dimanche 28 février 2016

Les mondes noirs : 30

Karabval observait encore une fois le temple. Cela faisait des jours que tous les soirs, il venait sur ce haut mur pour regarder la masse imposante du temple et de ses dépendances. Les goulques et les gardiens suffisaient à décourager tout le monde. Il n'était pas tout le monde. C'est ce qu'il se répétait pour s'encourager. Apprendre que Touasmi avait réussi était aussi un puissant stimulant. Comme tous les soirs, il vit arriver le vieux prêtre. Il ne savait ni son nom ni son rang. Il le voyait sortir quand le soleil était bas sur l'horizon et rentrer une fois la nuit tombée. Le vieil homme montait la pente qui menait à la petite porte latérale, celle que personne n'utilisait à part lui, quand il glissa. Répondant à une intuition, karabval se précipita pour l'aider. Le vieil homme se laissa aider. Karabval se posa un instant la question de savoir s'il agissait bien. Le vieux prêtre, avec une force qui étonna le jeune mâle, lui prit le bras en disant d'une voix éraillée :
- Viens, entrons !
La peur s'insinua dans l'esprit de Karabval. Il sentit le piège. Avant qu'il puisse se dégager, un gardien et une goulque apparurent non loin. Le vieux prêtre fit un signe au gardien qui s'inclina et s'éloigna. Karabval vit la goulque renifler son odeur. Elle gronda sourdement avant de suivre son gardien.
 - Parfois, ils en font trop, commenta le vieux prêtre.
Ils passèrent la porte, bras dessus, bras dessous. Un gardien ouvrit et ferma sans rien dire. Toujours fermement entraîné par le vieil homme dont il sentait la force, Karabval ne savait quoi penser. Il mémorisa les couloirs, comme il mémorisait tous ses trajets, sans y faire attention. Ils marchèrent ainsi un moment croisant différentes personnes qui tous s'arrêtèrent pour saluer le vieux prêtre. Karabval s'inquiétait de plus en plus. Il devait être maintenant au

ur du temple, à la merci de quelqu'un dont il ne comprenait pas les intentions.
- Entre, lui dit le vieux prêtre en soulevant une tenture.
Karabval entra d'autant plus vite qu'il entendit le glapissement d'une goulque non loin de là. Il y faisait complètement noir. Derrière lui, le vieux prêtre laissa retomber le lourd tissu, supprimant le peu de lumière. Karabval avait entraperçu quelques étagères couvertes d'objets qu'il n'avait pas eu le temps d'identifier.
- Dès le deuxième jour, les goulques avaient repéré ta présence. Tu as de la chance que je t'aie attendu.
Karabval fut étonné de ces paroles.
- Vous m'avez attendu ?
- Crois-tu que ton mentor soit le premier à envoyer ses jeunes mâles chez les autres ?
Karabval n'avait jamais pensé à cela.
- Alors je ne suis pas le premier.
Cela fit rire le prêtre. Dans le noir, cela avait un côté angoissant.
 - Que sont devenus les autres ?
 - Certains ont rencontré les goulques avant moi, d'autres n'ont pas survécu à l'épreuve...
- L'épreuve ?
- Oui, celle que tu vas passer, ricana le vieux prêtre.
- Et si je refuse, dit Karabval en dégageant son épée.
Seul un rire qui s'éloignait lui répondit. Il resta un moment immobile, essayant de repérer où était l'entrée. Il fit un pas dans la direction qu'il estimait la bonne. Il se heurta à un obstacle bas, faisant un bruit de frottement qui le fit s'immobiliser. Il écouta longuement. Les sons étaient lointains. Le temple bruissait. Personne ne semblait réagir au boucan qu'il avait fait. Il utilisa son épée pour tâter le terrain devant lui. Il pensa qu'il fallait qu'il trouve un mur. Une fois au contact de la paroi, il arriverait à trouver la sortie. Là ce serait une autre histoire. "Mais une chose à la fois ! " pensa-t-il. D'obstacle en obstacle, il avança. Il toucha enfin un mur. Vint la question de la direction. Il tata son amulette comme si elle pouvait l'aider. Il allait prendre à gauche quand un bruit le fit sursauter. Cela lui évoqua le raclement d'une griffe sur le sol. Il prit à droite pour s'en éloigner. Une main sur le mur et l'épée dans l'autre, il avança plus vite. Le noir était toujours aussi profond. Ses pas, qu'il essayait de faire aussi discrets que possible, lui semblaient aussi bruyants que les tambours lors des fêtes. Bientôt il eut l'impression de marcher dans un couloir. Il connut la peur. Les paroles du vieux prêtre lui revinrent à la mémoire. Allait-il survivre à l'épreuve ?
