mardi 14 mai 2013

Les Gowaï avaient fait la fête. Lyanne et ses hommes avaient été invités. Les Gowaï dans leurs riches habits de fête au dessin complexe ressemblaient à des princes. Les femmes arboraient les parures les plus somptueuses que l'on pouvait voir dans cette partie du monde. Ce fut un temps fort et splendide. Il dura une main de jours. Au fur et à mesure que passaient les jours, Lyanne devenait plus nerveux. À l'aube du cinquième jour, il décida de partir. Comme si Sonfa l'avait deviné, la tribu Gowaï se mit à chanter le chant de la Confiance. Sonfa l'avait entonné puis comme un feu qui se propage, le chant avait touché tout le monde. Ce fut une clameur grandiose dans la plaine. C'est au son de cet hymne, que Lyanne et les siens prirent le chemin vers les Montagnes Changeantes. Derrière eux, courait un groupe de Gowaï.
Quand la lumière baissa, alors qu'ils approchaient des contreforts montagneux, Lyanne attendit les coureurs Gowaï.
Quand ils le découvrirent au détour d'un chemin, ils firent beaucoup de salutations.
- Pourquoi nous suivez-vous ?
- Que le Dagon ne s'offusque pas. Sonfa a dit les mots qui commandent.
- Quels sont-ils ?
- Juste un : amenez les écailles !
- Vous allez me suivre partout pour récupérer mes écailles si elles tombent.
- Oui, Dagon. Ainsi a dit Sonfa.
Lyanne fut contrarié. Il ne se voyait pas être constamment suivi par ces petits bonshommes blancs. Sa mission nécessitait plus de discrétion. Pourtant, il savait que les Gowaï ne renonçaient jamais. Il haussa les épaules et rejoignit ses hommes. Ils étaient cinq mains de guerriers, Monocarna et lui.
Bivouaquant à une portée de flèches, deux fois plus de Gowaï.
- Jamais nous ne nous en débarrasserons, se désola Monocarna.
- Les Montagnes Changeantes changent bien des choses, lui répondit Lyanne.
Les guerriers blancs étaient moins déstabilisés de ne voir que la forme humaine de Lyanne. Monocarna voyait les deux. Dans cet espace resserré, le dragon rouge semblait petit. Monocarna lui prêta le pouvoir de contrôler sa taille.
Ils repartirent aux petites heures du matin. Le jour tardait à se lever. Les hommes renâclèrent quand ils virent Lyanne s'éloigner du chemin qu'ils connaissaient.
- Nous n'allons pas à la Blanche ? demanda un konsyli.
- Il est temps que ce monde sache que je suis là et que mes yeux sont d'or.
Le konsyli ne comprit pas la réponse. La journée avança. Il fut évident aux yeux de tous que Lyanne n'allait suivre aucun des trois chemins connus. Monocarna s'approcha.
- Les hommes ont peur, majesté.
- L'inconnu fait toujours peur, Monocarna. La peur ici m'est étrangère. J'y suis maître.
Lyanne s'arrêta. Le chemin habituel montait vers le flanc de la montagne. Le tracé au sol était bien visible, bien que gelé. Lyanne fit un pas en dehors et disparut. Les hommes poussèrent un cri. Les Gowaï arrivèrent, armes à la main et s’arrêtèrent interloqués.
- Où est le Dagon ?
- On aimerait bien le savoir, lui répliqua un Konsyli.
Une grande ombre les couvrit. Tout le monde fit face les armes à la main. Monocarna cria :
- C'est le roi !
Effectivement, la tête rouge du dragon apparut au-dessus d'eux.
- J'ai trouvé mon chemin, dit-il.
Ils virent ensuite apparaître le corps humain pendant que disparaissait à leurs yeux, le corps du dragon. Seul Monocarna ressentait la double présence.
Lyanne, le bâton de pouvoir à la main, les regarda tous :
- Maintenant l'heure vient où votre serment va être vérifié. Ceux qui sont mes vassaux seront protégés. Les faux serments seront mortels. Si quelqu'un veut renoncer, il le fait maintenant après, il ne sera plus temps.
Le chef des Gowaï s'avança :
- Sonfa a dit les paroles. Sonfa ne connaît pas le mensonge. Nous allons avec toi, Dagon !
