samedi 22 février 2014

Le seigneur Etouble regardait ce manant prosterné devant lui. On le lui avait amené pour qu'il entende de sa bouche les terribles nouvelles. Le Gragon qui avait été vu à Ainval aurait attaqué un mibur de ses troupeaux. Il jouait avec la dent de Gragon encore pleine de sang que son conseiller lui avait donnée. La bête qui avait de telles dents ne pouvait être que redoutable. La rumeur avait précédé le serf. Toute la ville était en émoi. On disait comme toujours n'importe quoi. Tout se mélangeait. Ce qui était arrivé à Saraya posait questions. Etouble avait reçu un messager personnel du général. Un peuple d'hommes en blanc les avaient attaqués et vaincus dans la ville citadelle de Ainval considérée comme imprenable. Ils étaient arrivés et repartis avec la neige. La plaine avait eu beaucoup de pluie et de vent sans être recouverte de blanc. Le Gragon ou dragon, Etouble ne savait pas bien ce qu'il fallait dire, avait été vu lors de cette bataille accompagnant les troupes d'un roi-dragon qui depuis serait reparti dans ses terres après avoir signé un traité avec Saraya. Etouble se sentait mal à l'aise avec cette nouvelle. Il avait bien fait de faire venir ce manant pour entendre de sa bouche le récit de l'attaque. En fait, il n'avait rien vu hormis une grosse masse sombre qui avait enlevé le mibur. Ce qui intéressait plus Etouble était la présence d'un étranger. En ces temps troublés, toute présence insolite pouvait être un signe de danger. Etouble l'avait fait convoquer. Restait à le trouver. L'étranger, qui se disait forgeron, avait été vu avec le manant quand ils étaient arrivés à la ferme. Il avait corroboré la version du gardien et avait repris son chemin. L'intendant dans son rapport, avait signalé qu'il était parti vers la ville. Etouble avait envoyé sa police à sa recherche.
Ils retrouvèrent Lyanne chez un forgeron de la ville. L'homme était grossier et malhabile. Son seul atout aux yeux de Lyanne était de l'avoir accepté comme compagnon. Avant l'arrivée des sergents de ville, il avait fait en deux jours ce que l'autre faisait en dix jours. Si le forgeron avait vu arriver avec angoisse le pandores, il fut  heureux de les voir emmener Lyanne. Il pensa qu'il n'aurait pas à le payer et que cela serait tout bénéfice pour lui.
La patrouille qui l'avait retrouvé, était composée de brutes dont le crâne épais ne comprenait que peu de choses. Ils avaient eu l'ordre de le ramener, pas de le rudoyer. C'est ainsi qu'il l'encadrèrent jusqu'au château  du Seigneur. En voyant la grosse bâtisse aux murs épais, sans grâce aucune, Lyanne pensa que son propriétaire devait lui ressembler. Il ne fut pas déçu.
Etouble était râblé. Son visage, couvert de cicatrices récupérées au combat, avait de quoi faire peur. Par moment, un tic lui déformait les traits, transformant sa face en un masque grimaçant. L'épée au côté, prête à être dégainée, était une solide rapière efficace et sans beauté. Il reçut Lyanne dans une pièce enfumée et sombre.
- Qui es-tu ? lui demanda Etouble.
- Un passant, répondit Lyanne debout entre deux gardes.
Derrière eux une troupe dépenaillée vivait bruyamment sa vie quotidienne, les obligeant à élever la voix. Etouble fronça les sourcils :
- Tu viens d'où ? Tu fais quoi ?
- Regarde cela, lui répondit Lyanne en lui tendant une plaquette
Le seigneur prit l'objet, le regarda et sursauta en reconnaissant le sceau de Saraya.
- Comment t'as obtenu cela ?
- J'ai travaillé pour lui et pour sa reine. J'ai forgé une arme.
Etouble se renfrogna. Le document qu'il avait en main, était un laissez-passer et un ordre de rendre-compte.
- Tu as rencontré le Général ?
- Oui, j'ai même mangé à sa table.
Lyanne sentit la bouffée de jalousie emplir son vis-à-vis. D'un geste brusque, il lui rendit sa plaquette.
- Qu'as-tu vu là-bas ?
- Peu de choses, je l'ai déjà dit à vos serviteurs.
- As-tu vu la bête ?
- Ce que j'ai vu, c'est son ombre sur le sol, une très grande ombre.
- Je ne sens pas ta peur.
