jeudi 20 juin 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...82

   - Non !
   - Pourquoi non ?
   - Il faut du temps à Rma pour filer les fils de ta victoire.
   - Mais ils progressent.
   - Oui, tous les jours, ils explorent les canyons et ils progressent.
   - Je dois…
   - NON !
Riak fulminait. Comment Koubaye pouvait-il laisser faire cela ? Les buveurs de sang progressaient. Malgré le froid et le vent toujours aussi violent, ils progressaient.
   - Tu crois connaître les canyons parce que les bayagas te guident. Mais si les bayagas noires t’aident, ce n’est pas désintéressé…
En entendant cela Riak avait dressé l’oreille. D’habitude leur discussion s’enlisait. Riak voulait aller combattre  et Koubaye lui interdisait. Elle ne pouvait désobéir à Koubaye. Elle ne savait pas pourquoi. Depuis qu’ils se connaissaient, elle ne pouvait le faire. Gochan était contente de cet interdit. La grande prêtresse de Nairav restait sur sa position. Tant que le diadème serait au milieu de la cour du temple, la dame blanche les protégerait.
   - Les bayagas m’ont dit…
   - Oui, que tes combats seraient leurs combats… et ils t’ont appelée fille de Thra. Tu n’es pas encore prête à assumer cela. Les bayagas noires vivent pour la vengeance. Quand elle sera assouvie, elles ne seront plus…
Riak resta interloquée. Elle voulut poser une question mais Koubaye avait déjà repris la parole :
   - Le temps de la guerre arrive ! Viens, suis-moi.
Koubaye prit le couloir sur la droite. Riak le suivit. Qu’allait-il faire vers le quartier des soeurs ? Avant d’atteindre la porte du quartier, il rencontra Gochan. Il la salua :
   - Mère Gochan, puis-je vous demander de nous accompagner ?
La mère supérieure regarda tout à tour Koubaye et Riak, et répondit :
   - Est-ce si important ?
   - Les prophéties sont toujours importantes !
Sans attendre la réponse, il prit le couloir qui menait vers la cour. Gochan renvoya ses assistantes avant de le suivre. S’il faisait jour, la lumière était faible sous cette couche de nuage. Le vent soufflait fort, rendant le froid encore plus mordant. Koubaye se dirigea sans hésiter vers un coin de la cour. Les deux femmes suivirent. Près du mur, ils étaient à l’abri du grand froid. Il y avait là un vieil arbre mort dont les branches tordues évoquaient une silhouette. Koubaye regarda Riak, lui montra le bois mort et lui dit :
   - Quand tu verras une fleur blanche sur cet arbre, alors sera venu le temps de te battre !
   - Mais… Il est mort et les buveurs de sang sont presque à notre porte !
   - Médite mes paroles… si tu combats avant, tu mourras.
Riak avait suivi à la lettre les paroles de Koubaye. Malgré son pendentif qui chauffait sa poitrine de plus en plus violemment, elle restait près de l’arbre des heures, emmitouflée dans de lourdes pelisses, malgré le vent et parfois la neige. Lors d’un de ses retours à la chambre, Mitaou poussa un cri en l’aidant à se déshabiller :
   - Par la Dame Blanche !
Bemba se retourna brusquement. Mitaou regarda Riak torse nu, les deux mains sur la bouche comme pour s’empêcher de crier. Bemba porta son regard sur Riak. Elle aussi poussa un cri de surprise. Le pendentif semblait s’enfoncer dans la chair même de Riak :
   - Dame Riak ?
   - Cessez vos cris !
   - Mais…
   - Non, ne dites rien et gardez le silence.
Bemba et Mitaou baissèrent la tête :
   - Bien, Dame Riak.
Si elles gardèrent le silence, elles continuèrent à observer le pendentif s’incruster sous la peau de Riak. Elles voyaient leur maîtresse souffrir, souffrir de la brûlure de sa poitrine, mais aussi souffrir de l’avancée des buveurs de sang. Pour Riak, cette progression vers Nairav de ces bourreaux était la cause de l’incrustation. Elle se sentait brûler de l’intérieur. Un soir, elle annonça à Mitaou :
   - Je n’en peux plus d’attendre… Je vais aller me battre.