- Bien, dit Lyanne.
Il se tourna vers les guerriers blancs. Il posa son regard sur un jeune.
- Tu as peur. Quelle est ta crainte ?
Mettant genou à terre, posant le poing sur son cœur, l'homme dit :
- Mon serment est vrai, mais les Montagnes Changeantes me glacent d'effroi.
- Tu as ma parole qu'avec moi, tu vivras en sécurité. Oses-tu ?
- Mon roi, je te suivrais jusqu'au bout !
- Tout le monde vient ?
Personne ne dit mot. Alors posant son bâton de pouvoir sur le bord du chemin, il fit fondre la glace, découvrant une roche dure et noire. Il avança ainsi de plusieurs pas. Cette fois, les hommes continuèrent à le voir. Monocarna lui emboîta le pas, suivi par tous les autres.

Au même moment, venant de la Blanche, une phalange avançait au pas de marche forcée. Yaé maintenait un rythme soutenu depuis la capitale. Le Bras du Prince-Majeur l'avait envoyé traquer le renégat et son dragon qui avaient été signalés dans la plaine après les Montagnes Changeantes. Ils en atteignaient les premiers contreforts quand Lyanne sortait des sentiers battus. Ils étaient armés et chargés pour tuer les dragons. Chaque homme en plus de son barda habituel, portait un javelot noir. Ils glissaient au même pas rapide. Les premières pentes furent avalées au pas de charge. Quand tomba la nuit, ils avaient passé la première crête. Ils continuèrent à la maigre lueur régnante. Ils avaient avancé trop vite pour la première halte classique et pas assez pour atteindre la deuxième. Yaé tout habité par son désir d'en finir avec cet imposteur, menait le train. Il était sûr de sa vue et se guidait sur les signes ténus qu'il repérait pour suivre le chemin. Ils ne devaient plus être loin de la deuxième plateforme où ils pourraient se reposer. Il accorda quand même une pause. Un petit en-cas leur ferait du bien. Il prit dans son sac un morceau de viande séché et commença à le mâcher. Un konsyli s'approcha :
- Prince ?
- Oui, parle !
- Le chemin est étrange et je ne me rappelle pas y être passé.
- C'est à cause de la nuit et de cette faible lueur.
L'homme qui venait de s'adresser à Yaé faisait partie de ces quelques mains d'hommes que Jorohery avait données en plus pour compléter la phalange.
- J'ai déjà traversé plusieurs fois les Montagnes Changeantes. Nous ne sommes pas sur le chemin.
- Regarde à tes pieds, la trace est là pourtant.
- Je vois une trace mais elle me semble étrangère.
Yaé fit les gestes ordres qui mirent le groupe en alerte. Les armes furent sorties en silence et tous se mirent à scruter les alentours. Les ombres devinrent menaçantes, les lumières irréelles et vacillantes par le seul fait du soupçon. La réputation des Montagnes Changeantes pesa de tout son poids sur l'esprit des guerriers.
Yaé fit le point. Ils étaient dans une vallée peu large. Tout était blanc autour d'eux. Ce qu'il avait pris pour l'effet de la lumière de la lune, était une luminescence qui semblait venir du sol lui-même. Il regarda par terre le chemin... Il avait disparu. Se tournant vers le konsyli, il lui dit :
- On fait demi-tour. Tu reprends les traces que nous avons laissées et tu t'arrêtes quand tu retrouves le chemin. Si tu n'es pas sûr, va jusqu'à l'aire de bivouac.
Le konsyli fit un signe d'acceptation et remonta la colonne jusqu'au dernier homme. Yaé le suivait. Prenant à l'envers les traces, il s'élança et toute la phalange lui emboîta le pas. Ils remontèrent la pente qu'ils venaient de descendre. Arrivés en haut, le konsyli stoppa :
- Les traces ont disparu !

Lyanne mena son groupe en suivant un ruisseau. Ils remontèrent vers la source. À part lui, les autres ne pouvaient s'empêcher de regarder tout autour d'eux. La réputation de la région était telle qu'ils s'attendaient à voir surgir des monstres de partout. La lumière était faible depuis longtemps dans cette vallée encaissée. Avec la nuit, apparurent des phosphorescences bleutées. Elles éclairaient le paysage faiblement faisant luire la neige. Quand Lyanne avait fait s'arrêter le groupe pour manger, ils avaient découvert que les lumières semblaient danser entre les rochers.
- Regardez sans crainte autour de vous. Ce sont les habitants des Montagnes Changeantes.
Les hommes et les Gowaï jetèrent des coups d’œil apeuré tout autour d'eux. Leur imagination prêta des formes à ces évanescences, comme on en prête aux nuages qu'on découvre dans le ciel. 
- Regardez sans crainte car je vous ai regardés. Ainsi votre forme est fixée en ces lieux changeants.
Malgré les paroles de Lyanne, ils ne purent se départir de leur peur. Pour la nuit, ils se serrèrent au centre de l'espace du bivouac. Lyanne ne put s'empêcher de sourire. Les hommes et les Gowaï, marqués par des générations de guerre, étaient entassés les uns à côté des autres sans distinction.
La pâle blancheur de l'aube les trouva ainsi pêle-mêle. Lyanne avait préparé le feu. Monocarna était à côté de lui. Ils étaient les seuls à avoir pris leurs aises pour s'installer pour la nuit.
- J'ignore le temps qu'il nous sera nécessaire pour atteindre notre but, Monocarna. Je sens un passage possible qui nous ferait gagner du temps.
- Un raccourci, Majesté.
- En quelque sorte, vous allez devoir m'attendre ici que j'explore le chemin. J'ai mis autour du camp des foyers que j'allumerai tout à l'heure. Il y a assez de pierres qui brûlent pour les entretenir jusqu'à mon retour.
Lyanne fit venir les konsyli et les chefs Gowaï. Il leur donna des instructions pour les feux.
- Vous êtes assez nombreux. Les feux doivent brûler sans jamais s'éteindre. Ils seront votre rempart le temps de ma courte absence. Et la réponse à la question que les Gowaï se posent, est : là où je vais, il faut que j'y aille seul. Si les Gowaï me suivaient maintenant, ils mourraient.
- J'entends, Dagon, dit le chef du détachement, mais Sonfa a dit les mots de commandements. L'obéissance est le seul choix.
- C'est votre choix, le mien est différent, dit Lyanne en devenant transparent.

Yaé regardait dans le vide et jurait. Les traces s'interrompaient brusquement.
- On est où ?
- Je ne sais pas, Mon Prince ! Je ne reconnais rien.
Tout le groupe s'était mis en position de combat. Quand le monstre attaqua, il eut affaire à forte partie. Ce n'était pas un dragon, mais ça volait comme une immense chauve-souris de cauchemar.
Le monstre avait refermé ses serres sur un homme et battait des ailes pour repartir quand il se mit à crier, lâchant tout. Alors l'horreur commença. Les lueurs bleutées semblèrent prendre des formes qui montèrent à l'assaut de la crête où était la phalange. Chaque homme traversé par une de ces luminescences, semblait se dissoudre en une flaque bleutée pendant que l'ombre qui l'avait touché prenait une forme hideuse et noire. L'énorme bête volante revint en crachant un feu qui sembla se heurter à un mur. Elle attrapa un autre homme qu'elle relâcha aussi vite quand le javelot qu'il portait dans le dos lui toucha la patte.
- Les javelots noirs, cria Yaé. Utilisez les javelots noirs.
Ce fut comme une marée refluante. Les guerriers manœuvrèrent pour faire une sorte de cercle mettant les javelots vers l'extérieur. Ce fut un hérisson mortel pour les formes bleues, ce qui ne fit pas cesser leurs assauts. La peur vrillait le ventre des hommes. Elle augmenta encore quand un bruit de déplacement se fit entendre. Une bête énorme devait évoluer non loin. Le bruit des roches qu'on écrase était impressionnant.
- Là ! hurla un homme.
Une chose ressemblant à un chaos rocheux avançait.
- Les montagnes avancent, hurla un autre.
- Nous sommes perdus, pleura un troisième.
Yaé devina les deux têtes plus qu'il ne les vit. Le premier trait le prit par surprise. Le konsyli à côté de lui s'effondra, la poitrine transpercée d'un piquant qui avait tout d'une lance. Yaé répliqua en lançant un javelot. Il y eut un hurlement et la bête recula. D'autres piquants arrivèrent mais lancés de plus loin, ils manquèrent leur cible.
Quand la pâle blancheur de l'aube arriva, nombreux étaient les disparus, les morts et les blessés. Yaé espérait de la lumière une information pour récupérer le chemin. Son sang se glaça quand il découvrit le grand dragon noir et blanc qui les regardait.

Lyanne ne réapparut qu'à la nuit tombante. Il sentit le soulagement de tous. Monocarna s'approcha :
- Votre quête a été fructueuse, Majesté ?
- Oui, j'ai trouvé le chemin que je cherchais. Nous partirons demain matin quand le soleil atteindra la roche.
- Mais il fera jour avant !
- Oui, mais sa lumière est nécessaire. Avez-vous passé une journée calme ?
- La peur a rapproché humains et Gowaï. Ils ont fait des joutes. Si nos archers sont meilleurs, leurs lanceurs de lances sont plus puissants. Les feux ont tous bien brûlé. Rien, ni personne, n'est entré dans le périmètre.
Le chef du pod Gowaï s'approcha. Il s'inclina mais prit la parole :
- Le Dagon ne doit pas s'en aller comme cela. Ses écailles sont aux miens.
- Ta parole est vraie. Ton pod comme nos mains d'hommes est un groupe puissant et valeureux. Je refuse de l'entraîner là où seuls les dragons peuvent aller. Mes écailles étaient à l'abri. Vous auriez été en danger en suivant mes pas. Mais j'ai trouvé le chemin que nous pouvons tous suivre.
Maintenant vient l'heure du repos. Avec le soleil viendra le temps de la marche. Ce sera un long temps. Reposez-vous tous, dit Lyanne en élevant la voix pour être entendu de tous.
Lui-même alla vers le feu central et s'assit à côté. Monocarna s'approcha aussi. Il sortit de la viande séchée et commença à manger. Les autres firent de même. Un relatif silence se fit. Lyannne observa que si les deux groupes étaient proches, ils ne se mélangeaient pas. Il se fit raconter les joutes de la journée et on l'entendit rire de joie aux exploits des différents protagonistes. Dans la nuit qui s'installait, tout le monde chercha une bonne place pour dormir. Les sentinelles furent désignées. Elles prirent place à côté des feux avec pour mission de ne pas les laisser s'éteindre. Lyanne s'installa sur un rocher en tailleur.
- Vous ne vous allongez pas, Majesté ? demanda Monocarna.
- Les dragons-hommes, comme les dragons dorment peu. Il y a autour de nous des êtres à surveiller.
- Je sens la violence et la mort qui rôdent non loin. Cela reste imprécis comme tout ce qui arrive dans ces lieux.
- J'ai fait ce qui devait être fait pour ceux qui en sont les cibles. Repose-toi. Demain sera une longue journée.

Des longues flammes coururent le long des coteaux. Les luminescences bleutées semblaient s'y dissoudre. Yaé pensa sa dernière heure arriver. Il n'avait jamais pensé qu'un dragon pouvait être si gros. Celui qui se prétendait roi-dragon, était déjà imposant mais avec celui-ci, Yaé manquait de comparaison. C'était comme une colline en mouvement. La bête à deux têtes s'était enfuie très vite. Le monstre volant avait bien tenté une autre attaque en piqué pendant que le dragon noir et blanc était loin mais les flammes de ce dernier l'avaient rejoint bien avant qu'il ne soit proche de sa proie. Il avait, lui aussi, fui en hurlant sa colère.
- Préparez les javelots, nous ne mourrons pas sans nous battre, dit Yaé.
Les survivants et les blessés qui tenaient debout s'armèrent de leurs armes noires. Sur un geste de leur prince, ils avaient fait le bilan des dégâts. Tous les hommes qui avaient intégré la phalange à la Blanche étaient morts ou disparus. Parmi les autres, certains étaient à terre transpercés par les piquants de la bête à deux têtes, quelques uns avaient des fractures causées par le monstre volant quand il les avait laissé tomber, mais la plupart des hommes atteints avaient commencé une transformation qui n'était pas achevée. « Ne lâchez pas vos javelots ! », avait crié quelqu'un. Effectivement, la magie contenue dans ces armes semblait empêcher les hommes de se transformer complètement. Le résultat en était horrible. Des moitiés d'homme étaient accouplées avec des moitiés difformes et noires.
Le dragon noir et blanc s'approcha lentement. Plus il avançait et plus Yaé prenait conscience de sa taille. Il était gros comme une montagne. Sa tête semblait plus vaste que le fort de la Blanche. Le corps était encore loin quand la tête descendit vers lui. Yaé sursauta au son de la voix. Elle était grave mais douce en même temps :
- Bonjour, Prince de la phalange noire...
Yaé regardait sans comprendre. L’œil d'or qui semblait le scruter était à lui seul grand comme une arène de combat.
- Tu sembles perdu avec les tiens...
- Qui... Que..., balbutia Yaé.
- La journée sera belle pour marcher, Prince de la phalange noire. Si tel est ton souhait. Mais peut-être préfères-tu le combat ?
- Qui es-tu, dragon ?
- Je suis le gardien, Prince de la phalange noire. Je protège ces lieux du mal qui pourrait y survenir.
- Nous avons vu le mal cette nuit.
- Tu es dans l'erreur, Prince. Tu as vu ce que donne le mal. Ceux que tu as vus sont ses serviteurs qui cherchent à revenir pour continuer à le servir.
- Ces lumières et ces monstres !
- Oui, ces lumières et ces monstres furent des êtres de chairs et de sang avant. Ce que je garde attire ceux qui servent le mal autant que l'or attire les dragons. Leur souffrance n'a plus de fin à moins qu'ils ne retrouvent un corps.
- Que va-t-il arriver à ceux qui ont disparu ?
- Il est préférable que tu l'ignores... Ton esprit n'y survivrait pas.
Dans un hurlement un des hommes lança son javelot noir sur le dragon noir et blanc. Aussitôt une lueur bleue le toucha et il se transforma en un être hideux qui se mit à courir en tous sens comme s'il cherchait à se cacher. Le grand dragon noir et blanc qui avait évité le trait avec une rapidité qui stupéfia Yaé, émit un long jet de flammes. Fine et étroite, cette langue de feu frappa le fuyard qui sembla se consommer sur place. Retournant la tête vers Yaé, il dit :
- Vos nerfs sont moins solides que ceux du roi-dragon !
- Tu as vu le roi-dragon, hurla Yaé.
Le grand dragon se mit à rire :
- Heureusement pour toi, prince de la phalange noire ! S'il avait omis de me prévenir qu'il vous gardait à l’œil, j'aurais laissé les choses aller. La Groule et la bête à deux têtes sont toujours affamées de vie...
- Que veux-tu dire ?
- Le roi-dragon a usé de son pouvoir pour vous. Ma mission est de vous remettre sur le droit chemin. Toi et les tiens vous allez suivre la trace que je vais faire. Ainsi vous atteindrez votre but. Seulement, il y a un avant et un après...
Le grand dragon noir et blanc leva brusquement la tête. Son jet de flammes courut sur les pentes, faisant fondre la glace et la neige. Se tournant alors vers le groupe, il souffla un nuage de vapeurs bleues et chaudes qui les enveloppa. Quand les volutes se furent dissipées, il avait disparu. Yaé regarda autour de lui. Tous ses guerriers avaient repris forme humaine. Ils riaient et se congratulaient. Une seule chose avait changé : leurs vêtements étaient devenus noirs.

Lyanne donna le signe du départ. Il avait imposé une mise en rang particulière, un homme et un Gowaï. Lui-même marchait en tête avec le chef de pod. Lyanne avançait en pointant son bâton de pouvoir sur le sol. La glace et la neige fondaient instantanément en sifflant des jets de vapeur. C'est ainsi que le groupe se déplaça parfois entre des murs de congères parfois sur de la roche nue mais toujours en montant.