Maintenant il touchait les deux bords du tunnel qui continuait à se rétrécir. Il en était à marcher en crabe quand il arriva dans une pièce. Il prit d'un côté, touchant encore le mur. Il fit un pas, puis deux. Son pied heurta une masse souple qui se mit à gronder. Karabval fit un bond sur le côté. Une goulque !
   - Je serais toi, je n'énerverai pas Ruegos. Il a beau être vieux comme moi, il a encore les crocs solides.
La voix éraillée du vieux prêtre le fit sursauter. Karabval entendit le choc des silex et vit les étincelles à quelques distances de lui. Un brasero se mit à jeter quelques lumières. Il était dans une grande pièce au plafond bas. Deux piliers la séparaient. Il se retourna. Une goulque mâle au poil blanchi se tenait dans un renfoncement de la paroi. Bien que son mufle soit posé sur ses pattes avant, il ne quittait pas Karabval des yeux. Près du brasero se tenait le vieux prêtre.
- Si tu es là, c'est que tu as choisi l'épreuve.
- Ai-je le choix ?
- Oui, tu peux préférer discuter avec Ruegos.
Katabval haussa les épaules. Il rengaina son épée.
- Que dois-je faire ?
- Toi, presque rien. Simplement, je vais faire une cérémonie.
- Je veux en savoir plus.
Le vieux prêtre resta un moment immobile. Il réfléchissait. Ruegos eut un glapissement doux.
- Oui, je sais. Tu as sûrement raison, dit le vieil homme à la goulque.
Il se tourna vers Karabval.
- Tu as de la chance. Mon temps est compté. Je vais t'expliquer ce que j'attends de toi.
Le vieux prêtre s'assit sur un tabouret. Il commença son récit. Il était l'ancien grand prêtre. Il avait été évincé par le parti du nouveau grand prêtre. Depuis il voulait se venger. Il avait mis des années à préparer ce qu'il allait faire. Puis il avait attendu des années avant de pouvoir sortir comme il sortait. Le nouveau grand prêtre, cet imposteur se battait maintenant avec ses anciens alliés. Dans le temple, il existait plusieurs factions soutenues par différents clans. Le clan bleu était plutôt de son côté à son époque. Il avait déjà utilisé d'autres jeunes mâles d'autres clans, comme le orange ou le rouge, sans qu'ils survivent. Aujourd'hui les augures étaient favorables, et Karabval était du clan bleu. Le vieux prêtre ne cherchait pas à tuer mais voulait que sa vengeance s'accomplisse.
- Quelle vengeance cherches-tu ?
- Que le pouvoir leur échappe et que cela les détruise comme je l'ai vécu et même pire.
- Quel est mon rôle dans ton plan ?
- Tu seras celui par qui les choses arriveront.



Le souvenir de la cérémonie le réveilla. Il souffla bruyamment. Le cauchemar était récurrent. Ce souvenir était le pire de sa jeunesse. Il avait tellement souffert. Le vieux prêtre l'avait attaché sur une pierre. Karabval s'en rappelait comme si les événements étaient arrivés hier. Il se souvenait du contact de la pierre froide sur sa peau nue. La goulque s'était enfoncée dans son recoin en émettant de petits glapissements craintifs quand le vieil homme avait jeté des herbes sur les braises. Une fumée dense et plutôt âcre avait envahi la pièce. Karabval toussa un moment et puis commença à se sentir nauséeux. Quand son estomac se mit à se révulser, il tira sur ses liens sans pouvoir bouger. Même sa tête était entravée. Le prêtre, sans s'occuper de ce qu'il vivait, dessina sur son corps. Karabval ne pouvait voir. Il en sentait toute la sinuosité. Le doigt parcourait son corps suivant un trajet anguleux. Il perdit la notion du temps. Bientôt il eut la sensation qu'on le brûlait. Partout où était passé le doigt du prêtre, sa peau semblait cuire. La douleur devint intense. Le prêtre chantait et karabval criait, puis il hurla. Tout semblait se confondre dans un brouillard orangé, pulsant des ondes douloureuses dans tout le corps. Enfin tout devint noir…

- Oui, Ruegos, il a l'air d'avoir survécu. Oui, je sais, c'est le premier.
Telles furent les premières paroles dont se souvenait Karabval. Son corps était comme une plaie à vif. Sans y penser, il essaya de bouger. Il était libre. Quand il s'assit, ce fut pire. La douleur augmenta au-delà de l'imaginable. Il retomba en arrière.
- Reste tranquille ! Prends ton temps.
Karabval fit un nouvel essai. La tête lui tournait, il avait envie de vomir et souffrait comme il pensait impossible de souffrir. Il vit le vieux prêtre assis non loin, caressant la goulque. Il semblait avoir vieilli énormément. Ses traits étaient creusés. Ses yeux enfoncés dans les orbites, au point de le faire ressembler à un vautour au souffle court.
- Qu'avez-vous fait ? susurra-t-il dans un effort.
Le vieillard leva la tête. Il regarda Karabval un moment et articula d'une voix fatiguée :
- Je ne sais pas... je croyais savoir mais là, je ne sais plus.
Karabval voulut bouger. Un voile noir lui ferma les yeux.

Il était resté inconscient un moment avant de se réveiller à nouveau. La douleur avait diminué. Il était de nouveau couché sur la table en pierre. Il se bougea avec précaution. Le vieux prêtre était là, la tête posée sur son énorme bête. Les deux monstres semblaient dormir. Quelques braises donnaient encore une lueur rougeoyante dans la pièce. Le froid l’avait réveillé. Il resta assis un moment sans bouger. La douleur était encore violente. Toutes les traces de peinture étaient des brûlures à vif. La peau avait disparu. Karabval attendit que les vertiges cessent avant de se mettre debout. Il ne pouvait pas rester là. Il fallait qu’il retourne au château de son clan. Le vieux prêtre allait devoir l’aider. Quant à sa vengeance, il pouvait se la mettre où il voulait.
Une fois debout, il dut encore attendre un bon moment avant de pouvoir bouger. D’appui en appui, de table en mur, il progressa. Il dut s’arrêter une ou deux fois pour vomir et autant pour s’asseoir. C’est dans la nuit quasi complète qu’il arriva près du vieux prêtre. La souffrance le rendait insensible à la peur. Son esprit émergeait avec peine du brouillard de douleur. La présence de la goulque était un détail. Sa seule pensée était "rentrer" et le prêtre devait le conduire. Il se reposa à nouveau avant de pouvoir faire les derniers pas qui le séparaient de son but.  Quand les battements diminuèrent dans son crâne, il s’appuya sur la paroi pour s’aider à avancer. Le vieil homme était toujours immobile. Karabval trébucha sur une irrégularité du sol. Il ne put se retenir. Son pied frappa le sol avec violence lui arrachant un cri. Il tomba en avant droit sur le mufle de la goulque. Les cornes lui enfoncèrent les côtes. Le souffle coupé, il se retrouva à terre incapable de bouger. Il eut de nouveau un moment d’inconscience. À son réveil, il avait soif. Péniblement, il se mit à quatre pattes. Le prêtre et sa goulque étaient là, à deux pas. Il les fit se remettre debout.
- Il faut me ramener chez moi, murmura-t-il.
Cela n’eut aucun effet. Karabval le secoua. Le vieil homme tomba, il était froid. Karabval jura. Il mit sa main devant le mufle de la goulque. Il ne sentit aucune respiration. Il jura à nouveau. Alors c’était vrai, quand une goulque mourait, son maître mourait avec… ou le contraire. Karabval ne savait plus bien. Il s’adossa à la bête et de nouveau se sentit glisser dans l'inconscience. Il vécut plusieurs épisodes de réveils et d’endormissements successifs. La soif se fit plus présente à chaque fois.
À son nouveau réveil, son corps réclamait de l’eau. Il tâta le corps raide du prêtre, trouva la petite gourde qu’il portait à la ceinture et la vida d’un trait. Un peu plus lucide, il fit le point. Il était au milieu du temple dans une pièce, ne connaissant pas les lieux et sans lumière. Il manquait d’eau, de vivres. Son corps était une plaie et il était nu. Il pensa que cela ne pouvait pas être pire. Il se mit à rire quand la pensée de Gambayou lui revint. Il ne fallait pas qu’il oublie de ramener quelque chose pour prouver qu’il avait réussi sa mission. Cette pensée lui donna le fou rire. Il fallait qu’il ramène un souvenir pour le mentor ! Quand il se calma, toujours secoué de hoquets de rire, il pensa à ses habits et à ses armes. Le tas qu’il en avait fait ne devait pas être très loin. Évitant de se mettre debout, c’est à quatre pattes en explorant le sol devant lui qu’il se mit en mouvement. Il trouva ses affaires là où il pensait qu’elles étaient. Il en fut heureux. Il se rhabilla. Toujours à quatre pattes, il repartit vers la goulque et son maître mort. Il se retrouva contre la paroi et dut chercher un peu pour sentir les poils de la bête. L’idée lui traversa l’esprit d’en prendre quelques uns et de les mettre dans son sac à amulettes. Les poils de goulque avaient la réputation de faire de bonnes amulettes de protection. Il bougeait doucement. La douleur était toujours importante. En évoluant avec lenteur, il avait moins mal. Il lui fallait de la lumière. Il fouilla les poches du prêtre cherchant un briquet. Il trouva une gourde. En la secouant, il entendit qu’elle contenait encore du liquide. Prudent, il l’accrocha à sa ceinture. Il continua sa recherche. Il trouva ce dont il avait besoin dans un sac posé près du corps. Il battit le briquet, faisant naître une petite flamme bleutée. Il se dirigea vers le brasero et bientôt il eut une lumière suffisante pour voir ce qui était dans la pièce. Il trouva de l’eau dans un bassin. Il but beaucoup, tellement il était assoiffé. Puis il s’assit. Il se sentait épuisé au moindre effort. De nouveau il dormit. Quand il se réveilla, le brasero ne contenait presque plus de bois. Il en rajouta. Il se posa la question du temps passé et comment sortir. Au clan bleu, il devait le croire mort. Il eut un petit rire. Il était là enfermé dans une pièce avec une goulque et un prêtre mort. Entre lui et son clan, il y avait tout le temple et ses gardiens. Il peinait à voir comment il allait en sortir.
Un raclement de pied se fit entendre. Karabval se dépêcha de se lover dans le recoin le plus sombre derrière la goulque. Un homme entra en portant un plateau. Il se dirigea vers une petite alvéole dans le mur opposé. Il tâta la paroi et posa son fardeau. Quand il se retourna, Karabval vit ses yeux blancs. Un aveugle ! L’homme sembla écouter quelque chose. Karabval retint sa respiration. Cela dura quelques secondes, puis le serviteur repartit aussi silencieusement qu’il était  venu. Karabval attendit un moment avant de sortir de son abri. Comme tout semblait calme, il se dirigea vers le mur opposé. Le serviteur avait déposé des vivres. Karabval se jeta dessus. Plus il mangeait et plus il prenait conscience de sa faim.
De nouveau, la fatigue le submergea. Il trouva un coin près de la goulque avec une couverture. Il s’y lova. À son réveil, il allait mieux. La douleur était importante. Malgré cela, il bougeait mieux. Certains mouvements lui étaient interdits. Les croûtes, qui parsemaient son corps, craquaient s’il les faisait. Il explora un mieux la pièce. Des tentures cachaient des alcôves dans lesquelles était entassé tout un fatras de vases, coupes et autres objets de cérémonie. Karabval en manipula quelques uns. En retournant une urne, des amulettes tombèrent. En en ramassant une, elle était lourde dans la main. Cela l’étonna pour une aussi petite chose. Il la regarda. Elle était cousue. Il essaya de savoir ce que le sachet de cuir contenait en le triturant sans y arriver. Elle avait un cordon. Il la passa autour de son cou. Il la trouva étonnamment légère. La reprenant en main, il fut étonné de retrouver cette sensation de poids. Il associa à sa découverte l’idée de la puissance. Il fit les gestes d’appropriation qu’on lui avait appris et la remit autour de son cou.
Explorant une autre alcôve, il découvrit des offrandes. Une d’elles était au couleur de son clan. C’était une poupée habillée comme la dame du clan. Cela le fit sourire. Voilà ce qu’il allait rapporter. Il l’enveloppa dans un tissu et la glissa entre sa peau et sa tunique avec d’infinies précautions. Il ne voulait pas réveiller la douleur.
Une autre tenture occultait un couloir. En la soulevant, il avait eu la sensation d’un air plus frais. Aucune lumière n’éclairait ce couloir. Il s’y engagea en espérant que c’était le couloir qu’il avait emprunté pour venir. Il avança à tâtons mais sans trébucher car le sol était lisse. Il jura intérieurement. Ce n’était pas le bon couloir. Il fit demi-tour. Alors qu’il allait soulever la tenture, il entendit :
-  Le vieux est mort ! Va prévenir le grand prêtre !
Il y eut un bruit de pas et de griffes raclant le sol. Rapidement Karabval s’enfonça dans le sombre couloir. La nuit et l’incertitude étaient préférables aux goulques. Il avança rapidement et silencieusement. Il se heurta à la paroi quand le boyau fit un coude. Il jura à mi-voix. La lumière brusquement augmenta. Le gardien qui était resté dans la pièce avec le cadavre, cria à sa goulque :
- T’as entendu quelque chose, ma grosse ? Allez va voir !
Karabval ne hurla pas de terreur mais se mit à courir. C’était complètement irrationnel. Une goulque court tellement vite. Il n’avait pas fait cinq pas qu’il s’écrasait sur la paroi dans un nouveau tournant. Il se fit très mal. L’esprit complètement embrumé par la douleur, il se retourna juste à temps pour se retrouver face au mufle d’une goulque. Karabval se colla le dos au mur, trop douloureux pour avoir peur. Il sentait l’horrible odeur de la gueule à quelques centimètres de son visage. Elle le renifla. Le sourd grondement d’alerte se transforma en une sorte de petit glapissement joyeux quand les naseaux de la bête se furent approchés de sa nouvelle amulette. La goulque qui ne pouvait faire demi-tour dans cet étroit couloir repartit en marche arrière négociant difficilement le tournant. Karabaval en profita pour s’éloigner, plié en deux par la douleur qui le taraudait. Il marchait lentement une main en avant. Il évita ainsi d’autres surprises. Ce couloir accumulait les virages à angle droit. Il passa devant quelques embranchements sans s’arrêter. Il ne savait pas où il allait quand il entendit la rumeur. Ce fut comme un bruissement fluctuant prenant de l’ampleur à chaque pas. Dans sa mémoire, surgirent des images de cérémonies. Il se heurta à une tenture. Elle était lourde et épaisse. Il la souleva. Elle sentait la poussière. Il se retrouva dans une petite pièce à l’air stagnant. D’autres tapis étaient suspendus au mur. Une vague lumière venait d’en haut. Il souleva une des tapisseries, derrière, un tissu léger bougea. Il s’approcha doucement. L’écartant, il jeta un coup d’œil. Il referma bien vite en découvrant la grande salle du temple. Un office avait lieu. Il retourna dans la petite pièce. Il prit une autre issue. Il trouva un escalier derrière le tapis. Les marches étaient hautes. À chacun de ses pas, il sentait sa peau lui faire mal. Les croûtes tiraient, se détachaient, saignaient. Ses vêtements, poisseux de sang, collaient.
Heureusement cela ne dura pas. Il trouva une nouvelle tenture. Il la poussa avec précaution. Il était sur un petit balcon. Il entendait les chants de l’assemblée. Il mit un moment à comprendre et quand il comprit, il eut un mouvement de recul.
Il était derrière l’Idole, à hauteur de sa tête. Son cœur se mit à battre très fort. L’anathème n’était pas loin. Il se renfonça dans une encoignure de la paroi. Rien ne se passa. Les chœurs continuaient. Il risqua de nouveau un œil. Tout était calme autour de lui. Il détailla l’arrière de l’Idole. Lui, qui n’en avait vu que les pieds, en voyait maintenant la tête. Immense et dorée, elle était terrifiante. Quelque chose dans ses traits lui évoqua les goulques. Il s’en voulut immédiatement de penser cela. Il n’aurait jamais dû être là. Quelle punition l’attendait ? Une idée s’imposa à lui. La faute en revenait au vieux prêtre. C’est lui qui avait fait ce qu’il avait fait. C’est à cause de lui que Karabval était sur ce balcon avec autour du cou cette amulette qui amadouait les goulques. Il détailla encore l’Idole. Peut-être était-ce cela la vengeance ? Il remarqua une petite trappe sous l’épaule de l’Idole. En tendant le bras, il pouvait presque  l’atteindre. Elle était intrigante cette trappe. Que pouvait-elle contenir ? Il tenta de la toucher mais faillit tomber. Il chercha autour de lui quelque chose pour s’accrocher. Il trouva alors un crochet de métal posé sur le sol. En l’utilisant, il pouvait forcer l'ouverture. Il fut étonné de la facilité de l’ouverture. Dedans il vit une cavité où reposait quelque chose qu’il prit pour une amulette. Il allait tenter de l’attraper quand son regard fut attiré par deux silhouettes se dirigeant vers le rideau cachant la cavité où il était passé. Son instinct lui dit qu’ils venaient sur le balcon. Il repoussa la trappe, posa la barre rapidement et se dépêcha de rentrer dans le couloir. Pouvait-il descendre ? Il tendit l’oreille tout en se plaquant contre la paroi. Il entendit le bruit des pas dans l’escalier. Il fallait qu’il se cache.
- Je te dis que c’est l’autre qui aurait dû te passer la panière.
- Oui, mais ce n’est pas bien grave, ce ne sont que des amulettes de nourrissons. Même si le rite n’est pas parfait, ça ira bien.
- Le vieux serait encore là, tu ne dirais pas ça.
- Oui, mais depuis que Fasruc est devenu grand prêtre, on fait comme ça et ça marche.
Karabval entendit les deux prêtres se disputer à mi-voix tout en montant les escaliers. Ils poussèrent la lourde tenture qui pivota pour venir s’appuyer sur la paroi. Karabval retenait le plus qu’il pouvait sa respiration pour ne pas se faire remarquer derrière. Il espérait que le couloir et le balcon étaient assez sombres pour qu’ils ne voient rien. En entendant jurer un des prêtres, il risqua un œil.
- C’est encore cet idiot de Brastil qui n’a pas remis le crochet à sa place, dit l’un des deux en cherchant la tige que Karabval avait utilisée.
- Et en plus il a mal refermé la trappe, dit l’autre.
- Même si t’es pas d’accord, je le signalerai à Fasruc.
- Je ne dis rien, moi ! Tu sais qu’il est du parti dominant.
- Et alors, on peut pas le laisser traiter l’Idole comme ça !
Sous les yeux de Karabval, les deux prêtres avaient ouvert la trappe. Ils firent des génuflexions et récitèrent des mantras. Puis l’un d’eux, avec le crochet, sortit le contenu de la cavité. Dans la pénombre, Karabval ne vit pas distinctement. Il vit juste les prêtres toucher chaque amulette de nourrisson avec ce qu’ils maniaient avec beaucoup de déférence, tout en marmonnant des paroles indistinctes. Cela dura un moment, puis ils remirent tout en place. Murmurant encore des prières, ils sortirent à reculons fermant la tenture derrière eux. Karabval se retrouva seul face au balcon et à la mystérieuse trappe. Il souleva la tenture et silencieusement se mit à descendre les marches derrière les prêtres.
Arrivé dans la petite pièce, il se dirigea vers l’issue donnant sur la grande salle. Derrière la lourde tapisserie, le rideau bougeait encore. Il se risqua dehors. Il faisait sombre. Les deux prêtres contournaient l’Idole pour rejoindre l’autel. Karabval se glissa le long de la paroi la plus sombre. Il appréciait aujourd’hui que cet immense espace soit aussi mal éclairé. Il glissa un long moment d’ombre en ombre. Il voyait de mieux en mieux l’assemblée en prière. Il se rappela ce qu’il avait déjà vu. Il pensa se glisser au fond de la foule et sortir sans se faire remarquer. L’encenseur occupait l’espace faisant monter des volutes de fumées odorantes devant l’Idole. Un des prêtres qui étaient montés sur le balcon, se tenait prêt à intervenir.
- Je serais toi, je retournerais bien vite à ma place…
Karabval sursauta en entendant cette voix grave derrière lui. Tout occupé à surveiller la salle, il venait de passer devant un gardien et sa goulque. Celle-ci était debout et le regardait sans bruit.
- … tu dois être jeune mâle très pieux pour que ma goulque ne dise rien. Alors file sans faire de bruit.
Karabval ne se le fit pas dire deux fois et se dirigea vers le fond de l’assemblée. Comme certains jeunes mâles faisaient au cours de retraites dans le temple. En approchant des gens agenouillés, il reconnut la couleur de son clan. Il chercha des yeux les jeunes mâles et les aperçut un peu plus loin. Sans bruit, il se glissa au dernier rang.

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