mercredi 29 août 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...63

Leur arrivée à la porte de Tianpolang fut annoncée alors qu’ils n’étaient qu’à Riega. Kaja savait qu’il en serait ainsi. Même à marches forcées avec des chariots pour les aider, les armées ne vont jamais aussi vite que le vent des nouvelles. Quand il rencontra le colonel qui dirigeait la place, on lui présenta ce “nouveau roi Riou” comme un de ces aventuriers plus proche du bandit que de la royauté. Il avait utilisé la légende pour rassembler une bande de malandrins qui écumait la région. La population le soutenait plus par peur que par conviction. Pour en avoir déjà combattu, Kaja savait que les choses n’étaient jamais aussi simples. L’homme pouvait très bien être sincère ou vivre dans l’illusion. Le colonel lui montra sur une carte la région que ce renégat écumait. La bande n’avait fait qu’un raid contre la ville. Clébiande était bien défendue et les plus gros dégâts avaient eu lieu dans les faubourgs. Aucun seigneur n’avait été blessé. Par contre, plus loin, les manoirs et les fermes mal fortifiés étaient des cibles pour la bande.
   - Et quel est son nom ?
La question de Kaja surprit le colonel qui dut réfléchir avant de répondre :
   - Cajobi, euh non ! Cajanobi. On dit de lui qu’il a hérité des qualités du roi Riou, dont, bien évidemment il prétend descendre. Je vous souhaite bonne chasse, commandant. Je peux vous garantir qu’il ne passera pas la porte du Tianpolang.
Kaja salua le colonel. Il le sentait plus désireux de préserver sa tranquillité que de partir sur les chemins pour courir sus à l’ennemi. Il passa la nuit dans le fort avec ses troupes.
Dès l’aube, ils se mirent en route. Dès qu’ils se furent éloignés de la ville, ils prirent la formation de combat. Pour Cajanobi, vaincre l’armée du roi était primordial. Une victoire lui ramènerait des partisans. À l’école militaire, on leur avait raconté l’histoire d’un de ces révoltés. Il n’avait pas été arrêté par les troupes de chasse comme celle que dirigeait Kaja. La révolte alors avait pris de l’ampleur et il avait fallu pacifier toute une région en déplaçant tout un corps d’armée et surtout les buveurs de sang qui avaient fait un massacre. Cajanobi n’avait pas été considéré par l’état-major comme très dangereux. On ne lui avait envoyé qu’une troupe de chasse, charge à Kaja de montrer qu’il était le meilleur en réglant le problème.
Kaja marchait avec les éclaireurs et le guide. C’était un autochtone dévoué à la cause des seigneurs. Le colonel l’avait recommandé. Ils atteignirent le premier lieu de pillage en milieu d’après-midi. Ils examinèrent les ruines déjà froides. Les corps avaient déjà été enterrés. Kaja alla jusqu’à la ferme. Elle était encore debout contrairement au manoir, et habitée. Il interrogea les survivants, cherchant à se faire une idée de son gibier.
Ils s’installèrent dans la grange pour la nuit. Kaja convoqua ses lieutenants pour faire le point.
   - Il a plus d’hommes que nous, déclara le plus âgé.
   - Des paysans, mal armés, mal entraînés, répliqua le plus jeune.
   - Granca a raison, dit Kaja, il ne faut pas sous-estimer l’adversaire. Bien menés, ils font du dégât.
   - Oui, mon Commandant, mais le manoir n’avait quasiment pas de défense et vous avez entendu les fermiers, le seigneur Lenka était âgé et n’avait rien prévu. La victoire était facile.
   - Peut-être, répondit Granca, mais il faudra voir les autres lieux de pillage. Nous allons nous battre à un contre trois ou quatre et même si ce ne sont que des paysans, la victoire n’est pas assurée. Tu n’as pas encore combattu pour de vrai, comme la majorité de cette troupe. Alors Denbur prépare-toi, le choc pourrait être rude.  
Dans les jours qui suivirent, ils rencontrèrent plusieurs familles pillées. L’une d’elles était même de l’ancienne noblesse. C’est ainsi qu’on appelait les nobles de l’époque du roi Riou. Ils n’avaient pas disparu lors de la conquête même si beaucoup de familles avaient tout perdu au profit des seigneurs.
   - Des bandits, ce ne sont que des bandits… lui avait dit le vieux noble.
Kaja partageait son opinion. Cajanobi choisissait ses cibles de manière à ne courir aucun risque ou presque. La légende voulait que le nouveau roi Riou parte à la reconquête de son royaume. Ici, nulle notion de territoire libéré, on n’avait affaire qu’à des pilleurs qui devaient avoir un repère quelque part.
Pendant huit jours, Kaja eut l’impression de tourner en rond. Quand ils allaient sur le lieu des attaques, les traces y étaient confuses car trop vieilles. Le pisteur perdait la trace régulièrement. Quand la bande atteignait une route, tout devenait confus.
   - Ils doivent se déplacer en petit groupe les uns après les autres, voire suivre plusieurs chemins différents, avait expliqué le pisteur.
Alors que Kaja craignait de rentrer bredouille, la chance lui sourit. Il s’était arrêté dans une auberge avec ses lieutenants pendant que dehors ses hommes faisaient la pause. On leur avait donné la meilleure table. Kaja ne le remarqua pas, tellement la chose lui était familière. Seul le pisteur y fit attention et s’éloigna en direction des lieux d’aisance. Quand Kaja s’y dirigea, il se fit attraper par le bras et tirer en arrière sans violence mais fermement. Il vit, étonné, son pisteur lui faire signe de se taire et de le suivre. Ils avancèrent un peu et se retrouvèrent derrière la petite cour aux odeurs nauséabondes. Ils n’étaient séparés d’elle que par quelques planches disjointes :
   - Regardez vers la droite, murmura le pisteur.
Kaja vit un homme appuyé contre le mur leur tournant le dos. Il se tourna vers le pisteur, l’air interrogateur.
   - Je suis sûr que c’est un de la bande… J’ai entendu le patron le prévenir de votre arrivée et d’aller se planquer.
Kaja s’interrogea sur la meilleure manière de faire. Soit il l’attrapait et le faisait avouer le lieu du repère. Cela avait l’avantage d’être direct et l’inconvénient de manquer de discrétion. Soit on le pistait jusqu’à son repère, beaucoup plus discret mais aussi plus aléatoire. Il était tout à fait possible de le perdre.
   - Mon commandant, continua le pisteur dans un murmure, laissez-moi le suivre et vous, partez ostensiblement, qu’il se croie en sécurité.
Kaja approuva d’un mouvement de tête et rejoignit la grande salle. Là il se comporta comme il avait vu faire d’autres seigneurs sous le regard étonné de ses lieutenants qui ne l’avaient jamais vu comme cela. Ils jouèrent le jeu, mobilisant les regards sur eux. Si bien que quand ils se levèrent pour sortir, ils sentirent le soulagement des présents. Kaja donna les ordres à sa troupe et monta à cheval, imités par ses lieutenants. Ils s’éloignèrent tranquillement suivis par leur détachement rangé comme à la parade. Quand ils furent assez loin, Kaja expliqua le plan aux lieutenants.
   - Peut-on lui faire confiance ?
Kaja regarda Granca qui venait de poser la question.
   - Probablement pas, c’est un autochtone. Appelle Stor.
Granca se retourna à moitié sur son cheval et fit un signe. Un homme remonta la colonne en courant. Il fit un salut impeccable. Kaja examina d’un œil satisfait l'ordonnancement de son uniforme. Il exigeait le meilleur de ses hommes, il le savait. Cela faisait de sa troupe une unité d’élite. Les meilleurs se disputaient l’honneur d’y servir. Tel était le cas de Stor. On le disait capable d’être plus discret qu’un gersoll, animal pourtant légendaire pour sa discrétion.
   - Tu vas laisser ton équipement et retourner à l’auberge et tu vas suivre le pisteur et celui qu’il piste.
   - Bien mon Commandant.
Rapidement Stor se retrouva vêtu comme un paysan. Kaja le vit se fondre dans la végétation du bord de la route. Il sourit. La suite de sa mission se présentait sous de meilleurs auspices.
Ils durent attendre deux jours avant de voir réapparaître le pisteur. Il avait suivi l’homme suspect et avait effectivement trouvé le repaire des renégats. Kaja l’interrogea longuement sur la topographie du terrain et sur les forces en présence.  Le lendemain Kaja s’enferma avec ses lieutenants. Ils discutèrent de la stratégie tout en s’interrogeant sur l’absence de Stor. Il n’arriva que le jour d’après. Kaja le fit venir et eut un long entretien en présence de Granca et de Denbur. Il présenta la situation assez différemment du pisteur. Les renégats s’étaient constitués un vrai camp retranché. Il fallait suivre un fossé assez long avant d’arriver à une clairière. Stor précisa les points les plus adaptés pour se faire prendre en embuscade. Il avait aussi fait le tour du camp et avait trouvé une voie de repli pour la troupe.
   - Donc si on attaque par le fossé, résuma Kaja, on subit une ou plusieurs attaques de ceux qui seront embusqués et eux pourront fuir par cette espèce de toboggan naturel que tu décris...
   - Oui, mon commandant, c’est cela.
   - En bas du toboggan, c’est comment ?
   - Une sorte de marais. Il faut connaître les passages si on veut passer. Je vois mal des hommes lourdement armés traverser par là.
   - Et le haut du fossé ?
   - Difficile à atteindre sans être vus. J’ai pu le faire, mais je suis seul et la nuit était là. Le terrain est truffé de grottes où je me suis réfugié pour être à l’abri des bayagas.
Kaja laissa Stor partir se reposer. Les lieutenants montraient une mine dépitée.
   - Je vois pas comment faire, dit Denbur.   
   - On va perdre tous les hommes si on s’engage dans ce fossé, ajouta Granca
   - Alors on ne va pas y aller, dit Kaja. On va juste leur faire croire qu’on y va. Faites préparer les hommes. On attaquera quand l’étoile de Lex se couchera…
Leur départ fut remarqué. Kaja était certain que Cajanobi allait être prévenu. Ils partaient avec armes et bagages. Les chariots étaient entre le groupe, sous les ordres de Granca et celui de Denbur. Kaja marchait en tête. Ils se dirigèrent vers le repaire des renégats. Des gens les voyaient passer. Si les regards semblaient indifférents, Kaja s’interrogeait sur les liens avec la bande. Ils arrivèrent au soir dans la forêt qui s’étend sur les pentes du fleuve. Bien que raides les berges n’avaient pas encore pris la verticalité des gorges du Tianpolang. Au sud, elles avaient été aménagées en terrasses pour la culture, tandis qu’au nord, on avait laissé prospérer la forêt y traçant seulement quelques chemins pour les charrettes. Avant la nuit complète, ils avaient trouvé les grottes que Stor avait décrites et s’étaient installé pour la nuit. Personne n’avait dormi. Il fallait préparer l’affrontement du lendemain.
Dès que possible les éclaireurs se mirent en route. On voyait à peine où l’on mettait les pieds. Kaja avait préparé ses hommes pour qu’ils soient les meilleurs et ils l’étaient. Têtes brulées, peu respectueux des bonnes manières, ils étaient selon eux meilleurs que les buveurs de sang, ce qui provoquait régulièrement des bagarres dans les tavernes quand ils osaient l’affirmer haut et fort. Quand survint le signal, les groupes se mirent en route. Si sur le chemin des charrettes, le convoi avançait en rangs serrés à trois de front, de part et d’autre, des voltigeurs se déplaçaient le plus silencieusement possible. La colonne dépassa le premier point d’embuscade. Rien ne se passa. L’attaque eut lieu là où Stor l’avait prévu. Le chemin était bordé de hauts talus faits de sable difficiles à escalader. Les premières flèches clouèrent la troupe sur place. Les tirs cessèrent rapidement dans des bruits de feuillage remué et de branches cassées. Sur le chemin, dans la pâle lumière de l’aube, les soldats reprirent leur marche, toujours en rangs serrés formant des blocs. Il y eut une autre tentative d’attaque qui se solda par le même échec des assaillants. Quand ils arrivèrent dans le repaire des renégats, le soleil se levait. Se déplaçant silencieusement, des soldats jaillissaient d’entre les arbres. Sur le chemin, la colonne arriva. Kaja les regarda entrer. Il sourit. À la lumière naissante, on voyait bien que les soldats n’étaient que des fétus de paille. Pour un bloc de neuf silhouettes, il n’y avait qu’un porteur, au centre, protégé par ses compagnons de paille comme par une armure. Tous les autres, comme une meute de loups, avaient escaladé les crêtes et pendant que l’ennemi se focalisait sur la colonne, ils avaient jailli par derrière, égorgeant tous les archers.
Ils inspectèrent le camp désert. Les occupants étaient partis à la hâte laissant tout sur place. Kaja donna des ordres. Un groupe resta pour tout brûler, pendant ce temps, les autres suivirent la piste des fuyards. Les loups de Sink, comme on allait les appeler, se remirent en chasse. En bas du chemin de fuite dans les marais, on entendait des cris et des bruits de combats. Granca était à l’heure. Kaja fut heureux du bon déroulement de son plan. Denbur et les faux soldats attaquaient par le chemin, pendant que lui et les  voltigeurs nettoyaient le terrain. Granca avait la partie la plus difficile : diriger la chasse dans les marais.
Les loups de Sink avaient chassé pendant trois jours, semant les morts tout le long de leur route. Depuis la conquête, les rois étaient formels : “Pas de pitié. Faites des exemples”. Il n’y avait pas de prisonnier. Tout rebelle attrapé vivant était torturé et laissé pendu par les pieds le long du chemin. Toute personne prise à l’aider subissait le même sort. Le dernier à être attrapé fut Cajanobi. Pour lui la loi était claire. Il se prenait pour la réincarnation du roi, il fallait détruire sa prétention. Il fut écorché vif sur la place de Clébiande devant la foule. Kaja aurait bien gracié quelques renégats plus poussés dans le mouvement par la misère que par leur croyance, mais les ordres... Il fut content de ne pas avoir à s’occuper de Cajanobi. Lui et sa troupe étaient déjà repartis pour la capitale avant l’exécution, après avoir reçu les félicitations du gouverneur de la ville et du colonel.
À son arrivée, il fut reçu par Jobau, le fils du vice-roi. Il fit son rapport et s’ouvrit à lui de ses difficultés à appliquer des ordres ne favorisant pas la paix.
   - Je connais le problème, baron Sink. Ces manières de faire ne sont bonnes ni pour la paix ni pour la prospérité. Les campagnes produisent à peine de quoi payer le tribut et nous nourrir. Mais mon père et les vieux barons refusent de déroger aux traditions.
Les semaines qui suivirent furent très occupées. Son succès lui avait ouvert de nouvelles missions. Le grand pèlerinage approchait. Il fut nommé responsable de la sécurité du Prince.
C’était le temps fort de l’année. On allait rendre hommage au roi. Le Vice-roi et le tribut partaient vers Le Pays. Tisréal était Le Pays. Celui du roi Vergent et des ancêtres des seigneurs. C’est là qu’on rendait hommage à l’arbre sacré. Il était la source du sacré et du pouvoir. Le roi de Tisréal en contrôlait l’accès et par là même, possédait le pouvoir. Gérère faisait le voyage depuis des années pour rendre hommage et montrer sa soumission au roi. La noblesse de Tisréal considérait les seigneurs du royaume de Riou comme inférieurs à elle et le faisait bien sentir. Cette année, le vice-roi voulait que Jobau l’accompagne. Il sentait venir la fatigue de sa vieillesse. Il voulait associer son fils à son pouvoir. Gérère commençait à être inquiet pour sa succession. Les oracles n’étaient plus limpides et leurs paroles ambiguës nourrissaient ses inquiétudes. Le prince Jobau aussi alimentait sa peur. Le vice-roi trouvait son fils trop mou. Ses idées de libéralisation étaient pour Gérère, dangereuses. Elles pouvaient ouvrir la porte à une rébellion plus grave que toutes celles qu’ils avaient connues. D’autres vieux barons rejoignaient son point de vue et tentaient de placer leur rejeton dans la course à la succession. Ces familles, qui avaient des ramifications dans les deux états, intriguaient auprès du roi de Tisréal pour qu’il nomme une autre lignée comme vice-roi.
Le temps du Pèlerinage était loin d’être un temps de paix et de détente. Entre le peuple qui pouvait se révolter et les barons dont il craignait la fronde, Gérère essayait de naviguer au mieux. La famille Sink avait toujours été un fidèle soutien de son pouvoir et il se sentait rassuré que la sécurité de son fils soit entre les mains de Kaja.

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