Ils avancèrent ainsi jusqu'au milieu de la journée. Autour d'eux, si un mince filet d'eau à la couleur repoussante coulait dans le ruisseau, ils avaient sous les yeux un bestiaire folie. On aurait pu penser qu'un artiste fou avait laissé son imagination peupler la vallée de statues toutes plus difformes les unes que les autres. D'une manière inexplicable, certaines de ces concrétions grotesques attiraient plus l'un ou l'autre. Le fait d'être attaché à son binôme évitait les faux pas. Quand un homme voulait quitter le rang, le Gowaï le retenait et dans le cas contraire, l'homme tirait sur la corde pour éviter toute chute. Quand le pâle reflet de l'astre solaire fut au zénith, Lyanne ordonna une pause :
- Nous allons passer sous la montagne. Soyez sans crainte, je vous guiderai, ajouta-t-il quand il vit les réactions. Nous allons maintenant nous encorder tous. Cela nous ralentira mais cela sera plus sûr.
Quand ils repartirent, Lyanne vit la peur sur le visage de tous. Seul Monocarna semblait serein. Il avait expliqué sentir la protection autour de lui. Devant eux une faille s'ouvrait. L'eau en sortait. Ils longèrent le ruisseau. La lumière se fit plus rare. Lyanne fit casser des stalactites. Entre ses mains, elles devinrent lumineuses comme des torches. Elles furent réparties tout le long du groupe. Devant, Lyanne, dont le bâton de puissance brillait comme un phare, avançait d'un bon pas. Derrière, les autres suivaient gardant toujours une main sur la poignée de leurs armes. Quand l'écho de leur pas fut éteint, un grand dragon noir et blanc s'approcha et plaça une roche sur la faille, ne laissant que l'espace nécessaire à l'écoulement de l'eau.

Yaé et sa phalange noire avaient retrouvé le chemin. Heureusement un brouillard dense les entourait. On ne voyait pas à deux pas. S'ils avaient connu une grande joie en se retrouvant eux-même et sur le bon chemin, ils connaissaient la peur que procure le manque de visibilité. Le grand dragon noir et blanc avait promis de leur tracer le chemin. Ils devaient reconnaître qu'il était bien tracé. La neige et la glace avaient fondu laissant la roche noire à nue. Ceux qui avaient déjà parcouru ces lieux avaient disparu dans le combat. Yaé était assez bon pisteur mais dans le cas présent, il devait faire confiance à la parole d'une dragon qui avait dit des choses curieuses sur l'imposteur. Ce pouvait-il que l'imposteur ne soit pas un imposteur mais le vrai roi-dragon. Cela voulait dire qu'il s'était trompé et qu'on l'avait trompé. Non! L'idée était impossible à admettre. L'imposteur avait encore réussi à séduire. Il fallait vraiment le réduire à l'impuissance. Ils marchaient vite, impatients de quitter ces lieux maudits. D'autant plus impatients que si le brouillard bouchait la vue, ils entendaient nettement les plaintes et les bruits qu'avaient fait les habitants des Montagnes Changeantes pendant l'attaque. Yaé était persuadé que tout autour d'eux, les lueurs bleues rôdaient cherchant une faille. Le soir venu, ils trouvèrent refuge sous un auvent de roche. Ils y trouvèrent des vivres et des pierres qui brûlent. Cette découverte leur remonta le moral. Encore quelques jours de marche et ils arriveraient dans la plaine prêts à en finir avec l'imposteur. Yaé rêvait de ce que le Prince-Majeur lui donnerait quand il aurait réussi sa mission. Il était certain de devenir prince-neuvième, voire prince-huitième. Diriger un corps d'armée pour aller écraser les ennemis était un rêve d'enfant. Son père lui avait appris que les rêves ne se réalisent que si on a la volonté et la ténacité de mettre tout en œuvre pour y arriver. Malheur aux faibles ! Il fut brusquement sorti de son rêve au milieu de la nuit par le bruit affreux que faisait la Groule puisque tel était le nom que le grand dragon noir et blanc avait donné à ce monstre volant.
La pâle lumière de l'aube ne montra rien de plus que la veille. Un brouillard laiteux les isolait. Fort heureusement le chemin de roches noires dans la neige blanche restait bien visible. Si le terrain ne présentait pas de difficulté, entendre les cris et chuchotements tout autour d'eux mettait leurs nerfs à rude épreuve. Lors de l'arrêt le deuxième soir sur une plateforme venteuse, Yaé vit bien que ses hommes étaient à bout de nerf. Il y eut beaucoup de discussions parfois vives ce soir-là. Un konsyli avait essayé de laver son vêtement dans la neige, mais la couleur n'avait pas changé et même pire, quand il avait sorti sa cape de son paquetage, elle était blanche. Après l'avoir porté elle avait pris la couleur de ce qu'elle recouvrait. Sa noirceur était profonde et brillante.
- Nous sommes maudits, avait-il déclaré.
- Non, quand nous sortirons d'ici nos vêtements redeviendront comme avant, avait répondu un autre.
Les opinions étaient diverses et partagées. Yaé laissa faire jusqu'au moment où un guerrier se mit  à crier qu'ils allaient tous crever dans ce pays de knam !
- ÇA SUFFIT !
Son ordre avait claqué comme un fouet. Ils s'étaient tous tus et étaient partis se coucher.
Le troisième jour se leva sans amélioration. Les hommes se préparèrent tristement et en silence. Ils se mirent en marche l'air renfrogné. Yaé dut élever la voix plusieurs fois pour leur faire tenir le rythme. Ils les sentaient démotivés. Quand tomba la nuit, ils n'avaient pas atteint le refuge de bivouac. Leur peur monta de plusieurs crans. Yaé fit allumer des torches. Elles les rassurèrent un peu. Avant qu'elles ne s'éteignent, ils virent la plateforme. C'est en courant qu'ils l'atteignirent.
- LÀ ! hurla un guerrier...
Avant qu'il n'ajoute une parole, toutes les armes étaient dehors prêtes au combat. Tous regardèrent dans la direction sans voir d'ennemi...
- UN ARBRE !
Alors ce fut un cri de joie. Ils venaient d'atteindre le bord des Montagnes Changeantes. La soirée prit un air de fête. S'ils restaient sur le pied de guerre, les guerriers de la phalange noire appréciaient la nouvelle. Yaé ressentait la même joie, mais ne pouvait se départir d'une crainte. Quelque chose n'allait pas. Il n'arrivait pas à mettre le doigt sur le détail qui ne collait pas, mais il était sur le qui-vive. Quelque chose dans l'air, ou dans le sol, à moins que ce ne soient les arbres, le mettait mal à l'aise. Il contraria ses hommes en faisant doubler la garde.  

Le tunnel était noir et froid. Seules les torches et le bâton du roi-dragon dissipaient un peu les ténèbres. Si la corde ne brillait pas vraiment, elle avait une espèce de scintillement spontané qui courait de l'un à l'autre. Les Gowaï avaient une vision nocturne meilleure que les hommes. Ce qu'ils voyaient les mettait mal à l'aise. Lors des pauses dans leur langage particulier, ils décrivaient des êtres voletant autour d'eux. Ils les voyaient venir rôder et se heurter à un mur invisible. S'ils criaient, les Gowaï disaient ne rien entendre. Monocarna confirma leur vision mais précisa que sa vision était encore plus claire. Si les monstres volants existaient, ils étaient impuissants car le groupe semblait voyager dans un dragon. Cela impressionna beaucoup, hommes et Gowaï. Lyanne confirma. Sa magie de roi-dragon sécurisait le chemin en prêtant à chaque groupe un dragon éthérique qui les contenait et les protégeait.
- Et la corde ? avait demandé un homme. J'ai l'impression qu'elle m'empêche de marcher plus vite.
- La corde est indispensable dans ces profondeurs. Sans elle vous pourriez tomber dans des gouffres sans fond où vous passeriez par des états pires que la mort. Prenez-la pour ce qu'elle est : un garde-fou.
Une fois la pause finie, ils étaient repartis, marchant d'un bon pas. Sans autre repère que leurs propres rythmes, ils ne prirent pas conscience du chemin parcouru. Lyanne jouait avec l'espace et le temps. Il avait prévenu Monocarna de certaines distorsions. Ils eurent l'impression d'avoir marché deux jours quand la lueur du jour apparut. Lyanne sentit le groupe presser le pas. Ils arrivèrent sous un porche.
- Nous ne sommes pas sur le chemin  de la Blanche ! dit un des konsylis.
- Tu as raison, Smoal, dit Lyanne.
- Les monts fumants !
- Tu as de nouveau raison.
- Comment avons-nous fait tout ce chemin ?
- Le roi-dragon est maître en son royaume, lui dit Lyanne. Nous sommes où nous devions être. Allons, nous avons à faire.

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