Lyanne avait écouté Salcha. Il s'était mis en marche vers le soleil levant. Ne voulant pas se montrer sous sa forme de dragon, de peur de faire peur, il marchait. Après un dernier briefing avec le prince Fays et les princes-dixièmes, il était parti seul. Cette quête le concernait lui et lui seul. Il avait écouté les arguments de ses princes, tout en refusant de leur donner raison. Il les avait rassurés. Avec son bâton de pouvoir, il restait en contact avec eux. En cas de besoin, il reviendrait à tire-d'aile.
Il marchait maintenant depuis une main de jours. C’était une marche solitaire et ennuyeuse. Après avoir quitté les profondes entailles de la vallée où était Ainval, il était descendu dans une plaine. La terre y était riche, les cultures nombreuses. Avant de descendre le coteau qui la surplombait, il avait admiré le paysage et repéré sa route. Des bois parsemaient l’horizon et des villages, repérables par la fumée de leurs feux, formaient un réseau assez dense. Il pensa qu’il devait y avoir de nombreuses routes et chemins. Salcha avait montré une direction, il comprit que la suivre ne serait pas toujours évident. Si la forêt qu’il quittait lui avait permis de progresser en ligne droite, il en serait différemment dans la plaine. Il se voyait mal traverser champs et villages sans dévier. Et puis il y avait un deuxième problème. Dans les forêts, Lyanne chassait, un peu pour son corps d'homme et beaucoup pour le dragon. Dans un milieu aussi ouvert, comment allait-il faire ?
Le malaise s'installa en lui alors qu'il descendait dans la plaine. Une crainte diffuse venait de l'envahir. Sa première idée se focalisa sur les dangers de ce voyage. Le pays était encore en guerre. Les généraux qui se disaient roi, continuaient à se battre. L’hiver les avait calmés. Il restait quand même des troupes en armes un peu partout. Pour éviter de devoir se battre tout le temps, il avait obtenu un sauf-conduit de Saraya. C’était une sorte d’écusson qu’il portait au bout d’une cordelette. Cela lui éviterait probablement des ennuis jusqu’à ce qu’il sorte du territoire contrôlé par les armées de Saraya. Jusque là, il avait évité les villages et les endroits trop dégagés. Il regarda le ciel qui s’assombrissait. La nuit arrivait. Il avait vu un troupeau non loin. Le ciel couvert, sans lune, lui serait favorable. Demain, il n’aurait plus faim… pour quelques jours. Il avait été étonné de voir ce que consommait un corps de dragon. Il avait un gros besoin d’énergie. Les légendes disaient que les dragons pouvaient jeûner plus longtemps que la vie d’un homme. C’était peut-être vrai mais Lyanne ne se voyait pas essayer.
Comme il était près des habitations, il se fit un campement sommaire dans un petit bois pour attendre la nuit. La neige n’était pas arrivée jusque là. En entendant du bruit, il se dissimula. Des hommes approchaient. Assis sur une branche maîtresse, Lyanne observa. Mal habillés, sales et dépenaillés, les nouveaux arrivants avançaient relativement sans bruit. Ils portaient de l’or. L’odorat de Lyanne était infaillible sur ce point. Depuis qu’il avait fait Shanga, il s’était calmé, ne courant plus après des trésors dont il n’avait pas besoin. Il n’était pas un dragon lié, ni un dragon libre, il était roi-dragon et son trésor était le peuple qu’il dirigeait. Il repéra sans mal les sacs lourds de métal précieux qu’ils transportaient. Ils en avaient chargé un mibur. La brave bête soufflait bruyamment tandis qu’ils la poussaient à avancer :
- Ici ! Ce sera parfait, dit celui qui portait une des lumières.
- T’es sûr qu’on nous voit pas du village ? demanda un autre.
- T’inquiète, quand ils nous verront, ça sera trop tard, répondit le premier en riant.
