lundi 15 juin 2015

Césure

Sans le petit bruit régulier de métal frottant sur de la pierre, je ne l'aurais même pas remarqué. Le brouillard était dense ce matin-là. On ne voyait pas à deux mètres. Seules les tours de la cathédrale émergeaient de la grisaille, là-haut. Au ras du sol, ma connaissance des lieux me permettait de me déplacer sans risque. Je savais où étaient les lampadaires et autres obstacles. Comme chaque matin, je me dépêchais. Je savais que je me levais trop juste pour aller au travail. La pensée de revoir mon chef me démotivait. Tout occupé à chercher le prochain poteau, j'évitais de penser aux remarques perfides qui m'attendaient pour ne pas avoir terminé le travail sur le dossier d'accréditation hier. C'est alors que j'avais remarqué le son. Je pris conscience de sa présence avançant sur la place du parvis. Ce raclement de métal sur la pierre était incongru. La seule image qui me vint à l'esprit, fut celle de cet indien dans un western, frottant son couteau sur une pierre avant de torturer son prisonnier. Comme je tâtonnais pour trouver la première marche du grand escalier de la cathédrale, je remarquais que le bruit devenait plus net. Quand mon pied heurta la pierre, je faillis tomber trop occupé à scruter le brouillard pour chercher l'origine de ce raclement. Je jurais  tout en essayant de retrouver mon équilibre.
Le raclement cessa sur le champ.
- Ici!
Je fus surpris par ce chuchotement grave venu du haut des marches. Même si seulement cinq à six mètres me séparaient du haut du parvis, je ne distinguais rien. J'hésitais quelques instants.
- Ici !, reprit la voix, les gouilles peuvent venir...
Il y avait une telle impériosité dans cette voix que je gravis les degrés. Arrivé à mi-pente, je vis une silhouette. Une marche de plus me permit de distinguer la main tendue dans ma direction. Je fis les  deux enjambées qui m'en séparaient, ma main se tendant vers cette autre main que je devinais. Je fus saisi, tiré et je me retrouvais collé contre un des piliers du porche.
J'allais protester quand une main sur ma bouche m'intima le silence. J'allais râler de plus belle quand je sentis l'autre présence. C'était énorme et ça puait. Ça fit trembler le sol en passant. Je pris pour une bénédiction de ne voir que des remous dans le brouillard. La main qui me bâillonnait, quitta la bouche. Je pus détailler celui qui m'avait entraîné là. Petit mais avec des épaules plus larges que les miennes, il était habillé de vêtements couleur pierre. Je n'avais jamais vu personne avec de tels vêtements. Est-ce que je devenais fou ?
- Inconscient, tu te promènes sans arme ici !
Le ton était chargé de reproches que je ne comprenais pas. Je n'avais jamais eu d'arme et je n'en avais jamais eu besoin. La police était là pour ça. En le regardant mieux, je vis qu'il portait une épée au côté  et divers poignards accrochés à différents endroits de son corps. Sa main droite serrait une dague comme j'en avais vue dans les musées sur la chasse.
Je me défendis :
- Que voulez-vous que je fasse d'une arme pour aller au bureau ? C'est vous qui êtes inconscient de vous promener en ville avec un tel attirail...
- Tu es encore plus bête que je ne pensais ! Tu sors quand il y a un brouillard du diable sans même un canif. Tu cherches la mort ?
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
Il allait commencer une phrase quand les cloches sonnèrent la demi. J'allais être en retard !
Je lui en fis la remarque, cherchant déjà l'excuse à présenter à Monsieur Lormeur, mon chef. Je ne me voyais pas raconter que j'avais rencontré un drôle de type dans le brouillard en train d'aiguiser une dague sur le parvis de la cathédrale...
Il ne me laissa pas le temps de continuer ma diatribe.
- Tais-toi ! On n'a plus le temps !
- Le temps de qu.....
Ma phrase testa en suspens. Ouvrant une vieille porte que je n'avais jamais remarquée, il me poussa à l'intérieur.
Il la referma tout aussi brusquement. De nouveau j'allais ouvrir la bouche pour protester quand j'entendis des grognements derrière le montant de bois. Il se mit à trembler comme si une patte géante le secouait.
- Tu préfèrerais être de l'autre côté ? me demanda celui qui m'avait entraîné.
- Où sommes-nous ? demandais-je.
- L'escalier est en général sûr, mais ne traînons pas. Des fois il y rôde de petites gouilles !
Je lui pris le bras avant qu'il n'ait le temps de monter :
- Qu'est-ce que des gouilles ?
- C'est le nom que vous leur donnez.
- Pour moi, des gouilles, ce sont des poches d'eau sale !
- Ah ! Vous les connaissez pourtant. Mais avançons... L'immobilité peut être mortelle.
Il se mit à grimper l'escalier en colimaçon sa dague à la main. Bon gré mal gré, je le suivis. Les marches étaient inégales et usées. Le manque de lumière m'obligeait à faire très attention à mes pieds. De temps à autre, nous nous arrêtions sans que je comprenne pourquoi. Puis il reprenait son ascension. Plusieurs fois j'essayais de dire quelque chose. À chacune de mes tentatives, il me faisait signe de me taire, semblant guetter quelque chose. Brutalement, il repartait. Ne me laissant que le choix de le suivre.
De temps à autre nous arrivions à un palier. Un ou plusieurs couloirs s'enfonçaient dans une pénombre inquiétante. À chaque fois il négociait le passage avec force précautions. Comme rien ne se passait, je trouvais tout cela très exagéré. Je suivais en maugréant de plus en plus. Si la surprise fut totale, pour moi, mon compagnon réagit avec la rapidité d'une longue habitude. Sa dague crissa en glissant sur le revêtement de son agresseur. Sous le coup, l'ombre sembla rebondir sur le mur et vola vers moi. Sans réfléchir, je fis un grand geste frappant la sombre silhouette avec ma sacoche. Le bruit de verre cassé m'apprit que mon ordinateur venait d'exploser dans le choc. J'en ressentis une violente douleur dans l'épaule gauche. Malgré cela je regardais la silhouette étalée en travers des marches. C'était un être difforme avec des ailes tronquées et des griffes impressionnantes. Elle bougeait encore. Me tournant vers mon compagnon de route, je l'interrogeais du regard. Il fit un geste éloquent de la main sur le cou. Cela me fit horreur et je lui en fis part...
- Tu préfères qu'elle te saigne, cette gouille ? me répondit-il en attrapant son agresseur avec la ferme intention de l'égorger.
C'est alors que je détaillais l'étrange créature qui était devant nous. Cet aspect, ces formes...
- Mais c'est une gargouille ! m'écriais-je.
- C'est ce que je t'ai dit : C'est une gouille! Et une des pires. C'est une gouille du nord. On la reconnaît à sa carapace verte !
Il disait cela tout en la découpant, séparant la tête du corps.
- T'as un joli coup... Je ne te croyais pas capable... Après tout, tu n'es qu'un humain !
Ayant dit cela, il lança la tête dans l'escalier. On l'entendit rebondir avec fracas.
- Ne restons pas là, ses copines vont rappliquer. Viens, ya un refuge pas loin !
Il s'élança dans un des couloirs. Je lui emboîtais le pas, lâchant ma sacoche de bureau, persuadé que mon ordinateur était hors service. Derrière nous, s'éleva une sombre lamentation.

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