottements, de ronronnements et de demandes de caresses. Riak prit son temps pour les accueillir. Puis elle se releva et elle dit :
   - La grande prêtresse !
Comme à chaque transportation, elle ressentit ce petit vertige avant de se retrouver dans le temple de Cannfou. Il y régnait une impression de calme malgré le mouvement. L’office du matin venait de se finir et les nonnes se dépêchaient d’aller au réfectoire. Riak provoqua une confusion qui attira les nonnes gardiennes. Dès qu’elles virent Riak, elles mirent genoux à terre, imitées par toutes les présentes. Un grand silence se fit. La grande prêtresse sortait de la salle de cérémonie. Elle aussi s’inclina profondément pour saluer la reine. Riak, toujours aussi peu protocolaire, s’avança directement vers elle :
   - Levez-vous et allons là où nous serons tranquilles !
   - Suivez-moi, dit la grande prêtresse en se relevant.
Elle lança un regard interrogateur vers ses suivantes. Riak approuva de la tête et toutes les quatre partirent vers la pièce qu’on avait réservée pour la grande prêtresse. Si la pièce était grande, elle était austère.
Dès que mère Algrave eut fermé la porte, Riak prit la parole :
   - Que savez-vous des Rmanit ?
Les trois prêtresses ouvrirent de grands yeux, s'entre regardèrent avant que la grande prêtresse ne prenne la parole.
   - Le nom évoque les temps d’avant le temps. Rma est créé avant le temps et c’est lui qui a été chargé par le dieu des dieux, le dieu primordial de tisser la trame du temps. Avec Rma, d’autres ont été créés, les Rmanit en font partie comme les autres Rmaquelquechoses.
   - Et ils sont nombreux ?
   - Nul homme ne le sait, les temps sont trop anciens pour nos mémoires. Les dieux doivent savoir mais nul ne les interroge, ils disent ce qu’ils veulent bien quand ils veulent bien.  
Riak fut déçue de la réponse. Elle enchaîna quelques banalités et repartit chercher Lascetra. Peut-être aurait-il des réponses ?
Elle le trouva entouré d’autres grands savoirs. Tous sursautèrent à l’arrivée de Riak et de ses fauves. Ils se levèrent brusquement pour la saluer.
   - Ma Reine, que puis-je ...?
   - J’ai des questions…
Tous les grands savoirs s’éclipsèrent laissant la reine et Lascetra seuls dans la pièce.
   - Qu’est-ce qu’un Rmanit ?
Lascetra fut surpris par la question.
   - Vous avez rencontré un Rmanit ? Ce n’est pas possible. Les dieux eux-mêmes ne les ont pas connus.
Riak raconta à Lascetra la journée de la veille et l’arrivée du géant et des dégâts qu’il avait faits.
   - Vous avez réveillé un Rmanit ! Je n’en crois pas mes oreilles. Le dieu des dieux les a créés pour l’aider dans son œuvre de création. Il est le seul à connaître leur nature.
   - Comment les détruit-on ? Les léopards n’ont rien pu !
   - Nul ne le sait, ma Reine. Quand le dieu des dieux a créé les dieux, il ne leur a pas révélé son secret. Quand ils sont nés, il ne restait que Rma le tisseur de temps.
   - Ce n’est pas possible ! On ne peut pas le laisser détruire le monde !
Lascetra eut un regard empli  de crainte et de compassion. Pour la première fois de sa vie, son savoir était inutile. Il ne connaissait pas l’important secret des Rmanit. Il ne savait pas comment les arrêter. avec presque des sanglots, il avoua :
   - Je ne sais pas, Ma Reine. Je ne sais pas.
Riak était plus que déçue. Elle n’aurait jamais cru cela possible. Celui qui portait le savoir le plus abouti ne connaissait pas la réponse. Koubaye lui manqua terriblement en cet instant. Où était-il pour qu’elle ne sente plus sa présence comme avant ? Qu’était-il devenu ? Était-il de nouveau sous la montagne dans ce lieu improbable que lui avait décrit Résal ?  Elle ne savait pas quoi faire. Elle détourna la conversation en interrogeant Lascetra sur les affaires du “royaume”, comme elle désignait avec une certaine ironie la petite partie de territoire qu’elle contrôlait. Elle sentit que son interlocuteur  retrouvait son équilibre. Il lui fit un rapport de ce qui se passait au sein du gouvernement et des problèmes qu’ils rencontraient. Elle l’écouta d’une oreille distraite tout en réfléchissant à ce qu’elle allait pouvoir faire. Comme il se perdait dans ce qu’elle pensait être des détails, elle l'interrompit en l’assurant de sa confiance. Elle s'éclipsa dès qu’elle put.
Elle demanda à Tchibaou de la conduire sur les traces du Rmanit. Elle se retrouva sur un terrain nu et aplani. Non loin d’elle,  lui tournant le dos, le géant continuait sa besogne en terrassant la terre, broyant et enfouissant tout ce qui se trouvait dessus. Elle remarqua les seigneurs non loin de là. Elle entendit leurs cris quand ils la remarquèrent. Le Rmanit entendit lui aussi et, immédiatement, se mit à réagir. En trois pas, il fut sur eux et les écrasa proprement. Riak n’avait pas attendu. Ses fauves l’avaient transportée en avant de la trace. Dans le bosquet encore debout, Riak observa ce qu’avait fait le géant. Comme elle le pensait, la trace était droite, traçant une ligne depuis le lieu de son réveil. Elle fit demi-tour et courut droit devant elle. À la mi-journée, elle arriva à un village, ou plutôt à un hameau. Il y avait là quelques pauvres masures. Les quelques habitants furent effrayés par son arrivée. Mal habillées, les femmes mirent derrière elles les enfants pour les protéger. Riak remarqua qu’elles cachaient leurs mains derrière leur dos. Elle en déduisit qu’elles devaient serrer un couteau, prêtes à se défendre.
   - Je ne vous veux pas de mal, annonça-t-elle. Je viens vous prévenir du danger.
   - Que veux-tu, sorcière aux cheveux blancs ? Fous le camp ! T’as rien à foutre ici !
Riak haussa les épaules. Elle désigna la direction d’où elle venait :
   - Le mal viendra de là ! Un géant arrive et il dévaste tout.
Riak lut une totale incompréhension dans le regard de ses interlocutrices. Un homme arriva en courant une hache à la main. Derrière lui un gamin le suivait en haletant. En hurlant, il attaqua Riak sans attendre. Elle évita sans peine la charge du forcené. Quand il recommença toujours criant, elle le fit tomber à terre et lui colla l’épée sur la gorge. Elle mit le pied sur la main qui tenait la hache. À ce moment-là, les léopards sortirent des buissons, terrorisant les gens présents. Les gamins hurlèrent de terreur, s’accrochant aux jambes de leurs mères quand les jeunes léopards s’approchèrent. Les femmes sortirent les couteaux et  menacèrent les fauves en tremblant. Riak cria :
   - ÇA SUFFIT !
Le cri de Riak figea la scène. Elle se tourna vers l’homme à terre :
   - La mort arrive vers vous ! Tu comprends ?
L’homme fit oui de la tête. Riak retira son épée. Il se releva en laissant la hache au sol. Les léopards s’écartèrent du groupe en grondant, comme à regret. Elle n’attendit pas de savoir ce qu’ils allaient faire. Elle repartit au pas de course. Elle s’aperçut que la route du Rmanit longeait le fleuve. Il semblait remonter vers l’amont. Riak pensa à Clébiande. Elle eut peur pour la ville. Si on ne pouvait l’arrêter, il fallait protéger les populations Elle regarda le fleuve au bord duquel elle s’était arrêtée. Elle en était séparée par quelques arbustes. Les bateaux allaient et venaient sans hâte. Ignoraient-ils le danger ? Elle s’approcha un peu de la berge et se laissa voir. Immédiatement, une barque se dérouta. Les rameurs semblaient mettre toute leur énergie à rejoindre le bord. Elle les attendit. Dès qu’il fut à portée de voix, le chef de bord mit un genou sur le pont en disant :
   - Bébénalki ?
   - Je suis !
Dans un ensemble parfait, les rameurs freinèrent la barque pour qu’elle vienne atterrir en douceur près de Riak.
   - Quelles sont les nouvelles sur le fleuve ?
Riak posa la question tout en montant à bord. La capitaine lui tendit une main qu’elle dédaigna, préférant bondir seule. Elle ne lui laissa pas l’occasion de répondre, se retournant vers la berge, elle cria aux léopards de l’attendre en amont près du Rmanit. Elle reposa sa question au marin.
   - On a vu passer la vague et comment la déesse a détruit nos ennemis. La nouvelle du combat est arrivée à Clébiande et je remonte voir ce qu’il se passe pour le compte des chefs. On a entendu parler d’un géant de pierre détruisant tout. Les nouvelles sont contradictoires. Certains disent qu’il est au service des seigneurs, d’autres à votre service, Bébénalki. Le peuple des tréïbens voudrait savoir.
   - Il n’est ni pour nous, ni contre nous. Il est, et nul ne peut en dire plus. Il détruit tout sur son chemin. Il faut annoncer le danger. Maintenant remontez-moi au-dessus du géant. La guerre avec les seigneurs n’est pas finie.
   - Les cris-paroles disent que beaucoup sont morts.
   - Oui, beaucoup sont morts, mais beaucoup de nos braves sont morts aussi. Ils ont perdu la bataille mais pas encore la guerre.
Le capitaine fit un geste et ses rameurs se mirent en devoir de faire bouger la barque. Ils reculèrent rapidement. Sans se faire prier, les rameurs forcèrent sur les avirons, trop fiers de transporter la Bébénalki. N’ayant pas à encourager ses marins, le capitaine cria des paroles-cris qui furent relayées de barges en bateaux. Bientôt tout le peuple des tréïbens connaîtrait les nouvelles et la présence de l’envoyée de la déesse à son bord.
Riak, debout à la proue, les cheveux au vent, regardait vers l’avant, guettant la haute silhouette du géant. Elle découvrit le Rmanit de loin. Il s’agitait. Ses grands gestes balayaient autour de lui, comme un homme chassant les insectes. Derrière elle, l'ahanement des rameurs en plein effort. La barque semblait voler sur l’eau, aidée par le courant rapide dans cette partie du fleuve. Bientôt, elle vit le Rmanit entouré d’hommes le harcelant. À leurs uniformes, elle reconnut des seigneurs. Elle regarda le capitaine et, par gestes, lui fit signe d’avancer. Elle se fit débarquer en aval au bord de la zone dégagée par le géant. Il lui fallait régler ce problème avant de s’occuper des seigneurs. Le Rmanit se dirigeait vers Clébiande. Riak devait sauver son peuple.

Kaja avait passé une très mauvaise nuit, comme les autres. Leur bivouac avait été particulièrement inconfortable. Ils avaient manqué de tout. Heureusement des fidèles avaient traversé le fleuve pour aller chercher des provisions et des tentes. À la première heure, il avait envoyé des éclaireurs surveiller le géant. Ils étaient revenus affolés, racontant comment il leur avait lancé un arbre. Kaja avait eu une idée. Avec toutes les cordes qu’ils avaient trouvées, ils allaient le piéger et l’attacher. L’approche avait pris du temps. Le géant, tout occupé à sa tâche de terrassement, ne les avait pas entendu venir. Ils avaient agi le plus vite possible mais les cordes s’étaient vite révélées trop courtes et trop fragiles. Au total, l’expédition s’était révélée être un fiasco. Le moral de ses troupes avait plongé dans un abîme qui semblait sans fond. De retour au bivouac, Kaja se maudit de sa précipitation. Son idée était peut-être bonne, mais il fallait des cordes plus longues et plus solides… et plus d’hommes. Le géant avait quitté le lieu du combat. Il aurait dû y penser et s’occuper en premier des rebelles avant de chercher à l’arrêter. Dans la bataille, les rebelles avaient probablement perdu plus d’hommes que lui, mais leur camp était intact. Clébiande n’était pas loin. Kaja considéra que la ville et ses forts représentaient un lieu idéal pour se regrouper et s’y réfugier. Il envoya des coursiers porter ses ordres aux barons survivants. Lui pourrait se mettre en route, accompagné de ses gayelers, dès le lendemain. À marches forcées, ils pouvaient rejoindre Clébiande en deux jours. Il fallait se regrouper, récupérer des troupes et régler le sort de cette sorcière aux cheveux blancs si le géant ne le faisait pas d’ici-là. La sorcière avait réveillé ce fils de la terre. Kaja ne savait pas ce qu’il était, ni comment le détruire. Il en était réduit aux suppositions. Pour être aussi dur, il était en pierre. Pour être aussi fort, il avait un dieu pour créateur. L’Arbre Sacré, qui plongeait ses racines au cœur du cœur de la terre, lui inspirerait la solution. Il en était là de ses réflexions quand il entendit un des gayelers se plaindre. Kaja prêta l’oreille. Les paroles étaient indistinctes.
C’est au cours d’une réunion avec ses officiers qu’un lieutenant fit la remarque :
   - Les hommes pensent que l'on fuit devant l’ennemi.
Kaja lui fit préciser. Il comprit alors que pour la majorité de son armée, partir signait la défaite. Malgré les morts et les blessés, il fallait combattre et en finir avec la rébellion et le géant suscité par la sorcière.
Les officiers étaient partagés. Se regrouper à Clébiande était l’option la plus sûre, mais cela pourrait permettre à la sorcière de présenter la bataille de la veille comme une défaite. Si se battre voulait dire encore beaucoup de morts et de blessés, cela voulait dire aussi que le roi ne lâchait rien de son royaume. Le géant était vécu comme une punition des dieux.
Kaja y pensa une bonne partie de la nuit. Avant de finir par s’endormir, il lui sembla impossible de laisser le possible bénéfice d’une victoire à cette soi-disant reine. Il allait combattre le géant et le vaincre et puis elle subirait le même sort. Cette pensée le détendit assez pour qu’il s’endorme.
Au petit matin, il changea ses ordres. Les Barons survivants et leurs hommes allaient rejoindre Clébiande. Là, ils se prépareraient à la prochaine bataille. En attendant, avec ses gayelers, il allait combattre le géant.
