Les grands crammplacs marchaient discrètement dans les bois bordant le chemin. Lyanne et Vodcha cheminaient ensemble. Le jeune fille ne lâchait pas le main de son compagnon. Son regard apeuré restait en alerte. Lyanne avait renoncé à la convaincre qu'elle ne risquait rien. Il faudrait du temps pour qu'elle reprenne confiance, si jamais, elle y arrivait. Il lui parlait de ce qu'elle avait fait avant. De leur chemin et de leur vie dans les bourgades. Vodcha racontait comment la peur avait monté en elle petit à petit et comment son père n'avait pas entendu. C'est elle qui lui avait fait quitter Liubia avant l'attaque. Mais ils étaient partis trop tard pour ne pas être rattrapés par les soudards. Elle avait peur pour son père, même s'il était en vie... Comment allaient-ils le retrouver ? La journée passa comme cela. Doucement, Vodcha sembla se calmer. La paix que Lyanne diffusait semblait l’imprégner.
- Nous allons bivouaquer ici, dit Lyanne.
Il poussa un cri qui aurait pu être celui d'un jako. Dans les instants qui suivirent une main de crammplacs avec leurs cavaliers arriva près d'eux. La neige était tombée en abondance. Il n'y en avait toutefois pas assez pour faire des briques. Les flocons qui paraissaient dans le ciel étaient juste suffisants pour effacer leurs traces. Avec des branches de résineux aux aiguilles serrées, ils firent une cabane.
- « On vient, majesté », pensa un crammplacs.
- « Qui sens-tu ? »
- « Une meute de loups ».
Lyanne fut étonné. Les loups se tenaient le plus éloigné possible des crammplacs. À moins que ce ne soit des loups noirs. Mais RRling était loin. Perplexe, il attendit.
- Que se passe-t-il ? demanda Vodcha. Les grosses bêtes blanches semblent nerveuses.
- Nous avons des visiteurs.
Un éclair de panique passa dans le regard de la jeune fille.
- Les crammplacs sont là. La situation est sans danger.
Dans la nuit noire apparut une tache blanche qui se précisa sous la forme d'une grande louve. En file indienne, comme il sied à une meute en paix qui se déplace, suivaient les mâles dominants puis les autres loups noirs. Ils passèrent sans un écart entre deux crammplacs pour se diriger vers Lyanne. Arrivée à quelques pas du roi-dragon, la grande louve se coucha et présenta sa gorge en signe de soumission. Derrière elle, les autres s'étaient arrêtés, attendant l'issue de la reconnaissance. Lyanne s'approcha de la louve, lui mit la main sur la gorge et dit :
- Bienvenue à toi, meute gardienne de ce lieu.
La louve blanche se releva. Les autres loups se couchèrent ou s’assirent.
- Quel est ton nom ?
La louve émit une sorte de ronronnement. Vodcha regardait cela d’un air étonné.
- Tu comprends les loups ?
Lyanne se tourna vers elle et fit oui de la tête.
- Les loups noirs sont des êtres meutes qui vivent ensemble. La meute est quasi-immortelle puisque chaque mort est compensée par chaque naissance. RRling fut la première des meutes. Elle a eu des descendants. Celle-ci est une des filles de RRling. Son nom est Wasch. Elle est ancienne aussi, elle est la trois ou quatrième des filles de RRling. La meute a connu les dragons quand ils étaient maîtres de la terre. Elle a senti ma présence et vient rendre hommage. C’est une chance pour nous qu’elle soit gardienne de ces lieux.
Lyanne se retourna vers la louve et lui posa la main sur la tête. La louve se mit à ronronner.
- Voilà une bonne nouvelle, Vodcha. Elle a vu le combat quand tu as été capturée. Elle a vu les hommes à terre et a vu ce qui s’est passé ensuite. Ton père est vivant. Elle a vu une femme qui est comme ta mère venir et le recueillir. Demain, elle nous conduira.
- Pourquoi pas maintenant, dit Vodcha soudain ragaillardie.
- Il se fait tard et tu as besoin de dormir. Allez petite fille ! Au lit !
Vodcha râla un peu pour le principe mais se laissa conduire dans la cabane qui venait d’être construite. Lyanne attendit qu’elle s’endorme. Il donna des ordres pour qu’on la garde en son absence. Il fit signe à Wasch de se mettre en route. Lui-même fit trois pas sur le chemin et se transforma pour s’envoler. La meute courait en-dessous de lui. Comme toujours les loups noirs filaient comme le vent. Pour un dragon, cela n’allait pas trop vite. Ils furent bientôt dans une clairière proche d’une ville. De haut, Lyanne vit les stigmates d’une attaque. Il se posa dans un chemin un peu plus loin. Il préférait finir le chemin avec ses pieds d’homme. Il ne voulait pas inquiéter celle qui habitait là.
