Ils avançaient dans une forêt de résineux, sombre et silencieuse. Seuls leurs pas faisaient craquer la neige encore présente à cette altitude. S'appuyant sur leur bâton, ils avançaient régulièrement. Il y avait deux lignes de crêtes à passer avant d'arriver à la vallée où étaient les grottes. Monocarna estimait qu'il fallait encore une main de jours pour arriver. Sa crainte était que Jorohery bloque l'entrée de la vallée. Il préférait passer par la forêt pour ne pas se faire repérer. Il connaissait la région pour y avoir maintes fois voyagé. Il savait que dans la région vivaient plusieurs groupes de renégats. Ils avaient fui lorsque le Bras du Prince-majeur avait pris le pouvoir. C'est ce qu'il expliquait au roi-dragon tout en progressant. Ils montaient vers la première crête. Le roi-dragon fit un geste de silence. Monocarna se figea sur place. Par terre des taches brunes sur le blanc faisaient comme un chemin. Ils s'approchèrent. Ils découvrirent des traces de pas, nombreuses et différentes :
- On s'est battu ici, murmura le roi-dragon.
Suivant les traces, ils découvrirent des corps.
- Difficile de dire quand la vie les a quittés, dit Monocarna.
- Difficile aussi de dire à qui ils étaient fidèles, répondit le roi-dragon.
De nombreux cadavres gisaient autour d'eux. Les combats avaient été violents. Les corps gelés prouvaient l'ancienneté relative des évènements. Ils se déplacèrent lentement sur le champ de bataille, les sens aux aguets. Le roi-dragon sentait encore la vie et pourtant tous ceux sur qui il se penchait étaient morts.
- Regardez ce qui nous arrive !
La voix les fit sursauter. Ils découvrirent un guerrier blanc l'épée au poing qui venait de surgir de derrière un gros tronc. D'autres combattants surgirent tout autour, les encerclant.
- Deux marboots !
Si Monocarna sursauta sous l'insulte, le roi-dragon ne bougea pas. Se tournant vers ses hommes le konsyli, goguenard, reprit :
- Le Bras du Prince-majeur avait raison. Cette montagne est un vrai nid de rebelles.
- Faire du mal à un marabout porte malheur, dit le roi-dragon.
Le konsyli se mit à rire.
- Alors le malheur est sur moi vu le nombre que j'ai occis !
- Si tu le dis, petit homme au cœur noir et à la queue basse !
Le konsyli cessa brutalement de rire.
- Comment as-tu osé m'appeler, marboot, hurla-t-il au roi-dragon.
- Ma vérité te dérangerait-elle ?
- Attachez-les, dit-il à ses hommes, ils vont regretter d'être ce qu'ils sont.
- Mais sommes-nous ce que tu crois, dit le roi-dragon, en rejetant sa cape et en prenant son marteau.
Le konsyli sursauta. Dans ses yeux une lueur de peur passa.
- Sus ! hurla-t-il.
Avant que l'écho de son cri ne se soit éteint, il était seul vivant, hurlant la douleur de son genou broyé.
Monocarna avait juste eu le temps de se mettre en garde. Le roi-dragon avait connu à nouveau cette accélération de son temps lors des combats. Il avait décimé les deux mains d'hommes avant que ceux-ci ne puissent comprendre. Il s'approcha du konsyli à terre.
- Tu vas me dire ce que tu sais, maintenant, dit-il en découvrant son bâton de pouvoir.
L'homme avait raconté comment Jorohery avait formé des poings à l'insu de tous. Contrairement aux phalanges, les poings ne comportaient que cinq de mains d'hommes. Ce n'étaient pas des guerriers mais le ramassis des rebuts de la société. Jorohery les avait fait passer devant lui et les avait fait jurer fidélité à sa personne avec un chant sombre parlant de mort et de haine. Depuis il les utilisait pour ses basses besognes. Il avait décidé de nettoyer la région des grottes. Les poings du Bras écumaient la région depuis plusieurs lunes, massacrant les groupes de renégats et les marabouts qui pensaient trouver refuge dans les bois. L'homme au genou broyé dirigeait les deux dernières mains d'hommes qui traînaient dans le coin. Il avait ordre d'aller vers le regroupement dans la vallée des grottes pour intercepter tous ceux qui viendraient.
Le roi-dragon lui ferma les yeux alors que tombait la nuit. Monocarna semblait atterré par ce qu'il avait entendu. Lui qui pensait être près du but prenait conscience que des forces de haine et de mort les attendaient. Le roi-dragon le rassura.
- Que peuvent-ils face au rouge dragon-homme porteur du bâton de puissance ? Leur existence est certaine mais leur force insignifiante. Seule la peur leur donne des allures de crammplacs poilus. Connais-tu bien la vallée des grottes ?
- Oui, majesté. D'ici, il y a plusieurs chemins possibles mais plus nous approcherons moins ils seront nombreux. Malheureusement après la dernière crête, nous n'aurons plus qu'une voie possible.
- Nous allons veiller car ces bois pourraient nous réserver encore des surprises. Je prends la première garde.
