Nivyou avait cessé de parler :
- Il fait soif, dit-il.
On entendit une cavalcade de l'autre côté de la paroi. Lyanne sentit Degala qui partait en courant.
- Ton jeune aide semble plein d'attention, reprit Nivyou.
- Oui, je pense qu’il apprécie les légendes.
- Surtout quand elles se vivent…
Nivyou n’alla pas plus loin. Déjà Degala revenait les bras chargés de pots de malch noir. Il se glissa plus qu’il n’entra dans la cabane du conteur. Il posa ce qu’il portait sur un tabouret et versa le liquide épais et noir dans des chopes qu’il tendit aux deux hommes.
- Tu es un être étonnant, Degala, dit le conteur. Ce malch est excellent. On dirait celui du seigneur Etouble.
Degala rougit jusqu’aux oreilles. Il avait été dérober les pots dans la cuisine même du maître des lieux.
- Personne m’a vu, répliqua-t-il d’une voix rauque.
Nivyou buvait sa chope en longues rasades et s’en fit resservir une autre immédiatement bue. La troisième se retrouva sur un tabouret près de lui.
- Mossaro avait peur. Il ne voyait pas comment il allait pouvoir combattre la horde de tarasques. Ils étaient gros et avaient le cuir très épais. Plusieurs d’entre eux avaient encore des lances et des flèches plantées ici et là. Si la peau des Gragons est recouverte d’écailles, elle ne résistait pas à une monstrueuse mâchoire. Ils décollèrent avant le milieu du jour. Ils étaient à peine visibles dans le ciel qu’un des tarasques poussa un cri strident. Les autres, répartis tout autour de la ville, firent mouvement vers le guetteur. Mossaro qui pensait pouvoir essayer de les combattre un par un, ne put faire qu’un passage sur le monstre crieur. Celui-ci n’essaya même pas de réagir. Il se mit en boule, ne laissant à la chaleur que le cuir renforcé de son dos. Tous les organes fragiles étaient intouchables derrière les pattes. Mossaro avait à peine atteint le haut du rempart qu’arrivait le deuxième tarasque sur le lieu de l’attaque. Lancé à pleine vitesse, il courut en montant sur le mur faisant un bond prodigieux qui le fit arriver presque en haut. Heureusement des gardes un peu plus attentifs, avaient mis un tronc pour casser son élan. Mossaro compléta sa figure aérienne pour prendre le deuxième tarasque par le travers avant que celui-ci ne fut en position de sauter pour l’attraper. Se roulant en boule comme le premier, il se laissa rouler jusqu’aux pieds des remparts qu’il avait failli enfin réussir à escalader. Le Gragon reprenait de la hauteur quand arrivèrent deux autres tarasques. Nmin jura à leur arrivée. Puis jura à nouveau quand les autres monstres arrivèrent. Il les compta. Il y en avait dix. Il les recompta pour être sûr.
- « Ça fait beaucoup. En plus ce sont des adultes à pleine maturité. Ils veulent faire des provisions avant que n’arrivent les grands froids. »
- On pourrait peut-être les attaquer la nuit ?
Cela fit rire Mossaro.
- « Ils ont l’odorat tellement développé que cela ne changerait rien. Je vais essayer sur le côté. »
Mossaro fit un premier passage au grand plaisir des gens massés sur les remparts. Il était trop loin, et sa flamme ne fit que mettre le feu aux herbes sèches qui entouraient le glacis. Il se dégagea en se laissant porter par le vent et se prépara à faire un autre passage, plus près cette fois-ci. Les tarasques le virent arriver, ils avaient formé une masse compacte ne présentant que des surfaces de cuir solide comme celui qu’on trouve chez les forgerons.
- « Il faudrait pouvoir se poser et souffler directement dessus. »
- Bien d’accord avec toi. Peut-être devrait-on partir ?
Mossaro se prit à rire, lui rappelant combien la veille au soir, Nmin était ivre.
- « Tu as même ajouté que tu étais prêt à mourir pour un aussi bon roi... »
Nmin répondit vertement par une boutade acerbe, rappelant à son tour au Gragon que lui, au moins, était libre de ses mouvements, alors que dans son abri, le danger était manifeste.
Mossaro décida de faire une attaque en piqué. Il partit chercher deux gros blocs de pierre qu’il saisit entre ses griffes. Prenant de la hauteur sur le retour, il les lâcha d’assez haut. Un des monstres poussa un glapissement sonore et s’effondra quand le projectile le toucha. L’autre pierre tomba trop loin pour être d’une quelconque efficacité. Concentré sur la suite de ses actions, Mossaro ne vit pas bien comment bougeaient les monstres en dessous. Ils semblaient se monter les uns sur les autres. Il se mit à vomir autant de feu qu’il pouvait avant de plier ses ailes dans une position inconfortable mais nécessaire pour casser son élan. C’était le moment délicat. Très bas, avec peu de vitesse, il se savait en danger. C’est Nmin qui l’avertit du danger. Les tarasques, dans un beau mouvement d’ensemble, avaient propulsé un des leurs en hauteur. Nmin, regardant toujours par les yeux de Mossaro, vit le tarasque monter plus haut qu’eux et bientôt vers eux. Il cria pour prévenir Mossaro qui lui répondit qu’il faisait tout ce qu’il pouvait. Leur vitesse insuffisante, les mit sur la trajectoire du monstre qui avait déjà ouvert la gueule…
Mais si Mossaro avait calculé trop juste son mouvement, les tarasques n'avaient pas pensé que leur congénère se mettrait à tournoyer en vol. Il se retrouva bientôt à tourner le dos au Gragon et c'est dans cette position qu'eut lieu le choc. Même plus gros que le Tarasque, Mossaro ne pouvait porter sa masse. D'ailleurs le tarasque lui bloquait les ailes par sa masse même. Nmin entendit les griffes du monstre crisser sur les écailles de Mossaro, alors qu'il essayait de se remettre d'aplomb pour pouvoir mordre son ennemi. Malgré les ailes déployées du Gragon, la chute était inévitable. Nmin paniqua. Toujours en contact télépathique étroit avec le Gragon, il voulut se débattre. Son corps coincé dans sa loge sur le dos de Mossaro ne pouvait pas bouger, ce fut le corps du Gragon qui se mit en mouvement. Sans savoir comment, Nmin sentit les muscles, les os, les griffes et tout le reste du corps de Mossaro qui, beaucoup plus fataliste, attendait la fin de la chute pour tenter quelque chose. Nmin se mit à se débattre et d'un coup sans savoir comment, il se transforma en un petit petit Gragon de la taille d'un piaf. Le lourd tarasque poussa la petite bête qui se retrouva bientôt libre de voler comme elle l'entendait. Il y eut un bruit sourd quand le monstre toucha le sol. Les autres se précipitèrent, puis s'arrêtèrent, cherchant en tous sens où pouvait être passé le Gragon. Ils sentaient son odeur sans le voir. Nmin piaillait par la bouche de Mossaro, il piaillait comme il avait piaillé quand le tarasque avait attaqué son village. Ce cri de Gragon, inaudible pour les oreilles humaines, porta loin, très loin, tellement loin que d'autres oreilles entendirent. Ce piaillement, c'était un petit en détresse. Il n'y avait qu'une manière de répondre. De partout, arrivèrent à la manière particulière des Gragons, des centaines d'individus. Bientôt le ciel de la capitale fut rempli de ces grandes silhouettes au long cou gracile, brillant de toutes leurs couleurs dans le soleil de cet après-midi. Sur les remparts, on criait, on admirait, on jubilaitc Des Gragons, il y en avait partout. Les tarasques voulurent fuir. Ce fut leur perte. Quand le soleil s'approcha de l'horizon, il n'y avait plus trace d'eux. Les Gragons les avaient éliminés. Dans le ciel de la capitale, les hommes émerveillés, purent voir ce qu'aucun roi n'avait pu faire. Un maelström de Gragons de toutes les couleurs dans un arc-en-ciel chatoyant et au centre un Gragon gris argent qui menait la danse.
Nivyou laissa ses auditeurs savourer l'image tout en buvant une chope de malch, aussitôt resservi par Degala qui savait que le vieux conteur n'en serait que plus bavard. Degala était heureux. Il aimait les histoires, les légendes et celle-ci lui était inconnue. Nivyou savait raconter. Degala voyait les Gragons comme s'ils avaient été devant ses yeux. En remplissant la chope du conteur, il voulait lui donner du goût à raconter et raconter encore avec force détails, les légendes du temps passé. Degala avait bien entendu parler d'un Gragon plus loin vers les montagnes, un Gragon rouge qui serait même devenu roi. Mais les gens qui passaient, racontaient tellement d'histoires invraisemblables qu'il ne savait pas si celle-là était vraie.
