samedi 19 avril 2014

Ils étaient restés trois jours dans la ville avant de reprendre un voilier rapide mis à leur disposition par le roi de la ville lui-même. Semtone était devenu un hôte plein d’attention. Degala n’en revenait pas de ce qui était arrivé. Il voyait Lyanne comme un forgeron génial et il se retrouvait avec un roi combattant. Il avait parlé un peu avec le mage qui s’était soumis. Ce dernier avait révélé que Semtone l’avait capturé avec son sceptre de fer et l’avait enchaîné avec cette magie. Depuis, il servait de protecteur face aux mages que Semtone capturait. Il tremblait encore quand il raconta avoir vu l’aura du dieu dragon autour de Lyanne. “Son aura était plus grande que la maison”, déclara-t-il. Il avait été très intéressé par l’appariement entre Degala et le bâton de pouvoir. Cet antique relique dont même Semtone ne savait pas d’où elle venait était chargée d’une énergie de même nature que celle de Lyanne.
SI Ergasia s’était révélée une ville corrompue, Semtone y était passé maître. Sa soumission avait permis à Lyanne de rencontrer les plus grands, y compris le roi. Dans son enthousiasme, Semtone l’avait présenté comme le plus grand des mages. Le roi en avait été grandement étonné, peu habitué à de telles manifestations d’enthousiasme de la part de Semtone qu’il jugeait comme un être retors et dangereux. Lyanne lui avait offert un talisman fait d’un bois couvert d’arabesques. Quand les yeux du roi s’étaient posés dessus, il n’avait pas pu les en détacher avant d’en avoir suivi toutes les lignes. Il l’avait fait en chantonnant un chant. Lyanne avait souri. Un tel chant était le signe indiscutable que le roi d’Ergasia devenait vassal de Lyanne, même s’il n’en prenait pas encore conscience.
C’est lui qui proposa un embarquement pour Hunique, le grand port face à la mer. Semtone s’occupa de tout, au grand étonnement de ses serviteurs.
Degala accoudé au bastingage regardait le grand fleuve dérouler ses méandres devant lui. Lyanne, à ses côtés, se tenait comme il l’avait déjà vu, le front posé sur son bâton de pouvoir. Il l’avait vu souvent le faire. Il ne pouvait pas savoir qu’ainsi le roi-dragon prenait contact avec les siens. Une idée lui vint, pourquoi ne ferait-il pas pareil ? Depuis qu’il avait reçu ce bâton, les choses avaient été trop vite. Il avait été reçu par un roi. On l’avait traité comme un prince et sur ce bateau tout le monde montrait de la déférence pour lui. Comme Lyanne, il posa sa tête sur le haut de son bâton.
Au début rien ne se passa. Puis devant ses yeux fermés, des volutes blanches apparurent. Des images floues s’y dessinèrent. Il ne reconnaissait rien. Des ombres gigantesques allaient et venaient. Il se sentit flotter. Il fut dans un autre monde, un autre temps...
Il ne comprenait pas pourquoi il voyait le monde de haut et puis, il s’aperçut qu’il volait. Les images devinrent nettes en dessous de lui. Il voyait à la fois le paysage et certains petits détails au sol. Il s’entendit penser :
- « Pantone a trahi. C’est la seule explication… Il mérite la mort. »
Mais qui était Pantone ? Qu’est-ce que c’était ces sensations de muscles qu’il ne possédait pas ? Il ne trouva qu’une explication, il était dans l’esprit d’un autre. Le bâton de pouvoir lui avait ouvert une chemin vers un être volant et puissant que Pantone avait trahi.