Il mit du temps à rejoindre le lieu du combat. Le géant avait bien avancé dans la nuit. Sa trace était facile à suivre. Le monstre de pierre allait tout droit. Sous la lumière naissante, il détruisait un hameau avec lenteur, mais efficacité. Ceux qui habitaient là, dans ce qui était une forêt, devaient être des charbonniers. Il en vit un de loin qui observait la destruction des pauvres masures. Il vit l’homme lever un poing vengeur vers le géant et s’en aller en courant quand le géant fit un pas en avant. Comment allait-il attaquer cette masse de pierre ?
Il fit mettre ses hommes en protection autour du hameau à moitié détruit. Le géant était indifférent à leur présence. Il continuait à malaxer de ses mains immenses la terre et tout ce qu'elle portait. Sa silhouette ne ressemblait pas à celle d'un homme. Ses jambes courtes et ses bras trop longs évoquaient davantage certains petits singes. Son torse avait la largeur de certaines tours. Ses mains étaient particulières. Grandes, massives, épaisses, on les sentait faites pour creuser et broyer. Kaja attaqua le géant par derrière. Il tapa avec Émoque là où un homme aurait eu son talon d’Achille. Il ressentit douloureusement le choc dans son bras. Le géant se figea sur place. Les mains encore pleines de terre, il se tourna vers Kaja. Il chercha ce qui l’avait frappé. Kaja n’avait pas attendu la réaction pour se précipiter de l’autre côté. Il avait frappé l’autre cheville provoquant un autre choc violent dans son épaule. Le géant laissa tomber ce qu’il portait, tentant de saisir celui qui l’avait frappé. Kaja le trouva moins rapide que dans la bataille. Lui manquait-il les éclairs de Youlba ?
Sans s'appesantir, il revint à la charge, encore et encore. Le géant tournait sur lui-même pour tenter de bloquer son agresseur. Sa relative lenteur le desservait. Kaja attaquait déjà par ailleurs. Cela dura un moment mais bientôt les coups d'Émoque manquèrent de puissance. Kaja sentit son rythme baisser. Il continua néanmoins malgré la fatigue de ses muscles. Il continua jusqu’à ce coup qui le laissa effondré sans souffle. Le géant l’avait simplement touché. Respirant à peine avec peine, il vit l’être de pierre se détourner et reprendre son activité destructrice. Les gayelers qui l’accompagnaient, et qui avaient pris position tout autour, vinrent le relever. Leurs mouvements leur attirèrent la fureur du géant. Ils coururent se mettre à l’abri en portant leur roi. Le géant reprit son activité. S’il ne se pressait pas, ses larges mains déblayaient une quantité considérable de terrain. Les gayelers tentèrent de lutter contre lui. Leurs coups étaient inefficaces. Le géant semblait ne pas les sentir. De temps à autre, quand il déracinait un arbre, il s’en servait comme d’un chasse-mouches pour éloigner ses agresseurs.

101
Riak recevait ses espions en présence du général. Ses informateurs venaient lui rendre compte de ce qui se passait dans tout le pays ainsi que le pays des seigneurs. Elle apprit avec soulagement que, complètement désorganisé par la grande vague qui avait englouti le roi et toute son armée, le gouvernement provisoire, mené par un général gayeler, ne songeait pas à envoyer des renforts soutenir le roi Sink. La ville sainte était sous contrôle et, comme les prêtres s’étaient ralliés à Sink, le général des gayelers n’avait pas d'opposition systématisée en face de lui. Toutes les familles nobles avaient vu disparaître leurs chefs de file en même temps que le roi. Quelques fils cadets tentaient bien de renforcer le pouvoir de leur famille sans y arriver vraiment. Tous ceux qui détenaient quelques pouvoirs avaient été rassemblés dans la ville sainte. Quand l’un d’eux devenait trop turbulent, un détachement de Gayelers le ramenait à la raison manu militari. Le procédé, bien que violent, s’était révélé efficace.
Les Oh’m’en relayaient les messages efficacement et colportaient les nouvelles de tout le pays. Le calme  régnait, mais un calme tendu, pouvant exploser à tout moment. L’armée des seigneurs faisait mouvement vers Clébiande, avec pour ordre de s’y retrancher et de préparer la bataille suivante. Seuls les deux régiments de gayelers, enfin ce qu’il en restait, étaient dans les environs.
   - Quelles sont leurs intentions ?
   - Un charbonnier les a vus combattre le géant.
   - Ils combattent le Rmanit ?
   - Oui, ma reine. Enfin, leur chef combat, les soldats regardent et surveillent les environs.
   - Il faut que je voie cela !
Comme toujours, Riak fut retenue par de multiples tâches. Elle ne put quitter le camp qu'après le repas de midi. Elle retrouva ses éclaireurs. Ils l’attendaient sur une petite butte couverte d’un bois dense. Par une trouée, on voyait le Rmanit s’appliquant à retourner la terre.
   - Où sont les seigneurs ?
   - Sink s’est fait blackbouler par le Rmanit. Ils l’ont récupéré. Zont bien essayé de s’occuper du géant mais ça a raté.
Riak écouta le rapport de l’éclaireur. Il lui décrivit avec détails, les essais des seigneurs pour combattre le Rmanit et surtout leurs échecs. Seul Sink avait assez de pouvoir pour l’arrêter. Les autres étaient complètement inefficaces.
   - Et là, je ne vois personne !
   - Ils sont repartis, ma reine. Sink semblait sonné.
   - Les nôtres sont où ?
   - On les attend, ma reine.
   - Bien, allons voir ce Rmanit !
Riak descendit de la butte en petite foulée suivie des léopards. Elle arriva sur la trouée. Le géant pelletait de ses larges mains, lui tournant le dos. Riak dégaina son arme et accéléra. Elle atteignit le Rmanit à pleine vitesse. Les éclaireurs qui la suivaient de loin, la virent sauter sur la cuisse, le bras puis le dos du géant tout en donnant des coups d’estoc. Celui-ci réagit en se redressant et en tentant de ses mains pleines de terre de se débarrasser de cet indésirable. Les pierres, les plantes et le limon volèrent plus ou moins loin sans atteindre Riak qui était déjà descendue lui tapant sur les pieds. Le géant se mit à danser sur place, autant pour éviter les coups que pour écraser son agresseur. Les éclaireurs prirent position autour des protagonistes, surveillant les alentours, ne pouvant s’empêcher de regarder leur reine qui semblait voler autour du Rmanit.
Ils virent des mouvements dans les bois, sur une colline plus lointaine. Les seigneurs avaient aussi leurs éclaireurs qui venaient voir ce qu’il se passait. Ils ne les perdirent pas de vue. Les seigneurs ne tentèrent pas de s’approcher. Le chef des éclaireurs jeta un coup d’œil vers Riak. Il la vit comme une mouche autour du Rmanit, l'empêchant de faire ce qu’il avait à faire. Le géant, depuis l’intervention de Riak, n’avait pas avancé d’un pas. Il piétinait sur place, creusant la terre qu’il avait terrassée de ses larges pieds.
Le soleil avança dans le ciel. Riak sentit petit à petit qu’elle ralentissait. Sa course devenait moins rapide et ses coups d’estoc moins puissants. Les mains du Rmanit passaient de plus en plus près d’elle. Elle continua malgré tout. Le soir approchait quand un des doigts du géant la toucha. Riak, la légère, fit un vol plané d’une dizaine de pas. Elle le termina par un roulé-boulé. Elle se retrouva debout mais essoufflée. Elle se pencha en avant pour reprendre son souffle. Immédiatement, le Rmanit avait repris son activité, creusant le sol à pleines mains. .
Un détachement arriva à ce moment-là. Il y eut des mouvements du côté des seigneurs. On vit bouger les feuilles et les jeunes arbres. Riak fit un geste pour leur interdire de courir sus à l’ennemi. Face aux gayelers, elle ne voulait pas risquer ses troupes. Ses hommes se rapprochèrent d’elle. Elle leur montra le Rmanit et entre deux respirations, elle leur dit :
   - Essayez de l’arrêter !
Les soldats partirent à l’assaut du géant qui avec ses flèches, qui avec sa lance, qui avec son épée. Riak regarda le spectacle. Ce fut affligeant. Le Ramnit continuait son travail de terrassement comme si les hommes à ses pieds n’existaient pas. Rien ne semblait le toucher. Les flèches rebondissaient comme sur un rocher. Les lanciers piquaient de toutes leurs forces. On entendait le bruit du métal frapper le géant. Ce furent les épéistes qui payèrent leur proximité. Le Rmanit bougea pour avancer vers une nouvelle zone. Comme un humain ignorant les fourmis, il écrasa deux soldats dans son mouvement. D’autres, plus éloignés, furent blessés par les grands mouvements qu’il faisait en déracinant les arbres. Devant l’inefficacité de ses soldats, Riak donna l’ordre de repli. Elle repartit à l’assaut maintenant qu’elle était reposée. Devant sa rage, le Ramnit dut s’arrêter. Ses gestes amples passaient et repassaient toujours derrière la silhouette floue qu’était devenue Riak. Les soldats eurent bientôt l’impression de voir deux reines, une blanche à la chevelure blanche flottant au vent, et une ombre noire encore plus floue. À elles deux, elles formaient comme un nuage de guêpes autour du Rmanit. Il gesticulait sans pouvoir s’en débarrasser.
De nouveau Riak eut besoin de repos. Elle revint vers ses hommes qui avaient pris position autour. Elle jura entre ses dents. Si elle avait bloqué le Rmanit, elle ne l'avait en rien blessé. Le capitaine s'approcha de Riak qui semblait épuisée.   
   - Allez-vous bien, ma Reine ?
   - Oui… Capitaine… Je me repose… et j’y retourne…
Riak prit quelques respirations avant de reprendre.
   - Ne restez pas à découvert… Prenez une position défendable… L’ennemi est… peut-être à côté…
À côté du souffle de Riak, on entendait le bruit de la terre remuée et de la végétation broyée. Pour la troisième fois Riak repartit à l'assaut. Elle se sentait comme un taon zonzonnant autour d’un cheval. Pour la troisième fois, le Rmanit cessa de retourner la terre pour tenter de se débarrasser de cette chose importune qui lui tournait autour. La fatigue arriva plus vite et Riak fut plusieurs fois déstabilisée par le souffle des mains du géant passant au ras de sa tête. Elle avait aussi conscience de cette ombre aussi noire qu’elle était blanche qui la suivait dans tous ses gestes. Elle rompit le combat quand elle vit l’ombre de la main du Rmanit bousculer son double d’ombre, l’envoyant bouler au loin. Quand elle se fut éloignée, elle chercha la silhouette noire, sans la voir. Où avait-elle disparu ?
Quelques soldats s’approchèrent d’elle pendant qu’elle reprenait son souffle. Ils ne l’avaient pas encore rejointe quand une  cavalcade de gayelers chargea en hurlant. Les soldats se mirent à courir vers leur reine, conscients de la trop grande distance. Riak semblait immobile respirant la bouche grande ouverte. Elle se sentait fatiguée par ses rencontres avec le Rmanit. Il lui fallait s’économiser. Elle regarda les chevaux charger. Le premier approcha, lancé à pleine vitesse, faisant vibrer le sol. Le gayeler qui le montait pointait sa lance vers Riak. Décalé derrière, un deuxième cavalier, un peu moins rapide, le suivait. Le premier gayeler pointa sa lance sur la poitrine de Riak qui ne bougeait pas et semblait tétanisé. Il se mit à hurler pour encourager son cheval. Et puis tout alla très vite. Riak bougea à la dernière seconde. Elle tapa sur la lance tout en se dégageant. Le gayeler, surpris, planta sa lance dans le sol. Bloqué en plein élan, il fut désarçonné. Riak, qui avait évité la lance par un mouvement tournant, se retrouva face au deuxième cheval. Elle continua son action en roulant au sol. L’épée siffla au-dessus de sa tête. La rapidité de Riak lui permit de se retrouver de l’autre côté du cheval. Elle trancha les pattes de l’animal qui s'effondra avec son cavalier. Les suivants, qui arrivaient en ordre dispersé, n’eurent pas plus de chance. Quand ses soldats arrivèrent, ils purent achever les ennemis, tous déjà hors de combat.
Ils se replièrent rapidement sans se faire accrocher par le seigneur. En rentrant au camp, Riak convoqua son conseil. Elle leur expliqua que les gayelers étaient dans la région. Il fallait prendre des mesures de sauvegarde et rester en alerte.
   - Je m’occuperai du Rmanit, mais pendant ce temps, il faudra tenir les seigneurs à distance.
   - Ne pourrait-on pas laisser le Rmanit faire ce qu’il a à faire et ne nous occuper que des seigneurs ?
   - Non, Paskini. Laisser le Rmanit faire et on arrive au chaos. Il se dirige vers Clébiande. Et s’il en déterrait d’autres ?
La perspective de voir d’autres géants fit frissonner, même les plus courageux.
Le lendemain, quand Riak approcha du Ramnit, elle fut atterrée par les progrès de Rmanit. Il ne s’était pas arrêté de la nuit. Il n’avait manifestement pas besoin de repos. Un éclaireur lui attrapa le bras, mit un doigt devant sa bouche pour réclamer le silence et lui fit signe de le suivre. Riak se glissa derrière lui entre des arbustes qui la dépassaient de peu. Devant, son éclaireur marchait courbé. Il s’arrêta au bord du bosquet. Il fit de nouveau un signe pour réclamer le silence. Avec beaucoup de douceur, il écarta les branches et montra à Riak des gayelers qui s’étaient mis en position de combat. Riak remarqua tout de suite la silhouette du roi. Il avançait l’épée à la main vers le Rmanit. Elle l’observa quand il lança son attaque sur le géant. Elle vit que, si ses déplacements étaient moins rapides, Sink frappait avec force et obligeait le Rmanit à s’arrêter.
Riak fit signe à son éclaireur. Ils se replièrent en silence et rejoignirent les autres. C’est en chuchotant qu’elle donna ses ordres. Elle ne voulait pas de la confrontation. Elle fit attendre ses hommes. Les éclaireurs eurent pour mission d’observer l’ennemi et de venir faire régulièrement un rapport.
