Lyanne était reparti sans attendre la fin de l’histoire. Il avait repris son vol. De signe en signe, il approchait de son but. Il le sentait. Le Dieu Dragon l’avait mené là où il désirait, donnant à Lyanne les signes dont il avait besoin. Il volait vers le pays des Cousmains. C’était un peuple guerriers. Y trouverait-il la paix ?
Les nuages étaient bas et Lyanne suivait son instinct. Il était capable de garder un cap même sans visibilité. Il sentait son corps jouissant du mouvement de ses muscles. S’il tenait cette vitesse, il estimait voir la terre dans deux jours ou trois s’il prenait le temps de chasser quelques poissons.
Sous la lune, le pays Cousmain lui apparut d’abord comme une longue ligne jaune orangée sur l’horizon. En s’approchant, il découvrit les profondes failles qui le parcouraient. C’était autant de ports naturels, chacune des failles pouvant être défendue par une poignée d’hommes résolus. Il pensa qu’en arrivant par là, il commencerait pas combattre et ce n’était pas son intention. Il jugea préférable d’arriver par la terre. Le vent lui était favorable. Il se laissa porter, survolant ces profondes vallées sans s’arrêter.
La pâle lumière nocturne lui montra un long plateau qui était barré très loin par une chaîne de montagnes, le désert des Cousmains. Il se posait la question de la vie dans ce monde minéral quand il repéra la petite lueur du feu d’un campement. Planant loin au-dessus, il repéra les étincelles vitales de toutes les créatures vivantes dans cette région. Il fut étonné d’en trouver autant. Il se concentra sur celles au moins de taille humaine. Hormis le petit groupe autour du feu, il n’y en avait pas. Il fut alerté par des sentiments de violence qui allaient et venaient comme le flux et le reflux de la mer. Il se concentra sur ces sensations, contactant de nombreux esprits animaux. Il y trouva le souvenir de la morsure de la chaleur et la sensation du froid de la nuit. Si la faim tenaillait la majorité des estomacs, le besoin d’eau enflammait les gorges. Brutalement, il sentit l’exultation du chasseur attrapant sa proie pendant que disparaissait l’étincelle de vie anéantissant toutes sensations. Les hommes étaient plus calmes. La chasse avait été bonne, le repas copieux. Ils se reposaient tranquillement. Dans ce désert, il n’y avait nul besoin de sentinelle. Le sable et le vent suffisaient. Malheureux était celui qui ne connaissait pas les points d’eau. Ses ossements rejoindraient la poussière du sol.
L’aube pointait quand Lyanne se posa. Il était assez poche du groupe qui se reposait. Il souleva du sable que le vent emporta. Non loin de là, il découvrit des restes humains. Si le squelette était bien blanchi, les habits avaient moins mal supporté le séjour dans le désert. De la gourde, il ne restait que le système de fermeture et la lanière de portage. Le manteau était quasiment intact. Le cuir qui le composait avait été tanné avec art. Il était encore souple. Par contre l’étui de l’arme n’avait pas eu cette chance. Le long couteau de pierre à manche d’os reposait à terre. Les autres vêtements étaient composés de lambeaux plus ou moins abîmés. “Qui avait été cet homme ? Quand avait-il vécu ?” furent les questions qui vinrent à l’esprit de Lyanne. Il pensa qu’il était mort de soif, peut-être perdu dans une tempête de sable. Avec beaucoup de délicatesse, comme s’il craignait de déranger un dormeur, Lyanne dégagea le manteau. En le prenant, il comprit pourquoi il était ainsi conservé. C’était un objet marabouté. Le porter revenait à porter une armure. C’était un manteau couleur cuir naturel. Il se fondait bien dans le paysage. Les couleurs étaient en harmonie. Quand Lyanne avait posé la main dessus, il avait senti ce frisson particulier des forces magiques. L’objet s’était plié à sa volonté en ravivant ses couleurs. Il le tourna dans tous les sens et découvrit le dessin. Il sursauta. On voyait un grand oiseau rouge et jaune. Mais était-ce bien un oiseau ? Avec un petit peu, un tout petit peu d’imagination, on aurait pu y voir un dragon. Il le mit sur ses épaules, une petite fibule en or, petite forme ailée, fermait le col. Les premiers rayons du soleil vinrent jouer avec. Lyanne se mit en marche. Il gravit une première dune, suivie d’une deuxième et continua ainsi son chemin. En milieu de journée, il n’avait toujours pas atteint le campement qu’il visait. Il pensait pourtant s’être posé assez prêt. Il commença à douter. Se serait-il trompé de direction ? Un petit écart au départ pouvait avoir de fâcheuses conséquences. Il se remémora ce qu’il avait vu d’en haut. Pourtant il lui semblait bien reconnaître cette dune. À moins que ce ne soit la suivante. De nouveau, il escalada la pente mouvante. Arrivé en haut, il put sourire, devant lui se tenaient les restes d’un feu. Il descendit dans le vallon sans se presser. Les hommes étaient partis. Il se pencha sur le feu. Les cendres étaient encore chaudes.
