Le voilier traçait sa route sans effort. Le vent était favorable. Lyanne contemplait les étoiles. La lune bien qu’incomplète, éclairait le paysage. Lyanne avait obtenu que le bateau ne fasse pas escale et qu’il continue son voyage. Il sentait la tension de la vigie et du pilote. Le capitaine était aussi resté sur le pont. Ils n’avaient pas l’habitude de voyager ainsi. Lyanne scrutait aussi devant. Degala avait cédé sa place et était parti se reposer. Il avait passé la journée à poser des questions à Lyanne sur la forge et sur les rois-dragons. Une question en appelant une autre, il n’avait pas cessé de la journée. Ils avaient trouvé refuge près du beaupré pour éviter que tout le monde entende les réponses. Degala s’était senti frustré. La seule grande question pour lui était lui. D’où venait-il vraiment ? Pourquoi ce bâton de puissance s’accordait-il avec lui ? Qu’est-ce qui allait lui arriver ? Lyanne l’avait laissé entrevoir les hypothèses les plus folles sans rien démentir des théories que Degala avait pu concevoir.
Lyanne écoutait le bruit de l’eau qui glissait sur la coque. S’ils avançaient aussi bien toute la nuit, ils arriveraient dans le delta au petit matin et le port ne serait plus qu’à une journée de voyage, si le vent se maintenait.
- Plus loin, il y a des monstres dans l’eau, tout en dents et en griffes, avait prévenu le capitaine. Il faudra les éviter, ils pourraient être dangereux.
Petit à petit le paysage changeait. Il devenait plus luxuriant, plus vert. Hunique était un grand port. Ses bassins nombreux abritaient une foule cosmopolite. Lyanne sentait qu’il y trouverait une piste pour aller plus loin. Il cherchait ce qu’il cherchait sans trouver de réponse. Il trouverait quand il verrait de ses yeux ce qu’il cherchait. Il pensa qu’il tournait en rond. Il comptait sur Degala pour rompre ce cercle d’interrogation sans fin.
La nuit avançait quand il remarqua la galère. Elle aussi profitait de la nuit claire pour avancer. Il ne connaissait pas le pavillon qu’elle arborait. Il demanda au Capitaine qui somnolait sur la dunette. Celui-ci lui jeta un regard torve, regarda la galère sans comprendre, puis de nouveau Lyanne et puis ses yeux se reposèrent sur la galère. Lyanne les vit s’agrandir et un cri muet sortit de la bouche du capitaine…
- Les Nasr ! finit-il par articuler plus mort que vif.
Le pilote vira jaunâtre et donna un grand coup de barre pour s’éloigner.
- Qu’est-ce ? demanda Lyanne.
- C’est la mort !!! lui répondit le capitaine qui fit réveiller tout le monde.
Lyanne regarda le bateau qui venait vers eux avec une régularité impressionnante. Il y eut une bousculade quand tous les marins arrivèrent sur le mont. Lyanne descendit dans la cabine. Degala, indifférent à tout dans son sommeil, reposait tranquillement. Lyanne, sans le réveiller, devint dragon et s’envola. Personne ne fit attention à lui quand il passa le panneau de cale. Il fut bientôt plus haut que leur voilier. Le bateau qui fonçait vers eux en prenant de la vitesse, était porteur de forces obscures. Lyanne se laissa dériver vers la galère. Pour lui, elle dégageait une odeur putride. Elle semblait animée d’une volonté propre. Le choc semblait inévitable. Elle allait beaucoup plus vite que le voilier. Ce ne pouvait être des pirates. Il aurait senti l’or. Cette galère n’en transportait pas. Lyanne plongea dans l’eau et prit sa taille habituelle. Immédiatement, il toucha le fond du fleuve et il sentit glisser la coque de la galère sur les écailles de son dos. Il s'arc-bouta faisant le dos rond. Il vit les mouvements frénétiques des avirons qui petit à petit sortaient de l’eau pour remuer de l’air dans une inefficacité totale. Puis elle partit en biais pour plonger dans l’eau boueuse du fleuve. Une bonne partie des rames se cassa dans l’accident. Lyanne entendit le bruit de son retour dans l’eau. La vague fut superbe. Mais bien que sans force motrice coordonnée, elle ne coula pas. Elle sembla rebondir pour se mettre à tourner en rond. Puis elle s’immobilisa.
Là-bas, le voilier fuyait de toute la puissance de sa voilure.
Lyanne bondit tout en prenant une taille plus petite pour finir sur le pont de cet étrange navire. Il était vide. Reprenant sa forme humaine, iI marcha jusqu’à l’arrière sans rencontrer personne. Il vit une écoutille. Il s’en approcha. Il mit la main dessus et sentit la puissance prête à bondir. Il se jeta en arrière déployant ses ailes dans le même mouvement pendant que le panneau semblait jaillir vers le ciel et qu’une gueule pleine de crocs en forme de dagues, tentait de saisir quelque chose là où il n’était plus. Alors qu’il s’éloignait, il vit d’autres formes serpentines surgir de diverses ouvertures semblant chercher une proie.
Il vola rapidement pour rejoindre le voilier tout en faisant le tour pour l’aborder par le côté. Quand il fut sur le pont, il vit tout l’équipage tourné vers l’arrière qui regardait la distance grandir entre le navire et eux. Ce fut une explosion de joie quand ils comprirent que la galère avait cessé de les poursuivre. Il les vit danser. Il s’approcha et fut entraîné dans une joyeuse sarabande. Lorsqu’il put se dégager, il s’approcha du capitaine qui avait fait mettre en perce un tonneau de malch noir.
- La joie vous habite cette nuit, lui dit-il.
- Tu es étranger et tu ne connais pas le delta du fleuve. Je savais que je n’aurais jamais dû naviguer de nuit dans ces eaux, mais les ordres du roi étaient de faire ce que tu demandais.
- La nuit est mauvaise ?
- Ce n’est pas la nuit qui est mauvaise. Avec une telle lune on peut naviguer. Ce qui est mauvais, c’est ce truc qu’on a laissé derrière nous.
- Les Nasr ?
- Oui, les Nasr ! Je crois que de mémoire d’homme jamais ils n’avaient raté un bateau qu’ils prenaient en chasse. S’ils n’avaient pas heurté quelque chose, sûrement un de ces monstres sous-marins, ils n’auraient pas lâché et nous serions morts à l’heure qu’il est.
- Qui sont les Nasr ?
- Nul ne sait vraiment. Tout le monde le sait ici, voir les Nasr, c’est mourir… Sauf nous ce soir, alors buvons !
Le soleil va bientôt se lever, les premiers oiseaux ont commencé à chanter.
Au milieu de la liesse, seul le pilote gardait son calme. Lyanne s’en rapprocha, son gobelet à la main.
- Tu restes sans faire la fête, constata-t-il.
- Oui, il en faut bien un qui reste sobre. Même si les oiseaux ont commencé leurs chants, la nuit n’est pas finie et les Nasr pourraient encore venir.
- J’ai vu leur bateau faire une embardée terrible. Je me demande encore comment il n’a pas coulé.
- Les Nasr ne peuvent pas couler. Il y a sur ce bateau tous les maudits du pays gardés par des monstres qui te tuent rien qu’en te regardant.
- Je crois comme le capitaine qu’ils nous laisseront tranquilles cette nuit.
- Je navigue depuis très longtemps dans ces eaux. Les récits sont multiples mais tous le disent, jamais ils n’ont abandonné.
Le pilote se redressa brusquement en regardant devant le bateau :
- C’est quoi cette ombre ? …… ALERTE ! ALERTE ! LES NASR !
Subitement tout le monde sembla se dégriser, le capitaine hurla des ordres pour virer de bord. Lyanne vit la masse sombre de la galère qui se précipitait vers eux. Il sauta une nouvelle fois du bateau, touchant l’eau de son bâton de pouvoir avant même de l’atteindre.
- De feu et de glace, je suis ! dit-il transformant ce bras du delta en une banquise qui emprisonna la galère dans un grand bruit de craquement quand elle heurta la glace. Cela stoppa net la manœuvre sur le voilier. Tout le monde se précipita à l’arrière pour voir la frêle silhouette d’un homme seul face à la masse de la galère.
Tout le monde jura avoir vu des serpents géants sortir de la galère pour se jeter sur la silhouette qu’ils devinaient plus qu’ils ne la voyaient. Ils virent la glace monter comme monte un soufflé dans un four chaud, enrobant la galère d’une gangue transparente. Ils virent le soleil toucher le haut de l’iceberg pour illuminer tout le bloc glacé. Ils virent l’éclair immense qui les rendit aveugles un moment. Quand enfin, ils purent contempler le paysage dans le lever de soleil, ils ne virent plus rien que la nature qui avait repris ses droits.
Tous s’interrogeaient sans comprendre. Si quelques uns avaient remarqué la silhouette, la plupart ne l’avait pas vue, Lyanne le premier. Degala se fit raconter la nuit par différents membres d’équipage sans arriver à avoir un récit cohérent. Tout ce qu’il put savoir était qu’ils étaient vivants après une rencontre avec les Nasr.
- Quand on dira ça à Hunique, personne ne nous croira… disait un des matelots.
Les autres renchérissaient, tout en ajoutant des détails de ce qu’ils avaient vu.
Degala rejoignit Lyanne sur l’avant.
- La capitaine vient de me dire que nous arriverons en début d’après-midi. Il a bu beaucoup, on dirait.
- Oui, les événements de la nuit l’ont perturbé…
- Que s’est-il passé en vrai ?
- La nuit est peuplée de forces maléfiques dans ces régions. L’une d’elles a une forme de bateau et se nourrit des imprudents qui naviguent de nuit comme les contrebandiers… par exemple.
- Mais nous, on n’a rien fait !
- Bien sûr, nous sommes d’honnêtes voyageurs, mais elle ne s’arrête pas à ce détail…
- Et moi qui dormais… Je n’ai rien vu, se désola Degala. Comment on a pu s’en sortir ?
- D’autres forces étaient à l’œuvre. Les Nasr ont perdu leur proie. J’ai été surpris de la disparition quand la lumière du soleil les a touchés. Je crois que nous garderons notre ignorance sur leur nature réelle et c’est aussi bien comme cela. Maintenant allons voir si on peut manger quelque chose. J’ai faim.
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