Le roi-dragon avait tenu à prévenir Sméloeb qu'il allait dans la montagne avec Monocarna sans lui préciser ni pourquoi ni pour où. Ils avaient marché une bonne partie de la nuit et avaient trouvé un abri aux petites heures du matin.
- Tu sais que je pourrais te porter et pourtant tu nous fais marcher. Pourquoi ?
- Il y a des esprits noirs qui rôdent entre les grottes et nous. S'ils te voient passer, ton combat sera plus rude.
Le roi-dragon n'avait pas insisté. Le lendemain, ils avaient repris leur progression. Monocarna ne marchait pas très vite mais régulièrement. Derrière eux, restait la trace de leurs pas dans la neige.
- Celui qui veut peut nous suivre, dit le roi-dragon.
- Oui, majesté. Sméoleb ne pourra prévenir son Styrlming que demain. Ses messagers n'atteindront pas la capitale avant notre arrivée aux grottes.
- Il peut envoyer des poursuivants.
- C'est ce qu'il fera. Son amour du pouvoir a noirci son âme. Il fera sûrement arrêter Sméoleb et enverra ses troupes sur nos traces.
- Ils iront vite, plus vite que nous.
- J'y compte bien, majesté. Nous allons arriver au bord du gouffre de Vorjiak.
- Qu'est-ce que le gouffre de Vorjiak ?
- C'est une sombre faille dont nul n'a sondé le fond. Ses ramifications sont tordues et nombreuses. Les légendes en font la cicatrice du combat des dieux.
- Tu connais le gouffre.
- Personne ne connaît le gouffre de Vorjiak hormis celui qui l'a fait. Ses parois sont si abruptes que les poursuivants ne nous suivront pas. Il n'est pas dans la direction des grottes. Si nous en suivons les méandres nous pourrons ressortir loin d'ici sans que personne ne sache où.
Ils continuèrent à marcher sous le couvert des arbres. À la fin du deuxième jour, on entendit au loin une sonnerie de trompe.
Monocarna s'arrêta et écouta. Le roi-dragon fit de même. Il y avait dans ces modulations quelque chose d'organisé.
- C'est un message, majesté. Il signale que deux hommes et peut-être un dragon sont en route vers les hauts monts. Ils veulent que tous se mettent à leur recherche et les signale.
Quand l'écho eut fini de renvoyer le premier message, un second résonna. Il venait de plus près.
- Ce sont les gens de Sméoleb qui répondent qu'ils voient nos traces dans la neige.
- La chasse va partir, dit le roi-dragon. Sommes-nous loin du gouffre ?
- Nous y serons avant la tombée de la nuit.
Le roi-dragon ne s'attendait pas à ce qu'il vit. Dans la pénombre du soir, le gouffre de Vorjiak apparut. Il comprit la description que Monocarna en avait faite. Ce n'était pas un gouffre, c'était une plaie béante faite dans la terre. La nuit y régnait déjà. Il laissa ses perceptions s'étendre vers cet espace. La vie semblait y être absente. La roche y était noire et même la neige présente partout ailleurs, ne s'y accrochait pas. Des ondes de chaleur émanaient du fond de la faille. Des courants chauds ascendants faisaient vibrer l'air.
- Le vol dans cet espace va être difficile.
Monocarna regarda le roi-dragon penché au-dessus du gouffre. Il percevait la présence du grand-être avec une joie presque douloureuse. Il n'avait jamais osé rêver ce qui allait lui arriver. Il allait voler avec un dragon. Avant qu'il n'ait compris ce qui se passait, il n'y avait plus d'homme à côté de lui mais une massive présence aux écailles chatoyantes. Toutes les fibres de son être vibraient à cette proximité.
La tête du dragon se mit à sa hauteur.
- Regarde, être debout Monocarna, entre mes griffes, tu verras un espace où tu pourras t'asseoir et t'attacher. Je préférerais éviter de te voir tomber.
Monocarna escalada la patte du dragon. Il trouva un endroit resserré où il se logea du mieux qu'il put. Des excroissances sur les griffes lui permirent d'attacher une corde pour s'assurer. Il ferma les yeux pour ne pas voir le saut dans le vide. Comme rien ne se passait, il ouvrit les yeux. En face de lui la prunelle dorée du grand saurien le dévisageait.
- Bien, être debout Monocarna, te voilà bien accroché. Nous partirons à la nuit noire. Des yeux nous observent. Ils sont inamicaux. Sans lumière, ils seront comme des aveugles.
Monocarna prit son mal en patience. Lui qui n'avait pas autant marché depuis longtemps se mit à somnoler. C'est le vent qui le réveilla. Autour de lui tout était ténèbres. Il n'avait même pas senti l'envol. Il espérait que le roi-dragon avait pris la bonne direction. Ils avaient longuement discuté du plan de vol pendant le dernier jour. Monocarna s'était aperçu, au cours de la discussion, que grâce à son bâton de pouvoir, le roi-dragon savait la direction des grottes. Il avait expliqué ce que la tradition des marabouts disait du gouffre de Vorjiak et l'itinéraire qu'il leur faudrait suivre.
