Moayanne regardait s’avancer la colonne des courtisans. Presque sans le remarquer, elle sondait chaque esprit. Elle avait toujours su le faire, un peu. À présent, elle pouvait le faire de loin et isoler chacun. Son Esprit glissa sur le groupe en partant des derniers. Elle avait une impression étrange d’une puissance extraordinaire sans pouvoir la localiser. Cela la rendit nerveuse. Elle reprit chaque esprit l’un après l’autre. Non, rien chez les courtisans ! À part Savalli dont la pensée était aussi raide que ses actes, elle ne trouvait que petites compromissions et grande soif de gloire et de richesses. Elle parcourut les esprits des serviteurs. Là aussi la médiocrité le disputait au vide. Le pire était peut-être le palefrenier qui tenait la monture de Savalli. Son esprit ressemblait à une grand espace vide et blanc. Elle se concentra sur Savalli qui était maintenant tout proche. Il démonta avec raideur. Elle sentait sa peur de tomber et d’avoir l’air ridicule. Pourtant la bête qu’il montait, était d’une placidité rare. Savalli fit trois pas en avant et s’agenouilla, prononçant le serment qu’on prononce pour faire allégeance au nouveau roi. Derrière lui, les autres conseillers se présentèrent en faisant de même. Si aux oreilles de Moayanne, le serment de Savalli avait résonné comme une musique simple et claire, beaucoup d’autres paroles dites ce jour, lui évoquèrent la cacophonie d’une troupe de débutants. Moayanne sentait en qui elle pourrait mettre sa confiance. Certains chants de pensées lui évoquèrent Cappochi. En sondant mieux ces esprits, elle y retrouva la trace du complot pour faire du fils du roi une marionnette à leur service. Ceux-là aussi, elle les repéra. La matinée s’écoula ainsi que le prévoyait le protocole. Les vassaux présentaient leurs serments et la reine les adoubait. Puis ils rejoignaient l’espace près des tentes de la famille royale, se regroupant par affinités ou intérêts. Moayanne découvrait une nouvelle géographie… celle des alliances et des mésalliances en vue de progresser vers le pouvoir. Le fils du roi était venu la rejoindre en milieu de matinée. D’avoir vu la mort de près, l’avait bouleversé. Tout ce qui faisait sa vie avant, avait brutalement perdu de son importance. Il ne savait pas encore ce qu’il allait faire. Une certitude l’habitait. Plus jamais il ne pourrait vivre comme avant. Modtip était arrivé en fin de matinée. Moayanne trouva qu’il ressemblait toujours à un chiot un peu fou. Il avait encore besoin de temps pour mûrir.
Le chef du protocole, qui était arrivé avec le convoi, avait repris les choses en mains. C’est lui qui donna le signal du repas et qui plaça les gens. C’est ainsi qu’elle se retrouva entre Savalli et le fils du roi. La conversation était convenue, les gens compassés. Moayanne étouffait comme elle étouffait dans les banquets que donnait son père. Savalli n’osait pas aborder les vrais problèmes et le fils du roi semblait soulagé de ne pas avoir à régner. Moayanne interrompit Savalli qui lui faisait remarquer combien les cuisiniers étaient habiles pour faire d’aussi bonnes choses dans de telles conditions.
- Maître Savalli !
- Oui, ma reine ?
- Nos finances sont au plus bas.
Savalli regarda la reine Moayanne pour bien s’assurer qu’elle ne posait pas une question. Il s’interrogea un instant pour savoir comment elle pouvait savoir ce que le roi cachait à tous.
- Il faudra de nouveaux impôts pour financer les prochaines batailles. Les troupes peinent à tenir les frontières. Avant-hier, un messager est arrivé pour signaler que les gens du ponant avaient franchi les limites du royaume. Nos soldats ne peuvent faire face. Le général Rostas se replie. Il devrait pouvoir se réfugier à Horas la belle et tenir jusqu’à l’arrivée des renforts.
Moayanne visualisa Horas la belle. Elle avait aimé cette ville sise comme un joyau dans un écrin de verdure, baignée par une claire rivière où elle s’était baignée.
- Mais ils vont tout détruire !
- Majesté, dès que possible, nous enverrons des renforts, mais il faut lever un corps d’armée et surtout le payer. Les mercenaires sont chers en cette saison.
Le sang de Moayanne se mit à bouillir. Elle ne pouvait laisser ainsi ce joyau tomber aux mains des ennemis. Elle se leva brusquement.