La matinée se déroula avant que n’arrive la nouvelle de leur repli. Riak refit le trajet jusqu’au bord du bosquet. Elle vit Sink qui accompagnait ses gayelers. Il était essoufflé et son épée était au fourreau. Son attention se tourna alors vers le géant. Il n’avait quasiment pas bougé depuis le matin. Tranquillement, il se tourna vers le front de la zone déboisée. Elle le vit replonger les mains dans la terre et se mettre à la malaxer.
Ils attendirent un moment avant de s'avancer sur le terrain fraîchement retourné. Les archers prirent position pour sécuriser l'accès, puis ce fut les lanciers qui se mirent en embuscade.
Riak attendit que tous ses hommes soient en place. Les éclaireurs partirent sur les traces des seigneurs. Riak s'avança vers le Rmanit. Elle l'interpella. Le géant resta de pierre. Comme la veille, elle mit sa vitesse au service de son attaque. Le Rmanit se mit en position pour se débarrasser de cet être importun.
Ce fut un nouveau duel entre eux deux. Ni l'un ni l'autre ne gagna. Le géant, dès que Riak rompait le combat, reprenait son terrassement. Il avait entamé une colline et l'arasait. Riak et lui se battaient dans une sorte de couloir, très large. Lee Rmanit broyait la pierre comme on écrase du sable. Il ouvrait une saignée dans la roche de la colline. Il avait utilisé des blocs de pierre pour tenter de se débarrasser de  Riak sans jamais la toucher. Les soldats et les gayelers un peu plus loin avaient vu voler ces rochers de la taille d’un cheval. Riak ne s'arrêta que lorsqu’elle fut épuisée. Le Rmanit semblait inépuisable. Il ne dormait pas, ne mangeait pas. Il ne faisait qu’avancer dans une direction vers un but inconnu.
Les jours suivants se ressemblèrent. Riak s’épuisait à ces combats sans issue. Le Rmanit atteindrait sûrement Clébiande d’ici une dizaine de jours. La ville ne pourrait rien contre ce géant. Cela désespérait Riak. Il lui fallait trouver une solution.
Ce jour-là, elle était arrivée plus tôt. Le Rmanit creusait une nouvelle tranchée dans une colline. Elle décida de le prendre de haut. Elle arriva par le sommet de la colline. Elle le surplombait. Le géant ne ragardait pas vers elle, alors qu’elle était sur son chemin. Elle vit qu’il s’agitait sur place. C’est alors qu’elle remarqua Sink. Il bloquait le Rmanit par ses coups d’épée. Elle la voyait briller d’un éclat bleuté à chacun de ses impacts. Elle attaqua avec l’intention d’en finir. Ce jour était un jour favorable, elle le sentait. Son arrivée déconcentra le géant. Sink profita de sa distraction pour porter un coup violent qui résonna comme une sonnerie de cloche. Le Ramnit fit un bond en arrière. Quand Riak atteignit le sol, elle porta un coup qui aurait dû être mortel. L’épée de Sink para le coup mais le mouvement l’envoya à terre. Le pied du Ramnit s’abaissa vers lui comme une masse. Là encore, l’épée était là. Le choc entre l’arme et le pied fut sonore, bloquant le mouvement du géant qui vibra. Entre Riak qui tournait autour de lui, rapide comme un éclair et Sink dont l’épée le blessait, il dut reculer pour la première fois depuis qu’il s’était levé de terre.  
Ce fut un combat étrange. Chacun se battait contre les deux autres. Quand les armes de Riak et de Sink se rencontraient, elles sonnaient, claires comme des cymbales. Le son des pieds ou des mains du Rmanit sur la terre, pour écraser l’un ou l’autre, faisait vibrer la terre. Les soldats de Riak et les gayelers qui se tenaient de part et d’autre du combat en ressentaient les effets. Ils étaient sur les bords de la tranchée creusée par le Ramnit et dominaient la scène. Leurs ordres étaient clairs. Ils ne devaient pas engager le combat, juste se défendre en cas d’attaque. Ils se déplaçaient en suivant les combattants. De pas en pas, de virevolte en volte-face, ils remontaient vers Cannfou. Riak décrocha la première. Elle n’en pouvait plus. D’un dernier saut, elle se retrouva sur le bord de la tranchée. Un soldat lui prit la main et l’aida à se stabiliser à distance du combat. Elle regarda en arrière. Sink évita de peu la main du Rmanit. Il lui fit un geste, comme un salut. Mais avait-elle bien compris ?
Elle le vit aussi rompre le combat peu après et rejoindre les gayelers. Le Ramnit se retourna et simplement, mettant les mains dans la terre, il recommença son terrassement. Il retournait la tranchée qu’il avait faite comme s’il la voyait pour la première fois.
Quand elle arriva le lendemain, Riak découvrit le Ramnit non loin de la veille. Il avait passé son temps à refaire ce qu’il avait fait. Il n’avait pratiquement pas progressé. Riak le trouva sur son front de taille, réduisant la colline en gravier. Il jetait des tonnes de pierres et de roches sur les côtés. Elle se positionna un peu en arrière. Elle commençait à comprendre que seul un instinct guidait cet être étrange revenu du fond des temps. Elle n’en comprenait pas le but. Elle comprenait simplement que cet instinct l’emmenait vers on ne savait où et que, quoi qu’elle fasse, il continuerait. Elle allait lui sauter dessus quand elle vit des mouvements de l’autre côté de la tranchée. Sink apparut. Riak attendit de voir ce qu’il allait se passer. Pendant que le Ramnit, toujours insensible à ce qui se passait autour de lui, broyait la roche dans un vacarme épouvantable, les deux souverains se firent face. Sink dégaina Émoque et salua Riak. Étonnée, elle dégaina sa propre arme et lui rendit son salut. Sink sourit et lui fit un signe d’invite, comme on invite une partenaire au bal. Riak fit oui de la tête. Ensemble, ils sautèrent sur le Ramnit. Le combat du jour ressembla à celui de la veille. De nouveau le Ramnit recula pour les poursuivre. La différence vint de Sink, il ne tenta aucun geste contre Riak. Elle fit comme lui, se concentrant sur le Ramnit. Dégagés de la nécessité de se protéger l’un de l’autre, ils purent ramener le Ramnit plus loin que la veille. Quand Riak rompit le combat, ils avaient atteint une région plate entre les collines. Sink la suivit. Elle fit signe à ses soldats de rester loin et fit face à Sink. Tout aussi essoufflé qu’elle, il s’arrêta à trois pas et rengaina son épée. Prudente, Riak garda la sienne en main tout en sachant qu’elle ne pourrait soutenir un combat longtemps. Pendant ce temps, le Ramnit avait repris son activité, repartant dans la direction de Clébiande.
   - Quand on est seul à l’attaquer, il s’arrête !
   - Exact, répondit Riak.
   - À deux, on l’a fait reculer.
   - Oui, acquiesça Riak, se demandant où il voulait en venir.
   - On ne peut pas le laisser se promener dans le royaume comme cela. Il détruit tout et, en dehors de nous, personne ne semble pouvoir agir.
   - Encore exact.
   - Je propose une trêve.
   - Une trêve ?  
   - Oui, il faut arrêter ce destructeur avant qu’il ne fasse plus de dégâts. Seul, je n’ai pas de solution et je n’ai pas l’impression que vous en ayez plus. À deux, on a fait mieux que seul.
   - Que proposez-vous ?
   - Une trêve, comme je disais, une trêve le temps de se débarrasser du destructeur. Trouvons un moyen d’en finir avec lui et en attendant que cela arrive, liguons-nous pour le faire reculer.
La discussion se poursuivit le temps de trouver un accord sur la manière de le faire. Riak rejoignit les siens pendant que Sink repartait vers ses gayelers. Quand elle eut rejoint la ligne de ses soldats, elle vit Jirzérou débander son arc. Il grommelait son manque de confiance dans les seigneurs. Riak le rassura. Elle n'avait pas senti battre son médaillon alors qu'elle était juste à côté de son ennemi.

102
Les jours suivants se ressemblèrent. Riak et Sink se retrouvaient pour lutter contre le géant. Ils luttaient avec lui pendant quelques heures et repartaient vers leurs camps respectifs après avoir fait le constat qu'ils n'avaient trouvé aucune solution radicale. Leurs troupes se côtoyaient parfois. Les regards de haine avaient disparu. Seule restait la méfiance.
Le Rmanit, après avoir reculé pour se battre contre ses adversaires, reprenait son avancée en recreusant ce qu'il avait déjà terrassé.
Ce jour-là, ils trouvèrent le géant creusant encore plus profond le sillon qu'il avait déjà creusé. Ils virent avec horreur qu'il s'était arrêté d'avancer pour dégager quelque chose dans le sol et que ce quelque chose ressemblait à un deuxième Rmanit.
Ils attaquèrent sans attendre. Un géant était déjà de trop, deux représentaient le début de la fin du monde. Leurs espoirs de le faire bouger furent vains. Le Rmanit ne reculait pas, n'avançait pas. Tout en virevoltant autour, Riak interpella Sink :
   - Il en a trouvé un autre !
   - Un... C'est compliqué… mais deux, on va être impuissants…
La main du géant passa si près d’eux qu’elle les frôla. Riak et Sink firent un vol plané pour se retrouver entassés au bord de la trouée du géant. Un peu étourdie, Riak ne bougea pas tout de suite. Elle se sentait curieusement bien. La tête de Sink avait rencontré une pierre. Son casque l’avait protégé, mais il était assommé. Riak reprit doucement ses esprits. Elle se releva et s'aperçut que Sink avait amorti sa chute. Elle était debout l’arme à la main, faisant jouer ses muscles pour les étirer après le choc. Elle pensa que le corps de son ennemi l’avait protégée. Il était là inconscient devant elle, à sa merci. Ses hommes étaient loin, incapables de le défendre. Elle avait son arme à la main et… ne pouvait s’en servir. Une part d’elle voulait en finir tandis qu’une autre ne pouvait se résoudre à tuer l’homme inconscient à ses pieds. La première part disait, avec raison, qu’il était le roi des seigneurs et que sa mort signerait sa victoire, mais l’autre rétorquait qu’il l’avait épargnée quand elle était avec les novices et qu’il n’y avait aucune gloire à tuer un ennemi à terre et d’ailleurs était-ce un ennemi ? Son médaillon ne la brûlait pas quand il approchait. Peut-être… Pourtant lors de la bataille, il avait essayé de la tuer. Elle se pencha vers Sink et l’examina. Elle l’avait pensé plus vieux. Dans l’abandon de l’inconscience, il lui sembla jeune.
Elle fut tirée de sa rêverie par un grondement sourd accompagné par un tremblement du sol. Elle se retourna. Devant elle, un deuxième Rmanit se levait. Riak se sentit découragée. Le Ramnit les avait envoyés dans la tranchée qu’il avait déjà creusée plusieurs fois. Ils étaient sur le chemin des deux Rmanit. Elle regarda autour d’elle. La chaussée du géant était encadrée par deux falaises hautes comme trois hommes. Riak savait que ses soldats devaient faire mouvement pour venir la chercher, tout comme les gayelers n’allaient pas tarder à se montrer. En les attendant, les deux géants s’étaient maintenant dressés. Ils s’immobilisèrent un instant. Le plus ancien plongea les mains dans la terre dans un grand bruit pendant que le nouveau venu, aux reflets rouges, fit la même chose en silence. Ce silence inquiéta Riak. Il n’était pas normal. Elle commença à s’inquiéter quand des lueurs rougeâtres apparurent. Son inquiétude vira à la panique quand elle comprit que ce nouveau Rmanit faisait fondre la roche devant lui. La roche fondue forma un ruisseau s’écoulant en suivant la pente tout en gagnant en taille et en puissance. Riak n’eut pas besoin de réfléchir pour savoir qu’elle et Sink étaient sur le chemin de cette mort brûlante. Elle regarda vers Sink toujours inconscient. La chance lui souriait. Ces créatures allaient débarrasser le monde du roi des seigneurs sans qu’elle n’en soit la cause. Elle allait appeler Tchitoua et s’en aller, laissant les géants faire leur œuvre de mort. Une pensée lui traversa l’esprit. Qui méritait une telle mort ? Elle hésita.

Koubaye vit se tendre les fils dans les navettes de Rma, le tisseur du temps. L’heure était aux choix. Il avait vu Rma prendre un nouveau fil primitif et l’introduire dans la trame du tissu du temps. D’autres navettes de ces mêmes fils existaient. Le monde était à la croisée des chemins d’avenir. Rma lança ses navettes pour faire un nouveau rang. Les fils se tendirent encore plus. Alors il sut que le choix était aussi le sien. Dans l’atelier de Rma, il était spectateur. Un autre chemin existait. Le prendrait-il ? Quand la navette de Riak revint dans la main de Rma, Koubaye savait ce qu’il avait choisi. Il prononça alors le mot que nulle gorge du temps ne peut prononcer. Il savait qu’on ne prononce pas impunément ce mot qui est le nom du dieu des dieux. En prononçant ce nom, il entrait dans la dimension qui est hors du temps et hors de l’espace. Il devint le “un qui est dans le tout, le tout qui est dans le un”. Son regard devint infini, sa connaissance devint infinie. Les univers étaient devant lui et lui avait accès au tout. Il partagea le savoir et vit tous les dessins possibles des avenirs possibles. Il sut que Rma n’était pas le seul tisseur de temps, d’autres existaient dans d’autres temps, d’autres univers. Il se concentra sur son univers natal, sur son monde natal, sur son pays natal. Il vit tous les avenirs possibles. Il vit la nécessité de nouer les fils pour choisir un avenir. Il sut le choix du dieu des dieux de laisser le choix aux hommes. Il sut que Riak poserait un choix et que ce choix engagerait l’avenir. Hors du temps, hors de l’espace, face à tous les choix possibles, il sut son impuissance à choisir pour elle. Ses choix étaient ailleurs. Pouvait-il aider Riak ? Il pensa que la question était mal posée. Il pouvait aider Riak. La question était : “ Comment ?”. Les dessins d’avenir se révélaient infinis. Riak avait un pouvoir dont il ne disposait pas. Elle pouvait choisir à chaque instant de sa vie. Le savoir était maintenant pour Koubaye comme un fardeau qui le paralysait. Savoir tous les avenirs revenait à ne rien pouvoir faire car tous étaient un mélange de joies éphémères et de peines durables. Il prit la décision pour son avenir. Rester hors du temps et hors de l’espace baigné de savoir lui sembla ne plus correspondre à son désir. Il entrevit dans les milliers de futur, un possible pour les hommes. Il lui fallait s’engager à rentrer dans le monde du temps et de l’espace, en accepter joies et peines. Il sut le sourire du dieu des dieux quand il choisit de retourner dans la salle du lac souterrain où Résal l’attendait. Il vit l’atelier de Rma. Des milliers de fils attendaient, parmi eux, de nombreux fils de Rmanit. Dans les possibles, existait une recréation du monde où les hommes n’auraient plus de place. Koubaye ne se laissa pas envahir par le doute. Il avait choisi. Maintenant, le temps qu’il réintégrait, était le temps de l’action.
Résal sursauta quand Koubaye bougea. Il s’était installé dans la salle avec l’accord des grands savoirs du mont des vents. Depuis il attendait. La joie l’envahit. Son maître revenait. Koubaye était faible et marchait avec difficulté. Résal lui tendit une galette et de l'eau. Koubaye mangea et but avec un plaisir évident.
   - Merci, dit-il à Résal.
Ce dernier bafouilla une réponse où se mêlaient les mots de devoir et d'espérance. Koubaye lui sourit pendant qu'il le regardait s'emmêler dans une tirade confuse. Il reprit la parole :
   - Ton fil est solide, Résal. Rma l’utilisera longtemps. Le temps présent est le temps du changement. Rockbrice est maintenant un grand chef. Des rois sont morts et d’autres se sont révélés. Mais rien n’est acquis. Le monde peut encore basculer. Les Rmanit ressurgissent et avec eux l'anéantissement pour un monde remis à neuf. Riak a besoin de moi, de nous.  
   - Que doit-on faire ?
   - Manger… et attendre !
Résal fut déçu par la réponse. De nouveau Koubaye se mit à rire.
   - Tu aurais préféré de l’action, n’est pas ?
Résal acquiesça en hochant la tête.
   - Ne t’inquiète pas cela viendra bien assez tôt.
Koubaye, après le repas, se remit à méditer au bord du lac. Résal, voyant cela, partit vers l’extérieur. Il allait porter la nouvelle de retour du Sachant. Il fallait aussi des provisions puisque Koubaye voulait rester dans cette salle souterraine.Il avait laissé des branches de feuluit et pensait qu’il lui faudrait au moins une journée pour faire l’aller-retour si ce n’est deux. Koubaye l’avait à moitié rassuré en lui disant qu’il lui fallait attendre la décision de Riak.
Comme à chaque fois, il dut attendre quelques minutes avant de sortir à la lumière. Il cligna des yeux au bord de la cascade pour se protéger du soleil du matin qui éclairait frontalement la paroi rocheuse. Il avait installé une corde pour circuler. Arrivé au pied de la cascade, il reprit sa respiration. Il avait devant lui une longue ascension. Il voulait faire vite craignant que Koubaye ne disparaisse à nouveau. Là-haut, les grands-savoirs allaient encore lui poser mille questions. Il prit sa décision. Il allait se faire discret. Un simple passage aux intendances, sans perdre de ce temps, qui lui semblait précieux, à donner des explications à des gens aux savoirs immenses mais à la compréhension lente. Il attaqua la montée avec la joie de celui qui a pris la bonne décision. Sur le chemin qui montait en lacet jusqu’à l’entrée officielle du Mont des Vents, il ne rencontra personne. Quand il arriva un peu en dessous du porche principal, gardé par deux serviteurs, il quitta le sentier pour une trace à peine visible. Il ne voulait pas que l’on annonce son arrivée. Ces sbires gardiens avaient la voix forte et criaient à pleins poumons le nom des nouveaux arrivants. Ils pouvaient aussi, le cas échéant, faire tomber dans le ravin les quelques solives qui servaient de pont-levis et fermer les lourds vantaux d’un portail millénaire. Résal les entendit discuter entre eux en passant en contrebas. Il suivait une trace plus qu’un chemin et dut utiliser ses mains plus d’une fois. Il avança comme cela un bon moment, contournant le Mont des Vents. Il arriva enfin à une fenêtre donnant vers l’ouest. Elle était juste assez grande pour qu’il s’y glisse. Il se retrouva dans une pièce encombrée de denrées en réserve. Avec discrétion, il se servit dans les différentes caves chargeant son sac de tout ce qui lui était nécessaire. Le retour fut beaucoup plus difficile. Chargé comme il l’était, il se sentait déséquilibré. Le sac le tirait en arrière. Plusieurs fois, il crut tomber. Seule sa souplesse et sa force lui sauvèrent la vie. La descente se révéla heureusement plus rapide. Quand il arriva au pied de la cascade, le soleil déclinait. Il était au milieu de sa montée, se hissant sur la corde quand la terre trembla. L’eau, qui coulait à côté de lui, sembla onduler un instant puis la chute se tarit. Résal eut peur et se plaqua contre la paroi. Un instant plus tard, tout redevenait normal. Il termina son ascension la peur au ventre. Il fut soulagé de voir qu’un rocher avait glissé. L’eau s’étalait derrière, formant une mare. Il pensa que bientôt, la vasque ainsi formée allait déborder. Il se glissa par l’ouverture sombre d’où venait le ruisseau. Il retrouva la fraicheur, l’humidité et le noir. Il alluma une branche de feu-luit et accéléra le pas. Il glissa une fois ou l’autre mais, avant que dehors le soleil ne soit couché, il arriva dans la salle où une lueur bleutée lui dévoila la silhouette de Koubaye. Il fut soulagé de le voir bouger. Et puis, il découvrit d’autres silhouettes. L’ombre de deux grands félins luisait d’un blanc laiteux. Résal sursauta en entendant Koubaye prononcer le nom de Riak.
   - … Riak ! Maintenant tu as posé un choix !
   - Je ne pouvais pas le laisser mourir ainsi !
   - Bien sûr que si, tu en avais le pouvoir.
   - Non, je n’avais pas le choix. Je ne suis pas une seigneur ! Si je l’avais laissé, je n’aurais pas valu mieux qu’eux !
La voix de Riak était chargée d’une colère contenue.
   - Pourtant ta haine des seigneurs est grande.
   - Oui ! Mais pas envers lui.
   - Je sais. À Cannfou, il n’a rien dit. Ce jour-là, tu es devenue double. Cette ombre noire qui t’accompagne est née à cet instant, une part de haine et de violence, comme un double sombre de la Dame Blanche. C’était son choix. Cela t’a changée. Aujourd’hui ton choix vient aussi de changer l’avenir, comme le choix de Résal tout à l’heure ! N’est-ce pas, Résal ?
Résal qui s’était immobilisé s’avança vers Koubaye tout en dévorant Riak des yeux.
   - Oui, Résal, c’est bien Riak, Bébénalki et reine du Royaume de Landlau.
En entendant cela, Résal mit genou à terre :
   - Majesté !
Riak regarda le nouveau venu avec un regard interrogateur. Koubaye fit un geste comme pour écarter la question.
    - Il te sera un excellent gouverneur des Tréïbens, si tu gagnes la guerre. Mais il y a plus important à gérer tout de suite. Lui ne risque rien.
Résal suivit du regard le geste de Koubaye et découvrit une autre silhouette allongée au sol. Il n’osa interroger Koubaye. Comme ni Riak, ni Koubaye ne s'intéressaient à lui, il se releva. Koubaye avait commencé un récit. Il expliquait comment le dieu des dieux avait choisi de préparer la terre pour ses créatures divines. Les Ramnit étaient ses outils. Ils avaient terraformé cette planète pour que les dieux puissent y jouer. Quand tout fut prêt, il enterra les Ramnit et donna ses premiers fils à Rma, le tisseur de temps. Il suscita l'existence de Thra, de Youlba et des autres dieux premiers. Chaque dieu, à sa manière, interféra avec ce monde pour se créer des serviteurs et gagner en pouvoir sur les autres dieux. Aujourd’hui les Rmanit ressortaient de leur gangue. Riak et Kaja en connaissaient deux. Demain, leurs rangs allaient se densifier. À terme, la terre deviendrait informe et vide, prête pour une nouvelle histoire.
Riak cria d’étonnement et de colère en entendant cela. La silhouette à ses pieds bougea. Résal vit une de ses mains venir frotter la tête, tout en regardant autour de lui.
   - Où suis-je ?
   - Au Mont des vents, Baron Sink.
Ce fut au tour de Résal de retenir un cri d’étonnement. L’ennemi était là, devant lui, devant Koubaye, et son maître  continuait à parler.
Kaja s’assit. Émoque reposait à son côté. Il regarda autour de lui. Encore sonné, il réagit avec lenteur. Riak, debout, le dévisageait. Elle avait mis son épée au fourreau. Dans cette pâle lumière bleutée, assis par terre, il n’avait rien d’un personnage arrogant. Il semblait tellement fragile à cet instant qu’elle se sentit émue. Kaja reprit la parole avec une certaine lenteur :
   - Mais comment je suis arrivé là ?
   - Riak, la reine blanche, vous a amené ici. Votre mort était assurée. Elle a choisi de vous sauver la vie, comme vous avez choisi un jour de ne rien dire devant une jeune novice aux cheveux blancs.
Kaja enregistra ce que disait Koubaye.
   - Les Rmanit vont gagner ?
   - C’est dans l’ordre des possibles, Baron Sink, mais ce n’est pas sûr. Riak et vous êtes des grains de sable dans les rouages du monde. Vos décisions peuvent changer le dessin de ce que tisse Rma.
   - Je ne comprends pas. Nous n’avons pas le pouvoir face à ces géants destructeurs.
   - C’est exact, baron Sink. Seuls vous ne pouvez rien. Mais vous n’êtes pas seuls.
L’étonnement se lut sur les visages de Riak et Kaja.
   - Mais qui… ?
   - Les dieux sont vos alliés dans cette affaire. Si les Rmanit ramènent la terre à un monde informe et vide, ils n’auront plus d’adorateurs…
   - J’ai vu ce que donne la magie qui contraint les dieux.
   - Oui, Baron Sink. C’est même cela qui a réveillé le Rmanit. Vous avez dépassé les limites et déclenché l’apocalypse. Mais aujourd’hui, vous n’aurez pas à contraindre les dieux. Les Rmanits réveillent la peur y compris dans le monde des Dieux.
Riak intervint :
   - Et que doit-on faire ?
   - Choisir ! Choisir de s’allier ou rester seuls. Là est votre choix et ce choix contraindra le monde. Que vous choisissiez une voie ou l’autre, vous connaîtrez le malheur. Mais une seule est porteuse d’un espoir de vie, l’autre ne sera qu’une longue fuite.
   - Un espoir ?
   - Oui, Riak, un espoir. Rma n’a pas tissé l’avenir. À ses pieds, tous les fils sont déjà dans les navettes. Pourtant le dessin n’est pas sur la trame. Il attend.
   - Mais qu’est-ce qu’il attend, demanda Kaja ?
   - Vos choix.
Riak et Kaja se regardèrent. Kaja s’était mis debout. Il rengaina Émoque sous le regard attentif des léopards des neiges.
   - Il semble que nous soyons liés malgré nous…
Kaja hésita avant de reprendre.
   - … Comment dois-je vous appeler ?
   - Mon nom est Riak.
   - Le mien est Kaja.
Résal fut troublé de les voir ainsi face-à-face. Il n’en voyait dans le sombre de la grotte que deux ombres. Pourtant il ressentait la tension entre les deux souverains. L’eau noire et immobile du lac, reflétant les branches de feuluit se mit à vibrer. La Pierre de Bénalki se mit aussi en mouvement. Les quatre humains regardèrent cette pierre s’agiter dans un cliquetis rapide. Koubaye la quitta des yeux pour reprendre la parole :
   - La Pierre de la déesse parle pour elle. Elle tremble comme tremble la déesse. Voilà le premier signe que les dieux peuvent faire corps avec vous face à cette menace.
À ce moment-là, Kaja poussa un cri et se démena en fouillant dans son habit sous sa cotte de maille pour extirper une feuille brillante et argentée. Il la jeta au sol :
   - Elle brûle !
   - Et voilà la réponse de Thra, reprit Koubaye.
La feuille de l'Arbre Sacré de Kaja, toute étincelante, toucha le sol. La dalle de granit se mit à son tour en vibration. Au point de contact, un tourbillon se forma. De la poussière de granit s’éleva en trombe pendant que la feuille de plus en plus brillante s’enfonçait dans le sol créant un entonnoir de plus en plus large. Kaja dut reculer, puis Riak à son tour fit de même. Koubaye ne bougea pas. Quant à l’excavation, elle grandit jusqu'à arriver à ses pieds d’un côté et au bord de l’eau de l’autre. D’un coup une vague se précipita dans le fond de l’entonnoir entraînant la Pierre de Bénalki. La trombe de poussière se changea en colonne de vapeur surchauffée sifflante et tourbillonnante. Puis ce fut le silence et la fin de la lumière argentée.  Koubaye se pencha, plongea la main dans l’eau redevenue calme. Il chercha un instant au fond de l’entonnoir et ressortit la feuille de L’Arbre Sacré et la pierre de Bénalki.
   - Voici les signes que vous adressent les dieux...
Koubaye n’avait pas fini de parler qu’on entendit gronder le tonnerre dans le lointain des couloirs.
   - … et voici la réponse de Youbla.
Il se tourna vers Riak :
   - Fais nous sortir d’ici immédiatement, la puissance de Youbla arrive !
   - Titchoua !