Laynne les vit poser les bagages et préparer un campement. Il n’aimait pas cela. Il pensa à une bande de déserteurs prêts à piller. Cela ne l’arrangeait pas du tout. Il avait faim et ces bougres allaient lui gâcher son repas. Il se sentit tiraillé. S’il laissait faire, il pourrait profiter de la confusion pour se régaler, mais l’idée lui déplaisait. S’il agissait, il allait se mêler de ce qui ne le regardait pas. L’idée lui déplaisait aussi, il ne pouvait en prévoir les conséquences. Il prit le parti d’attendre. Si les hommes attaquaient le village, il serait toujours temps d’intervenir tout en restant le plus discret possible. Il ne voulait pas que la présence d’un dragon soit signalée partout dans la région.
Le temps s’écoula doucement. Le mibur attaché à un arbre, renâclait de temps en temps. Lyanne décida de s’approcher de lui. L’animal était un gros et grand mâle. Il pensa immédiatement à une bête volée il y a peu. Il ne s’imaginait pas des gens comme ceux-là prendre soin des bêtes. Sans un bruit quand il fut au-dessus, il commença à se transformer en dragon. L’effet fut immédiat. Le mibur releva la tête, renifla bruyamment, se mit à mugir et, arrachant sa corde, prit la fuite en direction du village pour se mettre le plus loin possible de cette odeur terrible qui venait de lui toucher les naseaux. Il renversa deux hommes en s’enfuyant et alerta tous les autres. Il y eut des cris d’alerte et tous se mirent à courir pour arrêter l’animal qui prenait de la vitesse. Celui qui semblait être le chef, jura et hurla :
- Vite ! Vite ! Mais, bordel, plus vite, il va donner l’alerte…
Tous les hommes se mirent à courir les armes à la main poursuivant le mibur chargé d’or, pour aller attaquer le village. Lyanne qui les avait suivis, les éliminait les uns après les autres d’un coup de marteau en commençant par les moins rapides. Il était aidé par le sol inégal qui piégeait les autres, incapables de voir les mottes de terre dans la nuit. À l’approche du village, il vit sur les palissades les silhouettes des défenseurs. Ils avaient des arcs et attendaient que les assaillants soient à portée de tir. Quand le mibur atteignit les abords du village, les premières flèches volèrent. Lyanne comprit que les archers ne voyaient pas mieux dans la nuit que les assaillants. Il pensa qu’il avait l’avantage. Passant en vitesse de combat, il finit d’estourbir les agresseurs. Dans la nuit, on n’entendit plus que les vagissements d’un mibur affolé et les gémissements des hommes blessés. Les gens du village ne semblaient pas pressés de sortir voir ce qu’il se passait. Lyanne en profita. Devenant dragon, il se rua sur le troupeau qui passait la nuit dans le champ d’à côté. À la troisième bête, il s’arrêta : des hommes avec des lumières avaient trouvé le courage de sortir.
- Là-bas… ! hurla l’un d’eux, y a quequechose de rouge qui attaque les bêtes.
- J’vois rien, répondit une autre voix, mais c’est sûr qu’y a quequechose… Y gueuleraient pas comme ça autrement.
Quand les porteurs de torches arrivèrent, ils ne virent rien de plus qu’un troupeau affolé. Il fallut attendre le matin et la lumière du jour pour découvrir les flaques de sang par terre. Mais Lyanne était reparti.
Il pensait que le ventre plein, il retrouverait sa sérénité. Ce ne fut pas le cas. Le malaise persistait. C’est comme… C’est comme… il avait déjà senti cela mais sans vraiment pouvoir préciser.
Il décida de s'arrêter avec le jour. Un bois l'accueillit. Malgré la chute des feuilles, il trouva un refuge entre les troncs serrés d'un groupe de résineux. Il était tranquille. Personne ne le trouverait ici.
Il resta deux jours entiers à observer les environs. La région était traversée de groupes armés qui semblaient se suivre ou se poursuivre. Mais qui poursuivait qui ?
Il médita sans se faire voir. La question qui l’obsédait plus que savoir ce qu’il cherchait était de comprendre ce malaise qui ne faisait que croître en lui. Il sentait… Il sentait… Ce tiraillement intérieur qui devenait une déchirure, une brûlure, le dragon l’avait déjà senti avant… avant Shanga. Son esprit s’ouvrit à l’esprit du jeune dragon… Les souvenirs affluèrent. L’or ! L’OR ! Quelqu’un en voulait à son or ! Son sang ne fit qu’un tour avant de bouillir. Il sentit la colère, il devint colère. Dans la nuit, ce fut un rugissement puis un jaillissement de crocs et de griffes qui anéantit presque la troupe en armes qui patrouillait dans la plaine. Les survivants racontèrent qu’ils avaient croisé la route d’un monstre rouge qui avait disparu dans le ciel en rugissant. C’était tellement gros que plus de la moitié des hommes étaient morts de son simple passage.
Le dragon aveuglé par sa rage volait de toute la puissance de ses muscles. Son trésor, quelqu’un voulait toucher à son trésor. Il fit en peu de temps ce que le marcheur avait fait en cinq jours. Lyanne reprit le contrôle de lui-même quand la douleur envahit son corps trop sollicité. Cette réaction d’avant Shanga l’avait surpris. Il ne la pensait pas possible. En lui persistait la tension, intense, violente, de la colère. Il savait pourtant qu’il était trop loin de son ancienne grotte pour être efficace. Combien de jours lui faudrait-il ? hurlait le jeune dragon en lui pour espérer sauver son trésor. Lyanne entendit l’homme en lui dire que, s’il existait un moyen, seul le roi-dragon pouvait le connaître. Si cela ne calma pas ses ardeurs de vol, une écoute se fit. Oui, il existait un moyen… le même que celui dans les Montagnes Changeantes. Ce pouvoir était le sien. Il se força à l’immobilité du planeur, reposant son corps. Il ne lutta plus avec le vent venu avec la neige. Il ne lutta plus avec lui-même. Il lui fallait simplement être ce qu’il était. Il concentra son esprit sur l’étendue d’eau recouvrant son trésor. Avant même qu’il ait fini de l’évoquer, il la vit. La neige et le froid avaient bien habillé de blanc la vallée et la forêt. La nuit était encore noire. Pourtant sous son regard d’or, il vit…
Un campement s’était installé à l’orée de la forêt. Alors que l’hiver arrivait, tous les habitants habituels avaient pris leurs quartiers d’hiver dans des lieux plus hospitaliers, laissant le froid et le gel garder les lieux pour eux. Il sentit les esprits de nombreux hommes remplis d’avidité et de violence. Ils avaient le plan de détourner l’eau que la glace figeait puis de creuser pour déterrer le trésor, sûrs que personne ne viendrait les déranger pendant l’hiver. Ils étaient assez nombreux pour réussir malgré des pertes déjà importantes. La moindre erreur pouvait se révéler fatale dans ce couloir où le vent venu du froid congelait un humain en quelques minutes. Déjà un barrage avait détourné le cours d’eau qui maintenant formait une cascade gelée plus loin. Les travaux devaient durer depuis plusieurs jours. Une cuvette de bonne taille était déjà vidée de sa glace. Sans eau courant sous la surface, le lac ne pouvait que geler. Les pilleurs pensaient creuser un puits d’accès au fur et à mesure que l’eau gèlerait. Le matin se levait quand la foudre rouge s’abattit sur eux. Si certains tentèrent de résister, la majorité mourut avant d’avoir compris. Quelques uns prirent la fuite. Lyanne les laissa. Sans logistique, ils seraient morts en quelques jours. Peut-être un ou deux plus vaillants, plus résistants et plus aguerris arriveraient à s’en sortir. Ce serait même une bonne chose. Rien ne vaut un bon récit de rencontre avec un dragon en colère pour calmer les imaginations les plus aventureuses.
