La saison des récoltes était passée.
Comme souvent le premier blizzard était arrivé brutalement clouant
dans les demeures ou dans les abris tous les habitants du Royaume
blanc. Lyanne avait été surpris comme tout le monde, alors qu'il se
reposait dans son pied-à-terre après les Montagnes Changeantes. Il
soupira. Ce n'est pas aujourd'hui qu'il pourrait aller voler et
découvrir le pays d'en-haut. La Blanche le fatiguait. Les intrigues
étaient nombreuses, complexes et ne lui laissaient pas le loisir
d'aller voler. Les courtisans ne semblaient pas comprendre qu'il
voyait en eux plus loin qu'eux-mêmes. Il avait pris l'habitude
d'aller quelques jours se reposer dans ce palais que l'on nommait le
Fort de Moune.
- L'hiver sera précoce et violent.
Lyanne se retourna pour voir qui avait
parlé.
Une petite silhouette se tenait non
loin de lui contemplant à travers les parois de glace pure qui
servaient de fenêtres les bourrasques de flocons qui se
précipitaient sur eux. Elle se retourna et fit une révérence :
- Chioula, seigneur, je m'appelle
Chioula !
Elle prononçait son nom avec un
sifflement charmant qui la désignait comme une native des hautes
terres qui surplombaient la plaine. Il la détailla. Elle portait
encore les lourds habits des voyageurs, seule sa tête était nue et
sa chevelure noire et blanche ondulait en vagues hypnotisantes sur
ses épaules. Lyanne n'avait jamais rencontré un tel regard. Les
iris bleus lui évoquèrent les ciels sombres des nuits d'hiver sans
nuage. Ils s'étaient fixés sur lui sans crainte mais sans
provocation. Lyanne soutint son regard de ses yeux d'or. Elle lui
sourit.
- Il y a un jeu chez nous qui consiste
à savoir qui baissera les yeux le plus vite.
Lyanne eut un sourire. Décidément
cette jeune femme ne manquait pas de courage.
- Jouez-vous avec tous ceux qui passent
à votre portée, dame Chioula ?
- Non, Seigneur, seulement avec ceux
qui ont le regard franc.
Dans ce couloir, deux silhouettes
immobiles semblaient s'opposer aux tourbillons de la tempête
extérieure.
- D'où venez-vous, dame Chioula ?
- Des hautes terres du pays de Pomiès.
Mon père vient d'être nommé auprès du nouveau roi-dragon pour
nous représenter.
- Vous êtes princesse de votre peuple,
alors !
Sans ciller, elle se mit à rire.
- C'est ce que dit ma mère pour
essayer de me faire tenir tranquille.
Ce fut au tour de Lyanne de rire.
- Si j'en juge par vos jeux, elle est
loin d'avoir réussi...
Le sourire aux lèvres, les yeux bleus
rivés dans l'or des pupilles de Lyanne, Chioula souriait.
- Il est tard dans la saison pour
voyager. Le pays de Pomiès avait-il oublié d'envoyer un
représentant ?
- Non, Seigneur. Le seigneur de Rère
qui nous représentait est malheureusement mort brusquement.
Sans plus ciller que Chioula, Lyanne se
remémora cette histoire.
L'homme avait disparu. Vu sa position,
on avait prévenu le roi-dragon. Une enquête avait été ouverte.
Dans la maison du seigneur Rère, rien n'avait disparu. Ses
serviteurs l'avait vu partir un début d'après-midi pour une
rencontre avec... L'identité du personnage était inconnue. Aucun
élément n'était venu expliquer. Le scandale avait éclaté une
main de jours plus tard. On avait retrouvé le corps déchiqueté du
représentant du pays de Pomiès. Ceux qui l'avaient vu, décrivaient
avec force détails, les lésions horribles faites par de puissantes
mâchoires. Certains n'attendaient que cela pour dénoncer la
présence des crammplacs poilus. Le nouveau corps d'armée conjoint
ne plaisait pas à la Blanche. Lyanne avait cantonné un groupe
d'action à une distance d'arc de la ville. Un groupe d'habitants
avait assez mal réagi à la présence des grands fauves aussi près
de chez eux. On y retrouvait les mêmes qui n'avaient pas apprécié
l'arrivée de Lyanne. Ils s'étaient résolus à supporter le dragon
quand un disciple de Jorohery avait essayé de le tuer. Leurs idées
de rendre au Prince-majeur sa primauté, avaient fondu comme neige au
soleil. À cette époque Lyanne était entré en ville depuis peu.
Bien sûr, on l'avait acclamé. Yaé avait bien fait son travail et
personne n'aurait osé aller contre lui. La tentative de l'assassin
avait eu lieu alors que Lyanne et Yaé allaient visiter l'emplacement
prévu pour les crammplacs. La cour suivait pour une fois à quelques
distances de son roi-dragon. L'explication officielle était pour lui
laisser la place en cas de transformation. Les princes suiveurs
n'avaient pas été déçus. L'homme de Jorohery avait attaqué
sournoisement alors que Lyanne et Yaé lui tournaient le dos pour
commenter ce qu'ils voyaient. Le tintement du métal sur les écailles
du dragon s'était entendu jusqu'à la Blanche. Même Yaé fut
surpris par la rapidité de la transformation. Si l'homme avait levé
une deuxième fois son épée, il ne l'avait jamais rabaissée. Une
gueule énorme et rouge l'avait réduit en morceaux. Le dragon avait
posée son regard d'or sur les princes suiveurs. Son hurlement de
colère avait fait trembler toute la plaine. Rares furent les princes
à rester debout devant le souffle, heureusement froid, qui jaillit de
la gueule du dragon rouge. Lyanne en nota les noms dans sa tête tout
en reprenant sa forme humaine. Yaé n'avait pas bougé, pas bronché
devant le cri.
- Trouve qui est à l'origine de ça,
lui avait dit Lyanne.
Et Yaé s'était exécuté. Son enquête
avait duré quelques jours et il avait fait son rapport. Il en
ressortait que deux princes-cinquièmes avaient trempé dans
l'histoire. Lyanne les avait fait venir dans la grande salle du
palais qu'on appelait salle du combat car dans ce lieu se déroulait
le rituel de punition des princes. Ils avaient racheté leur faute en
mourant dignement en combattant le roi-dragon.
Pour Lyanne, la mort du représentant
du seigneur de Rère était un piège autrement plus redoutable. Le
pays de Pomiès possédait une autonomie réelle. Ses us et coutumes
différaient. Ils avaient une justice en propre. Le pays blanc était
leur suzerain mais pas leur maître. Le seigneur de Rère faisait
partie de la famille régnante. Il était le cousin au deuxième
degré du frère du Seigneur de Pomiès, ou quelque chose comme cela.
Lyanne n'avait pas très bien compris. Ce qu'il avait compris était
que le bonhomme avait l'oreille du Seigneur de Pomiès et qu'il
fallait compter avec lui. En regardant au fond de sa personne, il
avait vu un être bouffi de suffisance et de certitudes. Il n'y avait
pas de sujet qu'il ne connaissait pas. À l'écouter, son avis était
précieux et son jugement sûr. Le seigneur de Pomiès lui avait
d'ailleurs donné tous les pouvoirs pour négocier avec le nouveau
roi-dragon, comme il l'avait fait avec le Prince-majeur. En fixant
ses prunelles d'or dans les yeux sombres du seigneur de Rère, Lyanne
avait aussi découvert toutes les compromissions de l'individu,
toutes ses dépravations. Même sous son apparence d'homme, il
sentait ses griffes sortir. Il avait alors demandé à Yaé de le
surveiller un peu. Le pays blanc ne pouvait se fâcher avec le pays
de Pomiès. Il était leur principale source d'approvisionnement.
