Le noble Sariska jouait les mouches du
coche. Il était partout à donner des ordres et des contre-ordres
pour tenter d'accélérer le départ. La fin de la tempête avait été
pour lui le signal que les augures redevenaient favorables. Dans la
cour du fort de Moune, les bouviers chargeaient les macocas. Le
soleil n'avait pas atteint son zénith quand ils se mirent en route.
Ils seraient aux pieds des Montagnes Changeantes pour la nuit. La
traversée serait encadrée par des mains d'hommes de la phalange
personnelle du roi-dragon. Le noble Sariska avait été sensible à
l'hommage. Il pensait bien que ce que sa fille lui avait confié y
était pour quelque chose. Ce prince inconnu avait de l'influence.
C'était un élément dont il lui faudrait tenir compte dans sa
mission à la Blanche. Tout compte fait la présence de Chioula
pourrait s'avérer moins catastrophique que ce qu'il avait craint en
cédant à sa compagne.
Les éclaireurs étaient partis.
Rapides sur leurs planches de glisse, ils allaient baliser le terrain
pour que le convoi des traîneaux passe facilement. Si le temps était
froid, l'absence de vent rendrait le voyage presque facile. La
présence des guerriers de la phalange Louny leur éviterait de se
perdre comme la première fois. Sariska se sentait quand même
inquiet. La réputation des Montagnes Changeantes avait atteint le
pays de Pomiès. S'il n'avait pas été pressé, il aurait fait
demi-tour pour passer au large. Malheureusement le détour aurait
pris plusieurs lunes et la saison des tempêtes était là.
Chioula avait soulevé le lourd rideau
pour regarder le convoi. Elle était assise dans son traîneau avec
Kolong. Cette dernière babillait comme à son habitude quand elle
avait peur. Les serviteurs du fort de Moune avaient essayé de la
rassurer en lui expliquant qu'avec un bon guide, elle ne risquait
rien. Deux mains d'hommes les précédaient, quatre étaient
réparties tout au long du convoi. Tous ces guerriers avaient passé
plusieurs fois les Montagnes Changeantes. Chioula écoutait sa
servante d'une oreille distraite. Au loin les sommets se cachaient
dans la brume. Le chemin longeait la frontière entre les deux mondes
en montant doucement avant de s'enfoncer franchement dans la zone
sombre qu'on voyait au-delà du ruisseau gelé.
- … C'est quand même pas humain un
tel paysage. Le fils du cuisinier me disait que son père avait vu
des choses étranges se profiler sur le fond sombre. Il m'en a donné
la chair de poule, surtout quand il a imité le cri que faisaient ces
« moualzem »...
- Qu'est-ce que c'est ?
interrompit Chioula.
- Qu'est-ce que c'est quoi ?
demanda Kolong, qui tout à son discours n'avait fait attention aux
mots qu'elle employait.
- Des « moual quelque chose »...
- Ah les « mouazem » !
Le fils du cuisinier qui connaît bien le frère d'un des guerriers
de la phalange noire, vous savez cette phalange qui paraît-il a joué
un rôle très important dans la victoire du roi-dragon, et bien ce
jeune me disait que les guerriers de la phalange noire les avaient
vus et qu'ils ont failli en mourir de peur. Vous vous rendez compte
des guerriers de cette trempe, mourir de peur ! J'en ai la chair
de poule rien que d'y penser. C'est quand même terrible que nous
devions passer par là.
- J'ai vu le prince Lyanne en venir. Si
lui peut y passer, nous passerons. Ses soldats sont là pour nous
guider.
Kolong se tut un instant et reprit son
babillage, signe de sa peur. Chioula de nouveau se laissa aller à sa
rêverie. Elle se remémorait les paroles du prince. « Avant
d'aller plus loin... ». Il y avait comme une invitation,
merveilleuse invitation. Elle se laissa bercer par le rythme du
macoca et de la voix de Kolong.
Quand le soir arriva, ils avaient
atteint la plateforme frontière. Ceux qui devaient passer les
Montagnes Changeantes s'y arrêtaient systématiquement. On ne
commençait pas une traversée le soir. La peur régnait en maître
la nuit.
- Demain, il faudra marcher. Peut-être
pas tout le jour, mais les guides nous disent qu'il est préférable
de marcher que de rester dans les traîneaux.