Le lendemain sous un ciel lourd de nuages, ils reprirent leur route. Vers le milieu de la journée, la neige se mit à tomber. Ils marchaient à couvert non loin de l'orée du bois. Des grandes étendues découvertes allaient en pente douce vers le fond de la vallée. Rien ne semblait troubler le silence. Pourtant ni l'un ni l'autre ne cessaient de guetter. L'idée du danger ne les quittait pas. Deux jours passèrent ainsi. Ils passèrent la première crête sans difficulté. Le paysage changea. Moins d'arbres, plus de rochers et des passages abrupts. Ils restèrent un moment à observer la vallée qu'ils découvraient. Dans leurs capes de la couleur des rochers, ils étaient presque invisibles. Monocarna montra au roi-dragon la direction pour aller vers le fond de la vallée.
- Il y a un autre chemin par là, dit-il en désignant la crête, mais il va nous rallonger.
Le roi-dragon laissa son regard errer sur le paysage. Les yeux plissés, il tendit son bâton de pouvoir devant lui, décrivant un demi-cercle.
- La violence nous attend sur un chemin comme sur l'autre.
Après un moment, il ajouta :
- Il y a un passage au milieu hors des sentiers. Nous allons le prendre pour éviter les poings de Jorohery.
Le roi-dragon s'engagea sur le chemin de la crête pour bientôt bifurquer. Monocarna le suivit. C'est à peine s'il voyait les indices signalant un passage. Il pensa plus à la trace d'une bête qu'à un chemin pour des humains. Ils avancèrent toute la matinée comme cela. Le roi-dragon montait ou descendait en suivant des marques que lui seul semblait voir. La neige tombait de plus en plus serrée. La visibilité était maintenant réduite à quelques pas.
- Là, un bois ! Nous allons nous y arrêter !
Monocarna qui le suivait sans se poser de question, fut heureux de la pause. En entrant sous les ramures, ils découvrirent un espace sans neige, où ils purent s'installer. Ils ouvrirent leurs besaces. - Que nous reste-t-il ?
- De quoi tenir quelques jours, Majesté. Après il faudra chasser.
- Mes ailes me démangent, Monocarna et mon estomac réclame plus. Il sera peut-être nécessaire que j'aille chasser plus tôt.
Dans la pénombre sous l'arbre, Monocarna jeta un regard surpris vers le roi-dragon. Il n'avait jamais eu ce type de pensées. Il prit conscience qu'il marchait aussi avec un dragon même s'il ne voyait que l'enveloppe humaine. Un froissement derrière eux les mit en alerte. Le roi-dragon, découvrit son bâton pour en faire naître une lumière. Deux yeux brillants apparurent. Une bête avançait en rampant dans un silence étonnant.
- Un crammplac, hurla Monocarna en sautant sur ses pieds.
Il était déjà tendu vers la fuite, sachant que face à une telle bête cela ne servait pas à grand chose, quand l'attitude calme du roi-dragon l'arrêta. Son regard se reporta sur le crammplac poilu. Celui-ci avançait dans une attitude de soumission.
- Oui, je suis celui-là, disait le roi-dragon, et le bâton qui porte la lumière est bien celui que grava Kyllstatstat.
Il sembla écouter puis reprit la parole :
- Stamscoia sera heureux. Dis-lui que je vais vers les grottes et que des ennemis les gardent.
Il pencha un peu la tête sur le côté.
- Oui, ceux-là même qui sentent la haine et la mort. Ils sont comme les guerriers blancs mais l'intérieur est noir.
Le roi-dragon se mit à rire doucement comme si on lui avait raconté quelque chose d'amusant.
- Oui, oui, il est toujours aussi distrait et pense encore à lui. Va, ami, Stamscoia fera ce qui est bien.
Le crammplac poilu sembla incliner la tête puis partit en rampant à reculons toujours aussi silencieux. Monocarna le regardait partir tout en tremblant.
- Vous avez compris ce monstre !
Le roi-dragon se tourna vers Monocarna.
- Tu vois selon ta peur. Maltmosfia, car tel est son nom, est un grand chez les crammplacs. Ils ont senti mon arrivée. Ils voulaient savoir si je suis celui qui avait appelé Stamscoia.
- Que va-t-il faire ?
- Porter la nouvelle de mon arrivée.
Monocarna avait eu besoin de temps pour se remettre de cette rencontre. Le roi-dragon avait préféré bivouaquer sous l'arbre que de tenter de passer sans visibilité.
La nuit avait été calme. Quelques bruits avait fait sursauter les deux hommes sans que ne se concrétise un danger. La lumière du matin était chiche en raison d'un brouillard assez épais. Ils avançaient en silence suivant une trace de plus en plus improbable. Il n'y avait pas de bruit. Le roi-dragon écrasait la neige et Monocarna mettait ses raquettes aux mêmes endroits.
Le son d'une voix les figea sur place.
- As-tu vu quelque chose ? demandait-elle.
- Non, y a rien ! Moi, j'te dis qu'i passeront par en haut, répondit une voie excédée. Ça fait deux jours qu'on est là, sous la neige. On pourrait s'abriter.
La conversation continua sur un ton acerbe. Le roi-dragon fit un signe à Monocarna. Tranquillement ils reprirent leur progression. Avec les capes blanches qui les enveloppaient, ils étaient des ombres dans la neige. Attentifs à ceux qui parlaient, ils distinguèrent les silhouettes des guerriers qui étaient en embuscade autour du chemin. Ils furent bientôt en bas. Le ruisseau marquait la terre créant une faille qu'il fallait franchir. Ils cherchèrent un passage. Le pont possible était trop près de l'embuscade. Ils allèrent vers l'aval. Ils progressèrent difficilement dans la neige et la végétation bordant le ruisseau. Ce n'est qu'au soir qu'ils trouvèrent ce qu'ils cherchaient. Un bouquet d'arbres était tombé au milieu de la vallée créant une petite retenue et permettant un passage sur ce barrage naturel. Ils escaladèrent les racines, s'accrochant aux branches pour traverser sans tomber. Ils remontèrent vers une barre rocheuse. Profitant des buissons qui poussaient contre les rochers, ils firent un abri pour bivouaquer. Ils mangèrent en silence. Si la neige se calmait, le vent prit de la vitesse dans la gorge. La nuit se passa ponctuée des longues plaintes des bourrasques montant de l'aval.
Le roi-dragon réveilla Monocarna sur le petit matin, en lui mettant la main sur la bouche pour qu'il ne fasse pas de bruit. Des paquets de neige tombaient autour d'eux. Par gestes, il expliqua la présence d'hommes au-dessus d'eux. On entendait des voix sans comprendre ce qui se disait. Cela dura un moment et le bruit décrut. Manifestement des guerriers descendaient la pente qu'ils voulaient monter. Comme il n'y eut pas de bruit de combat, ils en conclurent que des poings de Jorohery faisaient mouvement.
Ils reprirent leur cheminement en suivant la barre rocheuse. S'il y avait du vent, la neige avait cessé et la visibilité devenait meilleure.
- Nous serons bientôt trop visibles. Il faut trouver un abri et ne repartir qu'à la nuit, dit Monocarna.
- Tu as raison, mais nous perdons du temps. Là, regarde cette corniche, elle a une zone sombre où nous serons invisibles.
La neige ne s'était pas accumulée sous l'auvent de pierre. L'usure de la pierre montrait que la rivière avait coulé là en d'autres temps.
- Nous allons rester là jusqu'au coucher du soleil et puis nous traverserons le chemin. Essaye de dormir, il faudra marcher cette nuit.
- Bien, majesté.
Monocarna se positionna le long de la paroi pendant que le roi-dragon s'asseyait pour guetter. Il avait décapuchonné son bâton et en suivait les sinuosités avec les doigts, tout en gardant les yeux sur le paysage devant lui.
Jorohery devait savoir qu'il irait aux grottes. Ses poings de guerriers couraient partout. Il n'avait pas envie de livrer bataille. Son nom et ses réponses étaient dans les grottes. Il s'aperçut qu'il n'avait pas le choix. Il lui fallait y aller. Il se demanda si sa forme de dragon ne serait pas plus appropriée pour s'imposer. L'image d'un javelot noir lui traversa l'esprit. Jorohery avait dû en fournir à ses troupes. Le mal était inscrit dans leur couleur. Il ne savait pas comment Jorohery avait pu se procurer de telles armes. Il en sentait le danger pour lui. S'il arrivait crachant ses flammes, avait-il une chance ? Monocarna avait probablement raison. Passer discrètement était le meilleur moyen pour réussir. Cette nuit s'ils marchaient bien, ils pourraient atteindre la crête. Restait le problème des traces. La neige avait effacé celles des jours précédents. Malheureusement, elle avait cessé de tomber. Le vent allait en effacer certaines mais pas toutes. Les poings de Jorohery devaient avoir des pisteurs.
Il en était là de ses cogitations quand il sentit la présence. Il crut un instant que c'était un homme. C'était à la fois plus ténu et plus fort. Après un dernier coup d’œil autour de leur abri, il s'avança vers la paroi. Monocarna s'était allongé, emmitouflé dans son manteau et sa couverture pour essayer de dormir. Derrière lui, la paroi avait le lissé des pierres usées par l'eau. Pourtant cela venait de par là. Il sentait mieux. Il sursauta. Il avait déjà croisé cette présence. Il en était sûr, mais où ? Un léger courant d'air lui donna l'idée de bouger des pierres. Cela réveilla Monocarna qui regarda faire le roi-dragon, en clignant des yeux sans comprendre.
- Il y a là un mystère, Monocarna. Regarde, on dirait un tunnel !
En bougeant une grande pierre plate, il avait découvert une ouverture sombre. Il y eut comme une fumée.
- « Viens, petit roi-dragon qui ne sait pas son nom ! Viens ! »
Le roi-dragon sursauta. Se tournant vers Monocarna, il dit :
- Je crois que les réponses m'attendent !
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