Celui qui avait parlé était un haut gaillard à la tête de travers. Il avait une couleur de peau plus claire que les autres. Tous regardèrent dans notre direction. Nous venions de déboucher dans une salle voûtée quand mon compagnon se fit interpellé ainsi.
- J'ai trouvé ce pèlerin sur les marches du parvis...
- Toi ne sais pas encore que tu n'as pas le droit d'y aller !
Un moine tonsuré s'était approché pour faire des reproches au soldat.
- Écoute, Cénobite, c'est quand même pas de ma faute si c'est le seul endroit où je peux aiguiser mes armes. Tu sais pourtant que les autres pierres ne valent rien pour ça !
- Suffit, tous les deux, on va pas faire venir le vieillard pour vous faire tenir tranquille !
Il se tourna vers moi :
- Raconte, nous t'écoutons.
- Mais qu'est-ce que vous voulez que je vous raconte ??? m'écriais-je.
- Mais ton histoire….
Je m’exécutais de mauvaise grâce. Quand j'en arrivais à la rencontre avec la gargouille, tous les présents poussèrent des cris.
- Vous avez rencontré une gouille du nord et vous êtes encore vivants ! s'exclama une voix.
Leur surprise m'étonna. Nous nous étions seulement débarrassés d'un agresseur.
- Et il l'a tuée avec quoi, le pèlerin ? demanda un autre.
- Il avait comme une besace et il l'a estourbi avec ! répondit mon guide. Alors je l'ai décapitée et j'ai envoyé bouler son crâne dans l'escalier.
- Tu n'aurais pas dû, lui dit le grand gaillard à la tête de travers.
- Depuis le temps qu'elles nous cherchent et bien aujourd'hui, elles m'ont trouvé ! répondit le soldat.
- Ce n'est pas pour cela que je te dis ça. Je suis d'accord avec toi. Je sais bien qu'on la reverra un jour. Même décapitées, les gouilles, ça meurt jamais complètement. Mais maintenant, elles bloquent la route.
- Et alors ?
- Et alors ? ET ALORS ? Tu vas le faire sortir comment ton pèlerin ?
Mon guide resta sans voix.
- Comment ça ? demandais-je d'une voix mal assurée.
- Qu'est-ce que tu crois, pèlerin ? Tu es entré mais il faut pouvoir ressortir.
J'avoue que cet aspect des choses ne m'avait pas encore effleuré. Pourtant, je commençais à comprendre ce qui m'arrivait. Si "le soldat" m'était inconnu, j'avais déjà remarqué "grand gaillard". Il faut dire qu'une tête penchée est un détail troublant. J'avais eu l'explication un jour, par hasard. J'étais passé sur le parvis comme je le fais tous les jours. Un groupe de retraités écoutait un guide devant le grand portail. Ce dernier était un homme moderne équipé d'un haut-parleur. Sa voix portait au moins jusqu'au milieu de la place. Pendant que je me dépêchais de rejoindre le bureau, j'avais entendu ses explications sur le pilier central de la porte. Le personnage sculpté avait la tête penchée pour signifier l'effort de porter la pierre du linteau mais il avait le sourire car il accomplissait une tâche de service : il était le peuple qui soutient l'Église. D'autres détails suivaient. J'en perdis le fil dans un concert de klaxons en arrivant à l'autre bout de la place.
En regardant ceux qui étaient présents je reconnus d'autres personnages du portail. Ce satané brouillard devait être magique puisqu'il m'avait fait entrer dans le monde où les gargouilles font la guerre aux personnages du portail et où les choses ne se passaient pas comme on le pensait.
J'en étais là de mes pensées quand un petit personnage avec d'immenses oreilles arriva.
- Les gouilles... Les gouilles... Elles arrivent!
Je regardais le soldat l'air interrogatif.
- On peut lui faire confiance... C'est un panotii...
- Un quoi ?
- Un panotii !
Devant mon incompréhension, le soldat soupira :
- T'as un bon coup de massue, mais tu ne connais rien à rien...
Prenant un ton patient, il entreprit de m'expliquer ce qu'était un panotii. Aux confins de son monde, vivaient toutes sortes de gens étranges. Les panotii en faisaient partie. Il s'agissait comme j'avais pu le voir, de petits êtres aux oreilles tellement grandes qu'elles leur servaient de manteau. Cette difformité avait un avantage. Ils entendaient tout, les bonnes et les mauvaises nouvelles, de très très loin, et même du bout de la terre. Donc si un panotii te disait que les gouilles du nord arrivaient, c'est que les gouilles du nord arrivaient. Il me disait cela sur un ton exalté. On allait en découdre une bonne fois pour toute.
Les autres semblaient beaucoup plus circonspects. On se mit à discuter beaucoup pour savoir quoi faire. À part le soldat qui voulait se battre, les autres préféraient en appeler aux armées du ciel. Le grand gaillard s'approcha de moi :
- Tout ceci ne te regarde pas, me dit-il. Tu vas suivre ce couloir. Au bout tu raconteras ton histoire. Peut-être que quelqu'un saura comment tu peux sortir.
Je le remerciai, dis "au revoir" au soldat qui m'écouta d'une oreille distraite et je m'engageai dans ce passage qui me sembla bien sombre.
Je posais un pas après l'autre. Le sol était très inégal et j'étais déjà tombé plusieurs fois. De nouveau, je me demandais comment un couloir aussi long pouvait tenir dans un bâtiment. Il y faisait tellement sombre que je ne voyais pas les difficultés du chemin. J'oscillais entre un excès de confiance et peur de poser le pied. Le temps me parut long. J'entendais de plus en plus loin le bruit des discussions des personnages du portail. Devant le silence régnait.
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