- Je pars, Maître Savalli. Je vais à Horas la belle.
Tout le monde s’était interrompu et s’était levé devant son mouvement. Si seuls les premiers rangs de convives entendirent sa répartie, tous virent le grand oiseau de feu aux plumes brillantes comme le soleil s’envoler.
Dans la tête de Moayanne, la colère soufflait en tempête. Elle avait secrètement espéré que son père lui donnerait ce fief. Elle ne pouvait accepter perdre son rêve d’enfant. Elle pensa que le messager avait dû mettre une dizaine de jours à arriver. Elle se demanda combien de temps il lui faudrait pour y arriver…
- “ Peut-être un instant !” dit une voix dans sa tête.
Moayanne sursauta ne découvrant le grand dragon rouge volant à un empan de son aile.
- Mais Horas la belle est à des verstes et des verstes !
- Je sais cela. Je connais aussi les chemins où le temps est notre temps. Suis-moi.
Lyanne vira sur l’aile. Il avait repéré un passage par les Montagnes Changeantes. Il savait maintenant qu’il en existait dans tout l’univers. Il suffisait de les reconnaître et de savoir vers où aller, pour s’y retrouver en une pensée. Moayanne le suivit. Elle le vit plonger entre deux grands arbres et disparaître. Elle ne se laissa pas le temps de réfléchir et fit de même. Le monde devint étrange, fait de gris, de noir et de blanc. Devant elle, la tache rouge de son guide lui montra le chemin. Deux noirs rochers servirent de frontière. Elle passa entre eux, comme Lyanne l’avait fait, et jaillit en haut d’une colline dans le soir, face au soleil couchant. Sa paupière de feu se déploya immédiatement, protégeant ses yeux d’or de la lumière brûlante du soleil.
Les deux dragons remontèrent la vallée. Moayanne mit quelques instants à reconnaître la rivière qui baignait Horas la belle. Son excitation monta d’un cran en apercevant le haut village sur son tertre. Tout semblait paisible… et puis, elle aperçut les premières maisons brûlées. Des troupes coupaient des arbres pour faire des engins de guerre.
Dans le crépuscule, ce fut l’apocalypse pour les assaillants. Deux dragons déchaînés réduisirent en cendres les machines de guerre et leurs servants, ainsi que les palissades qui avaient été érigées. Du haut des remparts de Horas la belle. Il y eut des cris d’alerte, puis rapidement des hourras à chaque passage des grands oiseaux au plumage brillant.
Le général Rostas arriva essoufflé, en haut des échelles de la tour. Le spectacle était grandiose. Les guerriers, massés derrière les créneaux, hurlaient leurs encouragements. Le plus grand des deux oiseaux, dont les plumes rouges renvoyaient la lumière des brasiers, agissait avec un art consommé de la guerre. L’autre, le blanc, devait être moins expérimenté. Ses passages étaient moins efficaces et il restait plus près de la ville.
Les gens du ponant fuyaient aussi vite qu’ils pouvaient. L’enfer avait ouvert ses portes et avait vomi ses créatures les plus cruelles sous la forme de ces grands volatiles crachant le feu infernal. La nuit retentissait de leurs cris. Les langues de feu passaient au-dessus d’eux semant la panique plus que la mort. Lyanne s’amusait bien à leur faire peur. Il les guidait vers la frontière. Il jeta un coup d’œil en arrière avant de s’éloigner à la poursuite des fuyards.
Moayanne avait transformé les premiers rangs d’attaquants en véritables torches. Elle avait repéré que le grand dragon rouge faisait plus de peur que de mal et avait tenté de maîtriser sa rage de détruire ceux qui osaient s’en prendre à son fief.
Rapidement, il n’y eut plus un seul ennemi proche de Horas la belle. Çà et là des foyers d’incendie consumaient les installations du siège, éclairant la région de lumières dansantes. Les écailles blanches de Moayanne reflétaient à merveille ces palettes orange et rouges, la rendant parfaitement visible de ceux qui la regardaient du haut des remparts.
Quand elle fut sûre qu’il ne restait que des morts ou des blessés à proximité de la ville, elle décida de s’y poser. La haute tour lui sembla un lieu idéal. La terrasse serait parfaite pour un atterrissage. Elle vira sur l’aile et s’aligna. Les cris de joie et les hourras s’étranglèrent dans la gorge des défenseurs quand ils virent l’oiseau de feu s’approcher de la ville. Rostas eut un moment d’hésitation et puis il se mit à hurler à la cantonade :
- C’est l’oiseau de feu des légendes, restez calmes. Il est avec nous.
Une voix à côté de lui, lui demanda :
- Vous êtes sûr, mon général ?
Rostas n’eut pas le temps de répondre, le grand oiseau déjà cabrait ses ailes pour casser sa vitesse. Quand ses pattes arrière touchèrent la terrasse, il y eut comme une petite explosion de lumière qui fit fermer les yeux de tous les présents. Quand Rostas les rouvrit, il n’y avait plus d’oiseau gigantesque mais une petite silhouette vêtue de blanc et portant la couronne royale. Il resta un instant sans voix et puis, il reconnut la princesse.
Il mit genou à terre en présentant la garde de son épée :
- Princesse, j’ai toujours été fidèle au roi votre père. Vous portez la couronne, vous en maîtrisez la puissance en appelant les oiseaux de feu comme le fit la reine votre ancêtre. Je jure de vous servir avec honneur et fidélité.
Moayanne prit l’épée tendue. Elle était lourde, bien trop pour elle, mais curieusement, elle la souleva sans difficulté.
Autour d’eux, tous les hommes mirent un genou à terre, répétant le serment. La nouvelle se répandit comme le feu dans la paille. Horas la belle était sauvée, sauvée par celle qui appelait les oiseaux de feu.
Quand Lyanne arriva au petit matin après avoir fait courir les gens du ponant jusqu’au-delà de la frontière, il trouva une fête qui battait son plein. Il se mêla à la foule de ceux qui allaient voir de leurs yeux, les restes des ennemis. Il pénétra dans une ville qui était restée debout. Il y avait bien ça et là des dégâts dûs à la première attaque. Les gens du ponant avaient été incapables de vaincre les troupes du général Rostas. Les remparts avaient tenu aussi bien que les hommes. Il remonta la colline, trinquant à droite et à gauche. Il portait encore la livrée des palefreniers du roi. On le traitait comme on traitait les soldats. Arrivé à la porte de la citadelle, il trouva les premiers gardes restés attentifs. L’insigne royal sur son habit les incita à le laisser passer, non sans lui avoir jeté un regard soupçonneux. Il atteignit les jardins de la citadelle et y découvrit Moayanne en grande conversation avec Rostas autour d’un festin. Il vit le regard de la reine passer sur lui, s’arrêter un instant, légèrement étonnée de le voir. Cela ne dura pas, elle se tourna vers Rostas pour répondre à une de ses questions. Quand elle rechercha ce qui avait accroché son regard, Moayanne ne trouva rien. Elle eut le sentiment que quelque chose lui échappait. C’était important. Rostas accaparait son attention et elle laissa cette pensée de côté.
- “Il faut penser au départ…” dit une voix.
Elle se tourna vivement cherchant l’auteur de cette parole. Elle ne vit personne. Entendait-elle des voix ? Peut-être était-ce le dragon rouge qui lui parlait dans la tête. Une chose était sûre. La voix disait vrai. Et puis, même si son corps de femme était repu, elle était tenaillée par la faim. Elle comprit que sa part dragon était affamée. Elle se leva, imitée par Rostas et les autres présents.
- Organise tout au mieux, général. Je reviendrai. Je pense que les gens du ponant ont compris la leçon. Horas la belle est chère à mon cœur. Je te tiens responsable personnellement de ce qui peut lui arriver.
Elle laissa Rostas balbutier des remerciements et des compliments. Elle se dirigea vers la tour, suivie par les officiers. Sur la terrasse, elle trouva tout un groupe buvant et chantant la victoire. Elle les contourna pour atteindre le bord de la tour. Dans un éclair de lumière blanche, elle devint dragon et s’envola. Dans le bref instant de lumière, Rostas vit une ombre se jeter dans le vide derrière la reine. Il s’approcha de la palissade et vit le grand dragon rouge s’élancer derrière Moayanne.
Moayanne tourna la tête en sentant la présence de Lyanne.
- Ta ville est belle, dit-il. Mais tu dois avoir faim.
- Je meurs de faim.
- Les combats font cela. Viens, j’ai repéré un troupeau du ravitaillement de l’armée des gens du ponant. Les bêtes sont juste bonnes à manger.
Quelques paysans qui s’approchaient du troupeau, furent les témoins de ce repas. Les deux dragons plongeant chacun leur tour sur le troupeau et repartant avec une proie entre leurs griffes. Quand ils les virent s’éloigner définitivement, une bonne moitié de ce qu’ils convoitaient avait disparu.
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