Il arriva en vue de la maison. Wasch s’était mise en retrait. Lyanne était encore à dix pas quand la porte s’ouvrit. Une femme s’avança :
- Bonjour étrange étranger. Les animaux m’ont prévenue de la venue d’un grand être. Je ne pensais pas voir un homme.
- Bonjour, guérisseuse. Je suis venu voir l’homme que tu soignes.
- Tu as bien fait, étrange étranger. Il ne va pas bien. Mon savoir ne peut pas plus pour lui. La fièvre ne le quitte pas. Sa vie s’en va de ne pouvoir lutter contre ce mal. Peut-être, toi qui irradie la puissance, peux faire quelque chose pour lui.
- Guide-moi, répondit Lyanne.
La femme s’effaça pour laisser passer le roi-dragon. Lyanne en rentrant reconnut la même ambiance que chez la Solvette ou la Tchauvêlté.
- Qui t’a ainsi prévenue de mon arrivée et de ma puissance ?
- Il y a non loin une meute de loups noirs. Son alpha est une grande louve blanche. Elle est venue hier. J’ai senti que la personne à qui elle allait se soumettre était un grand être. Le dernier connu était un être de légende.
Lyanne sourit. Ici aussi couraient des légendes sur les grands êtres dragons qui peuplèrent le monde. La femme reprit :
- Il irradie de toi, puissance et force, ton aura est rouge et le feu doit couler dans tes veines. Alors si quelqu’un peut sauver cet homme, c’est toi. Je ne crois pas au hasard, étrange étranger. Si tu es là ce soir, c’est que le destin est en marche et tu en es le messager.
Ils arrivèrent près de l’homme allongé. Son souffle était court, sa respiration hachée. Lyanne eut du mal à reconnaître Maester dans cette silhouette amaigrie au visage creusé et à la barbe folle. Il s'agenouilla à côté de lui. Son teint blafard ne lui disait rien de bon. Il regarda les différents pansements. Ils avaient été faits avec art, mais ils dégageaient une odeur nauséabonde, laissant échapper des sanies verdâtres. Lyanne se pencha sur lui. Lui touchant le front, il le trouva sec et brûlant. Il se pencha sur lui et mit son front contre celui du harda. Et... il plongea dans le monde de ses souvenirs.
Il y eut un temps noir, puis une lumière brutale qui diminua doucement. Une balle passa devant ses yeux, il essaya de l'attraper en hurlant de joie. La scène changea. La falaise était vertigineuse et le chemin très étroit. Il marchait dessus d'un pas mal assuré mais sûr de ne pas renoncer. Derrière jaillissaient les cris de dépit des autres qui lui avaient couru après et qui n'osaient pas s'aventurer sur ce sentier entre deux à-pics. Comme un rideau qu'on tire, un autre paysage apparut. Lyanne le reconnut. C'était le chemin où il avait rencontré Maester et Vodcha. Il vit l'attaque et tomber le serviteur. « Sauver Vodcha ! » était la seule pensée cohérente dans cet esprit enfiévré. Il sentit le désespoir des blessures qui l'affaiblissaient. Et il fut sur le chemin face à la troupe de Sarkar. Les pensées de Maester devinrent regrets amers de ne pas avoir écouté sa fille, jusqu'à ce choc. Lyanne quitta le tourbillon des pensées qui pouvaient l'entraîner n'importe où, pour descendre plus loin dans le corps.
Il y retrouva les signes de la lutte et d'un organisme qui menait un combat d'arrière-garde. Le désir ? Où était le désir de vivre qu'il aurait dû trouver, même affaibli ? Lyanne continua son exploration. Partout la même désolation entraînait le même recul. C'est comme si la question : « À quoi bon lutter ? » ne trouvait plus sa réponse. Seul planait le désir de mort. Lyanne doucement inséra de la puissance dans ce cœur qui donnait des signes de faiblesses, dans ces défenses qui étaient débordées. Il savait pourtant que cela ne suffirait pas. Il se déplaça vers le monde des émotions de Maester. C'était un maelström de courants puissants, le pire étant cette culpabilisation. Le harda se sentait seul responsable de ce qui était arrivé à sa fille qu'il pensait morte.
Lyanne pensa que seule Vodcha avait la réponse. Doucement, après avoir vérifié que ce qu’il avait fait rendait Maester assez fort pour tenir, il se retira.
Quand il se releva, il vit la guérisseuse qui le regardait d’un air perplexe.
- Tu es un être étonnant, étrange étranger. Tu as passé presque toute la nuit à t’occuper de ce corps souffrant. Que lui dois-tu?
- Vois-tu, guérisseuse, quand j’ai eu besoin, il était là. Sa fille va venir. Elle achèvera ce que j’ai commencé. Le jour va bientôt se lever. Je dois y aller. Nous allons nous revoir bientôt.