De son œil, il balaya le paysage à la recherche de la trace de Pantone. Un détail attira son attention. Il se focalisa dessus. Une branche cassée avec un fil jaune. La couleur du renégat ! Pliant ses ailes il plongea. La vitesse fut impressionnante. Au dernier moment, le grand être fit un début de ressource pour passer au-dessus de la cime des arbres. Le fil jaune avait gardé l’odeur. Il ne pouvait être bien loin. D’un mouvement brusque de ses ailes, il cassa son élan et se posa dans une clairière. À peine posé, le monde reprit son aspect habituel. Il revit des mains d’homme qui tenaient le bâton de pouvoir. Degala pensa à Lyanne. Était-il lui aussi comme cet être double ? Il n’eut pas le temps de s’interroger. Un homme venait de pénétrer à son tour dans la clairière. Il regardait par dessus son épaule. Son visage exprimait la peur. Une méchante balafre lui barrait le visage. Son bras gauche pendait, du sang tombait en gouttes de sa main. Une tache rouge maculait sa manche. Sa main droite serrait compulsivement une épée rouillée. Il avança jusqu’au milieu de l’espace avant de repérer l’homme assis avec son bâton de pouvoir. Il s’arrêta interloqué pour tomber à genoux :
- Mon roi !
- Bonjour, Oristra…
- Je me suis échappé…
- Pantone ?
- Je ne sais pas. Je l’ai perdu voilà trois jours quand nous nous sommes battus.
L’homme-dragon se leva :
- Tu connais la règle.
- Oui, mon roi !
- Alors combats.
Degala sentit son hôte se transformer. Il était redevenu ce grand être puissant. Oristra se leva et attaqua. L’épée toucha une des griffes sans lui faire plus de mal qu’une caresse. De son autre patte, le grand être le fit voler. Avant même qu’il ne touche terre, il était mort. Sans plus attendre, ce grand être qui était roi, redécolla.
Tout se brouilla un instant. Quand revint la netteté, il était dans un paysage tout de blanc. Son souffle provoquait un nuage de condensation. S’il faisait froid, il ne ressentait rien. Les montagnes déchiquetées autour d’eux étaient faite de roches d’un noir dense.
- Quand sera-t-on arrivés ? demanda une voix derrière lui.
- Nous sortirons des Montagnes Changeantes bientôt. Prépare les phalanges, Pantone ! La bataille n’attendra pas.
Sur le bord du chemin, il y avait un bouquet d’arbres. Derrière lui, il entendait des hommes sortir leurs armes. Le sentier changea pour devenir plus large et devant eux, s’étendait un champ de bataille.
- À L’ATTAQUE ! hurla le roi.
Les cris de ceux qui le suivaient firent entrevoir leur grand nombre à Degala. Des guerriers blancs combattaient des guerriers blancs dans la plaine devant eux. Le coup le prit par surprise. Se retournant, le roi vit le visage plein de haine de Pantone qui s'apprêtait à porter un deuxième coup d’épée. Les hommes derrière lui avaient bandé leurs arcs et tiraient vers lui. Brutalement avant même que Degala le comprenne, il était devenu immense et fort. De sa bouche surgit une flamme transformant tout ce qui était blanc en eau et calcinant les guerriers comme s’il s’agissait de paille. Pantone avait esquivé en se jetant à terre. Les clameurs dans la plaine lui indiquaient que son armée avait le dessous. Laissant le problème du traître pour plus tard, il donna de violents coups d’ailes pour aller porter secours à ses phalanges. Son arrivée et sa puissance changèrent le cours de la bataille. Bientôt, il ne resta sur place que des morts ou des fidèles, les autres étaient en fuite. Se posant près d’un groupe un peu moins abîmé, il dit :
- Alors Prince Omur, où en est-on ?
- Mon roi, le prince-majeur est en fuite. Votre arrivée a mis la défaite dans son camp, mais ses forces sont encore nombreuses.
- Bien, rassemblez tous les valides, nous allons le poursuivre. Maintenant cela suffit. Je suis roi-dragon et je vais le prouver.
Il y eut de nouveau un flou. Puis de nouveau la vision redevint nette pour Degala.
- Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron !
Des centaines de gorges criaient cela dans une ville toute blanche qui avait été pavoisée de couleurs. Avançant seul devant une troupe parfaitement alignée, le roi-dragon était scintillant. Il voyait son reflet dans les murs de certaines constructions. Degala fut surpris. L’être qu’il voyait était un gragon selon ce qu’avait raconté le vieux conteur. Alors c’était cela un dragon. Lyanne devait en être un lui aussi. Était-il blanc comme celui dont il partageait l’esprit ? Il sentit qu’on lui secouait l’épaule.
- Degala ! Degala !
Il se redressa, ouvrant les yeux, laissant ses paupières battre le temps de s'accommoder à ce qu’il voyait. Lyanne avait mis sa main sur son épaule.
- Bien, tu as un bon accord avec ce bâton. Voilà quelque chose d’étrange ! Tu as à voir avec les rois-dragon.
- Es-tu un roi-dragon ?
- Tu as compris. Ma quête nécessite de la discrétion. Évite de le crier sur les toits.
- Comment dois-je t’... vous appeler ?
- Maître me va très bien, et le tutoiement aussi. Tu es mon disciple, simplement. Ma royauté est pour mon peuple.
Ils regardèrent le fleuve. Le vent était régulier. En continuant comme cela, Hunique serait visible dans quelques jours. Degala fut perturbé par cette expérience. Était-il aussi un roi-dragon ? Lyanne n’avait pas la réponse. Le bâton de pouvoir blanc était ancien, très ancien. Il avait appartenu au roi-dragon Tunivog. Il avait eu un début de règne difficile, ayant connu de nombreuses trahisons. Il avait dû beaucoup combattre à son époque. Si Lyanne était un dragon rouge, Tunivog avait été un dragon blanc. Si Degala comprenait les couleurs, il ne comprenait pas beaucoup de choses en plus. Les dragons étaient des grands êtres dont la puissance était immense et en même temps, ils pouvaient être des hommes à l’allure, on ne peut plus banale. De penser à Lyanne en ces termes le gênait. Ce bâton de pouvoir, pourquoi communiquait-il avec lui ? Lyanne lui avait dit qu’il n’existait que très peu de gens capables de rentrer ainsi en contact avec le maître d’un bâton de pouvoir, surtout un maître aussi ancien qui avait disparu depuis bien longtemps. Degala se sentit fier et différent. Fier d’être différent, il eut peur de cette différence. En écoutant Lyanne, il se sentit responsable de ce qu’il pouvait faire maintenant.
Quand vint le soir, le bateau fit escale dans une petite ville. Faisant partie de la flottille du roi, ils eurent droit aux honneurs. Le bruit se répandit rapidement que deux mages voyageaient. Le gouverneur qui les recevait, s’excusa de la rudesse des gens du coin.
- Ils manquent d’éducation, messeigneurs ! Deux mages, ils rêvent de voir des signes miraculeux.
Lyanne refusa son invitation à faire charger les gardes pour disperser la foule.
- Laissez-les, dit-il. Ils se lasseront avant la fin de la nuit.
Quand le festin fut terminé, on les conduisit dans un des appartements réservés aux hôtes de passage. Quand enfin, ils furent seuls, Degala s’étala sur le lit :
- Je ne voyais pas le monde comme cela. Je n’avais même jamais pensé voir cela.
Lyanne eut un sourire. Degala avait trop bu et disait un peu n’importe quoi depuis un moment. Il le laissa se coucher. Il sortit sur le balcon. En bas, la foule était toujours là. Ils avaient fait des feux, bien décidés à patienter pour voir un signe. Lyanne resta dans l’ombre pour ne pas se faire remarquer. De nombreuses personnes scrutaient le palais du gouverneur pour essayer de voir quelque chose. Il s’assit au bord de la fenêtre dans le coin le plus sombre et posa sa tête sur son bâton de pouvoir. Il entra ainsi en contact avec le prince-majeur. Sans bruit, ils échangèrent des nouvelles. Le pays Blanc était calme. Il pouvait continuer sa quête tranquille. Un bruit attira son attention. Cela venait de l’intérieur de la chambre. Il allait se lever quand il vit une ombre se découper dans le passage. Degala avançait, la blanc bâton de pouvoir à la main, les yeux clos. Lyanne le regarda s’avancer ainsi jusqu’au bord du balcon. Il posa le bâton sur la pierre de la rambarde.
- Aï, aï, aï, pensa Lyanne qui se leva pour intervenir.
Il n’eut pas le temps que la lumière jaillissait du bâton. Ce fut une lumière blanche aveuglante. Des cris s’élevèrent de la foule et tous furent sur pied à l’instant même.
- Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! Graph Ta Cron ! hurlait Degala.
Le cri fut repris par les centaines de personnes présentes. Degala se mit à faire varier le rythme, la puissance et la hauteur tonale de son invocation. La foule le suivit. Lyanne voyait chaque visage en bas, comme en extase devant cette lumière qui dessinait maintenant la forme évidente d’un dragon. Il faillit éclater de rire. Ainsi Tunivog était capable d’interagir avec Degala. Ce roi-dragon mort depuis des générations et des générations, avait senti la présence de l’esprit de Degala en lui et venait de trouver le chemin vers aujourd’hui. Lyanne avait appris son histoire dans la grotte aux dragons en suivant les lignes sinueuses de son initiation. Il reconnaissait bien là, le caractère grandiloquent du personnage. C’est à lui qu’on devait une bonne partie du protocole des rois-dragons  que Lyanne n’avait pas voulu suivre.
Les gardes qui sortirent pour faire régner l’ordre, furent à leur tour saisis par ce mantra tel un envoûtement. De partout arrivaient des gens. Bientôt la place fut remplie. Il pensa :
-
Tunivog doit jubiler…
Plus les cris devenaient puissants et plus l’ombre lumineuse du dragon blanc prenait de la consistance. Lyanne sentit la crainte de voir arriver le vieux roi-dragon en chair et en os. Il fallait arrêter le phénomène. Prenant à son tour la forme d’un dragon, il s’envola pour venir s’inscrire dans la forme lumineuse. Ce fut un hurlement qui accueillit son initiative. Pour les gens, vue d’en bas, se superposèrent deux ombres de dragons qui se confondirent dans leurs esprits. Partout, ils iraient raconter qu’ils avaient vu, adoré, et acclamé le grand Gragon rouge et blanc, venu apporter paix et bonheur sur leur ville. Puis tout cessa. Il ne resta que le noir de la nuit. Lyanne se posa sans bruit sur le balcon. Degala était allongé par terre, inconscient. Sa respiration était régulière. Il dormait. Lyanne le porta jusqu’à son lit. Il lui prit le bâton de pouvoir blanc. Il était chaud et semblait pulser d’énergie. Prenant un capuchon, il l’emmaillota et le posa loin de Degala. Puis il revint vers le balcon. Sur la place, les gens n’étaient pas partis, mais discutaient.
- “Bien”, pensa-t-il. “Ils ne risquent plus rien”.
Il lui faudrait faire attention que Degala ne libère par mégarde l’esprit de Tunivog. Il n’était pas bon que le passé vienne s’inscrire dans le présent. Seul le présent peut écrire l’avenir. Degala avait un rôle à jouer. Il était lié aux rois-dragons. Lyanne devait trouver pourquoi et comment. Cela était important pour lui. Il le sentait.

Au petit matin, ils reprirent le bateau sous les hourras de la population. Déjà des petits malins vendaient des représentations du grand Gragon rouge et blanc.
- Je ne sais pas ce qui s’est passé, Maître, mais je n’ai jamais vu cette ville comme cela.
- L’esprit du grand Gragon est venu cette nuit, répondit Lyanne, et cela a bouleversé la ville.
- Je croyais que c’était une légende pour enfants…
- Eux aussi, jusqu’à cette nuit ! Mais le vent souffle, Capitaine et il souffle dans la bonne direction…
- Vous avez raison, Maître, ne perdons pas de temps.
Lyanne contempla les marins déployer les voiles. Pendant ce temps, Degala était parti se recoucher dans la cabine. Il avait la gueule de bois.

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