vendredi 12 décembre 2014

Quand vint le jour, il fut sombre. Le vent poussait les cendres vers la forteresse. Une armée de serviteurs s’employait à balayer la cour. On vint chercher Lyanne au début de la matinée. L’escouade comportait six soldats dont il sentait la peur. Le chef du détachement s’adressa à lui :
- Le roi veut te voir.
- Bien, dit Lyanne, j’espère que nous allons nous entendre.
Le soldat lui jeta un regard étonné, mais ne dit rien. Il lui fit simplement signe de la suivre. Ils firent à l’envers le trajet qui conduisait à la salle où il avait rencontré Digrat. De nouveau on le fit attendre dans l’antichambre. La matinée passa ainsi. On sentait la peur partout et les tremblements constants de la pierre sous les pieds. Il vit entrer et sortir beaucoup de gens et même Digrat qui avait un air soucieux. Vers le milieu de l’après-midi, il y eut une nouvelle secousse suivie par le bruit d’une explosion. Des messagers arrivèrent peu après. On les introduisit immédiatement dans la grande salle. Lyanne sentait les gardes mal à l’aise.
Alors qu’il rêvait, vint son tour. Le garde n’osa pas le bousculer comme il avait vu d’autres le faire. Il attira son attention. Lyanne, qui s’était appuyé sur son bâton, se redressa et le suivit. La salle était bien différente de la première fois. Des tentures et des tapis avaient été ajoutés. On sentait la richesse. Le bureau de Digrat, du côté de la fenêtre, était couvert de documents. Le trône était maintenant brillamment décoré et entouré de torchères pour lutter contre le manque de lumière. Le roi était assis, la couronne sur la tête, et le sceptre à la main. Juste à son côté sur un siège plus bas mais sur la même estrade, son fils se tenait dans une position qui se voulait solennelle. Lyanne s’avança en se rappelant ce qu’un soldat lui avait glissé à l’oreille  :
- Il faut se prosterner devant le roi.
Lyanne lui avait répondu d’un sourire et avait passé la porte.
L’incident avait eu lieu lors de l’approche de Lyanne. Alors que le maître de cérémonie lui intimait l’ordre de se prosterner, la terre avait tremblé tellement fort que Lyanne avait dû mettre genou à terre pour ne pas tomber. Le vieux roi s’était cramponné à son trône et les autres avaient plus ou moins bien réussi à rester debout.
Quand il s’était relevé, Lyanne avait vu la panique dans le regard du vieux roi. Son fils, lui, avait perdu toute dignité en se retrouvant sur le dos. Autour d’eux, on relevait les torchères, on remettait le mobilier en place. On étouffait les braises qui étaient tombées sur un tapis. Lyanne approcha du trône avant que quiconque n’intervienne pour lui donner des ordres. Voyant quelqu’un qui approchait le roi se ressaisit.
- Qui es-tu ? demanda-t-il à Lyanne
Plus il approchait et plus il ressentait de l’attirance. Lyanne s’étonna de ce phénomène. Et puis il comprit. La couronne l’attirait. Lyanne posa fermement son bâton de pouvoir sur le sol et s’arrêta. il ressentit l’incompréhension puis la frustration de la puissance qui émanait de la couronne. Elle était moribonde et cherchait une source pour se régénérer. Lyanne la détailla. Elle comportait une calotte entourée d’un cercle argentée et surmontée d’une figurine blanche aux ailes déployées. Des pierres précieuses avaient été serties tout autour et deux gemmes rouges étincelaient au niveau des yeux.
Lyanne avait du mal à détacher ses yeux de cette couronne. Il revint à la réalité en entendant le roi reposer sa question :
- Qui es-tu ?
- Je suis venu en suivant les signes. Un de ces signes était ce manteau que j’ai revêtu.
- Ah oui, dit le roi, tu es le faux homme-oiseau. 
- Il mérite la mort pour cela, intervint le fils qui venait de se relever.
- Peut-être, lui dit le roi, mais ne juge pas trop vite mon fils. Bientôt tu seras à ma place et tes actions te lieront pour le reste du temps. Tu as entendu Digrat.
- Il mérite la mort, il n’y a qu’à la lui donner.
Le vieux roi secoua la tête.
- Jeune roi, dit Lyanne, tu n’as ni la sagesse, ni la puissance. Attends de porter la couronne avant de menacer.
Le fils du roi lui jeta un regard assassin. Le vieux roi se retourna vers Lyanne :
- Tu es bien sûr de ta propre puissance, étranger.
- Je sens la tienne bien faible, répondit Lyanne. La terre est en colère. Elle tremble et crache le feu. Le dernier manteau des hommes-oiseaux apparaît. J’en suis le porteur.
- Tu n’es pas un homme-oiseau et tu ne mérites que la mort, hurla le fils du roi.
- Quand la couronne de la puissance sera sur ta tête, je parlerai avec toi, jeune prince. Aujourd’hui je parle au seul vrai roi, dépositaire de la couronne de ses ancêtres.
Le fils du roi devint écarlate mais sur un geste de son père, se retint de répondre. Un serviteur s’approcha et murmura à l’oreille du roi.
- Dis-lui de venir. Je vais bien. Son inquiétude est inutile et fais dire partout que je vais bien.
L’homme se retira rapidement après un bref salut. Voyant Digrat, le roi lui fit signe.
- Tu avais raison, Digrat. Tu n’as pas le pouvoir nécessaire face à un tel être. Je sens sa puissance…
Le roi fut interrompu par l’arrivée d’une frêle silhouette :
- Père, Père, vous allez bien. J’ai eu très peur pour vous.
- Ne t’inquiète pas, ce n’est pas la colère du Frémiladur qui peut me tuer. Le jour de Bevaka approche. Tout ira mieux après.
Après un regard vers Lyanne, l’enfant se pencha vers son père et lui murmura quelque chose à l’oreille puis s’en alla presque en courant. Lyanne en sentit le vent. Il sursauta. Ce parfum ! C’était le même que dans sa chambre. Il suivit la silhouette qui s’éloignait d’un pas pressé remarquant que tout le monde s’écartait. Quand il reporta son regard sur le roi, il vit que celui-ci réfléchissait pendant que son fils à côté fulminait. Autour d’eux la vie reprenait son cours normal. Des gens rangeaient ou évacuaient les choses pendant que d’autres amenaient de quoi remplacer. Le silence dura un moment. Le roi avait fermé les yeux. Quand il les rouvrit, Lyanne remarqua qu’ils avaient retrouvé une couleur bleue dont il n’avait vu que l’ombre jusque là.
- Tu n’es pas un homme-oiseau, étranger, mais je ne vais pas te mettre à mort. Tu viendras avec nous. Le Frémiladur sera ton juge.
Le fils du roi se leva à moitié mais se rassit sur un signe de son père.
On raccompagna Lyanne. Il croisa en sortant un homme au visage rond et au manteau jaune. Il eut une impression désagréable. Hapsye avait raison. Cet homme était mauvais. Il hurlait sur un serviteur :
- LE ROI M'ATTEND ! ANNONCEZ-MOI ! ANNONCEZ LE NOBLE CAPPOCHI.
Tous les présents dans l'antichambre se retournèrent pour regarder ce qui se passait. Lyanne le dévisagea mais l’homme sûr de sa puissance ne regardait personne. Le garde toucha l’épaule de Lyanne et lui fit signe d’avancer. On le ramena dans sa chambre. Quand il vit ses accompagnateurs faire demi-tour, Lyanne leur demanda :
- Plus personne devant ma porte ?
- Le roi a donné l’ordre de vous laisser libre, répondit le chef du détachement avec un  soulagement certain. Il a simplement dit que le départ se ferait demain à la levée du jour.
Le garde salua et s’en alla. Lyanne ferma la porte, perplexe. Devait-il cela au roi ou à l’enfant dont il se rappelait le parfum ? Et puis les dernières paroles du garde résonnèrent dans sa tête. Demain ils partaient vers le Frémiladur. C’est là-bas, il en était maintenant certain, que se jouerait ce qu’il cherchait. C’était un lieu de puissance. Y rencontrerait-il le dieu Dragon ? Ou le dieu de ce peuple qui régénérait la puissance de ses rois ?