- Où était la menace ? Dans mon pays, j'ai déjà vu un tel être. Chez nous, on dit que les légendes sont en train de prendre vie. Partout dans la ville les gens m'ont parlé de gragons, mais tout le monde ignore la légende. La connais-tu ?
Etouble fut décontenancé. Il s’attendait à voir quelqu’un d'impressionné de se trouver en face d’un puissant seigneur et il se retrouvait en position de celui qu’on interrogeait. Ce n’était pas normal. Ce forgeron n’en était peut-être pas un, peut-être était-ce un agent de Saraya qui faisait le tour du royaume pour le compte du roi. Il décida de le mettre à l’épreuve, tout en tirant bénéfice de la situation. Il posa de nouvelles questions à Lyanne sans tirer d’autres renseignements intéressants. Il lui parlait du vieux barde qui devait connaître toutes ces légendes poussiéreuses mais le rencontrer voulait dire qu’il fallait une contrepartie… Une épée par exemple, celle de la reine était fameuse.
- J'entends bien ta demande, seigneur Etouble. Une arme puissante est une chose difficile et exigeante qui a un prix. La reine y a laissé certaines choses auxquelles elle tenait. En la voyant, je me suis demandé qui sert qui.
Etouble eut un regard étonné. Que voulait dire cet homme avec son discours sur les armes ? Une épée est une épée, et tous les mages qui étaient passés trop près de lui n’avaient pas survécu à la traversée d’une bonne et robuste lame dans leurs entrailles.
- Fais-moi une arme et je dirai au vieux Nivyou de te raconter toutes les légendes qu’il sait… Ce vieux radoteur n’est d’ailleurs bon qu’à ça, dit le seigneur avec mépris.
- Comme tu le souhaites, mais sache que si moi je me contente de cela, ton arme sera peut-être plus exigeante.
Etouble se mit à rire d’un rire sonore qui fit se tourner les têtes. Lyanne sentit la vague de panique envahir les esprits en même temps que le silence se faisait. Son marteau fut dehors avant que l’épée de Etouble ne soit arrivée à sortir de son fourreau. Le tintement métallique fut bref et Etouble regarda sans comprendre le bout d’épée qui lui restait en main.
- Crois-tu, Seigneur Etouble, dit avec emphase Lyanne, que le roi Saraya m’aurait convié à sa table sans de bonnes raisons. Je ferai une épée pour toi, tu as proposé un marché, alors tiens ta promesse. Dans trois jours tu auras une arme comme tu n’en as jamais rêvée.
Ayant dit cela, sans attendre, Lyanne se retourna et s’en alla en remettant son marteau arme à sa ceinture, sous le regard médusé des hommes de Etouble qui n’osèrent pas intervenir devant l’immobilité de leur seigneur. Sentant le feu, Lyanne se dirigea vers la forge. Elle était dans un appentis un peu plus loin pour que le feu ne puisse se transmettre au château en cas d’accident. Il vit une sorte de géant, noir de poil et aux muscles proéminents qui s’échinait à taper sur du métal qu’il martyrisait.
- Tu frappes comme un sourd, dit Lyanne à l’homme. Tu ignores le cri du métal. Il souffre.
L’homme se retourna furibond et resta interdit, le marteau levé, en regardant Lyanne.
- TU… tu… tu es l’homme au marteau sacré, dit le forgeron en posant un genou à terre.
Ce fut au tour de Lyanne d’être surpris.
- Que dis-tu ?
- Je sais qui tu es… Je suis passé chez les Ouatalbi et j’ai appris d’un maître qui avait appris de l’homme au marteau sacré capable de faire des objets porteurs de puissance. Il m’a décrit ce marteau. Jamais je n’aurais pu penser que je te rencontrerais un jour. Ma forge est tienne, homme au marteau sacré.
Des images de forge dans un cratère lui revinrent en mémoire. Il revit Virnita et Ouldanabi. En regardant mieux le géant incliné devant lui, il lui trouva des ressemblances avec le forgeron des Ouatalbi. L’homme disait vrai.
- Donne-moi le métal, dit Lyanne qui déjà se tournait vers le foyer de la forge.
Le feu sembla rugir de plaisir quand Lyanne s’adressa à lui. La pièce fut bientôt comme il le désirait et en quelques coups de marteau bien appliqués, le forgeron Hodent, fils de Saill, vit apparaître le rond parfait de l’anneau qu’il confectionnait pour fixer dans les écuries.
Lyanne lui tendit la pince et l’anneau encore fumant, en lui demandant :
- Montre-moi tes réserves de métal. J’ai une commande pour le seigneur Etouble.
Posant brutalement la métal dans le seau où se refroidit en fumant et en sifflant, Hodent conduisit Lyanne vers un coin de l’appentis. Il traînait là des restes de faux ou de lances qu’il mit de côté.
- Le métal est pauvre, dit le roi-dragon en se relevant. Existe-t-il d’autres choses ?
Ils cherchèrent un moment sous les yeux de quelques soldats venus du château. Lyanne pensa qu’Etouble le faisait surveiller. Il rassembla ce qu’il avait trouvé et en fit un tas qu’il mit dans un creuset.
- J’ai besoin de bois, dit-il à Hodent. Ce feu est trop faible pour mes besoins.
Hodent tapa dans ses mains en hurlant :
- DEGALA ! DEGALA ! DU BOIS ! ET TOUT DE SUITE !
Un enfant sortit précipitamment d’une cachette pour courir vers un coin de la basse-cour et revint en portant des bûches presque aussi grosses que lui. Lyanne fit une grimace de dégoût. Jamais Kalgar n’aurait permis cela. Il ne dit rien et enfourna les bûches au fur et à mesure qu’elles arrivaient. Il laissa un moment le feu pour aller chercher, de la paille et du fumier sous le regard de plus en plus perplexe de Hodent. Lyanne prépara un mélange curieux le fumier avait un rôle à jouer. Il en remplit un seau, exigea de l’eau propre que Degala fut sommé de ramener et fit une sorte de pâte qu’il étendit dans un trou au sol. Se retournant alors vers le feu, il lui parla, disant des mots que personne ne comprit sauf le feu qui monta haut et fort.
La nouvelle s’était répandue de l’arrivée d’un forgeron étranger. Bientôt l'appentis fut entouré d’une foule de curieux, observant ce qu’il se passait.    
Lyanne, tout à sa chauffe, ne fit attention à rien. Dans un creuset sifflait et fumait le métal au contact des braises que Degala attisait du mieux qu’il pouvait. Hodent s’était reculé. La chaleur autour du feu était insupportable au point qu’il faisait arroser le toit de son abri pour qu’il ne prenne pas feu.
Cela dura une partie de la nuit. Plus le temps passait et plus la réputation de Lyanne grandissait. L’homme au marteau sacré possédait le pouvoir de résister au feu qui consumait maintenant les poutres malgré l’eau versée dessus. Il y eut un début de flamme, puis un autre. Les spectateurs reculèrent en poussant des cris. Le feu allait se propager. Lyanne leva la tête, regarda autour de lui l’agitation, puis levant les yeux vit l’embrasement du toit :
- ÇA SUFFIT , ordonna-t-il au feu qui commençait à courir sur les lauzes.
Sous les yeux écarquillés de ceux qui voyaient une catastrophe, le feu se fit rougeoiement, puis simple fumée. Lyanne avait déjà repris sa contemplation de son mélange. Cela dura ainsi toute la nuit. Autour de lui, les réactions allèrent de l’admiration sans borne de Hodent ou de Degala à la haine des peureux qui regardaient cela de loin.
Au petit matin, alors que la lumière du soleil rendait pâle le rouge du feu, Lyanne fit un signe à Hodent. Ils sortirent le creuset du feu et versèrent son contenu dans le creux qu’il avait préparé. Une fumée âcre et piquante s’en éleva.
- Bien, dit Lyanne quand le vent eut dispersé les effluves malodorantes, nous avons maintenant quelques temps. Allons nous restaurer !
Degala, petit homme à tout faire de la forge, servit le repas sous un auvent. Il amena des plats qu’il avait été chercher à la cuisine du maître. Il finissait quand Etouble arriva. Il était entouré de sa cour habituelle. Il paradait.
Si Hodent s’était levé brusquement, Lyanne était resté assis.
- Où en es-tu, forgeron ? demanda le seigneur.
- Le métal repose. Où est le conteur ? Il faut du temps au métal, j’aimerais l’entendre. Cela stimulerait mon travail.
Etouble fit un geste à un serviteur. Celui-ci s’inclina et partit en courant.
- Il va venir. Il va venir. J’espère que l’épée sera à la hauteur de ta réputation et de ton marteau sacré !
La dernière partie de la phrase était dite sur un ton ironique.
- Si jamais tu la rates...
La voix était menaçante. Tous ici la connaissaient. Nombreux étaient ceux qui en étaient morts. Ils furent d’autant plus surpris du rire de Lyanne.
- J’entends tes paroles, seigneur Etouble mais l’épée que je te remettrais sera exceptionnelle. Tu as promis de la prendre quel qu’en soit le prix pour toi. C’est toi qui devrais trembler. Le feu habite mes réalisations.
Ce fut au tour de Etouble de rire, mais son rire sonna faux. Déjà partout couraient des histoires sur ce forgeron qui maîtrisait le feu de son marteau sacré. Les gens du coin tremblaient à l’idée que les esprits pouvaient habiter parmi eux.
- Regarde bien, et vous aussi regardez bien. Je mange, je bois, je respire, je suis homme. Si mon savoir est grand, il est sans lien avec ces esprits que vous craignez tant. Allons, dit-il à Hodent, allons voir le métal.
Quand Lyanne se leva, les gens se poussèrent, même Etouble lui laissa la place.
Il se rapprocha de la forge. Les gens qui étaient autour, venus pour voir le toit qui ne brûlait pas et le métal rougeoyant qui reposait au sol, firent un couloir entre eux. Lyanne s’avança suivi de Hodent qui semblait complètement dépassé par les évènements. Quand Etouble se rapprocha, ce fut un sauve-qui-peut.
Lyanne mit un genou à terre. Il se pencha sur le lingot de métal.
- Bien, bien, murmura-t-il.
Il se releva et regarda Hodent.
- Je pourrais commencer ce soir.
Le serviteur qui s’avança, s’approcha de Etouble et lui murmura quelque chose à l’oreille. Ce dernier eut un petit sourire.
- Le conteur ne veut pas venir, forgeron. Il dit qu’il est trop vieux pour courir dans les cours.
Lyanne jeta un coup d’oeil au serviteur, puis à Etouble et s’adressant au premier, il lui dit :
- Va dire au maître conteur, que j’irai le voir plus tard.
Puis se tournant vers Etouble, il dit :
- Ton maître conteur commande ! Alors je vais forger.
D’un geste vif, il prit son marteau et tapa sur le lingot de métal, doucement. Il rendit un son bref.
Se relevant brutalement, il se tourna vers les badauds :
- PARTEZ ! PARTEZ TOUS !
Il se dirigea vers la forge sans attendre. Attrapant les bûches, il les jeta dans le foyer. Le feu se mit immédiatement à ronfler et à fumer. Des volutes lourdes et malodorantes se répandirent à terre, s’étalant sur le sol. Ce fut comme un signal quand le premier rang en sentit la puanteur. Tous prirent la fuite. Etouble mit un peu plus de dignité mais il ne resta bientôt plus personne.
- Ce n’est pas comme cela que les gens d’ici t’accepteront, dit Hodent.
- Waouh ! Tu m’apprendras, dis, tu m’apprendras ? demanda Degala.
Lyanne lui adressa un sourire.
- Peut-être… si tel est ton désir !
Avec une pince, il dégagea le lingot de sa gangue de boue.
- Je ne comprends pas, maître, dit Hodent, tu as dit que tu forgerais cette nuit et là tu vas le faire.
- Multiples sont les chemins qui mènent au résultat. Si l’un se ferme, l’autre s’ouvre.
Il posa le métal sur la pierre enclume.
- Tu vois, Hodent, là on va pouvoir l’allonger, simplement l’allonger.
Le marteau entra en action. Pour ceux qui étaient dans la cour, s’ils entendirent le bruit, ils ne virent rien. La fumée lourde et opaque continuait à cacher l’intérieur de la forge à leurs yeux.
Le martelage dura toute l’après-midi, entrecoupé du bruit des soufflets.
Hodent ne quittait pas des yeux le métal qui s’étirait, se pliait, s’étirait à nouveau. Il ne comprit pas pourquoi Lyanne après certaines chauffes passaient des herbes sur le métal puis le plongeait dans l’eau. Il ne comprenait pas, mais il enregistrait, se disant qu’il ferait lui aussi de belles armes s’il imitait l’homme au marteau sacré.
À la fin de la journée, un longue barre de métal était posée sur la pierre. Lyanne l’avait refroidie une dernière fois dans l’eau.
- Regarde bien, Hodent, avec une telle matière tes épées seront les meilleures. Je sais que tu retiendras tout cela.
Regardant le ciel, il ajouta :
- Le soleil va bientôt se coucher. Arrive l’heure des légendes. Je vais aller voir le conteur. Je te laisse la barre. Surveille-la bien.

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