- Ne bouge pas, étranger ! dit une voix derrière lui.
Lyanne leva la tête. Il découvrit un homme couvert d’un manteau de la même couleur que le sien, une lance à la main, prêt à l’embrocher. Lentement, il se retourna pour découvrir son compagnon dans la même posture. Les autres surgirent bientôt, l’encerclant de toutes parts.
- Les gens de ta race sont pas les bienvenus ici, reprit l’homme.
- Quelle est ma race ? demanda Lyanne maintenant entièrement enveloppé dans le manteau trouvé.
- Fais pas l’idiot ! On connaît les marabouts comme toi. Ils sont toujours signe de malheur.
- Dis-tu cela à cause du manteau que j’ai trouvé ?
- T’as trouvé ça où ?
- Si tu vas à une demi-journée de marche par là, tu trouveras les restes d’un homme à qui appartenait ce manteau. Son arme était de pierre et sa gourde vide.
- Et tu dis que t’as ramassé son manteau ! T’es qu’un menteur ! Tous ceux qu’ont voulu le faire ont eu la main brûlée.
- Tu dis sûrement vrai. Je viens d’un pays où cette magie est sans pouvoir.
Il sentit les hommes autour de lui remuer. Celui qui était à sa droite prit la parole :
- L’est pire qu’les marabouts ! Faut l’tuer tout d’suite !
Celui qui était à gauche s’exprima à son tour :
- L’a pas d’eau ! Y a qu’à l’laisser ! Y va crever comme l’autre ! Même les marabouts doivent boire !
Le premier homme qui avait parlé, cria :
- SILENCE ! Chmaragon !
Et il partit à reculons en même temps que tous les autres. Bientôt Lyanne se retrouva seul. Il escalada de nouveau le flanc de la dune en suivant une des traces. Il la vit s’éloigner en ligne droite. Le vent qui soufflait déjà commençait à l’effacer. Il soupira. Il n’aurait même pas le temps d’en rattraper un avant que les traces ne soient emportées par le vent. Ce premier contact n’était pas ce qu’il espérait. Il soupira de nouveau et se remit en route. Le prochain point d’eau était assez loin, autant ne pas traîner. Il se doutait qu’il y retrouverait les hommes qui l’avaient encerclé. Le point le plus positif qu’il trouva dans les événements était qu’il n’avait pas été obligé de les tuer.
Le soleil commençait à décliner quand il entendit le bruit. C’était plus une vibration qu’un bruit. Plus que ses oreilles, il sentit vibrer sa poitrine. Quel animal pouvait avoir un tel cri ? Il perçut deux séries de sons et revint le silence. Il reprit sa marche, s’interrogeant sur ce qu’il venait de percevoir.
C’est parce qu’il était resté en alerte qu’il ressentit la faible vibration qui le traversa. Bien que différent dans sa modulation, c’était bien le même genre de cri, mais venant de beaucoup plus loin. Peu après vint une troisième vibration d’une autre direction. Ses oreilles de dragon l’aurait probablement mieux perçue.
