La fête fut courte. La guerre avait
laissé peu à manger. Le froid revint et avec lui la neige. Les gens
de la ville survivaient grâce aux machpes et à la chasse. Les
tiburs manquaient de fourrage. Ceux qui mouraient, donnaient peu de
viande. L'espoir né de la première pluie et de l'arrivée du
roi-dragon s'amenuisait.
- Beaucoup mourront encore, dit la
Solvette.
- Les vivres vont manquer, dit Chan.
- Je ne voudrais pas être obligé de
réprimer des émeutes, dit Quiloma.
- Les esprits sont perturbés, dit
Kyll. Le retour du froid les perturbe. Ils le pensent mauvais.
Le roi-dragon eut un geste
interrogatif. Kyll reprit :
- Il est possible que les forces du mal
soient à l’œuvre. Cette nouvelle colère de Sioultac étonne les
mondes spirituels. L'équilibre semble s'éloigner.
Le roi-dragon sembla se renfrogner. Il
soupira :
- Moi qui pensais que mes ennuis
seraient terminés...
Le roi-dragon se leva. Les autres
l'imitèrent. Sabda lui demanda :
- Que vas-tu faire ?
- Réfléchir..., lui répondit-il.
Sabda l'accompagna jusqu'à la porte de
la ville et le regarda s'envoler. Cette transformation était
toujours pour elle un émerveillement. Qu'il était beau !
Plus dragon que roi, il retrouvait la
paix en se laissant porter par les vents et par ses désirs. Les
bourrasques le bousculaient, la neige le fouettait, pourtant il se
sentait libre. Que pouvait-il face aux malheurs de tous ? Lui
revinrent en mémoire des scènes gravées dans la grotte que le
marabout Mandihi lui avait montrées. On y voyait des dragons nourrir
les hommes qui les servaient. Glissant sur les vents, il se retrouva
dans une zone plus calme. Il fut surpris de constater ce phénomène.
Il regarda où il était. En bas si la neige tombait, elle voletait
sympathiquement. Il se laissa descendre, trouvant près du sol des
courants plus doux. Il arriva au-dessus de Tichcou. Il sentit ce dont
il avait besoin. Virant sur l'aile, il se dirigea vers la place
située devant le fort. Il vit les gardes donner l'alerte. Il survola
la place-forte. La cour ressemblait à une fourmilière. Tout le
monde courait avec qui un arc, qui une lance. Il frôla le donjon et
d'un coup d'ailes bien placé il se freina pour se poser. Continuant
à battre des ailes, il fit s'envoler la neige en un brouillard
blanc. Des flèches et des lances se plantèrent un peu partout.
Quand le brouillard se dissipa, il y eu un temps d'arrêt chez les
soldats. Le dragon avait disparu. Au centre de la place, il y avait
juste un homme debout, un bâton à la main se dirigeant vers la
porte du fort. Sur les remparts, les hommes se tournèrent vers leurs
chefs pour quêter des ordres. Le capitaine fidèle à Altalanos,
arriva le premier. Il regarda le marcheur et fit un signe. Obéissant
sans délai, les archers tirèrent. Une volée de flèches se dirigea
tel un nuage mortel vers l'homme. Ce dernier ne s'arrêta pas, et
leva juste la main et le bâton. Les flèches se bloquèrent comme si
elles avaient rencontré un mur. Le bruit de leur chute se fit dans
un silence quasi général. Les troupes fidèles à Saraya lancèrent
leurs lances sur l'homme qui était maintenant tout proche des
remparts. Elles subirent le même sort que les flèches. Puis
l'homme leva son bâton devant la porte et cria :
- CLINTAMO ! (OUVRE-TOI !).
Il y eut comme un grand bruit et la
porte vola en éclats, ébranlant les remparts comme un tremblement
de terre. Au milieu de la fumée, avança une silhouette. Les hommes
présents dans la cour jurèrent que si on voyait une silhouette
d’homme, on devinait aussi celle d'un dragon. Tramto, dit le géant,
des troupes de Altalanos, fut le premier à mettre genou à terre en
criant :
- Le porteur du feu ultime, c'est le
porteur du feu ultime.
Les autres le voyant faire,
l'imitèrent. Sur les remparts, tous s'agenouillèrent même le
capitaine.
Le commandant des troupes de Saraya
qui, contrairement aux mécréants du camp d'Altalanos, ne croyait
qu'à l'ange de la mort, s'avança la lance à la main. Les hommes
d'Altalanos se mirent en position de combat. L'homme au bâton cria :
- Laissez-le venir !
Le commandant s'approcha :
- Moi, Dramtel, commandant du
détachement du général Saraya, adorateur de l'ange de la mort,
serviteur des dieux combattants, je te défie !
- Seul ? répondit le roi-dragon.
Pour toute réponse Dramtel attaqua. Il
n'avait pas fait trois pas qu'il mordait la poussière, assommé d'un
coup de bâton. Ses hommes se précipitèrent pour lui porter
secours. Ce fut un spectacle inoubliable, un combat rare entre des
soldats aguerris et une silhouette floue bougeant plus vite que le
vent et dont chaque coup était incapacitant. Cela dura jusqu'au
réveil de Dramtel qui hurla :
- Halte aux combats ! C'est un
avatar du Dieu combattant !
Il répéta plusieurs fois son ordre en
avançant les mains au-dessus de sa tête, paumes bien ouvertes pour
montrer qu'il était sans arme.
Le soleil n'avait pas parcouru la
moitié de sa course que Tichcou était devenue un fief du
roi-dragon.
Il réunit les officiers dans la grande
salle. Son apparition avait fait se concrétiser leurs rêves. Enfin,
ils étaient là où il fallait au moment où il fallait. Alors que
les deux groupes de soldats en étaient presque venus à se battre
pour savoir qui de Altalanos ou de Saraya devait devenir roi, ils se
réconcilièrent sous la bannière du roi-dragon. Dramtel se rêvait
déjà général. Quant à Tamlaco, sa fidélité à Altalanos avait
fondu aussi vite que la neige au soleil d'été. Le roi-dragon
comprit que les troupes ici présentes n'étaient qu'un ramassis de
laissés pour compte. Il avait l'impression d'entendre Schtenkel. Les
deux commandants d'unité avaient décidé d'offrir une fête au
roi-dragon. Les ordonnances apportèrent de quoi boire et manger. Des
instruments sortirent, le malch noir coula. Le roi-dragon buvait peu
et écoutait beaucoup. Il entendit les rêves de ces hommes, rêves
de gloire et de richesse, rêves d'être quelqu'un. La fête dura une
bonne partie de la soirée et de la nuit mais le roi-dragon était
parti.
Ses pas l'avaient dirigé vers le
Milmac blanc. Il avait encore la tête pleine de ce qu'il avait
entendu. S'il avait impressionné les militaires, avait-il obtenu
leur loyauté ? Il en doutait. Il aurait besoin que Quiloma
vienne pour mettre de l'ordre dans tout cela. Il en était là de ses
pensées quand il découvrit le Milmac blanc illuminé comme un jour
de fête. La porte était ouverte. Même s'il ne faisait pas très
froid, ce n'était pas l'habitude de laisser ainsi les entrées en
plein courant d'air. Il entendit qu'on y parlait fort, il s'approcha.
- ET MOI, JE TE DIS QU'IL VA
RRREVENIRRR AVEC LA PRRREUVE DE SSSA VICTOIRRRE...
- BIEN MOI, JE PRRRÉTENDS QU'IL
SSS'EST FAIT OCCCCCIRRRE PARRR LE DRRRAGON.
Dans la salle, il y avait deux
répliques du prince-roi de Flaminto. Les deux protagonistes se
faisaient face. Bien qu'à l'intérieur d'un bâtiment, ils étaient
avec leur cotte de maille et leurs épées à la main. Le roi-dragon
se glissa dans la grande pièce sans se faire remarquer. Les gens du
Milmac blanc semblaient surtout se préoccuper de pousser les tables
et les bancs. Les deux hommes la chope d'une main, l'épée de
l'autre se mirent à tourner l'un autour de l'autre.
- TU N'ES QU'UN RRRENÉGAT !
- TU CRRROIS QUE T'ES MEILLEURRR !
Le premier assaut fut violent. Le choc
des deux armes fit jaillir des étincelles.
- Qu'est-ce qui se passe ?
chuchota le roi-dragon à l'oreille de son voisin.
Sans se retourner vers lui, l'autre lui
répondit sur le même ton :
- En blanc, ccc'est le prrrinccce
Kaltrrrim, il est prrremier dans la sssucccccessssssion et l'autrrre
ccc'est Frrralssstak qui aimerrrait bien prrrendrrre sssa placcce. Il
est meilleurrr mais il n'est que le cousssin
Le combat continua. Manifestement son
voisin était ouvertement pour Fralstak. Il tapait du poing sur la
table en criant ses encouragements. Le spectacle était aussi
intéressant chez les spectateurs qui manifestaient bruyamment leur
préférence.
L'assaut avait été féroce entre deux
farouches combattants très bien entraînés. Les deux princes
reprenaient leur souffle en sifflant force chopes de malch noir.
C'est à ce moment que Michta entra suivie de serviteurs portant des
pots de boisson. En voyant le roi-dragon, elle ne put retenir un cri.
Certains dirigèrent leurs yeux vers lui. Un des flamintiens se leva
d'un bond :
- IL ÉTAIT AVEC LE PRRRINCE-RRROI !
dit-il en tendant un index accusateur.
Ce fut le branle-bas dans l'auberge. En
moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, tout le monde était
debout une arme à la main sauf le roi-dragon qui était resté
assis.
Kaltrim s'avança suivi de Fralstak.
L'expression des visages reflétaient leurs sentiments
contradictoires. La nouvelle de la mort du prince-roi était-elle
arrivée jusqu'à Tichcou ? Le roi-dragon l'ignorait. Pointant
son épée sur lui, Kaltrim lui demanda :
- Où est le prrrinccce-rrroi ?
