mercredi 26 septembre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...65

Le colonel Sink était maussade. Depuis ce jour funeste, où il avait reçu la mission de se mettre au service du baron Reneur, de la bouche même du roi, il avait eu l’impression de perdre sa liberté. Les Sink étaient du clan de Gérère. Kaja avait mis sur pied une unité d’élite faisant de l’ombre aux buveurs de sang. La première décision du baron Reneur avait été de lui enlever son commandement des loups de Sink. Il l’avait fait nommer responsable de la sécurité contre le peuple du royaume de Riou. Gérère n’avait pu intervenir et avait pris cela pour une brimade personnelle. Kaja s’était retrouvé à la tête d’une bande de soldats qui n’avaient aucune motivation. Kaja n’arrivait pas à savoir ce qui prédominait chez eux, la mauvaise foi ou l'incompétence. Sa venue avait été mal vécue. Il dérangeait trop d’habitudes et trop de routines. Il avait pris la dimension des changements à faire et avait décidé de commencer par prendre du recul pour éviter de laisser exploser sa colère qui aurait été à la mesure de sa déception.
Il rejoignit son domaine. L’intendant avait suivi ses instructions et les bénéfices étaient au rendez-vous. Kaja eut le sourire en arrivant sur ses terres. L’atmosphère était paisible et on sentait la terre bien travaillée. Alors qu’il cheminait vers son château, il put croiser des paysans sans que ceux-ci ne fuient. La plupart le saluèrent.
L’intendant l’attendait. Pendant qu’ils déjeunaient, Kaja écouta son rapport. La prospérité revenait doucement après les années noires, comme disaient les gens d’ici. Le château n’avait pas retrouvé son lustre d’antan. Kaja pensait d’ailleurs à quelques changements pour le rendre plus au goût du jour. Ganelane, son intendant, lui rappela que cela coûterait plus cher que les revenus de ses terres. Si Kaja voulait absolument le faire, il avait deux solutions, augmenter les redevances ou défricher de nouvelles terres. Kaja grimaça en entendant cela. La première solution risquait de compromettre le fragile équilibre qu’il essayait de mettre en place. La deuxième signifiait qu’il fallait couper des arbres. Mais les arbres avaient à voir avec le sacré. Il demanda à Ganelane où devrait se faire le défrichage s’il retenait cette solution.
   - Il y a, au-dessus des terres de la vallée de l’Opio, un grand bois…
   - Oui, je le vois…
Kaja se revit courant les champs et les bois. Il avait souvent parcouru ce bout de forêt. Son père avait interdit à quiconque de s’en approcher. Kaja désobéissait souvent pour le parcourir. Il en aimait l’atmosphère et les arbres qui s’y trouvaient.
   - … Je ne sais pas si c’est une bonne idée…, répondit Kaja. Mon père n’aurait pas aimé qu’on y touche.
   - Votre frère y a déjà fait des coupes. Les arbres sont beaux et lui ont permis de sauver le domaine.
   - Un autre endroit ?
Ganelane fit une petite moue et dit :
   - Il y a aussi les terres près de la source des Calvès, mais je ne sais pas si les gens du coin seront d’accord. Il y a une pierre dont on dit qu’elle est la représentation de la Dame Blanche et que parfois, des larmes en coulent pour se mêler à l’eau…
Kaja connaissait aussi cet endroit. Il voyait la pierre dont la forme évoquait vaguement une femme drapée dans une cape. C’est vrai que, sous la mousse, la pierre était blanche.
   - Nous irons voir, dit-il à l’intendant.
Sur la fin du repas, ils passèrent en revue les invités attendus et les visites à faire. Il était un personnage important. Il avait reçu sa mission du roi de Tisréal.
Les chevaux les attendaient. Ils partirent dès la fin du repas. L’intendant avait préparé un itinéraire qui permettrait à Kaja de se montrer un peu partout. Ganelane y tenait beaucoup. Être vu avec le baron Sink à cheval en tournée d’inspection asseyait son autorité. Ils remontèrent un peu la vallée de l’Opio avant de bifurquer vers la source Calvès. Ils traversèrent des champs et des bois. Les paysans s’inclinaient sur son passage ou, s’ils s’arrêtaient, leur offraient des fruits ou une gerbe d’épis.
Quand ils arrivèrent à la source Calvès, les occupants des lieux étaient là. Quand ils entendirent les chevaux, ils se réunirent et se rangèrent devant la masure. La cour de la ferme était propre et les animaux semblaient bien nourris.
   - C’est une famille courageuse, dit Ganelane. Ils sont nombreux et manquent de terre. Ils feraient merveille sur un lopin plus grand.
Kaja hocha la tête :
   - Allons voir, dit-il en faisant avancer son cheval.
Les paysans les suivirent. Arrivé près de la source, Kaja observa les lieux. L’eau coulait dans une vasque au pied d’un muret. La pierre était au-dessus dans une niche. Elle avait vaguement une forme humaine. Kaja ne put trancher entre la très vieille statue érodée par le temps et le hasard d’une forme. Il remarqua quelques fleurs à sa base.
   - Depuis combien de temps n’a-t-elle pas pleuré ?
Ganelane ne savait et interrogea le père de famille. C’était une vieille famille. Le père du père de son père, qui avait déjà servi les barons Sink, disait que son grand-père l’avait vue. Kaja faillit sourire.
Au-dessus de la source, un talus en pente douce conduisait à une espèce de lande. Kaja fit avancer son cheval. Arrivé en haut, il fit un tour d’horizon. Autour de lui, c’était un fouillis d’arbustes et d’herbe. Il n’y avait pas de beau bois, peut-être un ou deux baliveaux à sauver. Il redescendit rejoindre les autres. Il sentait que les paysans attendaient une réponse.
   - Ta famille a bien servi et sert encore bien. Je vois que plus de terre serait utile. Je vais y réfléchir.
Sans laisser le temps de la réponse, il éperonna son cheval, suivi par l’intendant. Ils firent un grand détour pour voir d’autres fermiers. Kaja fut heureux de constater que partout les gens étaient bien nourris et les fermes propres. Arrivés près de la source de l’Opio, ils reprirent le chemin du château. Tout en cheminant, l’intendant parlait de ses projets. Au loin se dressait le bois dont il avait parlé. Ils en prirent la direction. Juste avant, dans un renfoncement de terrain, ils virent une bicoque. Mal en point, elle tirait vers la ruine.
   - Qui habite là ?
   - C’est la vieille Tarset, répondit Ganelane. Elle est à moitié sorcière, à moitié guérisseuse.
   - Allons la voir, répondit Kaja piqué par la curiosité. 
Kaja mena son cheval jusqu’à la cabane. Une vieille femme vint sur le pas de la porte en entendant le bruit.
   - Ah ! Vlà-t-y pas qu’le seigneur vint me voir !
Kaja ne put s’empêcher de sourire, c’était bien celle dont il se souvenait. Déjà quand il était jeune, on l’appelait la vieille Tarset. Elle avait des remèdes contre tout.
    - Mais j’vois plus bien. Descends un peu que j’te vois !
Ganelane regarda cela l’air étonné. Kaja mit pied à terre et s’approcha de la vieille femme.
   - T’es le jeune seigneur Kaja. Et bien c’est tant mieux, tu vaux mieux que ton chenapan de frère… T’es revenu pour rester ou pour partir ?
   - Pour partir, Tarset, pour partir. Tu fais encore tes onguents contre les coups ?
   - Pour sûr, tout le monde en a besoin !
   - Alors j’enverrai quelqu’un en chercher avant mon départ.
Ayant dit cela, il remonta à cheval et se remit en route. Ganelane n’osa pas l’interroger. Ils avancèrent un moment en silence, puis Kaja prit la parole :
   - Fais en sorte qu’elle ne manque de rien et fait retaper sa baraque, je ne voudrais pas qu’elle la prenne sur la tête.
    - Bi… Bien, Seigneur.
Kaja éclata de rire.
   - Quand je pense que c’est elle qui me soignait déjà quand, enfant, j’étais couvert de bleus...
Ils atteignirent le bois. C’était un bout de la vieille forêt comme disait son père quand les arbres étaient les maîtres de la terre. Il fallait la respecter. Les enfants n’avaient pas le droit d’y venir. Seul son père y pénétrait pour faire les rites avant qu’on touche un arbre. Il descendit de cheval et dit à Ganelane en lui tendant les rennes :
   - Attends-moi là.
Il se doutait qu’en son absence des gens y venaient. Aujourd’hui, il préférait y être seul. La futaie était ancienne et les arbres de belle taille. Il marcha un peu et atteignit une sorte de clairière. Quand il vit les souches, il comprit que son frère avait fait couper ces arbres. Il s’avança à la lumière. Au milieu, il vit une pierre fendue qu’un jeune arbre traversait, la vie jaillissant de la roche. L’image lui plut. C’était une pierre plate. Elle ne pouvait venir de cet endroit. Il s’approcha pour la toucher. Brusquement il comprit. C’était l’autel qu’utilisait son père. Il fut ému de penser qu’un arbre avait jailli là où son père faisait ses offrandes. Il ramassa une branche cassée de l'arbrisseau et la mit sous sa tunique. En repartant, il savait que personne ne toucherait à ce bois. L’arbre dans la pierre, la pierre autel, tout cela avait un caractère sacré.
En remontant à cheval, il dit à Ganelane qu’on pouvait défricher près de la source Calvès et qu’il ferait les rites pour les arbres qu’on devrait couper.
De retour au château de multiples activités l’attendaient. Tout le monde voulait son avis et il devait rendre la justice sur ses terres. Il se changea dans la grande salle pendant que les serviteurs installaient la pièce pour en faire le tribunal du baron. Il posa la branche cassée sur un coffre avec ses armes. Revêtu de la toge du jugement, il prit place dans le grand fauteuil. À sa droite, on avait posé le coffre avec ses armes et à sa gauche se tenait le secrétaire qui noterait ses décisions. Son chef d’armes entra. C’est lui qui était chargé de faire respecter l’ordre en l’absence du baron. Sa famille venait aussi de Tisréal mais n’avait pas fait fortune. Il commandait la petite troupe de soldats de la baronnie. Il amenait son lot de voleurs et de bandits. Kaja ne fit que confirmer la punition que son chef d’armes avait déjà donnée. Les cas les plus longs étaient ceux qui opposaient parfois des voisins pour qui le droit coutumier n’avait pas suffi à les départager. Cela lui prit le reste de la journée.
Le soleil était déjà couché quand arrivèrent les premiers invités. Kaja avait encore sa toge de jugement quand son voisin le baron Broquel arriva. Il se leva pour l’accueillir. Ses serviteurs poussèrent le grand fauteuil et le coffre vers le mur et commencèrent à dresser la table. D’autres invités arrivèrent. On leur apporta des rafraîchissements et Kaja joua son rôle d’hôte. Les seigneurs se retrouvèrent sur la terrasse pendant que les serviteurs dressaient la table. Kaja put admirer les grandes manœuvres. Il savait que sa position de célibataire le rendait intéressant. Il en ignorait le degré. Il se rendit compte combien sa supposée position proche du pouvoir le rendait attrayant. Le baron Broquel était venu avec sa fille et son autre voisin, le baron Cikas avait débarqué avec deux nièces. Kaja se sentit comme une forteresse qui voit arriver les armées ennemies. On n’en a pas le désir mais on n’a pas le choix… Il pensa que la soirée allait être longue. Il avait déjà remarqué les regards noirs qu’échangeaient les demoiselles alors que lui avait droit à leurs plus beaux sourires. Alors qu’il aurait aimé parler de choses importantes avec ses voisins, il se retrouva à faire des efforts pour ne pas trop déplaire à ces demoiselles et à leur protecteur. Il ne se voyait pas s’allier à ces familles. La ligne de conduite pour garder de bonnes relations de voisinage venait de se compliquer. 
Quand on lui annonça que le dîner était servi, il fut bien obligé de rentrer en servant de cavalier à l’une des demoiselles. Ce fut la fille de son voisin Broquel qui eut cet honneur. En passant le seuil de la porte, elle rayonnait pendant que les deux autres cachaient mal leur déception.
   - N’est-ce pas que cela fait un beau couple, dit le baron Broquel au baron Cikas.
Ce dernier grommela une réponse. Les deux hommes se supportaient mais ne s’entendaient pas. Leurs terres s’étendaient au nord du domaine de Kaja. Il y avait entre eux une querelle pour une pièce d’eau et un bois. Régulièrement, on apprenait qu’ils s’étaient accrochés à cause des droits de chasse et de pêche. Kaja les avaient invités ensemble pour discuter des actions de nettoyage de la rivière qui traversait leurs terres à tous les trois.
Arrivés dans la grande salle, Kaja amena sa cavalière jusqu’à sa place avant de rejoindre la sienne. Les autres y furent conduits par l’intendant qui avait préparé le plan de table. Kaja était entouré de deux demoiselles qui minaudaient. Le repas fut pour lui difficile à vivre. Il était plus habitué à la rudesse de ses soldats qu’aux circonvolutions qu’employait la gente féminine. Ganelane avait fait venir quelques musiciens qui jouaient en sourdine. Kaja en ressentit les bienfaits pour combler les silences qui parfois s’installaient. Il fut soulagé qu’en enfin fut servi le dessert. La fille du Baron Broquel brancha Kaja sur le pèlerinage. Il put ainsi raconter la beauté de la ville et de l’Arbre sacré.
   - Oui, dit-elle, c’est une ville merveilleuse. Il y a quelques années j’avais accompagné mon père. Nous étions logés près du palais du vice-roi. J'ai adoré me promener dans la ville. Mon père m'avait laissé une petite escorte. Après avoir rendu mes hommages à l'Arbre Sacré… Quel moment merveilleux, n'est-ce pas ! Le voir ainsi en vrai… je n'en revenais pas. J'ai même profité d'un temps le matin, avant les cérémonies. Les serviteurs de l'Arbre nettoyaient, préparaient… Je les ai même vus recueillir les rameaux qui se détachent…
Les deux autres jeunes filles, le nez dans leur assiette, essayaient de ne pas montrer leur agacement. Kaja gardait le sourire, tout en se sentant un peu lassé par l'incessant bavardage de sa voisine. Il gardait une partie de son attention tournée vers les deux barons qui discutaient une nouvelle fois de leur différend territorial.
   -... Quelle générosité de sa part… donner ainsi de son être même pour nous...
Kaja, qui avait un peu décroché du discours de sa voisine, comprit qu'elle parlait encore de l'Arbre Sacré.
   - … vous avez probablement vu aussi avec quel soin les serviteurs de l'Arbre les recueillent. J'ai vu plus tard dans la ville, l'échoppe où on peut en avoir. La contribution est élevée mais mon père dans sa générosité m'a permis d'en adopter une. Mais je vois que, vous aussi, vous avez eu ce bonheur…
Kaja ne comprit pas ce qu'elle disait. Du regard il suivit le geste qu'elle faisait. Il resta sans voix. Elle désignait la branche posée à côté de ses armes. La branche qu’il avait ramenée du bois de son père...

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