Ils se retrouvèrent tous sur la falaise à côté du ruisseau venant de la grotte. Un violent orage s’en donnait à cœur joie, associant trombes d’eau, rafales de vent, éclairs et tonnerre. Ils furent immédiatement trempés de la tête aux pieds, abasourdis par le spectacle grandiose du déchaînement des forces du ciel. Ils virent le ruisseau enfler au point d’occuper toute la surface du porche de la grotte. Résal n’avait jamais vu une telle montée des eaux à une telle vitesse. S’ils étaient restés à l’intérieur, ils se seraient noyés. Hurlant pour couvrir le bruit, Koubaye s’adressa à Riak et à Kaja :
   - Voici la Pierre et la Feuille ! Quel est votre choix ?
Ils tendirent la main et prirent qui la Feuille, qui la Pierre. Koubaye se mit à sourire. Rma pouvait retisser le temps.

103
Les Rmanits progressaient lentement mais régulièrement. Derrière eux, il ne restait rien de ce qui avait fait la vie de cette terre. Les gens fuyaient devant ce danger. Un troisième Rmanit avaient rejoint les deux premiers. Maintenant la largeur qu'ils dégageaient, faisait plus de cinquante pas.
Le hameau d’essarteurs avait été mis en alerte par le bruit qui se rapprochait. Deux hommes aux épaules larges et sachant manier la hache étaient partis en reconnaissance. Avec leurs familles, ils étaient venus là pour se défricher un terrain où vivre tranquille et surtout loin de la guerre qui s’annonçait. Tout avait bien commencé. Ils avaient dégagé deux arpents et, avec les premiers troncs, avaient construit une cabane commune. Chaque famille avait son petit espace délimité par des roseaux séchés trouvés dans une mare voisine. En attendant de mieux, ils s’accomodaient de cette promiscuité plus agréable sous un toit que sous une tente. Ils n’avaient laissé aucune trace derrière eux et se retrouvaient isolés de tout et de tous, pensant que le monde les oublierait. Le bruit lointain ne les avait pas alertés. Leurs cognées le couvraient sans difficulté. Il avait continué la nuit. Tosir s’était inquiété, mais il s’inquiétait toujours, pensaient les autres. Le lendemain soir, le bruit avait pris de l’importance. Tosir ne fut plus le seul à s’inquiéter. Le lendemain, Tosir et Reyer, la hache sur l’épaule, partaient vers ce qui créait ce tintamarre. Ils n’eurent pas à marcher longtemps pour être assourdis. Prudemment, ils firent une pause. Tosir, le plus agile, décida de monter dans un arbre. À son arrivée en haut, il vit la fumée. La forêt semblait en feu. Pourtant, le bruit n'était pas celui d’une forêt en feu. Il y avait autre chose. Il rejoignit Reyer et lui expliqua ce qu’il avait vu. Ils décidèrent de contourner le feu. Le soir venu, ils se retrouvèrent près de la source de ce terrible tintamarre. Dans la lumière du soleil couchant, ils découvrirent les trois grandes silhouettes malaxant la terre, écrasant les arbres, faisant fondre la pierre. Les coulées de lave enflammaient des troncs verts que les autres géants réduisaient en débris qu’ils enfouissaient sous la terre. Tosir connut la terreur. Sidéré par ce qu’il voyait, il fallut que Reyer le secoue pour qu’il bouge.
   - Vite, il faut les prévenir !
Tosir suivit Reyer comme un zombie, oubliant même sa hache. Malgré la nuit, ils coururent de toutes leurs forces ne s’arrêtant que brièvement pour reprendre leur souffle. À leur arrivée au hameau, ils se mirent à hurler pour alerter. Rapidement, ce fut la panique. Les femmes prirent l’initiative et chacun se retrouva avec une tâche à accomplir le plus vite possible. Avant midi, ils étaient partis. Déjà le vent portait des odeurs de fumée. À Tosir, qui pleurait sa hache, on avait confié les quelques bêtes de la communauté. On l’avait fait partir tout de suite parce que les bêtes avançaient lentement. Il fut ainsi le premier à rencontrer les gayelers. Il eut peur. Ce n’était qu’un petit détachement cependant Tosir voyait en eux les anges de la mort. Pourtant ils ne firent pas un geste de menace. Mieux, leurs armes étaient au fourreau. Le chef lui demanda s’il avait vu des géants et s’il y avait d’autres personnes dans ce coin de forêt. Tosir raconta ses mésaventures. Il n’avait pas fini de parler qu’arrivaient certains de ses compagnons. Eux ne savaient rien, à part le bruit et l’odeur. Mais sur les dires de Tosir et de Reyer, ils avaient cru. Les gayelers avaient des ordres. Ils devaient faire évacuer devant les Rmanits, de gré ou de force.
Plus loin, au village de Millod, les rebelles, aux ordres de la reine blanche, tentaient la même démarche. Les policiers présents n’étaient qu’une poignée. Si les habitants avaient manifesté leur joie de voir les soldats de la Reine, ils ne comprenaient pas la nécessité de quitter leur village. Les termes de géants et de mort n’entamaient pas leur scepticisme. Ils attendaient des libérateurs pas des messages de la catastrophe. Ceux qui pensaient que les rebelles n’étaient qu’une bande de pillards tentant de vider le village pour pouvoir le vider, avaient préparé des armes, prêts à défendre le peu qu’ils avaient. Leur désarroi augmenta encore quand ils virent un détachement de Gayelers venir et tenir le même discours. Tarpaz, qui rentrait des champs, s’approcha. Tout le village le connaissait. Il n’était pas le chef déclaré mais il avait le Savoir. Quand il eut écouté les soldats de la Reine, il déclara haut et fort :
   - Moi, je pars. Je préfère attendre la fin du monde un peu plus loin, un peu plus tard.
Et Tarpaz partit vers sa maison, sa femme et ses enfants lui emboitèrent le pas. Ce fut comme un signal. Les gens se dispersèrent, se demandant comment ils allaient pouvoir sauver le maximum d’affaires.
À Clébiande, les gayelers, qui avaient entrepris de faire de la ville le mur contre lequel allait se briser l’élan des rebelles, eurent la surprise de voir arriver leur roi accompagné de rebelles. Plus étonnant encore, la sorcière blanche, accompagnée de ses léopards, marchait à côté de lui. Surpris par leur arrivée soudaine, le commandant de la place et les autorités de la ville se précipitèrent pour se présenter devant le roi. Ce fut la bousculade pour arriver le premier au lieu que Kaja avait investi. Le gouverneur gourmandait encore ses serviteurs pour leur manque de discernement et de réaction, quand il entra dans la salle de réception de son propre palais. Kaja avait donné des ordres, et les gayelers présents apportaient déjà ce qui lui était nécessaire. Le gouverneur marqua un temps d’arrêt à la porte. Dans cette grande pièce d’apparat brillant de toutes ces décorations d’or et d’argent, Kaja, en tenue de combat, dénotait. Mais de cela le gouverneur s’en serait accommodé. Ce qui lui avait bloqué dans la gorge les compliments qu’il préparait était la présence incongrue de la sorcière blanche, assise sur une simple chaise, entourée de deux léopards blancs. Nul besoin de siège particulier pour qu’elle trône comme une reine. Le commandant de la place arriva sur ces entrefaits et marqua le même temps d’arrêt. Partagé entre son désir de débarrasser le monde de la sorcière blanche et celui de ne pas déplaire à son souverain, il ne savait que faire. La situation était trop irréelle pour lui. Kaja les remarqua et leur fit signe d’approcher. Son geste sembla remettre le temps en mouvement. Le gouverneur et le commandant avancèrent avec toute la dignité nécessaire à leur rang. Ils furent doublés par un officier de police qui s’affranchit de toutes les règles en passant devant eux. Ils atteignirent le comble de l’étonnement en voyant Kaja sourire à la vue de ce manque de respect.
    - Ah ! Selvag, vous êtes là ! Nous allons pouvoir travailler. La situation a beaucoup évolué. Les Rmanits  ont commencé à dévaster la terre.
   - Ce sont ces monstres dont parlent les rapports ?
   - Oui, mais plus que des monstres que nous pourrions arrêter, ce sont des avatars du dieu des dieux. Aujourd’hui, ils sont trois. Issus de la terre, ils reviennent détruire notre monde. Aucun homme n’a pouvoir sur eux. Émoque, elle-même, ne peut rien. La reine blanche n’a pas plus de pouvoir.
Selvag se tourna vers Riak et la salua d’un mouvement de tête. Riak lui rendit son salut. Elle se sentait mal à l’aise dans ce palais en présence de tous ces seigneurs qui la haïssaient. Elle voyait des têtes apparaître et disparaître aussitôt. Serviteurs ou soldats, ils venaient voir l’impensable de leurs yeux. Elle avait les mains posées sur la tête de ses léopards des neiges dont le ronronnement prenait de l’ampleur. Kaja et Selvag continuaient à échanger des informations. Des gayelers apportaient du mobilier transformant la salle de réception en poste de commandement opérationnel. Tous regardaient plus ou moins directement Riak. Personne ne faisait attention aux gens qui l’accompagnaient. Riak voyait combien Kaja avait l'habitude du commandement. Il donna ses directives à Selvag. Puis il reçut le gouverneur et le commandant.
   - Clébiande est perdue si nous ne pouvons les arrêter. Ils seront là d’ici quelques jours.
   - Clébiande perdue ? C’est impossible, nos fortifications sont puissantes et nos hommes valeureux.
   - Je ne mets pas ce fait en doute, Colonel, mais en face de nous, ce ne sont pas les rebelles. Ce sont des Rmanits. La reine blanche et moi avons fait la trêve pour les combattre. Vous mettrez vos hommes à la disposition du gouverneur pour faire évacuer la ville.
   - BIen, Majesté !
Kaja le congédia. Le colonel, après un dernier salut et un dernier regard à Riak, quitta la pièce à grandes enjambées.
   - Vous avez entendu, Gouverneur. La ville ne tiendra pas devant ces monstres d’avant le temps. Il vous faut faire évacuer Clébiande. Le colonel viendra appuyer vos gardes.
Le gouverneur acquiesça de la tête. Puis il demanda des explications. À côté de lui, son secrétaire qui n’était pas un seigneur, notait ce qui était important non sans dévorer des yeux Riak. La discussion semblait s’éterniser. Le gouverneur avait besoin de temps. Riak se leva brusquement. Elle s’approcha de Kaja et du gouverneur qui la regardèrent, interloqués.
   - Vous n’allez pas nous faire perdre notre temps ! Si vous ne vous en sentez pas capables, on peut demander à votre secrétaire de faire votre travail !
Le gouverneur devint gris pendant que Kaja souriait. Riak était vraiment étonnante. Kaja la vit se tourner vers le secrétaire :
   - Tu t’appelles Gomard, fils de Monn, n’est-ce pas !
   - Oui, ma reine.
   - Ce que demande le roi est faisable, n’est-ce pas !
   - Oui, ma reine.
   - Alors va dire à mon peuple que leur reine veut leur salut et qu’ils doivent fuir aujourd’hui.
   - Oui, ma reine.
   - Alors va !
Le secrétaire regarda le gouverneur qui était rouge comme une pivoine. Ce dernier fit un petit signe de tête sans rien dire. Les deux léopards lui tournaient autour en feulant doucement.  
   - Voyez, Gouverneur, reprit Kaja. On ne s’oppose pas, on coopère. Je donne le même ordre que la reine. Allez !
Toutes ses allées et venues avaient pris du temps, le jour s’avançait quand un messager s'approcha de Kaja. Il salua et au lieu de donner son message comme il aurait dû, il regarda Riak.
   - Parle, dit Kaja !
   - Bien, Majesté. Le colonel Selvag vous prévient que nous risquons une émeute. Le peuple se rassemble en masse devant le palais.
Kaja regarda Riak :
   - Voilà les ennuis !
Riak eut un grand sourire :
   - Mon peuple veut me voir, je vais lui parler !
Elle se retourna vers Jirzérou et Résal. Elle remarqua que Koubaye avait disparu. Elle pensa qu’il était parti voir les grands savoirs.
   - Venez avec moi. La reine doit avoir une suite.
Quand elle atteignit la terrasse qui surplombait la place, elle vit la foule, une foule bigarrée, bruyante, mais armée de fourches, de faux ou d’autres instruments. Autour, le gayelers avaient pris position. Quand elle apparut accompagnée du Tréïbénalki et d’un Tréïben, ce fut un hurlement d’ovations. Les deux léopards, en sautant sur la rambarde, eurent le même effet. Elle laissa la clameur enfler. Cela dura de longs instants. Kaja comprit alors combien il avait sous-estimé la situation. Le peuple entier la reconnaissait. Ce n’était pas une guerre contre des rebelles. C’était une guerre contre un peuple prêt à mourir pour Riak. Il admira sa prestance. Elle leva le bras pour réclamer le silence mais les clameurs reprirent de plus belle. Kaja intervint alors. Il prit place à côté de Riak. Derrière lui, impeccablement alignés, les gayelers de sa garde personnelle. Son apparition fit taire le peuple et crier de joie les gayelers. Kaja fit un geste et la clameur de ses troupes stoppa net.
Il recula alors d’un pas en disant :
   - Vas-y, Riak. Tu peux parler.
Riak se lança dans un discours aussi peu protocolaire que ses manières. Le peuple fit silence en l’entendant. Elle était leur reine et voulait qu’ils vivent prospères et en paix. Pourtant, elle apportait de mauvaises nouvelles. La mort marchait vers eux. Elle n’avait rien à voir avec les seigneurs. Tout le monde devait s’écarter de cette menace. Le temps était à l’union pour faire face.
Le peuple sentit l’abattement tomber sur lui. Il se voyait libérer leur ville et la reine annonçait la catastrophe.
Quand arriva la fin de son discours, Riak fit un pas en arrière pour prendre la main de Kaja et, l’obligeant à s’avancer, elle jura devant tous que, ensemble ils vaincraient, ou ensemble ils mourraient.
Sur le balcon, Kaja fit bonne figure, mais dès qu’ils furent rentrés dans la salle de réception, il interpella Riak :
   - Qu’est-ce que c’est que cette folie de déclarer que nous vaincrons ou que nous mourrons !
   - Parce que tu peux envisager de survivre si ton peuple meurt ?
Kaja en resta interloqué.
