vendredi 29 juin 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 57

Après avoir quitté les Hommes Libres du Royaume, ils avaient progressé à marches forcées, sans s’arrêter avec la nuit. L’étoile de Lex s’était levée et brusquement la route s’était illuminée. Les ombres dansantes des bayagas  luisaient tout autour d’eux. Baillonde avait beau le savoir, Il n’arrivait pas à ne rien craindre quand il voyait danser les bayagas. Il marchait, comme les autres, la peur au ventre renforcée par l’idée d’un possible face à face avec les buveurs de sang. Riak fut la première à voir le temple. Ce n’étaient que quelques pans de murs envahis par la végétation. Ils prirent le temps de passer derrière le mur sans laisser de trace sautant de pierres tombées en morceaux délabrés. Mitaou s’était étalée par terre, écrasant les herbes, au grand dam de Bemba qui l’attrapa par un bras pour la relever immédiatement. Ils se regroupèrent derrière le mur. Jirzérou appréciait l’éclairage des bayagas. Il le fit remarquer, quand brusquement, il vint à manquer. Riak cria à mi-voix :
   - Silence tous ! Collez-vous contre le mur !
Leurs yeux s’habituèrent à la faible luminosité des étoiles. Ils entendirent se rapprocher des bruits de chevaux. Sur la route, derrière le mur, des lueurs dansèrent. Deux cavaliers passèrent. Le premier tenait un fanal.  Ils passèrent au trot. Le bruit avait à peine disparu qu’un autre son se fit entendre. Derrière le mur, ils se firent encore plus petits. Baillonde espéra qu’ils passeraient aussi vite que les premiers. Bientôt ils entendirent des bribes de conversation. Il était question de pistes, de combats, de morts et de blessures. Le groupe passa au petit trot.
   - J’pisse un coup et j’vous rejoins, dit une voix.
   - Draye, reste avec lui, répondit une autre.
Ils entendirent deux cavaliers mettre pied à terre. Il y avait le bruit des chevaux, le tintement des armes au moindre mouvement. Riak sentait Mitaou trembler de peur. Jirzérou avait sorti son arme. Riak avait pris sa dague en main. Les autres étaient de l’autre côté de la route. Il valait mieux attendre.
   - C’est ton premier combat ?
   - Ouais, répondit la voix de celui qui se soulageait. Et puis ya les bayagas. On ne les a pas vus.
   - On ne les voit pas toujours. Ces saloperies ne sont pas partout. T’as pas fait les nuits pendant tes classes ?
   - Si, mais si on a bien vu quelques lueurs, on les a jamais vus.
   - T’inquiète !  Ça s’agite mais c’est impuissant. Si tu cèdes pas à la panique, y se passe rien.
   - Ya mon cousin… il les a vus… depuis il a plus toute sa tête.
L'autre partit d'un grand rire méprisant.
   - Il était trop faible. Un buveur de sang, ça a peur de rien… t'as peur ?
   - Même pas ! J’ suis juste curieux.
   - Allez, les autres vont pas nous attendre pour leur faire la fête.
Riak les entendit remonter en selle. Leur lumière faisait s’agiter les ombres autour d'elle.
   - T’as vu… ya une trace près du mur.
Riak serra un peu plus sa dague en entendant les chevaux se rapprocher.
   - Sûrement un sanglier qu'a fait son nid, dit l'autre. Ne traîne pas !
En entendant les chevaux partir au galop, Mitaou soupira en s'effondrant.
   - Allez, allez, remets-toi. Ils sont partis lui dit Bemba.
   - Faut pas traîner, dit Baillonde. Faut avancer ! Plus on sera loin, mieux ce sera…
   - Mais fait nuit, se plaignit Mitaou.
   - T’inquiète, on va y arriver, dit Jirzérou. Riak va demander aux bayagas de nous éclairer…
Riak pensa que Jirzérou exagérait. Elle ne se connaissait aucun pouvoir sur les bayagas. Pourtant, il y eut un frémissement près d'un arbre qui devint comme un feu follet, puis un autre devant un autre arbre qui ressemblait fort au premier et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un chemin se trace dans la forêt. Ils échangèrent des regards interloqués mais se mirent en marche. Les lueurs étaient faibles mais suffisantes pour qu’ils ne trébuchent pas. Derrière eux, la nuit reprenait ses droits. Ils s’enfoncèrent ainsi dans une forêt de plus en plus dense.
   - J’en peux plus, se lamenta Mitaou au milieu de la nuit.
Les autres ne dirent rien. Ils partageaient son sentiment, Riak la première.
   - On doit être assez loin du chemin, pour être tranquille. On repartira au petit matin.
Ils s'installèrent comme ils purent. Riak avait pris la première garde. Baillonde devait lui succéder. Riak alla s'asseoir sur une vieille souche. “Surtout, ne pas s'endormir” fut sa dernière pensée consciente. Même assise, même en tenant son pendentif, elle n'avait pu éviter le sommeil.
La poitrine lui brûlait. Riak ouvrit les yeux. Les premières lueurs du jour filtraient à travers le feuillage. Avant qu'elle n'ait eu le temps de faire un geste, de puissantes mains l'avaient plaquée au sol. Elle se débattit, voulant saisir sa dague. L'homme était plus fort, plus lourd. Il la maintenait fermement.
   - J'ai la cheveux blancs, cria-t-il.
Riak comprit alors que tous avaient été faits prisonniers. Elle cessa de se de débattre, réfléchissant à toute vitesse sur ce qu'elle pouvait faire. Une voix déclara :
   - On tirera un bon prix de la cheveux blancs. Les autres sont inutiles. Tuez-les !
En entendant cela, Riak hurla de rage et dans sa colère déstabilisa l'homme qui la maintenait à terre. Il la rabattit tellement violemment au sol que des larmes lui échappèrent.
   - T’affole pas, ma belle, ça va aller vite…, dit l'homme avec un rire gras.
Baillonde hurla : “ NON ! “ en voyant son agresseur lever sa lame. Riak ferma les yeux sur ses larmes qui coulaient. En un éclair, elle vit tout ce que ses compagnons avaient fait et vécut la culpabilité de s’être endormie. Elle ne comprit pas tout de suite les bruits qu'elle entendait. Brutalement, l'homme qui la tenait, la lâchait, la laissant se redresser. Regardant autour d'elle, elle mit quelques instants pour donner du sens à ce qu'elle voyait. Une meute de molosses blancs venait de passer à l'attaque. Visant les gorges et les bras, ils avaient mis hors de combat tous ceux qui étaient armés, s'acharnant sur eux. Si les hommes n'eurent pas le temps de crier, le claquement des mâchoires et le bruit des os qu'on broyait fut insoutenable.
La meute partit aussi vite qu'elle était arrivée, laissant les témoins de la scène, pantelant au milieu des corps déchiquetés et démembrés. Riak regardait cela sans comprendre tout ce qui arrivait. Elle ramassa sa dague qui traînait à terre. Elle avait un peu la nausée à cause de l'odeur fade du sang et des corps éventrés. Manifestement, d'autres avaient dépassé ce stade. Elle entendit les spasmes de ceux qui vomissaient. Elle vit que Mitaou en faisait partie. Mais qui était l'autre ? Elle s'approcha pour découvrir la frêle silhouette d'un adolescent vomissant appuyé sur un tronc.
   - Qui t’es ?
Le jeune, entre deux spasmes, essayait de répondre sans y arriver.
   - J’suis… J’suis…
   - Qui étaient ces gars-là ?
Riak se retourna pour voir les autres.  Baillonde tenait son cou d'où perlait une goutte de sang. Jirzérou criait sa colère. Mitaou se remettait doucement. Bemba la soutenait. C'est elle qui avait posé la question.
   - On est des essarteurs… dit le jeune, entre deux hoquets. Mais c'était quoi ces chiens ? On n’en avait jamais vu.
   - Je n'en sais rien, répondit Riak. Moi non plus j'avais jamais vu cela.
    - Ce sont les serviteurs de la Dame Blanche, déclara Bemba.
Le jeune ouvrit de grands yeux.
   - C'est quoi cette histoire ?
   - Faut pas toucher à Riak, répondit-elle. D'ailleurs c'est parce que t'as rien fait que les chiens t'ont épargné…
   - C'est quoi, ton nom ?
   - Narch.
   - Bien, Narch, raconte ce qu’il s'est passé.
   -   Mes parents m'ont envoyé chez mon oncle. C'est… c'était un essarteur. Chez moi, on pouvait pas nous nourrir. Ici au moins on avait à manger, même si le travail est dur. Les seigneurs ne nous aiment pas. Mais comme tout le monde, ils ont besoin de charbon de bois. Treïze, le chef, nous montrait ce qu'on avait le droit de couper. Après, on en faisait du charbon. De temps en temps, on essartait un voyageur ou deux…
   - Vous quoi ? demanda Baillonde.
   - On essartait quoi ! On les dévalisait et puis, un coup de hache ou de couteau bien placé et on les enterrait…
   - Et t'en a essarté combien ? demanda Jirzérou.
   - MOI ? Aucun, répondit Narch. Je ne fais que surveiller les affaires.
   - T'es du coin, alors…
   - Oui, notre campement est un peu plus bas. Treïze a vu des lumières cette nuit en allant pisser. Il a pensé à des voyageurs perdus, cause que les bayagas les auraient paniqués. On s'est mis en route avant l'aube… et puis les chiens sont arrivés…
Les larmes se mirent à couler sur les joues de Narch. Il était seul. Vu la colère qu'il sentait dans le groupe, il allait sûrement mourir.
