Lyanne sentait ses muscles. La fatigue se faisait sentir. Les vents contraires l'avaient freiné. Les Montagnes Changeantes étalaient leur paysage de cauchemar sous ses ailes. La colère y était plus forte, la haine aussi. Lyanne savait qu'avait été fait ce qui ne devait pas l'être. Il n'en connaissait pas la raison mais il se sentait affecté par cette situation. Il profita d'un courant porteur pour reposer ses ailes. Il savait qu'il aurait besoin de toute sa force. La nuit allait bientôt tomber. Le danger se rapprochait. Le gardien n'interviendrait pas. Ce n'était pas son rôle. On ne traversait pas les Montagnes Changeantes sans faire preuve d'humilité. L'orgueil était le pire ennemi du voyageur dans cette région. Il vira sur l'aile pour changer de vallée. Il visualisait le chemin que devait emprunter la délégation. Ses guerriers avaient suivi ses ordres. Il n'avait aucun doute. Les gens de Pomiès avaient-ils été assez inspirés pour faire de même ?
Un mouvement à la limite de son champ visuel attira son regard. Assez loin devant, il reconnut la silhouette déchiquetée de la Groule. Elle avait beaucoup d'avance et au rythme de ses battements d'ailes, il devinait qu'elle se pressait. Qu'avait-elle senti pour être là, volant du plus vite qu'elle pouvait ? La réponse s'imposa à son esprit. Le monstre à deux têtes avait trouvé une proie.
Malgré la douleur de ses muscles, Lyanne accéléra.
La Groule volait plus vite que lui. Ils passèrent l'un après l'autre devant l'entrée de la vallée qui menait au gardien. Un vent puissant en sortait et Lyanne vit l'accélération de la Groule quand elle rentra dans le courant. Il fit l'erreur de ne pas descendre assez profond pour en profiter et perdit encore du temps. Il plongea, prenant de la vitesse. Il fit une ressource quand il se sentit entrer dans le flux de cet air froid venu des hauts sommets. Il fut heureux de sentir du frais sur ses muscles trop chauds. Cela lui redonna de la vigueur. Loin devant, la Groule amorça une remontée profitant d'une accélération procurée par le vent qui se heurtait à la montagne. Derrière il y avait le chemin des hommes. Quand lui-même arriva à ce lieu, il se sentit comme un caillou quand une fronde le lance. Il déboucha dans l'autre vallée avec une vitesse très supérieure à son habitude. Dans le noir de la nuit, il vit une pâle silhouette tétanisée qui hurlait silencieusement sur une plaque de neige au milieu de débris. Le monstre à deux têtes avait été pris à partie par la Groule. Elle lui jetait des rochers qu'elle ramassait lors de vol en rase-mottes, tout en arrosant de feu les noirs javelots qu'il lui envoyait. Sur la plateforme des formes humaines s'agitaient, tirant d'inutiles flèches et semblant crier des mots que le chaos du combat engloutissait. Les deux êtres de cauchemar tout à leur combat, ne firent pas attention à son arrivée. Des nappes de feu s'étalaient tout autour des combattants, traces des vomissures de la Groule. Lyanne nota que certaines d'entre elles qui auraient dû s'étaler sur le chemin, formaient un arc de cercle comme un pont de flammes enjambant le sentier. Il prit conscience de la protection installée par ses prédécesseurs. La proximité de son engagement dans la bataille lui fit vivre comme à chaque fois une accélération de son temps propre.
La Groule et le monstre à deux têtes se mirent à bouger comme au ralenti devant ses yeux. Les noirs javelots jaillissaient des flancs du monstre à deux têtes en direction de la Groule. Ils retombaient un peu n'importe où, se plantant dans le sol avec un bruit sourd, d'autres rebondissaient sur la protection de la plateforme où se tenaient les hommes, les derniers et moins nombreux se plantaient dans les ailes et le corps de la Groule lui tirant des cris. Pendant ce temps ses jets de liquide noir enflammaient tout ce qu'ils touchaient. Le monstre à deux têtes sautait de côté pour en éviter la majeure partie sans pouvoir tout empêcher. Des flammes couraient sur son corps éclairant la scène de lueurs mouvantes et inquiétantes. À leurs pieds, de petites formes torturées couraient en tous sens, essayant de quitter le lieu de la bataille.
À son premier passage, Lyanne crachant une flamme bleutée, déclencha une panique encore plus grande. Les petits monstres de la taille d'un rocher se consumaient dans un bref éclair blanc. Le monstre à deux têtes hurla de douleur et de haine et la Groule fit un brusque écart pour se retrouver hors de portée du souffle ardent du dragon rouge. Les guerriers blancs poussèrent des cris de joie, quant aux gens de Pomiès, ils connurent une peur plus grande pensant qu'un nouvel ennemi arrivait pour prendre part à la curée.
Lyanne vit arriver les noirs javelots vers lui. Comme ceux de Jorohery, ils pouvaient le blesser mortellement. Leur lenteur relative dans son espace-temps de combat lui permettait de les éviter ou de les consumer avant qu'ils ne deviennent dangereux pour lui. La Groule avait repris de la hauteur pour fondre sur ce trait rouge qui filait plus vite que le vent sur le terrain. Elle arrosa le terrain de son liquide de feu. Lyanne, qui faisait un looping pour revenir vers la plateforme et le sentier, comprit le danger. La pâle silhouette de Chioula se trouvait sur le trajet de cette pluie infernale. Déjà la neige brûlait. Il entendit le cri de cette dernière qui se mit à courir dans un acte désespéré pour se sauver. Chioula heurtant une pierre, s'étala dans la neige. Elle cria à nouveau se retournant pour voir les gouttes de feu se diriger vers elle... et disparaître en heurtant le toit de glace qui venait de se déployer au-dessus d'elle. Elle vit fumer la glace quand une goutte la touchait. Elle regarda autour d'elle pour comprendre ce qui se passait et donner du sens à ce qu'elle vivait comme un cauchemar. Elle se releva et se remit à courir pour se heurter à un mur transparent mais infranchissable. Chioula s'agita comme un animal en cage pour trouver une sortie. Ses mains dessinaient un ballet incohérent sur la paroi à la recherche d'un passage sans en trouver. Elle recula brusquement quand un flot de feu arriva sur elle. Elle vit la vague brûlante s'écraser et gicler tout autour d'elle dessinant un espace protégé. Tremblante, elle regarda la scène qui se déroulait sous ses yeux à la lueur des flammes. Comme dans un théâtre d'ombres, le monstre à deux têtes se déplaçait par bonds successifs pendant qu'une silhouette plus noire que la nuit passait et repassait au-dessus. Elle mit du temps à repérer ce qui les faisait ainsi réagir. C'était fugace et très rouge. Elle pensa au roi-dragon, sans pouvoir le distinguer. Des flammes bleues jaillissaient par intermittence de différents points de l'horizon éclairant des êtres difformes dont la vue glaçait le sang.
Lyanne sentait la victoire possible. Plus rapide, plus souple, il surclassait ses adversaires. Ses flammes bleues nettoyaient le terrain de toutes les petites abjections courant partout qui pourraient profiter de la situation. Elles éloignaient aussi le monstre à deux têtes et la Groule. Il avait eu peur une fois pour Chioula quand il avait vu le noir liquide de la Groule s'enflammer et se précipiter vers elle. Il avait construit à la hâte une protection de glace comme seuls les rois-dragons savaient les faire. Après ce moment, il avait harcelé les deux monstres pour les éloigner. Il jubila quand il les vit s'enfuir. La Groule fut la première à comprendre qu'elle ne pourrait pas lutter. Le corps hérissé de noirs javelots, et les ailes brûlantes de leur rencontre avec le feu bleu, elle s'éloigna d'un vol lourd. Lyanne savait qu'elle irait se réfugier dans un de ses antres secrets, où elle panserait ses plaies. Le monstre à deux têtes résista plus longtemps. Son corps recouverts de concrétions lui offrait une bien meilleure protection. Mais lui aussi céda du terrain pour finir par s'enfuir. Volant toujours aussi vite, Lyanne revint sur le lieu du combat. Les nappes de feu commençaient à diminuer plongeant le paysage dans une ambiance crépusculaire. Il se posa près de la coque de glace entourant Chioula.
Les feux de la Groule achevaient de se consumer. Chioula regardait le roi-dragon avec un regard implorant. Lyanne jeta autour de lui un regard prudent. Ce n'est pas parce que les deux plus gros monstres avaient disparu qu'il n'y avait plus d'abominations autour d'eux. C'est alors qu'il vit le noble Sariska se mettre à courir. Ceux qui le tenaient, avaient relâché leur attention. S'étant dégagé brusquement, il se retrouva hors de la plateforme avant qu'on puisse le rattraper. Il zigzagua entre les rochers pour aller voir sa fille. Il courait encore quand un être difforme lui sauta dessus. Lyanne bondit tout en crachant une flamme bleue. Avant d'arriver, il savait ce qu'il allait voir. Le noble Sariska n'en avait plus que le nom. La blessure par un de ces êtres pourrissait le corps et l'âme de la victime plus vite que ne sautaient les dragons. Sariska n'avait pas achevé sa transformation quand il fut touché par l'éclair bleu. Son adversaire se volatilisa dans une explosion, alors que lui se tordit comme une brindille au feu. Les guerriers blancs avaient repris leur position pour empêcher les serviteurs de l'ambassadeur de se porter à son secours. Une victime suffisait. Lyanne reprit sa forme humaine en arrivant à la hauteur de Sariska. La moitié de son corps avait disparu, mais par la magie du lieu, il vivait encore :
- Ma fille ?
- Elle est sauve, Noble Sariska !
- Les augures ne m'étaient pas favorables. Mon entêtement est cher payé.
Lyanne lui souleva la tête, lui touchant le front de son bâton de pouvoir. Sariska se détendit.
- Décidément être ambassadeur est dangereux dans le pays Blanc. J'aimerais que ma fille me succède le temps que le noble Szeremle en nomme un autre.
- Il sera fait comme vous le souhaitez.
Lyanne ne sut jamais s'il avait entendu ses dernières paroles. Quand il reposa la corps sans vie du Noble Sariska, un cri monta dans la nuit. Chioula pleurait son père.
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