Ayant dit cela, Lyanne se leva et sortit. L’aube s’annonçait. Une lueur bleutée se devinait, là où le soleil se lève. La neige ne tombait plus. Un tapis blanc s’étendait tout autour d’eux. Il repéra la louve blanche qui attendait. Il s’approcha d’elle :
- Wash, serviteur comme l’est RRling, reste ici et veille. Je reviens.
Lyanne s’appuyant sur son bâton, reprit le chemin vers la ville voisine. Dès qu’il fut hors de vue, il devint dragon et vola à tire-d’ailes vers le bivouac où dormait Vodcha.
Quand elle se réveilla, Lyanne faisait chauffer le petit déjeuner. L'air sérieux, elle regarda le roi-dragon.
- Quand tu es venu, je ne t'ai pas bien regardé. Ces hommes m’effrayaient. Tu es devenu grand. Tu es toujours un ange, mais tu es devenu grand.
Inclinant la tête, comme un dessinateur pour mieux voir son modèle, elle ajouta :
- Tu trouveras. Même si tu ne sais pas ce que tu cherches, tu trouveras.
Ayant dit cela, elle retrouva le sourire et se jeta dans les bras de Lyanne :
- Je ne t'ai pas assez remercié ! Sans toi...
- Oui, mais il faut aussi remercier les autres qui ont permis cela.
- Daïdaï ne m'a pas écoutée. Nous aurions dû être loin avant que ces brutes n'arrivent.
- Il doit le regretter.
- J'ai hâte de le retrouver. Il doit s'en vouloir, alors que finalement c'est une bonne chose puisque tu es là.
- Allons, jeune demoiselle, il est temps de manger et de reprendre la route.
Les crammplacs avaient déjà fait mouvement et exploraient le chemin quand ils se mirent en marche. Leur voyage se déroula sans incident. Ils arrivèrent devant la maison de la guérisseuse. Si Lyanne remarqua la silhouette d'un loup derrière les buissons qui bordaient la clairière, Vodcha ne sembla pas s'en apercevoir. Elle était devant la porte semblant hésiter. Elle jeta un regard inquiet vers Lyanne comme pour lui dire une fois encore sa peur. Elle n'eut pas à attendre, la porte s'ouvrit toute seule.
- Entre, Jeune fille, quelqu'un t'attend.
La femme qui se tenait devant elle lui rappela sa mère. Dans la pièce un peu sombre, elle repéra l'homme allongé et s'immobilisa comme interdite. La silhouette allongée bougea un peu. Elle s'approcha, s'agenouilla à côté de lui. Elle posa sa main sur le front. Il était chaud mais sec. Maester bougea en gémissant. Vodcha lui entoura le cou de ses mains, posa la tête sur son épaule et pleura en murmurant :
- Daïdaï ! Daïdaï !
Lyanne s’approcha d’elle, contempla la scène un instant. Puis il s’agenouilla et mettant une main sur chaque tête, commença à réciter une étrange litanie. Tous ceux qui l’entendirent connurent une certaine torpeur. Ce fut comme si le temps et l’espace se dilataient en une immensité sans limites... Et puis, la réalité sembla redevenir réalité et le temps se remit à courir. La main de Maester se souleva et vint se poser sur la tête de Vodcha. Lyanne se releva et s'éloigna, préférant les laisser seuls pour se retrouver.
La femme qui n’avait rien perdu de la scène, invita Lyanne à venir s’asseoir à la table.
- Ta puissance est aussi étrange que toi, étrange étranger. Je ne sais pas faire cela.
- Ta puissance est grande aussi, guérisseuse. Nombreux sont ceux qui te doivent la vie. Tu es liée au monde et à sa trame. Toutes celles que j’ai rencontrées et qui ont le même don, sont comme des balises sur le bord du chemin. L’enfant qui est là est fille d’une autre guérisseuse, plus loin vers les montagnes. Elle te racontera. Son père va mieux, il guérira vite maintenant. Je vais partir avec les miens.
- Ceux qui sont dehors ?
- Oui, ceux-là mêmes dont la force te remplit de crainte. La jeune fille m’a dit quelque chose. Comme toujours, elle dit des choses qui ont besoin de se dévoiler. Le temps me confirmera. Mon avenir est plus loin.
- Elle ressent ce que je ressens. Va, grand être, va vers ceux qui te ressemblent. Celui qui est comme la montagne te guidera mieux que moi.
- Tu parles aussi en énigme, femme. Mais je sais que tu ressens sans voir clairement.
Lyanne se leva, regarda derrière lui, Maester et sa fille se dire ce que se disent ceux qui s’étaient perdus et qui se retrouvent. Il se dirigea vers la porte.
- Dis-leur au revoir de ma part. Les loups veilleront sur eux.
- Je ferai comme tu le souhaites, dit la guérisseuse. Que ta quête soit favorable.
- Que tes jours soient emplis de paix.
Ayant dit cela, il s’éloigna dans le chemin. Saraya l’attendait.
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