Il regarda par la fenêtre. Le vent avait tourné. Les cendres partaient maintenant au-dessus de la mer. Elles avaient transformé tout le paysage qui était devenu d’un gris clair. Le ciel restait très noir, strié d’éclairs et rempli de roulements de tonnerre. Même s’il faisait moins sombre en cette fin d’après-midi, la luminosité manquait. Sur la forteresse, il vit s’agiter tous ceux qui pouvaient pour lui rendre sa blancheur. Il entendit même crier les contremaîtres que telle était la volonté du roi. Lyanne retourna à la porte et l’entrouvrit. Personne ne l’attendait. Il décida d’aller se promener. Quand il arriva dans la cour, personne ne s'intéressa à lui. L’arrivée de la caravane de la cour du roi occupait les esprits et les gens. Il arriva ainsi au premier pont-levis. Personne ne s’opposa à son passage. Il écouta les conversations des uns et des autres. C’est ainsi qu’il apprit que la plus grande partie du convoi était resté à la porte et que seuls les nobles étaient entrés dans la cour royale. Les autres préparaient déjà le voyage à venir. Le temps manquait. Le roi avait donné l’ordre de départ pour le lendemain matin et cela déplaisait. Les gens se plaignaient surtout de ne pas pouvoir se reposer. D’autres parlaient du banquet qui serait donné le soir pour fêter l’arrivée du jour de Bevaka. Tout le monde savait qu’au retour le roi ne serait plus le roi. Les commentaires allaient bon train. Si la plupart des gens trouvait bien que le vieux roi cède la place, le nouveau souverain était loin de faire l’unanimité. Beaucoup craignait son caractère et ses colères.
- Sans son père, il ne pourra pas garder son calme, alors malheur à nous…
- Oui, mais malheur aussi à ses ennemis… Ils n’en profiteront pas comme aujourd’hui.
- T’as pas tort, et puis avec le Cappochi près de lui, ça va barder...
Lyanne n’en écouta pas plus. Il se dirigea vers la cour royale. Il ne voulait pas manquer le banquet. Il déambula ainsi parmi la noria des serviteurs qui préparaient la salle pour le soir. Le roi était dans ses appartements, les nobles quant à eux, forts de leur importance, occupaient les endroits stratégiques. Ils jouaient une partie d’échec les uns avec les autres. C’était à celui qui se placerait le mieux, qui serait le plus proche du pouvoir. D’emblée Lyanne repéra deux clans, les anciens et ceux qui de manière ostensible, donnaient des signes d’allégeance au favori du fils du roi. Sans qu’aucun de ces personnages ne lui prête attention, il allait et venait. C’est alors qu’il repéra le parfum, celui découvert dans sa chambre. C’était une fragrance légère et vive à la fois. Il se mit à suivre la piste. Il emprunta des couloirs inconnus, revint sur ses pas de nombreuses fois, pour finir près des cuisines. Il entra. L’activité était à son comble. Il perdit la trace du parfum dans toutes les fumées et toutes les odeurs qui régnaient. Il se mit dans un coin, près d’une des cheminées. Un marmiton faisait tourner plusieurs broches devant lui, surveillant pour ne pas aller trop vite. Sur la table devant, d’autres aides s’agitaient pour préparer volailles et rôtis. On découpait, hachait, aillait, lardait dans une cacophonie sympathique. Un peu plus loin, régnaient les légumes et leurs couleurs diverses. D’autres feux et d’autres cheminées ronflaient pour maintenir une collection de pots et de marmites aux bonnes températures. Continuant son inspection visuelle, il aperçut des pâtissiers travaillant près de la fenêtre. À une petite table, une matrone tonitruante, servait un pot de lait à deux silhouettes qui le fit sursauter. Il reconnut les enfants royaux. Les riches habits dont ils étaient revêtus ne laissaient aucun doute. Si le fils du roi qu’il avait vu là-haut était d’un certain âge, ces deux-là étaient beaucoup plus jeunes. Même stature filiforme, même taille et même rire qu’il entendit. Il se glissa discrètement plus près d’eux. Plus que la qualité, ce qu’ils portaient, ce qui les distinguait était la propreté des habits. Autour de lui, tous étaient couverts de taches aussi diverses que le permettaient aliments et sauces. Leurs tuniques et leurs braies étaient d’une belle couleur de cuir fauve. La taille fine était soulignée par une ceinture incrustée de pierres semi-précieuses et pendaient à leur côté des armes de bonne facture à en juger par les étuis. Lyanne dut s’écarter devant les cris d’un échanson poussant ses récipients. Il se retrouva dans une petite loge en retrait, contre des étagères où s’entassaient coupes et plats. Il observa. Les deux enfants buvaient le lait en riant. Lequel des deux avait poussé sa porte pour entrer dans son domaine ? En les voyant se tourner pour réclamer une autre tournée à la matrone, il remarqua leur profil identique. Des jumeaux ! Une autre surprise l’attendait. Quand l’un des deux enfants bougea. La tunique se tendit, dévoilant un profil net d’une poitrine naissante. Ainsi le roi avait des jumeaux, fille et garçon. Lyanne se renfonça quand passa la servante avec le lait.
- Alors, les enfants, je suis sûre que là-bas vous n’en avez pas de pareil !
- Ça non, dame Kamya. Il n’y a qu’ici qu’il existe.
La voix bien que jeune était posée, ferme. Une voix qui ne doutait pas de sa valeur et de sa parole.
«   De dignes enfants de roi   », pensa Lyanne. Il attendit qu’ils finissent. Il les regarda se lever et s’en aller. C’est alors qu’il bougea pour leur emboîter le pas. Dans le couloir, il se rapprocha d’eux pour tenter de sentir lequel ou laquelle… quand deux servantes l’obligèrent à se mettre de côté.
- On voit qu’la mère est plus là, disait l’une en regardant la jeune princesse.
- Ça, pour sûr, elle la laisserait pas traîner en habit d’homme comme ça, répondit l’autre.
- Attends voir qu’le jeune roi arrive, y va t’la marier vite fait….
Lyanne n’en entendit pas plus. Il avait repris sa filature. Les deux jeunes riaient souvent, répondant avec nonchalance aux saluts des uns et des autres. Alors qu’ils longeaient le mur ensoleillé de la cour, Lyanne vit la fille s’arrêter. Son frère fit deux pas avant de faire de même et de revenir avec un regard interrogateur :
- Sens-tu, Modtip ?
Le frère se figea semblant écouter, puis il reprit
- Non, je ne sens rien. Tu sais que je suis moins sensible que toi.
- Dessous, rôde ce qui est mauvais.
Le jeune se mit à rire :
- T’es bête, forcément, on est à côté de la prison.
- Il y a autre chose, Modtip. Allons voir.
Elle partit en direction de la porte la plus proche. Lyanne en l’écoutant avait lui aussi tenté de sentir quelque chose, un danger ou autre chose, sans succès. Il regarda les deux jeunes aller quand soudain une sorte de furie jaillit de la porte des cuisines :
- Ah ! Vous êtes là !
- Mais, matrone Tatina,
- Ya pas de mais, Prince Modtip, votre majordome vous attend, quant à vous princesse, vous traînez encore habillée comme cela. Ah ! Si votre mère était encore là !
- Elle me laisserait faire, Tatina.
Le ton était dur, ferme et sans réplique. La matrone arrêta net ses jérémiades et avec une voix beaucoup plus douce, ajouta :
- Il faut que je vous prépare, Princesse.
- Je sais ! répliqua-t-elle séchement
Elle se tourna vers son frère.
- Ce qui monte là-dessous est mauvais. Il faut aller voir.
Modtip regarda sa sœur et répondit en désignant Lyanne :
- On pourrait lui demander. Tu sais bien qu’on ne nous croira pas là-haut.
Moayanne le regarda mi-figue mi-raisin et se tourna vers Lyanne.
- Homme-oiseau ?
Lyanne qui pensait avoir été discret, se sentit tout penaud comme un enfant pris en faute.
- Tu me penses homme-oiseau ? répondit-il en s’approchant.
- Je crois que tu es autre, sans savoir exactement quoi, lui répondit Moayanne en le regardant droit dans les yeux.
En s’approchant Lyanne n’eut aucun doute. Le parfum qu’il avait senti dans sa chambre était celui de la princesse. Modtip avait une odeur plus puissante et évoquant plus la pierre. Moayanne était juste nubile. Bien découplée, elle était aussi grande de Lyanne. Ses vêtements de cuir fauve, bien que amples ne pouvaient cacher sa féminité. Elle avait le visage fin, les yeux bleus et la chevelure très brune.
- J’ai parlé pour toi. Tu es libre d’aller et venir jusqu’au départ pour le jour de Bevaka. Il y a par là, dessous, quelque chose de mauvais que je ressens. Je crains pour mon père. Me rendras-tu le service d’aller voir ?
- Au jour de Bevaka, il aura cédé son trône. Que craindrait-il ?
- Je le sens. Ce qui est en dessous lui veut du mal. Il doit vivre le jour de Bevaka. Sa mort serait une catastrophe.
Lyanne ressentait l’absolue certitude de la jeune fille.
- Bien, dit-il enfin, j’irai.
- Parfait, répondit-elle en virevoltant et en attrapant le bras de sa matrone. Allons nous faire belles,Tatina !

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