L'invitation surprit Lyanne. Il avait presque oublié qu'elle devait venir. Il était très occupé par les affaires du royaume comme disaient les gens autour de lui. C'est tout juste s'il avait le temps d'aller chasser. Il avait maintenant autour de lui une équipe en qui il commençait à faire confiance. Il y avait d'abord Monocarana. Il était droit et juste dans tout ce qu'il faisait, juste un peu trop paternaliste à pérorer sur tout et n'importe quoi. Pour l'armée, il pouvait compter sur un prince-deuxième Nyagorot. En face se dressait Vrestre qui avait étendu son influence sur de nombreux autres princes. Il aurait probablement renversé le Prince-majeur si celui-ci était resté au pouvoir. Aujourd'hui face au roi-dragon, il temporisait. Pour toute l'intendance, Lyanne se reposait sur un jeune prince-dixième de sa famille, Dranne. Ce dernier en plus de la dévotion envers son roi-dragon, avait un sens inné de l'organisation. Il avait déjoué les pièges de Jorohery et réinstallé une autorité au service du royaume. Dans un cercle plus large, Lyanne avait sélectionné des conseillers et des adjoints. Cette organisation commençait à porter ses fruits. Les gens semblaient avoir compris que même si l'hiver était rude, tous feraient des efforts et personne ne serait sacrifié pour qu'une caste dirigeante vive dans l'opulence.
L'invitation était écrite sur du vélin. En le touchant, Lyanne sentit l'odeur de Chioula. C'est elle qui avait couché les mots sur le parchemin. Il en fut ému. Dans une main de jours, il la reverrait. Il s'interrogea sur les sentiments de la princesse. Il la sentait sincère mais ne pouvait pas répondre. Ce qu'il sentait ressemblait à un vaste océan aux multiples courants sur lequel soufflerait la tempête. Cela le laissa perplexe. Il avait un peu l'impression de contempler son monde intérieur.
Les jours passèrent d'autant plus vite qu'il fut sollicité pour une disparition au palais. Le prince-majeur qui était gardé jour et nuit, avait disparu. Les gardes en poste étaient à genoux alignés face au mur. Le prince-dixième Yaé les avait consignés comme cela pour qu'ils ne se suicident pas. Les guerriers de la phalange noire patrouillaient partout à la recherche d'éléments pour expliquer ce qui s'était passé. Quand Lyanne arriva, tous se mirent au garde-à-vous. Yaé s'avança :
- Je ne comprends pas, Majesté. Les gardes sont formels. Le Prince-majeur était toujours aussi immobile. Seuls ses yeux bougeaient un peu.
- J'avais vu cela, répondit Lyanne.
Il regarda les gardes. Il ressentait leur honte d'avoir failli. Ils auraient préféré être morts. Il les interrogea. Ils répondirent tous avec sincérité mais ne trouva rien de nouveau. Il entra dans la chambre du Prince-majeur. Il renifla. L'air avait comme une senteur de grands espaces, étrange dans cette pièce toujours fermée. Il regarda sans rien voir. Yaé était juste derrière lui.
- Il n'y a rien. J'ai fouillé et n'ai trouvé aucun passage.
Lyanne regarda à son tour les murs. Il y avait quelque chose d'étrange ici aussi. Il passa ses mains sur les cloisons de glace.
- Ici ! dit-il.
Yaé palpa à son tour la paroi.
- Je ne sens rien.
- La glace ici n'est pas identique. Cela ne se voit pas, mais je le sens, dit Lyanne. Celui qui a enlevé le prince-majeur a de grands pouvoirs. Il a su refaire le mur à l'identique.
- Mais pourquoi l'enlever ?
- C'est bien là la question. Vous allez faire le tour du palais. Si je sens bien, vous trouverez la trace d'un convoi. Suivez-là et venez me faire un rapport.
Lyanne se serait bien lancé à la poursuite de ceux qui avaient enlevé le Prince-Majeur. Il regrettait d'être obligé de rester. Non ce n'était pas le terme. Partir lui aurait permis d'éviter la confrontation avec Chioula. Dans deux jours, ils seraient à nouveau face à face. Pourrait-il lui parler en privé et savoir enfin quels étaient ses sentiments?
Yaé et ses hommes ne réapparurent que le lendemain. Dans son rapport il n'oublia rien, ni les difficultés à trouver la trace, ni leur joie une fois repérée. Tout s'était bien passé jusqu'à la région des Monticules gris. Là, ils étaient tombés dans une embuscade. Yaé était furieux. Il avait perdu deux guerriers. Même s'ils en avaient tué deux mains, il était furieux de s'être fait avoir.
- Nous étions trop près et je ne m'en(voyer) suis pas aperçu.
- Je mènerais la chasse, Yaé, vaillant prince noir. Nous partirons dans deux jours. Mobilise ta phalange et envoie déjà quatre mains d'hommes en éclaireurs. Surtout qu'ils restent à distance sans intervenir. Tu auras ta vengeance, Prince noir, mais je veux des réponses avant.
- Ce sont des fidèles de Jorohery qui n'ont pas accepté la défaite et qui cherche un symbole pour fomenter une révolte.
- Peut-être, Prince noir, peut-être. Les hommes ignorent la manière de faire la glace des murs. Il y a autre chose. C'est cet "autre chose" que je veux.
Yaé inclina la tête pour saluer et partit faire les préparatifs. Par bien des égards il rappelait à Lyanne un autre prince. Sa pensée se dirigea vers la ville et tous ceux qui y demeuraient. Que devenaient-ils ? Cela réveilla en lui comme une inquiétude. Il pensa qu'après ses succès, il allait traverser une période défavorable. Et son esprit revint vers Chioula. Il se chargeait d'appréhension. La fête était pour le soir. Elle durerait probablement toute la nuit. Déjà toute la Blanche en parlait. Apparemment les gens de Pomiès avaient dépensé sans compter. Les bruits du palais la qualifiait de somptueuse avant même qu'elle n'ait eu lieu. Lyanne décida d'y répondre en arrivant en grande pompe. Toute la phalange Louny en grande tenue, l'accompagnerait. Lui-même irait paré des atours de cérémonie dignes des rois-dragon sous forme humaine. Protocolairement il ferait ainsi un grand honneur aux gens de Pomiès et à leur ambassadrice. Pourvu qu'elle y soit sensible !
La foule s'était massée à la sortie du palais. Le bruit avait couru que le roi-dragon allait traverser la ville pour aller voir l'Ambassadrice comme on nommait Chioula. De mémoire d'homme, jamais aucune femme n'avait atteint un tel niveau dans la hiérarchie politique.
Lyanne était vêtu tout de rouge et d'or. Sa phalange était en uniforme rouge et blanc. Elle formait un arc de cercle devant l'entrée du palais. L'apparition de Lyanne déclencha une ovation qui se répandit dans toute la ville. Voir le roi-dragon était un plaisir rare. Lyanne s'arrêta en haut des marches pour saluer. Les cris augmentèrent. La phalange manoeuvra pour se mettre en position de marche. Ce fut comme un navire fendant les flots. Lyanne en était le centre. Devant, une escouade écartait les sujets trop présents.
Chioula sut que le roi-dragon arrivait en écoutant la progression des cris de la foule. Elle se prépara à accueillir son roi.
Quand Lyanne vit le palais où il allait, il repensa à ce roi-dragon qui avait agi par amour. Peut-être les choses étaient-elles plus faciles en ce temps-là? Il vit Chioula qui l'attendait en haut des marches. La garde d'honneur était au garde à vous. Il eut le temps de détailler Chioula. Sa robe avait l'exacte couleur des murs du palais. Elle avait noué ses cheveux pour en faire un édifice compliqué mais qui mettait en valeur ce regard profond qui l'avait tant touché la première fois.
La phalange Louny fit sa jonction avec la garde d'honneur. Comme dans un ballet bien réglé, les guerriers firent mouvement pour mettre Lyanne en valeur. Un prince-neuvième de sa famille s'avança portant le coffret à présents. Il monta derrière lui. Lyanne l'avait affecté sur les conseils de Monocarana aux relations avec les gens de Pomiès. Prince sans phalange, Lisabao s'était senti reconnu et récompensé pour son action pendant la période "Jorohery". Chaque jour il passait au Palais de l'ambassadrice pour l'aider dans son installation. C'est lui qui avait reçu la délicate mission de choisir les cadeaux de bienvenue pour Chioula. Lyanne, trop préoccupé par le reste de ses activités, lui avait donné carte blanche. Il avait vaguement écouté Lisaboa quand celui-ci avait fait son briefing. Quand il arriva en haut des marches, la musique entonna l'hymne du roi-dragon. Tout avait été prévu minutieusement par les chefs du protocole. À la fin de l'hymne, Lyanne devait s'avancer, faire face à la foule et écouter les compliments de l'ambassadrice. À son tour, il disait quelques mots et venait l'échange des cadeaux. Lyanne ayant déjà reçu l'or des mains du père de Chioula, il reçut symboliquement un coffret en bois précieux rehaussé de métal brillant. À chaque geste, les regards de Chioula et de Lyanne se croisaient. Si Lyanne recherchait le contact, Chioula semblait le fuir, ne donnant à voir qu'un regard éteint dans un visage souriant. Lyanne se sentit profondément peiné. S'il avait ressenti un petit intérêt chez Chioula quand elle s'était agenouillée pour le saluer, elle avait rapidement construit un mur d'indifférence que Lyanne ne pouvait ou ne voulait pas percer. Lorsque vînt son tour de présenter ses présents, il se tourna pour faire signe à Lisabao. Ce dernier ne vit pas le geste-ordre de Lyanne tout occupé qu'il était à jeter des regards amoureux à Chioula. Cela aurait amusé Lyanne si en regardant Chioula il n'avait vu dans ses yeux une douceur et une complicité alors qu'elle les avait posés sur Lisabao. Il sentit monter en lui un sentiment de colère. La pensée seconde fut l'incompréhension. Chioula ne lui devait rien. Il se demanda ce que Lisabao avait de plus que lui. Il les regarda avec un oeil neuf. Lisabao physiquement lui ressemblait mais il n'avait pas fait Shanga. Jamais il ne serait un homme dragon. Pour Chioula, jamais elle ne pourrait l'identifier avec celui qui avait martyrisé son peuple. S'il ressentait de la colère, il ressentait aussi une grande peine.
- Donne les présents, dit-il d'une voix dure.
Lisabao bafouilla des excuses et s'exécuta. Lyanne s'en voulut de ce ton de voix. Chioula le regarda d'un air étonné. Il reprit la cérémonie sur un ton neutre. Quand Chioula eut terminé les remerciements, elle fit un signe pour inviter Lyanne à entrer. Il précéda Chioula comme le voulait le protocole et Lisabao leur emboita le pas... Ce qui n'était pas prévu. Lyanne vit la mine catastrophée des chefs du protocole qui veillaient dans l'ombre. Il sentit leur désir d'intervenir. Il le devança en se tournant vers le prince-neuvième :
- Lisabao, marche avec nous. Tu as bien oeuvré pour le royaume.
Il sentit le soulagement de Chioula qui avait comme lui, vu la gaffe de son amoureux. Elle se tourna vers lui, lui fit pour la première fois un vrai sourire également et lui dit :
- Puis-je m'appuyer sur vous, Majesté.
Lyanne lui rendit son sourire et proposa son bras :
- En douteriez-vous, Princesse?
Chioula éclata d'un rire franc en posant son bras sur celui de Lyanne.
Le lendemain matin, alors qu'il se préparait au départ, il pensait encore à l'excellente soirée qu'il avait passée. En acceptant Lisabao à la table du roi et de l'ambassadrice, il lui avait donné une caution devant toute la cour. Il pensait bien qu'en agissant ainsi, il officialisait leur relation. Dans la tradition, cela avait valeur de promesse de mariage. Un serviteur vint interrompre le cours de ses pensées :
- Majesté, une servante de l'ambassadrice voudrait vous parler.
Lyanne congédia ses conseillers pour faire entrer la messagère.
Kolong entra, s'inclina et attendit que Lyanne se manifeste.
- Que viens-tu faire aujourd'hui?
- Ma maîtresse m'a envoyée pour te remercier.
Kolong s'avança avec un petit sac à la main et le remit cérémonieusement à Lyanne. Il le reçut avec beaucoup de déférence. Il l'ouvrit. Dedans il découvrit un petit bout de quelque chose d'allongé qui lui évoqua le serpent des glaces mais marron clair. Il jeta un regard interrogatif à Kolong.
- La princesse Chioula a décidé, en dépit des traditions de vous confier son calib.
Lyanne comprit en un éclair l'importance de la démarche. Les gens de Pomiès avaient des coutumes particulières. Le cordon ombilical des nouveaux-nés était gardé. Il symbolisait l'attachement à une terre. Une fois devenu adulte, lors d'une cérémonie particulière, l'enfant devenu grand le remettait à celui qui deviendrait son chef de clan. Cela traduisait son engagement envers le clan en contre-partie de quoi le jeune recevait aide et assistance. Pour les filles, il n'y avait pas de cérémonie publique. Traditionnellement, la jeune fille bonne à marier la remettait à son époux. La veille, alors que la réception se déroulait du mieux possible, Lyanne avait pu sentir la profondeur du sentiment entre Chioula et Lisabao. Il en avait ressenti un pincement au coeur, presque de l'envie. Ces deux-là étaient faits l'un pour l'autre. Il le leur avait dit en ajoutant qu'il approuverait cette union, si tel était leur désir. Il souriait en pensant à la lumière qu'il avait vue briller dans leurs regards quand il eut fini de parler.
Il ferma le petit sac, regarda Kolong et lui dit :
- A-t-elle dit pourquoi ?
- Elle a dit que vous comprendriez et que le prince Lisabao est d'accord.
- Alors dis-lui que toujours elle sera comme une fille de mon peuple, comme une princesse-neuvième aux yeux de tous. Je garderai son calib comme s'il était mon trésor, partout où j'irai, il ira. Maintenant, va. Sois la messagère zélée que tu es et sois sans crainte, elle vivra le bonheur.
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