- Si la fête fut extraordinaire, la suite fut à la hauteur de l’événement. Mossaro devint, quand Nmin était avec lui, le leader incontesté des Gragons. Il entreprit de chasser tous les tarasques. Si cela prit du temps et coûta beaucoup d'or, car les Gragons aimaient l'or, il n'y eut plus de monstres dans le pays. Le roi fut très content malgré la perte de son trésor. La richesse de son royaume augmentait rapidement maintenant qu'il n'était plus dévasté régulièrement. Les royaumes voisins, voyant cela, demandèrent l'aide de l'armée volante. Le premier à agir fut le roi Ficam. Il arriva avec un chariot plein d'or. Ce fut un argument majeur dans la négociation. Les Gragons s'envolèrent vers le royaume du roi Ficam au grand soulagement de la population de la capitale. Ils n'auraient pas à les nourrir ce qui était une grosse charge. Quand le royaume du roi Ficam fut lui aussi débarrassé des tarasques, un autre pays arriva pour demander le même service. Les Gragons qui habitaient les monts des Gragons, près de la mer, entassèrent l'or dans leurs grottes. De pays en royaume, de royaume en principauté, de principauté en comté, tout le monde fut débarrassé des tarasques. Cela prit des saisons et des saisons.
Quand vint le jour où personne n'eut à se plaindre d'un tarasque, ou même plus personne ne pouvait dire quand on avait vu le dernier monstre, les Gragons se retirèrent dans la région des monts des Gragons. Mossaro devint le roi-Gragon. Et Nmin me direz-vous ? Et bien ce fut le plus curieux. Plus personne ne revit Nmin. Certains disent qu'il était simplement retourné dans son village, écœuré de tous ces massacres et de tout ce sang versé, même si les tarasques étaient des monstres. D'autres disent que Nmin s'était retrouvé bloqué sur le dos de Mossaro et qu'il avait péri dans un des derniers combats dans le Comté de Souyas. Les plus fous disaient que Mossaro et lui étaient devenus une unique et même personne.
Mais moi qui ai bien connu, le grand Asnira puisqu’il fut mon maître, je peux dire que ni les uns ni les autres n’ont raison. Quant aux fous, personne ne peut savoir s’ils disent vrai. Les autres légendes perdues des Gragons racontent la suite de cette légende. Asnira qui avait passé sa vie à colliger toutes les légendes, me disait que, après cette période, les hommes et les Gragons s’évitèrent. Oh ! Ce n’était pas la guerre, juste de l’indifférence. Seul restait dans l’esprit des hommes, le souvenir des fabuleux trésors amassés par les Gragons. Les saisons succédèrent aux saisons. D’autres hommes vinrent au monde qui ne savaient rien des tarasques et de la malédiction qu’ils représentaient. Puis les fils des fils de ces hommes gouvernèrent le monde. Certains plus aventureux allèrent sur les monts des Gragons voir les animaux de légendes. Ils ne trouvèrent que de vieux lézards se chauffant au soleil et s’ils étaient grands, ils semblaient bien inoffensifs. Le drame arriva quand un plus hardi que les autres pensa que ces vieux Gragons n’avaient nul besoin de tout cet or. Il mit la main sur une belle assiette en or, qu’il cacha sous ses habits. C’est au dixième pas que la flamme du Gragon le toucha, le réduisant en cendres comme elle réduisait en cendres les tarasques. Les autres prirent peur et fuirent. Pourtant ils firent un récit qui, de bouche en bouche, donna envie à tous les aventuriers de tenter leur chance. Pendant une saison, les expéditions qu’ils montaient, furent plus ou moins heureuses. Chovmsi fut l’archétype de la réussite. Son équipe avait été décimée en tentant de dérober des pièces d’or dans une grotte. Le Gragon les ayant tous étripés, il n’avait dû son salut qu’à sa petite taille. Il avait sauté dans un boyau à l’abri des terribles pattes et du souffle brûlant. Il avait alors glissé jusqu’à une autre cavité. Là, il avait atterri sur un tas d’or. N’osant plus bouger, tellement il avait peur, il attendit que la lumière fut un peu meilleure pour voir autour de lui. Cela prit du temps. Avec le lever du jour, il découvrit les lieux. Il était sur un tas d’or plus gros que lui. Une bouffée de plaisir l’envahit, immédiatement éteinte par la peur de voir arriver le propriétaire. Des yeux, il chercha une cache, quand il découvrit la grande forme d’un Gragon. Il lui fallut encore quelques temps pour que la lumière soit celle du grand jour pour qu’il comprenne. S’il y avait bien un Gragon devant lui, ce dernier était mort. Le toit de sa caverne s’était effondré, lui écrasant la tête. Il sourit, subitement beaucoup plus décontracté. Il bourra ses poches de pièces, et à pas rendus lents par le poids de l’or, il chercha une sortie. Grâce à sa petite taille, il parvint à se faufiler jusqu’au dehors. Avec d’infinies précautions, il évita de passer devant les ouvertures des cavernes des Gragons. Quand il atteignit la ville de Zalbac, il eut la certitude d’être un homme riche et chanceux, ou plutôt chanceux et riche. Son aventure fut maintes fois racontée et amplifiée. On assista à une ruée vers l’or. Les Gragons entrèrent dans une colère sans limite quand ils comprirent que jamais plus ils ne seraient tranquilles. Mossaro était encore roi des Gragons. Il alla négocier avec le seigneur pour que cessent ces expéditions et les morts qu’elles entraînaient. C’est ainsi que naquit la grande muraille qui sépara le pays des hommes du pays des Gragons. Ce fut la dernière fois que les annales parlèrent du roi des Gragons.
- Alors personne ne sait ce qu’il est devenu ? demanda la petite voix de Degala.
Cela fit rire Nivyou.
- Non, personne ne sait. Pourtant…
Le vieux conteur, sûr de son effet, laissa passer le temps sans rien dire jusqu’à ce qu’il sente que Degala n’en supporterait pas plus.
- Pourtant, de vieux récits parlent du temps lointain, quand les Gragons avaient presque tous disparu. Les pilleurs reprirent leur travail. Cela leur prit plusieurs saisons pour visiter les grottes scellées sur le corps de leurs occupants morts. La fièvre de l’or était déjà très forte à cette époque. On dit qu’en dehors des éboulements fréquents le seul danger était un Gragon dont la couleur évoquait l’acier. On l’avait appelé le Gardien. Vue la description, les chroniqueurs pensent qu’on peut l’assimiler à Mossaro. Un curieux conte fait se rencontrer ce gardien avec un des voleurs, qui n’était qu’un apprenti. À la fin, après qu’ils eurent discuté de la Vie, de la Mort, l’apprenti voleur raconte que le grand Gragon Gris lui expliqua qu’il quittait ce monde pour se retirer sur une île loin d’ici, au milieu du vaste océan pour finir tranquillement ses jours. L’apprenti voleur précisa même que le Gragon Gris lui aurait révélé un oracle précieux, beaucoup plus précieux que l’or puisqu’il l’avait écouté et qu’il avait fini roi des monts des Gragons, à la tête d’un peuple puissant, riche et craint.
Ce fut au tour de Lyanne de sourire.
- Ton histoire est belle, vieil homme. Je connais peut-être la suite.
Ce fut au tour de Nivyou d’être intrigué par ces paroles.
- Personne ne sait la suite, dit-il péremptoire.
- Connais-tu la légende du chevalier de la Basse-vallée.
- Il n’y a pas de basse vallée par ici, répliqua le vieux conteur.
- Je vais quand même te la conter. Il était une fois, il y a longtemps une famille de puissants guerriers. Le grand-père avait été nommé chevalier après la bataille des mille-morts...
La nuit était presque finie quand Lyanne acheva le récit de la légende de Ohtman. Le silence qui s’en suivit, fut un silence plein de toutes ces paroles échangées.
Degala dormait à même le sol. Le pot de malch était vide depuis longtemps.
- Sais-tu qu’il vient du bord de la mer, ce petit ? questionna le conteur.
Lyanne fut intrigué par les paroles de Nivyou.
- J’ignorais cela, répondit-il.
- Sais-tu, toi qui es légende, que les bons guides sont rares.
- Tu sembles en savoir beaucoup plus que ce que croient les autres.
- Je sens ta présence, et si ta voix me parle d’un homme de belle stature, mais simplement d’un homme, je sens que tu es beaucoup plus grand que ce que croient les autres. Une telle taille ne peut appartenir qu’à un de ces êtres de légendes, un de ces grands êtres qui font les légendes.
- Serais-tu, oracle ?
- Si peu, répondit Nivyou. Je dis simplement que Degala est un bon guide et qu’il est né au bord de la mer.
De nouveau le silence envahit la petite hutte. Lyanne réfléchissait à tout ce qu’avait dit le vieil homme.
- Je le regretterai, reprit le vieux conteur. Il est le seul à encore me respecter et à me rendre des services. Mais mes jours sont comptés, les siens sont encore innombrables. Tu ne regretteras pas.
Lyanne fut étonné de la justesse des paroles du conteur. Il venait effectivement de conclure qu'il pourrait l'emmener avec lui pour découvrir cette île et voir si cet oracle dragon existait vraiment.
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