   - J’connais tous les chemins. Vous êtes perdus. J’vous emmène où vous voulez,  sans passer par les routes où ya des seigneurs.
Riak baissa sa dague, regarda vers Baillonde et vers Jirzérou et dit :
   - D'accord, mais au moindre faux pas, t'es mort. En route !
 Narch marchait devant, suivi de Jirzérou qui le surveillait avec des envies de meurtre dans les yeux. Les femmes suivaient et Baillonde fermait la marche. Il remarqua que leur guide suivait le vieux chemin toujours bordé des mêmes arbres. Narch avait tenu à passer par son campement pour récupérer ses affaires. Il les avait étonnés en cherchant l'argent que Treïze cachait. Baillonde avait trouvé l'idée excellente. Il avait proposé qu'ils s'habillent en essarteur. Il pensait que c'était le meilleur moyen de passer inaperçu.
Ils mirent deux jours pour arriver à Solaire. Là, malgré les protestations de Jirzérou, Baillonde et Narch allèrent acheter des provisions et des affaires. À leur retour, Baillonde raconta comment Narch avait bien joué son rôle, le présentant comme un nouveau compagnon. Il avait moins apprécié quand Narch avait ajouté qu'il était un peu demeuré et que Treïze préférait que ce soit lui qui traite pour les courses. À ce moment-là, Narch avait sorti la bourse qu'il avait prise au camp. Treïze croyait être le seul à savoir où il la cachait. Narch l'avait vu faire un jour et ne s'en était pas vanté. Treïze la donnait à celui qui allait aux provisions. Gare à lui s'il ne ramenait pas le compte exact. Les commerçants le savaient et jouaient le jeu. Tout le monde savait qu'il valait mieux ne pas mettre Treïze en colère. Pendant que Narch négociait, Baillonde s'était trouvé chargé de tout. Narch n'était venu à son aide qu'après leur sortie de la ville.                     
C'était un bon travestissement. Ils marchèrent ainsi sur les routes. Les gens se moquaient d'eux, de loin. Six hommes transportant hâches et scies imposent le respect même si on ne les aime pas. Bemba avait accepté de se couper les cheveux courts. Il ne restait que Mitaou et Riak pour avoir les capuches rabattues cachant en partie le visage. Le plus difficile avait été d'accepter l'odeur de leurs frusques. Cela éloignait même les seigneurs. Baillonde avait retrouvé ses repères. Narch et lui souhaitaient gérer les rares contacts avec les gens. Ce fut une période plus calme. Ils dormaient à la belle étoile. Aucune auberge n'acceptait les essarteurs. Riak, Bemba et Mitaou pouvaient ainsi vivre plus tranquillement. Seul Jirzérou était tendu. Il mettait encore en garde contre Narch. Au milieu d'une journée de marche, ils arrivèrent près d'un lac. Baillonde annonça avec un grand sourire :
   - Voici la porte des canyons… On n'est plus très loin de notre but.
Ils installèrent le campement de l'autre côté du lac. Le coin était sauvage et discret. Baillonde, débarrassé de ses oripeaux d’essarteur, partit discrètement pour le village. Arrivé au temple, il présenta la marque de la grande prêtresse. On le conduisit auprès de la mère supérieure. Leur conciliabule dura un moment.
Quand il revint au camp, il expliqua que le guide serait prêt dans deux jours. Puis, sous prétexte de message de la grande prêtresse pour Riak, ils s’éloignèrent.
   - Je pense qu'il faut rester prudents et ne dire aux autres que ce qui est nécessaire. Il ne faut pas sous-estimer les seigneurs. Ce qu'ils ne savent pas, ils ne pourront pas le dire. Le guide est une sœur de Nairav. Elle nous attend depuis un moment. Elle aura des ânes pour porter nos affaires. J'irai la rejoindre et nous commencerons la route à deux.
   - Et nous, quand vient-on ?
   - La Grande Prêtresse préfère que tu y ailles seule…
Riak encaissa la nouvelle. Elle dit à Baillonde :
   - Je rejoins la guide où ?
   - Après le village, un pont enjambe la rivière. Sois là, dans deux jours quand le soleil se montrera. Laisse les autres au camp. La Grande Prêtresse enverra ses instructions pour eux.
   - Bien, j'y serai. Et toi, tu ne restes pas ?
   - Non, il faut que j'écrive mon rapport pour la Grande Prêtresse.

Riak admira Baillonde. Il savait écrire. Elle se dit qu’elle aussi un jour, elle apprendrait. Elle rentra seule au camp. Baillonde était déjà reparti vers le village.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire