Les jours suivants furent décevants pour Chioula. Elle ne rencontra pas le prince aux yeux d'or. Kolong avait pour ordre de se renseigner. À chacun de ses retours, Chioula la bombardait de questions. Kolong était désolée. Elle n'avait jamais de réponse, ou des réponses contradictoires. Certains serviteurs ne savaient pas de quel prince leur parlait Kolong. Pour eux, il n'y avait que les princes-dixièmes qui dirigeaient les phalanges au fort de Moune. Quand elle insistait, la réponse invariable était que seul le roi-dragon avait des yeux comme cela. Quand elle interrogeait les serviteurs en livrée rouge, elle recueillait des réponses positives. Oui, ils voyaient bien de qui elle parlait, mais ils ne pouvaient pas dire où était ce prince aux yeux d'or. Ils précisaient que le prince partait souvent chasser ou surveiller les alentours. Kolong avait glissé qu'elle avait rencontré la meute de loups noirs en essayant de soutirer des renseignements au serviteur qui semblait leur avoir été alloué.
- Vous avez bien de la chance si le prince vous a présentées à RRling. Cette meute est célébrée dans nos légendes. C'est elle qu'on appelle la meute première. Elle existait déjà quand est né le premier roi-dragon...
Kolong l'avait interrompu. Les légendes étaient fort intéressantes et fort belles, mais le prince...
- Ah, le prince ! Il est parfois très occupé et même nous devons attendre pour avoir nos ordres.
- Peut-être savez-vous son nom ?
- Il n'est personne ici qui oserait le prononcer.
Kolong n'avait pas réussi à en savoir plus. L'homme s'était assez brusquement éclipsé et depuis cette rencontre semblait l'éviter.
De son côté Chioula avait essayé d'en savoir plus par son père, mais celui-ci était en discussion fréquente avec les conseillers du roi-dragon, quand il n'était pas à la chasse. Il avait dit à sa fille :
- Je ne l'ai pas rencontré, mais j'en parlerai au roi-dragon ou à ses conseillers lorsque l'occasion s'en présentera.
Chioula avait remercié son père mais ne le croyait absolument pas. Elle savait qu'il oublierait, comme il oubliait toujours ses anniversaires et les rendez-vous avec sa fille.
Le seul point positif était l'apparition tous les soirs après le dîner de la vasque de pierre et de l'eau chaude. Son père lui avait fait comprendre que c'était un luxe inouï que ce cadeau du roi-dragon. Obtenir une telle quantité d'eau chaude demandait beaucoup de bois à moins que le fort de Moune ne dispose d'une source chaude comme au pays de Pomiès, ce qui ne semblait pas être le cas.
Chioula se délassait dans son bain quand un serviteur vient avertir qu'allait commencer le merveilleux spectacle du passage des âmes des rois-dragon.
L'homme était reparti avant qu'elle ait pu l'interroger. Il avait juste précisé que cela se passait sur la terrasse du donjon et que quelqu'un la conduirait dès qu'elle serait prête.
Chioula avait tant pressé Kolong qu'elle avait refusé de mettre les lourds habits préférant une tenue plus légère. Kolong l'aida tout en désapprouvant. Une question se présenta à son esprit. Qu'avait-elle à courir comme cela au point d'oublier les convenances ? Kolong avait déjà la réponse. Elle voyait sa petite vouloir agir comme une grande. En avait-elle les moyens ? Devant l'impatience de Chioula, elle céda, l'habillant de choses légères qui, à son idée, n'avaient pas leur place sur une terrasse en plein hiver...
C'est le cœur battant que Chioula emboîta le pas au serviteur. Celui-ci marchait d'un pas silencieux. Chioula se prit à faire de même, jouant à celle qui avait un rendez-vous secret. Elle se prit tellement au jeu qu'elle sursauta quand elle entendit un bruit. Elle faillit se jeter dans un recoin pour se cacher. Intérieurement, elle riait de ses inventions. Le serviteur imperturbable avait continué son chemin. Quand elle déboucha sur la terrasse du donjon, l'obscurité la saisit. Le serviteur s'était effacé pour la laisser passer, cachant par la même occasion la lumière. Elle tâta du pied le sol devant elle, ne devinant rien. Elle eut un instant d'angoisse avant que ses yeux ne s'habituent un peu. La terrasse du donjon était plus grande qu'elle ne l'imaginait. Tout autour des crénelures assez hautes la protégeaient du vent. Elle essaya de deviner s'il y avait quelqu'un.
- Par ici, princesse Chioula.
Son cœur s'accéléra. Le prince aux yeux d'or était là. Elle se dirigea lentement vers l'origine du son. Dans la pénombre, elle devina sa silhouette appuyée sur un créneau. Il regardait le ciel.
- Vous arrivez à temps, cela n'a pas encore commencé.
- Le serviteur m'a parlé du passage des âmes des rois-dragon.
- Quitter le chemin tracé vous a été favorable, princesse. Ce spectacle est rare. Monocarna a senti que cela allait se produire.
- Qui est Monocarna ?
- Pardon, princesse. J'oubliais que vous veniez d'arriver. Les rois-dragon sont accompagnés d'un marabout. Monocarna est celui qui est au service du roi-dragon. Son savoir et sa sagesse sont grands.
Chioula regardait le prince mais celui-ci avait les yeux fixés sur le lointain. Chioula avait tenté de voir autour mais la nuit était noire. Elle avait tout naturellement reporté ses yeux sur la seule chose qu'elle distinguait : la silhouette du prince. Le silence s'installa et le froid. Le temps passa suffisamment pour qu'elle sente le froid. Elle frissonna. Pour s'occuper, elle demanda :
- Qu'est-ce que le passage des âmes des rois-dragon ?
- Les rois-dragon ne meurent pas comme on peut l'entendre pour le commun des hommes. Leur temps sur terre est limité. Ce ne sont pas des dieux. Il est long, très long, mais limité. Un jour, ils s'endorment et dorment trop longtemps. Le temps est alors venu pour eux du grand repos. Le corps du roi-dragon est emmené dans les Montagnes Changeantes par une phalange tirée au sort. Nul ne sait ce qu'il se passe alors.
- Les guerriers de la phalange ne le racontent-ils pas ?
- C'est un voyage sans retour. Cette phalange sera honorée dans les mémoires et dans les chants.
- Mais c'est terrible !
- C'est l'honneur suprême pour une phalange que d'accompagner son roi-dragon dans le grand voyage qui est le sien lors de son grand sommeil. Les légendes disent que le Dieu-Dragon, lui-même l’accueille. C'est au départ du premier roi-dragon que sont apparus les signes de leur passage. Regardez !
Le prince aux yeux d'or pointa le doigt vers le ciel. Chioula leva les yeux. Un incroyable spectacle s'offrait à elle. De lumineux serpents ondoyaient dans le ciel courant d'un bout à l'autre de l'horizon. Elle en vit des verts somptueux, des rouges aussi éclatants que les écailles du roi-dragon actuel, des jaunes où l'or s'alliait au soleil. Chioula battit des mains. Les âmes des rois-dragon dansaient sous ses yeux un ballet extraordinaire qui embrasait tout l'horizon. Le plus étonnant pour elle fut le silence de leurs déplacements. Comment d'aussi gros êtres de lumière pouvaient-ils bouger sans bruit ? Elle en fit la remarque à Lyanne.
- C'est un des mystères de notre monde. J'admire leur vol, leur souplesse, et leur rapidité est merveilleuse. J'aimerais pouvoir faire comme eux...
- Moi aussi, coupa Chioula. Cela doit être une expérience inoubliable que de pouvoir le faire.
Elle frissonna une nouvelle fois.
Lyanne le remarqua. Dégrafant sa cape, il en couvrit les épaules de Chioula.
- Le pays Blanc est plus froid que le Pays de Pomiès, princesse. Vous êtes bien légèrement vêtue.
- Mon impatience à venir m'a fait négliger ce détail. Je ne regrette pas, prince. Vous êtes au moins prince pour vous promener comme cela dans le fort. N'est-ce pas ?
Cela fit rire Lyanne.
- Oui, princesse Chioula.
Ils restèrent ainsi côté à côte, à regarder cette danse nocturne. Chioula avait essayé de compter le nombre d'âmes qu'elle voyait. Elle s'était perdue, l'esprit trop occupé à essayer de tout regarder. Parfois rien ne se passait pendant quelques minutes, parfois un seul ruban de lumière s'étirait paresseusement sur la voûte étoilée, le plus souvent, les tracés lumineux arrivaient de tous les côtés, ne laissant aucun répit au spectateur. En regardant une âme de dragon jaune au-dessus de sa tête, Chioula s'était un peu reculée. Elle avait heurté Lyanne qui n'avait pas bougé. Elle avait gardé cette position contre lui, entre plaisir de sentir ce corps contre le sien et crainte qu'en en parlant, cela s'arrête.
Le nombre de passage diminua. Le temps entre deux manifestations laissait au froid le temps de mordre. Lyanne dit :
- Peut-être est-il temps pour vous de redescendre, princesse. Le froid mord beaucoup.
Chioula qui frissonnait en permanence acquiesça.
- Permettez-moi de prendre congé, prince... Prince ?
- Disons : prince Louny.
- Bien. Permettez-moi de prendre congé, Prince Louny.
Lyanne la conduisit jusqu'à la porte. Un serviteur l'attendait avec une lumière pour la guider dans les escaliers. Chioula jeta un dernier coup d’œil en arrière sur la silhouette du prince Louny aux yeux d'or.
Lyanne regarda la princesse descendre et ferma la porte. Resté seul, il s'approcha des créneaux et se jeta dans le vide.
Par une fenêtre plus bas, Chioula vit le grand dragon rouge brillant alors qu'il s'élançait vers le ciel.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire