Saraya haletait. Autour de lui ses principaux lieutenants le défendaient. Ils reculaient vers le donjon. En face d'eux, des diables avaient surgi de partout et investi la ville. Personne n'aurait pu penser qu'ils passeraient ainsi de derrière le rempart. Les pentes étaient inaccessibles et pourtant ils étaient passés, aidés par ces énormes bêtes dont les griffes valaient toutes les épées. Surpris par la brutalité de l'attaque en pleine nuit, les défenseurs n'avaient pas réussi à les repousser. Ils reculaient sans cesse. Saraya, de ses puissants moulinets, tenait ses adversaires à distance. Il commençait à fatiguer. Sacha ne l'avait pas rejoint. C'est le premier combat qu'elle manquait. À moins qu'elle ne soit engagée sur un autre front, mais personne ne semblait l'avoir vue.
Le groupe de Saraya se trouva brusquement renforcé par des troupes venues d'une ruelle. Il se dégagea en se repliant vers le donjon, laissant ses soldats d'élite contenir les assaillants. Ses pensées restaient confuses, cherchant des réponses à tout ce qui arrivait. Qui étaient ces guerriers blancs ? Et ces bêtes énormes ? Et ce dragon ? Où était Sacha ? Pour la première fois de sa vie, il avait l'impression que tout lui échappait. À la luminosité des quelques torches qui brûlaient ça et là, il vit bondir ces monstres plus gros que des ours qui venaient tailler en pièces sa garde rapprochée. Il n'eut pas le temps de s'appesantir sur leur absence avant. Dans un coin de son esprit, il nota le fait que ces bêtes monstrueuses ne l'avaient jamais attaqué. Seuls des soldats l'avaient contraint à reculer. Il arriva au pont du donjon, tout en entendant les cris de ses hommes mourant sous les griffes. Plus par instinct que par réflexion, il fit fermer la lourde porte de bois renforcée de métal après avoir retiré le pont de planches. Ils soufflèrent un moment, le corps heureux de ce moment de répit.
- Combien restons-nous ? demanda-t-il.
- De la trentaine, nous ne sommes plus que dix, répondit l'homme à sa droite.
Saraya frappa la paroi de son poing en jurant.
- Personne n'a jamais vu cela, hurla-t-il. Une attaque en plein hiver !
- Il reste le souterrain mais il faut tenir jusqu'au jour. Nous ne pouvons pas fuir dans la nuit, dit un de ses compagnons.
Autour d'eux, les archers tiraient au jugé. La nuit était trop noire et les torches trop rares pour voir correctement les cibles.
- Ils éteignent toutes les lumières, dit l'un des tireurs. On ne voit plus rien.
- Vu la hauteur du donjon, on va être tranquille un moment, reprit un autre. La porte ne cédera pas facilement et les murs sont assez gorgés d'eau pour ne pas prendre feu.
- Montons, dit Saraya. Il faut que j'évalue ce qui se passe.
Ils se précipitèrent vers l'échelle, laissant les archers scruter l’extérieur. Les réserves de flèches étaient suffisantes pour tenir un bon moment et la tour solide.
Le niveau supérieur était vide depuis le début de l'attaque. Les paillasses traînaient partout. On avait manqué de temps pour les ranger. Les dix hommes continuèrent vers l'échelle suivante. Saraya monta en tête. Les autres les suivirent. C'est le bruit du métal sur le métal qui les alerta, mais trop tard.
Le second à monter tombait en arrière entraînant les autres dans sa chute. Saraya qui déjà se précipitait vers l'accès au toit, se retourna pour voir une silhouette remonter brusquement l'échelle. Il sortit son arme. La nuit l'enveloppa quand la trappe fut fermée. Se fiant à son ouïe, il se fendit sans toucher personne. Il recula vivement pour recommencer. Un coup brutal dévia son épée, la faisant tinter comme une cloche.
- Bienvenu, roi Saraya ! Je t'attendais, dit une voix dans l'obscurité.
Saraya se recula et se mit en position de parer une attaque. Il avait la montée à la terrasse derrière lui et le couloir devant. La double porte de la chambre devait être à trois pas sur la droite, la trappe à au moins cinq pas devant et au fond, le réduit avec les toilettes. Vu la puissance de la voix, l'attaquant devait être devant la porte. Il se remémora ce qu'il avait vu en montant l'échelle. La porte de la chambre devait être ouverte. Oui, c'est cela, la porte devait être ouverte. L'homme avait dû se cacher là. Sacha ! C'est pour cela qu'elle n'était pas au combat. Elle avait dû être neutralisée par l'agresseur. Peut-être y en avait-il d'autres ? Son instinct lui disait que non. Il écouta avec attention essayant de repérer un signe dans le noir pour savoir où frapper. Le couloir, bien que large, ne permettait pas de se cacher. Il pensa que l'homme était reparti dans la pièce de vie.
- Entre, Roi Saraya. Entre, fais comme chez-toi, reprit la voix depuis l'intérieur de la chambre.
Saraya se déchaussa pour ne pas faire de bruit et s'avança, tous les sens aux aguets.
Devant la fenêtre une silhouette se tenait debout, une épée à sa droite. Faiblement éclairée par la luminosité reflétée par la neige, elle lui rappela quelqu'un. Avait-il été victime d'une trahison ? Cela pourrait expliquer bien des choses. Il avança à pas de loup, l'épée en avant prête à frapper. L'oreille aux aguets, tous les sens en alerte, il fit un pas, puis un deuxième. Il allait en faire un troisième quand un choc violent lui arracha l'épée de la main, endolorissant son poignet. Il recula brusquement. Deux ! Ils étaient deux. De sa main gauche il chercha sa dague et tomba à la renverse en buttant sur un obstacle imprévu. Il fit une roulé-boulé arrière et fut arrêté par le mur dans une position défavorable. Il tenta de se démener pour se relever quand le poids énorme d'une patte pleines de griffes le cloua au sol. Le souffle coupé, le bras écrasé, il tenta de se dégager. Ses efforts ne firent qu'aggraver sa situation. Il perdit connaissance.
Lyanne regardait ses prisonniers, tout en écoutant les coups portés sur la trappe par ceux qui étaient restés en dessous. Le bois allait résister un bon moment. Sacha le regardait, furieuse, mais rendue muette par son bâillon. Il l'avait assise sur un siège qu'il avait redressé. Saraya était attaché sur celui d'à côté. Il dodelinait de la tête en reprenant doucement conscience. Lyanne prit le temps de rallumer des torches. Si Sacha et lui voyaient dans le noir, pas Saraya. Par la fenêtre largement ouverte, les flocons s'accumulaient en une pente blanche et duveteuse. Lyanne contempla la pièce ravagée par le combat. Il entendit des bruits à l'extérieur. Il sourit en voyant la tête d'un des crammplacs s'encadrer dans l'ouverture.
- « Bien, amène une escouade sur le toit », lui intima Lyanne.
- « Oui, mon roi ! », pensa Scomaïa.
Son cavalier entra dans la pièce.
- Tannoy va dans le couloir et préviens-moi si la trappe cède.
- Oui, mon roi !
Une noria de crammplacs escalada le mur du donjon déchargeant les hommes sur la terrasse. Certains descendirent se mettre aux ordres de Lyanne. Pendant qu'ils dégageaient la chambre, Lyanne gifla doucement Saraya jusqu'à ce qu'il reprenne conscience.
- Roi Saraya ! Roi Saraya ! appela-t-il d'une voix douce.
Celui-ci ouvrit les yeux, battit des paupières et posa un regard encore vide sur Lyanne. Il eut un sursaut en arrière en voyant le visage de Lyanne penché vers lui. Ces yeux d'or le mirent mal à l'aise :
- Qui êtes-vous ?
- HUMMMM !!!!!, s'exclama Sacha à travers son bâillon.
Lyanne se mit à rire. Le couloir grouillait maintenant d'uniformes blancs. On entendait le bruit des griffes des crammplacs sur les parois extérieures. Saraya testa ses liens et en sentit la solidité.
Saraya reporta son regard sur Lyanne.
- Je ne vous connais pas…
- Tu es comme ton maître le roi Yas, aussi sûr et imbu de toi-même, lui répliqua Lyanne. Tu pensais que tu passerais l’hiver tranquille à Ainval, parce que rien qu’à entendre ton nom, le monde tremblait.
- Tu as connu Yas !
- On m’a raconté sa mort.
- HUMMMM !!!!!
Lyanne se tourna vers Sacha avec un sourire.
- La reine Sacha qui ne peut rien dire… voilà qui doit la changer !
Se retournant vers Saraya, il reprit :
- Oui, je suis celui à cause de qui il est mort.
Saraya regarda Lyanne avec un air étrange. Comment un homme qui semblait aussi banal pouvait dire cela ?
Le mot de fou lui vint à l’esprit pour être repoussé tout de suite. Un fou ne sait ni commander comme lui ni se battre comme cela, pensa-t-il. En face de qui était-il ?
Lyanne se rapprocha de Saraya quand son visage ne fut plus qu’à une main du visage de Saraya, il reprit la parole :
- Je suis …
Tout en parlant, son corps se transforma, s’allongeant, devenant gueule, crocs, écailles et griffes.
- … le roi-dragon. Celui dont parlent les légendes et dont les guerriers blancs surpassent tous les guerriers. La neige, le froid, la nuit sont sans pouvoir pour nous arrêter. C’est toi le pauvre fou qui croyais pouvoir t’en prendre à ceux qui sont mes vassaux.
Saraya ouvrit des grands yeux en se retenant de hurler. Devant lui une gueule aux crocs aussi gros que sa dague proférait d’une voix douce des paroles d’homme. En lui le monde et ses certitudes basculaient. Les vieilles légendes qu’on lui avait racontées, devenaient vraies. C’était d’autant plus facile que le dragon était là devant lui.
Lyanne de ses yeux d’or, observa la décomposition de Saraya. Il eut un sourire de dragon quand Saraya mouilla son pantalon. Celui-ci crut sa dernière heure arrivée.
- Tu as quand même de la chance, roi Saraya...
Dans les yeux pleins de panique devant lui, passa une lueur d’espoir.
- Oui, tu as de la chance. Tu as rencontré Sacha. On m’a raconté votre combat. Celui qui l’a fait disait vrai… Le feu du ciel vous a bien touchés tous les deux…
A chacune des pauses de Lyanne, Saraya suspendait sa respiration. Lyanne jouait avec lui reprenant la parole quand il sentait que son interlocuteur étouffait presque.
- Vois-tu, roi Saraya. Les rois-dragons ont partie liée avec le feu… Il est notre serviteur au point que parfois nous pouvons l’enfermer dans la noire coque d’un acier pour une épée…
Redevenant brusquement comme un homme, il fit sauter le bâillon de Sacha :
- Oui, reine Sacha, tu as fini par me reconnaître. Je suis celui qui forgea Salcha. Contre moi, elle est sans pouvoir puisque de moi, elle tient son pouvoir.
Saraya les regardait, le regard de plus en plus perdu.
- Je te parlais de chance, roi Saraya et je disais vrai. J’ai forgé Salcha et j’en suis responsable. Sans elle, votre rencontre était impossible. Je suis à l’origine de ce que vous êtes devenus. Le monde a changé par mes actes. Reste à savoir si cela est bien ou mal. Si je vous tue….
Lyanne eut un sourire en voyant se dilater les pupilles de Saraya et en entendant Sacha intervenir :
- Tu… TU ES UN MONSTRE...
Il se mit à rire.
- C’est toi qui dis cela, toi qui te réjouis des morts que tu causes lors de tes combats. Sais-tu, folle que tu es, que tu as tué plus de monde que moi...
Ce fut au tour de Sacha d’ouvrir de grands yeux. Lyanne attrapa Salcha qui était restée plantée non loin de là.
- Regarde, femme ! Regarde bien ! Ta lame est autre !
Sacha regarda Salcha et elle faillit hurler. Le noir de la lame était maintenant rehaussé d’un filet d’or qui brillait juste en son milieu.
- Tu es dans l’incompréhension. Quand j’ai forgé Salcha, j’ignorais tant et tant de choses. Aujourd’hui, je suis roi-dragon et j’ai la connaissance avec moi.
Le couple regarda Lyanne avec des yeux emplis d’incompréhension et de peur. Lyannne faisait des moulinets avec Salcha la faisant passer au ras de leur oreilles, sans même les regarder, tout en parlant. La ligne d’or qui brillait sur ses flancs dessinait dans l’espace des figures complexes et envoûtantes.
Elle s’arrêta brusquement devant leurs yeux. Pendant un instant, ils ne virent que la lumière d’or.
- Salcha vous a sauvé la vie en se soumettant à son créateur.
Ayant dit cela, il fit un moulinet rapide et coupa les liens des deux prisonniers qui mirent quelques instants à comprendre qu’ils n’étaient plus attachés.
- Vous êtes libres d’aller et venir. Libres mais limités par le lien qui a été créé.
Sacha fut la première à se mettre debout. Saraya le fit plus lentement. Un guerrier blanc s’approcha de lui en lui présentant la garde de son épée et de sa dague. Lyanne fit un moulinet avec Salcha et comme la première fois la présenta à Sacha. Incrédule, celle-ci la regarda, regarda Lyanne puis à nouveau la garde de Salcha avant d’oser la prendre.
- Et si je te tuais, maintenant ? dit-elle.
- Tu te heurterais au lien tissé, reine Sacha. Si ta lame a changé, tes yeux aussi.
Regardant Saraya qui venait de récupérer ses armes, il dit :
- Vos yeux ont changé. Pour toujours votre regard sera différent.
Saraya et Sacha s’entreregardèrent pour découvrir un cercle d’or au milieu de leurs yeux noirs. Ils se tournèrent vers Lyanne :
- Qu’est-ce que cela veut dire ?
- Je vous l’ai dit, vous êtes libres mais liés par le lien que porte Salcha. Quand tu poseras ton regard sur quelqu’un tu auras le savoir. S’il est mon vassal, tu sauras et tu le respecteras, sinon tu mourras. Pour les autres, tu es libre de faire selon ta volonté.
Ce fut à ce moment-là que tinta Salcha en tombant par terre. Lyanne se retourna pour voir Sacha se tenant la main droite qui fumait.
- Je savais que tu essayerais d’outrepasser la limite. Regarde ta main maintenant. Tu as usé ta seule chance. Si tu recommences, tu mourras.
Sacha ouvrit doucement en grimaçant sa main droite. Salcha l’avait brûlée. Quand elle vit sa paume, elle contempla, fumant encore, la silhouette d’un dragon incrustée dans sa chair.
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