Emporté par le mouvement, il se laissa aller. Il avait fait tout ce qui était en son pouvoir. Mandihi, son maître pourrait être fier de lui.
Le dragon au regard d'or lisait la nuit et les vents. Si voler lui plaisait, voler dans cette faille le mettait mal à l'aise. Il sentait autour de lui des présences inamicales. Il lança une flamme bleue comme celle qui avait révélé les silhouettes noires lors de son combat avec les hommes de Jorohery. Si la nuit resta la nuit, il vit des formes luminescentes aux contours improbables qui s'écartaient devant lui. Était-ce cela les entrailles de la terre ? Le territoire des spectres et des esprits évanescents. Il continua son vol repérant et évitant les présences qui tardaient à s'éloigner. Cela rendait son vol chaotique. Il vérifiait de temps à autre comment se sentait son passager. Bien que secoué en tous sens, Monocarna trouvait l'expérience plutôt plaisante. S'il sentait des forces autour d'eux, il n'en voyait pas les formes.
Le roi-dragon commençait à trouver que le voyage était trop long. Il aurait dû trouver une faille dans la faille partant vers la gauche. Alors qu'il se posait la question de faire demi-tour, il la vit. L'entrée en était étroite et c'est par un virage serré sur l'aile qu'il put s'y glisser. Moins large que la faille principale, elle semblait aussi moins peuplée. Le vol était plus régulier. Pourtant son malaise augmentait à chaque battement d'ailes. Il lança une nouvelle flamme bleue. Ce qu'il vit le fit se cabrer et bloquer son vol. Une silhouette immense bloquait tout le passage. Battant des ailes sur place, il tourna la tête en tous sens pour chercher une issue. Il vit que la forme iridescente s'étendait aussi derrière lui. Avant qu'il n'ait pu réagir, il se retrouva cerné.
Une vibration prit naissance. Il en comprit le sens. C'était comme un langage. Le roi-dragon chercha l'esprit de Monocarna. Il le découvrit inanimé. Il écouta la vibration :
« - Qui es-tu, toi qui viens troubler mon repos ? »
- Je suis le roi-dragon du royaume blanc.
« - Si telle est ta fonction, quel est ton nom ? »
Le roi-dragon resta interloqué. Il avait eu tellement de noms, qu'il ne pouvait en garder un seul. Devant son silence, la voix vibration reprit :
« - L'autre être, celui que tu portes, possède le droit nom de celui qui refuse le mal. Il est déjà venu se pencher au bord du gouffre. Toi que dis-tu de toi ? »
- Je suis qui je suis et mon nom est caché. Ma famille est le clan Louny. Mon père était le prince Virnia et ma mère la princesse Okongwou.
« Le premier dragon-homme s'appelait Louny. On lui donna le surnom de Tracmal pour son courage au combat. Si tu es son descendant, tu sais qui je suis. »
De sinueux tracés vinrent à la mémoire du roi-dragon. Dans les grottes, Ses yeux de dragon avaient vu cette silhouette éthérée. Mandihi lui avait raconté.
- Tu es l'ombre de l'ombre du Dieu dragon. Lors du combat des dieux, le Dieu dragon t'a mis ici comme le signe de son emprise sur la terre que se partageaient Sioultac et Cotban.
La forme autour de lui se mit en mouvement, vibrant sur un mode jubilatoire.
« - Joie pour moi ! Joie pour le Dieu dragon ! Les vibrations du monde disaient vrai, un nouvel âge des dragons arrive ! »
Le roi-dragon vit un espace, assez grand pour lui, bien que sinueux. Rapide, il s'y glissa. L'ombre iridescente ne le suivit pas, semblant toute occupée à vibrer de joie
« Que la force du Dieu dragon soit avec toi, sinueux roi-dragon du clan Louny
Monocarna reprit conscience quand le roi-dragon posa les pattes au sol. Quand il se fut libéré, il attendit la transformation du roi-dragon.
- Je crois que j'ai perdu conscience dans le gouffre de Vorjiak.
- Il est des choses que l'homme doit ignorer. Ton sommeil était une bonne chose. Sommes-nous où nous devons ?
Le jour se levait doucement. Ils étaient sur l'adret de la faille. La neige n'avait pas tenu sur la roche à cet endroit-là. Monocarna en fut heureux. Personne ne verrait les traces d'un dragon. Il se repéra, mais déjà le roi-dragon était parti dans la bonne direction. Il fut dans la joie. Mandihi avait bien lu les signes du monde. Cet homme-dragon était bien ce qu'il semblait être.
Il pensa : « Vivement les grottes ! ».
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