   - D’ailleurs, reprit Riak, si nous voulons que la suite se passe bien, il faut faire venir tous ceux qui ont un pouvoir, qu’ils soient barons ou nobles du peuple.
   - Mais c’est impossible, nous n’aurons jamais le temps.
   - Le Sachant m’a dit que nous l’aurons. Je m’en occupe.
Kaja regarda Riak et s’interrogeant sur ce qu’elle allait faire. Avant qu’il ne put ouvrir la bouche pour redire quelque chose, un messager arriva.
   - Majesté, les Rmanits semblent ne plus beaucoup avancer. Ils sont face à la roche noire de Vorès.
   - Qu’est-ce que c’est ?
   - C’est une colline à deux jours d’ici. Elle est faite d’une pierre toute noire. Rien ne pousse dessus et personne n’a jamais pu l’entamer. Selon vos ordres, les nouvelles arriveront toutes les demi-journées.
Kaja se tourna vers Riak :
    - Il semble que ton sachant ait raison. On va avoir du temps.  
Riak s’était assise sur la chaise. Kaja remarqua juste que les léopards n’étaient plus là. Il oublia ce détail dans la succession des problèmes à régler.  Riak elle-même se retrouva prise dans le jeu du pouvoir. La peur s’était installée à Clébiande.
Les deux jours qui suivirent se ressemblèrent. Les messagers arrivaient, porteurs de nouvelles qui faisaient alterner espoir et crainte. Un Ramnit faisait fondre la roche noire, ouvrant la voie aux deux autres. Ils avançaient doucement, mais ils avançaient. Dans Clébiande, les chariots emportaient choses et gens vers la sécurité.
Dans la salle de réception, Riak et Kaja s’étaient organisés. Chacun avait installé son gouvernement comme il pouvait. Les grands marcheurs étaient mis à contribution. Ils arrivaient et repartaient comme un troupeau en transhumance.
Quand on annonça à Kaja l’arrivée du baron Janga, il jeta un regard étonné vers la porte. Le baron entra sans laisser le temps au serviteur de le précéder. Il salua tout en avançant, montrant ainsi qu’il se considérait sur un pied d’égalité avec Kaja. Pour lui, sa longue lignée de noblesse et sa parenté proche avec l’ancien roi l’autorisait à se conduire comme un égal.
   - C’est impossible, baron Sink !
Kaja le regarda du haut en bas et fit un geste pour arrêter les gayelers qui déjà convergeaient vers Janga.
   - N'exagérez pas, Baron Janga !
Janga jeta un coup d'œil autour de lui. Il vit les gardes se rapprocher. Il mit un genou à terre et se releva rapidement :
   - Loin de moi l’idée de manquer de respect, majesté. Ce que j’ai vu est épouvantable.
Le regard de Kaja devint interrogatif.
   - C’est une catastrophe ! Ces…
Janga fut interrompu par l’annonce de l’arrivée d’un autre des grands barons du royaume. Kaja fit de nouveau face à la porte. Le baron Carson entrait lui aussi en courant aussi vite que ses vieilles jambes le portaient. Appuyé sur sa canne, il claudiquait à moitié, soutenu par un de ses serviteurs. Janga eut la mimique de celui qui mâche du citron. Kaja allait prendre la parole quand on lui annonça encore une arrivée. S'interrogeant de plus en plus, il fit se rapprocher janga et Carson :
   - Asseyons-nous !
Il fit signe au nouvel arrivant de s'approcher.
   - Comment êtes-vous arrivés là ?
Janga prit la parole, le temps que Carson se racle la gorge.
   - J'étais dans mon palais à la capitale quand, brusquement, deux fauves blancs sont apparus. Ils m'ont sauté dessus avant que je puisse appeler à l'aide… et je me suis retrouvé dans une tranchée  où des monstres de pierre jouaient avec de la roche en fusion, comme des enfants qui jouent avec de l’eau...
   - Je… dirais… mrrrr... la même chose que le baron Janga… mrrr…  pour une fois, coupa Carson.
   - Moi aussi, dit le nouvel arrivant.
Kaja jeta un coup d'œil vers Riak. Elle avait fait installer des paravents pour séparer la salle. Il voyait bien quelques mouvements sans pouvoir deviner exactement ce qu’il se passait. Ce que lui racontait tous ces grands barons représentant les conseils dirigeants du pays avec leurs différentes tendances, désignait la reine blanche comme la responsable de ces arrivées intempestives. Qu’avait-elle manigancé ? Dès qu’il pourrait, il devait la rencontrer.
Tout au long de la journée arrivèrent les autres conseillers et ministres, et tous racontaient la même histoire. Il fallut déployer des efforts de logistique pour loger tous ces hauts personnages. Plusieurs fois, Kaja dut faire preuve d’autoritarisme. La guerre occupait le terrain. Si celle avec les rebelles était suspendue, celle contre les Rmanits devait être encore organisée. Quand le majordome vint annoncer à Kaja que le repas allait être servi, il finissait un briefing avec ses hommes. Ce qu’il redoutait arrivait. Les géants primitifs finissaient de traverser la roche noire de Vorès. Dans deux jours, trois jours au plus, ils atteindraient Clébiande.
Il marcha d’un pas vif vers la salle des banquets. Les barons ministres et conseillers le suivaient. Quand il pénétra dans la salle, il s’arrêta un instant. Il regarda l’installation. Les tables avaient été dressées par groupe. Devant lui, une table formant un L qui avait le nombre de sièges nécessaires pour les conseillers, derrière plus petite, rectangulaire se dressait celle des ministres, vers le fond, déjà entourée de convives qu’il reconnut pour être les nobles du peuple, une autre tablée. Son regard se posa alors sur la table d’honneur. Mise sur une estrade, elle n’avait été dressée que pour deux personnes.
Le voyant arrêté, le majordome s’approcha de Kaja et lui demanda l’air inquiet :
   - J’ai suivi les instructions de cette reine blanche… Ai-je bien fait ?
Kaja le rassura. Il allait pouvoir lui dire ce qu’il pensait, entre quatre yeux. Il se dirigea vers l’estrade. Bien sûr, cette Riak n’était pas là. Allait-elle se faire attendre ?
Il s’était à peine retourné pour faire face à la salle qu’elle entrait. Il en eut le souffle coupé. Il l’avait laissée en tenue de combat, il la retrouvait en reine, habillée comme une reine même si elle avait l’épée à la ceinture. Elle avançait d’un pas assuré, accompagné de ses deux fauves aussi blancs que sa robe. Tous les regards se tournèrent vers elle.
Riak sentit que tous la dévisageaient. Elle avait demandé à Tchibaou de ramener Mitaou. Comme toujours, l’ancienne novice, devenue maîtresse dans l’art de prendre soin de Riak, s’était surpassée. Elle avait habillé Riak d’une robe blanche à traîne dont le décolleté descendait jusqu’au pendentif incrusté dans sa chair, le mettant à l’honneur. Restée discrètement à la porte, Mitaou exultait. Tous ces regards étonnés fixés sur sa maîtresse étaient sa récompense. Elle nota que le prince Khanane en restait bouche bée, lui qu’on disait tiède soutien de la reine.
Kaja se surprit à penser qu’elle était belle. Il attendit que Riak soit assise pour s’asseoir lui-même.
   - Vous… Tu es royale. Avec tous ces invités-surprises que tes léopards ont ramenés, j’ai manqué de temps pour me préparer.
   - Rien de tel pour faire consensus que de montrer ce qui est, répondit Riak avec un grand sourire.
Kaja fit la grimace.
   - J’ai de mauvaises nouvelles. Les Ramnits ont presque passé la roche noire de Vorès.
   - J’ai vu. La roche avait fondu et s’est écoulée dans la vallée en contrebas, La forêt brûlait. Tes Gayelers ont eu chaud, pour ne pas dire très chaud, quand toute cette lave les a encerclés.
Kaja eut un regard étonné. Riak lui fit un grand sourire.
   - J’étais là-bas cet après-midi. J’ai vu. Le troisième Rmanit faisait fondre la pierre comme de la neige au soleil. Tes gayelers surveillaient les géants. Mais la roche fondue a subitement débordé et dévalé vers eux.
Riak s’interrompit le temps de laisser les serviteurs poser les victuailles. Elle reprit son récit. Kaja apprit comment elle avait sauvé ses gardes grâce à ses fauves en les transportant tous loin de la zone dangereuse. Même s’il garda le sourire tout le temps du récit, Kaja se sentit en dette vis à vis de Riak. Cela lui déplaisait. Ça allait compliquer la suite. Comment se battre contre quelqu’un à qui vous devez des vies ?
Le repas se continua sur un ton plus léger. Les vins et les mets succulents les rendirent un peu euphoriques. À la fin du dîner, ils en étaient à penser qu’il était fort dommage qu’ils soient ennemis.  

Clébiande ressemblait à une ville morte. Riak avait eu un message de Koubaye lui demandant de le rejoindre avec Sink à l’entrée de la ville, près de la porte du nord. On appelait ainsi le départ de la route qui longeait le fleuve et rejoignait le royaume de Tisréal. C’était aussi la route de Cannfou. Les murailles étaient hautes et fortes de plusieurs tours. Des gardes allaient et venaient. Riak admira l’épaisseur des remparts en passant la barbacane. La ville était à mi-pente. La route descendait pour atteindre un marais qu’elle contournait par l’est. Ils passèrent le pont-levis avec leurs suites. La journée était belle et, sans la colonne de fumée à l’horizon, leur déplacement aurait pris des allures de balade.
Koubaye attendait assis sur le parapet. Il regardait le paysage. Les deux léopards des neiges se précipitèrent vers lui. Il leva les bras juste à temps pour accueillir les deux têtes. Il se mit à les gratter derrière les oreilles provoquant des ronronnements que tous les présents entendirent. Riak se mit à sourire devant la scène.
   - Je suis ravie de te voir, dit-elle.
   - Ce panorama est superbe, tu ne trouves pas ?
Riak leva les yeux pour regarder devant elle. Elle ne trouvait pas le paysage particulier. Le marais s’étalait du fleuve aux abords de la colline où il venait disputer le terrain aux arbres et aux plantes bordant la route. Seule une roche solitaire se dressait au milieu.
   - C’est ce qui reste de la colline…
   - De la colline ?
   - Oui, reprit Koubaye pour Riak et Kaja qui venait d’arriver. Le fleuve, il y a longtemps, coulait en faisant le tour de la colline. Le temps a passé. Le fleuve a usé le sol petit à petit. Un jour, il n’est resté que cette roche et le fleuve a trouvé son lit actuel. Le marais n’est que la cicatrice de cette histoire.
   - Tout cela est bien beau, mais en quoi cela nous intéresse ?   
Koubaye se tourna vers Kaja qui venait de parler.
   - Il est important de connaître l’histoire pour aller vers l’avenir.
Kaja regarda Koubaye. Il avait devant lui, celui dont tous pensaient qu’il avait le savoir infini de toutes choses. Pourtant l’homme qu’il avait devant lui ne présentait rien de particulier. Il était habillé comme un paysan. Sa stature était quelconque et on ne pouvait même pas dire qu’il avait une aura particulière.
   - Les Rmanits, reprit Koubaye, pourraient être arrêtés. Cet endroit est le lieu idéal pour cela.
Koubaye marqua une pause pour regarder vers le marais. Puis il fixa Kaja droit dans les yeux. Celui-ci se troubla. Les yeux de Koubaye étaient devenus deux puits sans fond dans lesquels il se sentait aspiré. Kaja se cramponna à la première main qu’il put attraper pour ne pas tomber en avant.
   - La branche que vous portez, roi Sink, nous sera bien utile.
Kaja se sentit pris de vertiges. La main qu’il tenait, le retint.
   - Que savez-vous de ça ?
   - Les racines sont beaucoup plus profondes que vous ne croyez, roi Sink. Mais sa possession ne donne pas la victoire. Il faudra combattre. Vous allez y perdre beaucoup pour peut-être gagner. Êtes-vous prêt ?
Kaja dit d’une voix altérée :
   - Si je refuse de perdre, la mort est-elle assurée?
   - Vous connaissez la réponse, roi Sink. La reine a déjà répondu.
   - Et les dieux, demanda Kaja ?
   - Les Rmanits ne sont pas leurs sujets. Plus vieux qu’eux, ils sont agis par une magie que les dieux eux-mêmes ne maîtrisent pas.
   - Et nous pourrions les tuer !
   - Les hommes sont sans magie, roi Sink. Ce qu’ils font parfois, n’est que la pâle copie de la magie des dieux. Ils leur manquent la puissance et les savoirs des mondes divins. Les Rmanits, eux, sont immortels. La magie qui les anime est tellement ancienne que même les dieux en sont ignorants. Mon savoir ne couvre pas l’avenir mais je sais que nous avons la puissance tous ensemble de peut-être pouvoir les arrêter.

104
- Je suis venu pour me battre, pas pour remuer de la terre et surtout pas avec ceux-là…
   - Écoute,  Kinto, t'es pas là pour discuter… Bouge un peu !
Kinto jeta un regard noir à son chef. Il prit sa pelle et  se remit à l'ouvrage tout en grommelant. Dès qu’il le vit assez loin, Kinto reprit pour son voisin :
   - On est quand même venus pour les combattre… et v’là qu’on fait un tas de terre dans ce p’tain de marais.
   - Cesse de te plaindre, Kinto, lui dit son voisin. Ici tu risques pas de mourir au moins… Et puis t’as entendu, le roi a fait une trêve.  
Les deux gayelers reprirent leur travail, avec tous les autres, rebelles compris. Kinto, comme ses compagnons, ne comprenait pas la finalité de leur travail. Ils faisaient une butte de terre renforcée de pieux dans cette région marécageuse dont ils ne comprenaient pas l'utilité. Ce n'était pas ça qui allait arrêter les monstres. Cet espèce de rempart entre le marais et le fleuve n’avait aucune utilité militaire, il n’était même pas sur le chemin des Rmanits. Kinto ne comprenait pas. Ses compagnons non plus. Il lui fallait toutes ses années de discipline pour continuer. Kaja ne comprenait pas non plus. Le sachant avait demandé, et sous le regard de la reine blanche,  lui, Kaja qui était le roi légitime, avait accepté ce plan irréaliste. Il avait  posé quelques questions. Le sachant lui avait répondu que l'avenir dépendait d'eux. Que les dieux eux-mêmes dépendaient d’eux, et qu’il avait choisi la pierre quand Riak choisissait la feuille.
Cette réponse l'avait laissé sur sa faim de savoir. Cela avait fait rire Riak. Kaja avait trouvé ce rire  charmant…  et s'était reproché ce sentiment immédiatement  après.
Depuis qu'il avait regardé Koubaye dans les yeux et qu’il avait dû se raccrocher à une main pour ne pas tomber, Kaja se demandait s'il n'avait pas été envouté par ce Sachant et par cette sorcière blanche. Il ne supportait pas l'idée d'avoir pris la main de Riak  sans s'en apercevoir. Il avait beaucoup de dettes envers elle. Comment allait-il pouvoir  la combattre et la détruire après tout cela ?
Kaja se secoua. Il se poserait toutes ses questions plus tard. Il devait encore  préparer le terrain. Sur le tertre le plus haut du marais, il supervisait la construction d'une plateforme. Il n'en avait pas bien compris le sens. Le sachant avait prévenu qu'elle servirait à accueillir lui et Riak au moment  du combat avec les Rmanits. Au survivant reviendrait la royauté sur la terre de Landlau.  Kaja  se citait  les paroles du sachant en se disant qu'il serait ce survivant. Les dieux allaient intervenir et il serait couronné une nouvelle fois puisque Youlba l'avait décidé. Il leva la tête en entendant gronder le tonnerre. Là-bas, déjà trop près, la fumée des Rmanits s'élevait en volutes noires et malodorantes. La forêt brûlait. Kaja pensa à tous les arbres qui mouraient, victimes  innocentes de ces êtres sans amour. Ses patrouilles l'avaient prévenu de l'étendue des dégâts et de la vitesse de l'incendie, plus ravageur que les monstres eux-mêmes. Sans  pluie, qui pourrait l'arrêter ? Il toucha la branche de  l'Arbre. La magie dont elle était imprégnée allait agir ! Sa foi ne connaissait pas de faille. Il ne savait ni quand ni comment, mais l'Arbre sacré ne pouvait laisser ses compagnons mourir ainsi par milliers.
Le tonnerre gronda à nouveau. Les premières gouttes de pluie s'écrasèrent au sol, bientôt rejointes par d’autres, plus nombreuses, plus grosses. Et ce furent des trombes détrempant tout, hommes, bêtes et  créant des torrents éphémères. Bientôt, on ne vit plus rien à dix pas. Kaja fut aussi mouillé que ses hommes. Il se replia vers le palais du gouverneur. Il y arriva juste derrière Riak dont les vêtements aussi mouillés que les siens, moulaient ses formes. Kaja en fut troublé. Il détourna le regard.
Ils se retrouvèrent le soir, au dîner. Mitaou avait encore fait des merveilles et malgré les difficultés de ce temps, elle avait fait revêtir une nouvelle tenue à sa maîtresse. Riak resplendissait aux yeux de tous. Même si la robe était simple, elle soulignait  l'harmonie de la silhouette de Riak et lui donnait un air royal  que Kaja dans son uniforme ne montrait pas.
   - Je me suis permis de faire relever les hommes plus rapidement. Ils ont aussi besoin de se sécher. Je parle des miens mais aussi de vos gayelers. Je leur ai donné cet ordre de ta part. J’espère que cela ne te fâche pas…
Kaja soupira. Que pouvait-il répondre ? Dehors le tonnerre lui évita de répondre.
    - Youlba  s'en donne à cœur joie  ! On m'a rapporté que la boue envahissait tout et surtout le marais. Ton sachant croit que les Rmanits vont se noyer ?
Il avait dit cela sur le ton de la plaisanterie. Riak, qui jusque-là souriait, se renfrogna.
    - Ne t'en prends pas au sachant ! Sans lui…
Kaja l'interrompit.
   - Loin de moi l'idée de m'en prendre à lui. Il est le seul qui nous ait donné un espoir, fragile peut-être mais espoir quand même. Je ne comprends pas tout ce qu'il dit, ni pourquoi il le dit mais je le respecte profondément.
Pendant tout le reste du repas, ils discutèrent de la pluie et des dégâts qu’elle avait faits. La basse ville était inondée. On avait dû interrompre les travaux sur la digue. Elle était moins haute que prévu. Malgré tout, elle bloquait l'évacuation des eaux de pluies vers le fleuve. Le marais presque sec était devenu un cloaque de boue et de déchets.
Au matin, la pluie ne s’était pas arrêtée. Elle s’était réduite à une bruine détrempant tout. Riak descendit vers le marais. L’eau avait quitté la ville basse. Elle occupait encore les faubourgs.  Elle trouva Koubaye sur un parapet à la limite de la masse boueuse.
   - Les choses vont être plus compliquées.
   - Tu crois que cela n'arrêtera pas les Rmanits ?
   - Je sais qu'un peu de boue, ou même beaucoup, ne les arrêtera pas. Ça les ralentira, tout au plus… Non, je pense à nous…
   - Et ?
   - Tu vois, Riak, quand nous étions jeunes, tout était simple. Les seigneurs étaient des salauds et nous des victimes… et puis, il t’a sauvé la vie en se taisant et toi, tu lui as sauvé la vie en parlant… Son silence quand tu n'étais qu'une novice à changé le monde et quand tu as donné l'ordre à Titchoua de vous emporter loin de la lave, ta décision s'est imposée aux dieux eux-mêmes.
Koubaye retira un instant le grand chapeau des treïbens pour en secouer l’eau, puis il reprit la parole tout en le repositionnant sur sa tête.
   - Aujourd’hui, vous travaillez ensemble contre un ennemi commun. Te vois-tu le tuer, toi qui n’as pas pu le laisser mourir ?
Riak fut troublée par ces paroles. Elle fut contrainte de penser à Kaja comme un ennemi alors qu’elle en avait partagé la table. Elle dut reconnaître qu’elle ne pouvait plus le haïr et même pire qu'elle avait aimé combattre avec lui ces géants destructeurs. Elle le comprenait trop bien maintenant.
   - Oui, ça va être difficile ...
Les paroles de Koubaye la fit sursauter.
   - … d’autant plus difficile qu’il va vous falloir encore vous battre ensemble contre les Rmanits….
Koubaye, qui regardait le marais, se tourna vers Riak.
   - Ils seront là ce soir. Et pour moi  aussi, tout est flou. Je suis le Sachant qui sait qu’il ne sait pas. Rma a préparé ses navettes mais aucune n’est engagée. Rma lui-même attend.
Riak demanda avec un léger voile de peur dans la voix :
   - Mais qu’allons nous faire ?  
   - Ce que nous pouvons, Riak, que ce que nous pouvons. Il nous faudra agir vite et selon notre cœur. Je n'ai plus qu'une seule certitude, il nous faudra agir ensemble.
Entendant du bruit, Riak  et Koubaye se retournèrent. Derrière  eux, comme toujours, il y avait l'escorte  de Riak, Jirzérou et quelques autres qui jouaient le rôle de conseiller. Il y avait aussi le prince Khanane qui essayait de se mettre dans les bonnes grâces de Riak. Loin de la capitale et de ses plaisirs, il semblait comme un poisson hors de l'eau. Il n'était plus le personnage central. Il essayait de faire bonne figure, mais sous cette pluie froide et pénétrante, avec ses habits mouillés, il avait perdu toute allure princière.  
Comme son exact contraire, Kaja descendait de la ville haute, royal dans son uniforme de colonel. Sa garde de gayelers, toute aussi impeccable que lui, le suivait, puis venaient les grands barons et tous ceux qui jugeaient leur présence indispensable. Les autres avaient fui comme les habitants de Clébiande. La garde des gayelers s'arrêta à vingt pas de Riak laissant Kaja continuer seul. Devant lui, les courtisans s'écartèrent. Kaja les dépassa sans même leur accorder un regard. Il était préoccupé.  Ses sourcils froncés lui donnaient un visage sévère. Après une brève salutation peu protocolaire, il dit :
   - Mes éclaireurs m'ont prévenu, les Rmanits seront là au plus tard demain !
Koubaye  bloqua Riak dans sa réponse en levant la main. Il déclara :
   - Les événements vont se précipiter.  Les Rmanits arriveront avec la nuit.
Kaja fut décontenancé.
   - Youlba a envoyé la pluie ce qui a éteint les incendies mais ça ne les a pas bloqués.
   - Youlba, tout déesse qu'elle soit, ne peut pas faire ce que nous seuls pouvons faire.
Kaja regarda Koubaye, encore plus déstabilisé.
   - Que devons-nous faire ?
   - Mon savoir s'arrête là, reprit  Koubaye. Quoi que nous fassions, il nous faudra le faire ensemble.
Riak s'avança. Les deux léopards blancs, dont le pelage semblait insensible aux précipitations, prirent position avec force feulements entre Koubaye, Kaja et Riak et les autres.
   - Nous allons au combat, combat sans espoir ou presque. Les dieux doivent nous aider. Mais serons-nous encore vivants quand reviendra le soleil ?
   - J'aimerais te rassurer comme avant, mais aujourd'hui je sens que Rma retient sa main et ses navettes. Tous les fils sont là. Il ne reste plus qu'à tisser les temps nouveaux.
   - J'ai regardé  les lieux. Nous ne pourrons rien faire sur l'autre berge du marais. Youlba a tellement plu que la terre est devenue boue. Il reste une bande de pierre au milieu du marais. C'est le seul endroit où nous pourrons nous battre. Si nous restons devant Clébiande, nous sommes déjà vaincus.
Kaja regarda Riak et Koubaye :
   - Si nous tentons cette manœuvre, nous avons juste le temps de nous préparer. Nous avons déjà essayé de les arrêter, votre reine et moi, sans aucun succès. Pourrons-nous faire mieux ?
   - Vous n'étiez que deux, aujourd'hui nous sommes trois, répondit Koubaye. Vos idées me semblent excellentes. Préparons-nous et retrouvons-nous au crépuscule sur la barre rocheuse qui traverse le marais.

Koubaye fut le premier à revenir. Le soleil était encore haut dans le ciel nuageux quand il quitta le relais Oh'm'en. Il s'était équipé du lourd manteau de pluie des treïbens, accompagné du chapeau à large bords. Il avait pris un long bâton de marche bien qu'il ne soit chaussé que d’échasses courtes. Il l'avait repéré dès son arrivée au relais. La mère qui s'occupait du lieu ne savait pas depuis combien de temps il traînait là. Irrésistiblement attiré par lui, Koubaye l'avait pris en main. Noueux et tordu, il ne ressemblait pas aux autres bâtons de marche. D'ailleurs tous les Oh'm'ens le delaissaient. Dès qu'il l'eut touché, Koubaye sentit sa puissance. Le dieu Grafba lui-même l'avait eu en main. Tout en haut, à peine reconnaissable, il y avait une tête de héron. Koubaye ressentit le plaisir de la course. Avec un tel bâton, on pouvait filer à la vitesse du vent. Les distances n'existaient plus pour celui qui le maîtrisait. C'est d'un bond qu'il rejoignit le point de rendez-vous. D'un autre bond, il fut près des Rmanits. Les êtres de pierre, toujours insensibles à ce qui les entouraient, traçaient la tranchée. Derrière eux, il remarqua les gayelers qui les surveillaient. D'un bond jusqu'au marais, il rejoignit le promontoire. Il avait bien senti. Les Rmanits arriveraient devant Clébiande quand les derniers rayons du soleil auraient disparu derrière la falaise qui bordait l'autre rive du fleuve.
Devant lui s'étendait une cuvette remplie d'une végétation luxuriante. Dans la lumière de l'après-midi, il vit les reflets de l'eau qui recouvraient les herbes. La pluie avait cessé depuis le milieu de la journée. L'endroit était le bon. Son savoir s'arrêtait là, précisément ici et maintenant. Tout dépendait des choix que feraient et les dieux et les hommes.
Koubaye avait posé ses échasses sur la plateforme mais gardé le bâton de marche à la tête de Héron. Il regardait vers le couchant. Les nuages de nouveau s’agglutinaient. Les premiers signes de la colère de Youlba se manisfestaient. Des éclairs striaient les nuages. Un grommellement continu soulignait leur éloignement. Koubaye pensa qu’il serait difficile de se faire entendre quand ils se déchaîneraient au-dessus d’eux.
   - Youlba a choisi de venir, dit-il à voix haute.
Riak, qui venait d’arriver, eut un sourire. Même sans la voir, Koubaye savait qu’elle était là.
   - Kaja n’est pas encore arrivé, tu es la première.
   - J’ai dit à mes hommes de se poster de l’autre côté du marais. Les rmanits vont arriver. Ils ont enfin des cordes assez longues et assez solides. Ils vont essayer de les entraver.
   - L’idée est bonne, mais le troisième est brûlant.
   - Je sais, mais je n’ai pas trouvé autre chose à faire. Les anciens de Clébiande disent que le marais n’est pas très profond. Peut-être qu’en les faisant tomber cela suffira à les ensevelir.
   - J’en doute. Notre seule chance est que chacun fasse ce qu’il doit faire.
Derrière eux, du bruit se fit entendre. Kaja arrivait. Il était en tenue de combat. Il rejoignit Riak et Koubaye. D’un signe de la tête, il les salua puis s’appuyant sur la rambarde, il dit :
   -  J’ai eu l’idée de faire jeter des passerelles sur le marais. Nous pourrons ainsi nous déplacer sans patauger dans la boue.
Il regarda le ciel et ajouta :
   - Je vois que Youlba approche, mais je ne vois aucun signe de Thra.
Riak se renfrogna. Koubaye lui posa la main sur le bras :
   - Pas de dispute…
Il enchaîna :
   - Je le sens attentif. Il est prêt. Il faut lui faire confiance. Ses colères peuvent être aussi dévastatrices voire plus dévastatrices que celles de Youlba, ne l’oubliez pas, roi Kaja !
