lundi 20 août 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...62

Depuis qu'il était jeune, il n'aimait pas qu'on lui parle sur ce ton. Mais comme quand il était jeune, il ne pouvait rien dire. Il se remémora ce temps. Ses premiers souvenirs remontaient à la nursery. Dernier enfant de la famille, il était mal considéré. Il arrivait  trop longtemps après sa soeur. Cette dernière était la princesse rendant jaloux tous les autres enfants. L'aîné était un fils. C'est lui qui était l'héritier. Le père mettait toute sa fierté dans cet enfant qui lui ressemblait beaucoup. Les filles serviraient à faire des mariages avantageux pour la famille. Seule la princesse aurait le droit de choisir. Elle le savait. Le père lui cédait tout. La mère, épouse fidèle, remplissait ses devoirs mais n'avait pas son mot à dire.
Kaja soupira. Il n'aurait jamais cru en arriver là. Habitué à se faire oublier des siens, il avait appris à jouer joueur de la séduction avec les autres. Son frère aîné ne voyait en lui qu'un bébé sans intérêt. Pour ses soeurs, il n'était qu'un garçon. Quant à son dernier frère, qui rageait de ne pas être l'aîné, il avait fait du petit dernier un de ses nombreux souffre-douleurs. Tout avait basculé alors qu'il avait enfin l'âge d'apprendre à manier une arme. On disait de lui qu'il était doué. Mais on disait aussi qu'il ne gagnerait jamais ses combats car il lui manquait la rage de vaincre. On lui citait ses aînés. L’héritier était bien sûr celui à imiter. On disait du deuxième qu'il était trop plein de colère pour faire autre chose qu'un soldat. Et immanquablement, on lui parlait des buveurs de sang. Il tentait de discipliner son cheval quand un serviteur était arrivé haletant :
   - Vite, ordre du maître, tous les enfants doivent aller dans la grande salle.
Kaja, qui se sentait près de la réussite, fut déçu de devoir interrompre sa leçon. Ces “demoiselles”, comme il appelait ses soeurs, grognèrent leur mécontentement tout en obéissant. Le serviteur les pressa tout le long du chemin. Arrivé dans le hall, Kaja comprit la gravité de la situation. L'intendant avait le visage fermé des très mauvais jours. On les introduisit par ordre de naissance. Kaja entendit ses soeurs pousser de petits cris dès qu'elles étaient entrées. Puis vint son tour. Tout ce cérémonial l'avait inquiété. Il regarda la salle sans comprendre. Elle était sombre, simplement éclairée de bougies. Kaja regarda autour de lui. Sa mère pleurait. Son père avait le visage fermé, Kaïdok son bourreau de frère avait dans les yeux une lueur de joie triomphante qui lui fit peur. C'est alors qu'il comprit que sur la grande table, sous l'étendard, il y avait le corps de son frère. L'héritier venait de mourir...
Ce furent les serviteurs qui lui firent le récit. L'héritier était parti avec l'intendant pour aller voir les fermiers, surtout un qui ne payait pas ses fermages. Le père lui avait confié pour la première fois cette mission : régler la question. C'est en arrivant dans cette ferme, mal tenue, qu'un cochon avait chargé son cheval. Celui-ci s'était cabré, le jetant à terre. Sa tête avait heurté la lourde pierre du seuil qui empêchait les roues des chariots de toucher la maison. Il ne s'était jamais relevé. Il respirait encore en arrivant au château. Il était mort quand le soleil était à son zénith.
Les semaines qui suivirent furent difficiles. La mère s'enfermait pour pleurer. Le père semblait avoir perdu sa raison de vivre. Les “demoiselles” se plaignaient d'être délaissées. Seul Kaïdok semblait vivant dans cette famille. Même les serviteurs faisaient profil bas. Si le maître était juste, Kaïdok ne l'était pas. Il punissait pour des bricoles, faisant fouetter pour la moindre incartade. Le père lui répétait sans grande conviction : “ce n’est pas en tapant tous les jours sur ta vache qu’elle te donne plus de lait”. Kaïdok prit vraiment le pouvoir quand il revint un jour en déclarant qu'il avait réglé le problème des fermages en retard. Le père avait alors écouté le récit plein de suffisance de son fils qui, puisqu'il était maintenant l'héritier, avait rattrapé et puni comme il se doit ces larves humaines qui osaient ne pas obéir et dont le cochon avait souillé l'honneur de la famille Sink.
Kaja l'entendit se vanter en ricanant auprès de ses amis. Il racontait la suite de tortures qu'il leur avait infligées, regrettant d'avoir tué le père trop vite, mais, disait-il, il s'était rattrapé sur les autres...
Si la vie semblait être devenue plus triste pour les autres de la famille, pour Kaja, les choses changeaient peu. Il apprenait le maniement des armes, des chevaux et des mots. Son percepteur était content de lui. Contrairement à Kaïdok, il aimait bien lire et écrire. Son frère  maîtrisait mal la lecture et très peu l'écriture. “Des muscles !”, voilà ce qui devait faire la fierté des hommes. L'opinion de son frère laissait Kaja dubitatif. Il préférait se taire. Kaïdok le laissait tranquille. Il avait maintenant toute une baronnie comme souffre-douleur.
Dans le mois où il avait vécu la fête de sa première épée d'adulte, Kaja avait vu s'éteindre son père. Rongé par une fièvre persistante, il n'avait pas supporté l'arrivée des grands froids. Beaucoup de gens pleurèrent sa mort. Ses amis perdaient un être cher. Ses ennemis l'avaient toujours respecté pour son comportement loyal. Et tous les serviteurs pleuraient sur l'accession de Kaïdok au titre de baron. Kaja pleura dans le silence de sa chambre. Kaïdok ne supportait pas ce signe de faiblesse.
Dans l'année qui suivit, la vie de la baronnie fut bouleversée. Kaïdok avait nommé un nouvel intendant à son image, marié ses soeurs, à tort et à travers selon les bruits, y compris la “princesse” qui dut épouser un tyran. Il avait décidé que Kaja devait devenir un homme, un vrai et il l'avait expédié à l'armée. Ne voyant pas d'intérêt à payer pour ce rejeton mal venu, Kaïdok le fit partir avec ce qu'il avait sur le dos.
Kaja qui, avec les autres commandants, écoutait le général, vérifiait qu'il en était toujours à se plaindre. Il se laissa de nouveau aller à évoquer ses souvenirs.
Lors de son arrivée, il avait su être un des seuls à presque passer à travers le bizutage habituel. Il n'avait pu pour éviter les tours de gardes supplémentaires et autres brimades. Un lieutenant avait tout de suite remarqué comment il avait su désamorcer les situations difficiles et très rapidement sa science des armes lui avait valu le respect. Il avait gravi les échelons assez rapidement sachant faire ce qu'il fallait et flatter qui il fallait. De loin, il avait suivi la ruine de la baronnie. Les paysans préféraient fuir. Kaïdok devenait de plus en plus incontrôlable. Les litres d'alcool qu'il ingérait aggravait la situation.  Alors qu'il venait de passer capitaine, Kaja fut convoqué par son chef de corps. Sa majesté, elle-même, s'était émue de ce qui arrivait à la baronnie des Sink. Il reçut l'ordre d'y aller et d'y mettre de l'ordre. C'est à la tête de son détachement qu'il était arrivé devant le château de son enfance. Il avait eu du mal à reconnaître les lieux tellement tout était laissé à l'abandon. Personne ne vint les accueillir. Étonné, il mit pied à terre, fit signe à ses hommes de se reposer tout en restant vigilants. Il monta l'escalier d'honneur suivi par par ses lieutenants. La porte à la peinture écaillée était ouverte. Il la poussa faisant grincer les gonds. Le carrelage du hall était couvert de feuilles et de détritus. Kaja regarda vers la grande salle. Là aussi le désordre semblait total. Il poussa la porte. Le manque de lumière lui évoqua le jour de la mort de l'héritier. Il regarda autour de lui avant de découvrir une forme affamée sur la table. Il s'approcha. Un homme ronflait doucement en faisant des bulles de salive. Il avait la tête directement posée sur la table. Les bras pendaient de chaque côté. Ses lieutenants l'avaient suivi. Kaja contempla son frère qu'il n'avait pas revu. Kaïdok avait le teint bouffi et des poches sous les yeux. Bien qu'en habit de baron, il était sale et sentait mauvais. Kaja fut peiné de le voir ainsi. Le baron Sink était tombé bien bas. Il le secoua doucement. Il n'y eut aucune réponse. Il recommença plus fort. Kaïdok grogna cherchant à ne pas être dérangé. Kaja insista. Kaïdok ouvrit les yeux. Il regarda Kaja comme s'il ne le voyait pas, le regard vide. Puis une lueur mauvaise apparut dans ses yeux :
   - Ah ! T'es là, chwacek !
Kaja vit ses lieutenants blêmir sous l'insulte. Ils avaient mis immédiatement la main à l'épée. Une telle accusation ne pouvait se laver que dans le sang. Kaja leur fit signe de se calmer.
    - Je suis là, sur ordre du roi. Sinon, je ne serais pas venu…
   - Alors c'est ça ! T'es venu me voler ce qu’est à moi.
   - Je suis venu voir le baron Sink dont l'ancêtre fut frère du premier roi et voir s'il ne dérogeait pas à l'honneur…
   - T’sais même pas c’qu’est l'honneur, chwacek.
    - Nous ne sommes plus des enfants, Kaïdok, fit Kaja qui de nouveau faisait signe à ses lieutenants de rester tranquilles.
   - Alors, on va voir si t'es devenu un homme, hurla Kaïdok en se levant et en attrapant l'épée qui était sur la table.
Kaja évita la première charge, ce qui augmenta la fureur de son frère.
   - J’vois qu’t’es toujours qu'un chwacek ! Tu seras jamais un homme…
Kaïdok attaqua à nouveau, obligeant son frère à dégainer pour se défendre. Kaja, bien que moins puissant, était beaucoup plus rapide que Kaïdok. Chaque parade, chaque esquive augmentaient la fureur de Kaïdok. Il était trop imbibé d’alcool pour se battre efficacement. Il prit sa dague et attaqua de plus belle. Kaja dégaina aussi sa dague. Les lieutenants regardaient les deux frères se battre, prêts à intervenir en cas de besoin. Kaja dominait son frère qui commençait à s'essouffler. Il avait maintenant le souffle trop court pour lancer des insultes et se battre. Il marquait des pauses de plus en plus fréquentes sans pour autant perdre sa fureur. Il accusa son frère de tous les malheurs qui frappaient le domaine et qui n’étaient dus qu’à sa mauvaise gestion. Dans un dernier accès de rage, il se précipita frappant comme un fou. Kaja se défendit en reculant. Il fut touché. Le sang coula sur son bras, faisant hurler de joie Kaïdok, qui accentua son attaque. Kaja esquiva une nouvelle fois d’un mouvement tournant. Kaïdok, emporté par son élan, continua tout droit et voulut tourner. Le tapis sous ses pieds glissa. Il chuta lourdement, s’assommant sur le coin d’un coffre. Il resta à terre. Kaja le regarda de longs instants sans bouger, attendant qu’il se relève.
   - Il ne bouge plus, mon capitaine, dit un des lieutenants.
Sans lâcher ses armes, Kaja lui fit signe d’aller voir. Le lieutenant s’approcha de Kaïdok avec précaution. Comme il ne donnait aucun signe d'agressivité, le lieutenant le retourna, puis se releva et dit :
   - Il est mort !
Kaja s’approcha pour découvrir la dague profondément enfoncée dans l’abdomen de son frère. L’autre lieutenant prit la parole :
   - Les dieux ont jugé. Le roi sera satisfait.
Dans les mois qui suivirent, Kaja reçut le titre de baron. Il changea profondément l’organisation de son domaine, limogeant l’intendant et nommant un autochtone comme l’avait fait son père. Ne dépendant pas financièrement de ses terres, il fit proclamer des conditions de fermage qui firent revenir des paysans sur ses terres. En quelques mois, après les premières récoltes, il pouvait envisager de rénover son château. Cela prendrait du temps. Il n’était pas pressé. Son destin était ailleurs. Le roi l’avait nommé commandant. C’est ainsi qu’il se trouva en charge de surveiller les déplacements pour la fête annuelle dans les hautes terres.
   - … et j’espère que vous avez bien compris !
La voix du général le ramena à la réalité. Pour Kaja, il était un homme du passé. Le monde changeait mais sans lui. L’époque de la conquête était loin. Le roi Vergent était une légende et son général, devenu vice-roi de ce royaume, reposait au grand mausolée dans la capitale. Le roi d’aujourd’hui, qui portait encore officiellement le titre de vice-roi, rêvait de s’émanciper de la tutelle de son voisin. Le tribut qu’il devait payer, lui devenait chaque année plus difficile à supporter. Il était de l’âge du père de Kaja et l’avait bien connu. De plus en plus, le vice-roi Gérère se reposait sur son fils, Jobau. C’était un homme qui n’avait pas l’envergure des conquérants. Il voulait faire plaisir et surtout ne pas contrarier son père.   - On ne peut pas laisser s’installer le désordre. Vous allez me calmer ça !
Kaja soupira. Il n’aimait pas cela. Pourtant il allait sortir avec ses soldats et rétablir l’ordre. Encore un de ces illuminés qui se prenait pour la réincarnation du roi Riou. Avant chaque fête, il y en avait un qui apparaissait parfois accompagné d’une cheveux blancs… Kaja distribua ses ordres. Il fallait rejoindre Clébiande et là, attraper le rebelle ou l’éliminer. Il ne doutait pas d’y arriver. Après cette mission la grande migration pour la fête dans la haute vallée commencerait. Il recevrait d’autres ordres. La mission serait de surveiller pour éviter que le peuple exalté par la fête ne se révolte. Il fallait à la fois se montrer et rester discret.
Tout en préparant sa mission, il pensa qu’il allait encore faire des jaloux. Le général lui avait confié ce rôle de chasseur sur demande du roi. Gérère avait apprécié la manière qu’il avait employée lors de sa dernière mission dans les grandes plaines de l’est. Il avait été reçu par sa majesté qui devant toute la cour l’avait félicité et avait rappelé combien la famille royale comptait sur la famille Sink. Il était revenu à la capitale avec le meneur prisonnier sans faire un bain de sang qui aurait compromis les récoltes. Depuis, il était malgré lui devenu l’incarnation de ceux qui souhaitaient vivre en paix, et la bête noire de  ceux qui, comme Kaïdok, pensait que la violence réglait tout.
Dans la soirée son aide de camp frappa à sa porte pour lui indiquer que tout était prêt.
   - Bien, Sexler, nous partirons dès le coucher de l’étoile de Lex. Prévenez les hommes. Nous irons à marches forcées.

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