Quand la nuit tomba, il avait ainsi entendu tout un échange. Il soupçonna les hommes de ce désert d’utiliser quelque chose pour pouvoir ainsi communiquer sur de longues distances. Lyanne ne s’arrêta pas de marcher malgré le manque de lumière. Il entendit autour de lui tous les petits chasseurs nocturnes se mettre en quête de proies. La chasse était ouverte, restait à savoir : qui chassait qui ?
Tous les sens en alerte, Lyanne avait marché toute la nuit. Le vent soufflait toujours, lui servant de boussole, tout en effaçant ses traces. Il avait repéré une ou deux fois des dessins dans le sable à demi effacés, qui pouvaient être le signe qu’un pied humain s’était posé là.
Au matin, le vent tomba et très vite la chaleur devint intense. Toute la faune du désert s’était réfugié à l’abri des rayons du soleil. Lyanne continuait comme si de rien n’était. Dragon de glace et de feu, cette chaleur lui était seulement agréable, elle le nourrissait presque lui communiquant un surplus d’énergie. De nouveau, il entendit les étranges vibrations. Seulement, elles étaient maintenant toutes derrière lui. Il pensa à trois groupes différents qui communiquaient ainsi, trois groupes de chasseurs. Cela lui évoqua les meutes de loups. Une de leur technique favorite était de prendre en tenaille le gibier pour le rabattre sur une autre partie de la meute. Cela le fit sourire. Il n’était plus dans la tenaille.
Plus la journée avançait et plus le sable devenait chaud. Il entendit craquer les rochers se fendant sous la chaleur. Il vit les ondes de chaleur s’élever tout autour faisant danser le paysage. Ce fut une longue journée solitaire. Il marcha en évitant de monter au sommet des dunes. Il n’était pas nécessaire qu’il se fasse repérer. Quand arriva le soir, il sentit une odeur, une odeur mouillée. Il se dirigea en la suivant. Il vit les premiers arbres à la lueur de la lune. Ils dépassaient la dune qui était devant lui. Il l’escalada.
Arrivé à mi-hauteur, il entendit des mouvements de piétinement non loin de lui. Il vit un troupeau de bêtes qui lui étaient inconnues. Courtes sur pattes, râblées, elles avaient senti Lyanne et tentaient de s’éloigner. Il avait fait à peine deux pas dans leur direction qu’une lance l’arrêta.
- Qui t’es, toi ?
Immédiatement deux autres silhouettes jaillirent de l’ombre. Armés de lance, les gardiens le menacèrent. Lyanne s’arrêta.
- Je suis l’inconnu, répondit-il.
- Il a un manteau-oiseau, dit un des hommes derrière lui.
Les lances s’abaissèrent.
- Bienvenu, homme au manteau-oiseau. Nous avons entendu les cordes-son et nous craignons les hommes des sables. Ils viennent nous voler nos bêtes.
- Je suis la cause de leur alerte, répondit Lyanne. Je les ai rencontrés hier.
- Tu les as rencontrés hier ! Alors tu es un vrai homme-oiseau. Sinon tu ne serais pas là ce soir. Toi, dit le chef à un gardien, va prévenir le marabout.
Lyanne vit un homme saluer et partir en courant.
D’autres ordres fusèrent dispersant les hommes qui s’étaient rassemblés.
- Je suis Braeguen, homme-oiseau, dit l’homme qui était resté en s’inclinant. Viens, suis-moi.
Il descendit la dune vers le point d’eau. Lyanne le suivit. Les bêtes s’écartèrent prestement à son approche dégageant un large espace autour d’eux. Ils arrivèrent à un village de tentes qui ressemblait à une fourmilière dans laquelle on aurait donné un coup de pied.
- Suis-je la cause de cette agitation ? demanda Lyanne.
- Oui, homme-oiseau, voilà bien des générations que nous n’avions pas reçu d’hôte comme toi. Aujourd’hui nous sommes bénis de t’accueillir.
Braeguen s’arrêta devant une petite tente, plus haute que les autres, il s’effaça en faisant signe à Lyanne d’entrer.
Simplement éclairé par une petite lampe à huile, l’intérieur était sobre. Un tapis chamarré couvrait le sol. Dans un coin, un coffre patiné par le temps était ouvert. Un vêtement était posé à cheval sur le bord. Une table basse ronde, finement ciselée, occupait le centre de l’espace. Un homme se leva. Il était âgé, aux cheveux blancs et à la barbichette rare. Bien que courbé, il se déplaçait avec souplesse.
- Homme-oiseau ! Homme oiseau !
L’émotion semblait le paralyser.
- Jamais je n’aurais cru voir un homme-oiseau de mon vivant !
Se tournant vers l’extérieur, il cria :
- Qu’on amène le doormin, aujourd’hui est jour de fête !
Puis il se tourna vers son coffre et alla prendre le vêtement à moitié sorti. Il le leva et Lyanne put voir la reproduction infidèle de ce qui décorait le manteau. Le vieil homme le revêtit.
- Je sais, je sais, ce n’est qu’une bien pâle copie… Assieds-toi, on va amener le doormin et on le partagera.
L’homme était tellement ému qu’il en tremblait.
- Vieil homme, j’ai trouvé ce manteau dans le sable…
- Oui, oui, répondit le vieux, mais tu es homme-oiseau. Nul autre que les hommes-oiseaux peuvent porter ces vêtements. Les couleurs sont vives. Tu es vie, tu es homme-oiseau. Ta venue est bénédiction.
Une femme entra faisant force courbettes, elle déposa un plateau sur la table, s’inclina profondément devant le vieil homme et s’aplatit quasiment devant Lyanne pour lui toucher les pieds.
- Que fait-elle ? demanda-t-il.
- Va, Nouscra ! N’embête pas notre hôte.
Relevant la tête pour regarder Lyanne, il ajouta :
- Nombreux sont ceux qui vont vouloir te toucher. Rares sont ceux qui ont vu de leurs yeux un tel événement. Le doormin est là, partageons-le pendant qu’il est chaud.
L’homme s’assit en tailleur invitant Lyanne à faire de même. Il servit le liquide brûlant dans des timbales en bois sombre.
- Qu’est-ce ? demanda Lyanne.
- Le doormin ! C’est la plante sacrée par excellence. Pour faire ce pot, il a fallu un an de récolte et des sacrifices. Nombreux sont les cueilleurs qui ne reviennent pas. Son rôle est indispensable dans le rite de la vie. Sans cette plante, nulle femme ne pourrait être femme, nul homme ne pourrait être homme. Chacun y trempe les lèvres et la timbale passe de l’un à l’autre.
- Aujourd’hui j’interromps le rite si je bois tout cela.
Le vieil homme éclata de rire.
- Ta présence est comme mille récoltes, homme-oiseau. Mais bois, bois…
Lyanne trempa les lèvres. La saveur était douceâtre. Il sentit l’énergie contenue et le poison qu’elle représentait. Il regarda le vieil homme qui se mouillait juste les lèvres. Lyanne continua à boire. Le doormin était feu. Sa nature dragon l’accueillit avec plaisir, tout en pensant que n’importe quel humain qui boirait cela s’écroulerait raide mort. Il posa la coupe et regarda le vieil homme :
- Quel est ton nom ?
- Je suis Storguez, homme-oiseau et je me prosterne…
Tout en parlant, il s’était incliné jusqu’à terre. Se relevant, il cria :
- Il a bu le doormin ! IL A BU LE DOORMIN !
Autour de la tente, ce fut une explosion de cris de joie. Bientôt un tambourin se mit à résonner, une flûte se joignit à lui, puis ce furent des chants.
- Viens, homme-oiseau, allons faire la fête, dit Storguez, demain nous parlerons.
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