Le serviteur du Bras du Prince-Majeur leur avait dit de rester là. Ils avaient posé Lyanne tout en le laissant encapuchonné. Ils devaient l'amener devant Jorohery au lever du jour. Les ordres étaient clairs. Pendant que le Bras du Prince-Majeur s'occuperait de lui, ils devaient garder les javelots noirs prêts au lancer.
Lyanne écoutait tout cela sans rien dire. Le temps de l'action arrivait. Quand le soleil dont on devinait la venue, se coucherait, Lyanne aurait fini de faire Shanga ou il serait mort.
- Faut-il lui donner à manger ?
- T'inquiète pas ! Quand Jorohery aura fini avec lui, il aura plus jamais faim...
Lyanne frissonna. Le soleil apparut, grand disque rouge à la limite de l'horizon.
- On aurait une tempête que je s'rais pas étonné, dit un des guerriers.
- Le Bras du Prince-Majeur va être content. Il aime les tempêtes.
- C'est un augure favorable.
Lyanne reconnut la voix de Yaé.
- Emmenez-le, ajouta-t-il.
Sans ménagement quelqu'un poussa Lyanne dans le dos.
- Allez avance, ça va pas être très long.
Lyanne élargit ses perceptions. La phalange noire marchait autour de lui. De part et d'autres, il sentait la présence des autres phalanges et des princes-troisièmes. Ils avançaient dans un couloir entre les deux groupes.
- Place ! Place ! Service du Prince.
Ce fut comme un signal. Tous les guerriers se mirent à frapper leurs armes l'une contre l'autre. Lyanne pensa que cela devait s'entendre dans toute la plaine. Cela servirait aussi de signal pour les autres. Il compta cinq cents pas avant d'arriver devant Jorohery. Avant même de le voir, il en sentait la puissance. Quelqu'un l'arrêta et le fit tourner rapidement sur lui-même. On lui enleva brutalement la cape qui l'empêchait de voir. Si son corps humain était déstabilisé, le dragon en lui était insensible à ces perturbations. Il resta droit, fixant Jorohery dans les yeux. Le bruit des armes se tut. Cela se fit aussi brusquement qu'au commencement. Jorohery montrait ainsi la puissance de sa magie. Tous les guerriers lui obéissaient comme un seul homme.
- Te voilà, imposteur, fils du mensonge et de la tromperie.
La voix de Jorohery était puissante et portait loin. Toutes les phalanges devaient l'entendre. Lyanne répondit avec autant de force :
- Je suis là pour réclamer ce qui est à moi, ce qui est moi.
Lyanne vit que Jorohery ne s'attendait pas à cette puissance dans la voix. D'un geste il donna un ordre et un javelot noir se planta devant les pieds de Lyanne.
- Crains et prosterne-toi et peut-être que ta vie sera épargnée ! Mais avant, proclame ton nom que tous ici apprennent comment sont traités les ennemis du Prince-Majeur.
- De glace et de feu, je suis.
Lyanne vit Jorohery faire rapidement quelques gestes. Il sentit les ondes de puissance magique en émaner. Elles cherchaient mais ne trouvaient pas. Alors il comprit. Jorohery cherchait son nom. Il comprit alors la force qui y résidait. Il se remémora ce qu'il avait appris dans la grotte des dragons.
Voyant le manque d'effet de son action Jorohery tendit son bras restant et un bâton de pouvoir vint s'y loger.
Lyanne fut surpris à son tour. Il le regarda et sut. C'était le bâton de pouvoir perdu du roi-dragon Nanter. Il avait lu avec son propre bâton de pouvoir l'histoire de ce roi mort dans des circonstances étranges. La légende disait qu'il avait disparu avec ses serviteurs dans les Montagnes Changeantes. Devenu vieux et ne voulant pas mourir il aurait eu recours à de sombres magies aidé en cela par des marabouts aux pouvoirs dévoyés. C'est en volant l'œuf de son successeur qu'il avait déclenché la colère du Dieu Dragon qui lui avait retiré sa protection. On l'avait vu entrer sur un des chemins des Montagnes Changeantes avec sa suite honnie de tous. Quatre guerriers portaient la boîte où était l'œuf. Personne ne les avait plus jamais revus. Une patrouille qui traversait les Montagnes Changeantes longtemps après, avait eu la surprise de trouver au bord du chemin l'œuf de dragon qui avait donné vie au nouveau roi.
Lyanne ne savait pas comment Jorohery avait obtenu le bâton de pouvoir de Nanter. Il y voyait le signe de sa collusion avec les marabouts dévoyés de cette ancienne époque. Lui aussi tendit le bras et son bâton de pouvoir s'arracha des mains du guerrier noir qui le tenait.
- Tu es signe d'un pouvoir mort qui veut entraîner le monde dans la mort, dit Lyanne. Tu es mort depuis longtemps et tu l'ignores.
Jorohery sembla grincer des dents. Il hurla des mots anciens et du feu jaillit de son bâton... pour se perdre dans les volutes d'or venues de celui de Lyanne. Voyant le peu d'effet de son action, il se mit à grandir devenant comme un géant.
- Regarde et prosterne-toi. Le Dieu Dragon m'a choisi pour être son serviteur.
Lyanne répondit en prenant sa forme de dragon. Les guerriers noirs eurent un mouvement de recul. Certains doutèrent de Jorohery. Leur bras se fit moins ferme. Les javelots descendirent. Le géant face au dragon sentit sa puissance diminuer. Dans le premier cercle le doute gagnait. Voir un grand dragon rouge là où était le prisonnier déstabilisait les moins convaincus. Pire, les phalanges ne le soutenaient plus comme elles auraient dû. Le Bras du Prince-Majeur fit un geste vu de tous. Geste de puissance magique, il obligeait chacun à répondre à son serment. Ce ne fut qu'un cri :
- Gloire au Prince-Majeur et à son Bras puissant !
Dans le même temps Lyanne continuait à grandir. Il occupait presque toute l'aire centrale que Jorohery avait délimitée. Il dit d'une voix douce et forte :
- Tu crois que ce serment les lie à toi. Tu es dans l'erreur. Depuis le début tu es dans l'erreur, Rojorhyé, fils de Tsoulba...
Entendant cela, Jorohery fut possédé par la rage. Il n'avait pas trouvé, pas deviné le vrai nom de son ennemi, mais ce dernier avait dit à haute voix ce nom secret qui était le sien. Si quelqu'un s'en emparait, il serait plus lié qu'un dragon au sortir de l'œuf. Il fit un deuxième geste de commandement. Avec un parfait ensemble tous les javelots prirent leur envol.
Lyanne vit les guerriers noirs lancer leurs traits. Il eût conscience de la masse des javelots qui allaient s'abattre sur lui. Même lancés de loin, ils filaient vers lui comme aimantés par sa personne. Il les avaient déjà vus à l'œuvre. Il hurla :
- Que monte le chant des adorateurs du Dieu Dragon !
Plus fort que le serment au Prince-Majeur, s'éleva le chant du serment au Dieu-Dragon. Des milliers de bouches crièrent à l'unisson :
- Graph ta cron ! Graph ta cron !
Se joignant à eux, il y eut une autre clameur toute aussi forte. Le peuple Gowaï poussait le même cri.
Le temps semblait être suspendu... le temps d'un cri.
Et puis les javelots un instant figés, reprirent leur vol.
Devant la mort qui volait ainsi, tous les cœurs furent comme broyés sauf celui de Jorohery empli d'une joie mauvaise. Un instant, cela n'avait duré qu'un instant. Un rictus de joie éclaira le visage de Jorohery quand le premier des noirs javelots se planta dans le grand dragon rouge. Cela fit un bruit clair et tintant. Puis ce fut comme la grêle sur la glace. À chaque choc la grande silhouette rouge devenait plus noire. Quand tout s'arrêta, au centre du dispositif prévu par Jorohery, il y avait une grande forme informe et noire herissée de piquants.
Dans le cœur des guerriers, coexistaient des sentiments divers et contradictoires.
Jorohery exultait :
- Regardez ! Regardez tous comment sont traités les ennemis du Prince-Majeur. Face à la vraie puissance, les imposteurs ne peuvent exister...
- Pour une fois, tu dis vrai même si ton cœur n'est que ruse.
Du haut de sa taille de géant, Jorohery chercha d'où venait cette voix. Devant lui le grand dragon devenu noir se rétrécissait. À ses pieds, s'écoulait une eau noirâtre et nauséabonde.
- Ta présence salit le monde, continua la voix.
- Qui es-tu ? s'inquiéta Jorohery.
- Je suis celui que tu voudrais être. Je suis glace et feu, feu et glace. Regarde à ton tour la puissance, la vraie puissance, celle du Dieu-Dragon.
Un homme s'avança tenant à la main un bâton. Il le leva. Jorohery poussa un cri en reconnaissant Lyanne. Il pointa son propre bâton de pouvoir et récita de vieilles formules au parler ampoulé. Un torrent de feu en jaillit pour aller se fracasser contre un mur de glace brusquement apparu. Elle était pure et plus brillante que le métal. Le feu éclata en mille gerbes tout autour. C'est alors que gronda le tonnerre. Des nuages accourus du fond de l'horizon formèrent un vaste tourbillon où régnaient la grêle et la foudre. Si des grêlons plus gros que le poing martelaient Jorohery, la foudre frappait ce qui restait du leurre fait par Lyanne. Sous les yeux des phalanges, les eaux noires redevinrent transparentes. Les guerriers noirs ou blancs virent Jorohery tenter de se défendre de cette tornade de grêle. Il pointa à plusieurs reprises son bâton vers le ciel hurlant des imprécations. Le seul résultat visible fut l'arrivée de la foudre qui frappa le bâton à plusieurs reprises. Dans un gigantesque craquement, le bâton de Jorohery se rompit. On entendit crier le Bras du Prince-Majeur. Il sembla se boursoufler sans perdre sa taille de géant. Bientôt un cou puis un autre cou apparurent surmontés chacun d'une tête de cauchemar. Yaé hurla :
- Le monstre à deux têtes !
La vision de l'être monstrueux se précisa. Il était énorme couvert de piquants noirs où chacun put reconnaître les javelots que Jorohery avait si largement distribués. Ses bouches hurlaient des insanités pendant qu'il lançait ses piquants. Du ciel, la foudre frappait à coups redoublés chacun des traits qui jaillissaient des flancs de Jorohery.
Lyanne les bras tendus vers le ciel, demanda:
- Dieu-Dragon qui a fait ce que je suis pour que je serve ton peuple et qu'ainsi ton nom soit honoré sous les cieux, envoie ton gardien qu'il vienne chercher Rojorhyé fils de Tsoulba.
Le tonnerre répondit. Dans les nuages tourbillonnant, tous virent s'ouvrir l'espace en un malstrœm noir et blanc. Une tête de dragon plus grosse qu'une colline apparut. Elle était blanche et noire, crachant un feu aux reflets bleus qui enveloppa le monstre. Le cri qu'il poussa glaça le sang de tous les présents et bien des saisons passèrent sans qu'ils ne puissent l'oublier.
Le silence se fit. La grêle avait cessé, la foudre aussi. Le monstre à deux têtes s'agitait sans bruit dans une bulle de feu bleuté. Le grand dragon noir et blanc dont on ne voyait que la tête, ouvrit largement la gueule et la referma sur ce qu'était redevenu Jorohery. Après on la vit disparaître dans les nuages qui se refermèrent.
Tous les regards restèrent tournés vers l'endroit de la disparition. Dans le ciel sombre qui couvrait la plaine, apparut une fente par où filtrèrent les rayons du soleil. Quand ils touchèrent terre, ils illuminèrent Lyanne l'auréolant d'or.
Quand il vit cela Yaé fut le premier à mettre genou à terre :
- Mon Seigneur et mon Roi.
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