jeudi 31 janvier 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...74

Dans la capitale, la vie suivait son cours. On y continuait les fêtes et, en cette saison, la chasse battait son plein. Kaja était régulièrement invité par un équipage ou un autre. Il aimait cette course à travers bois. La traque du gibier était un jeu de guerre. Kaja aimait ce jeu. Il y avait la contrepartie. La chasse à courre était aussi une bonne raison de s’approcher discrètement de l’un ou de l’autre et de mener ses affaires. C’est là aussi qu’il forgea sa réputation d’incorruptible. Nombreux furent ceux qui, à mots couverts, lui proposèrent des affaires juteuses. Par contre, rares furent ceux qui surent à combien d’attentats il échappa. Depuis l’attentat avec les bayagas, Selvag avait imposé quatre hommes à Kaja.
   - C’est votre garde d’honneur. Vous êtes le chef de la police et vous devez avoir une garde d’honneur.
Kaja s’était laissé convaincre et il devait reconnaître que ses hommes surentraînés étaient les meilleurs. Aucun de ceux qui avait voulu attenter à sa vie n’avait réussi. Ils s’étaient même battus victorieusement à cinq contre plus d’une dizaine de malandrins. Les corps avaient été vus par de nombreuses personnes. Dans la pègre de la capitale, plus personne ne voulait s’attaquer à Kaja. À un encapuchonné dans une taverne sombre du port qui cherchait des hommes de main, on avait répondu :
   - On va te trouver ceux que tu cherches sauf si c’est pour Sink...
Les mages et les sorciers locaux le disaient protégés. S’attaquer à Sink, c’était s’attirer le mauvais œil…
Par contre, la guerre des clans faisait rage. Bien sûr, officiellement, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Reneur et Gérère agissaient pour le bien du royaume. Derrière la façade, les couteaux étaient tirés. Kaja avait dû intervenir pour constater la mort de plusieurs barons de second rang. Maintenant, personne ne sortait sans sa garde. Les plus prudents avaient regagné leur terre.
   - Ça va mal finir, disait Selvag à Kaja. La guerre civile n’est pas loin.
   - Ils n’oseront pas, répliquait Kaja.
   - Pas encore, colonel, pas encore…
   - Non, Selvag. L’équilibre des forces est trop important. Gérère tient l’armée. Les généraux sont ses alliés. Quant à Reneur, son frère dirige les buveurs de sang….
      - N’empêche, mon colonel, le moindre problème et on s’égorgera dans le palais...
   -Tu as peut-être raison. La réputation de la police est encore assez désastreuse pour qu’on la considère comme une force négligeable, mais on va y remédier.
Kaja avait fait partir des ordres secrets pour tous les postes. Sous prétexte d’une crainte de soulèvement du peuple, les policiers devaient être prêts à intervenir et à appliquer les ordres. Sous le sceau du secret, il avait laissé entendre à ses plus fidèles que certains barons étaient impliqués dans le complot. Bientôt sa stratégie commença à porter ses fruits. Il avait appris les mouvements des buveurs de sang avant que le général n’en parle. Il savait même leur destination. Lors d’une réunion de son état-major, ils avaient envisagé toutes les cibles possibles. Kaja était persuadé que le général cherchait la “cheveux blancs”.
   - Elle doit avoir des appuis sérieux, pour qu’il mobilise autant d’hommes, avait fait remarquer un des présents.
   - Les hommes libres du Royaume ont dû la récupérer.
   -  Ils ne sont pas assez nombreux, avait dit Selvag. Il a dû trouver le refuge de la résistance pour faire venir autant d’hommes. Depuis toujours, le général veut briller et voir son nom rejoindre ceux des grands de l’époque de la révolte.
Kaja s’était étonné. Dans tous les rapports de police, on ne signalait que de petits groupes capables d’action de commandos, aucune troupe d’importance. La réunion s’était finie sur le constat que le général souhaitait tellement une victoire éclatante qu’il en faisait trop.
En ce jour-là, Kaja avait d'autres problèmes. Il était l'objet de la chasse… Invité par un des fidèles soutiens de Gérère, il s'était trouvé entouré d'un aréopage de jeunes filles bonnes à marier. Chacune essayait de se placer au plus près de lui. Il avait été sauvé une première fois par le début de la traque et, parti au galop, il avait réussi à semer toutes les poursuivantes. Comme souvent, il avait perdu la chasse et profitait de ce temps pour réfléchir. Ses gardes donnèrent l’alerte. Quelqu’un venait. Ils étaient à l’orée d’une clairière et ils virent déboucher, dans la lumière, Jobau et un autre baron. Leu chevaux étaient au trot et on entendait qu’ils discutaient. Kaja s’avança pour le saluer. Jobau, en le voyant, partit d’un grand éclat de rire.
   - Alors Baron Sink, on fuit devant l’ennemi ! Il faut dire que cette horde de femelles en rut avait de quoi faire peur...
Kaja prit le parti de rire aussi.
   - Effectivement, elles étaient un peu trop nombreuses à mon goût…
   - Je crains, mon cher Sink que vous ne soyez dans la même situation que moi. Mon père a décidé qu’il fallait que je me marie… et je l’ai entendu discuter de quel parti serait bon pour vous…
Kaja fut atterré par la nouvelle. Il ne se voyait pas avec femme et enfant. Jobau repartit d’un grand éclat de rire.
   - Ne faites pas cette tête-là, mon cher Sink. Je vais vous donner un conseil. Choisissez-en une… et faites traîner en longueur… ou poursuivez plusieurs lièvres à la fois…
Jobau remit son cheval au trot et partit en riant :
   - Bonne chasse, Baron Sink !
Kaja laissa Jobau s’éloigner. Un de ses gardes attira son attention :
   - La chasse est à l’ouest, mon colonel.
   - Alors rejoignons-la, répondit Kaja en mettant son cheval au trot.
Il espérait qu’avec le groupe d’acharnés qui poursuivaient la bête, il aurait un peu de paix. Il remontait une allée quand il y eut un grand bruit de feuilles sur sa droite. Il vit arriver un cheval emballé, monté par une cavalière qui peinait à rester en selle. Kaja se lança à sa poursuite, encadré par ses gardes. La course poursuite dura de longues minutes. Un des gardes réussit à attraper les rennes pendant que les autres encadraient le cheval. Kaja admira le hongre de la jeune femme. Bien qu’épuisé, il avait le port fier des bêtes de caractère. Sa cavalière, le menton haut, avait le visage hautain des gens bien nés. Kaja lui demanda :
   - Pas de bobo ?
La jeune femme, plus adolescente que femme, le toisa du regard en l’examinant de haut en bas.
   - J’aurais fini par l’arrêter.
   - Je n’en doute pas, Demoiselle. Mais parfois le meilleur des cavaliers peut chuter.
   - Je ne suis jamais tombée !
Kaja sourit devant son arrogance. Leur dialogue se poursuivit un moment. Elle avait perdu la chasse depuis un bon moment et son cheval s’était emballé en entendant des bruits dans les buissons. Elle racontait ces événements avec un air de défi qui amusait Kaja. Elle devait effectivement être bonne cavalière pour maîtriser un tel cheval mais pas encore assez pour faire face à ce genre d’incident.
   - FLÈCHE !
Le cri fit réagir Kaja et ses gardes. Les armes étaient prêtes et jaillirent comme des éclairs de métal. Avant qu’une autre parole soit dite, Kaja avait détourné la flèche, deux gardes avaient décoché les leurs et le hongre se cabrait. Quand l’alerte fut passée, Kaja fit le tour de la situation. Deux gardes poursuivaient l’archer, la demoiselle était par terre et le hongre avait pris la flèche dans un postérieur. Il sauta à terre pour aider la jeune femme à se relever. Elle refusa d’un air de colère qui fit sourire Kaja. Elle avait du caractère. Elle allait se lancer dans une diatribe quand son cheval qui boitait, s’écroula au sol en hennissant. Elle le regarda sans comprendre. Elle regarda sa monture être agitée de soubresauts et retomber dans une immobilité de mauvais aloi.
   - Qu'est-ce qui se passe ?
Kaja examina le hongre. Au niveau du mors, il vit une espèce de mousse rosée. Un de ses gardes était à côté de lui.
   - Poison !
   - Oui, répondit Kaja.
La jeune femme regardait la scène sans comprendre et puis d’un coup, elle se mit à crier :
   - La flèche ! La flèche ! Ils ont voulu me tuer !
Kaja la regarda :
   - Qui a voulu vous tuer ? Qui êtes-vous ?
   - Les hommes de main de Gérère… je suis sûre que ce sont eux !
   - Mais qui êtes-vous ?
   - Je suis Mahar !
   - Mahar ?
   - Oui, Mahar, la nièce du vice-roi.
   - Du baron Reneur ?
   - Bien sûr ! répliqua Mahar, pas celle de cet imposteur de Gérère.
Tout en secouant ses habits, elle se lança sur une diatribe sur les ennemis de son oncle et sur l’incurie de la police, et de ce baron Sink qui n’était même pas capable de protéger les gens…
Kaja eut du mal à ne pas rire. Il se retint, pensant qu’il la vexerait s’il se le permettait. Elle oscillait entre l’enfant et la femme. Cela le toucha plus qu’il ne le voulait. Il lui proposa de la raccompagner.
    - Heureusement que vous étiez là…, lui dit-elle avec un sourire charmeur.
Elle fut interrompue par le retour des gardes.
   - Il est mort !
   - J’avais demandé vivant.
   - Oui, mon colonel, mais il s’est piqué lui-même avec une de ses flèches quand on l’a rattrapé...
   - Bien, Maeste. C’est comme cela… Ramenez le corps. On verra ce qu’on pourra en tirer.
Il se tourna vers Mahar :
   - Votre cheval est mort. Permettez que je vous en prête un pour vous raccompagner.
Kaja fit signe à Maeste de donner son cheval et de monter en croupe derrière un des autres gardes. Ils se mirent en marche tout en parlant. Kaja apprit qu’elle suivait la chasse du baron Sharav quand elle s’était perdue. Sharav était un ami proche du père de Mahar. Son domaine jouxtait celui de Khusug où avait lieu la chasse que suivait Kaja. Pendant que Kaja dirigeait leurs chevaux vers le château de Khusug, Mahar continuait à parler de sa vie. Il apprit par elle beaucoup de détails sur la vie de la noblesse féminine. Mahar n’aimait pas les contraintes et, sans un père qui lui cédait tout, elle aurait dû encore attendre pour participer à une chasse. Elle en avait assez d’attendre. N’était-elle pas assez grande et assez mûre pour faire comme toutes ces autres pimbêches qui se pavanaient en chassant le mari? Aujourd’hui, elle avait obtenu d’accompagner son père à cette chasse. Il lui avait fait promettre de rester près de lui. Les événements en avaient décidé autrement. Tout à l’excitation de la poursuite, son père avait galopé, et son cheval n’avait pas suivi le rythme. Puis il y avait eu ces bruits étranges dans les buissons qui l’avaient fait s’emballer. Ce n’est qu’en vue du château qu’elle dit :
   - Ah, par l’Arbre sacré, je ne vous ai pas demandé votre nom. Je manque à tous mes devoirs.
   - Moi aussi, chère demoiselle Mahar, j’ai manqué à tous mes devoirs, je ne me suis pas présenté.
Il allait décliner son identité quand un groupe de cavaliers se précipita sur eux au grand galop. Immédiatement les gardes de Kaja se préparèrent à un affrontement. À quelques pas d’eux, ils stoppèrent sans avoir donné de signe hostile. Le visage rouge, un homme s’adressa à Mahar presque en criant :
   - Mais où étais-tu passée ? J’allais faire organiser une battue pour te retrouver.
   - Comment cela où j’étais passée ? Tu pars au grand galop, tu me laisses toute seule sans garde, mon cheval s’emballe, on veut me tuer et tu me disputes ! C’est toi qui devrais t’expliquer.
L’homme était devenu blanc en entendant la dernière partie de l’explication. Il balbutia presque :
   - Oui, cria presque Mahar, sans l’intervention de ces gens, à cette heure je serais morte…
Kaja prit la parole :
   - Tout va bien, Baron Janga, votre fille n’a rien, l’agresseur est mort et nous sommes là.
Le baron Janga, bien connu pour ses faiblesses envers sa fille, regarda Kaja et le reconnut. Kaja put admirer ses efforts pour garder un visage avenant.
   - Je vous dois des remerciements, Baron Sink, pour vous être occupé de ma fille.
   - Ce fut un plaisir de lui venir en aide. Vous savez comme nous aimerions que la tranquillité règne dans le pays...
Mahar regarda Kaja en rougissant, pensant à tout ce qu’elle avait dit sur la police et les policiers.
   - … Il y a tellement de malfaisants de nos jours qu’il est parfois difficile d’être partout. Mais voyez, continua Kaja en montrant le corps sans vie de l’agresseur, pour nous aussi la chasse a été bonne.
Le baron Janga manœuvra pour aller voir le cadavre, sans manifester la moindre émotion. Il interrogea Kaja sur ce qui s’était passé. Kaja se fit un plaisir de souligner l’emploi du poison, en ajoutant que la flèche avait frôlé sa fille. Le baron Janga l’invita à venir au pavillon de chasse pour se rafraîchir. Kaja déclina l’invitation et ajouta :
   - Maintenant qu’elle est avec vous, elle ne risque plus rien, n’est-ce pas ? Nous allons continuer notre mission. Il y a une autre chasse non loin d’ici et il est important de voir que tout s’est bien passé…
   - C’est bien dommage, Baron Sink, intervint Mahar avant que son père n’ait pu répondre. Vous passerez bien au château, ce sera un plaisir que de vous revoir, n’est-ce pas, Père ?
La baron Janga devint presque livide mais n’osa refuser. La bienséance lui interdisait. Après avoir fixé une date, les deux groupes se séparèrent.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire