vendredi 29 juin 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 57

Après avoir quitté les Hommes Libres du Royaume, ils avaient progressé à marches forcées, sans s’arrêter avec la nuit. L’étoile de Lex s’était levée et brusquement la route s’était illuminée. Les ombres dansantes des bayagas  luisaient tout autour d’eux. Baillonde avait beau le savoir, Il n’arrivait pas à ne rien craindre quand il voyait danser les bayagas. Il marchait, comme les autres, la peur au ventre renforcée par l’idée d’un possible face à face avec les buveurs de sang. Riak fut la première à voir le temple. Ce n’étaient que quelques pans de murs envahis par la végétation. Ils prirent le temps de passer derrière le mur sans laisser de trace sautant de pierres tombées en morceaux délabrés. Mitaou s’était étalée par terre, écrasant les herbes, au grand dam de Bemba qui l’attrapa par un bras pour la relever immédiatement. Ils se regroupèrent derrière le mur. Jirzérou appréciait l’éclairage des bayagas. Il le fit remarquer, quand brusquement, il vint à manquer. Riak cria à mi-voix :
   - Silence tous ! Collez-vous contre le mur !
Leurs yeux s’habituèrent à la faible luminosité des étoiles. Ils entendirent se rapprocher des bruits de chevaux. Sur la route, derrière le mur, des lueurs dansèrent. Deux cavaliers passèrent. Le premier tenait un fanal.  Ils passèrent au trot. Le bruit avait à peine disparu qu’un autre son se fit entendre. Derrière le mur, ils se firent encore plus petits. Baillonde espéra qu’ils passeraient aussi vite que les premiers. Bientôt ils entendirent des bribes de conversation. Il était question de pistes, de combats, de morts et de blessures. Le groupe passa au petit trot.
   - J’pisse un coup et j’vous rejoins, dit une voix.
   - Draye, reste avec lui, répondit une autre.
Ils entendirent deux cavaliers mettre pied à terre. Il y avait le bruit des chevaux, le tintement des armes au moindre mouvement. Riak sentait Mitaou trembler de peur. Jirzérou avait sorti son arme. Riak avait pris sa dague en main. Les autres étaient de l’autre côté de la route. Il valait mieux attendre.
   - C’est ton premier combat ?
   - Ouais, répondit la voix de celui qui se soulageait. Et puis ya les bayagas. On ne les a pas vus.
   - On ne les voit pas toujours. Ces saloperies ne sont pas partout. T’as pas fait les nuits pendant tes classes ?
   - Si, mais si on a bien vu quelques lueurs, on les a jamais vus.
   - T’inquiète !  Ça s’agite mais c’est impuissant. Si tu cèdes pas à la panique, y se passe rien.
   - Ya mon cousin… il les a vus… depuis il a plus toute sa tête.
L'autre partit d'un grand rire méprisant.
   - Il était trop faible. Un buveur de sang, ça a peur de rien… t'as peur ?
   - Même pas ! J’ suis juste curieux.
   - Allez, les autres vont pas nous attendre pour leur faire la fête.
Riak les entendit remonter en selle. Leur lumière faisait s’agiter les ombres autour d'elle.
   - T’as vu… ya une trace près du mur.
Riak serra un peu plus sa dague en entendant les chevaux se rapprocher.
   - Sûrement un sanglier qu'a fait son nid, dit l'autre. Ne traîne pas !
En entendant les chevaux partir au galop, Mitaou soupira en s'effondrant.
   - Allez, allez, remets-toi. Ils sont partis lui dit Bemba.
   - Faut pas traîner, dit Baillonde. Faut avancer ! Plus on sera loin, mieux ce sera…
   - Mais fait nuit, se plaignit Mitaou.
   - T’inquiète, on va y arriver, dit Jirzérou. Riak va demander aux bayagas de nous éclairer…
Riak pensa que Jirzérou exagérait. Elle ne se connaissait aucun pouvoir sur les bayagas. Pourtant, il y eut un frémissement près d'un arbre qui devint comme un feu follet, puis un autre devant un autre arbre qui ressemblait fort au premier et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un chemin se trace dans la forêt. Ils échangèrent des regards interloqués mais se mirent en marche. Les lueurs étaient faibles mais suffisantes pour qu’ils ne trébuchent pas. Derrière eux, la nuit reprenait ses droits. Ils s’enfoncèrent ainsi dans une forêt de plus en plus dense.
   - J’en peux plus, se lamenta Mitaou au milieu de la nuit.
Les autres ne dirent rien. Ils partageaient son sentiment, Riak la première.
   - On doit être assez loin du chemin, pour être tranquille. On repartira au petit matin.
Ils s'installèrent comme ils purent. Riak avait pris la première garde. Baillonde devait lui succéder. Riak alla s'asseoir sur une vieille souche. “Surtout, ne pas s'endormir” fut sa dernière pensée consciente. Même assise, même en tenant son pendentif, elle n'avait pu éviter le sommeil.
La poitrine lui brûlait. Riak ouvrit les yeux. Les premières lueurs du jour filtraient à travers le feuillage. Avant qu'elle n'ait eu le temps de faire un geste, de puissantes mains l'avaient plaquée au sol. Elle se débattit, voulant saisir sa dague. L'homme était plus fort, plus lourd. Il la maintenait fermement.
   - J'ai la cheveux blancs, cria-t-il.
Riak comprit alors que tous avaient été faits prisonniers. Elle cessa de se de débattre, réfléchissant à toute vitesse sur ce qu'elle pouvait faire. Une voix déclara :
   - On tirera un bon prix de la cheveux blancs. Les autres sont inutiles. Tuez-les !
En entendant cela, Riak hurla de rage et dans sa colère déstabilisa l'homme qui la maintenait à terre. Il la rabattit tellement violemment au sol que des larmes lui échappèrent.
   - T’affole pas, ma belle, ça va aller vite…, dit l'homme avec un rire gras.
Baillonde hurla : “ NON ! “ en voyant son agresseur lever sa lame. Riak ferma les yeux sur ses larmes qui coulaient. En un éclair, elle vit tout ce que ses compagnons avaient fait et vécut la culpabilité de s’être endormie. Elle ne comprit pas tout de suite les bruits qu'elle entendait. Brutalement, l'homme qui la tenait, la lâchait, la laissant se redresser. Regardant autour d'elle, elle mit quelques instants pour donner du sens à ce qu'elle voyait. Une meute de molosses blancs venait de passer à l'attaque. Visant les gorges et les bras, ils avaient mis hors de combat tous ceux qui étaient armés, s'acharnant sur eux. Si les hommes n'eurent pas le temps de crier, le claquement des mâchoires et le bruit des os qu'on broyait fut insoutenable.
La meute partit aussi vite qu'elle était arrivée, laissant les témoins de la scène, pantelant au milieu des corps déchiquetés et démembrés. Riak regardait cela sans comprendre tout ce qui arrivait. Elle ramassa sa dague qui traînait à terre. Elle avait un peu la nausée à cause de l'odeur fade du sang et des corps éventrés. Manifestement, d'autres avaient dépassé ce stade. Elle entendit les spasmes de ceux qui vomissaient. Elle vit que Mitaou en faisait partie. Mais qui était l'autre ? Elle s'approcha pour découvrir la frêle silhouette d'un adolescent vomissant appuyé sur un tronc.
   - Qui t’es ?
Le jeune, entre deux spasmes, essayait de répondre sans y arriver.
   - J’suis… J’suis…
   - Qui étaient ces gars-là ?
Riak se retourna pour voir les autres.  Baillonde tenait son cou d'où perlait une goutte de sang. Jirzérou criait sa colère. Mitaou se remettait doucement. Bemba la soutenait. C'est elle qui avait posé la question.
   - On est des essarteurs… dit le jeune, entre deux hoquets. Mais c'était quoi ces chiens ? On n’en avait jamais vu.
   - Je n'en sais rien, répondit Riak. Moi non plus j'avais jamais vu cela.
    - Ce sont les serviteurs de la Dame Blanche, déclara Bemba.
Le jeune ouvrit de grands yeux.
   - C'est quoi cette histoire ?
   - Faut pas toucher à Riak, répondit-elle. D'ailleurs c'est parce que t'as rien fait que les chiens t'ont épargné…
   - C'est quoi, ton nom ?
   - Narch.
   - Bien, Narch, raconte ce qu’il s'est passé.
   -   Mes parents m'ont envoyé chez mon oncle. C'est… c'était un essarteur. Chez moi, on pouvait pas nous nourrir. Ici au moins on avait à manger, même si le travail est dur. Les seigneurs ne nous aiment pas. Mais comme tout le monde, ils ont besoin de charbon de bois. Treïze, le chef, nous montrait ce qu'on avait le droit de couper. Après, on en faisait du charbon. De temps en temps, on essartait un voyageur ou deux…
   - Vous quoi ? demanda Baillonde.
   - On essartait quoi ! On les dévalisait et puis, un coup de hache ou de couteau bien placé et on les enterrait…
   - Et t'en a essarté combien ? demanda Jirzérou.
   - MOI ? Aucun, répondit Narch. Je ne fais que surveiller les affaires.
   - T'es du coin, alors…
   - Oui, notre campement est un peu plus bas. Treïze a vu des lumières cette nuit en allant pisser. Il a pensé à des voyageurs perdus, cause que les bayagas les auraient paniqués. On s'est mis en route avant l'aube… et puis les chiens sont arrivés…
Les larmes se mirent à couler sur les joues de Narch. Il était seul. Vu la colère qu'il sentait dans le groupe, il allait sûrement mourir.
   - J’connais tous les chemins. Vous êtes perdus. J’vous emmène où vous voulez,  sans passer par les routes où ya des seigneurs.
Riak baissa sa dague, regarda vers Baillonde et vers Jirzérou et dit :
   - D'accord, mais au moindre faux pas, t'es mort. En route !
 Narch marchait devant, suivi de Jirzérou qui le surveillait avec des envies de meurtre dans les yeux. Les femmes suivaient et Baillonde fermait la marche. Il remarqua que leur guide suivait le vieux chemin toujours bordé des mêmes arbres. Narch avait tenu à passer par son campement pour récupérer ses affaires. Il les avait étonnés en cherchant l'argent que Treïze cachait. Baillonde avait trouvé l'idée excellente. Il avait proposé qu'ils s'habillent en essarteur. Il pensait que c'était le meilleur moyen de passer inaperçu.
Ils mirent deux jours pour arriver à Solaire. Là, malgré les protestations de Jirzérou, Baillonde et Narch allèrent acheter des provisions et des affaires. À leur retour, Baillonde raconta comment Narch avait bien joué son rôle, le présentant comme un nouveau compagnon. Il avait moins apprécié quand Narch avait ajouté qu'il était un peu demeuré et que Treïze préférait que ce soit lui qui traite pour les courses. À ce moment-là, Narch avait sorti la bourse qu'il avait prise au camp. Treïze croyait être le seul à savoir où il la cachait. Narch l'avait vu faire un jour et ne s'en était pas vanté. Treïze la donnait à celui qui allait aux provisions. Gare à lui s'il ne ramenait pas le compte exact. Les commerçants le savaient et jouaient le jeu. Tout le monde savait qu'il valait mieux ne pas mettre Treïze en colère. Pendant que Narch négociait, Baillonde s'était trouvé chargé de tout. Narch n'était venu à son aide qu'après leur sortie de la ville.                     
C'était un bon travestissement. Ils marchèrent ainsi sur les routes. Les gens se moquaient d'eux, de loin. Six hommes transportant hâches et scies imposent le respect même si on ne les aime pas. Bemba avait accepté de se couper les cheveux courts. Il ne restait que Mitaou et Riak pour avoir les capuches rabattues cachant en partie le visage. Le plus difficile avait été d'accepter l'odeur de leurs frusques. Cela éloignait même les seigneurs. Baillonde avait retrouvé ses repères. Narch et lui souhaitaient gérer les rares contacts avec les gens. Ce fut une période plus calme. Ils dormaient à la belle étoile. Aucune auberge n'acceptait les essarteurs. Riak, Bemba et Mitaou pouvaient ainsi vivre plus tranquillement. Seul Jirzérou était tendu. Il mettait encore en garde contre Narch. Au milieu d'une journée de marche, ils arrivèrent près d'un lac. Baillonde annonça avec un grand sourire :
   - Voici la porte des canyons… On n'est plus très loin de notre but.
Ils installèrent le campement de l'autre côté du lac. Le coin était sauvage et discret. Baillonde, débarrassé de ses oripeaux d’essarteur, partit discrètement pour le village. Arrivé au temple, il présenta la marque de la grande prêtresse. On le conduisit auprès de la mère supérieure. Leur conciliabule dura un moment.
Quand il revint au camp, il expliqua que le guide serait prêt dans deux jours. Puis, sous prétexte de message de la grande prêtresse pour Riak, ils s’éloignèrent.
   - Je pense qu'il faut rester prudents et ne dire aux autres que ce qui est nécessaire. Il ne faut pas sous-estimer les seigneurs. Ce qu'ils ne savent pas, ils ne pourront pas le dire. Le guide est une sœur de Nairav. Elle nous attend depuis un moment. Elle aura des ânes pour porter nos affaires. J'irai la rejoindre et nous commencerons la route à deux.
   - Et nous, quand vient-on ?
   - La Grande Prêtresse préfère que tu y ailles seule…
Riak encaissa la nouvelle. Elle dit à Baillonde :
   - Je rejoins la guide où ?
   - Après le village, un pont enjambe la rivière. Sois là, dans deux jours quand le soleil se montrera. Laisse les autres au camp. La Grande Prêtresse enverra ses instructions pour eux.
   - Bien, j'y serai. Et toi, tu ne restes pas ?
   - Non, il faut que j'écrive mon rapport pour la Grande Prêtresse.

Riak admira Baillonde. Il savait écrire. Elle se dit qu’elle aussi un jour, elle apprendrait. Elle rentra seule au camp. Baillonde était déjà reparti vers le village.

dimanche 17 juin 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps… 56

Siemp vécut des jours heureux. Ils progressaient vite et bien. Résal et Koubaye suivaient. Le soir les tribus Oh’Men les accueillaient. Ils pouvaient se reposer sans risque et manger à leur faim. Il n’y eut qu’une alerte. Ils s’étaient rapprochés du fleuve et avaient croisé une route. Les seigneurs y passaient fréquemment. La tribu Oh’Men qui campait à proximité leur confirma qu’ils étaient toujours recherchés. Ils durent patienter avant de pouvoir traverser selon les conseils du chef. Un groupe armé de seigneurs était passé vers le nord. Les coureurs, porteurs de nouvelles, sillonnaient le pays. Ils signalaient tous les mouvements des occupants.
    - Les seigneurs sont partis vers le puits de Dounev. Certains des leurs s’arrêtent le long de la route. Ils viennent voir les troupeaux qui traversent. Ils comptent nos bêtes et surveillent nos mouvements. Attendez un peu. Le coureurs nous diront.
On les avait logés sous une grande tente. Siemp disparaissait toute la journée, laissant Résal et Koubaye seuls sous la toile. Koubaye profitait de ce repos forcé pour entrer en contact avec la pierre. Il méditait. Si son corps était au repos, il avait l'impression que son cerveau entrait en ébullition. En suivant ce que lui montrait la pierre, il traversait des temps oubliés, suivant des cordes depuis longtemps usées.
Résal, de son côté dormait, rêvant de lac et d'eau. Cette fraîcheur le réconfortait. Le monde des Oh’men était trop sec pour lui. Il avait promis à la déesse de suivre Koubaye. Il le faisait. Il prenait conscience que les évènements allaient lui faire vivre des moments qu’il n’avait pas envie de vivre.
Ce temps dura quatre jours. Siemp leur annonça après le repas du soir qu’ils repartiraient le lendemain. Ils allaient longer le fleuve et remonter vers le territoire de la tribu Monao. Siemp respirait la joie en disant cela. Koubaye fut heureux pour lui. Il allait retrouver sa famille.
A l’aube, trois coureurs, porteurs de nouvelles, s’élançaient vers le fleuve, alors qu’un groupe mené par un seigneur venait compter les bêtes du troupeau. Personne ne fit attention à eux. Vêtus des tuniques des Monao avec leur capuchons rouges, ils filèrent. Une demi-journée plus tard, Résal déclara :
   - Ça sent l’eau !
Ils ne leur fallut pas longtemps pour atteindre le sommet de la colline proche et voir les boucles du fleuve qui s’étalaient en bas.
   - On va au fleuve ?
   - Non, Résal, désolé, mais là-bas, répondit Siemp en tendant le doigt vers une des courbes, il y a le port d’Ibim et les seigneurs. On s’approchera de l’eau plus loin. Ne restons pas là. Les coureurs, porteurs de nouvelles, ne s’arrêtent jamais...
Ils se remirent en marche. La proximité de l’eau remplissait Résal d’énergie. Il menait le train à toute allure. Koubaye dit à Siemp :
   - On voit qu’il a hâte d’arriver au bord de l’eau.
Ce dernier acquiesça en riant.
D’autres coureurs se joignirent à eux. Tout en avançant, ils commencèrent à parler avec Siemp, lui donnant des nouvelles de sa parenté, des plus proches, au plus lointain des cousins. Ils arrivèrent au campement bien avant la nuit. Siemp fut accueilli en fils prodigue. Le banquet était prêt. Les coureurs gardiens étaient postés. Les seigneurs ne pourraient pas approcher sans être repérés.
On leur montra leur tente. Elle était grande et richement décorée. Siemp leur expliqua que cette tente n’était montée que pour les invités de marque. La tribu des Manao rendait ainsi hommage à Koubaye qui leur ramenait un des leurs. Résal écouta à peine. Il avait vu non loin, un bras du fleuve et ne désirait qu’aller le voir.
La soirée fut festive. Siemp se retrouva à une place d’honneur. Koubaye et Résal se retrouvèrent entourés de Oh’men parlant leur langue. On leur demanda de raconter le vaste monde. Résal se révéla un excellent conteur. Il racontait Sursu et ses histoires glauques captivant son auditoire y compris Koubaye qui apprit ainsi ce qui lui était arrivé. La nuit, il en rêva. Il vit comme un tas de cordes, de fils et de ficelles de toutes sortes qui lui tombaient dessus.  En entrant à Sursu, il s’était retrouvé comme un moucheron pris dans une toile d’araignée.
Le lendemain, Siemp fut debout aux aurores. Il était impatient. Les siens allaient arriver. Koubaye le vit aller et venir en permanence. Siemp guettait au bord du camp. Au milieu de la matinée, il chaussa ses échasses et s'élança vers le nord. Koubaye se retira sous la tente et ouvrit le coffret. Il ne se lassait pas de voir Rma filer. Ce jour-là, il grimaça. La trame du temps risquait de se déchirer. Riak était en danger. Koubaye s’approcha du tas de fils préparés pour tisser et en intervertit deux en espérant qu’il ne ferait pas de mal. Il avait encore en tête le souvenir de la falaise de Tiemcen. La navette de Rma courut. Le fil cassa et Rma répara la trame du temps, changeant la suite de son tissage. Koubaye eut peur. Rma avait-il vu ce qu’il avait fait ?
   - Koubaye ! Koubaye ! Siemp arrive !
Résal venait de secouer Koubaye. Il ouvrit les yeux et mit un instant à savoir où il était. Puis il se leva et sortit rejoindre Résal qui partait à la rencontre de Siemp. Ils le virent arriver au milieu d’un groupe de grands marcheurs. Koubaye n’avait jamais vu autant de gens perchés sur des échasses. Cela lui évoqua une forêt en marche. Il entendit les rires et les chants de ceux qui arrivaient. Les voir déchausser, dans un parfait ensemble, eût pour lui quelque chose d’irréel. Siemp se dirigea vers eux au milieu des siens. Il présenta à Koubaye sa famille. Il était heureux, lui qui ne les avait pas vus depuis si longtemps. À la fin des présentations, il dit à Koubaye à voix basse :
   - Nous repartons demain. Un groupe de seigneurs se dirige vers nous, mais ce soir…
Il éleva la voix,
   -… Chantons et réjouissons-nous car le clan est réuni.
Le chef de la tribu s’était avancé et avait échangé les salutations avec le père de Siemp qui était le chef du clan. De nouveau, Koubaye écouta, étonné de cette manière de parler de tout et de rien. Il entendit dans le flot de la conversation qu’un groupe important et bien armé serait là, demain, dans la matinée ou au plus tard en début d’après-midi. Les échanges se faisaient entre différents intervenants donnant une joyeuse cacophonie qui se dirigeait vers la grande tente de réception. De nouveau la fête dura la nuit. Koubaye s’endormit dans un coin, bien avant la fin. Il avait pensé toute la soirée à ce qu’il avait fait. Il s’interrogeait sur la manière de faire de Rma. Comment filait-il le temps ?
Le soleil se leva avant qu’il n’ait la réponse. Quand il sortit de la tente, il fut étonné de voir que le campement avait quasiment disparu. Les bêtes étaient déjà presque toutes parties. Des Oh’men chargeaient celles qui restaient avec les tentes démontées et leurs affaires. Siemp s’approcha de lui avec des sacs à dos :
   - Ne traînons pas. Plus nous serons loin, mieux cela sera. Résal est en train de chausser.
   - Où sont-ils tous passés ?
   - Ils nous protègent. Nous allons suivre leurs traces et quand nous serons assez loin, nous les quitterons. Les seigneurs ne pourront pas nous pister.
Ils chaussèrent à leur tour les échasses et prirent le chemin vers le nord que tous les Oh’men avaient pris. Effectivement, le nombre de traces rendait l’identification d’une trace impossible, d’autant plus que les bêtes suivaient le même chemin et brouillaient tout.
Le vent s’était levé, soulevant des nuages de poussières et faisant de petits tourbillons. Siemp les fit ralentir. Ils avaient quitté la piste principale depuis un moment et marchaient de nouveau vers l’ouest. Il incita Résal à la prudence. S’il se faisait happer par une de ces mini-tornades, il se retrouverait à terre avec tous les risques que comporte une chute brutale. Quand arriva le soir, avec la fatigue, Résal tomba. Siemp et Koubaye déchaussèrent rapidement. Résal se redressait déjà jurant contre sa maladresse. Quand ils furent près de lui, ils firent le bilan des dégats. Résal avait mal un peu partout. Il ne pouvait plus bouger son bras droit, et le long bâton, qui l’aidait à tenir son équilibre comme les trop jeunes ou les trop vieux, était cassé en plusieurs morceaux. Pendant que Koubaye aidait Résal, Siemp regardait autour de lui. Ils étaient à une heure de marche du premier arbre pour rechausser, la nuit tombait et le premier abri possible était encore plus loin. Ils allaient devoir marcher à pied jusque-là. Avec de la chance, ils trouveraient un nouveau bâton long pour Résal. Ils se retourna vers les autres. Résal était plutôt pâle.
   - Il a mal, dit Koubaye.
   - Je vois, répondit Siemp, mais on ne peut pas rester ici. Nous avons beaucoup de marche pour atteindre un abri.
   - Je vais l’aider.
   - OK, je prends son sac et les échasses.
Dans le soleil qui déclinait, trois silhouettes avançaient vers l’ouest, marchant sur leurs ombres qui s’allongeaient.
Alors que se levaient les premières étoiles, Résal butait dans les cailloux malgré l’aide de Koubaye. Son bras droit pendait immobile.
   - Il faut qu’on s’arrête, déclara Koubaye.
   - Il faudrait qu’on atteigne l’abri, répondit Siemp.
   - Impossible, répliqua Koubaye.
Siemp jura dans sa langue mais désigna un petit repli de terrain non loin de là. Le vent continuait sa sarabande autour d’eux. Ils mangèrent les galettes qu’ils transportaient. La nuit venue, ils s’allongèrent comme ils purent, se protégeant la tête avec leurs manteaux. Selon Siemp, ils auraient dû arriver à un campement hier soir. Les Oh’men les attendaient. Avec l’épaule de Résal, ils allaient devoir marcher un moment à pied sans les échasses. Koubaye sentit combien cela le contrariait de perdre encore du temps.
   - Balima doit t’attendre, lui dit-il.
   - C’est surtout toi qu’il attend. Nous avons beaucoup de retard sur ce qu’il avait prévu.
   - On ne sait jamais si ce qui arrive va être favorable ou défavorable. C’est peut-être un mal pour un bien.
   - Comment cela ?
   - Seul Rma tisse l’avenir, et tant qu’il n’est pas tissé, qui peut dire ce qu’il sera ?
Le lendemain, ils se levèrent aux premières lueurs de l’aube. Ils avaient froid. Ils se réchauffèrent en marchant. Résal ne pouvait plus bouger son bras, mais il avait moins mal. Siemp pensait qu’il s’était démis l’épaule. Le soleil se levait quand ils atteignirent le premier arbre à rechausser. C’est alors qu’ils virent deux grandes silhouettes au loin. Rapidement les deux grands coureurs furent près d’eux. Ils prirent des nouvelles. Siemp leur résuma la situation. Le plus vieux des deux déclara connaître le marabout qui savait guérir les gens comme Résal. Le plus jeune explique que Talad, le chef de clan saurait quoi faire.
   - On va aller vers l’ouest tout droit, déclara Siemp.
   - Bien, dit le plus vieux, on vous rejoindra là où vous serez.
Ils repartirent aussi vite qu’ils étaient arrivés. L’un vers le nord et l’autre vers le sud-est. La matinée passa doucement. Résal s’essoufflait vite. Ils s’arrêtaient pour lui laisser le temps de récupérer. Le prochain poteau à rechausser était encore loin quand Koubaye signala l’approche de grands coureurs. Ils n’étaient pas seuls, pensa-t-il. Il y avait trop de poussière. Quand ils furent plus près, Siemp eut un sourire :
   - Ils ont amené un bœuf !
Résal ne comprit pas en quoi cet animal allait les aider. C’était une bête massive aux pattes épaisses. Quand elle fut à côté de lui, Résal vit qu’elle était aussi haute que lui et portait un harnachement. Siemp s’entretenait avec ses cousins.
   - Voilà un fils de Chtin, le taureau du clan. Il est solide et rapide. Il est bon que tu puisses tenir ta parole.
Siemp remercia ses cousins, leurs famille, le chef de clan qui était son oncle puis les autres oncles. Cela fit sourire Koubaye de voir tout ce que les Oh’men se disaient pour la moindre des choses. Si cela était nécessaire à la solidarité, cela avait un côté rigide et formel.
Ils installèrent Résal sur le bât que portait l’animal, Siemp et Koubaye de mirent de l’autre côté. Les cousins de Siemp le guidèrent. S’ils étaient secoués, ils allaient aussi vite que les grands marcheurs. Ils furent rapidement près d’un poteau à rechausser. Les cousins quittèrent Siemp quand il eut rechaussé après moult salutations.
Koubaye fut heureux de découvrir un campement au loin, alors que le soleil se couchait dans leur dos. Il était épuisé. Le bœuf était un excellent marcheur. Il avait soutenu un rythme de grand coureur, porteur de nouvelles. Résal s'était finalement installé dans une sorte de hamac, sur le flanc de l'animal. Il s'était laissé bercer par le mouvement. Il avait dormi pendant un bon moment. Les guetteurs les avaient vus. Bientôt tout le camp se mit en devoir de les accueillir. Ils étaient heureux de les rencontrer. Tout le pays Oh’men parlait d’eux. Les seigneurs les cherchaient ce qui en faisait des héros. Les nouvelles du nord étaient arrivées. L’histoire du sauvetage à Tiemcen avait beaucoup impressionné les Oh’men. De nouveau on donna à Koubaye le surnom de Grafbigen.
Ils partirent le lendemain avec des provisions et de l’eau. Heureusement qu’ils avaient le bœuf. Il portait sans rechigner tout ce qu’on lui mettait sur le dos. Il avait bu et mangé la veille. Il pouvait affronter plusieurs jours de privations, ce qui n’était pas le cas des hommes. Ils remontaient vers le nord pour éviter le plus possible le fief du baron Corte. Ce boucher ventru, comme on l’avait surnommé, rendait la vie impossible aux pauvres hères qui n’avaient pas réussi à fuir. 
Le paysage se modifiait. La steppe devint collines. Au loin, les collines devenaient montagnes. Ils étaient entrés dans le territoire du baron Corte. Son fief s’étendait de part et d’autre du fleuve et commandait la seule voie de passage qu’aurait pu prendre une armée venant de l’ouest.
Arrivé en haut d’une colline, Koubaye regarda tout autour de lui. Le mont des vents était là-bas dans les montagnes. On ne le distinguait pas encore. Derrière lui, il jeta un regard sur les steppes qu’il venait de traverser et vit au loin un groupe de grands marcheurs lui faire des grands signes. Il appela Siemp qui, déjà, descendait avec le bœuf.
Il fallut mettre pied à terre. Quand les Oh’men arrivèrent à leur tour, Koubaye reconnut celui qui avait déclaré connaître un marabout. Il en conclut que, parmi les autres, il y avait le marabout. Après les salutations d’usage, un Oh’men entre deux âges, s’approcha de Résal. Il lui examina l’épaule. Il se tourna vers les autres et dit :
   - On va avoir besoin du casque.
Immédiatement, un des assistants mit son sac à terre. Koubaye le vit extraire une sorte de calotte faite de branches entrelacées. Un autre, sur les ordres du marabout, prépara des cordes et des rondins. On installa Résal le dos à un rocher. Le marabout lui mit le casque, cherchant la meilleure position pendant que ses assistants déroulaient les cordes. Résal s’interrogeait sur ce qu’on lui préparait, vaguement inquiet de ne pas comprendre. Un des Oh’men cria. Résal tourna la tête brusquement pour voir ce qu’il se passait. Le marabout profita de l’instant pour lui asséner un violent coup sur le crâne. Immédiatement Résal perdit connaissance. Rapidement, on lui passa des cordes autour du tronc et sous le bras blessé. Le marabout lui attrapa la main et tira brutalement tout en faisant un mouvement de rotation. Koubaye admira la technique. L’épaule, comme par miracle, retrouva son aspect habituel. Le marabout vérifia que le bras bougeait dans tous les sens et se mit en devoir de ranger ses affaires. Il se tourna vers Siemp pendant que Résal reprenait ses esprits.
   - Je lui ai attaché le bras. Il ne faut pas lui enlever la corde avant quatre jours. Sinon, il se redéboitera l’épaule.
Koubaye admira la manière dont ils rechaussèrent leurs échasses sans arbre à rechausser. Deux Oh’men tenaient les échasses et le troisième grimpait. Puis, quand deux furent chaussés, ils tinrent les grands bâtons de marche qu’on appelle “les hérons”, et les Oh’men restés au sol s’en servirent pour grimper comme on grimpe à un arbre.
Quand le marabout fut parti, Siemp examina Résal. Sa tête dodelinait un peu.
   - On va attendre un peu, dit Siemp à Koubaye. Le refuge pour ce soir n’est pas très loin. Il faut qu’il récupère.
Koubaye approuva de la tête. Le bœuf broutait tranquillement non loin de là. Il avait le caractère paisible. Quand Koubaye le touchait, il sentait un mélange de puissance et de calme.
Petit à petit, Résal émergea. Il interrogea Siemp qui lui expliqua la manière d’anesthésier chez les Oh’men. Il fut moins heureux d’apprendre qu’il ne pourrait pas bouger son bras pendant quatre jours, ni faire d’effort avec, pendant toute une lunaison. Siemp l’aida à se relever. Ils chargèrent le bœuf avec Résal et les échasses, et ils se mirent en route.
   - On chaussera quand on trouvera un endroit convenable.
Koubaye fut content d’entendre Siemp parler comme cela. Il ne se voyait pas jouer les acrobates comme les autres Oh’men.
Ils remontaient la colline quand ils entendirent des aboiements au loin.
   - Des loups ?
   - Non, Résal, des chiens, répondit Siemp. Ça, c’est la meute à Corte. Il chasse.
   - Le marabout, court-il vite ? demanda Koubaye.
   - Pourquoi ?
Tout en posant la question Siemp comprit la réponse. Corte chassait le Oh’men.
Koubaye avait fermé les yeux. Quand il les rouvrit, il ajouta :
   - Ils sont trop loin pour Corte. Mais nous… nous sommes sur son territoire. Quand il s’apercevra qu’il ne peut rattraper les Oh’men, il se mettra sur notre piste.

lundi 11 juin 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps… 55

Riak mit quelques instants à se rappeler où elle était. Quand elle se redressa, le jour pointait à peine. La grande pièce était calme. Elle regarda l’autre groupe. Tout était calme. Ce fut le claquement du passe-plat qui réveilla tout le monde. De la nourriture venait d’être à moitié jetée sur le plateau. Baillonde fut le premier à s'en approcher. Il y avait des galettes et un saladier rempli d'un brouet plutôt clair. Quelqu'un de l'autre groupe s'approcha. Ils partagèrent les provisions.
   - C'est pas le pire, dit l'homme.
   - Hein ? s'exclama Baillonde.
   - L’accueil… c'est pas le pire qu'on ait eu.
   - Ah ! Nous aussi on a connu moins bien…
Baillonde s'était retourné et regardait vers l'autre groupe. Si deux étaient nu-tête, les autres avaient remis leurs capuchons. De leur côté, Riak, Mitaou et Bemba avaient fait de même. Les deux groupes mangèrent tout en parlant à voix basse. Rapidement le groupe des hommes s'en alla. Riak se sentit soulagée. Ces guerriers étaient-ils vraiment malades ? Dans ses rêves nocturnes, elle avait vu des combats avec ces ombres encapuchonnées. Les autres appréciaient surtout qu'ils n'aient pas cherché le contact.
Ils se mirent en route à leur tour. Baillonde allait mieux et marchait plus facilement. Ils traversèrent beaucoup de forêts et quelques champs. Le soir, ils retrouvèrent l'autre groupe. L'accueil se faisait dans une grange un peu délabrée, pleine de courants d'air. De nouveau, ils étaient dans un hameau de charbonnier. La pauvreté était partout. Dans un coin, il y avait de quoi faire du feu, et quelques provisions. Il fallait aller chercher l’eau au ruisseau plus loin et cuisiner soi-même. Mitaou demanda au moment de goûter le brouet ce que c’était. Baillonde lui expliqua que les charbonniers vivaient en autarcie, ramassant les glands, et les diverses plantes de la forêt. C’est de cette récolte qu’ils tiraient l’espèce de farine qu’ils avaient mis dans la grange pour eux. Ils mangèrent sans enthousiasme. Si cette bouillie remplissait l’estomac, on sentait bien qu’elle ne comblait pas le corps.
La nuit tomba rapidement. Elle fut calme. De nouveau les autres étaient partis très tôt. Le groupe de Riak se mit en marche découvrant la région que tout le monde appelait la grande forêt. Sur des pentes abruptes, les arbres vivaient en liberté. Seuls les charbonniers et les pèlerins du chemin de Diy y passaient. Ils avancèrent ainsi plusieurs jours sans voir d’autres choses qu’un gigantesque taillis parsemé de lianes. Le soir, ils se reposaient dans les bâtiments plus ou moins délabrés ou parfois dans une grotte. Heureusement le chemin restait bien tracé. De temps à autre, ils trouvèrent une branche coupée ou cassée, preuve du passage d’autres avant eux. Baillonde avait estimé qu’ils passaient au nord de la capitale. Le groupe des guerriers, comme Riak l’avait appelé, les distança au quatrième jour. Le soir venu, ils n’étaient pas à l’abri fait sous un grand arbre. Baillonde exprima le sentiment de tous : ils étaient soulagés de ne pas avoir à se cacher. La soirée n’en fut que plus gaie malgré le peu qu’ils eurent à manger. 
  Le jour suivant, ils trouvèrent leurs traces dans une grotte plus loin. Ils n’essayèrent pas de les rattraper. Chacun à son rythme, cela leur convenait. Au soir du septième jour, ils arrivèrent à un carrefour. Un chemin allait tout droit et un autre allait vers la droite. Ils firent une halte, examinant l’un et l’autre sentier, ne sachant lequel prendre. Baillonde se révéla incapable de dire où était le chemin de Diy. Le groupe des guerriers avait pris à droite. Riak avait relevé leurs traces, pourtant le chemin principal, à son avis, allait tout droit. Baillonde était pour continuer tout droit. Mitaou disait qu’elle était complètement perdue. Bemba soutenait Baillonde. Jirzérou était malade de toute cette forêt et voulait le chemin qui en sortirait le plus vite. Riak pensait comme Baillonde et Bemba que le chemin tout droit était le Chemin de Diy, pourtant son instinct lui dictait de prendre l’autre.
   - On va pas discuter jusqu’au retour de la princesse, dit Riak en sortant sa dague. Je vais la faire tourner sur un caillou et là où elle pointera nous irons…
   - Même si c’est en arrière ? demanda Baillonde.
   - Même si c’est en arrière !
Bemba avait été la plus rapide à dénicher un caillou adapté à ce qu’ils voulaient faire. Mitaou fit une invocation à la dame blanche avant que Riak ne la fasse tourner. Elle y mit toute sa force. L’arme tourna un bon moment avant de s’arrêter entre les deux chemins !
Riak jura entre ses dents. Elle allait recommencer quand elle perçut comme un mouvement :
   - Quelque chose ! dit-elle en se levant brusquement l’arme à la main.
Immédiatement tout le monde fut les armes à la main scrutant les bois.
   - Par-là, dit-elle en désignant le chemin de droite.
Ils se mirent à courir avant de plonger dans un taillis. Sur le qui-vive, ils patientèrent un moment avant de reprendre leur route devant le calme de l'environnement, supposant qu’un animal était passé. Ils marchaient l’un derrière l’autre, le chemin étant devenu étroit. Baillonde était en tête avec la clochette comme toujours et Riak fermait la marche. Le reste de la journée fut sans particularité. Le soir venu, ils surent qu’ils n’étaient plus sur le chemin de Diy. Pour être précis, ils n’étaient plus sur le chemin direct. Ils avaient marché sur l’ancienne trace. Le trajet actuel passait plus au nord. Ce vieux tracé se rapprochait de la lisière de la grande forêt, mais on l’avait presque abandonné depuis qu’il n'y avait plus de hameaux de charbonniers. C’est ce que leur expliqua la vieille femme toute ridée et presque aveugle qui s’occupait de l’accueil. Elle parlait tout le temps, souvent sans que personne ne comprenne ce qu’elle disait. Elle parlait même si personne ne l’écoutait. Elle se parlait, s’expliquant ce qu’elle devait faire et pourquoi. Dans le village, on l’appelait la “ cinglée “. Elle se plaignait des villageois qui ne lui donnaient pas assez pour accueillir et manger à sa faim. Elle parlait de ceux qui étaient passés comme ces drôles d’hommes hier qui étaient restés encapuchonnés toute la soirée, alors que des gens atteints de Woz, elle en avait vu des milliers. Ils devaient être très atteints avec beaucoup de honte en eux, à moins, à moins qu’ils ne soient que des faux malades. D’ailleurs elle en avait connu des faux malades et elle en avait même dénoncé parce qu’à cette époque, c’était pas comme aujourd’hui, il y avait un seigneur au village et il s’occupait bien d’elle. D’accord elle était jeune et belle et il s’intéressait plus à ce qu’elle avait sous la jupe qu’à ce qu’elle disait. Mais ce jour-là, il avait écouté quand elle lui avait parlé de ces gens qui ne se comportaient pas comme des malades. Il les avait fait arrêter et examiner. Eh bien, c’étaient des rebelles. Ces gens qui refusent encore le pouvoir des seigneurs. Mais tout cela, c’était bien fini…
Elle prit une respiration et reprit de plus belle sur son malheur de ne plus voir clair et d’avoir des douleurs partout. Riak se tenait toujours en retrait, laissant entre elle et la vieille assez de distance pour qu’elle ne puisse pas la voir distinctement.
Ils furent soulagés le lendemain de partir. Ils traversèrent le village qui se réveillait. Ils virent le château qui était en fait une maison forte un peu plus haut que les autres masures. Le village était le point d’échange entre les charbonniers et le reste du monde. Ensuite ils goûtèrent le silence du chemin. Dans son babil, la vieille femme leur avait décrit la suite de leur voyage. Ils savaient que la route serait facile pendant la matinée puis qu’elle monterait doucement pour passer un petit mont dont ils avaient oublié le nom. Ils pourraient se reposer à l’abri en haut, avant d’entamer la deuxième journée sans village. La suite de la route était plus dure. Les explications beaucoup plus confuses de leur hôte faisaient craindre un passage de rivière particulièrement difficile et d’autres difficultés dont la description était restée floue.
Arrivés le soir en haut du col, ils reconnurent que l’étape avait été facile. L’abri était une grotte aménagée. On voyait bien les traces des outils qui avaient été utilisés pour l’agrandir. Près de l’entrée, il y avait un foyer. Jirzérou et Baillonde allèrent chercher du bois. Riak fit le tour de la caverne. Elle avait été occupée récemment puisque les cendres étaient encore tièdes. Elle pensa au groupe des guerriers. Ils avaient dû être là la veille.
La soirée fut calme. La grotte fermait bien. Ils ne virent pas se lever l’étoile de Lex. Riak se réveilla dans la nuit. Elle écouta un moment la respiration des autres. Tout était calme. Elle était tendue. Le feu rougeoyait encore, éclairant la caverne d’ombres dansantes. Elle se glissa le long de la paroi vers la sortie. Elle avait la dague à la main. Elle bougea silencieusement une des planches qui fermaient l’entrée. Son pendentif vibrait doucement. Elle s’accroupit sous l’auvent de pierre. Le danger était là. Elle scruta la nuit étoilée. Le vent faisait bruisser les arbres. Une chouette hululait dans le lointain. Tout semblait calme. Elle ferma les yeux et prit son pendentif. Elle sentit le monde. L’esprit de Koubaye flottait non loin. À ses pieds dans une anfractuosité, un lézard la guettait. Plus loin, elle prit conscience des animaux qui se tenaient là dans le sommeil, la peur ou l’excitation de la chasse. “Manger !”... “Manger !”... Le message était clair et venait d’au-dessus d’elle. L’être se savait fort. Il sentait la présence des hommes. Il n’avait pas peur. Il en avait déjà rencontré et tous avaient fui. Riak entendit l’ours qui reniflait. C’était une bête énorme au ventre creux et à l'appétit insatiable. Ses pensées se dirigeaient vers elle. L’ours s’interrogeait. Était-ce une proie ? Riak murmura en elle-même, en assurant sa dague et en se préparant à attaquer :  
- Tu n’aimerais pas, je suis trop piquante...
L’ours grogna d’étonnement. Il ne comprenait pas. Il avait ressenti une pensée étrangère dans sa tête et une pensée de danger. Alors qu’il s'apprêtait à descendre, il hésita.
   - C’est ça, mon gros, réfléchis bien !
L’ours grogna à nouveau. Cela ne lui plaisait pas du tout. Il préféra faire demi-tour. Ce n’était vraiment pas une proie.
Riak écouta un moment les déambulations de l’ours qui s’éloignait. La pensée de Koubaye était claire. L’ours n’était pas le danger. Ce fut à son tour de grogner. Dans ce monde tout en ombre qu’elle ressentait en tenant son pendentif, elle vit les filaments de haine comme une traînée de brouillard sur le chemin. Son porteur était plus loin. Elle comprit que la nuit serait calme, mais demain...
Jirzérou se leva le premier. Il prépara des galettes dans la chiche lumière du matin. Quand Riak le rejoignit, il lui dit :
   - Le discours de la vieille était vrai. Jusque-là, ça a été facile.
   - Oui, mais je crains aujourd’hui...
Jirzérou jeta un regard étonné vers Riak :
   - Vous savez quelque chose, Bébénalki.
   - Je sens quelque chose.
Les autres arrivèrent sur ces entrefaites. Ils interrogèrent Riak sur ses paroles.
   - Je ne sais rien de plus, leur déclara-t-elle. Je sens du danger.
Quand ils reprirent le chemin, ils étaient sur le qui-vive. La route descendait en suivant la pente au sein d’une forêt touffue. La visibilité se limitait à voir jusqu’au prochain tournant. Ils avancèrent ainsi la matinée. Baillonde avait cessé d’agiter sa clochette. Riak lui avait dit qu’il valait mieux être discret. Elle les fit marcher sur les bords herbeux pour la même raison. Ils eurent rapidement les pieds mouillés de rosée.
En milieu de matinée, ils découvrirent une grotte qui avait servi de refuge à un groupe. Elle ne contenait rien de particulier. Riak se sentait nerveuse. Elle s’adressa aux autres à voix basse. Ils lui répondirent sur le même ton. En sortant de la grotte, ils progressèrent par à-coups. Riak ou Jirzérou allait jusqu’au virage suivant et appelait le reste du groupe si tout était normal.
Ils arrivèrent sans encombre au bord d’un ravin. Au fond coulait un ruisseau, allant de cascade en cascade. Riak ouvrait la marche quand elle sentit chauffer son pendentif. Elle s’accroupit brusquement provoquant la peur derrière elle. Jirzérou se glissa jusqu’à elle. Il lui murmura à l’oreille :
   - Qu’est-ce qui se passe ?
   - Mon instinct me dit qu’il y a du danger.
Un mouvement un peu plus loin, entre deux arbres, les mit en alerte. Ils n’étaient pas seuls. Un groupe avançait sur le chemin. La couleur des vêtements qu’ils apercevaient fit penser à des pèlerins.
   - Va dire aux autres de ne pas bouger. J’avance un peu. Rejoins-moi après !
Jirzérou se glissa en arrière, pendant que Riak, prudemment, avançait sur le chemin. Par un espace entre les arbres un peu plus loin, elle vit un peu mieux le groupe qui les précédait. Il progressait doucement. Elle eut le sentiment qu’ils portaient un des leurs. Son pendentif était chaud. Elle le prit en fermant les yeux comme la nuit précédente. Le monde devint ombres et tensions. La gorge était un lieu chargé des violences passées. L’endroit était idéal pour une embuscade. Elle se concentra sur le présent et vit les filaments de haine qui tissaient comme une toile d’araignée dans la vallée. Un des points de fixation était là, près d’elle. Elle fixa son attention sur lui. Elle vit l’ombre des hommes. Ils étaient tendus dans l’attente du signal. Leurs esprits étaient emplis de la volonté de tuer. Il y en avait d’autres plus loin. Les pèlerins allaient se faire massacrer. Jirzérou la rejoignit à ce moment-là. Elle lui montra où étaient les ennemis. Il acquiesça de la tête et se mit en mouvement. Agilement, il grimpa dans un arbre alors que Riak se déplaçait à terre. Quand l’homme entendit Riak, il était trop tard. Elle avait déjà lancé son geste. Quand il ouvrit la bouche pour crier, aucun son ne sortit de sa gorge. Un flot de sang lui inondait les bronches. L’autre buveur de sang se leva juste à temps pour se faire égorger par Jirzérou qui le retint pour atténuer le bruit de sa chute. Riak fit signe d’avancer à Jirzérou. Pliés en deux, ils avancèrent rapidement. Ils n’étaient qu’à un virage du groupe quand le signal retentit. Une dizaine de buveurs de sang se précipitèrent. Les pèlerines volèrent. Les armes à la main, le groupe fit face. Le combat s’engagea. Rapidement un des pèlerins fut tué, un autre blessé. Les survivants se groupèrent dos à dos. Les attaquants, largement supérieurs en nombre, se ruèrent en avant en hurlant. Ils ne comprirent pas ce qui se passait. La moitié d’entre eux agonisait avant qu’ils ne comprennent qu’un assaillant s’en prenait à eux. Riak, les cheveux au vent, leur fit l’effet d’une tornade. Si quelque uns continuèrent à s’en prendre aux pèlerins, la majorité tenta d’arrêter Riak, pour leur malheur. Les trois derniers rompirent le combat. Jirzérou en égorgea un, Riak rattrapa le deuxième, mais le troisième eut le temps d’atteindre les chevaux et de fuir au galop. Riak jura. Elle n’avait pas d’arc à portée de main.
Quand elle revint vers le groupe des pèlerins, elle découvrit les soldats du groupe qu’ils avaient déjà rencontrés. Un était mort, un autre ne valait guère mieux. Le troisième était blessé au flanc, un quatrième était à terre. Les deux autres se tenaient droit, regardant cette gamine aux cheveux blancs qui venait d’éliminer une douzaine de buveurs de sang avec une simple dague.
Riak dit à Jirzérou :
   - Va chercher les autres. Il y a un fuyard !
   - Mais qui es-tu ?
Riak se tourna vers l’homme le plus âgé qui venait de parler.
   - Deux morts, deux blessés et les autres qui vont revenir en force. Faut pas rester ici ! Vous n’avez pas le woz, n’est-ce pas !
   - Pas plus que toi, si j’en juge par ce que tu viens de faire. Mais qui es-tu ?
   - Disons une voyageuse.
L’homme la regarda en réfléchissant puis regarda ses compagnons et se lança :
   - Je suis Ubice. Nous sommes les Hommes Libres du Royaume. Je devrais même dire, nous sommes les derniers Hommes Libres du Royaume. Les seigneurs nous pourchassent sans cesse. Mais nous leur faisons payer chaque fois que nous pouvons. Le désir de se libérer du joug de l’envahisseur n’a pas disparu après la défaite. Mon père a participé aux combats. Il est un des rares à avoir survécu. C’est lui qui a organisé nos groupes. Depuis, nous luttons pour la liberté du Royaume et nous ne devons allégeance qu’au Roi, quand il reviendra.
   - Et qu’est-ce que vous faites sur le Chemin de Diy ?
   - Je viens d’aller voir un groupe près de Sursu et nous rentrions. Le Chemin de Diy nous permettait de voyager en toute discrétion. Mais aujourd’hui nous avons été trahis. Les buveurs de sang sont très forts là-dessus.
   - Les buveurs de sang ?
   - Oui, c’est ainsi qu’ils s’appellent eux-mêmes. C’est l’unité d’élite de l’armée des seigneurs. Ils ne craignent rien, ni personne, même pas les bayagas.
Ils furent interrompus par l’arrivée de Jirzérou et des autres. Baillonde demanda :
   - Qui est-ce ?
   - Des gens qui ne nous veulent pas de mal, répondit Riak. On ne peut pas rester ici. Le fuyard avait un cheval. Je ne sais pas de combien de temps on dispose, mais il ne faut pas rester ici.
Elle se tourna vers Ubice :
   - Où allez-vous ?
   - Nous repartons vers la forêt profonde. Après la gorge, nous avons un chemin secret.
   - On préfèrerait aller vers les canyons, répliqua Baillonde.
   - Le buveur de sang sera à Solaire d’ici la fin de journée. S’ils repartent tout de suite, on les aura sur le dos demain matin.
    - Vers où doit-on aller, demanda Riak à Baillonde ?
   - Solaire nous conviendrait mieux que la forêt, répondit-il.
   - Vous êtes fous, dit Ubice, vous allez tomber dans leurs bras. Ils vont vous massacrer. C’est une compagnie complète qui va monter de Solaire. 
Riak prit quelques instants de réflexion et dit :
   - Nous ne pouvons plus nous faire passer pour des pèlerins. Ils ont vu la couleur de mes cheveux. On est plus en danger encore que vous. Si on vous suit, c’est tous les Hommes Libres du Royaume qui sont en danger. On va vous aider à porter vos blessés jusqu’au chemin et puis nous suivrons chacun notre route.
   - Tu as les cheveux blancs et tes compagnes sont des soeurs. Tu fais donc partie du temple de la Dame Blanche ?
    - Non, elle est notre hôte, déclara Bemba. La grande prêtresse nous l’a confiée. Il nous faut la mettre en sécurité.
Ubice regarda Bemba avec étonnement :
   - Je crois qu’elle assure très bien sa sécurité, dit-il.
   - Normal, c’est la Bébénalki, surenchérit Jirzérou.
Ubice semblait de plus en plus perplexe. Il connaissait la grande prêtresse. Il l’avait rencontrée une fois. Elle jouait un jeu dangereux face aux seigneurs. Les Hommes Libres du Royaume bénéficiaient de facilité grâce à cela. Il savait son engagement pour les femmes aux cheveux blancs. Ces hommes avaient ainsi découvert et ramené Loilex dont on disait maintenant qu’elle pourrait devenir la prochaine grande prêtresse. Riak détonnait dans ce paysage. Quand il l’avait vu bouger la première nuit, il avait reconnu une “cheveux blancs”. Il avait pris ce qu’elle faisait pour de la danse. Aujourd’hui, il avait compris qu’elle s’était entraînée au combat. Il ne la voyait pas passer sa vie à prier. Elle se battait mieux que tous ceux qu’il avait rencontrés. Sa rapidité et sa précision faisaient d’elle une arme redoutable. Il aurait bien aimé l’avoir dans son armée, tout en sentant bien qu’elle faisait ses choix et qu’il n’en faisait pas partie. Quant au titre de Bébénalki, Ubice n’avait aucune idée de ce que cela recouvrait. Mais celui qu’on appelait Jirzérou avait une tête de fanatique quand il prononçait ce mot. Il fallait ménager Riak, pensa Ubice. Aujourd’hui, il fallait fuir mais demain, elle pourrait devenir une pièce majeure de son combat contre les seigneurs.
   - Tu as raison, dit-il à Riak, nous ne pouvons rester ici. Il y a plus bas, sur la route de Solaire, un reste de temple. Derrière démarre un vieux chemin oublié que tu reconnaîtras car il est bordé d’arbres de la même espèce. Suis-le, il te mènera près de Solaire.
Il fallut laisser les morts. Ubice et son compagnon valide portaient l’homme à terre. Il s’était cassé la jambe et les avait ralentis. Jirzérou aida celui qui était blessé au flanc. Une fois sortis de la gorge, Ubice et les siens grimpèrent sur une grande dalle de pierre. Arrivé en haut, Ubice sortit un appeau et envoya un signal. Quelqu’un lui répondit. Il se tourna vers Riak :
   - Les miens sont là. Bonne chance à vous. Nous nous reverrons ?
   - Peut-être ! Bonne chance à vous aussi, répondit Riak.  Que le tissage de Rma vous soit favorable !

dimanche 3 juin 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 54

Siemp ne disait rien. Pourtant Koubaye sentait son impatience. On avait donné des échasses à Résal. Il faisait ce qu'il pouvait. On sentait surtout son manque d'habitude. Le chemin était relativement facile. Malgré cela, Résal ne parvenait pas à tenir le rythme. Koubaye riait de le voir ainsi faire des tas de contorsions pour ne pas tomber. Il l'admirait aussi de réussir à le faire. Alors que le soleil atteignait son zénith, Siemp déclara :
   - On ne sera jamais arrivés avant le lever de l'étoile de Lex.
   - Je fais ce que je peux, répondit Résal d'une voix plaintive.
   - Je sais, dit Siemp, mais il vaut mieux prévoir maintenant. Je suis passé là, il y a longtemps. Je crois qu'il y a un abri de Oh’men pas très loin.
Koubaye intervint :
   - Ici, les Bayagas ne sont pas un danger.
   - Si tu le dis, je te crois. Mais il faut prévoir où on peut se reposer.
Ils reprirent leur marche. De loin en loin, on voyait ces troncs plantés qui servaient à mettre les échasses. Ils étaient entaillés de marches avec de petites plateformes pour pouvoir rechausser. Si pour Siemp et Koubaye, l'action était facile, Résal avait besoin de temps. Heureusement, il s'habituait. Sa marche devenait plus facile.
Le paysage était monotone. L'herbe rase s'étendait à perte de vue. Au loin on voyait quelques nuages de poussière signalant la présence d’un troupeau. Ils marchèrent ainsi jusqu'au soir.
Siemp fut le premier à repérer l'abri au pied d’un des rares arbres de la région. Son tronc était sec et noueux. Ses branches s’inclinaient sous les sens des vents dominants qui venaient de la steppe. L’abri était fait en pierres  sèches. Résal fut le premier à déchausser. Koubaye sentit sa joie à retrouver le sol. C'est lui qui portait la pierre. Il la posa sans attendre que les autres l’aient rejoint.
L'abri se composait d'une pièce unique. Il y faisait sombre. Sur la gauche, des banquettes de pierre couvertes de fourrage servaient de lit. De l'autre côté, les bergers avaient installé de quoi s'asseoir à côté d'un foyer. Siemp s'activa. Le puits était dehors. Résal fut chargé d'aller y puiser. Koubaye alla chercher de quoi faire du feu. Le stock de bouses séchées était rangé à l'extérieur. En transportant le combustible, il pensait au bois de sa vallée. Même si les bouses séchées ne sentaient rien, cela restait des bouses, alors que le bois des bûches avait des odeurs merveilleuses de pin ou de chênes. Il y pensait encore en ramenant les bouses à Siemp. Celui-ci avait déjà allumé le feu. Koubaye le  laissa faire. Il alla s'asseoir et commença à jouer avec le paquet contenant la pierre.
Le repas fut frugal.
   - Si on marche comme ça demain, on atteindra un village, dit Siemp.
   - C'est la voie directe ?
Koubaye avait demandé cela d'un air inquiet.
   - C'est la voie des voyageurs. Elle va de village en hameau. Elle est surveillée…
   - Les seigneurs la connaissent.
   - Bien sûr, répondit Siemp.
   - Alors il vaut mieux la quitter…
Siemp eut un sourire. Il se voyait, jeune, courant les steppes sans autres limites que son désir. Même nomades, les Oh’men avaient un territoire. À chaque saison correspondait pour eux, une région, et d'année en année, ils y revenaient. Siemp avait été différent. Il voulait tout voir, découvrir et parcourir le monde entier. Jeune, il avait parcouru tout le pays Oh’men. Plus âgé, il avait été engagé par Balima, et avec lui avait visité tout le royaume. Koubaye l'entraînait dans un monde qu'il ne connaissait pas. Le découvrir en retrouvant les routes de sa jeunesse lui donnait un sentiment de joie. Il posa quand même la question du pourquoi à Koubaye.
   - J’ai ouvert le coffret et écouté la pierre… il vaut mieux quitter les voies des seigneurs. Je sais que tu connais des chemins inconnus des autres. Nous les prendrons, et s'il y a besoin, nous les inventerons.
Dès que le jour se leva, ils partirent à pied, en portant leurs échasses. Koubaye les fit passer sur les rochers jusqu'à ce qu'ils soient assez loin de l'abri. Ce fut un itinéraire fatigant. Plusieurs fois ils durent sauter d'un rocher sur l'autre pour ne pas passer dans l'herbe. Les seules traces qui partaient de l'abri étaient des traces d’échasses sur la route de Friemp, village Oh’men où vivait un seigneur.
   - On est assez loin, dit Koubaye à Siemp. Maintenant guide-nous.
Siemp ne se le fit pas dire deux fois. Il donna une direction et partit d'un bon pas. Résal le suivit. Koubaye choisit de fermer la marche, profitant des deux traces pour mettre les siennes dedans. Son grand-père aurait été fier de lui s'il avait pu le savoir. Sauf pour un excellent pisteur, on ne voyait que la trace de deux hommes. Il leur fallut toute la matinée pour rejoindre un arbre à rechausser.
L'après-midi, ils couvrirent beaucoup plus de distance. Résal lui-même allait plus vite. Koubaye faillit rire en entendant la discussion entre les deux hommes. Siemp, pensant faire un compliment, avait fait remarquer à Résal qu'enfin, il marchait comme un vrai Oh’men. Celui-ci l'avait mal pris, mettant l'accent sur la multitude d'effort qu'il avait fait pour être là. Comme quoi, pensa Koubaye, même avec les meilleures intentions du monde, on ne se comprenait pas toujours.
Quand le soleil étalait leurs ombres sur le sol, Siemp leur dévoila un secret Oh’men. Non loin d'un arbre à rechausser, entre deux rochers, il dégagea une cache. Koubaye en fut le premier étonné. Il était passé à côté sans même la voir. Il y avait un abri de toile complet et quelques provisions.
   - Il manquera juste l'eau. Comme il n'y a pas de puits proche, il faut qu'on se rationne.
Avec les directives de Siemp, le montage de l'abri fut facile. Le vent changea dans la soirée, faisant grommeler Siemp. Il expliqua que les Oh’men classaient les vents suivant leur direction et leur puissance possible. Quand il venait des montagnes de fer, il restait doux. C'était le vent le plus facile. Il s'appelait Djou. Siemp prononçait Djou en faisant traîner la dernière syllabe. Par contre, celui qui venait de se lever était parfois simple brise parfois ouragan. On sentait le respect et une pointe de peur dans les parole du Oh’men quand il le nomma : Oh’Rane. S’il n'avait pas le statut d'un dieu, les Oh’men reconnaissaient qu'il avait sa personnalité et souvent lui faisaient des offrandes pour qu'il reste Oh’Rane sans devenir Oh’Raneka, le colérique. Quand il apparaissait, il pouvait bloquer la vie de tout le pays Oh’men. Les bêtes s’agglutinaient pour l'affronter au lieu d'aller brouter pour être bien grasses. Quant aux hommes, ils se terraient dans les abris. Oh’Raneka pouvait faire voler les cailloux, arracher les arbres, casser les troncs à rechausser. Les remparts des villes à l'est servaient plus à se protéger des humeurs de Oh’Raneka que d'une quelconque invasion.
Le lendemain matin, la colère de Oh’Rane ne s'était pas levée. Avant le départ, Siemp avait montré de loin un gros rocher qu'on ne voyait bien que du haut du tronc à rechausser. Au pied du rocher, sortait une petite source. Insuffisante pour les bêtes, elle suffirait à les désaltérer.
Forts de cet espoir, ils marchèrent vite. Siemp, comme toujours, fut le premier à y arriver. Koubaye le vit déchausser au vol et courir vers la base du rocher. Le temps qu'ils arrivent et qu'ils déchaussent à leur tour, Siemp avait déjà commencé à creuser pour dégager la source. Bientôt un mince filet d'eau coulait dans la cuvette que Siemp avait faite. Ils burent jusqu'à plus soif soir et mangèrent un peu. Ce fut un long travail de remplir l’outre. Ils le firent à tour de rôle pendant que les deux autres se reposaient.
Avant de repartir, Siemp donna une nouvelle direction. Ils marchèrent moins vite que le matin.
De nouveau quand le soir fut venu, Koubaye et Résal virent Siemp chercher des marques au sol.
   - Là ! dit-il, je vois la cache.
Les autres découvrirent l'endroit quand Siemp commença à le dégager.
   - Le vent devient plus fort, il faut bien ancrer l'abri. Si Oh’Raneka se réveille dans la nuit, nous serons bien contents de l'avoir fait.
Malgré le bruit du vent, Koubaye s'endormit rapidement. Il rêva, ou pas. Il ne savait jamais très bien à son réveil, s'il avait vécu la réalité ou si son esprit avait erré dans des lieux improbables. Cette nuit-là, il avait suivi une corde rouge et noire qui l'avait conduit dans une salle sombre. Des géants richement habillés discutaient. Ils parlaient de sang et de mort. Koubaye les reconnut. C'étaient les seigneurs des seigneurs. Puis il les vit rapetisser, rapetisser, rapetisser jusqu'à devenir aussi hauts que son pouce. Plus ils devenaient petits et plus ils s'agitaient, piaillant des ordres que personne n'entendait. C'est alors  que surgit une corde rouge vermillon veinée d'un noir intense et brillant. Comme un lasso, elle les attrapa tous, les liant jusqu'à l'impuissance.  Puis comme un cordage qu'on secoue pour le démêler, elle fut remuée en tous sens, occupant tout le champ de vision de Koubaye, ce qui le réveilla. Il avait le coeur qui battait fort.
Le vent dehors soufflait en fortes rafales, se calmant pour mieux hurler quelques instants plus tard. Koubaye l'écouta un moment. Puis comme toutes les nuits, il sentit l'esprit de Riak. Elle était sur le chemin de son destin. Il avait vu sa corde dans les mains de Rma devenir fil de chaîne. Après, le sommeil le prit.
Au lever du soleil, le temps était calme. Rapidement, Siemp et Résal plièrent l'abri et le cachèrent. Siemp mit les signes de son passage et de ce qu'il fallait pour que la cache soit complète. Ils avaient de l'eau et assez de provisions pour ce jour voire pour deux jours en se rationnant. Ils partirent avant que la chaleur n’arrive. Le terrain faisait des ondulations comme de grandes vagues. Bientôt ils ne furent plus que trois silhouettes perdues dans l'immensité de la plaine. En cette saison, l'herbe jeune et tendre commençait à remplacer celle qui avait séché pendant l'hiver. S'il neigeait peu, le froid pouvait être intense. Ils marchaient au milieu des longues tiges dorées qui déjà partaient en déliquescence, longeant les plages plus vertes des jeunes pousses assoiffées de lumière.
   - Avec toute cette herbe tendre, les troupeaux vont venir. Je ne serais pas étonné d'en voir un, leur déclara Siemp.
   - Chez nous, il y a les paroles-cris pour transmettre les nouvelles… mais ici, comment faites-vous ?
Siemp regarda Résal qui venait de parler. C'est vrai qu'il avait été étonné par le nombre de paroles-cris qu'il avait entendues. Chez les Oh’men, les choses étaient plus simples… et plus compliquées. Il y avait les nouvelles de la vie courante qui se contentaient de signes écrits comme ils avaient laissé sur la cache de l'abri et puis il y avait les grandes nouvelles comme les fêtes ou les guerres ou encore tout ce qui pouvait toucher tout le peuple Oh’men qui étaient annoncées par les tambours. La discussion s'engagea sur les mérites respectifs de l'une ou l'autre des attitudes. Koubaye humait le vent. Il sentait la poussière. Il ne dit rien pour ne pas déranger la conversation des deux adultes. Arrivé en haut d'une de ces vagues immobiles de la terre de Siemp, il s'arrêta pour  l'horizon. Il fut déçu. Il ne vit que l'immensité du paysage. Quand les deux autres arrivèrent, ils dirent comme lui. Cela dura quelques instants, puis Siemp prit la parole :
   - Je sens un troupeau. Les bêtes doivent ruminer sinon on verrait le nuage de poussière.
Il prit encore un temps, jeta en l'air quelques herbes sèches qu'il sortit de son sac, les regarda voler et ajouta en désignant une direction :
   - On va par-là !
Siemp ouvrit la marche. Au sommet de la montée suivante, ils virent le nuage de poussière fait par le troupeau. Ils l’observèrent un moment. Koubaye sentit les bêtes. Elles étaient calmes mais au caractère rugueux. Il y avait aussi des chiens. Quand il se focalisa sur le… les gardiens, il eut un ressenti de dureté. Le mot lui sembla trop fort. Ils pouvaient être durs car leur monde était dur, mais il y avait en eux de la fierté et de la ténacité. Chez Siemp, ces sentiments étaient moins forts. S’il avait gagné en capacité de s'adapter, il n'avait pas perdu sa ténacité. Si sa fierté était toujours présente, il avait aussi de l'admiration pour d'autres peuples. Le pays Oh’men était sa terre. Il n'était plus le centre du monde.
La rencontre se fit en milieu de l'après-midi. Les chiens furent les premiers à s'approcher. Quand ils furent assez près, Siemp siffla un air particulier. Les chiens remuèrent la queue en baissant un peu la tête. Ils vinrent renifler le bas des échasses et retournèrent vers le troupeau. Siemp expliqua à Résal que celui qui ne connaissait pas l'air des chiens avait intérêt à savoir courir vite pour leur échapper. Ces molosses savaient garder les troupeaux contre les loups et les ours. Leur fourrure plus épaisse que celle des moutons les protégeaient des morsures et des coups de griffes. Siemp continua son chemin vers les bêtes. Quand il vit les gardiens sur leurs échasses, il fit une série de gestes de salut auxquels ils répondirent par d'autres gestes.
   - Ce sont des gens de la tribu des Netfasses, dit Siemp. Ils sont en paix avec ma tribu.
Bientôt, ils furent à portée de voix. Un des gardiens siffla pour les chiens une mélodie d'ordres pour qu'ils arrêtent le troupeau. L'autre s'approcha de Siemp :
   - Tu es celui qui voyage avec des étrangers. Les seigneurs semblent très impatients de te retrouver. Tixetre, de la tribu des Roogs qui rentre chez lui, passe la nouvelle.
   - J'ai engagé la parole des Oh’men, sur des terres lointaines.
Koubaye regardait les Oh’men parler entre eux. Des gestes appuyaient chaque parole. Il pensa que les gestes disaient beaucoup. En n'utilisant qu'eux, les Oh’men pouvait discuter de loin. Le plus grand s'appelait Citem et son compagnon était sa conjointe répondant au nom de Fidge. Ils étaient les premiers à bouger leur campement pour profiter de la pousse. Le reste de la tribu allait suivre. D'ailleurs, conseilla Citem, Siemp serait avisé d'aller de troupeau en troupeau jusqu'aux campements d'hiver.
Le soir venu, tout le monde déchaussa. Sur les bêtes les plus fortes, Citem et Fidge avaient entassé leurs affaires. Ils montèrent rapidement l’abri qui se révéla assez grand pour eux cinq. La soirée fut agréable. Les Oh’men étaient heureux d’être ensemble et le fêtaient. Si Koubaye trouva qu’ils buvaient un peu trop de cet alcool qu’ils produisaient, il aima leurs chants. Ils étaient graves et profonds, parlant des choses simples mais vitales de la vie des nomades.
Le lendemain matin, Siemp eut un long entretien avec Citem. Pendant ce temps, Fidge préparait le repas du matin. Ils mangèrent rapidement et chaussèrent les échasses. Siemp après les signes d’adieu donna la direction : plein ouest.
   - Nous devrions rencontrer un autre troupeau à la mi-journée.
Les évènements se déroulèrent comme prévu. La rencontre fut brève. Le Oh’men désigna une direction à Siemp qui fit signe aux autres de le suivre. Koubaye nota qu’il prenait vers le nord-ouest. Siemp leur expliqua un peu plus tard, qu’ils allaient vers le grand troupeau. C’est ainsi qu’on appelait le regroupement des différentes familles. Ils allaient ainsi rencontrer le chef de la tribu des Netfasses. Ils y arrivèrent en fin de journée. Ils avaient vu bien avant la poussière soulevée par toutes les bêtes en mouvement. Ils furent accueillis par les chiens et les guerriers. Siemp savait ce qu’il avait à faire, heureusement pour eux. Il siffla la mélodie des chiens et par gestes répondit aux guerriers dont les arcs bandés les visaient. Un grand gaillard approcha et, après les salutations d’usage, les conduisit vers l’arrière du grand troupeau. Les abris se montaient quand ils arrivèrent près de la grande tente. Si Siemp et Koubaye déchaussèrent comme des Oh’men, il fallut aider Résal.
Ils entrèrent sous la tente. Le repas était en cours. On leur fit signe de s’asseoir, simplement. Ils se retrouvèrent avec un bol rempli de bouillie bien chaude entre les mains. Elle avait un goût épicé revigorant. Le brouhaha était joyeux. Pourtant personne ne leur adressa la parole. Ils regardèrent autour d’eux tout en mangeant. Des gens entraient et sortaient, chacun semblant vivre à son rythme. Koubaye remarqua le vieil homme qui mangeait lentement. Même s’il semblait absent, Koubaye savait qu’il les observait. Il était le vrai chef des Netfasses. Au moment où ils finissaient leur bol, le vieil homme terminait, lui aussi. Il fit un petit geste de la main. Toute de suite quelqu’un se pencha pour l’écouter. Le servant fit oui de la tête et se dirigea à grands pas vers eux. Il invita Siemp à s’approcher. Koubaye et Résal restèrent seuls dans leur coin.
   - De quoi parlent-ils ? demanda Résal.
   - Ils se saluent et chez les Oh’men, il faut y mettre les formes. Ils vont échanger des nouvelles, des petites, des grandes. Les plus importantes seront noyées dans un flot de banalités. Il faut savoir tendre l’oreille pour les reconnaître.
   - Et on repart quand ? Je suis crevé !
   - On repartira demain, je pense, quand Siemp saura ce qui nous attend et aura les chants codes pour la suite.
La conversation se prolongeait. La tente se vidait petit à petit avec la nuit qui tombait. Quelqu’un leur fit signe de le suivre. Il les conduisit à un abri. Résal se coucha rapidement, mais Koubaye ouvrit le coffret et se laissa aller à contempler la Pierre. De nouveau son esprit fut auprès de Rma. Il prit le temps de bien regarder ce qu’il se passait. La corde blanche de Riak servait toujours de fil de chaîne, d’autres cordes interagissaient beaucoup avec elle. En se tournant pour voir le fileur, il remarqua les cordes déjà prêtes pour le futur travail. Il les observa avec soin. Si certaines le firent sourire, d’autres l’inquiétèrent. Tout allait dépendre de comment Rma filerait le temps.
Le lendemain matin, Siemp était d’humeur joyeuse. Il leur expliqua qu’ils ne risqueraient rien pendant la traversée du pays Oh’men. Pourtant les seigneurs les cherchaient. Confinés dans les villages et sur les routes contrôlées, ignorant tout des chemins de traverse et des puits cachés, ils n’étaient pas une menace. Les coureurs, porteurs de nouvelles, étaient partis au pas de course prévenir de leur passage. Ils allaient avoir toute l’eau et toutes les provisions dont ils avaient besoin pour le voyage.
   - Reste un point noir, dit Siemp en se rembrunissant. Entre le pays des Oh’men et le mont des vents il y a le territoire du baron Corte et son surnom est : le boucher ventru. On dit qu’il est aussi mauvais qu’il est gras. Mais nous verrons là-bas. En attendant, marchons !