Kaja se mordit la lèvre mais ne répondit pas. Il se concentra sur le ciel. Le silence se fit. Selon les ordres de Koubaye, ils n’étaient que trois sur la plateforme. Que ce soit Jirzérou et les rebelles ou les gayelers, ils étaient sur les bords du marais, là où la terre avait retrouvé de la fermeté. Ils déployaient difficilement les cordages qu’ils avaient récupérés. Les treïbens avaient cédé leurs cordes d’ancre et aidé à les nouer pour obtenir et la taille et la longueur nécessaire. Dans la lumière du couchant, on voyait les premières lueurs des incendies allumés par les rmanits. La pluie, qui avait détrempé la terre et les forêts, empêchait leur extension. Cela ne suffisait pas pour sauver du feu les arbres que touchait le troisième rmanit.
   - Nous allons nous battre de nuit, ils arrivent...
   - Koubaye !
   - Oui, Riak.
   - J’ai peur.
   - Moi aussi, j’ai peur, répondit-il en lui serrant la main.
Kaja se sentit jaloux de leur proximité. Il dégaina Emoque et grommela :
   - J’ai confiance même si j’ai peur.
Il sortit de son habit la branche de son Arbre sacré. Il ajouta :
   - L’Arbre sacré me donnera la victoire. Riak, tu as pris la feuille à la grotte, prends-en une de cette branche, elle te protégera.
Riak lui adressa un sourire et détacha une feuille argentée qui se mit à briller dans sa main.
      - Merci, roi Kaja, je suis touchée.
Riak la posa juste contre son médaillon. Kaja allait ajouter quelque chose quand le bruit des arbres abattus lui imposa le silence. La lumière déclinait rapidement et les rougeoiments des incendies se firent plus visibles.
Un grand arbre s'abattit dans le marais. Kaja et Riak bondirent en position de combat, l’arme à la main. Emoque brillait intensément. Riak sentit pulser son médaillon. La mort approchait. D’autres arbres tombèrent et les silhouettes des Rmanits se firent plus précises. Les deux terrasseurs, comme on les avait surnommés, pataugeaient dans une lave gluante que générait le troisième. De leurs gestes lents mais infatigables, ils broyaient tout sur leur passage et le feu derrière détruisait le peu qui restait. De la première corde que tendirent les gayelers, il ne resta que des cendres. La roche en fusion l’avait touchée avant les Rmanits. Ils tendirent la deuxième, la soulevant pour qu’elle ne touche plus le sol. Bien accrochée sur des roches de part et d’autre du chemin des Rmanits, elle se tendit brutalement quand la jambe du premier la toucha. Elle se mit à vibrer sous la tension qu’elle subissait. Ce furent les rochers qui lâchèrent les premiers. La corde, se relâchant brusquement, toucha la lave et s’enflamma immédiatement. Un des Rmanits se saisit d’un arbre et, l’utilisant comme un gourdin, frappa devant lui. La ramure toucha l’eau du marais. Des gerbes d’eau jaillirent et retombèrent en même temps que Youlba libéra les eaux du ciel en une cataracte insensée. Tous furent immédiatement détrempés. Seul Koubaye, sous son lourd manteau de treiben, resta au sec.
Les gayelers ne purent tendre la troisième corde qu’ils avaient préparée, coincée sous l’arbre, ils ne pouvaient la dégager. La pluie rendait la visibilité nulle et le tambourinement de l’eau sur le sol assourdissait tous les bruits. Riak et Kaja, sur le qui-vive, tentaient de repérer les Rmanits sans y arriver.
Penchés en avant sur la plateforme, dans leurs habits détrempés, ils criaient pour pouvoir se comprendre.
   - Vois-tu quelque chose ?
   - Non, rien. Les entends-tu ?
   - Non, il y a trop de bruit.  
Ils sursautèrent quand Koubaye leur toucha l’épaule. Il leur cria près de l’oreille :
   - Benalki arrive. Accrochez-vous !
Il n’avait pas fini de parler que la tour de bois où ils se tenaient fut emportée irrésistiblement. Une vague gigantesque déferlait sur le marais. S’ils avaient pu discerner à travers le rideau de pluie, ils auraient vu une vague venant du fleuve déferler sur le marais pendant qu’un fleuve de glace, arrivé par le chemin des Rmanits, les bousculait sans qu’ils puissent résister. Bientôt le marais fut le siège d’un maelstrom arrachant tout sur son passage. Sur leur plateforme, les trois humains s’accrochaient comme ils pouvaient. La tour n’était plus qu’un bateau ivre sur une mer déchaînée. Les Rmanits, bousculés, basculés, cherchant des appuis, coulèrent à pic. Dans ces tourbillons d’eau, de glace, de plantes arrachées et de vase remuée, ils atteignirent le fond. Leurs pieds s’ancrèrent sur le rocher. Thra ressentit le choc et intervint dans la bataille. Il liquéfia le sol. Tout s’effondra sous les Rmanits. Une faille s’ouvrit, s’agrandissant d’elle-même aspirant tout ce qui était au-dessus d’elle.
La colère de Youlba s’enfla pour devenir ouragan. Le vent et la pluie s’engouffrèrent dans le marais, augmentant la confusion et le tourbillon. Les Ramnits tentèrent de réagir. Ceux qui broyaient la terre, ouvraient et fermaient les mains convulsivement, détruisant le peu de végétation qui tourbillonnait avec eux. Le dernier se retrouvait dans une boule de terre croûteuse au cœur brûlant. Comme dans un jeu de quilles, il bousculait tout ce qu'il touchait. À la lueur des éclairs de Youlba, Riak voyait passer autour d’eux les branches ou les troncs des arbres déracinés. Elle avait planté son épée dans la plateforme au moment, où celle-ci commençait à glisser. Elle s’y tenait fermement ainsi qu’au bord. Elle regardait autour d’elle, cherchant des yeux Koubaye et Kaja. Si Kaja se tenait à après un des madriers, Koubaye le bâton à la main, fermement campé sur ses deux jambes, se tenait droit. On aurait dit qu’il pilotait leur embarcation pour la faire tenir sur ces flots déchaînés. Ils montaient et descendaient sans cesse dans ce tourbillon qui les entraînait de plus en plus vite. Les Rmanits eux-mêmes  n’étaient que des fétus de paille dans cette tourmente. Ils croisèrent la trajectoire de la tour plusieurs fois sans la toucher. L’eau tombait en cataracte, alimentant le tourbillon. Riak sentit durement dans ses épaules les premiers chocs contre un Rmanit. Ils étaient maintenant au même niveau. À chaque éclair, elle voyait les grandes silhouettes qui disparaissaient instantanément dans le noir. Elle fut étonnée que Koubaye fut encore debout. Par contre Kaja avait glissé et se maintenait avec peine. Il gardait Emoque à la main. Alors qu’ils frôlaient la boule du Rmanit de feu, il en asséna un coup violent qui la fit éclater. La lave sauta brusquement dans tous les sens, rebondissant sur la plateforme sans réussir à lui mettre le feu. Un morceau lui tomba sur le bras. Elle hurla de douleur sous sa brûlure. Elle en avait lâché le bord et ne se tenait plus que par son épée plantée. Koubaye, de sa main libre, lui attrapa la main qu’elle avait secouée pour se débarrasser de la lave qui avait dévoré ses habits. Dans le bruit et la fureur, Koubaye lui referma les doigts sur le bâton de marche à la tête de héron. Ce fut comme si le monde se stabilisait. Elle en sentit la force qui le tenait debout plus solide qu’un rocher. Elle fut étonnée d’entendre Koubaye.
   - Tu es la feuille, il est la pierre. Tu seras la voile, il sera l’esquif.
Dans tout le pays, la tempête faisait rage. Youlba déversait sa colère par tombereaux d’eau qui allaient gonfler les rivières alimentant le fleuve et Bénalki qui remplissait la faille que Thra avait ouverte. Dans le tourbillon qui s’enfonçait de plus en plus, Riak prenait conscience que Koubaye dirigeait leur plateforme grâce au bâton. Elle comprit qu’il tenait en main l’artefact d’un dieu. Dans sa tête, une image prit naissance. Elle vit un être aux jambes interminables en patte de héron. Il tenait en main ce même bâton et si le visage de l’être était brouillé, elle le voyait se déplacer plus vite que le vent. Koubaye lui fit un signe et lui désigna Kaja, ballotté en tous sens. Riak lâcha son épée et tendit la main à Kaja. Il mit un peu de temps à le remarquer. Il rengaina Emoque. La plateforme fit une embardée, heurtant un des rmanits. Une main énorme frôla la tête de Riak. , frotta le dos de Kaja et se referma sur la tour. Dans le bruit de fin du monde qui les entourait, ils entendirent distinctement le bruit des poutres qu’on écrasait et ils sentirent craquer leur refuge. Kaja sentit les planches se disloquer sous son ventre. La rambarde que tenait sa main droite commença à se disloquer. Tirant dessus de toutes ses forces, il attrapa la main de Riak. Elle sentit le choc dans son épaule quand Kaja s’agrippa à sa main. Tout ce sur quoi il s’appuyait avait disparu. Elle comprit qu’elle ne tiendrait pas. Il était comme un drapeau secoué par le vent et elle était la corde qui le tenait. Koubaye regarda derrière lui et vit la peur dans leurs yeux. La pensée de Riak était confuse. Elle savait qu’elle ne tiendrait pas longtemps mais ne pouvait lâcher la main de Kaja. Koubaye eut un sourire. Riak était prête. Koubaye dirigea la plateforme et lui fit heurter un amas de branches. Devant la brusque décélération, Kaja fut projeté dans les bras de Riak. Ils se retrouvèrent collés l’un à l’autre contre le garde-corps. Kaja comprit à ce moment-là que jamais, il ne pourrait reprendre le combat contre elle, pire il sût qu’il avait besoin de sa présence. Koubaye sourit à nouveau. Kaja aussi était prêt.
Koubaye attendit que Kaja se soit accroché au bâton à tête de héron avant de lancer la plateforme, ou ce qu’il en restait, dans de grandes oscillations. Ils heurtèrent un Rmanit puis l’autre, déstabilisant leurs trajectoires dans cet entonnoir liquide. Riak et Kaja, dos à dos pour se stabiliser, tenant le bâton à tête de héron d’une main, frappaient les Rmanits chaque fois que cela était possible. Les mouvements désordonnés des Ramnits, pour les attraper ou pour éviter les coups, les déstabilisaient encore plus, les dirigeant inexorablement vers le bas du tourbillon.
Koubaye fut le premier à le ressentir. Plus ils se rapprochaient du bas de l’entonnoir, plus il percevait le battement. De nouveau il sourit. Rma avait repris son mouvement. L’avenir pouvait advenir. Il ne lui restait qu’une chose à faire.
Riak et Kaja tapaient sur les Rmanits à chaque fois qu’ils se retrouvaient à proximité. Pour mieux assurer sa prise, elle remonta sa main sur le bâton de marche. Elle ne rencontra pas la main de Koubaye comme elle le pensait mais elle sentit une sculpture sous ses doigts. Elle jeta un coup d'œil et découvrit deux longues baguettes en relief sur le fût principal. Quelques coups d’épées plus tard, elle examina le bâton et découvrit les longues pattes du héron dont la tête ornait l’extrémité. Elle assura sa prise un peu plus haut, juste sous la main de Koubaye. Elle découvrit alors une nouvelle énergie. Ses coups devinrent plus puissants, attirant l’attention de Kaja. À son tour, il mit la main sur la figurine. A son tour, il sentit une puissance le traverser. Emoque flamboya davantage. Ses coups mirent les Rmanits en difficulté. Riak et Kaja exultèrent. La victoire leur paraissait possible. Emportés par la folie furieuse des eaux, ils tournaient dans un ballet de plus en plus serré. Les grands êtres d’avant les temps tourbillonnaient sans pouvoir se guider. Cela dura jusqu’à ce que les mains des Rmanits se rencontrent et se serrent. Le faux esquif des humains heurta cette muraille de corps plus durs que la pierre. Riak vit alors la silhouette du troisième se diriger vers eux. Le Ramnit de feu s’était de nouveau entouré d’une gangue fumante qui allait les écraser contre les deux autres. Emoque frappa dans un tintement furieux faisant céder le barrage des corps. Ils passèrent dans l’étroit espace entre les deux Rmanits. Derrière eux ce fut le carambolage entre les trois grands êtres d’avant les temps. Riak les vit voltiger. L’un d’eux heurta leur plateforme, la précipitant avec lui dans sa chute vers le fond. Les autres suivirent la spirale descendante. Atterrée, Riak craignit l’engloutissement. Elle vit la même crainte dans les yeux de Kaja. C’est à ce moment-là qu’une pensée de paix l’envahit. Elle reconnut l’esprit de Koubaye. Dans la nuit de ce tourbillon de folie, ce fut comme un phare pour la guider. Il l’enseigna. Le bâton n’était pas un simple avatar chargé de puissance, il était le lien avec le dieu Grafba lui-même. Comme le héron peut voler, alors celui qui tenait le bâton à la tête de héron pouvait voler là où il le voulait. Elle pensa : “Sors nous de là !” Elle entendit comme un sourire. “Ailleurs, je vais!” Le Rmanit de feu heurta leur radeau, disloquant les poutres et les planches. Un dernier éclair permit à Riak de voir Koubaye plongeant vers le centre du tourbillon suivi par les Rmanits. Kaja et elle, toujours accrochés au bâton du dieu Grafba, volaient au centre du vortex, ne touchant plus l’eau qui faisait une muraille autour d’eux. Elle hurla : “NOOOOONNNNN !”
Koubaye disparut à son regard au fond de l'entonnoir liquide, suivi de peu par les Rmanits. Une pensée la traversa : “Maintenant vient le temps des hommes ! Va ! Allez ! Je serai Koubaye le tisseur de temps !”

Le bâton à tête de héron remontait inexorablement vers la lumière du matin, entraînant deux êtres étonnés d’être en vie et ensemble. Les eaux en dessous d’eux se calmaient comblant la cavité, la pluie avait cessé. Kaja et elle se regardèrent. Ils savaient qu’ils ne pourraient plus se battre, ni se quitter. Il était le roi. Elle était la reine. Restait à construire la paix.

FIN

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