Ainsi parlait Sariska à sa fille et
aux autres membres de la délégation. Le vieux Zseged fit la
grimace. S'il n'avait pas reçu l'ordre express du noble Szeremle,
il ne serait pas venu. Il était prêtre intercesseur. Son rôle
était de convoquer les esprits pour les rendre favorables aux gens
du pays de Pomiès. Il souffrait de la fatigue du voyage. Son
expérience avait été jugée indispensable mais son corps usé
supportait mal tout ce froid et ces déplacements.
- Je ferai la cérémonie tout à
l'heure. Les esprits d'ici seront touchés mais ceux d'en face,
dit-il en désignant la terre noire des Montagnes Changeantes, c'est
moins sûr.
- Le noble Szeremle m'a assuré de ton
pouvoir, de ton immense pouvoir !
- J'entends bien, noble Sariska. Je
sens la puissance de la terre qui nous fait face. Il touche aux dieux
eux-mêmes. Quel homme aurait le pouvoir de toucher au territoire des
dieux ?
Sariska n'avait rien répondu mais on
voyait sa contrariété. La fin du repas se passa sans autre
remarque. Zseged se leva et se dirigea vers son traîneau. Il en fit
sortir un coffre et commanda qu'on l'installe sur une grande pierre
près de la frontière. Il fit amener un brasero et commença à
faire brûler des herbes. De sa voix rauque, il entonna une mélopée.
Les guerriers blancs qui s'étaient
regroupés pour la nuit l'observaient de loin. Pour eux, ce chant
discordant évoquait la guerre. Par geste-ordre, ils échangèrent
des informations. Discrètement, ils se répartirent autour du site
les armes à la main.
Les gens de Pomiès étaient regroupés,
pour les plus importants, autour du prêtre intercesseur. Ils
connaissaient ce chant pour l'avoir de nombreuses fois entendu.
Pourtant ici, aux pieds de ces Montagnes à la terre noire, il
prenait une dimension étrange et inquiétante.
Le premier cri survint du côté des
serviteurs.
- Làààààààà !
Tous tournèrent la tête sauf Zseged
qui officiait imperturbable. Un bouvier montrait du doigt quelque
chose dans les terres noires.
Une forme gigantesque s'était dressée
sur l'autre versant. Chioula retint un cri en mettant sa main devant
la bouche. Kolong hurla :
- La montagne bouge !
Dans la pénombre du crépuscule, tous
pensèrent à une colline en mouvement. Bientôt, il y eut une puis
deux tours qui en émergèrent.
- Un château ambulant, cria quelqu'un
d'autre.
Les guerriers blancs avaient tous pris
position avec leurs arcs bandés. Ils connaissaient les ordres :
ne jamais intervenir de l'autre côté de la frontière. Les êtres
qui y vivaient ne pouvaient pas franchir les limites.
On entendit comme un grand claquement
de mâchoires. Ce bruit fit frissonner même les plus vaillants des
soldats du pays de Pomiès. Les guerriers blancs restèrent
impassibles comme si ce n'était pas une surprise. Le bruit de
rochers piétinés et fracassés se calma. Les deux tours semblèrent
rentrer sous terre et le silence se fit. Ce fut un moment d'attente
terrible, puis les protagonistes prirent conscience que la litanie de
Zseged continuait. La voix rauque du prêtre égrainait des noms dont
déjà la sonorité évoquait la peur. Le vieil homme ne semblait pas
avoir été perturbé par ce que les autres avaient entendu, il
officiait le dos aux Montagnes Changeantes. Du brûle-parfum
sortaient des volutes de fumées odorantes qui s'étiraient vers les
terres noires où elles s'accrochaient comme des écharpes blanches.
- C'est le parfum du spimjac qui a fait
ça, dit Kolong avec assurance. Je suis sûre que c'est le parfum du
spimjac qui a fait fuir ce monstre de pierre. Ça a bougé au moment
où la fumée l'a touché.
- Puisses-tu dire vrai, Kolong.
- Notre prêtre intercesseur est
puissant, affirma le chef du détachement des gens de Pomiès.
- Personne n'en doute, Viervitz, ajouta
Sariska. Le tout est de savoir si sa puissance s'étend sur cette
terre noire. Allons nous coucher, demain sera une dure journée.
Tout autour de la plateforme des abris
de pierre attendaient les voyageurs. Bien chauffés, ils se
révélaient confortables. C'est ce que pensait Chioula en
s'endormant. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir peur pour
le lendemain.
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