Mitaou s’inclina devant elle.
   - Dame Riak, le Sachant m’a prévenue. Je dois vous dire de patienter devant l’arbre une dernière nuit.
Riak regarda Mitaou. Elle ne comprenait pas ce que voulait Koubaye. La douleur la mettait dans un état second. Elle sortit ayant ceint son épée. Pourtant, elle ne se dirigea pas vers la sortie. Elle alla se poster près de l’arbre. La fleur pousserait-elle cette nuit ? Elle s’accroupit contre le mur pour se protéger du vent et commença à fixer les branches. La nuit était presque noire. Un quartier de lune voilé de brume donnait un pauvre éclairage à la cour du temple. Ses quelques rayons suffisaient à faire briller le diadème sur son pilier.
L’instinct de Riak la réveilla. Elle secoua la tête. Elle avait dû s’endormir sans s’en apercevoir. Elle regarda l’arbre. Elle n’y vit que la mort. Sans même le vouloir, elle tourna la tête vers l’enceinte à trente pas d’elle. Elle ne vit rien. Pourtant son cœur battait plus vite, plus fort. Ce n’étaient pas les buveurs de sang. Son pendentif semblait même refroidir. Des nuages obscurcissaient le peu de lumière. Elle se leva difficilement. Elle jura contre elle. Elle s’était laissée ankyloser. Doucement elle tira son épée. Quelque chose, ou quelqu’un se glissait par là-bas. Elle fouilla la cour du regard. Alors qu’elle regardait vers le diadème, elle vit, à la limite de la périphérie de sa vision, une ombre. Un homme, accroupi, se tenait là ! Elle se maudit encore une fois. Elle était trop raide pour se déplacer rapidement. Elle essaya de remuer les jambes en silence. La forme là-bas bougea. Riak comprit alors son erreur. Ce n’était pas un homme accroupi mais un léopard des neiges. Ses yeux accrochèrent un peu de la lumière de la lune et se mirent à briller dans la nuit. Il se tourna vers Riak. L’animal se mit en mouvement au petit trot. Il s’approcha d’elle. Se rappelant sa dernière rencontre, Riak n’osait pas bouger. Vu sa taille, c’était un mâle. Arrivé à cinq pas d’elle, il bondit, sauta sur le tronc de l’arbre mort. D’un mouvement fluide, il vint sur la branche la plus proche de Riak. Il émit un feulement et en deux bonds fut sur la muraille. Il disparut à ses yeux. Ce fut le moment que choisit le soleil pour se lever. Riak n’en crut pas ses yeux. Une fleur blanche reposait sur la branche.
Gochan entendit le cri. Le Sachant l’avait prévenue. La guerre viendrait comme une vague se briser contre le rocher de Nairav. Quand elle entra dans le temple, au grand étonnement des sœurs présentes, elle ne se dirigea pas vers sa place. Elle se plaça au milieu et fredonna le chant de la Princesse. Sans comprendre, les autres sœurs se joignirent à elle. Quand Riak entra en trombe, la fleur à la main, Le chant éclata sous les voûtes au milieu des fumées d’encens. Riak fut prise de vertiges. Elle se mit à chanter en unisson avec les autres. Quand les échos du chant s’affaiblirent, Gochan prit la parole :
   - Le temps des prières n’est plus, le temps des combats est advenu. Que toutes celles qui savent prennent leurs armes, que les autres se préparent à les soutenir. Et qu’on ouvre la porte !
Le temple se mit à ressembler à une fourmilière dans laquelle on a mis un coup de pied. Riak courait. Jirzérou l’attendait près du treuil pour descendre. Narch accourait avec des provisions. De son côté Bemba était déjà sur les murailles. C’est elle qui signala l’arrivée des hommes libres du royaume. 
   - Ils fuient ! Yokaye, va à la porte et prépare-toi à la barricader. Je vais au-dessus pour bloquer le chemin.
Yokaye sauta de volée de marches en volée de marches. Elle était la plus douée de celles que Bemba avaient entrainées et elle était tout naturellement devenue sa seconde.
Bemba courait sur le rempart quand elle entendit les clameurs des buveurs de sang qui poursuivaient les hommes libres du royaume. Dans le canyon en contrebas, c’était la débandade. Si un homme tombait, il était massacré par les poursuivants. C’est alors qu’atterrit le panier du temple. Deux silhouettes blanches en jaillirent.