Dans ses vallées réchauffées par des sources volcaniques, poussait
tout ce qui manquait à ce pays de glace et de neige. Il y a bien
longtemps, il y avait eu la guerre entre eux. C'était lors de la
grande famine sous le règne du roi-dragon Polhenc. Pour le pays
blanc le choix était simple, c'était vaincre ou mourir. Depuis le
seigneur de Pomiès avait fait allégeance. S'il fournissait des
vivres, il en échangeait aussi contre des armes et des produits
manufacturés qui plaisaient dans la plaine lointaine. Le seigneur de
Rère aurait aimé avoir de l'or. Lyanne l'avait senti. Mais dans le
pays blanc, l'or est réservé aux trésors des dragons. A défaut,
le seigneur de Rère recherchait les faveurs comme signe de son
pouvoir. Il trempait dans toutes sortes de trafics. Après sa
disparition, Lyanne avait appris le pire. Le mort avait eu des goûts
sexuels dispendieux. Yaé, d'habitude si direct dans ses rapports,
avait employé toutes sortes de formulations pour les décrire. Si
les crammplacs n'avaient pas été mis en cause, Lyanne n'aurait pas
fait chercher plus loin. La mort de ce personnage ne l'attristait
même pas. Seulement, il fallait trouver le coupable pour innocenter
les crammplacs. Il s'était fait conduire sur le lieu de la
découverte du corps, comme toujours, accompagné d'un certain nombre
de princes. Ils s'étaient retrouvés dans un des quartiers les plus
sordides de la Blanche. Un de ces quartiers qu'on tolère car on ne
peut les supprimer sans qu'ils renaissent ailleurs plus discrets et
plus sombres.
- La pluie et le vent ont balayé les
traces, lui avait dit Yaé.
- Je vois, avait répondu Lyanne. Son
esprit était déjà loin quand on a abandonné son corps ici.
Il suivit du regard les traces
imperceptibles à d'autres yeux que les siens. Doucement, il se
déplaça, remontant une ruelle. Par un geste-ordre, il avait
interdit aux autres prince de le suivre. La phalange noire gardait
les lieux et les princes, pendant qu'il progressait, suivi de Yaé,
dans un dédale de venelles toutes plus sinistres les unes que les
autres. Ils avaient abouti à une porte à l'aspect capable de
décourager tout agresseur.
- Où est-on ? avait interrogé
Yaé, nous sommes dans une impasse.
- Les yeux qui nous regardent le savent
très bien.
Lyanne s'avança et frappa à la porte.
Yaé n'était pas à l'aise. L'endroit était idéal pour un
guet-apens. Le roi-dragon pourrait-il manœuvrer dans un espace aussi
réduit ? Il dégaina ses deux épées quand à sa grande
surprise, la porte tourna sur ses gonds.
- Bonjour, Maître.
La voix était sirupeuse et le regard
fuyant.
- Rares sont les gens qui prennent
cette entrée. L'autre est beaucoup plus confortable.
L'homme sursauta quand ses yeux se
posèrent sur Yaé. Sa voix se fit suraiguë :
- La garde ! À moi, la garde !
Dans le même temps, il essaya de
fermer la porte. Quand il vit qu'il ne pourrait pas le faire puisque
Yaé avait planté son épée dans le chambranle, il s'enfuit vers
l'intérieur en continuant à crier. Lyanne pénétra dans un
couloir. Au fond il aperçut l'homme qui s'enfuyait par un passage
sur la droite. Il dégagea son marteau et avança. Il jeta un œil à
chaque pièce qui s'ouvrait dans le couloir. Chacune d'elles était
encombrée d'un bric-à-brac indescriptible. Dans la dernière, il
vit même une mâchoire de crammplacs. Il voulut s'en emparer
quand...
- Sus ! Sus !
Lyanne n'eut pas le temps de
s’appesantir sur sa découverte. Une main d'hommes armés venait de
jaillir dans le couloir. Le premier moulinet de son marteau brisa net
deux lames. Les autres en retrait, étaient gênés et ne pouvaient
intervenir. Lyanne les repoussa. Ils se retrouvèrent dans une cour
intérieure. Une autre main d'hommes en armes surgit d'un autre
passage. Yaé déboucha derrière Lyanne et attaqua. En quelques
instants, il ne resta qu'eux debout, à leurs pieds dix corps sans
vie.
- Par là ! fit Yaé en désignant
une porte.
D'un coup de marteau, elle s'ouvrit à
toute volée. Un autre couloir s'allongeait devant eux. Des gens
s'enfuirent devant eux dans des tenues indécentes.
- Où sommes-nous ? demanda une
nouvelle fois Yaé.
- Dans un lupanar !, répondit
Lyanne, et un de la pire espèce.
Avançant au pas de charge, il faisait
sauter les portes qui lui résistaient. Dans certaines pièces des
hommes nus essayaient de se cacher dans des recoins qui n'existaient
pas. Tout ici était fait pour la torture. Des corps de femmes
pantelants étaient exposés. Des orgres habillés comme des
caricatures de serviteurs du palais se tassaient les uns contre les
autres. Lyanne s'arrêta un instant. Devait-il tuer tous ces hommes ?
L'arrivée d'une main d'hommes de la
phalange noire le dispensa de répondre. Il leur fit signe de les
garder. Continuant son trajet, il déboucha dans une pièce plus
grande. Le personnage qui avait ouvert la porte se tenait là,
protégeant avec une épée de pacotille un homme livide, dos au mur.
Lyanne s'avança. Le serviteur leva son arme :
- N'avan...N'avancez pas ou gare à
vous ! dit-il en déglutissant avec difficulté.
Lyanne dégagea le serviteur d'un
revers de son marteau et immobilisa l'homme en le bloquant contre le mur
avec son arme.
- J'ai toujours payé, Seigneur !
J'ai toujours été régulier, pourquoi cette attaque ? balbutia
l'homme.
- Qui es-tu ?
- C'est le Sange, dit Yaé.
Lyanne tourna vers lui un regard
interrogatif.
- Je l'ai vu chez Jorohery.
- Raconte, dit Lyanne sans lâcher la
pression de son marteau.
C'est comme cela que le roi-dragon
apprit que celui qui s'était fait nommé le Bras du Prince-majeur
avait beaucoup plus de mal que ce qu'il pensait. Il avait perverti la
société même du Royaume Blanc en favorisant l'existence des
perversions. Lyanne avait fait poursuive l'enquête.
Le Sange avait tout avoué, et donné
tous ses complices et ses contacts. Favorisé par Jorohery, il avait
créé un lieu de plaisirs sadiques où les plus puissants pouvaient
tout se permettre. C'est là que le seigneur de Rère, ivre de
plaisir mauvais et de boissons fortes avait trouvé la mort. Certains
princes avaient profité de cet événement. À l'aide de la mâchoire
de crammplacs que Lyanne avait aperçu, ils avaient défiguré le
corps et l'avait abandonné là où on pourrait accuser ceux que leur
haine poursuivait.
S'en était suivi une véritable purge.
Certains vinrent se jeter aux pieds du roi-dragon pour implorer sa
clémence, d'autres tentèrent de fuir, mais la majorité tendit le
dos en espérant passer à travers.
- Si le regard est fixe, l'esprit est
ailleurs !
Lyanne sortit de ses pensées.
- Votre perspicacité est grande, dame
Chioula.
Un bruit de pas leur fit tourner la
tête.
- Ah ! Tu es là ! Je te
cherche partout. Nous devons nous préparer. Je viens d'apprendre que
le roi est là et qu'il va nous donner audience.
L'homme qui venait d'interrompre le jeu
ressemblait à Chioula.
- Excusez ma fille Seigneur, elle ne
connaît pas bien les usages de votre pays.
Lyanne s'inclina légèrement.
L'homme tendit la main vers sa fille.
Cette dernière se retourna, lança un dernier regard vers Lyanne et
lui dit :
- Nous avons été interrompus. Le jeu
n'est pas fini. J'espère que nous pourrons le reprendre.
De nouveau Lyanne s'inclina :
- À votre service, dame Chioula.
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