- Il est mort. Il est mort comme il a
vécu, les armes à la main et l'orgueil au front.
- QUI ES-TU POURRR INSSSULTER LE
PRRRINCCE-RRROI ? hurla Fralstak.
- Celui qui l'a vaincu.
Ces simples mots firent l'effet d'un
coup de tonnerre. Il y eut un mouvement de recul, ample dans la
salle, imperceptible chez Kaltrim.
- TRRRAITRRRE ! cria Kaltrim en se
fendant. MEURRRS !
Il ne rencontra que le vide. Là où
était l'homme, il n'y avait plus rien. Il se retourna pour le
chercher. Il le retrouva au milieu de la pièce.
- Regardez-moi, tous ! Tous les
présents, regardez-moi !
Sa voix était douce et calme. Le
roi-dragon les regardait, belle brochette de soldats prêts à tuer.
Il avait pourtant besoin d'eux. Il avait découvert son bâton.
Celui-ci irradiait comme une lueur rouge qui fixa tous les regards.
Alors il leur fit le récit de la mort du prince-roi. Il termina par
ces mots :
- Moi, j'ai vaincu et je sssuis devenu
comme le drrragon. Que cccelui qui veut la morrrt me défie, que les
autrrres ssse sssoumettent.
L'assemblée reconnut le serment sacré
traditionnel de ses rois. Il n'avait plus été prononcé depuis des
années, depuis... depuis la disparition du dernier roi de Flaminto
lors du massacre des meilleurs au gué du Klabott. Flaminto était
alors passé sous la domination de rois étrangers. Les hommes se
regardèrent, les princes aussi. L'alternative était simple, jurer
fidélité ou se battre à mort. Le récit du roi-dragon sonnait
juste. Ses paroles avaient même pris l'accent de Flaminto. Une
vieille légende qu'on racontait aux enfants, parlait du retour du
roi tel un dragon. Les choses étaient-elles aussi simples que cela ?
Kaltrim s'avança. D'une voix blanche,
il dit :
- MOI, je te défie !
Il vit celui qui se prétendait
roi-dragon poser son bâton contre le comptoir. Quand il se retourna
pour lui faire face, il avait à la main un marteau de combat.
Kaltrim fit un geste, un écuyer lui apporta un lourd bouclier.
Pendant ce temps le roi-dragon avait rejoint le centre de l'espace
dégagé. Kaltrim s'approcha bien protégé par son bouclier. Il
dominait l'homme au marteau de plus d'une tête. Il frappa d'estoc
pour tester le personnage. L'épée ne rencontra que le vent. Il le
chercha des yeux. Il était derrière lui. Il sursauta et reprit sa
position défensive derrière son bouclier. Il s'élança de nouveau
mêlant des attaques de taille et d'estoc. Il eut un sourire mauvais
quand il vit son arme se diriger vers le bras de ce soi-disant
roi-dragon. Le bruit qu'elle fit en rebondissant le déstabilisa plus
que tout le reste. C'est comme s'il avait frappé de la pierre. Dans
le même temps, il vit Fralstak porter la main sur le bâton appuyé
contre le comptoir et il sentit un coup de marteau exploser son
bouclier. La douleur lui vrilla l'avant-bras. Il serra les dents sans
quitter des yeux le roi-dragon qui ne portait même pas une
écorchure. Ce fut la dernière chose qu'il vit. Un éclair d'une
puissance inouïe lui ôta la vue ainsi qu'à tous les présents. Sa
dernière impression avant de perdre conscience fut visuelle. Dans la
lumière plus brillante que le soleil, il eut le sentiment d'une
silhouette de dragon. Rouge !
Le roi-dragon regardait autour de lui.
Il soupira. Ce n'était que plaintes et gémissements. Au sol un tas
de cendres achevait de se consumer à travers une cotte de mailles
fondue. Mais pourquoi ce Fralstak avait-il touché au bâton de
pouvoir ? Seuls les rois-dragon pouvaient les toucher sans
danger. Michta approcha de lui en se cachant un œil.
- Je ne vois presque plus rien !
Qu'as-tu fait Névtelen ?
- Névtelen était un nom pour vous.
Aujourd'hui je suis le roi-dragon. L'homme que tu appelais Fralstak a
fait ce qui est interdit. Il a touché le bâton et libéré ma
puissance. Vos yeux ont vu ce qui doit rester caché à la vue. Alors
ils ont cessé de voir. Tu as vu la scène d'un œil, alors il a
cessé de voir. Vous ignorez trop de choses pour comprendre.
Maintenant, il est bon que je remette de l'ordre.
Rangeant son marteau, il prit son
bâton :
- Que cessent les plaintes, vous allez
revoir, dit-il. QUE CEUX QUI SONT CACHÉS, SORTENT !
Des silhouettes apparurent aux portes,
ils avancèrent dans des positions serviles.
- Occupez-vous du prince Kaltrim. Il a
besoin de soins. Puis aidez les autres.
- Bien majesté.
- Tout de suite majesté.
- À vos ordres majesté.
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