   - BÀR LOKÀÀÀ !
Bemba vit comme un mur de noirceur monter du sol. Les buveurs de sang hésitèrent un instant et se ruèrent en avant en hurlant à la mort.
Pendant ce temps les hommes libres du royaume couraient sur l’étroit chemin, et se faufilaient par la porte. Yokaye la bloqua derrière le dernier avec l’aide de la portière.
Bemba ne quittait pas des yeux les silhouettes blanches qui tourbillonnaient en bas. Chacune était entourée de bayagas noires. On aurait dit deux gigantesques faux au travail dans un champ. Les buveurs de sang tombaient comme des épis.
D’un coup, le bruit des combats cessa. Bemba entendit un dernier cri :
   - Wardsauw !
Elle vit disparaître Riak, Jirzérou, et toute la foule des bayagas. Elle souffla tout l’air qu’elle avait dans les poumons.
   - Ne te réjouis pas trop vite...
Elle se retourna. A côté d’elle se tenait Koubaye. 
   - Elle est partie à l’entrée des canyons. Il y a d’autres groupes de buveurs de sang. Ils seront là bientôt.
Ayant dit cela, il redescendit dans la cour.

Riak avait décidé de porter le combat entre Solaire et les canyons pour couper la route au ravitaillement.
Leur arrivée dans les grottes fut une surprise totale. À la fin de la journée, la moitié d’un régiment avait disparu. Dans le froid vif de la nuit, le sang avait figé formant d’étranges dessins au sol. Narch avait rejoint Riak et Jirzérou. Dans les canyons alentours rodaient les bayagas. L’odeur de la mort flottait partout. L’excitation des combats était retombée. Riak sentait la douleur dans tous ses muscles. Jirzérou ne semblait pas en meilleur état. Ils mangèrent en silence. Narch avait bien essayé de poser des questions. Il n’avait obtenu que des réponses en monosyllabe. Lui qui pensait entendre d’épiques récits, n’eut droit qu’à des héros fatigués. Riak et Jirzérou allèrent dormir le laissant monter la garde. Pour se garder réveiller, Narch s’inventa les histoires de combats qu’il aurait aimé entendre. Riak y tenait une place de choix et lui brillait par les services qu’il rendait à la Bébénalki.
Juste avant l’aube, alors qu’il mimait un féroce combat, il entendit un bruit. Il se précipita en silence jusqu’à l’entrée de la caverne. Ce qu’il vit la glaça d’effroi. Des centaines de buveurs de sang s’avançaient dans le canyon en contrebas. Il admira la prévoyance de Riak qui avait préféré cette grotte qu’on ne pouvait atteindre qu’en escaladant un arbre à une grotte plus accueillante mais en bas de la paroi. Il les vit fouiller les coins et les recoins cherchant les pistes. Il comprit alors la nécessité des précautions que Riak leur avait fait prendre pour ne laisser aucune trace derrière eux.
    - Cherchez partout… et massacrez tout ce qui bouge.
Narch rentra précipitamment la tête quand l’homme qui avait crié regarda dans sa direction. Il vint secouer Riak, qui ouvrit péniblement un œil. Elle pouvait à peine bouger. Ses muscles endoloris par la journée de combats de la veille refusaient de reprendre du service. Elle se traîna jusqu’à la fente qui servait d’entrée à leur grotte et regarda elle aussi en bas. La colère l’envahit. Pourtant quand elle voulut tirer l’épée, ses bras refusèrent d’agir. Trop de douleur ! Elle jura. Ses ennemis étaient en bas et elle était impuissante. Sous ses yeux, c’était un long défilé de guerriers l’arme au poing. Ils disparaissaient les uns derrière les autres dans un tunnel. Elle jura à nouveau. Ils étaient  en chemin pour Nairav et elle était là, impuissante à tirer l’épée. Jirzérou vint la rejoindre. Il n'était guère mieux. Il s’adressa à elle en murmurant :
   - Les bayagas ! Envoie les bayagas …
   - La magie des bayagas ne fonctionne que si je suis à leur tête… Je n’ai même pas la force de soulever mon épée !
Jirzérou jura à son tour :
   - Espérons qu’ils n’atteignent pas Nairav !
Riak s’en voulut de sa stratégie. Elle avait échoué. Certains buveurs de sang avaient probablement échappé au massacre et avaient prévenu les renforts. Maintenant toute l’armée des buveurs de sang était dans les canyons prêts à réduire en poussière tous ceux qu’ils rencontreraient. Nairav ne pourrait résister à l’assaut de ces guerriers sur-entrainés. Elle fit l’effort de tirer sa dague. Une ombre noire apparut à l’orée de son champ de vision.
   - Wardsauw ?
La voix venue du fond des abîmes lui répondit :
   - Parle fille de Thra !
   - Il faut protéger Nairav !
   - Que parle la magie de Thra !
Riak se sentit tomber comme si la terre s’ouvrait sous ses pieds. Elle regarda autour d’elle. Une autre silhouette blanche tourbillonnait à ses côtés. Elle reconnu Jirzérou. Il lui sembla apercevoir une ombre aux allures de Narch.
   - Laisse-toi guider !
La voix de Koubaye venait de résonner dans sa tête. Cessant de lutter, elle se laissa aller. Elle était fille de Thra. La terre l’accueillait et lui donnait sa force. Le pendentif s’incrusta encore plus profondément. La chaîne qui le retenait à son cou tomba. Il était maintenant une partie de Riak. La pierre au centre se mit à briller dans les ténèbres de la terre. Riak sentit la puissance entrer en elle. Elle avait sa dague à la main, elle dégaina son épée. Elle hurla :
   - Wardsauw, à Nairav !
Quand elle reprit pied, elle était dans la cour près du diadème. Sur les murailles, le premier buveur de sang venait de prendre pied. Quand elle le vit, elle ne fut qu’un cri, une vengeance !
Elle fut l'enfant se vengeant de la mort de ses parents. Elle fut la Bébénalki rachetant l'honneur des Treībens. Elle fut Riak, fille de Thra, traçant un nouvel avenir.
Quand Ubice l'entendit, il rompit le combat un instant pour voir d’où venait cette clameur. Son  adversaire fit de même. Ubice vit une vague noire que chevauchait une silhouette blanche comme l’écume. Comme par un tsunami, les buveurs de sang furent emportés. Derrière régnait le silence. Un ruisseau de sang courait là où s’étaient déroulés les derniers combats. Les hommes libres du royaume restés en bas pour défendre Nairav avaient donné leurs vies. S’ils avaient retardé les buveurs de sang, ils avaient succombé sous le nombre.
Sur les remparts tous se regardaient. La fureur des dernières heures s’était éteinte brusquement. Un oiseau chanta dans le silence. Dans le canyon sur une butte qui émergeait comme une île au milieu de la mer, les corps des hommes libres du royaume étaient soigneusement alignés. Tout autour ce n’était que chaos de membres déchiquetés, de têtes coupées et de troncs éviscérés.
    - Où est Dame Riak ?
Koubaye se tourna vers Mitaou qui venait de parler :
   - Elle est partie dans les canyons anéantir l’armée des buveurs de sang.
Gochan qui regardait avec effroi, les conséquences de la fureur de la guerre :
   - Elle ne peut pas faire ça seule quand même ?
   - Les bayagas noires sont avec elle. Les buveurs de sang ont accumulé toute la colère du peuple. Les bayagas sont la colère en mouvement. Pour Nairav, la paix est revenu. Nous allons pouvoir pleurer nos morts.
Koubaye se détourna des remparts et descendit dans la cour. Gochan donna des ordres pour qu’on élimine les traces du combat et qu’on enterre les morts. Ubice qui avait encore l’arme à la main, semblait sidéré par ce qui s’était passé. Narch le secoua :
   - La Bébénalki m’a dit de vous dire qu’il faut vous préparer pour la suite...
À ce moment-là, la pluie se mit à tomber. Gochan leva la tête vers le ciel. Le long hiver des canyons venait de prendre fin.

mardi 4 juin 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...81

Gochan n’en revenait pas. Un sachant dans son monastère était la dernière chose qu’elle pensait possible. Riak lui avait fait le récit de leur rencontre, improbable, au milieu de rien. Elle avait gardé pour elle la vision du léopard des neiges, mais raconté qu’elle avait failli tuer Koubaye qui l’avait surprise. Pour un sachant, Koubaye ne parlait pas beaucoup. Il avait déclaré en arrivant au temple qu’il dirait ce qu’il avait à dire quand Rma filerait les bons fils. Gochan s’interrogeait. Était-il le futur roi ? Comme Landlau, il serait alors un roi-sachant, alliant le pouvoir et le savoir. Où bien était-il simplement le messager qui précède l’arrivée du roi ? Il était arrivé par le sud en traversant les canyons. En cela déjà, son voyage était exceptionnel. Personne avant lui n’avait réussi cet exploit en hiver. Koubaye ne délivrait pour le moment qu’un message :
   - La parole est comme la moisson. Elle arrive à son heure.


Hieron courait à moitié avec son balluchon sur l’épaule. Il lui fallait aller là où on ne le trouverait pas. Un ami était arrivé chez lui un soir juste avant le lever de l’étoile de Lex. Il lui avait dit, alors qu’il posait son sac à dos :
   - La mort est pour les savoirs.
Cette parole tournait dans sa tête. Il avait prévenu les grands savoirs des villages autour du sien, et tous avaient pris la même décision que lui. Jamais il n’aurait pensé entendre cette phrase. Maintenant, il était devenu un fuyard. Il regardait souvent autour de lui. Il était inquiet. La nouvelle se répandait comme une traînée de poudre. Heureusement, les temples avaient proposé leur aide. Les nouvelles n’étaient pas bonnes. La route de Diy était fermée. Tous ceux qui y vivaient avaient été massacrés. Les buveurs de sang étaient maintenant sur les routes. Hieron s’était enfoncé dans la forêt à une journée de marche de chez lui. Il la connaissait un peu. Elle était difficile d’accès et peu de gens s’y aventuraient. Une fois loin de la lizière, il souffla un peu, s’asseyant sur un tronc cassé. C’est là qu’un couteau le surprit. Avant qu’il n’ait eu le temps de bouger quelqu’un lui avait posé une lame sur la pomme d’Adam. Une voix lui avait murmuré dans l’oreille:
   - Qui es-tu ?
Il avait répondu en tremblant.
   - Je suis Hieron. Je viens d’un village à une journée de marche d’ici.
   - Hieron, dis-tu ! Alors récite-moi le quatrième secret.
Hieron s’exécuta. Ces secrets initiatiques servaient de signes de reconnaissance. Chaque niveau de savoir avait le sien. Il récita le quatrième secret qui était un obscur poème parlant de la couleur des fils dans la navette de Rma. Bien que tremblant, il le récita sans faute.
   - Bien, dit la voix derrière lui.
Le couteau quitta sa gorge. Hieron se retourna pour découvrir celui qui l’avait attaqué.
    - Je suis Rank, le haut savoir de la ville de Falettre. Je me suis réfugié ici dès que la parole d’alerte m’a atteint. Les buveurs de sang sont arrivés chez moi le lendemain. Heureusement, nous n’étions plus là.  À Sursu, le haut savoir n’a pas eu cette chance. Ils l’ont pendu.
Rank se mit en marche. Il ajouta :
   - Viens, Hieron, nous allons rejoindre les autres. Partout dans le pays nous allons organiser des groupes. La population nous soutient. Il faut sauver le savoir.

A solaire, l’hiver passait doucement. On allait se battre, tout le monde le savait. Pour maintenir le moral des troupes, Batogou avait organisé la chasse aux grands savoirs. Suivant les indications de Balima, qu’il gardait dans un cachot, il avait capturé et torturé ceux qui savaient pour leur faire avouer qui étaient les autres. Solaire et ses environs avaient été purgés selon ses dires. Il avait alors étendu le rayon d’action des ses hommes. Les derniers rapports indiquaient le manque de résultats. Des familles entières s’étaient volatilisées. Ils avaient bien massacré un ou deux villages pour l’exemple mais Batogou avaient interdit de continuer. Ce n’était pas le goût qui lui manquait. Il ne voulait pas déclencher une révolte avant que Reneur n’ait le pouvoir entier entre les mains. Il retourna son attention vers les canyons et décida d’envoyer des troupes. Seul un de ses adjoints sembla réticent.
   - Le commandant Brulnoir n’osait plus envoyer ses hommes plus d’une journée et surtout pas la nuit.
Le général avait répondu vertement que la peur allait changer de camp.
Le lendemain, un bataillon était parti pour les canyons. Le froid était intense. La neige s’envolait sous les rafales du vent glacial. Ne restait au sol que la glace. La progression fut difficile. En milieu de journée, ils atteignirent une première grotte. Brulnoir, qui avait été nommé à la tête du détachement pour lui apprendre la courage selon le général, ordonna une pause. Malgré la pénombre, les hommes se précipitèrent à l’abri, se serrant les uns contre les autres pour se réchauffer.
    - C’est pas les rebelles qui vont nous tuer, c’est ce putain de froid !
Brulnoir se retourna pour voir qui avait parlé. Il ne fit aucune remarque, il était plutôt d’accord. Le général lui avait donné l’ordre d’occuper les canyons malgré le mauvais temps. Il n’avait pas eu d’autre choix que d'obéir. Les trois cents hommes posèrent leur sac et chacun essaya de faire démarrer son réchaud. Bientôt les premiers feux démarrèrent. Dehors le vent hurlait.
   - Qu’est-ce qu’on fait, mon commandant ?
   - On obéit aux ordres, Equefor. Est-ce que parmi vos éclaireurs, certains voudraient se risquer dehors pour chercher une autre grotte ?
Le lieutenant Equefor secoua la tête en signe de négation :
   - Ils ne sont pas fous. Il a fallu les menacer pour partir ce matin. Pag, leur chef, m’a dit que les années où se levait le vent du désert, tout gelait. Et c’est ce qui arrive.
   - Il a dit combien de temps ça allait durer ?
   - Il a dit jusqu’au dégel !
Brulnoir jura. Il regarda autour de lui. La fumée des réchauds se dirigeait vers l’extérieur.
    - Il y a un courant d’air… Avec un peu de chance, il y a un tunnel qui débouche ailleurs !
Avec Equefor, ils entreprirent de faire le tour de la salle. Ils trouvèrent rapidement d’où venait l’air. Ce fut la déception. Ce n’était qu’une faille. De nouveau Brulnoir jura. Il retourna près de l’entrée. La lumière était meilleure. Il sortit de son sac un plan de ce qu’il savait des canyons. Il s’était fixé comme but d’atteindre une grotte à une journée de marche. Avec le vent qui soufflait en tempête et le froid qui paralysait les hommes, il n’avait pas fait le quart du chemin en milieu de journée. Jamais ils ne l’atteindraient avant la nuit. La cavité où ils étaient ne pouvait contenir autant d’hommes pour une nuit. Il fallait au minimum atteindre la grande grotte comme l’avait noté une des patrouilles. Sans le vent, il fallait la moitié de l’après-midi.
   - Fais venir Pag !
Equefor se dépêcha d’aller chercher le chef éclaireur. Brulnoir lui posa beaucoup de questions. puis il lui intima l’ordre d’aller et de baliser le chemin jusque là-bas. Il put voir briller un regard de haine dans les yeux de Pag. Pourtant l’homme ne dit rien. Il retourna vers son groupe et bientôt, munis de cordes, ils se dirigèrent vers la sortie. Brulnoir les vit disparaître les uns après les autres pliés en deux tentant de faire face au vent.
Quand la nuit tomba, les éclaireurs n’étaient pas revenus. Le vent avait encore forci. Ils étaient au cœur de la tempête. Brulnoir jura une fois de plus. Il était coincé là avec plus de trois cents hommes. Les réchauds étaient éteints depuis longtemps. Les hommes étaient serrés les uns contre les autres, piétinant sur place. Ils formaient une chaîne ininterrompue avançant doucement. Celui qui était à l'extérieur du groupe finissait par rejoindre le centre de la masse humaine pendant que celui qui était au centre se retrouvait sur les bords. Brulnoir, qui sentait le froid commencer à le gagner, vint y prendre place. La nuit allait être longue.
Aux premières lueurs du matin, ils étaient toujours en vie, marchant comme des automates. Un homme se glissa dans la grotte en profitant d’une relative accalmie du vent. Brulnoir reconnut Pag. Il se détacha du groupe et se dirigea vers lui.
   - La moitié des mes hommes ont crevé de froid, mais vous avez votre foutue trace et une corde en plus pour sous sécuriser.
   - Bien, retourner à Solaire faire votre rapport, nous avançons vers la grotte  suivante.
Brulnoir donna ses ordres. Le bataillon se mit en route. Un lieutenant ouvrait la marche. Accroché à la corde, il était le premier d’une longue file. Dans la grotte qu’ils abandonnaient, ne restaient que quelques corps congelés. Tout en marchant contre le vent, arquebouté sur la corde, Brulnoir réfléchissait. Ils avaient passé la nuit dans les canyons et n’étaient pas morts. Le vent et le froid avaient empêché leurs ennemis de les atteindre. Le général avait donc raison. Ni les bayagas, ni les esprits n’étaient à l’origine des pertes qu’ils avaient subies avant. Brulnoir retrouvait la confiance. Les buveurs de sang étaient les plus forts.
Ayant atteint la grande grotte, Brulnoir décida d’en faire un premier camp. Deux jours plus tard, profitant de l'affaiblissement du vent, deux autres bataillons arrivèrent. En une dizaine de jours malgré le froid, les buveurs de sang s’étaient répandus dans les canyons sans rencontrer d'opposition.
Batogou exultait. Les craintes de ses subordonnées étaient vaines. Avec maintenant deux régiments dans les canyons, ils allaient nettoyer la vermine. Une seul chose le chagrinait. Ils n’avançaient pas aussi vite qu’il le souhaitait.

Kaja lisait les rapports. Manifestement, la chasse aux grands savoirs était ouverte. Les buveurs de sang avaient massacré quelques villages et torturé ceux qu’ils soupçonnaient de détenir les clès des initiations. Il avait donné l’ordre à ses policiers de ne pas se mêler de cela voire de l’éviter dans tous les cas possible. Kaja sentait venir l’affrontement. Serait-il limité aux rebelles ? Il craignait de voir la population entrer en rébellion. Il fallait que sa police soit au meilleur niveau. Il avait demandé à Selvag de donner des ordres dans ce sens. Son adjoint avait suggéré de dissimuler la réalité sous le masque d’une compétition. Il était préférable que ni l’armée, ni les buveurs de sang, ni Reneur ne soupçonnent les qualités guerrières des policiers. L’hiver dans la plaine touchait à sa fin. Dans la vallée de Cannfou allait bientôt se rejouer la grande fête des autochtones. Kaja avait été sollicité par la grande prêtresse. Il avait rencontré cette femme aux cheveux trop blancs pour n’être dûs qu’à la vieillesse. Elle avait un regard semblable à la jeune novice qu’il avait entraperçue à Cannfou. Elles étaient probablement de redoutables adversaires. La négociation fut âpre. La grande prêtresse voulait moins de surveillance. Kaja avait l’ordre de tout faire pour minimiser l’importance de l’évènement.
   - Il faut quitter le passé, avait-il déclaré à la grande prêtresse.
Cette dernière avait eu un sourire ambigu.
   - Mais nous sommes l’avenir, Baron… Vous savez comme moi que les choses changent. Nous serons prêtes pour le retour du roi...
Kaja n’avait vu là que l’expression d’une femme qui voulait étendre sa puissance. Pourtant, la grande prêtresse avait raison. Les temps changeaient. Des bruits couraient qu’un sachant avait été découvert. Il ignorait ce que cela recouvrait. Par contre, il avait bien compris que cette nouvelle était un facteur de rébellion possible. Il comprenait les buveurs de sang qui, comme disaient ses espions, avaient décidé d’éliminer les rebelles, le sachant et tout ce qui allait avec. Si Kaja les comprenait, il n’admettait pas leurs actions. Le pays aspirait à la paix. Les jeunes barons, dans leur grande majorité, souhaitaient se débarrasser de la tutelle de Tizréal. Dans la population, une nouvelle classe de bourgeois était apparue. Ce sont eux qui avaient le plus apprécié que Kaja réforme la police et mette un frein à la corruption. Ils avaient beaucoup à perdre d’une guerre. Ils classaient Reneur et les buveurs de sang dans le même panier, celui des vieilles manières de faire en inadéquation avec le monde qui advenait. Selvag avait fait espionner l’armée. Quoi qu’il se passe, elle ne bougerait pas. Les généraux avaient été les premiers à piller leurs régiments pour maintenir leur train de vie. Il y a bien longtemps que les soldats ne faisaient plus que parader. Kaja avait beaucoup ri en découvrant que de nombreux soldats n’existaient que sur le vélin des parchemins. Touchant leur solde trop irrégulièrement, ils avaient un autre métier pour faire vivre leur famille. En cas de conflit, ils ne valaient pas plus que les paysans…

Lascetra marchait par des chemins détournés pour rejoindre le village de la haute vallée. Il devait être présent quand reviendrait la grande fête. Il avait fui comme les autres dès qu’il avait su que les mots avaient été prononcés. C’est pendant son voyage qu’il avait appris la trahison de Balima. Un grand marcheur l’attendait à une carrefour. Alors que Lascetra marchait habillé en vieux paysan, le grand marcheur l’avait hélé.
   - Eh ! Toi, vieil homme ! J’ai un message pour toi.
   - Vous d’vez faire erreur, j’suis qu’un p’ve gars qui connait personne, avait répondu Lascetra.
   - Alors tu es bien celui que je cherche. Un jeune gars t’a très bien décrit et m’a même dit ce que tu allais répondre. Tiens, voici ce que je dois te donner.
Le grand marcheur lui avait tendu un rouleau et, sans attendre, il avait sauté sur ses échasses. Avant que Lascetra ne revienne de sa surprise, le grand marcheur était parti en courant vers Rusbag. Lascetra s’était assis à l’abri des regards sur une grosse pierre. il avait déplié le rouleau. Une autre surprise l’attendait. Celui qui avait écrit avait utilisé la langue secrète des plus hauts savoirs. Il regarda la signature et sursauta : le signe du sachant ! Il comprenait ce qu’avait dit le grand marcheur. Lascetra lut le message. Il eut un sourire. Son instinct ne l’avait pas trompé. Koubaye était bien le sachant pour ce temps. Il donnait à Lascetra ordres et explications. Quand il replia le parchemin, il savait ce qu’il avait à faire. Dès qu’il fut arrivé à la ville, il avait donné ses ordres. Tous ceux qui avaient atteint le cinquième savoir devaient fuir. Il fallait qu’ils se regroupent et préparent la lutte. Les ordres du sachant étaient clairs. La guerre aurait lieu. “ Mais il ne faudra pas se tromper d’ennemi ” avait précisé Koubaye. Lascetra essayait de deviner ce que le sachant avait voulu dire sans trouver de réponse satisfaisante.

Rockbrice renifla le vent. Il eut un sourire carnassier. Le vent était sec. La neige allait fondre. Les ennemis allaient venir. Ils allaient voir. Ils allaient mourir. Rockbrice et les siens auraient la gloire.

Dans la combe, au-dessus du village, loin de tout, le grand-père frottait ses rhumatismes endoloris. La saison froide était finie. Les grandes pluies avaient fait leur apparition en leur temps. Elles venaient bien. Ils n’avaient pas eu trop de neige et peu de tempête. Il pensait tout haut dans la grande pièce où régnait une douce chaleur.
   - Dire qu’il y a un an… ils étaient avec nous...
Sa femme soupira.
   - Oui, et on ne sait rien.
Ils continuèrent en silence à accomplir les tâches du matin. Le grand-père avait réduit le nombre de ses bêtes. Il ne pouvait plus s’occuper de toutes. Burachka en avait bien profité en les lui rachetant. Résiskia, l’homme à la langue coupée, s’était installé avec elle pendant que Tchuba et sa famille avait commencé à se construire une maison.
   - Peut-être à la fête ?
   - Je pourrais aller voir Gabdam à l’auberge…
   - Et moi je passerais au temple. La mère supérieure aura peut-être des nouvelles.
   - Peut-être !
Le grand-père se dirigea vers la porte, prit sa pelisse :
   - Je vais vers les enclos.
Il sortit sous la pluie.