Lyanne, grand dragon rouge, était posé au bord du lac dont il avait rétabli l’alimentation en eau. Sa colère se calmait peu à peu en regardant les corps gelés de ceux qu’il avait tués. Involontairement sa gorge laissait échapper un grondement sourd et menaçant. Rien ne bougeait autour de lui. Autour de lui la neige fondait. Sa rougeur était autant due à son ire qu’au feu qui l’habitait. Le jour passa suivi par la nuit. Quand la lumière revint, il n’avait pas bougé. Cela dura plusieurs jours.
-Tu vas encore grogner longtemps ?
La tête du dragon, grande comme une cabane, se tourna vers la voix qui venait de surgir. La petite silhouette lui rappelait quelqu’un. Son or était en sécurité, il le sentait. Il cessa de gronder.
-Voilà, c’est mieux !
Une main se leva, la paume vers le haut. La langue du dragon vint la lécher pour en capter l’odeur. Elle parlait de paix et de calme. Se retournant, la main se posa sur le mufle bouillant. Cela fit l’effet d’un baume.
- Toi, tu t’es perdu, reprit la voix.
Le dragon posa la tête au sol pour mieux ronronner. La main allait et venait sur les fines écailles près de l’œil.
- Maintenant, tu peux te reposer. Je suis là pour m’occuper de toi.
Doucement l’œil d’or se ferma. La petite silhouette, sans cesser de caresser la tête du dragon, fouilla dans un sac porté en bandoulière. D’une seule main, elle ouvrit un pot et vint le tenir sous les naseaux grands ouverts du saurien.
« Cela sent bon ! On se croirait… Oui, c’est cela …»
L’esprit du dragon dériva. Il revit des images. Il entendit de nouveau l’appel, l’appel impérieux qui le fit voler jusqu’à cette grotte où il avait commencé à accumuler son trésor. Il se rappela cette blessure qui lui avait valu l’Anneau. L’Anneau… L’Anneau de pouvoir qui donnait sens à sa quête. C’est l’Anneau qui l’avait appelé, non pas exactement. L’appelant était celui qui devait porter l’anneau quand il aurait fait Shanga. Il revit les petits hommes qui venaient pour voler ou tuer, tous ces petits hommes ridicules et puis… et puis, le petit homme différent. Déjà son odeur était différente et puis il avait su raconter son histoire et puis… et puis SHANGA !
Lyanne ouvrit les yeux. Sabda lui caressait doucement les écailles autour de l’œil droit. Elle continuait à parler. C’était comme une eau fraîche sur un corps brûlant.
- Sabda !
- Heureuse que tu reviennes, roi-dragon. J’ai eu peur pour ton esprit.
- Que s’est-il passé ?
- Quelqu’un a voulu toucher à ton or.
Un grondement lui sortit involontairement de la gueule.
- Tu vois ! Tu n’es pas guéri. Tu es resté attaché dans ton passé, à moins que ce soit lui qui n'arrive pas à se détacher de toi. Les charcs m’ont prévenue de ton retour. Ils étaient affolés par ce qu’ils ont vu. J’ai été voir le prince Qunienka qui m’a donné des hommes pour te venir en aide.
- Qunienka est là ?
- Bien sûr ! Il n’allait pas laisser son roi en danger. Heureusement une escouade mixte était dans la ville. C’est eux qui nous ont conduits jusqu’ici. Ma mère m’avait prévenue. La fièvre de l’or est une maladie fréquente chez les dragons. Elle peut même les tuer. Le prince m’a dit que tu n’étais ni un dragon libre, ni un dragon lié, cela te protège.
Lyanne ferma les yeux. Se laissant aller à la douceur d’une main sur ses écailles. Ce qu’il avait vécu là était important. Avec Sabda présente, il avait maintenant du temps pour comprendre. Il lui faudrait reprendre sa quête mais d’abord en finir avec le risque de son passé.
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